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LIVRE XVIII.

Guerre de Pyrrhus en Italie et en Sicile. Digression sur l'histoire ancienne de Carthage.

I. PYRRHUS, roi d'Épire, pressé par une nouvelle députation de Tarente, et par les prières des Samnites et des Lucaniens qui avaient aussi besoin de secours contre les Romains, cédant moins d'ailleurs aux voeux de ces peuples suppliants, qu'à l'espoir de conquérir l'Italie, s'engage à leur conduire une armée (1). Déjà porté à cette expédition, l'exemple de ses aïeux acheva de l'y entraîner. Il craignait de rester au dessous de son oncle Alexandre, qui avait défendu cette même Tarente contre les Brutiens ; ou de montrer moins d'audace qu'Alexandre le Grand, qui avait subjugué l'Orient en portant ses armes si loin de ses états. Il confie donc la garde de son royaume à Ptolémée, son fils, âgé de quinze ans, et débarque son armée au port de Tarente, conduisant avec lui Alexandre et Helenus, ses plus jeunes enfants, pour charmer l'ennui d'une guerre si lointaine. Instruit de son arrivée, et pressé de le combattre avant qu'il ait reçu les secours de ses alliés, le consul romain Valerius Lévinus se hâte de lui présenter la bataille. Malgré l'infériorité du nombre, le roi n'hésita point à l'accepter. Les Romains avaient déjà l'avantage, quand l'aspect des éléphants, qu'ils ne connaissaient point encore, les frappa d'un soudain effroi, et les mit bientôt en fuite : les Macédoniens durent à un monstre nouveau d'arracher la victoire à leurs vainqueurs. Mais elle coûta cher aux ennemis. Pyrrhus fut blessé grièvement, et perdit une partie de son armée : il eut plus à se glorifier qu'à se réjouir de son triomphe (2). Ce premier succès lui ouvrit les portes d'un grand nombre de villes. On vit entre autres les Locriens, embrassant le parti de Pyrrhus, lui livrer la garnison romaine. Le roi renvoya sans rançon deux cents soldats romains ainsi tombés en son pouvoir, pour que Rome connût sa générosité, comme elle avait éprouvé sa valeur. Peu de jours après (3), l'armée des alliés s'étant unie à lui, il livre une deuxième bataille où il obtint le même succès qu'à la première.

II. Cependant Magon, envoyé par Carthage avec cent vingt vaisseaux pour secourir les Romains, se présente au sénat, annonçant "que les Carthaginois n'avaient pu voir sans colère un monarque étranger porter la guerre au sein de l'Italie : qu'ils l'avaient donc envoyé pour opposer en faveur de Rome, aux attaques des armes étrangères, l'appui d'un secours étranger." Le sénat rendit grâces à Carthage, et refusa ses secours. Mais bientôt Magon, en rusé Carthaginois, vient secrètement trouver Pyrrhus, comme s'il voulait traiter de la paix au nom de Carthage, mais pour étudier, en effet, ses projets sur la Sicile, où on le disait appelé. Car les Carthaginois n'avaient offert des secours aux Romains que pour retenir Pyrrhus en Italie, en y prolongeant la guerre, et l'empêcher de passer en Sicile. Cependant Fabricius Luscinus, député par le sénat roman, avait conclu la paix avec le roi. Envoyé par Pyrrhus, Ginéas vint à Rome avec de riches présents, pour faire ratifier le traité ; il n'y trouva personne dont la porte s'ouvrît à ses dons. Les Romains se signalèrent encore vers cette époque par un semblable exemple de désintéressement. Des ambassadeurs, envoyés en Égypte par le sénat, avaient refusé les magnifiques présents que leur offrait Ptolémée : quelques jours après, invités à sa table, on leur présenta des couronnes d'or : ils les acceptèrent par respect ; mais le lendemain, ils en ornèrent les statues du roi. Cinéas vint annoncer à son maître qu'Appius Claudius avait fait rejeter la paix. Interrogé "sur ce qu'il pensait de Rome," il répondit "qu'il avait cru voir une ville de rois." Bientôt la Sicile entière, sans cesse désolée par les armes des Carthaginois, fait offrir l'empire à Pyrrhus, qui, laissant à Locres son fils Alexandre, et ayant placé de fortes garnisons dans les villes de son parti, fait passer son armée en Sicile.

