LIVRE XIII.
Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre.
I. LORSQUE la mort vint frapper Alexandre à la fleur de son âge et au sein de la victoire, un morne silence régna dans Babylone. Les peuples vaincus ne purent en croire la nouvelle ; pour eux, il était immortel, aussi bien qu'invincible : ils se rappelaient combien de fois il s'était arraché à la mort la plus certaine, combien de fois il avait reparu vivant et victorieux aux yeux de ses soldats déjà consternés de sa perte. Mais quand le bruit de son trépas se fut confirmé, les nations barbares qu'il venait de soumettre pleurèrent leur ennemi comme un père. Privée de son fils, précipitée du trône dans la captivité, la mère de Darius avait jusque-là supporté la vie ; la clémence du vainqueur la lui rendait plus douce : en apprenant la mort d 'Alexandre, elle mit elle-même fin à ses jours ; non que son ennemi lui fût plus cher que son fils, mais elle avait trouvé la tendresse d'un fils dans celui qu'elle avait redouté comme un ennemi. Les Macédoniens, au contraire, loin de pleurer en lui un concitoyen, un grand roi, semblaient, à leur joie, délivrés d'un ennemi, tant ils étaient fatigués, et de sa sévérité excessive, et des dangers d'une guerre perpétuelle. D'ailleurs, ces royaumes, ces empires, ces immenses trésors offraient une proie inattendue à l'ambition de ses capitaines, à la cupidité de ses soldats, avides de succéder à son pouvoir, ou de se partager ses richesses. Il laissait cinquante mille talents dans son trésor (1), et le revenu annuel s'élevait à trente mille. Au reste, les généraux d'Alexandre étaient dignes d'aspirer à son trône ; chacun d'eux semblait roi par son courage, par le respect qu'il inspirait. A la majesté de leur visage, à la hauteur de leur taille, à leur bravoure, à leur prudence, on ne les eût pas cru nés chez un seul peuple, mais choisis dans le monde entier. Jamais la Macédoine, ni aucune autre contrée, n'avait vu fleurir à la fois tant de héros ; et Philippe, puis Alexandre, en les choisissant avec tant de soin, semblaient plutôt avoir cherché des successeurs de leur puissance, que des compagnons de leurs travaux. Faut-il donc s'étonner qu'Alexandre ait soumis l’univers, quand son armée n'avait que des rois pour chefs ! Jamais ils n'eussent trouvé de dignes adversaires, s'ils ne fussent devenus ennemis ; et la Macédoine, privée de son roi, eût retrouvé en eux plusieurs Alexandres, si la fortune n'eût opposé l'un à l'autre ces rivaux de courage, et ne les eût tous armés pour leur ruine !
II. Au reste, la mort d'Alexandre éveilla leur inquiétude en même temps qu'elle excitait leur joie : tous, aspirant au même but, avaient à craindre à la fois et la rivalité de leurs collègues (2), et le caprice des soldats, dont la licence croissait chaque jour, dont la faveur était encore incertaine. Aucun d'eux ne surpassait assez les autres, pour qu'on voulût se soumettre à lui, et l'égalité des droits augmentait la discorde. Tous s'assemblèrent donc en armes dans le palais, pour régler l'administration de l'état. Perdiccas voulait "qu'on attendît l'accouchement de Roxane, déjà dans le neuvième mois de sa grossesse, et que, si elle donnait le jour à un fils, on le choisît pour successeur de son frère." Méléagre pense, au contraire, "qu'il ne faut pas reculer jusqu'à un accouchement incertain la décision de leur fortune ; qu'on ne doit pas attendre la naissance d'un roi, quand plusieurs rois existent déjà : s'ils veulent un enfant, ils trouveront à Pergame le jeune Hercule, fils d'Alexandre et de Barsine ; s'ils préfèrent un homme, dans le camp même est Aridée, le frère d'Alexandre, aussi cher aux soldats par sa bonté que par le nom de son père Philippe. Roxane est d'ailleurs issue du sang des Perses, et la Macédoine ne peut choisir ses rois dans une nation qu'elle a subjuguée : Alexandre lui-même ne l'a point ainsi voulu, puisqu'à ses derniers instants il n'a pont parlé de cet enfant." Ptolémée se déclarait contre le choix d'Aridée, non seulement à cause de l'infamie de sa mère, courtisane de Larisse, mais à cause de la maladie terrible qui le tourmentait. Aridée, disait-il, n'aurait d'un roi que le nom, et laisserait le pouvoir en d'autres mains ; mieux valait donc appeler au trône l'un de ces capitaines que leur valeur avait le plus rapprochés d'Alexandre, l'un de ces hommes capables de gouverner et de combattre, que d'obéir à un fantôme de roi et à d'indignes favoris." L'avis de Perdiccas fut unanimement adopté : on résolut d'attendre l'accouchement de Roxane, et, si elle donnait le jour à un fils, de lui nommer pour tuteurs Léonat, Cratère, Antipater et Perdiccas, qui reçurent à l'instant le serment de fidélité.
III. La cavalerie ayant suivi cet exemple, les fantassins, indignés de n'avoir pas eu part au choix du souverain, proclament Aridée, frère d'Alexandre, lui forment une garde tirée de leurs rangs, et lui donnent le nom de Philippe, son père. A cette nouvelle, la cavalerie députe, pour les apaiser, deux de ses principaux chefs, Attale et Méléagre ceux-ci croient pouvoir se rendre puissants en caressant la multitude ; ils abandonnent la cause qu’ils venaient défendre, et se rangent du parti des mécontents. La sédition, dirigée par des chefs habiles, devient plus menaçante ; l'infanterie prend les armes et court au palais pour égorger les cavaliers, qui sortent en désordre de la ville, s'enferment dans des retranchements, et effrayent à leur tour les fantassins. Cependant les haines des grands ne se calmaient pas : Attale voulut faire assassiner Perdiccas, chef du parti contraire ; mais celui-ci, le glaive à la main, défia les meurtriers, qui n'osèrent s'approcher de lui. Telle fut même son intrépidité, qu'il se rendit presque seul dans le camp de l'infanterie, et, rassemblant les soldats, leur dépeignit l'horreur du crime qu'ils allaient commettre. "Contre qui avaient-ils pris les armes ? ce n'était point contre les Perses, contre une nation ennemie, c'était contre leurs concitoyens, contre leurs frères, contre des hommes qui avaient longtemps partagé leur camp, leurs périls et leurs travaux. Quelle joie allaient ressentir leurs ennemis, en voyant s'égorger l'un l'autre ces soldats qui les avaient vaincus, et satisfaire de leur sang aux mânes des barbares tombés sous leurs coups !"
