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HISTOIRE UNIVERSELLE DE JUSTIN 

 

INTRODUCTION

relu et corrigé

Pour la plupart des détails relatifs à la vie et à l'ouvrage de notre auteur, nous renvoyons aux deux morceaux qui suivent cette introduction : l'on y retrouvera, approuvés ou combattus, les jugements de Vossius, de Fabricius, de Rollin, de l'abbé Paul, de Mably, de La Harpe, de Sainte-Croix, du président Hénault, quoique leurs noms n'y soient pas rappelés et attachés aux opinions qu'ils ont soutenues. Justin a été très diversement jugé. La lecture de son livre est sans fruit, selon plus d'un critique, et l'abréviateur Hénault va même jusqu'à traiter son devancier de ver rongeur de l'histoire, qui n'en a laissé que les lambeaux. D'autres, au contraire, ont su gré à notre historien de promener son lecteur de siècle en siècle, de nation en nation, et de tracer seulement une esquisse rapide des révolutions et des mœurs : ils trouvent à la fois, dans son ébauche, de la variété, du naturel et de l'éclat. Ces contradictions s'expliquent, comme la plupart des dissentiments sur les productions de l'esprit, par la différence des points de vue, et par la préoccupation qui cache tour-à-tour à des esprits prévenus ou les défauts ou les mérites d'un même ouvrage.

Il faut reconnaître avec les sévères appréciateurs de Justin, que, fidèle à son plan de choisir seulement les traits les plus connus, et de ne composer qu'un léger bouquet de fleurs, il brise quelquefois la chaîne des faits, supprime au lieu d'abréger, et mutile l'histoire avec une hardiesse qui peut servir l'impatience des esprits frivoles, mais qui dérobe aux esprits sérieux le plaisir et l'utilité d'une instruction complète. C'est ainsi que, dès le premier livre, il franchit les longues années de la domination des Mèdes, et, se bornant à parler du premier et du dernier de leurs rois, efface, autant qu'il est en lui, de l'histoire du monde, les événements de plusieurs siècles. C'est ainsi que, dans le même livre, il nomme à peine les Babyloniens, qui ont joué un si grand rôle entre les peuples de l'antiquité, et que, des rois qui précédèrent Crésus au trône de Lydie, il ne rappelle que Candaule, sans doute pour l'anecdote que lui fournissait son règne (Voyez WETZEL, Prolegomena de Justino).

On doit encore accorder qu'il se trompe assez souvent sur les temps, les faits, les personnes et les lieux, comme lorsqu'il avance que Démophon fut le successeur de Thésée et qu'il assista au siège de Troie (II. 6) ; que Philippe ne resta que trois ans en otage à Thèbes (VI, 9) ; que Dercyllide fut le premier général envoyé en Asie par les Lacédémoniens, pour faire la guerre aux Perses (VI, 1) ; que Conon succéda à Tissapherne dans le commandement de la flotte des Perses (VI, 1, Voyez Diod. XIV 39 et 79) ; que Séleucus était arrière-petit-fils d'Antiochus, et que, sous son règne, les Parthes se révoltèrent contre les Syriens (XLI, 4) ; lorsqu'il assure que le pays des Phocéens était aride (XLIII, 3), confondant, par une erreur plus d'une fois reproduite après lui, le territoire de Phocée avec celui de la Phocide ; lorsqu'il raconte que Xerxès, vaincu et fugitif, s'embarqua à Abydos pour retourner en Asie (II, 13), transportant ainsi en Europe une ville placée jusqu'à lui sur la rive asiatique de l'Hellespont, etc. ., etc. . (Voyez les notes de l'édition de Wetzel.)

Enfin, à examiner le style de Justin avec une rigoureuse impartialité, il faudra convenir que l’on y trouve des fautes de plus d'un genre, des négligences, des répétitions, des mots rarement employés par les bons auteurs, comme adunare, impossibilis, restaurare, etc. . ; le fréquent usage des participes de verbes déponents dans le sens passif, comme aggressus, comitatus, consolatus, depopulatus, deprecatus, expertus, exsecutus, etc. ., etc. ; l'alliance de temps différents dans la même phrase (Voyez II, 10, 14 ; VII, 4, 6 ; IX, 7 ; XI, 14 ; XII, 6, 8, 14, 15, 16 ; XII, 4 ; XIX, 5 ; XV, 2 ; XXVIII, 2 ; XXXI, 1, 2 ; XXXIX, 3, etc., etc.) ; des constructions irrégulières et forcées (XI, 3, 4, 5, 13, 15 ; XVIII, 6 ; XXVIII, 2 ; VII, 4 ; XIV, 5 ; XXII, 8 ; XXXVIII, 1 ; etc., etc.) ; l'emploi des ablatifs de participes passés, dans un sens absolu, comme petitoque ut liceret (XLIII, 5), deinde cognito, quod Athenienses, etc. (II, 5 ; voyez aussi XVI, 5 ; XXVII, 3 ;  XXXII, 3, etc., etc.) ; enfin de véritables fautes de latinité ; comme visa est sibi gravidam jactam (XV, 4) ; spero ut (V, 3) ; polliceor ut (IX, 2) ; ignoras quod (XXV, 1), etc.

Ces défauts sont réels ; mais plusieurs tiennent au temps où Justin écrivait, et prouvent du moins, contre ses détracteurs, qu'il n'a point emprunté de Trogue Pompée jusqu'aux formes et aux détails de son style. S'il s'était borné, comme on l'a dit, à retrancher des développements et à supprimer des liaisons dans un ouvrage du siècle d'Auguste, rencontrerait-on, au milieu même des récits, ces licences de langage, ces altérations de la pureté latine, irrécusables témoignages de la décadence du goût ?