III. Puisque j'ai parlé de Carthage, je dois dire quelques mots sur son origine, et remonter même à l'histoire des Tyriens, dont les désastres ne furent pas moins déplorables. Les Tyriens sont issus des Phéniciens, qui, forcés par un tremblement de terre d'abandonner le sol de leur patrie, vinrent s'établir d'abord près du lac Assyrien, et plus tard sur le ravage de la mer. Ils y fondèrent une ville qu'ils nommèrent Sidon, parce que le poisson abondait dans ces parages : car Sidon, en langue phénicienne, signifie poisson. Longtemps après, le roi d'Ascalon ayant pris leur ville, ils s'embarquèrent et allèrent fonder la ville de Tyr, un an avant la chute de Troie. Longtemps harcelés par les Perses, ils restèrent enfin vainqueurs ; mais leurs forces étaient épuisées, et ils subirent les plus indignes violences de la part de leurs nombreux esclaves. Ceux-ci conspirent, égorgent leurs maîtres, et avec eux tous les hommes libres ; ils s'emparent de leur ville et du gouvernement, occupent les maisons et épousent les veuves de leurs maîtres ; sans être libres eux-mêmes, ils donnent le jour à une postérité libre. Parmi tant de milliers d'esclaves, un seul, d'un caractère plus doux, se laissa toucher aux malheurs de son vieux maître et du jeune fils de celui-ci : loin de les traiter avec cruauté, il ne sentit pour eux qu'une tendre amitié ; il répandit donc le bruit de leur mort, et les cacha à tous les regards. Bientôt les esclaves délibèrent sur le sort de l'empire, et décident de nommer roi, comme le plus agréable aux dieux, celui d'entre eux qui le premier aurait aperçu le soleil levant. Il vient annoncer cette nouvelle à Straton (c'était le nom de son maître), dans le lieu qui lui servait d'asile. Instruit par ses conseils, tandis que tous les autres, réunis dès le milieu de la nuit dans une même plaine, tiennent leurs yeux attachés vers l'orient, lui seul dirigea ses regards vers le couchant. Chercher à l'occident le lever du soleil semblait d'abord à tous un acte de folle ; mais lorsqu'à l'approche du jour les points les plus élevés de la ville se dorèrent de ses premiers rayons, il y montra le premier, à ses compagnons dans l'attente, l'éclat de ce soleil que cherchaient vainement leurs regards. Cet artifice parût au dessus de l'imagination d'un esclave : on en voulut connaître l'auteur ; il fut forcé de désigner son maître. On sentit par là la supériorité de l'homme libre sur l'esclave ; on comprit que celui-ci, inférieur en adresse, ne l'emportait qu'en cruauté. Ce vieillard et son fils furent épargnés, et, comme ils semblaient conservés par un bienfait des dieux, Straton reçu le titre de roi. Après sa mort, le trône passa à son fils, puis à ses neveux. L'attentat des esclaves, publié au loin, fut pour l'univers un exemple redoutable. Aussi Alexandre-le-Grand, faisant longtemps après la guerre en Orient, pour venger en quelque sorte le repos des peuples, s'empara de la ville, et fit mettre en croix, en mémoire de ces anciens forfaits, ceux qui avaient survécu au combat. La postérité de Straton fut seule conservée et replacée sur le trône ; des hommes de naissance libre, étrangers à ces crimes, vinrent peupler l'île ; et, succédant à la race anéantie des esclaves, furent le germe d'une population nouvelle.

IV. Ainsi fondée sous les auspices d'Alexandre, Tyr dut à l'économie et à ses efforts pour s'enrichir une rapide prospérité. Lorsqu'avant le massacre de ses premiers maîtres elle abondait en citoyens et en richesses, une colonie de jeunes gens, envoyée en Afrique, y avait fondé Utique. Vers cette époque, mourut 1e roi Tyron, après avoir institué héritiers son fils Pygmalion et sa fille Elissa, jeune vierge d'une rare beauté. Pygmalion, malgré son extrême jeunesse, fut appelé au trône par le peuple, et Elissa épousa Acerbas, son oncle maternel, prêtre d'Hercule, qui occupait à ce titre le second rang dans l'état : il possédait d'immenses trésors, qu'il prenait soin de cacher, craignant la cupidité du roi ; il les gardait au sein de la terre, et non pas dans son palais : le fait n'était pas connu, mais la renommée en parlait. Instruit par ces bruits, et enflammé d'un désir coupable, Pygmalion, au mépris des lois humaines et des sentiments de la nature, égorgea Acerbas, à la fois son oncle et son beau-frère. Longtemps pleine d'horreur pour le meurtrier, Elissa sut enfin déguiser sa haine, et, composant son visage, elle se prépare en secret à la fuite. Elle s'associe quelques-uns des grands, comme elle ennemis du roi et empressés de le fuir. Attaquant alors son frère par la ruse, elle annonce le dessein d'aller se fixer près de lui : "elle veut, dit-elle, oublier son époux, et quitter ce palais doit l'aspect importun, frappant toujours ses regards, ranime et perpétue ses regrets. " Pygmalion consent avec plaisir aux propositions de sa soeur : il espérait recevoir avec elle les trésors d'Acerbas. A l'approche de la nuit, elle fait embarquer avec ses trésors ceux qu'avait envoyés le roi pour aider les apprêts de son départ, gagne la haute mer, et les force à jeter dans les flots des sacs pleins de sable, qui semblaient contenir ses trésors. Puis, versant des larmes, et répétant tristement le nom d'Acerbas, elle le conjure de reprendre ces richesses qu'il lui laissa, et d'accepter en sacrifice l'or qui avait causé sa perte." S'adressant ensuite aux envoyés du roi, elle leur dit "que la mort qui lui est réservée, elle la souhaite depuis longtemps : mais que pour eux d'affreux tourments, de cruels supplices les puniront d'avoir dérobé à la cupidité du tyran les richesses d'Acerbas, qu'il avait voulu acheter par un parricide." Tous, épouvantés, consentent à s'exiler avec elle. De nombreux sénateurs, dont la fuite était préparée, viennent se joindre à elle, en implorant par des sacrifices l'appui d'Hercule, dont Acerbas avait été le pontife : ils vont chercher une autre patrie. 