IV. Ce discours, où éclata l'éloquence naturelle de Perdiccas, émut si vivement les fantassins, que tous, dociles à ses conseils, s'accordèrent à le choisir pour chef. Alors les cavaliers, se rapprochant de leurs compagnons, consentirent à reconnaître Aridée, en réservant une portion du royaume pour le fils qui pourrait naître de Roxane. Le corps d'Alexandre, placé au milieu de l'assemblée, semblait en sanctionner les résolutions. Le calme ainsi rétabli, Antipater reçut le gouvernement de la Macédoine et de la Grèce ; Cratère, la garde du trésor royal ; Méléagre et Perdiccas, le commandement de l'armée et l'administration de l'état : le roi Aridée fut chargé de conduire au temple d'Ammon les restes d'Alexandre. Ce fut alors que Perdiccas, irrité contre les auteurs de la sédition, ordonna à l'armée, à l'insu de son collègue, de se réunir le lendemain pour offrir des sacrifices funèbres à la mémoire d'Alexandre. Après l'avoir rangée en bataille dans la plaine, il parcourt tous les bataillons, appelle hors des rangs, à son passage, les soldats les plus séditieux, sans trouver dans l'armée aucune opposition, et les fait conduire en secret au supplice. A son retour, il partage les provinces entre les chefs, soit pour éloigner ses rivaux, soit pour qu'ils tinssent leur autorité de lui seul. Le sort assigna d'abord l'Égypte et une portion de l'Afrique et de l'Arabie à Ptolémée, dont Alexandre avait récompensé la valeur en le tirant des derniers rangs de l'armée : Cléomène, qui avait bâti Alexandrie, fut chargé de le mettre en possession de son gouvernement. La Syrie, voisine de ces provinces, échut à Laomédon de Mitylène, la Cilicie à Philotas, et l'Illyrie à Philon. La haute Médie fut assignée à Atropate ; la basse Médie au beau-père de Perdiccas ; la Susiane à Scynus ; la grande Phrygie à Antigone, fils de Philippe. Néarque reçut la Pamphylie et la Lycée, Cassandre la Carie, et Ménandre la Lydie. On confia la petite Phrygie à Léonat, la Thrace et les côtes de la mer du Pont à Lysimaque, la Cappadoce et la Paphlagonie à Eumène. Le suprême commandement de l'armée fut donné à Seleucus, fils d'Antiochus ; celui des gardes du roi à Cassandre, fils d'Antipater ; la Bactriane ultérieure et les régions de l'Inde gardèrent leurs anciens gouverneurs. Taxile possédait les contrées qui s'étendent de l'Hydaspe à l'Indus. Python, fils d'Agénor, fut envoyé dans les colonies indiennes ; Extarches reçut les Paropamisiens et les peuples voisins du Caucase ; Sibyrtius, les Aracossiens et les Gédrosiens ; Stasanor, les Drances et les Aréens ; enfin, la Bactriane appartint à Amyntas, la Sogdiane à Scythéus, le pays des Parthes à Nicanor, l'Hyrcanie à Philippe, l’Arménie à Phratapherne, la Perse à Tleptolème, les Pélasgiens à Archas, la Babylonie à Peuceste, la Mésopotamie à Arcésilas . Ce partage, réglé par le sort, fut, pour plusieurs de ces chefs, le principe de leur élévation. En effet, on les vit bientôt, comme s'ils eussent reçu des royaumes et non des gouvernements, remplacer le nom de gouverneurs par le titre de rois, et fonder une puissance qui passa même à leurs descendants.
V. Tel était l'état de l'Orient. En Grèce, les Athéniens et les Étoliens réunissaient toutes leurs forces pour soutenir une guerre commencée du vivant d'Alexandre. En effet, ce prince, au retour de son expédition de l'Inde, avait écrit aux villes grecques pour ordonner le rappel de tous les bannis, à l'exception des meurtriers. Ces ordres, proclamés aux jeux Olympiques (3) en présence de la Grèce assemblée, y excitèrent un mouvement général ; car presque tous avaient été proscrits, non par la loi, mais par la haine des factions rivales, qui craignaient de voir, à leur rappel, le pouvoir rentrer dans leurs mains. Aussi, de toutes parts retentissaient des cris de guerre et de liberté ; les Athéniens, les Etoliens se déclarèrent les premiers. A cette nouvelle, Alexandre avait ordonné aux alliés d'armer mille galères pour cette expédition d'Occident, où lui-même, à la tête d"une nombreuse armée, devait aller détruire Athènes. Les Athéniens, ayant donc réuni trente mille soldats et deux cents vaisseaux, marchent contre Antipater, à qui le sort avait assigné la Grèce, et, ne pouvant l'attirer au combat, ils l'assiégèrent dans les murs d'Héraclée, où il s'était renfermé. L'orateur Démosthène, séduit par les présents d'Harpale, qui fuyait la colère d'Alexandre, avait excité Athènes à se soulever contre le roi, et, chassé de sa patrie, s'était retiré à Mégare. A cette époque, il se joignit à Hypéride, député par les Athéniens pour attirer dans leur alliance les peuples du Péloponnèse, et engagea, par son éloquence, Sicyone, Argos et Corinthe, avec plusieurs autres peuples, à s'unir à sa patrie. Athènes, pour prix de ce service, fit partir un vaisseau destiné à le ramener de l'exil. Cependant Léosthène, général de l'armée athénienne, fut tué au siège d'Héraclée par une flèche lancée du haut des murs ; et Antipater, animé d'un nouveau courage, osa lui-même ouvrir une brèche dans les remparts qui le défendaient. Il fit demander ensuite des secours à Léonat. A l'approche de ce général, la cavalerie athénienne marcha à sa rencontre, et lui livra une bataille où il fut mortellement blessé. Malgré la défaite des renforts qu'il attendait, Antipater s'applaudit de la mort de Léonat, qui le délivrait d'un rival, et lui donnait une nouvelle armée. Aussi, dès qu'il en eut pris le commandement, et qu'il se vit en état de faire face aux ennemis, il les força de lever le siège, et se retira en Macédoine : les Grecs eux-mêmes, contents d'avoir repoussé l'ennemi de leurs frontières, se séparèrent pour rentrer dans leurs villes.
VI. Cependant Perdiccas, ayant porté la guerre dans les états d'Ariarathe, roi de Cappadoce, ne tira de sa victoire que des périls et des blessures : car les Barbares, chassés du champ de bataille, rentrent dans leur ville, égorgent leurs enfants et les femmes, brûlent leurs maisons et leurs richesses ; et pour ne laisser aux vainqueurs que le spectacle de l'incendie, ils jettent leurs esclaves dans les flammes, et s'y précipitent eux-mêmes. Ensuite, Perdiccas, voulant joindre à sa puissance le titre de roi, rechercha, du consentement d'Olympias, la main de Cléopâtre, soeur d'Alexandre-le-Grand, et mariée d'abord à l'autre Alexandre ; mais, pour séduire Antipater par de faux projets d'alliance, et obtenir plus aisément de lui un renfort de Macédoniens, il lui demande en même temps la main de sa fille. Antipater découvrit ses projets, et les deux épouses qu'il demandait lui furent refusées. La guerre éclata ensuite entre Antigone et Perdiccas ; Antigone avait pour lui Cratère et Antipater, qui, ayant conclu la paix avec les Athéniens, donnèrent à Polyperchon le gouvernement de la Macédoine et de la Grèce. Perdiccas, voyant sa fortune changer de face, consulte, en Cappadoce, sur la conduite de la guerre qui éclatait, Aridée et le fils d'Alexandre, confiés tous deux à ses soins. Les uns voulaient transporter le théâtre de la guerre dans la Macédoine, siège et centre de l'empire, où Olympias, mère d'Alexandre, et les noms de son époux et de son fils, chers encore à la nation, assureraient le succès de leur cause Cependant on aima mieux commencer par l'Égypte, de peur qu'en passant en Macédoine on ne livrât l'Asie aux mains de Ptolémée. On réunit la Paphlagonie, la Carie, la Lycie, la Phrygie, aux provinces que gouvernait Eumène. Il reçut l'ordre d'y attendre Cratère et Antipater. Alcétas, frère de Perdiccas, et Néoptolème, devaient lui prêter l'appui de leurs forces. La flotte fut confiée à Clitus ; le gouvernement de la Cilicie passa de Philotas à Philoxène ; Perdiccas entra lui-même en Égypte à la tête d'une puissante armée. Ainsi la Macédoine, divisée en deux factions par la désunion de ses chefs, tourna contre elle-même des armes encore teintes du sang ennemi, et, dans son aveugle délire, déchira de ses mains ses propres entrailles. Cependant Ptolémée ne négligeait rien pour affermir son pouvoir en Égypte : il avait gagné par sa douceur l'affection des habitants, et s'était attaché les rois voisins par ses bienfaits et sa générosité ; enfin, il avait reculé, par la conquête de Cyrène, les limites de son empire ; et telle était l'étendue de ses forces, qu'il devait inspirer plutôt que ressentir la crainte.