Au reste, nous devons le dire dans l'intérêt de la vérité et de la gloire de Justin, cette preuve de son originalité (et l'argument n'en perd rien de sa force) n'est fondée que sur un caractère accidentel de son style : l'expression de Justin est ordinairement aussi pure et aussi naturelle qu'elle est vive et animée. Son livre est un corps d'histoire fort incomplet sans doute, mais du moins la narration a de la clarté, de l'intérêt, de la couleur.

L'élégance y est quelquefois sans recherche et l'élévation sans enflure ; le retour d'Alcibiade, la mort de Darius, les remords d'Alexandre après le meurtre de Clytus, les guerres entre les successeurs d'Alexandre, et cette dernière lutte entre Lysimaque et Séleucus, rivaux encore d'ambition et de gloire à près de quatre-vingts ans ; la défaite de Brennus et des Gaulois devant le temple d'Éphèse, les premiers accroissements de Mithridate et sa harangue contre les Romains, la description des mœurs des Parthes, et beaucoup d'autres tableaux, font honneur au pinceau de notre historien et au génie de son modèle.

Faut-il aussi rappeler que plusieurs livres de son ouvrage (XVIII - XXIII) sont à peu près les seuls monuments qui nous restent de plus d'un fait important et digne de mémoire ?

En balançant les défauts et les mérites de Justin, on trouvera, d'une part, un plan frivole, une chronologie incertaine, un tout incomplet et sans proportion, peu de science et de critique, des négligences de style, des tours et des mots d'une latinité suspecte ; de l'autre, des renseignements précieux qui ont éclairé plusieurs époques de l'histoire, une narration intéressante et animée, une élégance naturelle, et quelquefois même de l’éloquence.

On blâmera justement l'ensemble de l'ouvrage ; mais il faudra louer, dans le détail, des traits dont s'honoreraient les plus habiles écrivains.
Les principales éditions de Justin sont celles de Venise (1470), de Rome (1472), de Milan (1474) ; l'édition donnée à Venise par Sabellicus, vers la fin du quinzième siècle, celle que publia dans la même ville, en 1522, Andr. Asulanus ; l'édition de Paris (1588), accompagnée des excellentes notes de Bongars ; celle d'Utrecht (1668), donnée par Grevius ; l'édition Dauphine du jésuite Cantel (1677), où l'abbé Paul a puisé la substance du plus grand nombre de ses notes ; les éditions de A. Gronovius (1719), Fischer (1757) ; l'édition de Deux-Ponts (1784) ; celles de Londres, données par Maittaire (1713) et par Bailey (1732) ; l'édition publiée à Paris par Barbou (1770), enfin l'édition de Wetzel, qui a paru en 1806. Nous avons généralement suivi les leçons de cette dernière, qui ne diffère pas essentiellement de l'édition de Grevius. La première traduction de Justin fut publiée sous François Ier par Claude de Seyssel, archevêque de Turin, le premier, dit Nicéron dans ses mémoires, qui ait écrit en français avec quelque pureté : Colomby en donna une nouvelle (1666), inexacte et mal écrite ; un anonyme, qui se disait de Port-Royal, en fit paraître une troisième (1692) : la version est contrainte et enflée ; mais les notes ne sont pas sans utilité et sans mérite. En 1726, un autre anonyme publia une traduction de Justin que l'abbé Paul a jugée froide et prolixe. On attribue au poète Ferrier, sieur de La Martinière, une autre traduction qui avait paru sans nom d'auteur, à Paris, en 1693 et 1708 . Celle de l'abbé Favier du Boulay (1737) fut assez longtemps estimée, et il fallut la traduction de l'abbé Paul (1774) pour la faire oublier. C'est contre cette dernière que nous avons eu à lutter. A titre de critiques, nous pourrions la juger sévèrement ; comme émules, nous devons nous taire, et, laisser le lecteur prononcer sans prévention entre la version de l'abbé Paul et la nôtre.

Le premier essai et le fond de cette traduction est de M. Boitard, l'un de nos jeunes humanistes les plus habiles. Il m'a permis d'associer mes efforts aux siens, et de retoucher ou de refaire une grande partie de l'ouvrage. Je lui ai soumis mon travail, comme il m'avait soumis le sien, et l'on peut dire que le livre entier a été composé sous une seule inspiration.

 

NOTICE SUR JUSTIN.

Avant de nous entretenir de Justin, il faut dire quelques mots d'un auteur sans lequel Justin ne serait peut-être pas connu de nous, ou, du moins, n'aurait pas écrit l'Histoire universelle que nous possédons. Les ouvrages de Trogue Pompée ne sont pas venus jusqu'à nous ; mais on sait qu'il était auteur d'une Histoire universelle des peuples, dont Justin n'est que l'abréviateur.
Les ancêtres de Trogue Pompée étaient originaires du pays des Voronces, qui a pour capitale Vaison. C'est lui-même qui nous l'apprend à la fin de son quarante-troisième livre ; et c'est Justin qui, à la fin d’un livre, qui est de même le quarante-troisième de son Histoire (car il suit fidèlement son auteur, répète ce renseignement biographique laissé par Trogue Pompée. Son aïeul, dont il portait le nom, avait reçu de Pompée le droit de bourgeoisie romaine pendant la guerre de Sertorius, et son père avait obtenu des distinctions militaires sous C. César. Trogue Pompée enfin descendait de parents non moins illustrés par leur mérite personnel que par leur nom ; et il fut digne de ce glorieux héritage d'estime et de considération publique que lui laissaient ses pères. Les écrivains ne nous donnent aucune lumière sur les événements de sa vie. Comme homme privé, il nous est tout-à-fait inconnu ; et, malheureusement, nous ne le connaissons pas davantage comme écrivain, puisque le seul de ses titres qui pouvaient le faire apprécier nous a été ravi par le temps. Voici ce que nous pouvons établir de plus positif. Il composa, dit-on, sa grande Histoire sous Auguste et sous Tibère ; ce qui est présumable, puisqu'à la fin de son ouvrage il parle de ce dernier empereur.
Cette histoire générale fut produite sous le titre trop particulier d'Histoire philippique, sans doute parce que l'écrivain s'y occupait très longuement de Philippe, père d'Alexandre-le-Grand, et de ses Macédoniens. Quelques scrutateurs des monuments de l'antiquité assurent que Trogue Pompée aurait quelques obligations à l'historien Théopompe, chez lequel il aurait fait plus d'un emprunt. Théopompe, au rapport de ces savants et de Lamothe Levayer qui écrit d'après eux avait publié cinquante-huit livres de Philippiques, cités par Athénée et Diodore. Ces titres se donnaient légèrement à certains ouvrages sur lesquels on croyait, par ce petit artifice, attirer davantage l'attention du lecteur. Ainsi, l'orateur Cicéron donnait à ses sorties contre Antoine le nom de Philippiques : mais Cicéron voulait peut-être, par ce titre, avertir qu'il avait songé à imiter les formes de l'éloquence athénienne, les tours giratoires et la chaleur entraînante de Démosthène ; qu'il avait, pour ainsi dire, saisi ses foudres pour les lancer entre l'ennemi de la République. Ce titre restreint d'Histoire philippique, donné par Trogue Pompée à son Histoire universelle, peut être regardé encore comme un aveu tacite qu'il avait raconté les faits du père d'Alexandre avec beaucoup de complaisance, et par conséquent avec étendue.