V. Ils abordèrent bientôt à l'île de Chypre , où le grand prêtre de Jupiter, docile à l'ordre des dieux, vient avec sou épouse et ses enfants offrir à Elissa de partager sa fortune, stipulant pour lui-même et pour sa postérité un sacerdoce éternel. Cette condition parut un présage heureux. C'était la coutume de Chypre (4), qu'à des jours marqués, les jeunes filles nubiles vinssent sur le rivage de la mer gagner l'argent qui devait les doter, en sacrifiant à Vénus les restes de leur virginité. Environ quatre-vingts d'entre elles, enlevées par l'ordre d'Elissa, sont placées sur ses vaisseaux pour devenir les épouses de ses jeunes gens et servir à peupler sa ville. Cependant Pygmalion, instruit de la fuite de sa soeur, se préparait à la poursuivre et à porter contre elle ses armes impies : il se laissa calmer enfin par les prières de sa mère et par les menaces des dieux : les devins lui déclaraient "qu'il ne troublerait pas impunément l'établissement d'une cité que la faveur des dieux distinguait déjà du reste du monde : " la troupe fugitive dut son salut à ces oracles. Arrivée sur les côtes d'Afrique, Élissa recherche l'aminé des habitants, qui voyaient avec joie, dans l'arrivée de ces étrangers, une occasion de trafic et de mutuels échanges. Ensuite elle acheta autant de terrain qu'en pouvait couvrir une peau de boeuf, pour assurer jusqu'à son départ un lieu de repos à ses compagnons fatigués d'une si longue navigation ; puis, faisant couper le cuir en bandes très étroites, elle occupe pies d'espace qu’elle n'en avait paru demander. De là vint plus tard à ce lieu le nom de Byrsa. Attirés par l'espoir du gain, les habitants des contrées voisines accourant en foule pour vendre leurs denrées à ces hôtes nouveaux, ils s'établissaient parmi eux, et leur nombre toujours croissant donna bientôt à la colonie l'aspect d'une ville. Les députés d'Utique, retrouvant en eux des frères, vinrent leur offrir des présents et les presser de fonder une ville dans le lieu que le sort venait de leur donner pour asile. Les Africains voulurent aussi retenir ces étrangers parmi eux. Ainsi, du consentement de tous, Carthage est fondée ; un tribut annuel est le prix du terrain qu'elle occupe. En commençant à creuser ses fondements, on trouva une tête de boeuf qui présageait un sol fécond, mais de difficile culture, et un esclavage éternel ; on alla donc élever la ville sur un autre terrain : en le creusant, on y trouva une tête de cheval, symbole de valeur et de puissance, qui semblait consacrer le siège de la cité nouvelle. Attirés par la renommée, de nombreux habitons vinrent bientôt la peupler et l'agrandir.

VI. Déjà Carthage état riche et puissante, lorsqu'Hiarbas, roi des Maxitains, ayant appelé près de lui dix des principaux Carthaginois, leur demanda la main d'Elissa, sous menace de la guerre. Les députés n'osant rapporter ce message à la reine, ont recours, pour la surprendre, à l'astuce carthaginoise. Le roi, disaient-ils, voudrait que l'un d'eux vînt civiliser les Africains et leur roi ; mais qui pourra consentir à s'éloigner de ses frères pour aller partager la vie sauvage de ces barbares ? La reine leur répond par des reproches : craindraient-ils de sacrifier les douceurs d'une vie tranquille au salut de cette patrie, à laquelle ils devraient, au besoin, sacrifier leur vie elle-même. Ce fut alors qu'ils lui rendirent compte des volontés du roi, en ajoutant que, pour sauver Carthage, elle devait suivre elle-même les conseils qu'elle venait de donner. Surprise par cet artifice, Élissa, baignée de larmes, et poussant des cris plaintifs, invoqua longtemps le nom de son époux Acerbas ; enfin elle promit d'aller où l'appelaient les destins de Carthage. Elle prend un délai de trois mois, fait élever aux portes de la ville un vaste bûcher, immole de nombreuses victimes destinées, dit-elle, à apaiser les mânes de son époux et à expier son nouvel hymen ; puis, armée d'un poignard, elle monte sur le bûcher, et se tournant vers le peuple : "Docile à vos désirs, dit-elle, je vais me joindre à mon époux ; " et elle se perce le sein. Tant que Carthage fut invincible, Élissa reçut les honneurs divins. Fondée soixante-douze ans avant Rome (5), cette ville, illustre au dehors par ses succès militaires, se vit sans cesse en proie aux agitations domestiques. La peste étant venue ajouter à ses désastres, elle ensanglanta les autels, et chercha un remède dans le crime : elle immola des hommes en sacrifice ; sans pitié pour un âge qu'épargne le glaive ennemi, elle égorgea des enfants dans ses temples, et crut apaiser les dieux par le sang même de ceux pour lesquels on implore si souvent leur faveur.

VII. La haine des deux vint punir ces forfaits. Longtemps vainqueurs en Sicile, les Carthaginois ayant porté leurs armes en Sardaigne, y perdirent, dans une cruelle défaite, la plupart de leurs soldats. Malée, leur général, sous les auspices duquel ils avaient soumis une partie de la Sicile, et souvent triomphé des Africains, fut banni avec les débris de son armée vaincue. Indignés de ces rigueurs , les soldats envoient des députés à Carthage, d'abord pour solliciter leur retour et le pardon de leurs revers, et bientôt pour déclarer qu'ils obtiendraient par la force des armes ce que I'on refuserait à leurs prières. Prières et menaces sont également dédaignées. Aussitôt ils s'embarquent et paraissent en armes devant la ville. Là, ils jurent au nom des dieux et des hommes qu'ils ne viennent pour asservir, mais recouvrer leur patrie, et montrer à leurs concitoyens que c'est la fortune et non le courage qui leur a manqué dans le dernier combat. Les communications sont coupées, et la ville assiégée est réduite au désespoir. Cependant Cartalon, fils du général exilé, à son retour de Tyr, où les Carthaginois l'avaient envoyé peur offrir à Hercule le dixième du butin que Malée avait fait en Sicile, passe près du camp de son père ; et, appelé devant lui, il fait répondre qu'avant d'obéir au devoir particulier de fils, il satisfera au devoir public de la religion. Indigné de ce refus, Malée ne voulut pas cependant outrager dans son fils la majesté même des dieux. Mais peu de jours après, Cartalon, muni d'un sauf-conduit du peuple, étant retourné vers son père, et se montrant à tous les regards couvert de la pourpre et des bandelettes du sacerdoce, son père le prit à part et lui dit : "As-tu bien osé, scélérat, paraître brillant d'or et de pourpre aux yeux de tes malheureux concitoyens, et entrer comme en triomphe, paré des insignes du repos et du bonheur, dans ce camp plein de tristesse et de larmes ? Ne pouvais-tu te montrer à d'autres yeux ? Fallait-il choisir pour théâtre ce lieu témoin des malheurs de ton père et des douleurs de son exil ? Et naguère, appelé devant moi, tu as outrageusement dédaigné, je ne dis pas ton père, mais le chef de tes concitoyens ! Cette pourpre, ces couronnes dont tu te pares, sont-elles autre chose que les titres de mes victoires ? Puisque tu ne vois plus dans ton père qu'en exilé, je veux à mon tour n'être plus que général, et mettre, par ton exemple, les infortunes des pères à l'abri des outrages des fils." Et aussitôt il le fit attacher, revêtu de ses ornements, à une croix très élevée, à la vue de la ville. Peu de jours après, il s'empare de Carthage, assemble le peuple, se plaint de son injuste exil, qui l'a forcé de recourir aux armes ; et déclare que, content de sa victoire, il se borne à punir les auteurs de ces désastres, et pardonne à tous les autres de l'avoir injustement banni. Il fit mettre à mort dix sénateurs, et rendit la ville à ses logis. Bientôt, accusé lui-même d'aspirer au trône, il fut puni du double parricide commis contre son fils et sa patrie. Magon, général après lui, accrut par ses talents et la paissance, et l'empire, et la gloire militaire de Carthage.