VII. Cyrène fut fondée par Aristée, surnommé Battus parce qu'il état bègue. Grinus, son père, roi de l'île de Théra, honteux d'entendre son fils bégayer encore dans l'adolescence (4), vint à Delphes implorer la pitié du dieu. L'oracle lui ordonna d'envoyer Battus en Afrique, pour y fonder la ville de Cyrène, où l'usage de la langue lui serait rendue. Le roi, ne voyant qu'une plaisanterie insultante dans un oracle qui ordonnait aux habitants de la petite île de Théra d'aller fonder une colonie dans les vastes contrées de l'Afrique, n'exécuta point ce qui lui était prescrit. Bientôt une peste cruelle punit leur résistance à la volonté des dieux. Forcés d'obéir, ils s'embarquèrent en si petit nombre, qu'ils remplirent à peine un seul vaisseau. Arrivés en Afrique, au pied du mont Cyra, ils en chassèrent les habitants et s'y arrêtèrent, séduits par la beauté du pays et l'abondance des eaux. Ce fut alors que la langue de Battus, leur chef, se délia et qu'il commença à parler. En voyant s'accomplir cette partie des promesses du dieu, ils sentirent se ranimer leur espoir, et résolurent de fonder leur ville. Ayant donc assis leur camp en ce lieu, ils apprirent que, d'après une antique tradition, Cyrène, jeune fille d'une rare beauté, enlevée par Apollon, et transportée du mont Pélion de Thessalie sur le sommet du Cyra qu'ils occupaient, y avait donné le jour à quatre fils, Nomius, Aristée, Autochus et Argée ; que les Thessaliens envoyés par le roi Nypsée pour chercher sa fille, s'étaient établis près d'elle dans ce délicieux séjour ; que trois de ses enfants, rentrés plus tard dans la Thessalie, avaient hérité du sceptre de leur aïeul ; qu'Aristée, roi des vastes contrées de l'Arcadie, y avait enseigné aux hommes l'art d'élever les abeilles, d'employer le miel, de cailler le lait, et observé le premier le lever de l'astre qui brille au solstice d'été. Battus, ne connaissant le nom que lui avait désigné l'oracle, fonda sa ville, et la nomma Cyrène.
VIII. Ptolémée, soutenu des forces de celte ville, se dispose à repousser l'ennemi. Mais l'arrogance de Perdiccas lui fut plus fatale que la puissance de ses rivaux chaque jour, ses alliés, irrités de sa fierté, passaient en foule dans le camp d'Antipater, et Néoptolème, chargé de secourir Eumène, voulut non seulement le trahir, mais encore débaucher ses soldats. Instruit de ses desseins, Eumène se vit forcé de lui livrer bataille. Néoptolème vaincu se réfugie près d'Antipater et de Polyperchon, et leur persuade de s'avancer à marches forcées contre son vainqueur, pour l'écraser dans la sécurité et la joie de son triomphe. Mais ce projet fut encore découvert à Eumène, qui les fit tomber dans le piège qu'eux-mêmes lui avaient dressé : ils espéraient le surprendre, et ce fut lui qui les attaqua à l'improviste dans leur marche, épuisés par la veille et la fatigue. Polyperchon fut tué dans cette rencontre. Eumène et Néoptolème en vinrent aux mains, et, après un assez long combat où ils se blessèrent mutuellement, Néoptolème, vaincu, resta sur la place. Ces deux victoires relevèrent un peu le parti d'Eumène, affaibli par tant de trahisons. Mais Perdiccas ayant été tué, il fut déclaré par l'armée ennemi public, avec Python, Illyrius et Alcétas, frère de Perdiccas, et Antigone reçut l'ordre de leur faire la guerre.
LIVRE XIV.
Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre.
I. LORSQUE Eumène eut appris que Perdiccas était mort, que lui-même état déclaré par les Macédoniens ennemi public, qu'enfin Antigone marchait contre lui, il se hâta d'en instruire ses soldats, craignant que la renommée ne leur exagérât le péril, ou que ces nouvelles inattendues n'abattissent leur courage : il voulait aussi par là pénétrer leurs sentiments secrets, afin de régler son plan d'après la disposition générale des esprits. Il déclara pourtant avec fermeté, que quiconque se sentait effrayé était libre de se retirer ; et ces paroles lui gagnèrent si bien les coeurs, que tous l'exhortèrent à se défendre, et promirent de déchirer avec le glaive les décrets des Macédoniens. Conduisant alors son armée en Etolie, il impose un tribut à chaque ville, et livre au pillage celles qui refusent de le payer. Delà, il se rendit à Sardes, auprès de Cléopâtre, soeur d'Alexandre-le-Grand, pour qu'elle affermit par ses paroles le dévouement des centurions et des capitaines : en voyant dans leur parti la soeur de leur souverain, ils croiraient défendre la majesté royale elle-même ; car telle était la vénération des peuples pour la mémoire de ce grand roi, qu'on cherchait l'appui de ce nom sacré, jusque dans les femmes issues d’un même sang. A son retour dans le camp, on y trouva des lettres partout répandues. Elles promettaient de grandes récompenses à quiconque apporterait à Antigone la tête de son rival. Aussitôt Eumène, ayant convoqué ses soldats, les remercie de ce qu'aucun d'eux n'a sacrifié ses serments et son honneur à l'espoir de la récompense promise au meurtrier. Puis il ajoute avec adresse qu'il a lui-même supposé ces lettres, pour éprouver leur fidélité ; qu'au reste, sa vie est dans les mains de tous ; mais que ni Antigone, ni les autres généraux ne voudraient assurer leur victoire par une lâcheté, dont l'exemple pourrait être imité contre eux-mêmes. II sut ainsi et retenir dans le devoir ceux dont la fidélité chancelait, et les armer désormais contre les séductions de l'ennemi, en leur faisant soupçonner, dans de pareilles promesses, un piège tendu par leur chef. Tous offrirent donc à l'envi de veiller à la garde de sa personne.
II. Cependant Antigone paraît avec son armée, asseoit son camp, et vient le lendemain présenter la bataille. Eumène l'accepte sans hésiter : mais il est vaincu, et, se voyant menacé d'un siège dans un château-fort (1) où il s'était réfugié, il congédie la plus grande partie de ses soldats : il craignait que tous ne conspirassent pour le livrer à l'ennemi, ou qu'avec une telle multitude il ne fût difficile de tenir longtemps. Il implore ensuite l'appui d'Antipater, qui seul semblait capable de luter contre Antigone. Des secours furent envoyés : à cette nouvelle, Antigone leva le siège, et Eumène se vit pour le moment délivré du péril ; mais, sans armée, quel salut pouvait-il espérer ? Dans sa détresse, il résolut d'invoquer l'appui des Argyraspides d'Alexandre, troupe invincible, et brillante de l'éclat de mille victoires. Mais, après Alexandre, les Argyraspide dédaignaient tous les généraux ; et, pleins du souvenir de sa gloire, ils croyaient s'avilir en servant sous un autre chef. Eumène, forcé d'avoir recours aux flatteries et aux caresses, supplie tour-à-tour chacun d'eux ; il les nomme ses compagnons d'armes, ses soutiens, son refuge, son unique asile : ils ont partagé ses périls et la conquête de l'Orient ; leur valeur seule a subjugué l'Asie et effacé les exploits de Bacchus et d'Hercule ; à eux seuls Alexandre a dû le surnom de Grand, les honneurs divins et sa gloire immortelle. II les conjure de le recevoir, non comme général, mais comme soldat, et de lui accorder une place dans leurs rangs. Ce fut à ce titre qu'il fut admis parmi eux ; mais il sut peu à peu se rendre maître, d'abord en rappelant à chacun son devoir, puis en réparant avec bonté les fautes commises. On finit par ne plus rien faire dans le camp sans le consulter, et son habileté parut nécessaire pour toutes choses.
III. Enfin, apprenant qu'Antigone s'approchait avec son armée, il décide ses soldats à lui livrer bataille. Mais ils dédaignent les ordres d'un général, et sont vaincus par l'ennemi : ils perdent à la fois leurs femmes, leurs enfants, et la gloire et le butin acquis par tant de conquêtes et de fatigues. Eumène, qui les avait conduits à ce fatal combat, et qui n'avait glus d'autre espoir, cherchait à ranimer leur courage : "ils avaient, disait-il, surpassé les vainqueurs en bravoure ; cinq mille ennemis étaient morts sous leurs coups, et, s'ils poursuivaient la guerre, Antigone viendrait bientôt demander la paix. Les pertes qui semblaient attester leur défaite, la captivité de deux mille femmes, de quelques enfants, d'une troupe d'esclaves, se répareraient plutôt en poursuivant qu'en abandonnant la victoire." Les Argyraspides répondent que, privés de leurs biens (2) et de leurs familles, ils ne peuvent se résoudre ni à fuir, ni à faire la guerre à leurs enfants : puis, ils lui reprochent avec amertume "de les avoir entraînés à de nouveaux combats et à d'interminables guerres, lorsque, après leurs longs services, ils rapportaient dans leur pays les fruits de tant de conquêtes ; de les avoir arrachés en quelque sorte de leurs foyers, de leur patrie, dont ils touchaient déjà le seuil ; maintenant, dépouillés de tous les biens que leur avait donnés le sort des combats, il voulait leur ravir encore le triste repos d'une vieillesse pauvre et misérable !" Bientôt, à l'insu de leurs chefs, ils députent à Antigone, pour lui redemander ce qu'ils ont perdu ; celui-ci promet de les satisfaire, s'ils consentent à lui livrer Eumène. A la nouvelle de cette trahison, Eumène voulut fuir avec quelques amis ; mais, arrêté et privé de tout espoir, il demanda à parler pour la dernière fois aux soldats assemblés.