Les sept premiers livres de ce grand ouvrage contenaient les origines du monde et l'histoire des premiers peuples qui l'habitaient. On n'est pas dédommagé de cette perte par Justin, qui ne s'est pas occupé de ces premiers livres, et à qui l'on reproche d'avoir fait trop de retranchements dans tout ce qui tient à la partie descriptive et topographique de l'ouvrage ; on croit même qu’il a supprimé les prologues. Les nouveaux arguments ont, en effet, un caractère moderne ; et l'abbé Paul assure qu'ils manquent de justesse, il veut dire de vérité.

Trogue Pompée était placé au rang des bons historiens latins. Son Histoire universelle, tracée sur une grande échelle, était divisée en quarante-quatre livres : elle renfermait l'histoire des nations de la terre, considérées, depuis leur origine, dans leurs développements, leur accroissement, leur décadence, leur destruction. Il menait ainsi l'intelligence humaine de siècle en siècle, l'instruisant de ce qu'elle a le plus d'intérêt à connaître ; et ses annales qu'il prolongeait jusqu'au siècle d'Auguste, en supposant qu'elles fussent composées dans un sage esprit d'observation et de philosophie, devaient être une sorte d'école pratique, plus faite pour former l'expérience des lecteurs, que les plus belles leçons des moralistes, en ce que la morale se trouvait en action dans ses annales : et l'on sait que l'exemple a plus de pouvoir que le précepte. M. de La Harpe regrette beaucoup qu'on ait perdu l'ouvrage de Trogue Pompée. « Si nous l'avions, dit-il, nous pourrions savoir comment les anciens concevaient le plan d'une histoire universelle. » Je me permettrai de faire remarquer que cette phrase est jetée bien légèrement par l'auteur du Cours de littérature ; car, comme l'ouvrage de Justin n'est que l'ouvrage abrégé, et réduit comme par un procédé d'optique, du grand ouvrage de Trogue Pompée ; comme il est prouvé que Justin a suivi presque servilement le plan de l'auteur original, qu'il n'a rien changé aux divisions de ses livres, qui se retrouvent numériquement les mêmes, lesquels renferment aussi les mêmes faits qui sont seulement moins développés, il est très clair que Justin a reproduit, mais dans un plus petit cadre, l'Histoire universelle de Trogue Pompée, et que, par conséquent, nous n'avons pas rigoureusement besoin de l'œuvre originale de ce dernier pour juger comment les anciens concevaient le plan d'une histoire universelle. M. de La Harpe ajoute que si le plan de Trogue Pompée se trouve reproduit dans le travail de Justin (je pense que c'est mettre en doute une chose positive et prouvée) mais, enfin, si le plan, dit-il, est le même, une histoire universelle ainsi conçue n'est pas ce que nous voudrions aujourd'hui. Cela est possible ; mais c'est une autre question à traiter. Si j'avais le droit d'avoir un avis dans cette autre question si importante, j'oserais penser qu'à juger d'après l'idée qu'on doit se faire d'un si grand travail, on pourrait prononcer que le monde ne possède pas encore une Histoire universelle proprement dite. Mes principes paraîtront rigoureux : mais des principes peuvent être sévères et pourtant justes. Un seul homme peut-être a senti et essayé de résoudre ce grand problème : c'est Bossuet. Voilà bien le génie tel que je me le suis figuré, qui sait se rendre maître de la matière qu'il traite, qui la divise, la distribue, la classe à sa volonté. Les fils de la trame immense qu'il va former sont tous dans ses mains ; ils prendront la place qu'il leur réserve. Mais, il faut le dire, cette trame, d'un tissu admirable, est trop serrée, ce travail a trop de délicatesse : c'est un de ces ouvrages qu'on vaudrait voir exécuter en grand ; c'est la miniature d'un vaste tableau. Le livre de Bossuet sera, si l'on veut, le modèle en or d'un grand édifice ; mais ce grand édifice, quand sera-t-il élevé ? ... On peut le dire : c'est quand au génie capable d'embrasser dans le cadre le plus étendu toutes les époques caractéristiques de l'histoire du genre humain, et assez fécond pour suppléer à ses lacunes, se joindront la capacité de la mémoire qui s'empare de tous les faits, l'esprit de critique qui les discute, le jugement qui les apprécie, l'esprit d'analyse et d'ordre qui les classe et les ordonne, et que, de toutes ces opérations faites simultanément, aucune ne l'aura été au détriment de l'autre, qu'on n'aura pas sacrifié le tout à quelques parties, ou quelques parties au tout ; c'est quand il y aura une judicieuse proportion entre les matières qu'il faudra traiter, et qu'on n'aura exagéré ni diminué leur importance. Le cercle des facultés humaines est borné, et celui des forces que demande cette œuvre prodigieuse est sans limites. Un homme peut exceller dans un art qui n'exige que le concours de quelques sciences ; mais il n'atteindra qu'à une perfection relative dans celui qui semble appeler à sa culture les efforts de l'esprit humain : car, ici, l'homme que j'imagine doit rassembler en lui seul toutes les lumières que nous voyons partagées entre plusieurs. On lui demandera la brillante imagination d'Hérodote ; il faudra qu'il parle de la guerre, de ses opérations, de ses ruses, comme Thucydide, Arrien, Polybe, César, Végèce, etc. ; il faudra qu'il soit aussi profondément versé dans les secrets de la politique et dans ceux de l'homme d'état que Xénophon ; qu'il ait l'abondante élocution de Tite-Live ; qu'il possède l'art de rattacher les époques, comme Paterculus ; la science des antiquités, comme Denys d'Halicarnasse ; et enfin la première de toutes les sciences, celle du cœur humain, à l'égal de Salluste et de Tacite, etc., etc. Comme nous ne pourrons jamais peut-être obtenir ce mieux qu'on peut sentir et souhaiter, contentons-nous du bien que nous possédons. Ainsi, pour revenir au point où je suis resté avant ma digression, je pense, comme M. de La Harpe, qu'en effet nous ne voudrions peut-être pas aujourd'hui d'une Histoire universelle conçue d'après le plan de Trogue Pompée ou de Justin, parce que ce plan nous paraîtrait manquer de méthode ou de critique ; parce que surtout la partie des mœurs, la seule qui soit d'un intérêt bien général, y est traitée et offerte au lecteur de la manière la plus commune : ce qui n'empêche pas pourtant que Justin ne doive être considéré comme peintre de mœurs ; car on trouve dans son ouvrage beaucoup de portraits et de peintures locales fidèlement tracées, mais qui manquent de force dans l'expression, et de ce fini qu'on ne trouve que dans les historiens de première classe.

