Helmold

HELMOLD DE BOSAU

 

Chronique des Slaves : CVIII

Œuvre numérisée et traduite par Marc Szwajcer

 

 

 

 

HELMOLD DE BOSAU

 

CHRONIQUE DES SLAVES

 

 

L’évêque Absalon renverse le dieu Svantevit à Arkona en 1169. (Tableau de Laurits Tuxen)

 

 

De Zuantevit Ruianorum symulachro. Capitulum CVIII.

In tempore illo congregavit Waldemarus rex Danorum exercitum grandem et naves multas, ut iret in terram Rugianorum ad subiagandum eam sibi. Et adiuverunt eum Kazemarus et Buggezlavus, principes Pomeranorum, et Pribizlavus princeps Obotritorum, eo quod mandasset dux Slavis ferre auxilium regi Danorum, ubicumque forte manum admovisset subiugandis exteris nationibus. Prosperatum est igitur opus in manibus regis Danorum, et obtinuit terram Rugianorum in manu potenti, et dederunt ei pro sui redemptione quicquid rex imposuisset. Et fecit produci simulachrum illud antiquissimum Zuantevith, quod colebatur ab omni natione Slavorum, et iussit mitti funem in collo eius et trahi per medium exercitum in oculis Slavorum et frustatim concisum in ignem mitti. Et destruxit fanum cum omni religione sua et erarium locuples diripuit. Et precepit, ut discederent ab erroribus suis, in quibus nati fuerant, et assumerent cultum veri Dei. Et dedit sumptus in edificia ecclesiarum, et erectae sunt duodecim ecclesiae in terra Rugianorum, et constituti sunt sacerdotes, qui gererent populi curam in his quae Dei sunt. Et affuerunt illic pontifices Absalon de Roschilde et Berno de Magnopoli. Hii adiuverunt manus regis cum omni diligentia, ut fundaretur cultus domus Dei nostri in natione prava atque perversa. Erat autem tunc temporis princeps Rugianorum vir nobilis Iaremarus, qui audita veri Dei cultura et fide catholica alacriter ad baptisma convolavit, precipiens omnibus suis etiam secum sacro baptismate renovari. Ipse vero factus Christianus tam in fide firmus quam in predicacione erat stabilis, ut secundum Paulum iam a Christo vocatum videres. Qui fungens vice apostoli gentem rudem et beluina rabie sevientem partim predicacione assidua, partim minis ab innata sibi feritate ad novae conversacionis religionem convertebat.

De omni enim natione Slavorum, quae dividitur in provincias et principatus, sola Rugianorum gens durior ceteris in tenebris infidelitatis usque ad nostra tempora perduravit, omnibus inaccessibilis propter maris circumiacentia. Tenuis autem fama commemorat Lodewicum Karoli filium olim terram Rugianorum obtulisse beato Vito in Corbeia, eo quod ipse fundator extiterit cenobii illius. Inde egressi predicatores gentem Rugianorum sive Ranorum ad fidem convertisse feruntur illicque oratorium fundasse in honore Viti martiris, cuius veneracioni provincia consignata est. Postmodum vero, ubi Rani, qui et Rugiani, mutatis rebus a luce veritatis aberrarunt, factus est error peior priore; nam sanctum Vitum, quem nos servum Dei confitemur, Rani pro deo colere ceperunt, fingentes ei simulachrum maximum, et servierunt creaturae pocius quam creatori. Adeo autem haec supersticio apud Ranos invaluit, ut Zuantevith deus terrae Rugianorum inter omnia numina Slavorum primatum obtinuerit, clarior in victoriis, efficacior in responsis. Unde etiam nostra adhuc etate non solum Wagirensis terra, sed et omnes Slavorum provinciae illuc tributa annuatim transmittebant, illum deum deorum esse profitentes. Rex apud eos modicae estimacionis est comparacione flaminis. Ille enim responsa perquirit et eventus sortium explorat. Ille ad nutum sortium, porro rex et populus ad illius nutum pendent.