LIVRE XIX.

 Guerre des Carthaginois en Sicile.

I. Magon, général des Carthaginois, ayant le premier de tous fondé sur la discipline militaire la puissance carthaginoise, et affermi, par ses vertus autant que par ses talents, la grandeur de sa patrie, meurt laissant deux fils, Hasdrubal et Hamilcar, qui, suivant les traces glorieuses de leur père, firent voir qu'il leur avait transmis son génie avec son sang. Sous leurs ordres, Carthage porta la guerre en Sardaigne, et combattit les Africains, qui depuis longtemps lui demandaient en vain le tribut annuel promis pour prix du sol qu'elle avait occupé. Mais les Africains virent la justice de leur cause couronnée par le sort des combats, et Carthage, posant les armes, finit la guerre en acquittant sa dette. Hasdrubal, mortellement blessé en Sardaigne, laissa le commandement à son fière Hamilcar : les regrets de ses concitoyens, le souvenir de onze dictatures (1) et de quatre triomphes honorèrent ses funérailles ; et, comme s'il eût emporté dans le tombeau la puissance de sa patrie, les ennemis reprirent confiance. Fatigués des injures que sans cesse ils essuyaient des Carthaginois, les peuples de la Sicile implorèrent l'appui de Leonidas, frère du roi de Sparte, et alors s'allume une guerre sanglante, opiniâtre, où la victoire fut longtemps balancée. A cette époque, des députés de Darius, roi de Perse, vinrent défendre aux Carthaginois d'immoler des victimes humaines, et de se nourrir de chiens ; le roi leur ordonnait aussi d'ensevelir leurs morts au lieu de les livrer aux flammes (2) et demandait leurs secours contre la Grèce, où il allait porter ses armes. Sans cesse en guerre avec leurs voisins, les Carthaginois lui refusèrent leurs secours ; mais pour ne point multiplier les refus, ils se soumirent en tout le reste à ses ordres.

II. Hamilcar, tué dans la guerre de Sicile, laissa trois fils, Himilcon, Hannon et Giscon. Hasdrubal avait un pareil nombre d'enfant, Hannibal, Hasdrubal et Sappho. Les affaires de Carthage étaient alors confiées à leurs mains. Ou fit la guerre aux Maures, on combattit les Numides, on força les Africains à renoncer au tribut que leur avait promis Carthage naissante. Cette famille de généraux, maîtres et juges absolus de toutes leurs actions, parut dangereuse à la liberté ; on choisit cent sénateurs à qui les généraux, au retour de leurs campagnes, devaient rendre compte de leur conduite, pour que le souvenir des lois et l'attente d'un jugement servît de frein à leur puissance dans la guerre. En Sicle, Himilcon succéda à Hamilcar. Souvent vainqueur sur terre et sur mer, et maître d'un grand nombre de villes, il perdit tout à coup son armée par les ravages d'un mal contagieux. Apportée à Carthage, cette nouvelle plongea les habitants dans le deuil ; la ville retentit de cris de douleur, comme si l'ennemi en eût occupé les murs ; les maisons, les temples se ferment, le prêtre suspend les sacrifices ; le citoyen interrompt ses travaux. Bientôt on court au port ; chacun interroge sur le sort des siens : les soldats qu'il voit sortir des vaisseaux, échappés en petit nombre à ce désastre. Mais quand cette attente incertaine encore, quand cette alternative d'espoir et de crainte s'évanouit pour chacun à la nouvelle de ses malheurs particuliers, des cris douloureux, de plaintives lamentations, et les sanglots déchirants des mères se font entendre partout sur le rivage.

III. Cependant le malheureux Himilcon sort de son vaisseau, négligemment vêtu d'une tunique d'esclave : à son aspect, les groupes des citoyens éplorés se rassemblent autour de lui ; il élève les mains vers le ciel, déplorant tour-à-tour son triste sort et le désastre de sa patrie : il reproche aux dieux de lui ravir ces triomphes, ces nombreux trophées qu'il devait à leur bienfait, de détruire par la peste et non par le fer cette armée qui avait pris tant de villes, et si souvent vaincu sur terre et sur mer. C'était du moins, disait-il, une grande consolation pour ses concitoyens de songer que l'ennemi pouvait bien se réjouir, mais non se glorifier de leurs désastres ; ceux qui étaient morts n'avaient pas succombé sous ses coups, ceux qui revenaient dans leur patrie n'avaient pas fui devant lui. Le butin qu'il avait enlevé dans un camp abandonné n'était pas de ces dépouilles que l'orgueil d'un vainqueur se plaît à étaler, mais de ces biens que la mort fortuite de leurs maîtres a laissés vacants et livrés aux mains qui s'en emparent. Vainqueurs de leurs ennemis, ses soldats n'avaient été vaincus que par la peste ; mais son chagrin le plus vif était de n'avoir pu mourir au milieu de tant de braves, et de se voir réservé, non pour goûter les douceurs de la vie, mais pour servir de jouet au malheur ; que cependant, après avoir ramené dans Carthage les tristes débris de ses troupes, il allait à son tour suivre ses compagnons d'armes, et montrer à sa patrie que, s'il avait prolongé jusque là ses jours, ce n'était point par amour de la vie, mais par crainte d'abandonner, en mourant au milieu des armées ennemies, ceux qu'avait épargnés ce fléau terrible. Déplorant aussi son malheur, il entre dans la ville, arrive à sa maison, salue d'un dernier adieu le peuple qui le suivait, et, faisant fermer les portes, sans permettre à ses fils eux-mêmes de paraître devant lui, il se donne la mort.