Lamothe Levayer pense qu'on a beaucoup d'obligations à Justin, et, en général, à ce qu'il nomme les Épitomateurs, c'est-à-dire les faiseurs d'abrégés ; mais particulièrement, dit-il , à Justin, de ce qu'il a réduit si heureusement en petit le grand travail de Trogue Pompée. Il estime que nous n'avons guère de compositions latines plus considérables que l'Epitome de Justin, soit qu'on en considère le style ou qu'on en examine la matière. Il faut convenir pourtant, d'après le peu de reconnaissance qu'on a témoignée en général aux abréviateurs pour toutes les peines qu'ils ont prises, qu'ils se sont livrés à un travail bien ingrat. Les uns ont été accusés d'avoir causé la perte des écrivains originaux, afin d'attirer uniquement sur eux-mêmes les regards et la gratitude des lecteurs ; et, en effet, il n'y a pas, à traits de temps, de manière plus sûre de faire oublier un écrivain que de détruire les monuments qui restaient de lui. Ces malheureux abréviateurs ou faiseurs de résumés d'autrefois, moins en faveur que ceux d'aujourd'hui, ont été attaqués par des outrages ; on les a appelés les teignes, les vers rongeurs des écrivains originaux. A la place de narrations historiques complètes, ils ne nous ont laissé que des écrits tronqués, morcelés, que des rognures. Dans cette accusation, comme dans beaucoup d'autres, on s'est dispensé d'apporter les preuves. Justin a été l'objet d'une attaque pareille, qui me semble, non seulement dénuée de justice, mais même de raison. Il y a un concours de choses qui militent en sa faveur ; et, si l'on veut prendre la peine de faire quelques rapprochements qui viennent comme s'offrir de soi-même, il sera impossible de ne pas absoudre Justin de l'accusation commune à presque tous les abréviateurs, d'avoir causé la perte de l'écrivain qu'il a abrégé. « Doit-on hériter de ceux qu'on assassine ? » Non seulement il n’a pas songé à assassiner Trogue Pompée, mais il n'a pas voulu non plus hériter de lui : cela est démontré jusqu’à l'évidence. Justin, dans sa Préface, rend une entière justice au mérite de l'historien dont il entreprend d'extraire les livres. Je vais dire comment il s'exprime, afin d'apprécier plus sûrement ce grave reproche qu'on lui fait d'avoir soustrait et livré aux flammes l'original qu'il avait pris la peine de réduire. « Plusieurs Romains, dit- il, et même des consuls (entre autres Posthumius Albinus et Rutilius Rufus ) ont écrit l'histoire romaine en grec. Trogue Pompée, homme aussi éloquent que les anciens, aspirant à leur gloire, ou entraîné par le plaisir de faire un ouvrage aussi piquant par sa variété que par sa nouveauté, écrivit en latin l'histoire de la Grèce et du monde entier, afin qu'on pût lire les actions des Grecs dans notre langue, comme on lisait en grec celles des Romains. Une pareille entreprise exigeait à la fois et un grand génie et un grand travail ; car, si la plupart des auteurs regardent l'histoire particulière d'un prince ou d'une nation comme un ouvrage difficile, ne doit-on pas supposer dans Trogue Pompée le courage et l'audace d'Hercule (Herculea audacia), puisque, envisageant l'univers, il a embrassé les événements de tous les siècles, les actions de tous les rois et de tous les peuples, et enchaîné dans un ordre chronologique et distinct, en n'omettant que les choses inutiles, toute cette série de faits dont les historiens grecs ont détaché chacun une partie, et qu'ils ont écrits séparément et de la manière qui leur a été la plus commode ? Pour moi, pendant le loisir dont je jouissais à Rome, j'ai extrait, des quarante-quatre livres qu'il a publiés, tout ce qui m'a paru mériter d’être connu, sans toucher à ce qui s'y trouve de peu agréable et de peu utile, et j'en ai fait, en quelque sorte, un petit bouquet de fleurs (breve veluti florum corpusculum feci), m'étant proposé par là de rappeler l'histoire grecque à ceux qui la savent, et de l'apprendre à ceux qui l’ignorent. Je vous présente, seigneur, cet ouvrage, non pour vous instruire, mais pour le soumettre à vos lumières, et pour vous montrer en même temps, suivant le précepte de Caton, l'emploi que j'ai fait de mon loisir. Votre suffrage suffit présentement ; la postérité, quand l'envie se sera tue, règlera son jugement sur le vôtre.  »

