ETIENNE HARDING (?)
PETIT EXORDE
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Désigné plus communément sous le nom de
OUS, premiers fondateurs de l'Eglise de Cîteaux, faisons connaître, par le présent écrit, à ceux qui viendront après nous, la canonicité, l'autorité, les personnes, l'époque, le monastère, le genre de vie qui en ont marqué le commencement.
En leur racontant les faits avec une exacte vérité, nous nous proposons de leur faire aimer davantage l'observance de la Sainte Règle, de les attacher plus fortement à ce lieu dans lequel, par la miséricorde du Seigneur, nous avons commencé nous-mêmes à la pratiquer.
Puissions-nous les exciter à prier pour nous, qui avons porté constamment le poids du jour et de la chaleur!
Plaise à Dieu qu'ils ne reculent jamais dans le chemin étroit et difficile, que la Sainte Règle nous trace, jusqu'au moment où ils verront couronner leurs luttes et leurs travaux ; et qu'après avoir déposé l'enveloppe terrestre ils soient mis en possession de l'éternelle félicité !
'AN de l'Incarnation du Seigneur 1098, Robert, de bienheureuse mémoire, premier Abbé de Molesme, au diocèse de Langres, se rendit avec quelques-uns de ses religieux auprès du vénérable Hugues, alors Légat du Saint-Siège et Archevêque de Lyon. Ces moines venaient promettre de se conformer en tout désormais aux saintes observances de la Règle de leur Père Saint Benoît.
Et pour mettre avec plus de liberté ce projet à exécution, ils sollicitaient instamment l'appui du vénérable Prélat et la protection du Siège Apostolique. Le Légat, charmé d'une telle demande, s'y montra très favorable, et par la lettre suivante, il jeta le premier fondement de ce grand édifice.
HUGUES, Archevêque de Lyon, Légat du Siège Apostolique, à Robert, Abbé de Molesme, et à ses Frères qui veulent servir Dieu selon la Règle de Saint Benoît.
IEN-AIMÉ Fils, que tous ceux qui se réjouissent des accroissements de la Sainte Eglise notre Mère, sachent que vous vous êtes présenté devant nous, à Lyon, avec quelques-uns de vos Frères du monastère de Molesme. Vous nous avez déclaré que vous aviez formé le dessein de suivre désormais parfaitement et à la lettre, la Règle de Saint Benoît, Règle qui n'est gardée à Molesme qu'avec négligence et tiédeur.
« Mais, comme dans votre monastère des causes multiples ne vous permettraient pas d'exécuter cette pieuse résolution, voici de quelle manière nous entendons pourvoir au salut éternel et de ceux qui quitteront Molesme et de ceux qui continueront à l'habiter. Il nous semble expédient que vous alliez vous établir ailleurs: la Providence ne manquera pas de vous faire trouver une autre place où vous pourrez, avec plus de profit et de paix, vous appliquer au service de Dieu.
« Quand vous vîntes nous soumettre votre pieux dessein, nous en fûmes heureux et nous vous conseillâmes d'y demeurer fidèles. Aujourd'hui, par les présentes, nous vous enjoignons à vous, Robert, Abbé, à vos Frères Albéric, Odon, Jean, Etienne, Letald et Pierre, ainsi qu'à tous ceux qui régulièrement et d'un commun accord se joindraient à vous, nous vous enjoignons de persévérer dans votre noble entreprise. Nous la confirmons pour toujours de l'Autorité Apostolique par l'apposition de notre sceau. »
ORTS de l'appui d'une si haute et si imposante autorité, l'Abbé Robert et les religieux qui l'avaient suivi revinrent à Molesme. Là, ils choisirent parmi les Frères déjà soumis par des vœux à la Sainte Règle, ceux qu'ils reconnaissaient les plus aptes à partager leur entreprise. Ils se trouvèrent bientôt, tant ceux qui étaient allés à Lyon se présenter au Légat que ceux qui avaient été pris postérieurement dans le monastère, au nombre de vingt et un.
Ainsi augmentée, la petite troupe se dirigea avec ardeur vers une solitude située dans le diocèse de Châlons et connue sous le nom de Cîteaux. C'était un affreux désert, inculte, boisé, retraite ordinaire des bêtes fauves et dont les hommes n'auraient osé approcher.
Un tel lieu, précisément parce qu'il était plus inaccessible et qu'il inspirait à tous plus d'horreur, parut très propre au dessein que ces hommes avaient formé. Avec l'approbation de l'Evêque et l'assentiment du seigneur-propriétaire, ils se mettent à l'œuvre et, sans différer, les voilà déblayant le terrain, arrachant les arbres, les ronces, les broussailles qui l'encombrent et commençant la construction d'un monastère.