IV. Tous l'invitèrent à parler ; on relâcha ses liens, et, le silence s'étant rétabli (3) : "Soldats, dit-il en étendant ses mains enchaînées, vous voyez de quels ornements est couvert votre général, et, pour comble de douleur, ce n'est point la main de mes ennemis qui m'a chargé de ces fers : c'est vous qui avez changé ma victoire en défaite, qui m'avez fait tomber du commandement dans les chaînes. Quatre fois, dans le cours de cette année, vous m'avez juré fidélité ; mais ne parlons pas de vos serments, les reproches siéent mal aux infortunés. Je ne vous demande qu'une grâce : si ma tête est le prix du pardon que vous offre Antigone, laissez-moi mourir au milieu de vous. Peu lui importe en quel lieu, de quelle main je dois périr, et mon trépas du moins sera sans ignominie. Si j'obtiens de vous cette faveur, je vous affranchis des serments qui vous ont tant de fois liés à moi, ou, si vous repoussez ma prière, si vous craignez de porter sur moi vos mains, donnez-moi une épée, et laissez votre général faire volontairement pour vous ce que vous avez juré de faire pour lui ! " Indigné de leur refus, et passant des prières aux menaces : " Eh bien ! dit-il, pussent les dieux vengeurs maudire vos têtes parjures, et vous réserver le sort que vous avez fait subir à vos chefs ! N'est-ce pas vous qui naguère vous êtes souillés du sang de Perdiccas (4) et avez menacé la vie d'Antipater ? Alexandre lui-même, si une main mortelle eût pu l'immoler, serait tombé sous vos coups ; mais ce que vous pouvez contre lui, vous l'avez fait par vos séditions. Pour moi, votre dernière victime, j'appelle sur vous la vengeance des divinités infernales ; puissiez-vous, sans biens, sans patrie, vivre exilés au sein des camps, et mourir déchirés par vos armes, plus fatales à vos chefs qu'aux généraux ennemis !" Il dit, et, bouillant de colère, marcha vers le camp d'Antigone à la tête des soldats qui le gardaient. L'armée, comme lui captive, suit le chef qu'elle a trahi, et conduit elle-même vers le camp du vainqueur les décorations du triomphe : elle va mettre aux pieds de son nouveau maître ces palmes, ces lauriers, trophées des victoires d'Alexandre, et, pour donner à sa marche plus d'éclat et de pompe, traîne à sa suite les éléphants et les troupes auxiliaires de l'Asie. Par cette seule victoire, Antigone semblait effacer toutes les conquêtes d'Alexandre : l'un avait subjugué l'Orient, l'autre en terrassait les vainqueurs. Antigone dispersa dans ses troupes ces conquérants de l'univers, après leur avoir rendu ce qu'ils avaient perdu par sa victoire. Quant à Eumène, ne pouvant se défendre d'une sorte de pudeur au souvenir de leur ancienne amitié, le vainqueur défendit qu'on l'amenât devant lui, et le confia à la vigilance de ses gardes.
V. Cependant Eurydice, épouse du roi Aridée, apprit due Polyperchon (5), sorti de la Grèce pour rentrer en Macédoine, appelait près de lui Olympias. Aussitôt, jalouse du pouvoir qui semblait promis à sa rivale, et profitant de la faible santé de son mari, dont elle usurpait le pouvoir, elle écrit au non du roi à Polyperchon, de remettre son armée à Cassandre, que le roi choisit pour dépositaire de son autorité. Antigone, en Asie, reçoit les mêmes ordres. Enchaîné par ce bienfait, Cassandre devient l'esclave de cette femme audacieuse. II passe en Grèce, attaque et renverse plusieurs villes. Les Spartiates, effrayés de ces désastres et de l'incendie allumé près d'eux, publient à la fois et les promesses des oracles et la gloire de leurs aïeux : se défiant de la puissance de leurs armes, ils entourent de murailles cette ville jusque-là défendue par leur courage, et l'on vit se cacher à l'abri de ses murs la race dégénérée de ces héros, qui, pendant tant de siècles, avaient eux-mêmes servi de rempart à leur patrie ! Au reste, les troubles de la Macédoine y rappelèrent bientôt Cassandre. Eurydice et Aridée avaient refusé l'entrée du royaume à Olympias, mère d'Alexandre-le-Grand, qui venait de l'Épire avec Éacide, roi des Molosses ; et les Macédoniens, indignés de cet outrage fait à l'épouse de Philippe et à la mère d'Alexandre, se déclarèrent pour elle : Eurydice et son époux furent tués par ses ordres, après un règne de six ans.
VI. Olympias ne leur survécut pas longtemps. Femme vindicative bien plus que souveraine, elle répandit le sang des nobles, et vit bientôt l'amour de ses sujets dégénérer en haine. Aussi, à l'approche de Cassandre, n'osant plus compter sur les Macédoniens, elle se retira à Pydna avec sa bru Roxane et Hercule son petit-fils : elle fut suivie de Deidamie, fille du roi Eacide, de sa belle-fille Thessalonice, princesse qu'illustrait le nom de son père Philippe, et de plusieurs femmes d'un haut rang, cortège plus brillant qu'utile. A cette nouvelle, Cassandre marche à la hâte sur Pydna, qu'il assiège, et Olympias, pressée par le fer et la disette, fatiguée de la longueur du siège, se rend au vainqueur sous promesse de la vie. Mais Cassandre, ayant assemblé le peuple pour le consulter sur le sort de la reine captive, détermine secrètement les familles des victimes à venir en habits de deuil accuser la cruauté d'Olympias. Enflammés par ce spectacle, les Macédoniens ne voient plus la majesté de son ancien rang : ils la condamnent à mort, oubliant que c'est par la valeur de son époux et de son fils qu'ils ont, non seulement vécu sans crainte au milieu de tant de voisins puissants, mais acquis leurs immenses richesses et l'empire, de l'univers. Olympias, voyant des hommes armés s'avancer vers elle d'un air menaçant, se présente à eux, appuyée sur deux de ses femmes, et couverte de ses ornements royaume. A son aspect, les assassins, frappés de l'idée de ses grandeurs passées, et du souvenir de tant de rois que leur rappelait sa présence, s'arrêtèrent devant elle : mais d'autres satellites, envoyés par Cassandre, la frappèrent enfin : elle ne recula pas devant le fer levé pour la percer, elle ne poussa point ces cris que laisse échapper la faiblesse de son sexe ; elle reçut la mort avec une fermeté digne des héros de son illustre race, et l'on eût pu reconnaître Alexandre dans le dernier soupir de sa mère. On rapporte qu'en tombant elle se couvrit le corps de ses cheveux et de sa robe, pour ne rien offrir aux yeux qui blessât la pudeur. Après sa mort, Cassandre épousa Thessalonice, fille du roi Aridée, et relégua le fils d'Alexandre, avec sa mère, dans la citadelle d'Amphipolis.
LIVRE XV.
Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre.
I. PERDICCAS, Eumène son frère, Polyperchon et les autres chefs de ce parti étaient morts : la guerre semblait finie entre les successeurs d'Alexandre ; mais tout à coup la discorde éclate parmi les vainqueurs. Ptolémée, Cassandre et Lysimaque demandaient le partage du butin et des provinces conquises : Antigone s'y refuse ; il répond que lui seul a droit aux fruits d'une guerre dont il a seul couru les hasards. Et, pour justifier son entreprise contre ses alliés, il fait publier qu'il va venger Olympias, massacrée par Cassandre, et délivrer le fils d'Alexandre son roi, assiégé avec sa mère dans Amphipolis. A cette nouvelle, Cassandre et Ptolémée s'unissent à Lysimaque et à Seleucus : ils préparent la guerre avec ardeur et sur terre et sur mer. Ptolémée occupait l'Égypte et la plus grande partie de l'Afrique, l'île de Chypre et la Phénicie. La Macédoine et la Grèce obéissaient à Cassandre. L'Asie et les provinces d'Orient étaient au pouvoir d'Antigone, qui, dès la première bataille, vit son fils Demetrius battu à Galama (1) par Ptolémée. Le vainqueur s'illustra plus encore par sa modération que par son triomphe : il rendit aux officiers de Démetrius leur liberté et leurs biens, en y ajoutant des présents ; il renvoya même à Demetrius tout son bagage particulier, en déclarant que, "s'il avait iris les armes, ce n'était pas par cupidité, mais par honneur, indigné qu'Antigone, après la défaite de leurs ennemis, eût voulu garder pour lui seul les fruits de leur victoire commune."