Dans cette épître dédicatoire, témoignage irrécusable, Justin fait clairement la part de Trogue Pompée, et sa propre part. Après cet hommage, qu'il rend à son devancier, peut-on raisonnablement admettre comme possible le crime littéraire dont on l'accuse ? Ce crime n'eût été commis que dans un mouvement de basse envie, qui peut n'être pas sans exemple dans l'histoire des lettres ; mais alors l'homme qui eût été atteint de cette passion méprisable, ne se serait pas sans doute exécuté d'aussi bonne grâce que le fait Justin, n'aurait pas fait si largement, je le répète, la part des autres, je veux dire le plus complet éloge de l'écrivain, au lieu et place de qui il aspirait à se subroger. Il eût fait, au contraire, tout ce qu'il eût été possible de faire pour qu'on oubliât l'écrivain original ; il n'eût pas suivi avec un respect scrupuleux et presque religieux les divisions de ses livres ; il n'eût pas voulu qu'on remarquât qu'il le suivait à la trace (vestigia semper adorat) ; que, sans ce devancier, il n'eût su ni inventer un plan, ni établir l'ordonnance d'un livre, ni, peut-être, l'écrire ; car, tout en resserrant son auteur, il imite les formes de son style, du moins à ce qu'assurent quelques érudits qui ont donné des éditions de Justin, entre autres le savant Gervinus. Ces procédés contradictoires ne sont pas d'un homme qui aurait voulu se parer de l'œuvre d'autrui, comme le geai de la fable, ou bien cet homme-là serait aussi maladroit que ce vil oiseau. Mais c'est peu de cette épître, qui est un trophée élevé en l'honneur de Trogue Pompée ; en plusieurs endroits du corps même de son abrégé, vous remarquez d'autres témoignages d'estime et de respect adressés à cet historien, lesquels ne permettent plus de penser que Justin eût seulement conçu l'idée de la lâcheté qu'on lui impute. Il parle de Trogue Pompée toutes les fois que l'occasion se présente de parler de lui, et il en parle toujours honorablement. Il rapporte des passages de son texte ; par exemple, il dit au livre trente-huitième : « J'ai cru devoir rapporter dans mon Abrégé la harangue de Mithridate à ses soldats, que Trogue Pompée a rendue en style indirect (quam obliquam Pompeius Trogus exposuit), parce qu'il accusait Tite-Live et Salluste d'avoir péché contre les lois de l'histoire, en insérant dans leurs narrations des harangues directes, pour étaler leur éloquence. D'après ces rapprochements et quelques autres que le lecteur peut faire de lui-même en lisant Justin, est-il raisonnable d'entretenir toujours l'idée de cette spoliation dont on flétrit sa mémoire ? Je viens de parler des harangues indirectes : eh bien ! il vénère tout ce qui vient de son modèle, jusqu'à partager son opinion, ou, si l'on veut, ses préjugés sur ce genre d'éloquence ; et il se déclare aussi, par le fait, contre les discours directs. Pour donner le change et détourner tout soupçon d'imitation, il semble qu'il aurait pu prendre cette dernière forme oratoire, qu'il voyait établie d'ailleurs dans beaucoup de bons historiens, soit latins, soit grecs ; et, en supposant que ce fût une faute, c'est, du moins en plusieurs, une de ces fautes heureuses qu'on n'a pas le courage de blâmer. Non, Trogue Pompée avait censuré, dans Tite-Live et dans Salluste, la forme de la harangue directe ; et Justin, respectant les scrupules de son maître, comme nous le disions, n'emploie ordinairement que le style indirect dans ses discours. Dans cette harangue même, adressée par Mithridate à ses soldats pour les exciter contre les Romains, c'est encore le tour indirect et oblique dont il se sert, ainsi que dans la plupart des occasions où il fait parler ses personnages. Cette conduite, si constamment respectueuse envers l'écrivain que l'on déclare à plusieurs reprises vouloir reproduire dans un abrégé, n'est pas le fait d'un homme qui voudrait effacer cet écrivain afin de prendre sa place. La justice donc et le sens commun s'accordent ici pour laver la tache qu'on a voulu imprimer au nom de Justin, que nous allons maintenant tâcher de juger d'après le mérite particulier qui le recommande.