Inter varia autem libamenta sacerdos nonnunquam hominem Christianum litare solebat, huiuscemodi cruore deos omnino delectari iactitans. Accidit ante paucos annos maximam institorum multitudinem eo convenisse piscacionis gratia. In Novembri enim flante vehementius vento multum illic allec capitur, et patet mercatoribus liber accessus, si tamen ante deo terrae legitima sua persolverint. Affuit tunc forte Godescalcus quidam sacerdos Domini de Bardewich invitatus, ut in tanta populorum frequentia ageret ea quae Dei sunt. Nec hoc latuit diu sacerdotem illum barbarum et accersitis rege et populo nuntiat irata vehementius numina nec aliter posse placari, nisi cruore sacerdotis, qui peregrinum inter eos sacrificium offerre presumpsisset Tunc barbara gens attonita convocat institorum cohortem rogatque sibi dari sacerdotem, ut offerat deo suo placabilem hostiam. Renitentibus Christianis centum marcas offerunt in munere. Sed cum nil proficerent, ceperunt intentare vim et crastina bellum indicere. Tunc institores onustis iam de captura navibus nocte illa iter aggressi sunt et secundis ventis vela credentes tam se quam sacerdotem atrocibus ademere periculis.

Quamvis autem odium Christiani nominis et supersticionum fomes plus omnibus Slavis apud Ranos invaluerit, pollebant tamen multis naturalibus bonis. Erat enim apud eos hospitalitatis plenitudo, et parentibus debitum exhibent honorem. Nec enim aliquis egens aut mendicus apud eos aliquando repertus est. Statim enim, ut aliquem inter eos aut debilem fecerit infirmitas aut decrepitum etas, heredis curae delegatur plena humanitate fovendus. Hospitalitatis enim gratia et parentum cura primum apud Slavos virtutis locum optinent. Ceterum Rugianorum terra ferax frugum, piscium atque ferarum. Urbs terrae illius principalis dicitur Archona.

 

CHAPITRE CVIII

Zvantovit,[1] idole des Rugiens

À cette époque, Valdemar, roi du Danemark, rassembla une forte armée et une flotte considérable pour aller sur la terre des Rugiens afin de se la soumettre. Se joignirent à lui : Pribizlas, prince des Obotrites, Casimir et Bogislas, princes de Poméranie, avec leurs corps de troupes, car le duc avait ordonné aux Slaves de soutenir le roi du Danemark, lorsqu’il entamerait la conquête des peuples étrangers. Son opération réussie, le roi du Danemark s'empara de l'île,[2] et les habitants, pour se racheter, consentirent à tout ce qu'il demanderait.

Il fit donc apporter une très ancienne idole de Zvantovit qui était adorée par toute la nation des Slaves, ordonna, sous les yeux des Rugiens, de lui passer une corde au cou, de la couper en morceaux et de la jeter au feu. Il détruisit son sanctuaire, tout son culte, et pilla son riche trésor. Il ordonna aux insulaires de reconnaître leurs erreurs, et de s’initier au respect du dieu véritable. Il mit en place des moyens pour construire des églises. Douze églises furent élevées sur la terre des Rugiens et on ordonna des prêtres qui s’occuperaient du peuple pour toutes les affaires spirituelles. Il y avait là les évêques Absalon de Roskilde[3] et Bernon de Mecklenburg. Ils prêtèrent leur concours au roi afin de mettre en place la maison de notre Dieu parmi cette génération dévoyée et dépravée.[4] À cette époque le prince des Rugiens était un noble nommé Jaromar,[5] qui, ayant compris le culte du dieu véritable et la foi catholique, accepta ardemment le baptême, ordonnant à tous les siens de se renouveler avec lui dans le baptême sacré.[6] Devenu chrétien, il fut aussi ferme dans sa foi qu’en sermonnant, de sorte qu’on vit en lui un second Paul, appelé le Christ. En accomplissant la tâche de l'apôtre, il s’acquitta parmi ce peuple ignorant et cette populace sauvage, en partie par un sermon continuel, en partie par des menaces, de les convertir à la nouvelle religion.

[7]De toute la nation des Slaves, qui est divisée en provinces et en principautés, celle des Rugiens fut la plus obstinée dans les ténèbres de l’infidélité; elle y persista jusqu'à nos jours. Une vieille légende raconte que Louis, fils de Charles, offrit autrefois la terre des Rugiens au bienheureux Vitus de Corvey, parce qu'il était le fondateur de ce monastère. Des prédicateurs venus de cette abbaye convertirent, dit-on, le peuple des Rugiens et fondèrent chez lui un oratoire en l'honneur du martyr Vitus, au culte duquel la province fut consacrée. Bientôt les Rugiens abandonnèrent la lumière de la vérité et tombèrent dans une erreur pire que la première; car, ce même saint Vitus que nous appelons le serviteur de Dieu, ils se mirent à l’adorer comme un dieu, lui faisant une grande statue, et ils servirent la créature plutôt que le créateur. Or cette superstition s'établit si bien que Zvantovit, dieu de la terre de Rügen, devint le premier dieu des Slaves, plus clair dans la victoire, plus convaincant par ses réponses.