II. Cependant Cassandre, à son retour d'Apollonie, rencontre les Abdéritains (2), qui, abandonnant leur ville infectée de grenouilles et de rats, cherchaient une nouvelle patrie. Craignant qu'ils n’'envahissent la Macédoine, il traite avec eux, les admet dans son alliance, et leur assigne les terres situées à l'extrémité du royaume. Le respect des peuples pour la mémoire d'Alexandre pouvait faire passer la couronne à son fils Hercule, alors âgé de quatorze ans : Cassandre ordonne de l'égorger secrètement avec sa mère Barsine, et fait enfouir leurs cadavres, dans la crainte que les derniers devoirs rendus à leurs restes ne dévoilassent son forfait. Bientôt, comme si c'était trop peu pour lui d'avoir fait périr d'abord le roi, puis sa mère Olympias et l'un de ses fils, il égorge encore son second fils avec sa mère Roxane : il semblait que le crime seul pût lui assurer l'empire de la Macédoine, auquel il aspirait. Cependant Ptolémée livre à Demetrius une seconde bataille navale où sa flotte est détruite ; il abandonne la victoire à l'ennemi, et se retire en Egypte. Demetrius, imitant la conduite de son rival, renvoie à Ptolémée et son fils Leontiscus et son frère Ménélas, et ses amis et son bagage. Rivalisant ainsi, au sein de la guerre, de munificence et de bienfaits, tous deux montraient assez que l'honneur, et non la haine, les animait à se combattre. On portait donc alors plus de générosité à la guerre qu'on ne met aujourd'hui de foi dans l'amitié ! Fier de cette victoire, Antigone se proclame roi avec sou fils Demetrius ; Ptolémée, pour ne pas rester au dessous d’eux dans l'opinion de ses peuples, se fait décerner le même titre par son armée. A cette nouvelle, Cassandre et Lysimaque s'arrogent à leur tour la dignité royale. Aucun d'eux n'avait osé revêtir les insignes de la suprême puissance, quand il restait encore quelque fils de leur maître : tel était leur respect pour sa mémoire, qu'avec le pouvoir de roi, ils renoncèrent sans peine à en porter le titre, tant qu'Alexandre put avoir un héritier légitime (3). Mais Ptolémée, Cassandre et les autres chefs de ce parti, tour-à-tour affaiblis par Antigone, comprennent que chacun ne doit plus faire pour soi une guerre qui les intéresse tous ; qu'il est imprudent à eux de se refuser mutuellement du secours, comme si la victoire n'avait de fruits que pour un seul. Ils resserrent donc par lettres les noeuds de leur alliance, fixent le temps, le lieu de leur réunion, et réunissent leurs forces peur combattre. Cassandre, retenu par la guerre sur les frontières de son empire, envoie Lysimaque, avec une armée nombreuse, au secours de ses alliés.
III. Lysimaque était issu d'une illustre famille macédonienne ; mais toute noblesse s'effaçait devant l'éclat de ses belles actions : sa grande âme semblait au dessus des leçons même de la philosophie (4), et parmi les vainqueurs de l'Orient, nul n'eût pu lui disputer le prix de la force. Alexandre, pour se venger du philosophe Callisthène, qui s'opposait à ce qu'on se prosternât devant lui selon l'usage des Perses (5), l'enveloppa comme complice dans une conjuration tramée contre lui : il voulut qu'on lui mutilât tous les membres, qu'on lui coupât les oreilles, le nez et les lèvres ; que ce triste et hideux spectacle fût exposé à tous les yeux ; que sa victime, renfermée avec un chien dans une cage de fer, fût promenée au milieu de l'armée pour frapper d'effroi tous les coeurs. Lysimaque ; habitué à écouter Callisthène et à recevoir de lui des leçons de vertu, ne put voir sans pitié ce grand homme puni si cruellement d'une liberté généreuse : il lui offrit du poison, et mit un terme à ses maux. Alexandre, indigné, le fit exposer à un lion furieux ; mais au moment où le lion, s'enflammant à sa vue, se précipitait sur lui, Lysimaque s'enveloppe le bras de son manteau, le plonge dans la gueule du monstre, saisit sa langue et l'étouffe. Le roi admira son courage, et pardonna : tant d'intrépidité lui rendit même Lysimaque plus cher. Celui-ci oublia également l'affront qu'il avait essuyé du roi, comme un châtiment infligé par un père. Enfin, le souvenir de cette action s'effaça entièrement ; et lorsque, dans l'Inde, le roi poursuivit quelques ennemis épars, séparé de la troupe de ses gardes par la vitesse de, son cheval, il n'eut que Lysimaque pour compagnon de sa course à travers de vastes déserts de sable. Déjà Philippe, son frère (6), avait succombé en cherchant à le suivre ; il était mort dans les bras du roi : mais Alexandre, sautant de cheval, frappa du fer de sa lance la tête de Lysimaque, et ne dut arrêter le sang qu'en détachant son diadème pour lui en ceindre la tête et envelopper la blessure. Tel fut le premier présage de la royauté de Lysimaque. Après la mort d'Alexandre, lorsque ses successeurs se partagèrent son empire, on assigna à Lysimaque, comme au plus vaillant de tous, les nations les plus redoutables : d'un accord unanime on semblait lui déférer ainsi le prix du courage.
IV. Avant que n'éclatât la guerre de Ptolémée et de ses alliés contre Antigone, celui-ci avait trouvé un nouvel ennemi dans Seleucus, sorti de la haute Asie, prince illustre et par son courage et par sa merveilleuse origine. Sa mère Laodice, épouse d'Antiochus, un des plus fameux généraux de Philippe, crut voir en songe Apollon partager sa couche, et, pour prix de ses faveurs, lui donner, lorsqu'elle eut conçu, une bague dont la pierre portait l'image d'une ancre : elle devait la remettre au fils qui naîtrait d'elle. Ce qui prêta à cette vision les caractères d'un prodige, c'est qu'un anneau marqué de la même empreinte fut trouvé le lendemain dans le lit de Laodice, et que Seleucus, en venant au monde, avait une ancre tracée sur la cuisse. Lorsque Seleucus partit avec Alexandre pour l'expédition de Perse, sa mère lui remit l'anneau, en lui révélant le mystère de sa naissance ; et, après la mort d'Alexandre, Seleucus fondant une ville dans l'Orient, dont il était maître, y consacra le souvenir de sa double origine : il donna à la cité le nom d'Antioche, du nom de son père Antiochus, et Apollon fut honoré d'un culte particulier dans les campagnes voisines. Sa postérité garda la trace de sa divine naissance : ses enfants, ses descendants avaient tous une ancre à la cuisse, comme un signe naturel de leur famille. Après le partage de, l'empire de Macédoine, Seleucus fit longtemps la guerre en Orient : il s'empara d'abord de Babylone, et, sa victoire lui donnant de nouvelles forces, il conquit la Bactriane ; de là il passa dans l'Inde, qui, à la mort d'Alexandre avait secoué le joug et mis à mort ses gouverneurs. Sandrocottus avait brisé les fers de sa patrie ; mais après la victoire, le libérateur de l'Inde en état devenu le tyran : il avait usurpé l'empire et asservi lui-même les peuples qu'il venait d'affranchir d'une domination étrangère. C'était un homme d'une naissance obscure ; mais la volonté des dieux paraissait l'appeler à l'empire. Alexandre, choqué de son audace, ayant ordonné sa mort, il avait cherché son salut dans la fuite : fatigué d'une longue course, il se livrait au sommeil, lorsqu'un lion énorme s'approcha de lui, essuya de sa langue la sueur qui le couvrait, et, à son réveil, se retira en le caressant. Ce prodige lui inspira l'espoir de régner, et, à la tête d'une troupe de brigands, il excita les Indiens à se soulever. Plus tard, lorsqu'il allait combattre les gouverneurs nommés par Alexandre, un éléphant sauvage, d'une prodigieuse grandeur, se présente à lui, le reçoit sur son dos comme un maître qui l'eût apprivoisé, et devient à la fois pour lui un guide et pan combattant. Sandrocottus s'éleva ainsi au trône, et lorsque Seleucus jetait les fondements de sa grandeur future, il était maître de l'Inde. Seleucus traita avec lui, et, tranquille du côté de l'Orient, il s'engagea dans la guerre contre Antigone. Les alliés livrent bataille avec leurs forces réunies. Antigone périt, et son fils Demetrius prend la fuite. Mais les alliés, délivrés de leur ennemi, tournent leurs armes contre eux-mêmes, et, ne pouvant s'accorder sur le partage du butin, ils se divisent encore en deux partis. Seleucus s'unit à Demetrius, et Ptolémée à Lysimaque. Cassandre meurt, et son fils Philippe lui succède. Ainsi la Macédoine voit encore une fois les guerres se rallumer dans son sein.