L'abréviateur de Trogue Pompée commence son résumé de l’Histoire générale des peuples à la fondation de la monarchie des Assyriens, sous Ninus, et il le termine à la conquête de l'Espagne par Auguste, ce qui comprend une période de deux mille ans. Il ne suit pas une marche très régulière, où, pour me faire entendre clairement, il n'a pas un ordre de narration bien suivi : on remarque des interpositions dans l'énonciation des faits historiques, dont il change les époques, qu'il altère même quelquefois, ne les ayant pas assez soumis à l'examen de la critique. On lui reproche des inexactitudes : faut-il les mettre sur le compte de Trogue Pompée ou sur son propre compte ? Il faudrait, pour rendre un parti à cet égard, confronter les deux ouvrages : or, cela ne se peut, puisque nous ne possédons que le dernier. Par exemple, il diffère avec Arrien dans le récit de divers événements du règne d'Alexandre. Prenez le récit du sac de Thèbes et du supplice de Callisthène, et vous déciderez que les deux auteurs sont loin d'être d'accord sur les particularités de ce grand siège et de cette grande cause : or, on ne peut raisonnablement croire que ce soit Arrien qui ait manqué à la vérité historique. On lui reproche d'avoir tout-à-fait interverti le système de chronologie suivi par Trogue Pompée, ce qui l'aurait fait tomber dans de graves méprises, dans des bévues extraordinaires. Les bévues et les méprises paraissent prouvées ; mais ont-elles la cause qu'on leur assigne ? Pour prononcer cette fois encore, il faudrait que l'ouvrage de Trogue Pompée fût là, afin que l'on pût vérifier si les erreurs n'ont pas leur source dans ce même ouvrage. Si l'on en croit Vopiscus, Justin ne mériterait pas la confiance de son lecteur : il aurait menti souvent avec impudence. Cela peut être ; mais Vopiscus ne voit aussi dans Tacite, dans Salluste, dans Tite-Live, etc. ., que d'effrontés menteurs : or, le faible Justin se met à l'abri de ces grands noms, et l'on prend le parti du doute, malgré l'autorité de Vopiscus, accusé lui-même par d'autres autorités aussi respectables que la sienne, d'avoir composé souvent avec la vérité. Quant aux récits fabuleux qu'on a droit de reprocher à Justin, qui pousse la crédulité jusqu’à recevoir et vouloir donner comme vrais des contes absurdes, quand il serait présumable que le premier tort dût être rejeté sur Trogue Pompée, Justin n'en reste pas moins blâmable pour avoir conservé si scrupuleusement ce qu'un lui aurait su gré d'avoir passé sous silence.

Les livres de Justin offrent quelques digressions étendues, qu'on lit avec plaisir, mais qui sont peut-être un défaut dans un abréviateur. Ces digressions ont quelquefois de l'intérêt et aussi un but d’instruction. J'en citerais plusieurs exemples, s'il ne fallait pas se borner.

Quelquefois, Justin a le tort de s'arrêter où l'on aimerait qu'il courût rapidement, donnant alors trop d'importance à des détails frivoles, insignifiants ou de peu d'intérêt ; d'autres fois, il serre les événements d'un lien si étroit, qu'on pourrait dire qu'il les étrangle : il y a telle page qui renferme ce qui s'est passé dans l'espace d'un demi-siècle ou d'un siècle, et davantage. Cela ressemble trop aux sommaires d'un livre, ou à sa table de matières ; cela n'instruit pas ceux qui savent, et encore moins ceux qui ne savent rien. Un fait n'est bien retenu que lorsqu'il frappe vivement l'imagination et l'intelligence. Dans le cas dont je parle, tout glisse, au contraire, et tout est perdu. D'autres fois, il sait garder un juste milieu entre la probité et la sécheresse. Alors, il vous fait lire de belles pages ; alors, on sent qu'il écrit avec inspiration ; et, ce qui le prouve, c'est que cette inspiration passe dans votre âme : alors on ne soupçonnerait pas qu’il abrège l'œuvre d'autrui, on croit qu'il travaille avec ses propres idées ; vous vous abandonnez à ses récits, que vous écoutez avec confiance ; vous le suivez avec intérêt de siècle en siècle ; il vous fait connaître les différents peuples qui ont brillé sur la terre d'un éclat plus ou moins soutenu, et il vous laisse une idée assez philosophique de leur caractère et de leur esprit. C'est alors qu'il devient (quoique La Harpe lui refuse ce titre) un peintre de mœurs très attachant, surtout quand ses dessins ou ses tableaux sont composés dans les proportions, je veux dire lorsque les objets n'y sont pas pressés de manière à produire des effets confus.

On remarque dans sa narration un peu d'uniformité, dans sa diction un peu de goût pour l'antithèse. Rollin le juge peut-être sévèrement, lorsqu'il dit que sa latinité n'est pas bien pure ; d'autres juges, très compétents en cette matière, entre autres Lamothe Levayer et plusieurs bons humanistes, lui ont été plus favorables. Il n'a pas le coloris brillant de Quinte-Curce ; mais les tours de ses phrases ont de l'élégance et quelquefois aussi ce caractère de brièveté qui fait qu'on retient facilement la pensée, parce qu'elle est aiguisée en trait, et, pour suivre la comparaison, qu'elle pique dans la mémoire : c'est le mot de Montaigne. Sa philosophie n'a rien d'affecté ; il ne prodigue pas les sentences, il ne se les interdit pas. Les sentences ou maximes de morale, quand il en admet dans son récit, n'y sont souvent qu'une remarque philosophique très simple, très naturelle, et, pour ainsi dire, commandée par la pensée qui précède ou qui va suivre, ou bien une assez bonne transition d'une idée à une autre idée. Ses pensées, ses aperçus, du reste, ont peu de profondeur en général et d'élévation. Il ne sort pas trop de l'ordre commun ; il ne surprend pas ; il n'éblouit pas : on ne l'admire pas, on l'approuve. Il faut convenir pourtant qu'il a quelques morceaux qui se distinguent et qui le placent sur la ligne des meilleurs écrivains : ces bonnes fortunes sont rares. Elles lui arrivent lorsqu'il ne gâte pas ses inspirations par l'abus de l'esprit. Là où domine l'antithèse, on sait bien que le sentiment ne règne plus. Je ne dis pas qu'il faille proscrire cette figure : nos écrivains les plus éloquents s'en servent avec succès ; mais ils la ménagent, et ils placent les oppositions plutôt dans les choses que dans les mots. C'est dans ses parallèles que Justin a le plus abusé de l'antithèse. Le parallèle, en général, est un genre faux, en ce qu'il ne se forme le plus souvent que de rapprochements forcés. On veut établir des rapports de similitude ou de dissimilitude entre deux personnages, et l'on fausse leur caractère pour marquer les points de comparaison. Les meilleurs écrivains ont échoué ou n'ont qu'à moitié réussi dans cette partie difficile de la rhétorique : pardonnons à Festus d'y laisser beaucoup à désirer. On lui fera moins de reproches en ce qui tient, chez lui, à la partie descriptive. Il a, en effet, des descriptions d'un assez brillant effet, et quelques discours oratoires en style indirect, où l'on remarque des mouvements de véritable éloquence. De toutes les traductions de Justin, la meilleure, jusqu'à ce moment, était celle de l'abbé Paul. Elle est écrite avec facilité, clarté, fidélité, et n'est pas dénuée d'élégance. Le style est correct, mais il mangue de coloris. Les notes qui accompagnent le travail (et le traducteur lui-même le déclare) sont un extrait substantiel de celles qu'on trouve dans l'édition Dauphine du père Cantel, jésuite. Justin doit offrir peu de difficultés à ses interprètes, parce que sa manière tient au genre tempéré ; et Rollin semble reconnaître aussi qu'il est d'une interprétation facile, puisqu'il le place parmi les auteurs qu'on peut livrer, dit-il, à l'explication des élèves de la quatrième, dans les collèges. Le seul embarras qu'il puisse causer, c'est, en quelques endroits où il est nécessaire, d'adoucir, dans la version, des traits qui sont trop acérés dans le texte, ou de jeter un voile sur certaines peintures, trop libres dans notre langue :