Durant leur séjour à Molesme, ces pieux moines s'étaient souvent entretenus, dans un esprit de zèle, de la transgression manifeste de la Règle de leur Père Saint Benoît. Ils étaient affligés de voir que personne parmi eux ne gardait cette Sainte Règle avec fidélité, quoiqu'ils eussent fait solennellement le vœu de l'observer. Tel était le motif, nous l'avons déjà dit, qui les avait portés à venir dans cette solitude, après avoir recouru à l'autorité du Légat Apostolique. Désormais ils pouvaient, fidèles à leur profession, embrasser avec amour leur Règle et l'observer dans tous ses points.
Le monastère qu'ils venaient de commencer était pauvrement construit en bois ; mais la Providence vint à leur secours.
Le Duc de Bourgogne, Eudes, touché de la vie sainte et fervente de ces moines et pressé d'autre part par les lettres suppliantes du Légat, voulut encourager lui-même cette œuvre et se chargea d'en faire tous les frais. Là ne se bornèrent pas les effets de sa bienveillance. Longtemps encore il leur prodigua toutes les choses nécessaires à la vie et les pourvut largement de terres et de troupeaux.
ERS cette même époque, par ordre du Légat Apostolique, l'Abbé Robert reçut de l'Evêque du Diocèse, avec le bâton Pastoral, la charge de gouverner ses Frères. Quant aux religieux eux-mêmes dont il devenait le Père, ils promirent sans délai, sur l'avis qu'il leur en donna, leur stabilité à Cîteaux. Voilà comment le Nouveau-Monastère, sous la protection du Légat du Saint-Siège, fut canoniquement érigé en Abbaye.
ES que l'Eglise de Cîteaux fût érigée en Abbaye, quelques moines de Molesme, pressés par Dom Geoffroy leur Abbé, viennent à Rome, auprès du Pape Urbain, pour demander que Robert soit rendu à son premier monastère. Le Pape, cédant à leurs instances poussées jusqu'à l'extrême, mande au vénérable Hugues, son Légat, de ménager, s'il était possible, le retour de l'Abbé Robert à Molesme. Il lui enjoignait en même temps de veiller à ce que les moines de Cîteaux ne fussent point inquiétés dans leur désert où ils étaient heureux de vivre.
URBAIN, Evêque, Serviteur des serviteurs de Dieu, à Notre Vénérable Frère et Co-évêque, Hugues, Légat du Saint-Siège, Salut et Bénédiction Apostolique.
OUS venons d'entendre le cri des religieux de Molesme réclamant avec instance le retour de leur Abbé. Sans lui, disent-ils, c'en est fait de toute observance religieuse dans leur monastère. Ils affirment même que le départ de leur Abbé a attiré sur eux l'animadversion des princes et de tous leurs voisins.
« Vaincu par les plaintes de ces moines, Nous faisons savoir à votre Dilection, qu'il Nous serait agréable, si la chose est possible, que l'Abbé Robert passe de son désert au monastère qu'il a quitté. Dans le cas où l'ordre que Nous donnons ne pourrait recevoir son accomplissement, employez tous vos soins pour que ceux qui sont attachés de cœur à la solitude de Cîteaux puissent y demeurer en paix. Faites aussi que les religieux de Molesme observent une exacte discipline. »
Après avoir lu ces Lettres, le Légat prit conseil de personnages graves et craignant Dieu et rendit la décision consignée dans le Décret suivant.
HUGUES, Serviteur de l'Eglise de Lyon, à son très cher Frère Robert, Evêque de Langres, Salut.
L nous a paru nécessaire de porter à la connaissance do-votre Fraternité la décision prise par nous au sujet de Molesme. Afin de traiter cette affaire avec plus de maturité, nous avons convoqué une assemblée à Pierre-Scise où les moines de Molesme, munis de vos Lettres, se sont présentés devant nous. Ils nous ont exposé la détresse et le discrédit de leur monastère par suite de l'éloignement de Robert : ils veulent à tout prix que cet Abbé leur soit rendu. Sans lui, disent-ils, jamais l'Eglise de Molesme ne retrouvera la paix et la tranquillité ; jamais sans lui la régularité ne reprendra son ancienne vigueur. « Geoffroy lui-même, que vous avez donné comme successeur à Robert, s'est présenté devant nous. Il se disait prêt à céder de grand cœur le siège Abbatial à son Père, s'il nous plaît de le rendre à l'Eglise de Molesme.
« Prenant en considération votre requête et celle de ces religieux, après avoir relu les Lettres par lesquelles le Saint-Père s'en remet à nous de cette affaire, et sur l'avis de plusieurs personnes graves, Evêques et autres assemblés ici, nous accédons à vos supplications et à celles des religieux de Molesme. Nous rendons à leur Eglise le Chef qu'ils réclament.
« Toutefois, avant de retourner à Molesme, Robert ira à Châlons déposer entre les mains de notre Frère, l'Evêque de ce lieu, la charge et le bâton Pastoral qu'il en a reçus. C'est à lui que Robert a fait la promesse d'obéissance demandée aux Abbés ; il priera l'Evêque de Châlons de l'en relever, de son côté, lui-même déchargera les religieux de Cîteaux du vœu d'obéissance qu'ils ont fait entre ses mains.