LIVRE XVI.
Suite de l'histoire de la Macédoine jusqu’à l'avènement de Lysimaque.
I. LA mort de Philippe suivit de près celle de Cassandre son père ; et bientôt, la reine Thessalonice, veuve de Cassandre, est mise à mort par son fils Antipater : elle lui demanda en vain la vie par le sein qui l'avait nourri. Lorsqu'après la mort de son époux elle partageait l'empire entre ses fils, elle s'était montrée, disait-on, favorable à Alexandre : tel fut le prétexte de ce parricide, d'autant plus odieux à tous, que rien ne prouva la faute qu'Antipater imputait à sa mère. Quel motif légitime pourrait d'ailleurs excuser un parricide ? Aussi vit-on Alexandre, voulant venger sur son frère le meurtre de sa mère, demander l'appui de Demetrius ; et celui-ci, dans l'espoir d'envahir la Macédoine, se hâta de s'unir à lui. Lysimaque, redoutant son approche, engage Antipater, son gendre, à se réconcilier avec son frère, plutôt que d'ouvrir la Macédoine à l'ennemi de son père. Mais Demetrius pressent que l'inimitié des deux frères va cesser ; il fait assassiner Alexandre, envahit la Macédoine, et convoque l'armée pour prononcer devant elle l'apologie de son crime. Là, il déclare "que, menacé le premier par Alexandre, il a prévenu le crime plutôt qu'il ne l'a commis ; que par son expérience, fruit de l'âge, il convient mieux au trône de Macédoine, auquel il a d’ailleurs des droits ; son père avait accompagné dans toutes leurs campagnes et le roi Philippe et Alexandre-le-Grand ; plus tard, il avait protégé l'enfance des fils d'Alexandre, et poursuivi ceux qui les trahissaient. Au contraire, Antipater, l'aïeul de ses jeunes rivaux, avait été pour la Macédoine un maître plus dur que ses rois eux-mêmes : Cassandre, leur père, couvert d'un sang auguste, avait, sans épargner ni les femmes ni les enfants, frappé la race des rois jusque dans ses derniers rejetons. Il poursuivait sur les fils de Cassandre les crimes dont il n'avait pu le punir lui-même : et Philippe, Alexandre, si les mânes conservent quelque sentiment, devaient voir avec joie l'empire de la Macédoine passer, non à leurs assassins, aux meurtriers de leur race, mais à leurs vengeurs." Les Macédoniens apaisés le reconnurent pour souverain : Lysimaque lui-même, alors forcé de se défendre contre Doricète, roi de Thrace, craignant d'avoir à combattre un nouvel ennemi, fit la paix avec Demetrius, et lui livra le reste de la Macédoine qui avait appartenu à son gendre Antipater.
II. Demetrius, avec toutes les forces de la Macédoine, se préparait donc à envahir l'Asie, lorsque Ptolémée, Seleucus et Lysimaque, à qui la guerre précédente avait montré les heureux effets de la concorde, forment une alliance nouvelle, réunissent leurs troupes, et viennent le combattre en Europe. Pyrrhus, roi d'Épire, se joint à eux, et s'associe à cette expédition : il espérait que Demetrius perdrait la Macédoine aussi facilement qu'il l’avait acquise. Cet espoir ne fut point trompé : Pyrrhus séduit les soldats de son rival, l'oblige à fuir, et s'empare du trône de Macédoine. Cependant Lysimaque fait égorger son gendre Antipater, qui l'accusait de lui avoir enlevé son royaume : il fait emprisonner sa fille Eurydice, qui joignait ses plaintes à celles de son époux. On vit ainsi le meurtre, les supplices, le parricide, venger sur la race entière de Cassandre les mânes d'Alexandre-le-Grand et de sa famille assassinée. Entouré de tant d'armées ennemies, Demetrius, au lieu de chercher un trépas honorable, se livra lâchement à Seleucus. A la fin de la guerre, Ptolémée meurt couvert de gloire : avant sa maladie, il avait, contre le droit des gens, cédé son sceptre au plus jeune de ses fils (1) ; et le peuple, à qui il rendit compte de sa conduite, applaudit à l'élévation du fils autant qu'à la générosité du père. Tous deux avaient donné plus d'un exemple de leur mutuelle tendresse, et le jeune prince devenait plus cher encore à la nation, lorsqu'on voyait son père, après lui avoir publiquement cédé le titre de roi, remplir encore auprès de lui l'office d'un de ses gardes, et préférer le nom de père du roi à la puissance souveraine.
III. Cependant la discorde, fruit ordinaire de l'égalité, excitait la guerre entre Pyrrhus et Lysimaque, unis naguère contre Demetrius, Lysimaque, vainqueur, s'empare de la Macédoine, dont il avait chassé Pyrrhus. De là il passe en Thrace, et marche bientôt contre Héraclée, ville dont l'origine et la chute sont également merveilleuses. L'oracle de Delphes avait ordonné aux Béotiens, désolés par la peste (2), "de fonder dans le Pont une colonie consacrée à Hercule." Tous aimèrent mieux attendre la mort dans leur patrie, que d'affronter les périls d'une navigation lointaine, et l'ordre du dieu ne fut point accompli. Mais bientôt les Phocéens portent la guerre dans leur pays : battus en plusieurs rencontres, les Béotiens consultent de nouveau l'oracle, et apprennent "que le remède qui eût arrêté les ravages de la peste, doit mettre fin aussi aux maux de la guerre." Une troupe de colons se forme, et va fonder dans le Pont la ville d'Héraclée. Sur cette terre où les appelait le destin, ils virent s'accroître rapidement leur puissance. Tour-à-tour menacés par les armes des nations voisines et par des dissensions intestines, ils s'illustrèrent par plusieurs belles actions, et surtout par le trait suivant. Lorsque, après la défaite des Perses, les Athéniens vainqueurs imposaient à la Grèce et à l'Asie des tributs destinés à l'entretien de leur flotte, chaque peuple s'empressait d'y contribuer dans l'intérêt de son salut : les seuls Héracléens s'y refusèrent, comme alliés des rois de Perse. Envoyé par Athènes pour les contraindre à payer, Lamachus avait laissé ses vaisseaux sur les côtes, et désolait leur territoire, lorsqu'une tempête vint tout à coup détruire, avec sa flotte, la plus grande partie de son armée. La perte de ses vaisseaux lui fermait la mer ; sur terre, il n'osait traverser avec une poignée d'hommes tant de contrées barbares mais les Héracléens, ne voulant se venger que par des bienfaits, le renvoyèrent avec des vivres et des secours ; ils crurent, en s'attachant l'amitié de ceux qu'ils avaient eus pour ennemis, être assez, dédommagés du ravage de leurs campagnes.