Le latin dans les mots brave l'honnêteté ;
Mais le lecteur français veut être respecté.

Pour dernière remarque sur Justin, j'ajouterai que quelques critiques superficiels, ou d'un esprit qui se plaît à n'être jamais de l'opinion reçue, assurent que Justin écrivit lorsque les lettres, subissant le destin des conquêtes, furent transportées à Constantinople, après que l'empire y eut établi son siège, c'est-à-dire deux siècles plus tard qu'on ne marque l'époque où Justin publiait ses livres. Cette assertion est dénuée de preuves et de vraisemblance. Il faut s'accorder à placer Justin sous Antonin le Pieux, comme nous l'avons dit ; et il ne faut pas non plus le confondre avec saint Justin, qui, dans ses écrits, ne s'est jamais exprimé que dans l'idiome grec, et qu'Eusèbe, Photius et saint Jérôme n'ont jamais regardé comme l'abréviateur de Trogue Pompée.

LAYA, de l’Académie française.

 

EXTRAIT DE L'HISTOIRE ABRÉGÉE DE LA LITTÉRATURE LATINE PAR SCHOELL.

On place communément sous le règne des Antonins l'abréviateur Justin, nommé, dans un ancien manuscrit de Florence, M. Junianus Justinus, et dans d'autres, M. Justinus Frontinus. On n'a cependant d’autre motif, pour lui assigner cette époque, que la dédicace de son ouvrage adressée à Marc Aurèle ; mais plusieurs critiques regardent la ligne qui, dans les manuscrits, exprime cette dédicace, comme ayant été ajoutée au texte par quelque copiste ignorant qui aurait confondu cet écrivain avec Justin le Martyr. On ne sait au reste rien sur la vie de Justin. Il a fait un extrait du grand ouvrage historique de Trogue Pompée. Cet abrégé est intitulé : Historiarum Philippicarum et totius mundi originum, et terrae situs, ex Trogo Pompeio excerptarum libri XLIVa Nino ad Caesarem Augustum.

Nous avons déjà remarqué plus haut que, dans ses extraits, Justin a choisi de préférence les faits et les passages qu'il jugeait particulièrement intéressants ; les autres événements ne sont rapportés que brièvement et seulement par forme de transition. Pour apprécier l'ouvrage de Trogue Pompée et celui de Justin, sous le rapport de la confiance qu'ils méritent comme historiens, il faudrait connaître les sources où le premier a puisé.

Son abréviateur ne les indique pas. A force de recherches, des critiques modernes se sont flattés de parvenir à deviner en partie les autorités que Trogue Pompée a eues sous les yeux. Nous allons réunir l'indication de ces sources à un aperçu du plan suivi par Trogue Pompée :

Livre I. Histoire des empires des Assyriens, des Mèdes et des Perses, jusqu'à Darius, fils d'Hystaspe.

Livre II. Digression sur les Scythes, les Amazones et les Athéniens ; des rois d'Athènes, de la législation de Solon, de la tyrannie des Pisistratides, de leur expulsion qui engagea Athènes dans une guerre avec les Perses, de la bataille de Marathon. Histoire de Xerxès, successeur de Darius, et de sa guerre avec les Grecs.

Livre III. Avènement d'Artaxerxe. Digression sur les Lacédémoniens, sur la législation de Lycurgue et la première guerre de Messène. Commencement de la guerre du Péloponnèse.

Livre IV. Suite de la guerre du Péloponnèse. Expédition en Sicile ; digression sur cette île.

Livre V. Fin de la guerre du Péloponnèse. Les trente tyrans et leur expulsion par Thrasybule. Expédition de Cyrus, et retraite des dix mille.

Livre VI. Expéditions de Dercyllidas et d'Agésilas, en Asie. Guerre des Thébains. Paix d'Antalcias. Exploits d'Épaminondas. Philippe de Macédoine commence à s'immiscer dans les affaires de la Grèce.

Dans ces six premiers livres, qui doivent être regardés comme une espèce d'introduction à l'Histoire de l'empire de Macédoine, véritable objet de Trogue Pompée, son principal guide a été Théopompe ; il a cependant complété les données que lui fournissait cet écrivain par celles qu’il trouvait dans Hérodote et Ctésias, et même dans les mythographies.