« Nous autorisons les Frères qui avaient suivi Robert au Nouveau-Monastère, à retourner à Molesme avec lui. Nous mettons toutefois cette condition expresse qu'on s'abstiendra désormais de toute tentative de changement entre les religieux de Molesme et ceux de Cîteaux ; nul ne cherchera à en attirer un autre, contrairement aux règles données par Saint Benoît pour l'admission des religieux d'un monastère connu. — Cela fait, nous renvoyons Robert à votre Dilection ; qu'il lui plaise le réintégrer dans la charge d'Abbé de Molesme. Si plus tard, Robert venait à quitter de nouveau son monastère, du vivant de l'Abbé Geoffroy, nous défendons d'élire un successeur avant d'avoir obtenu notre assentiment, le vôtre et celui de ce même Abbé Geoffroy. Nous voulons que toutes ces mesures soient considérées comme émanant de l'Autorité Apostolique.
« Quant à la chapelle et aux divers objets que Robert a apportés au Nouveau-Monastère, ils devront être laissés aux moines de Cîteaux, même un Bréviaire qu'ils garderont seulement jusqu'à la Fête de saint Jean-Baptiste pour en prendre copie. Ceux de Molesme y consentent, pourvu qu'à cette époque il leur soit rendu.
« Etaient présents à notre assemblée les Evêques : Mérigald d'Autun, Gauthier de Châlons, Bernard de Mâcon, Ponce de Belley; les Abbés: Pierre de Tournus, Laurent de Dijon, Josserand d'Ainay ; en outre, Pierre, camérier du Saint-Père et plusieurs autres personnages recommandables. »
L'Abbé Robert, acceptant toutes ces décisions, s'est mis à même de les exécuter. Il a délié les Religieux Cisterciens du vœu d'obéissance qu'ils lui avaient fait, soit à Cîteaux, soit à Molesme. Déchargé lui-même de son Abbaye par l'Evêque de Châlons, il est revenu à Molesme, suivi de quelques religieux moins attachés de cœur au désert de Cîteaux. L'Autorité Apostolique a rétabli la paix et le bon accord dans ces deux monastères. — L'Abbé Robert emporte avec lui ces Lettres pour les présenter à son Evêque et s'en faire, au besoin, un moyen de justification.
A noire très cher Frère Robert, Evêque de Langres, Gauthier, Serviteur de l'Eglise de Châlons, Salut.
ACHEZ que, sur la décision du Seigneur Hugues, Archevêque de Lyon, nous avons délié le Frère Robert de ses engagements envers notre Eglise de Châlons et de l'obéissance qu'il nous avait promise. Robert avait contracté ces engagements quand nous lui confiâmes le Nouveau-Monastère de Cîteaux, dans les dépendances de notre Evêché. Lui-même a délié de leur promesse d'obéissance les moines restés à Cîteaux.
« Ne craignez donc pas de recevoir cet Abbé et de le traiter honorablement. Adieu. »
RIVÉE de son Pasteur, l'Eglise de Cîteaux songea à se donner un chef. Les religieux se réunirent en assemblée et l'un d'eux, nommé Albéric, fut élu régulièrement. C'était un homme lettré et versé dans la connaissance pratique des choses divines et humaines. Amateur de la Règle et de ses Frères, il avait exercé longtemps la charge de Prieur à Molesme et à Cîteaux, et il n'avait reculé devant aucune peine pour faire passer les religieux d'une Eglise dans l'autre. La prison, les coups et les outrages de toute sorte avaient été la récompense de son zèle.
LBÉRIC avait accepté la charge pastorale bien à contrecœur. Doué d'une rare prudence, il se demanda avant tout de quel côté pourraient venir les tribulations et les orages capables d'ébranler cette maison qui lui était désormais confiée. Il ne vit rien de meilleur que de placer son monastère sous la protection du Saint-Siège.
Ses religieux, dont il prit l'avis, l'ayant encouragé dans cette pensée, il députa vers Rome où siégeait alors le Pape Pascal, deux de ses moines, Jean et Ilbode. Ils devaient supplier le Saint-Père d'abriter l'Eglise de Cîteaux sous les ailes de la puissance Apostolique, afin qu'elle demeurât à jamais préservée de toute attaque de la part des personnes ecclésiastiques ou séculières et qu'elle pût jouir d'une parfaite tranquillité. Ces députés se mirent en route, munis des Lettres officielles de l'Archevêque Hugues, des Cardinaux Jean et Benoît et de Gauthier Evêque de Châlons.
Le voyage fut heureux ; les députés étaient de retour avant que Pascal, alors prisonnier de l'Empereur, eût fait ses regrettables concessions. Ils rapportaient un privilège Apostolique en très bonne forme et qui répondait pleinement aux désirs de l'Abbé Albéric et de ses religieux.
Nous avons jugé opportun de consigner ici les Lettres dont nous venons de parler ainsi que le privilège du Saint-Siège. On verra la prudence et l'autorité qui ont signalé la fondation de l'Eglise de Cîteaux.