LIVRE XX .

Denis de Syracuse transporte le théâtre de la guerre dans la grande Grèce. Digression sur Métaponte.

I. DENYS avait chassé les Carthaginois de la Sicile, et soumis l'île entière à ses lois ; craignant pour sa puissance les effets d'un long repos et l'inaction de sa nombreuse armée, il fait passer ses soldats en Italie (1) : il voulait à la fois et reculer les bornes de son empire et exercer, par des travaux sans relâche, la valeur de ses guerriers. II attaqua d'abord les Grecs voisins de la mer d'Italie, les vainquit et passa plus loin, se proposant de soumettre tous les peuples de race grecque établis en Italie ; nations puissantes, et qui occupaient alors presque toute cette contrée. Beaucoup de ces villes, après tant de siècles, gardent encore les traces de leur origine grecque. Les Toscans, qui bordent les rivages de la mer Inférieure, sont originaires de Lydie (2), et les Venètes, qui habitent aujourd'hui près de la mer Supérieure, sortirent, sous les ordres d'Anténor, du sein de Troie vaincue et conquise (3) ; Adria, voisine de la mer d'Illyrie, et quia donné son nom à la mer Adriatique, est une ville grecque, et Diomède, après la chute d'Ilion, vint fonder Arpi sur cette terre où l'avait jeté la tempête. Pise, dans la Ligurie, fut aussi fondée par des Grecs, comme Tarquinies dans la Toscane, comme Spina dans l'Ombrie, le furent par des Thessaliens ; Pérouse, elle-même, doit sa fondation aux Achéens. Ai-je besoin de nommer Céré et les peules latins, qui paraissent descendre d'Énée ? Nole, Falérie, Abella ne sont-elles pas des colonies de Chalchis ? Les peuples de la Campanie, du Brutium, les Sabins et les Samnites ont la même origine. Les Tarentins, flétris du nom de Bâtards, ne sont-ils pas sortis de Sparte ? Philoctète est, dit-on, le fondateur de Thorium (4), où l'on voit encore son tombeau, et dans le temple d'Apollon, ces flèches d'Hercule qui firent la destinée de Troie. 

II. Les Métapontins montrent aussi, dans le temple de Minerve, les instruments de fer dont se servit Epeus, leur fondateur, pour construire le cheval de Troie. Ces raisons on fait donner à toute cette partie de l'Italie le nom de Grande Grèce. A l'origine de cet établissement, les Métapontins, ligués avec ceux de Sybaris et de Crotone, voulurent chasser de l'Italie les autres Grecs. Ils prirent d'abord d'assaut la ville de Siris, et égorgèrent au pied des autels cinquante jeunes gens qui embrassaient la statue de Minerve et le prêtre de la déesse, revêtu des ornements sacrés. Punis de ce sacrilège par la peste et les guerres civiles, les habitants de Crotone vinrent les premiers consulter l'oracle de Delphes. On leur répondit "que pour trouver un terme à leurs maux, ils devaient apaiser et la déesse outragée et les mânes irrités de leurs victimes." Ils s'occupaient donc de dresser aux jeunes gens, et surtout à Minerve, des statues de grandeur naturelle, lorsque les Métapontins, instruits de la réponse des dieux, et voulant apaiser le courroux des mânes et celui de Minerve, offrirent à l'une des gâteaux consacrés, aux autres de petites statues de pierre. Ainsi d'une part l'empressement, de l'autre la munificence, firent cesser la peste qui affligeait les deux peuples. Délivrés de ce fléau, les Crotoniates ne purent longtemps rester en paix : voulant punir les Locriens d'avoir secouru contre eux Siris assiégée, ils leur déclarèrent la guerre. Les Locriens épouvantés ont recours aux Spartiates, et demandent en suppliant leurs secours. Cette ville, craignant une guerre si lointaine, leur conseille d'invoquer l'appui de Castor et de Pollux. Dociles à l'avis de leurs alliés, les ambassadeurs de Locres se rendent au temple le plus voisin, offrent un sacrifice, et implorent la protection des dieux. Ayant immolé les victimes, et jugeant leurs voeux exaucés, ils préparent des coussins dans leurs vaisseaux, comme s'ils conduisaient avec eux les dieux eux-mêmes ; et, partis sous d'heureux présages, ils rapportent à leur patrie des consolations au lieu de secours.

III. A cette nouvelle, les Crotoniates envoient à leur tour des députés pour demander à l'oracle de Delphes des victoires et des conquêtes. On leur répond "qu'avant de vaincre leurs ennemis par les armes, il faut en triompher par leurs voeux." Ils promettent à Apollon la dixième partie des dépouilles ; mais les Locriens, instruits et du voeu de l'ennemi et de la réponse de l'oracle, s'engagèrent à donner le neuvième, et tinrent cette promesse secrète, de peur que leurs offres ne fussent surpassées. La bataille s'engage : l'armée de Crotone comptait cent vingt mille soldats, et les Locriens, songeant à leur petit nombre (ils n'avaient que quinze mille soldats, renoncent à l'espoir de vaincre, ne songent plus qu'à mourir : le désespoir les enflamme, et périr en se vengeant est à leurs yeux un assez beau triomphe. Mais en cherchant un trépas glorieux, ils trouvèrent la victoire ; c'est au seul désespoir qu'ils durent leur succès. Tant que dura la bataille, on vit un aigle planer sur les rangs des Locriens, et voltiger autour d'eux, jusqu'à ce qu'ils fussent vainqueurs. On vit aussi combattre aux ailes de leur armée, montés sur des chevaux blancs, deux jeunes guerriers d'une taille remarquable, distingués du reste des combattants par leur armure et leurs cottes d'armes écarlates ; ils disparurent après la bataille. Ce qui ajouta au prodige, ce fut le rapide vol de la renommée. Corinthe, Athènes, Lacédémone furent instruites de la victoire le jour même où l'on combattit en Italie (5).