Livre VII. Digression sur la Macédoine antérieurement à Philippe.

Livre VIII. Histoire de Philippe et de la guerre sacrée.

Livre IX. Fin de l'histoire de Philippe.

Livre X. Suite et fin de l’histoire des Perses sous Artaxerxès Mnémon, Ochus et Darius Codoman.

Dans ces quatre livres, Trogue Pompée paraît n'avoir fait que traduire Théopompe.

 

Livre XI. Histoire d'Alexandre-le-Grand depuis son avènement au trône jusqu’à la mort de Darius.

Livre XII. Événements arrivés en Grèce perdant l'absence d'Alexandre ; expéditions de ce prince en Hyrcanie et dans l'Inde ; sa mort.
Dans ces deux livres, on ne trouve aucun fait qui ne soit connu par les autres écrivains dont les ouvrages nous restent.

 

Livres XIII - XV. Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre.

Livre XVI. Suite de l'histoire de la Macédoine jusqu’à l'avènement de Lysimaque.

Cette partie de l'Histoire de Justin est si peu complète, qu'on ne saurait deviner les sources où Trogue Pompée a puisé ; on suppose que les digressions sur Cyrène et sur Héraclée sont tirées de Théopompe, et que l'épisode de l'Inde est de Mégasthènes.

 

Livre XVII. Histoire de Lysimaque. Digression sur l'Épire avant Pyrrhus.

Comme dans ce livre Justin se montre très partial en faveur de Séleucus et contraire à Lysimaque, on pense que Jérôme de Cardie a été le guide de son original.

Livre XVIII. Guerre de Pyrrhus en Italie et en Sicile. Digression sur l'histoire ancienne de Carthage.

Livre XIX. Guerre des Carthaginois en Sicile.

Livre XX. Denis de Syracuse transporte le théâtre de la guerre dans la grande Grèce. Digression sur Métaponte.

Livre XXI. Histoire de Denys le Jeune.

Livres XXII et XXIII. Histoire d'Agathocle.

Ces six livres de Justin sont fort importants ; ils renferment à peu près tout ce que nous savons sur les Carthaginois avant leurs démêlés avec les Romains. Ce qu'il dit de Syracuse et de la grande Grèce, Trogue Pompée l'a tiré de Théopompe, et, par forme de supplément, de Timée : ce dernier paraît notamment la source de l'histoire d'Agathocle.

 

Livre XXIV. Suite de l'histoire de la Macédoine. Invasion des Gaulois sous Brennus.

Livre XXV. Antigone Gonatas, roi de Macédoine. Établissement des Gaulois en Bithynie.

Livre XXVI. Suite de l'histoire de la Macédoine.

Livre XXVII. Seleucus, roi de Syrie.

Livre XXVIII. Suite de l'histoire de la Macédoine jusqu'à l'avènement de Philippe.

Livre XXIX. Guerre de Philippe avec les Romains.

Phylarque a été la principale autorité de Trogue Pompée dans ces six livres.

 

Livre XXX. Suite de la guerre de Macédoine. Alliance des Étoliens avec Antiochus-le-Grand.

Livre XXXI. Annibal engage Antiochus à faire la guerre aux Romains. Guerre de Syrie.

Livre XXXII. Mort de Philopœmen. Guerre des Romains avec Persée. Mort d'Annibal.

Livre XXXIII. Fin du royaume de Macédoine.

Livre XXXIV. Guerre des Achéens. Suite de l'histoire de Syrie.

Livre XXXV. Démétrius I et II, rois de Syrie.

Ces six livres sont extraits de Polybe.

 

Livre XXXVI. Suite de l'histoire des rois de Syrie. Digression sur les Juifs. Le royaume de Pergame devient une puissance romaine.

Livre XXXVII. Histoire de Mithridate-le-Grand.

Livre XXXVIII. Suite de l'histoire de Mithridate-le-Grand. Ptolémée Physcon, roi d'Espagne. Suite de l'histoire de Démétrius, roi de Syrie.

Livre XXXIX. Suite de l'histoire de Syrie et d'Égypte.

Livre XL. Fin du royaume de Syrie.

Livre XLI. Histoire des Parthes.

Livre XLII. Suite de l'histoire des Parthes. Histoire de l'Arménie.

Pour une grande partie de ce qui est rapporté dans ces sept livres, Justin est la principale source historique. La comparaison de ces livres avec les fragments de Posidonius de Rhodes, qui nous ont été conservés par Athénée, a fait voir que cet historien a été le guide de Trogue Pompée. Posidonius, qui était lié d'amitié avec Pompée, avait publié une Histoire de quatre-vingt-deux années qui se sont écoulées entre la destruction de Corinthe et le bouleversement de l'empire de Syrie ; c'était un ouvrage considérable, composé de cinquante-deux livres. La digression sur les Juifs est remplie de confusion : on sait quelles idées fausses on avait de ce peuple du temps d'Auguste et même encore à l'époque de Tacite ; mais on est surpris que Justin n'ait pas été en état de rectifier les erreurs qui se trouvaient dans son original.

 

Livre XLIII. Histoire ancienne de Rome et de Marseille. Dans la dernière partie, Dioclès de Péparèthe a été la source de Trogue Pompée.

Livre XLIV. Histoire de l'Espagne, tirée probablement de Posidonius.

Telles sont les autorités suivies par Trogue Pompée, et, par conséquent, par son abréviateur. On doit observer, au reste, que la chronologie est entièrement négligée dans l'ouvrage de Justin, comme dans la plupart des historiens anciens. Justin manque souvent de critique, et ses réflexions ne montrent pas beaucoup de sagacité. Son style est correct, simple, élégant, mais inégal ; il est bien préférable à celui de Florus.