Au très Saint Père, le Pape Pascal, digne de tout hommage, Jean et Benoît présentent leur humble soumission.
N sait qu'il appartient à Votre Autorité suprême de pourvoir aux besoins de toutes les Eglises et de favoriser les justes demandes qui Lui sont adressées. N'est-ce pas dans le secours de Votre Paternité, que la religion chrétienne trouve ses accroissements? Voilà pourquoi, nous osons supplier instamment Votre Sainteté de daigner prêter une oreille bienveillante aux moines porteurs de ces Lettres.
« Ce sont deux religieux députés à Votre Sainteté par leurs Frères, sur notre conseil. Ils demandent que par un acte émané de Votre Autorité suprême, Votre Sainteté confirme à jamais les mesures de votre prédécesseur, d'heureuse mémoire, le Pape Urbain, pour assurer leur tranquillité personnelle et la stabilité de leur Institut.
« Ils souhaiteraient aussi la confirmation de ce qui a été réglé par l'Archevêque de Lyon, alors Légat, assisté de plusieurs Evêques et Abbés. Ces mesures et ces décisions ont trait à un différend survenu entre eux et les religieux de Molesme, desquels, dans des vues de réforme, ils s'étaient séparés. Nous attestons, comme témoins oculaires, la ferveur exemplaire de leur vie. »
A Son Révérendissime Père et Seigneur le Pape Pascal, Hugues, serviteur de l'Eglise de Lyon, humble et parfaite soumission.
N se rendant vers Votre Paternité très illustre, les religieux, porteurs de ces Lettres, sont venus auprès de nous. Ayant une maison dans notre Province, au diocèse de Châlons, ils ont sollicité de notre humble personne des Lettres de recommandation auprès de Votre Sainteté. Ces religieux appartiennent à une Maison dite le Nouveau-Monastère, et située en un lieu qu'on appelle Cîteaux. Ils se sont fixés là, en sortant de Molesme avec leur Abbé, pour y mener une vie plus solitaire et plus stricte, selon la Règle de Saint Benoît. Ils voulaient, après l'avoir embrassée, renoncer aux coutumes plus larges de certains monastères où l'on se croit trop faible pour porter un tel fardeau.
« Aujourd'hui, ceux de Molesme et autres religieux leurs voisins, ne cessent de les inquiéter et de les molester sur leur nouvelle manière de vivre. Comment en effet, disent les mécontents, ne pas voir retomber sur nous les dédains et les mépris du monde, quand ils viennent se donner en spectacle par un genre de vie si étrange ? Nous supplions donc en toute humilité et confiance, Votre Paternité très Auguste, de vouloir accueillir avec sa bonté accoutumée ces religieux qui mettent en Elle, après Dieu, tout leur espoir et qui vont solliciter sa protection.
« Daigne Votre Paternité, par un acte de sa puissance Apostolique, soustraire le monastère et la personne même de ces religieux aux vexations dont ils sont l'objet. Ces pauvres de Jésus-Christ n'ont à opposer aux entreprises jalouses de leurs rivaux ni richesses ni autorité; aussi mettent-ils toute leur confiance dans le secours d'en-Haut et la bienveillance de Votre Sainteté.
Au Vénérable Père, le Pape Pascal, Gauthier, Evêque de Châlons, Salut et soumission entière.
OMME Votre Sainteté souhaite ardemment le progrès des Fidèles dans notre Sainte Religion, il convient que le secours de Votre protection et la consolation de Votre appui ne leur fassent jamais défaut. Nous venons Vous présenter nos humbles supplications en faveur de certains religieux qui, entraînés par le désir d'une vie plus austère et sur le conseil de personnes très recommandables, sont sortis de Molesme. La Providence le voulant ainsi, ces religieux sont venus s'établir dans notre diocèse. Les porteurs des présentes Lettres vont soutenir leur cause devant Vous.
Daigne Votre Sainteté approuver le Décret que rendit, sur les ordres de Votre prédécesseur, l'Archevêque de Lyon, alors Légat Apostolique. Une assemblée d'Evêques et d'Abbés, parmi lesquels nous nous trouvions, avait été convoquée pour examiner cette cause. Qu'il Vous plaise confirmer leur monastère dans la jouissance de sa pleine liberté, sans déroger à la soumission canonique due à notre personne et à nos successeurs. L'Abbé que nous avons établi, ainsi que tous ses religieux, supplient Votre Bénignité de vouloir accorder cette confirmation qui doit assurer leur repos.
PASCAL, Evêque, Serviteur des serviteurs de Dieu, à Notre Vénérable Fils Albéric, Abbé du Nouveau-Monastère, au diocèse de Châlons, et à ses successeurs canoniquement institués dans toute la suite des temps.