IV. Parmi les maux qu'ils souffrirent, il faut compter la tyrannie. Le peuple demandait l'abolition des dettes et le partage des terres possédées par les riches. Le sénat, ne pouvant mettre fin aux désordres, ni réprimer la licence qu'un trop long repos avait produite, implora le secours de l'Athénien Timothée, et bientôt d'Épaminondas, général thébain. Tous deux refusèrent, et les sénateurs eurent recours à Cléarque, qu'eux-mêmes avaient exilé : l'excès de leurs maux les forçait à rappeler pour la défense de la patrie l'homme à qui la patrie avait été fermée. Cléarque, animé au crime par son exil, ne vit dans les dissensions intestines qu'une voie vers la tyrannie : il s'unit en secret avec Mithridate, ennemi d'Héraclée, et s'engage par un traité à lui livrer la ville où il est rappelé, pour la gouverner ensuite en son nom. Mais plus tard, il fait tomber Mithridate lui-même dans le piège qu'il préparait à son pays. Rentré dans Héraclée comme arbitre des discordes civiles, à l'instant même qu'il avait fixé pour remettre la ville aux mains de Mithridate, il s'empare de sa personne et de son escorte, et lui fait acheter sa liberté par des sommes immenses. Devenu l'ennemi de son allié, on le vit bientôt aussi, de défenseur des nobles, devenir le patron du peuple il se soulève contre ceux qui ont élevé sa puissance, qui l'ont rappelé de l'exil, qui lui ont livré la citadelle : il déploie même contre eux toutes les rigueurs d'une cruauté tyrannique. Enfin, il convoque une assemblée, et déclare que désormais il ne secondera plus les violences du sénat : il protégera même le peuple, si ces fureurs se prolongent. Si les citoyens se trouvent assez forts pour résister à leurs ennemis, il va quitter la ville avec ses soldats, pour ne pas prendre part aux dissensions civiles : s'ils se croient trop faibles, il est prêt à servir leur vengeance : ils doivent donc, ou ordonner son départ, ou le choisir pour appui de leur cause. Le peuple, séduit par ces discours, lui défère le pouvoir souverain (3), et, dans sa haine aveugle contre le sénat, il se livre avec ses enfants et ses femmes à la domination d'un tyran. Cléarque fait saisir et charger de chaînes soixante sénateurs ; les autres avaient pris la fuite : la multitude s'applaudit de voir le sénat détruit par son propre chef, et frappé par le bras dont il attendait son salut. Le tyran menace tous les sénateurs de la mort pour leur arracher une rançon plus forte : sous prétexte de les dérober secrètement à la fureur du peuple, il reçoit d'eux des sommes immenses, et avec leur fortune leur ravit bientôt la vie.
V. Il apprend ensuite que les sénateurs fugitifs se préparent à le combattre, et que la compassion soulève les cités en leur faveur. II affranchit aussitôt leurs esclaves, et pour que les plus nobles familles vissent combler la mesure de leurs maux, il ordonne sous peine de mort, aux femmes et aux filles de ses victimes, d'épouser leurs esclaves : il espérait augmenter en ceux-ci, et leur dévouement à sa cause, et leur acharnement contre leurs maîtres. Mais à ces femmes illustres un si horrible hymen sembla pire qu'une prompte mort : elles se tuèrent, les unes avant les noces ; les autres au sein des fêtes nuptiales, après avoir égorgé leurs nouveaux époux : et leur fierté généreuse les déroba à ces affreux malheurs. Le combat se livre : le tyran triomphe, et fait traîner sous les yeux du peuple les sénateurs captifs. A son retour dans la ville, il prodigue les chaînes, et les tortures, et la mort : rien n'est à l'abri de ses cruautés. A ses fureurs, à sa barbarie, il joint le délire de l'orgueil : enivré de ce, longs succès, il semble oublier qu'il est homme, il se proclame fils de Jupiter. Un aigle d'or, emblème de sa céleste origine, est porté devant lui dans les rues ; il emprunte aux rois de théâtre leurs manteaux de pourpre, et leurs cothurnes, et leurs couronnes d'or ; il donne à son fils le nom de Ceraunus (4), et usurpe le nom des dieux qu'outrageaient déjà ses mensonges. Indignés de tant d'excès, deux jeunes gens d'un sang illustre, Chion et Léonidès, jurent d'affranchir leur patrie par le meurtre du tyran : disciples de Platon, ils voulurent pratiquer, pour le salut de leur pays, ces leçons de sagesse qu'ils puisaient chaque jour dans les entretiens de leur maître. Ils placent en embuscade cinquante conjurés, leurs parents, et eux-mêmes, feignant une querelle, se rendent à la citadelle : ils étaient connus du tyran, et ils obtiennent accès près de lui. Il écoutait les plaintes de l'un d'eux, il est tout à coup frappé par l'autre ; mais ces hommes généreux, secourus trop tard par leurs amis, périssent sous les coups des gardes. Ainsi, en égorgeant le tyran, ils ne purent affranchir leur patrie : Satyres, frère de Cléarque, s'empara à son tour du pouvoir ; et, pendant une longue suite d'années, les Héracléens gémirent sous le sceptre héréditaire des tyrans.
LIVRE XVII.
Histoire de Lysimaque. Digression sur l'Épire avant Pyrrhus.
I. LE tremblement de terre agita, vers cette époque, la Chersornèse et l'Hellespont : il se fit surtout sentir à Lysimachie ; cette ville, fondée depuis vingt-deux ans par Lysimaque, fut détruite. Un tel prodige annonçait d'affreux malheurs à ce prince, à sa famille ; ils présageaient la fin de leur empire et la ruine des provinces qu'ils avaient désolées. Ces augures menaçants furent accomplis. Bientôt le roi devient l'ennemi de son fils Agathocle, qu'il avait déclaré son successeur au trône, et dont le courage l'avait heureusement servi dans plusieurs guerres : oubliant les sentiments d'un père et les devoirs même d'un homme, il le fait empoisonner par Arsinoé, sa marâtre. Telle fut l'origine de ses maux, le signal de ses désastres. Au meurtre de son fils, il joignit d'autres forfaits : les courtisans payèrent de leur tête les pleurs qu'ils donnaient à la mort du jeune prince. Ceux qui avaient échappé aux massacres, ceux qui commandaient les armées, passent à l'envi du côté de Seleucus, et l'excitent à une guerre qui lui plaisait d'ailleurs contre un rival de gloire. Cette lutte fut la dernière entre les compagnons d'Alexandre, et l'on eût dit que la fortune avait réservé l'un pour l'autre ces illustres ennemis. Lysimaque avait atteint sn soixante-quatorzième année, et Seleucus sa soixante-dix-septième : mais tous deux, à cet âge, conservaient encore l'ardeur de la jeunesse et une insatiable ambition. Le monde, qu'ils se partageaient, leur paraissait trop étroit, et ils semblaient mesurer leur vie, non par le nombre de leurs années, mais par l'étendue de leur empire.
II. Lysimaque, qui avait perdu quinze enfants par des accidents divers, mourut lui-même dans cette guerre d'une mort glorieuse, et consomma la ruine de sa maison (1). Fier d'un si beau triomphe, plus fier encore de rester seul entre les généraux d'Alexandre, et d'avoir vaincu les vainqueurs même, Seleucus voyait dans son bonheur, non plus l'ouvrage d'un homme, mais un bienfait des dieux : il ignorait qu'il allait bientôt attester par son propre exemple la fragilité de la puissance humaine. Sept mois après, Ptolémée, doit Lysimaque avait épousé la soeur, le fait assassiner ; et Seleucus perd, avec la vie, cette couronne de Macédoine, qu'il venait d'enlever à son rival. Alors, Ptolémée, que le souvenir du grand Ptolémée son père et les mânes de Lysimaque vengés avaient rendu cher à ses peuples, sentit s'éveiller son ambition : il voulut d'abord s'attacher les fils de Lysimaque, et demanda la main de sa soeur Arsinoe, leur mère, promettant d'adopter ses enfants ; il pensait qu'en prenant la place et le nom de leur père, il trouverait dans ce titre sacré, et dans leur respect pour leur mère, une garantie contre leurs attaques (2). II écrit aussi au roi d'Égypte, son frère, pour lui demander son amitié. II lui pardonne, dit-il, de l'avoir dépouillé de son trône : il ne songe plus à ravir à un frère ce qu'il a conquis sur l'ennemi de son père. Il le comble de flatteries et de caresses, de peur qu'il ne vienne s'unir à Antigone, fils de Demetrius, et à Antiochus (3), fils de Seleucus, contre lesquels lui-même allait combattre. Pyrrhus, roi d'Epire, ne fut pas oublié : il devait être, pour l'un et l'autre parti, ou un puissant allié, ou un ennemi redoutable ; il vendait son appui à ces rivaux qu'il'voulait dépouiller tour-à-tour. Pour aller au secours de Tarente, menacée par les armes romaines, il emprunte à Antigone une flotte destinée à transporter son armée en Italie : il demande de l'argent à Antiochus, qui avait plus de trésors que de soldats, et à Ptolémée un renfort de troupes macédoniennes. Celui-ci, à qui sa faiblesse ne permettait pas de résister, lui confie, seulement pour deux années, cinq mille fantassins, quatre mille cavaliers, cinquante éléphants. Pyrrhus épouse la fille de ce prince, et lui laisse la garde de ses états, que le départ de son armée pour l’Italie exposait aux invasions étrangères.