lV. Cette défaite éteignit chez les Crotoniates l'ardeur guerrière et le goût des combats ; ils devaient prendre en haine la cause de leurs désastres. Sans le philosophe Pythagore, leurs moeurs allaient s'amollir et se corrompre. Fils de Démarate, riche commerçant de Samos, et nourri longtemps des leçons de la sagesse, il se rendit d'abord en Égypte, ensuite à Babylone pour y étudier le cours des astres et l'origine de l'univers ; il acquit de profondes connaissances. A son retour, il parcourut la Crète, visita Lacédémone, et s'instruisit des lois alors célèbres de Minos et de Lycurgue. Riche de ces longues études, il vint à Crotone, et usa de son ascendant pour réformer les moeurs publiques, corrompues par les plaisirs. Chaque jour il faisait l'éloge de la vertu : il rappelait les dangers de la débauche, le malheur des états dont elle avait causé la perte ; il remit la frugalité en si grand honneur chez ce peuple qu'on n'eût pu croire aux anciens excès même dans quelques citoyens. Souvent aussi Pythagore donnait aux femmes et aux enfants des leçons spéciales qu'il appropriait au sexe et à l'âge : aux unes il conseillait la pudeur, la soumission à leurs époux ; aux autres la docilité, l'étude des lettres ; à tous il vantait la tempérance, comme la mère de toutes les vertus ; et telle fut la puissance de ses leçons journalières, que les femmes de distinction, dépouillant leurs étoffes d'or et les autres parures de leur rang, comme autant d'instruments de corruption, les portèrent au temple de Junon et les consacrèrent à la déesse, montrant ainsi que la vertu, et non les brillantes parures, était leur véritable ornement. Cette victoire difficile, remportée sur la vanité des femmes, fait sentir à quelle réforme Pythagore put soumettre la jeunesse. Mais, trois cents de ces jeunes gens s'étant liés l'un à l'autre par un voeu solennel, et vivant séparés du reste du peuple, les citoyens, se croyant menacés par leurs assemblées secrètes, voulurent brûler une maison où ils s'étaient réunis. Soixante d'entre eux y périrent, et les autres s'exilèrent. Pythagore, après vingt ans de séjour à Crotone, se retira à Métaponte, où il mourut : et telle tut l'admiration qu'il inspira, que sa maison devint un temple, où on l'honora comme un dieu.

V. Nous avons dit que Denys le Tyran, ayant fait passer son armée de Sicile en Italie, état venu combattre les Grecs, Maître de Locres, il attaque les Crotoniates, dont un long repos avait à peine réparé les derniers désastres ; mais leur petit nombre résista mieux à sa puissante armée, qu'ils n'avaient su résister naguère avec tant de milliers de soldats à la faible troupe des Locriens : tant la pauvreté a de force contre l'orgueil d'une haute fortune ; tant la victoire qu'on n'osait espérer est quelquefois plus certaine que celle dont ou se croyait sûr ! Dans le cours de cette guerre, les députés des Gaulois, qui, quelques mois auparavant, avaient livré Rome aux flammes, vinrent demander l'alliance et l'amitié de Denys, lui rappelant que, "placés au milieu de leurs ennemis, ils lui seraient d'un grand secours, soit en les attaquant de front avec lui, soit en les prenant à dos, tandis qu'il les combattrait. " Denys, charmé de ces offres, conclut avec eux un traité, et, grossi de leurs secours, il recommença la guerre. Des dissensions intestines, des guerres civiles perpétuelles avaient forcé les Gaulois à passer en Italie pour y chercher de nouvelles demeures : ils chassèrent les tyrans de leur pays, et fondèrent Milan, Côme, Bresse, Vérone, Pergame, Trente et Vicence. Bannis du sol qu'avaient occupé leurs pères, les Toscans allèrent à leur tour s'établir sur les Alpes sous les ordres de Rhétus, qui donna son nom aux Rhétiens, leurs descendants. Denys fut rappelé en Sicile par l'arrivée des Carthaginois, qui, ayant réparé leurs pertes, recommençaient avec plus de vigueur une guerre suspendue par la peste ; Hannon commandait leur armée. Suniatus, son ennemi, alors tout puissant à Carthage, dans sa haine pour son rival, annonce à Denys, par une lettre écrite en grec, le départ de l'armée, et s'explique avec franchise sur l'indolence du général. La lettre est saisie, le traître est condamné, et un sénatus-consulte "interdit aux Carthaginois l'étude de la langue et des lettres grecques, pour que nul ne pût, sans interprète, parler et correspondre avec l'ennemi." Bientôt Denys, que la Sicile et l'Italie n'avaient pu naguère contenir, épuisé par de fréquentes défaites, périt assassiné par les siens.

LIVRE XXI.

Histoire de Denys le Jeune.

I. DENYS LE TYRAN étant mort en Sicile, les soldats mirent à sa place l'aîné de ses fils, nommé Denys . Ils suivaient ainsi le voeu de la nature, et ils croyaient d'ailleurs mieux assurer la force de l'empire en le confiant à un seul maître, qu'en le partageant entre plusieurs frères. Dès le commencement de son règne, Denys état impatient de faire mourir les oncles maternels de ses frères, qui pouvaient ou lui disputer la couronne, ou exciter leurs neveux à en demander le partage. Déguisant un instant ses projets, il s'appliqua d"abord à gagner la faveur du peuple, pour se ménager une excuse dans l'affection générale. Il accorde donc la liberté à trois mille prisonniers, affranchit pour trois ans le peuple de tout impôt, et cherche par tout genre de séduction à s'assurer sa faveur. Il songe alors à exécuter son crime, égorge les parents de ses frères, et ses frères eux-mêmes : il leur devait une part du trône ; il ne leur laisse pas même la vie, et il fait ainsi sur sa famille l'essai de la tyrannie dont il allait accabler ses sujets.