UAND Dieu daigne inspirer quelque dessein pour le progrès de la vie religieuse et pour le salut des âmes, il doit être exécuté sans délai. Aussi, Fils bien-aimés dans le Seigneur, afin de répondre avec une affection paternelle à vos saintes aspirations. Nous accueillons votre supplique sans difficulté et dans toute sa teneur. Nous voulons que le lieu choisi par vous et dans lequel vous tenez à vaquer tranquillement aux exercices monastiques, soit libre et exempt de toute vexation. Ayant le titre d'Abbaye, ce monastère sera désormais sous la protection du Siège Apostolique ; et cela, aussi longtemps que vous persévérerez, vous et vos successeurs, dans l'exacte discipline que vous y gardez en ce moment, sauf la soumission due à l'Eglise de Châlons.
Par le présent Décret, Nous défendons à une personne quelconque d'introduire dans votre genre de vie le moindre changement ; Nous interdisons à tout monastère de recevoir, sans autorisation régulière, les religieux de votre Abbaye ; enfin Nous voulons que nul n'inquiète, par fraude ou par violence, votre communauté. Nous confirmons, comme pleine d'équité et de sagesse, la décision prise, dans l'affaire soulevée entre vous et les religieux de Molesme, par Notre Frère l'Evêque de Lyon, alors Légat du Siège Apostolique, assisté des Evêques de sa province et d'autres dignes personnages. D'ailleurs, notre prédécesseur Urbain II, d'Apostolique mémoire, l'avait ainsi ordonné.
Fils tendrement aimés dans le Christ, n'oubliez donc jamais que, parmi vous, les uns ont renoncé aux voies largos du monde, les autres ont abandonné les sentiers trop aisés d'un monastère où la discipline avait perdu sa vigueur. Pour vous rendre toujours plus dignes d'une pareille grâce, gardez avec soin dans vos cœurs la crainte et l'amour de Dieu. Plus vous êtes dégagés du tumulte et des délices du siècle, plus aussi vous devez aspirer, par toutes les puissances de votre âme, à plaire au Seigneur.
Si dans la suite quelqu'un, Archevêque ou Evêque, Empereur ou Roi, Prince ou Duc, Comte ou Vicomte, de l'ordre ecclésiastique ou civil, si quelqu'un, connaissant la teneur de cette Constitution, a la témérité d'y contrevenir, qu'il soit averti deux ou trois fois ; s'il ne répare pas son tort par une satisfaction convenable, qu'il soit dépouillé de toute puissance, honneur et dignité; qu'il sache, que devant Dieu, sa conscience est gravement coupable par cette transgression et qu'il soit privé du corps et du sang adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en attendant le compte rigoureux qu'il rendra au dernier jugement. Au contraire, que la paix de Dieu repose sur tous ceux qui respecteront les droits de ce monastère ; qu'ils reçoivent le prix de leur bonne action et qu'ils trouvent la récompense de l'éternelle paix, auprès du Juge dont nous redoutons la sévérité. — Moi, Pascal, Evêque de l'Eglise Catholique.
Donné à Troja,[2] par la main de Jean, Cardinal de la Sainte Eglise Romaine, le xive jour avant les Calendes de Mai,[3] indiction viii, l'an 1100 de l'Incarnation et la seconde année du Pontificat du Seigneur Pape Pascal II.
DATER de ce jour, Albéric et ses Frères, fidèles à leur promesse, établirent à Cîteaux, selon qu'ils l'avaient unanimement résolu, l'observance de la Règle de Saint Benoît. On commença par rejeter tout ce que cette Sainte Règle n'autorisait point. Ils supprimèrent les vêtements flottants, les fourrures et le linge de corps, les grands capuces, les hauts-de-chausses, les pelisses et les garnitures de lit. Au réfectoire, ils réduisirent le nombre des mets, excluant tout apprêt à la graisse. Ils agirent de même pour ce qui pouvait s'éloigner de l'observation pure et simple de la Sainte Règle. Son accomplissement littéral devait être à l'avenir le but de leur vie : ils voulaient mettre leur conduite en harmonie parfaite avec ses moindres obligations et n'en négliger aucune, quel qu'en fût l'objet. C'est ainsi qu'ils se félicitaient de dépouiller le vieil homme pour revêtir l'homme nouveau.
Ce qui fixa de prime abord leur attention, c'est que nulle part on ne voit, dans la Règle de Saint Benoît ni dans sa vie, que ce grand Maître ait jamais rien possédé en propre ni qu'il ait eu des Eglises, des autels, des offrandes ou des sépultures, des dîmes ou redevances, des fours, des fermages, des moulins, des serfs. Encore moins trouve-t-on qu'il ait permis aux femmes d'entrer dans son monastère ou qu'il ait, à part le privilège accordé à sa Sœur, donné le droit de sépulture aux étrangers. En conséquence ils abdiqueront les coutumes introduites sur tous ces points.
Quand Saint Benoît notre Père, disaient-ils, enseigne que le religieux doit être absolument étranger aux choses du monde, il affirme clairement que les maximes du siècle ne doivent avoir aucun accès dans son cœur. Les moines qui veulent être dignes de leur nom, doivent donc montrer pour le siècle et pour tout ce qui le regarde, une sainte aversion.