III. Puisque j'ai été conduit à parler de l'Épire, je dois présenter quelques détails sur l'origine de ce royaume. Les premiers maîtres du pays furent les Molosses. Plus tard, Pyrrhus, fils d 'Achille, qui, retenu au siège de Troie, avait perdu le trône de son père, s'établit en ces lieux : ses peuples prirent le nom de Pyrrhides, et ensuite celui d'Epirotes. Pyrrhus état venu au temple de Dodone pour y consulter Jupiter : il y enleva la petite-fille d'Hercule, Lanassa, et de son mariage avec elle naquirent huit enfants. Plusieurs de ses filles s 'unirent aux rois voisins, dont l'alliance augmenta ses forces. Alors, voulant récompenser les rares qualités d'Helenus, fils de Priam, il lui céda le royaume de Chaonie, et lui donna pour femme Andromaque, veuve d'Hector, qu'il avait lui-même épousée lorsqu'elle lui échut en partage après la ruine de Troie. Mais bientôt il mourut à Delphes, assassiné au pied des autels par Oreste, fils d'Agamemnon (4). Son fils Pielus lui succéda. Plus tard, les droits du sang appelèrent au trône Arryba, encore en bas âge, et seul rejeton de cette illustre famille : on veilla avec soin sur son enfance, le peuple lui choisit des tuteurs ; on l'envoya étudier à Athènes, et, plus éclairé que ses aïeux, il sut mieux qu'eux aussi gagner l'amour de ses peuples. Le premier, il donna à l'Épire des lois, un sénat, des magistrats annuels, un gouvernement régulier ; et si ces peuples avaient reçu de Pyrrhus le sol qu'ils habitaient, ce fut à Arryha qu'ils dûrent le bienfait de la civilisation. De Néoptolèrne, son fils, naquirent Olympias, mère d'Alexandre-le-Grand, et Alexandre, qui porta après lui la couronne d'Épire, et qui alla combattre et mourir dans le Brutium, en Italie. A ce prince succéda son frère Éacide : ces guerres continuelles contre la Macédoine soulevèrent contre lui ses peuples fatigués : forcé de quitter l'Épice, il y laissa son fils Pyrrhus, âgé de deux ans. Le peuple, irrité contre le père, voulait égorger le fils : on le déroba à sa fureur ; on le porta dans l'Illyrie, pour le confier à Béroa, femme du roi Glaucias, issue elle-même du sang des Eacides. Le roi, touché de pitié pour ses malheurs, séduit peut-être par ses caresses enfantines, le protégea longtemps contre Cassandre, roi de Macédoine, qui le redemandait en menaçant Glaucias de ses armes : celui-ci, pour mieux défendre le jeune prince, alla jusqu'à l'adopter. Enfin, les Épirotes, passant de la haine à la pitié, le rappelèrent sur le trône, après onze années d'exil, et lui nommèrent des tuteurs pour veiller sur le royaume pendant sa jeunesse. Parvenu à l'âge d'homme, Pyrrhus entreprit beaucoup de guerres, et s'illustra tellement par ses exploits, qu'il parut seul capable de soutenir Tarente contre les efforts des Romains.
LIVRE TREIZIÈME.
(1) Dans son trésor. Le texte porte vectigali tributo. Nous avons cru devoir, avec plusieurs critiques, en retrancher ce dernier mot.
(2) Avaient à craindre à la fois, etc. On trouve, dans la plupart des éditions, nec minus milites invicem se timebant. Nous avons suivi une autre leçon plus intelligible et plus conforme à la suite des idées.
(3) Proclamés aux jeux Olympiques. Le texte dit mercatu Olympico : tel est aussi le nom qu Pythagnre, dans Cicéron, donne à ces jeux : "Mercatum eum, qui habetur maximo ludorum apparatu, totius Graeciae celebritate : nam ut illic alii corporibus exercitatus gloriam et nobilitatem coronae petunt, alii emendi aut vendendi quaestu et lucro ducuntur." Cf. Tuscul. V, 3.
(4) Son fils bégayer, etc. Le latin filii nondum loquentis, et un peu plus bas, loqui primum coepit : nous aurions donc exprimé dans la traduction qu'Aristée était muet, si le surnom qu'on lui donna, Battos, n'eût contredit cette idée et ne nous eût donné à croire que non loqui est pour non limpide loqui.
LIVRE QUATORZIÈME.
(1) Dans un ckâteau fort. Le château de Nora, entre la Lycaonie et la Cappadoce. Voyez CORNELIUS NEPOS, Vie d'Euméne.
(2) Privés de leurs biens. Le mot patrimoniorium a été substitué dans le texte à matrimoniorum, qui, rapproché des mots suivants, et post conjuges amissas, forme un pléonasme choquant.
(3) Et le silence s'étant rétabli. - Voyez ce discours dans PLUTARQUE, Vie d'Eumène, chap. 32.
(4) Vous êtes souillés du sang de Perdiccas. - Voyez liv. XIII, fin du chapitre huitième.
(5) Polyperchon . An de Rome 436. Ce même généra , selon Justin, était mort depuis quatre ans. Voyez dans les notes de M. Lemaire, sur ce chapitre, un récit plus exact de ces faits, emprunté au XVIIIème livre de DIODORE.
LIVRE QUINZIÈME .
(1) Galama. Lieu situé près de Gaza . Voyez. DIODORE, XIX, 84.
(2) Abdéritains. Quelques textes portent le nom Audariates, d'autres Autatiatas : cette dernière leçon repose sur l'autorité de Diodore et Athénée.
(3) Ils renoncèrent sans peine, etc. Etrange respect pour la mémoire et la famille d'Alexandre, de la part de ces capitaines, gqui avaient égorgé ses enfants ! Voyez la dernière partie de ce chapitre.
(4) Au-dessus des leçons méme de la philosophie. Nous avons substitué dans le texte, sur l'autorité de quelques manuscrits, les mots philosophiam ipsam, à la leçon communément adoptée, et à peu près vide de sens, philosophia ipsa..
(5) Selon l'usage des Perses. - Voyez plus haut, livre XII, 7.
(6) Philippe, son père. Philippe, au rapport de Quinte-Curce, avait parcouru avec le roi un espace de cinq cents stades, ou environ dix-huit de nos lieues.
LIVRE SEIZIÈME.
(1) Au plus jeune de ses fils. Ptolémée Philadelphe . - An de Rome 470.
(2) Désolés par la peste. - Voyez le récit d'un fait analogue, liv. XIII, chap. 7.
(3) Lui défère le pouvoir souverain. An de Rome 390.
(4) Ceaunus. Du mot grec keraunos, qui signifie foudre .
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
(1) Et consomma la ruine de sa maison. An de Rome 472.
(2) Une garantie contre leurs attaques. - Voy, liv. XXIV, chap. 2.
(3) A Antigone, fils de Demetrius, etc. Le texte de Wetzel porte : omnique arte adulatur Eumeni et Antigono, Demetrii filiis, etc. Mais l''éditeur observe qu'on ne trouve, au temps dont il s'agit, aucun Eumène que Ptolémée ait pu craindre et flatter. Gronovius a proposé de lire, Nicomedi, ne cum Antigono, Demetrii et Antiocho, Seleuci filiis, etc . Grévius approuva ce changement. Cependant un autre critique, suivant de plus près le manuscrit, a préféré la leçon que nous donnons dans cette édition, et qui concilie la vérité historique avec l'autorité des textes primitifs .
(4)
Assassiné
au pied des autels, etc. Virgile, Énéide, III, 327;
qui deinde, secutus
Ledaeam Hermionen Lacedaemoniosque hymenaeos,
me famulo famulamque Heleno transmisit habendam.
Ast illum, ereptae magno inflammatus amore
coniugis et scelerum Furiis agitatus, Orestes
excipit incautum patriasque obtruncat ad aras.