II. Délivré de ses rivaux, il tomba dans la mollesse l'excès de la débauche chargea son corps d'embonpoint, et ses yeux affaiblis ne pouvaient plus supporter la poussière ni les rayons du soleil, ni même la clarté du jour. Pensant que ses infirmités lui attiraient le mépris, il donne un libre cours à sa cruauté : son père avait rempli les prisons de captifs ; il remplit la ville de sang et de meurtres. Aussi devint-il pour tous un objet de mépris et de haine. Syracuse lui déclara la guerre, et il hésita longtemps s'il devait abdiquer ou combattre. Ses soldats, dans l'espoir de piller la ville, le forcent à livrer bataille : vaincu et ayant tenté sans succès la fortune d'un second combat, il envoie des députés aux Syracusains, s'engageant à déposer l'empire, si quelques-uns d'entre eux viennent pour traiter avec lui de la paix. Un lui députe les premiers de la ville ; il les fait charger de fers ; et, tandis que l'espoir de la paix avait, partout endormi la vigilance, il fait partir son armée pour surprendre et saccager la ville. Dans les murs de Syracuse, s'engage un combat longtemps douteux. Les habitants triomphent enfin par le nombre, et Denys est repoussé ; craignant d'être assiégé dans la citadelle, il passe secrètement en Italie avec tous les trésors de la couronne (1). Accueilli dans son exil par les Locriens ses alliés, il s'empare de la citadelle, comme leur souverain légitime, et renouvelle ses cruautés. Il fait enlever, pour ses plaisirs, les femmes des principaux citoyens, ravit les vierges avant leurs noces, et les rend déshonorées à leurs fiancés, fait bannir et égorger les riches, et se saisit de leur fortune.

IlI. Enfin, l'occasion manquant à ses rapines, il fait tomber tous les citoyens dans un piège adroit. Vivement pressés par Léophron, tyran de Rhège, les Locriens avaient fait voeu, s'ils sortaient vainqueurs de cette guerre, de prostituer leurs filles le jour de la fête de Vénus. Ce voeu ne fut point accompli ; et les Locriens soutenant coutre les Lucaniens une guerre malheureuse, Denys les rassemble, et leur conseille "d'envoyer au temple de Vénus leurs filles et leurs épouses, ornées de leurs plus brillantes parures ; de tirer au sort cent d'entre elles pour acquitter le voeu public, et de les renfermer, pendant un mois, pour satisfaire à la déesse, dans un lieu de prostitution, après avoir fait jurer à tous les hommes de n'attenter à l'honneur d'aucune d'elles ; et, pour que les vierges ne se nuisissent pas à elles-mêmes, en satisfaisant aux engagements de la république, il propose de défendre, par un décret, de marier aucune fille avant que celles-là n'eussent trouvé des époux." On adopte ce projet qui assurait à la fois le droit de la religion et de la pudeur, et aussitôt toutes les femmes, se parant à l’envi de leurs plus magnifiques ornements, se rendent au temple de Vénus. Denys y envoie ses soldats, les dépouille et s'empare de leurs riches parures. Celles qui possédaient les plus grands biens voient leurs maris massacrés ; d'autres, mises à la torture, sont forcées de déclarer les trésors de leurs époux. Après une tyrannie de six années, il fut chassé de Locres par les habitants ligués contre lui. Il revient en Sicile, et rentre par trahison dans Syracuse, qu'une longue paix tenait dans la sécurité.

IV. Tel était l'état de la Sicile. En Afrique, Hannon, le premier citoyen de Carthage, dont les richesses surpassaient les richesses même de la république, employait ses trésors à l'asservir, et voulait, en égorgeant le sénat, se frayer une route au trône. Il choisit, pour exécuter son crime, le jour des noces de sa fille, pour cacher plus aisément, sous le voile de la religion, l'affreux dessein qu'il méditait. Il fait dresser sous les portiques publics des tables pour les citoyens, et, dans l'intérieur de son palais, un festin pour le sénat, afin de le faire périr, en secret et sans témoins, par des boissons empoisonnées, et d'envahir plus aisément l'empire privé de ses chefs. Instruits de ce projet par ses serviteurs, les magistrats le déjouèrent sans le punir ; ils craignaient que, dans un homme si puissant, le crime découvert ne fût plus funeste que le crime projeté. Se bornant donc à le prévenir, ils fixèrent les frais des noces par un décret, qui, s'appliquant à tous les citoyens, semblait moins désigner le coupable que réformer un abus général. Hannon, ainsi arrêté, excite les esclaves à la révolte, fixe une seconde fois le jour des massacres, et, voyant encore ses secrets découverts, s'empare d'un château fort avec vingt mille esclaves armés. Là, tandis qu'il implore le secours des Africains et du roi des Maures, il tombe aux mains des Carthaginois, qui le font battre de verges, lui font crever les yeux, rompre les bras et les jambes, comme pour punir tous ses membres, et lui donnent la mort aux yeux du peuple : enfin, son corps déchiré est mis en croix. Ses fils et tous ses parents, même étrangers à son crime, sont livrés au supplice, afin que, de cette race odieuse, il ne survécût personne qui pût imiter son crime ou venger sa mort.