Ils ajoutaient : nos dignes prédécesseurs, vrais organes du Saint-Esprit, eux dont on ne saurait sans crime répudier les saines traditions, divisaient les dîmes en quatre parts ; l'une pour l'Evêque, l'autre pour le Prêtre, la troisième pour les étrangers, les veuves, les orphelins et les pauvres qui n'avaient pas d'autre moyen d'existence ; la quatrième enfin, pour les frais du culte. Dans cette distribution, rien n'était réservé au religieux, lequel doit vivre du produit de ses terres et du travail de ses mains ; et, en s'écartant de cette ligne de conduite, ils auraient cru léser les droits d'autrui.
Nouveaux soldats du Christ et pauvres comme lui, tout en dédaignant les biens de ce monde, ils se demandaient par quels arrangements il leur serait possible de remplir les devoirs de l'hospitalité envers les indigents, conformément au précepte de la Règle qui oblige à les recevoir comme Jésus-Christ lui-même. Ils conçurent alors le projet, qu'ils firent approuver par leur Evêque, de s'adjoindre des Frères convers ou Frères lais, portant la barbe comme signe distinctif. Sans être moines, ces Frères devaient être traités, leur vie durant et à leur mort, comme les moines eux-mêmes. Ils admirent aussi des mercenaires ou domestiques : sans ce secours, ils n'auraient pu observer pleinement, jour et nuit, les prescriptions de la Règle.
Ils convinrent encore de prendre des terres éloignées de toute habitation, des vignes, des prairies, des forêts, des cours d'eau pour y placer des moulins au service du monastère et pour faire la pêche. Ils entretiendraient des chevaux et autres animaux domestiques pour servir à l'exploitation et aux nécessités de la vie. Ayant établi des granges destinées au service de l'agriculture, ils décidèrent que ces granges seraient confiées aux convers plutôt qu'aux religieux : la Sainte Règle disant que l'habitation du moine est le cloître.
Saint Benoît veut que les monastères soient situés dans des lieux éloignés de tout commerce avec les hommes, c'est-à-dire, loin des grandes villes, des petites cités et même des simples bourgades ; en outre, le même Saint envoyait pour chaque fondation douze religieux et leur Abbé. Les Cisterciens devaient suivre cet exemple en tout point pour les monastères qu'ils auraient à créer.
EPENDANT, Dom Albéric et ses Frères étaient attristés du petit nombre de sujets qui se présentaient pour s'associer à leur manière de vivre. Ces hommes vénérables avaient un désir ardent de laisser à des successeurs, pour le salut de beaucoup d'âmes, le trésor de vertus que le ciel leur avait fait trouver. Or, ceux qui les voyaient ou qui entendaient parler d'eux songeaient, presque tous, plutôt à les fuir qu'à embrasser un genre de vie qui semblait d'une sévérité excessive, et dont la durée paraissait plus que douteuse.
Toutefois, Dieu qui dans sa miséricorde leur avait inspiré une si sainte entreprise, pour la perfection d'un grand nombre, ne les abandonna pas. Il ne tarda pas, comme on va s'en convaincre, à les favoriser d'un accroissement merveilleux.
RAI serviteur de Dieu, Albéric, s'était exercé avec un plein succès à la discipline régulière et à l'école du Christ, durant neuf années et demie, lorsque le Seigneur l'appela à lui. Grand par sa foi et par ses vertus il avait vraiment mérité d'être admis à la félicité des saints. Un certain Frère nommé Etienne, Anglais de nation et venu de Molesme avec les autres, lors de leur retraite à Cîteaux, fut son successeur. Etienne aimait souverainement la Sainte Règle et le Nouveau-Monastère.
De concert avec ses Frères, il régla que le due de Bourgogne ou tout autre prince, ne tiendrait plus désormais sa cour dans l'Eglise de Cîteaux ; jusque-là aux grandes solennités la coutume contraire avait prévalu. Ensuite, afin d'éloigner de l'oratoire, où ils voulaient servir Dieu nuit et jour dévotement, tout ce qui respirerait le faste ou la superfluité et afin de bannir ce qui porterait atteinte à la pauvreté religieuse, gardienne des vertus, à laquelle ils s'étaient voués, ils arrêtèrent les règlements suivants.
« L'usage des croix d'or ou d'argent sera interdit ; on devra, se servir de croix de bois passées en couleur ; un seul candélabre en fer suffira; les encensoirs seront en cuivre ou en fer; les chasubles en futaine, en lin ou en laine, sans tissu d'or ou d'argent ; les aubes et les amicts, de toile de lin. Quant aux chapes, dalmatiques, tuniques et palliums, l'usage devait en être absolument interdit. Les calices et les chalumeaux[4] ne seraient plus en or, mais en argent ou en vermeil. Les étoles et les manipules ne devaient plus admettre ni or ni argent ; la pale des autels serait en toile de lin sans aucune décoration ; les burettes sans ornement d'or ou d'argent. »
A cette époque, leurs vignes, leurs prairies, leurs granges prirent une rapide et notable extension, sans que l'esprit religieux en subit aucun détriment. Il plut alors au Seigneur de répondre aux gémissements et aux larmes de ses serviteurs par une effusion de sa miséricorde. On sait qu'ils étaient profondément attristés et découragés de ne voir personne grossir leur nombre et de mourir sans laisser de successeurs.