De nos jours encore, non seulement le pays des Wagriens, mais toutes les provinces slaves lui envoyaient leurs tributs annuellement et le reconnaissaient pour le dieu des dieux. Le roi jouit chez eux d’une estime plus modeste que celle attribuée au prêtre. Car ce dernier recherche soigneusement les oracles et interprète les événements fixés par le sort. Parmi les diverses victimes,[8] ils sacrifiaient parfois un chrétien et affirmaient que les dieux étaient surtout réjouis par le sang chrétien.

Voici ce qui arriva il y a quelques années quand un grand nombre de marchands se réunirent ici pour la pêche. Car en novembre, quand les vents soufflent plus fort, on peut trouver là une grande quantité de harengs, et alors on donne libre accès aux marchands, si cependant ils paient ce qui est dû au dieu de cette terre. Il y avait alors là par hasard un certain Godescalc, un certain prêtre invité Dominus de Bardewich qui fit l'office divin devant une telle foule. Mais cela se fit longtemps en secret du prêtre des païens. Ce dernier, appelant le roi et le peuple, leur annonça que les dieux étaient fortement irrités contre eux et qu’on ne pourrait apaiser leur volonté, qu’en offrant le sang de ce prêtre, qui avait fait parmi eux le sacrifice selon un rite étranger. Alors, frappé de terreur, le peuple païen convoqua la foule des marchands et lui demanda de leur donner le prêtre pour qu’il fût apporté à leur dieu en qualité de victime. Devant l’opposition des chrétiens, ils leur offrirent en prime 100 marks. Mais comme rien ne put les décider, ils commencèrent le lendemain à user de la force et à leur déclarer la guerre. Alors les marchands, ayant chargé leurs navires la nuit même, s’enfuirent et, confiant les voiles au vent arrière, libérèrent le prêtre de cet horrible danger. Bien que la haine du christianisme et la stimulation de la superstition soient plus forts chez les Ranes[9] que chez d'autres Slaves, ils possédaient cependant de nombreuses qualités naturelles.

Car l'hospitalité leur est naturelle dans une large mesure, et ils donnent aux parents le respect nécessaire. Parmi eux on ne peut trouver nulle part un pauvre ou un mendiant car, dès que l’un d'eux s'affaiblit à cause de la maladie ou vieillit en âge, on le confie en toute hâte aux soins des héritiers pour que ces derniers s’en chargent avec la plus grande bienveillance. Car l'hospitalité et le soin des parents occupent chez les Slaves la première place parmi les vertus. En outre, la terre rugienne est riche en fruits, en poisson et en bêtes sauvages. La principale ville de cette terre s'appelle Arkona.


 

 


 

 

 

[1] Ou encore Sventevith, Svetovid, Suvid, Svantevit, Svantovit, Svantovít, Swantovít, Sventovit, Zvantevith, Świętowit, Światowid, Sutvid.

[2] La prise par les Danois de la principale ville, Arkona, et la destruction du sanctuaire de Zvantevith eut lieu en 1168. Saxo Grammaticus dans sa "Chronique" fournit des détails.

[3] Evêque de Roskilde (1158 — 1191) puis à la suite d'Eskil, archevêque de Lund de 1177 à 1201, primat du Danemark, ministre de Valdemar Ier. Prélat guerrier, il délivra le Danemark des incursions des pirates Wendes qui infestaient la Baltique et vainquit en 1184 le duc de Poméranie Bogusław Ier. Il est, selon Saxo Grammaticus, à l’origine de la création de la citadelle de Hafnia, future Copenhague.

[4] Epître aux Philippiens, 2, 15.

[5] Jaromar Ier de Rügen (avant 1141 — avant août 1218) devient, après la mort de son frère Tezlaw de Rügen, prince de Rügen. Il est le premier duc de Rügen a exercé le pouvoir sous la suzeraineté durable du Danemark. Wikipédia.

[6] Selon certains, Jaromir se convertit en 1167; selon d’autres en 1170.

[7] Une grande partie de la traduction de ce paragraphe provient de Louis Léger, La mythologie slave, 1901.

[8] Cf. ch. VI et LII.

[9] I.e. les Rugiens.