V. Cependant Denys, rétabli dans Syraruse, excitait chaque jour plus de haine par ses cruautés nouvelles. On conspire encore, on vient l'assiéger. Il dépose le sceptre, abandonne aux Syracusains la citadelle et l'armée, et, rentrant dans la vie privée, il part en exil pour Corinthe. Cherchant sa sûreté dans la bassesse, il descend au genre de vie le plus abject ; il parcourt les rues dans l'ivresse, se montre dans les tavernes, fréquente les lieux de débauche, où il passe des jours entiers, se querelle à tout propos avec les derniers des hommes ; couvert de sales haillons, cherchant moins à rire qu'à provoquer le rire, il séjourne dans le marché, dévore des yeux ce qu'il ne peut acheter, discute devant les édiles avec des personnes infâmes, s'applique sans cesse à exciter le mépris et non la crainte. Enfin, devenu maître d'école, il donne des leçons aux enfants dans les rues, soit pour paraître toujours aux yeux de ceux qui le craignent, soit pour se faire mépriser davantage de ceux qui ne le redoutent pas (2). Quoique toujours rempli des vices ordinaires d'un tyran, il suivait moins alors ses penchants que ses calculs : la crainte, et non l'oubli de sa dignité passée, le plongeait dans ces excès : il savait quelle horreur inspire le nom même d'un tyran sans pouvoir. Il ne voulut donc plus qu'éteindre par le mépris les haines qu'il avait soulevées, et préférait le parti le plus sûr au plus honnête. Malgré ces déguisements, il se vit accusé d'aspirer à la tyrannie, et ne dut son salut qu'au dédain qu'il avait inspiré.

VI. A cette époque, les Carthaginois épouvantés des immenses progrès d’Alexandre-le-Grand, et craignant qu'il ne voulût joindre l’Afrique à la Perse soumise, envoient, pour épier ses projets Hamilcar, surnommé Rhodanus homme doué d'une brillante éloquence et d'une rare sagacité. La prise de Tyr, leur mère patrie, la fondation d'Alexandrie, cité rivale, élevée sur les confins de l'Afrique et de l'Égypte, le bonheur du conquérant, dont la fortune et l'ambition étaient sans bornes, tout concourait à redoubler ces craintes. Hamilcar obtint, par l'entremise de Parménion, de paraître devant Alexandre ; il lui dit que, chassé de sa patrie, il se réfugie près du roi et lui offre ses services. Par ce moyen, ayant pu pénétrer ses projets, il les écrit à ses concitoyens sur des tablettes de bois recouvertes d'une cire sans empreinte. Mais lorsque la mort d'Alexandre le ramena dans sa patrie, les Carthaginois, au mépris de ses services, poussèrent la haine et la cruauté jusqu'à le mettre à mort, sous prétexte qu'il avait vendu la république à ce prince.

 

LIVRE DIX-HUITIÈME .

(1) S'engage à leur conduire, etc . Voyez sur l'expédition de Pyrrhus en Italie, PLUT, Vie de Pyrrhus; Pausanias, I, II, 7, et cap. 12, I, 3 ; FLOR., I, 18 ; OROS. IV, I ; TITE-LiVE, XII-XIV.

(2) Il eut plus à se glorifier, etc. Lévinus, selon Denys d'Halicarnasse, perdit quinze mille hommes et Pyrrhus treize mille. La bataille se livra l'an de Rome 473, près du Siris, fleuve de Lucanie.

(3) Peu de jours après. Un an après, l'an de Rome 474. Les consuls P . Sulpicius Saverrio et P. Decius Mus furent battus près d'Asculum,en Apulie.

(4) C'était la coutume de Chypre. Selon Valère Maxime, II, 6, extr. 15, cet usage s'était conservé à Carthage, et il existait aussi, dit Hérodote (I, 94 et 199), chez les Lydiens et les Babyloniens.

(5) Fondée soixante-douze ans avant Rome. Les écrivains ne soit pas d'accord sur cette date.

LIVRE DIX-NEUVIÈME .

(1) Onze dictatures. Justin applique ici aux institutions des Carthaginois un mot qui ne convient qu'aux institutions romaines ; c'est une faute où il tombe souvent . Il y a le même abus de langage (II, 11;  XXI, 5, XXXI, 2) dans l'emploi des praetoriam, aediles, consulem.

(2) Au lieu de les livrer aux flammes . Les textes portent mortuorumque corpora cremare potius, quam terra obruere. Comme les Perses enterraient leurs mort s et ne les brûlaient pas, il a bien fallu changer une leçon évidemment fautive. Voyez KIRCHMAIER, de Fun. Rom., I, 2. Freinshemius (ad Curt. III, 13) supprime a rege jubebantur. Gronovius lit mortuorumque corpora cremare, quae potius terra obruere, etc .

LIVRE VINGTIÈME.

(1) Fait passer, etc. An de Rome 361.

(2) Sont originaires de Lydie . Voyez HERODOTE, I, 94.

(3) Sortirent, etc . Voyez VIRG. AeEn . I, 242;  PLINE, III, 19;  TITE-LIVE, I, 1.

(4) Fondateur de Thurium. Selon Strabon, VI p. 254 Philoctète bâtit Petilia, en Lucanie, et non Thurium . Voyez VIRGILE, Aen. III, 401;  TITE-LIVE, XXV, 15.

(5) Le jour même, etc . Voyez CIC.,  de Natur. Deor. II, 2;  PLINE, VII, 22;  PLUTARQUE (in Aemil.):  TITE-LIVE, XLV, 1; VAL MAX, I, 8, FLORUS, II, 12;  III, 3 ; etc .

LIVRE VINGT-UNIÈME .

(1) Il passe secrètement en Italie . An de Rome 398. Dion, qui le força à quitter la Sicile, en avait Iui-même été banni deux ans avant. Voyez Dion., XVI, 6; CORN, X, 4, 5.

(2) Pour se faire mépriser, etc . Ceci contrarie un peu l'opinion de Rousseau sur la conduite de Denys : J'aime mieux cent fois le roi de Syracuse maître d'école à Corinthe, etc. (Émile) L'action n'est-elle pas gâtée par les circonstances et les détails que Justin rappelle ici ?