Or, précisément dans ces jours, un grand nombre de sujets, clercs distingués, laïques recommandables par leur science et leur noblesse, se présentèrent en même temps. Poussés par la grâce divine, ils entrèrent trente au noviciat le même jour. Tous étaient animés d'une joyeuse ardeur. Par des efforts constants contre eux-mêmes et le malin esprit, ils poursuivirent vaillamment et jusqu'au bout la carrière où ils s'étaient engagés.
Leur exemple ne fut pas perdu : des hommes d'âge, de condition et de pays divers, reconnaissant alors que cette Règle qu'ils avaient jugée au-dessus des forces humaines, était cependant praticable, accoururent empressés et nombreux. L'aspect d'une vie aussi austère avait saisi leur cœur, et ils venaient humblement s'assujettir au joug aimable de Jésus-Christ. En donnant un nouvel essor à la communauté, ces recrues nombreuses remplirent de joie et de courage le cœur de tous les religieux.
ES ce moment, les Cisterciens commencèrent à créer de nouveaux monastères dans divers diocèses. Les bénédictions célestes ne leur manquèrent pas. Elles furent si abondantes, qu'en moins de huit années, les Maisons-Filles de Cîteaux, avec celles qu'elles avaient elles-mêmes fondées, s'élevèrent à douze.
ES Abbayes Cisterciennes n'avaient pas encore commencé à fleurir, lorsque Dom Etienne et ses Frères réglèrent que nulle Abbaye ne serait fondée, dans un diocèse quelconque, avant que l'Évêque n'eût accepté le Décret fait et arrêté entre le monastère de Cîteaux et ses Maisons-Filles; et cela, pour éviter toute difficulté entre le Prélat et les moines. Or, dans ce Décret, afin de sauvegarder à l'avenir une paix mutuelle, ces religieux ont mis en lumière, statué et transmis à leurs descendants, le mode d'accord, ou pour mieux dire, la charité par laquelle les moines de leurs Abbayes, séparés de corps dans les divers pays du monde, seraient indissolublement unis par l'esprit. C'est avec raison qu'ils convinrent d'appeler ce Décret Charte de Charité, parce que, en dehors de toute exaction, il a pour objet la charité seule et le bien des âmes au point de vue des choses divines et humaines.
Dans sa forme primitive, la Charte de Charité était sans division du texte. C'est ainsi qu'on la trouve dans un très ancien manuscrit de la Bibliothèque de Dijon, publié par M. Guignard, et dans la Bibliothèque des Pères de Cîteaux de Dom Bertrand Tissier. En 1201, le Chapitre Général en ordonna la lecture dans tous les monastères ; alors on la divisa en douze chapitres. Nous avons adopté cette division recommandable par son antiquité.
ARCE que nous nous reconnaissons tous pour les serviteurs, quoiqu’inutiles, du seul vrai Roi, Seigneur et Maître, les Abbés et les religieux nos confrères que Dieu, dans sa bonté, aura bien voulu réunir en divers lieux par nous les derniers des hommes, sous une même discipline régulière, ne seront soumis de notre part à aucune exaction temporelle, prélevée sur leurs biens. Car n'aspirant qu'à leur être utiles ainsi qu'à tous les enfants de la sainte Eglise, nous ne voulons rien disposer à leur égard qui puisse leur être à charge ou diminuer leurs ressources, de peur qu'en cherchant à nous enrichir de leur pauvreté nous ne nous rendions coupables du crime d'avarice qui, selon l'Apôtre, est une véritable idolâtrie.
Nous voulons néanmoins, dans une vue de charité, retenir le soin de leurs âmes, afin que si jamais (ce qu'à Dieu ne plaise !) ils cherchaient à s'écarter de leur première résolution et de l'observance de la Sainte Règle, ils puissent de nouveau, par nos soins et notre vigilance, y conformer leur vie.
Nous voulons donc dès à présent, et nous leur en faisons le commandement exprès, qu'ils observent en tout la Règle de Saint Benoît, comme elle s'observe au Nouveau-Monastère, leur défendant d'y introduire un nouveau sens, afin que comme nos saints prédécesseurs et nos Pères, savoir les religieux de Cîteaux, l'ont entendue et pratiquée et comme nous l'entendons et pratiquons aujourd'hui, de même eux aussi l'entendent et la pratiquent.
Et parce que nous recevons dans notre cloître tous ceux de leurs religieux qui viennent à nous, et qu'ils reçoivent pareillement les nôtres dans les leurs, il nous parait à propos, et c'est encore notre volonté, que les usages, le chant et les livres nécessaires pour toutes les Heures du jour et de la nuit et pour les Messes, soient conformes aux usages du Nouveau-Monastère, afin qu'en toutes nos actions, il n'y ait aucune différence et que nous vivions unis par la même charité, la même Règle et les mêmes usages.
Qu'aucune Eglise ou personne de notre Ordre n'ait la hardiesse de solliciter, auprès de qui que ce soit, quelque privilège contraire aux instituts généraux de l'Ordre, et d'en user, de quelque façon qu'il l'ait obtenu.
Lorsque l'Abbé du Nouveau-Monastère viendra dans ceux de l'Ordre pour y faire la visite, l'Abbé du lieu, en reconnaissance de ce que l'Eglise de Cîteaux est la mère de la sienne, lui cédera partout, et l'Abbé du Nouveau-Monastère, à son arrivée, prendra la place de cet Abbé et la gardera durant tout le séjour qu'il fera chez lui.
Cependant il ne mangera pas à l'hospice, mais au réfectoire avec les Frères, pour maintenir la discipline, à moins que l'Abbé du lieu ne soit absent. Tous les Abbés de notre Ordre arrivant dans un monastère feront de même, et s'il s'en rencontre plusieurs en l'absence de l'Abbé, ce sera au plus ancien à tenir la table des hôtes. On fait encore cette exception, que l'Abbé du lieu, même en présence de l'Abbé son supérieur, recevra les vœux de ses novices, après l’année d'épreuve.
En outre, que l'Abbé du Nouveau-Monastère prenne bien garde de toucher, régler ou disposer quoi que ce soit dans le temporel du monastère qu'il sera venu visiter, contre la volonté de l'Abbé ou des religieux.
Mais s'il aperçoit dans ce monastère quelque prévarication contre les prescriptions de la règle ou les instituts de notre Ordre, qu'il s'empresse, avec le conseil de l'Abbé, s'il est présent, de corriger les religieux avec charité ; si l'Abbé est absent, il n'en corrigera pas moins ce qu'il aura trouvé de défectueux.
Qu'une fois par an, l'Abbé de la mère Eglise visite, par lui-même ou par l'un de ses coabbés, tous les monastères qu'il aura fondés ; et s'il en visite les religieux plus souvent, que ce soit pour eux le sujet d'une plus grande joie.
Pour la maison de Cîteaux, elle sera visitée une fois chaque année par les quatre premiers Abbés de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond, au jour qu'ils auront fixé entre eux et en dehors du temps du Chapitre Général, à moins que l'un d'eux ne soit retenu par une grave maladie.[6]
Lorsque quelque Abbé de notre Ordre viendra au Nouveau-Monastère, qu'on lui rende les honneurs dus à sa dignité ; qu'il occupe la stalle de l'Abbé du lieu, et qu'il mange à l'hospice, si pourtant cet Abbé n'est pas dans la maison ; s'il y est, qu'il ne fasse rien de tout cela, mais qu'il mange au réfectoire. En l'absence de l'Abbé, c'est au Prieur à régler les affaires de la maison.
Pour les Abbayes qui n'auront entre elles aucun rapport, telle sera la loi : Tout Abbé cédera partout, dans son monastère, le pas à l'Abbé survenant, afin d'accomplir ce qui est écrit : « Ils se préviendront mutuellement d'honneur. » S'il en arrive deux ou même plusieurs, le plus ancien tiendra la place la plus honorable. Tous cependant, à part l'Abbé du lieu, mangeront au réfectoire, comme nous l'avons dit plus haut. Mais ailleurs, en quoique lieu qu'ils se rencontrent, ils prendront rang suivant l'ancienneté de leurs Abbayes, en sorte que celui dont l'Abbaye est la plus ancienne soit le premier ; et partout où ils devront s'asseoir, ils ne le feront pas sans s'être inclinés les uns devant les autres.
Lorsque, par la grâce de Dieu, l'une de nos Eglises aura pris un tel accroissement qu'elle puisse en fonder une autre, que les religieux de ces Eglises observent entre eux cette Charte de Charité que nous observons entre nos frères, excepté qu'ils ne tiendront point entre eux de Chapitre annuel; — mais tous les Abbés de notre Ordre, laissant là tout prétexte, se réuniront chaque année pour le Chapitre Général de Cîteaux, excepté seulement ceux qu'une infirmité corporelle aurait retenus. Ils devront cependant envoyer un messager capable d'attester au Chapitre la nécessité de leur absence. On excepte encore ceux qui, habitant des contrées trop éloignées, ne viendront qu'à l'époque qui leur aura été déterminée par le Chapitre. Si quelque autre Abbé, pour quelque cause que ce puisse être, prenait sur lui de ne pas se rendre à notre Chapitre Général, qu'il demande pardon de sa faute au Chapitre de l'année suivante et qu'on ne la laisse point passer sans une sévère réprimande.
Que dans ce Chapitre Général, les Abbés traitent du salut de leurs âmes ; et si, dans l'observation de la Sainte Règle et de l'institut, il y a quelque chose à corriger ou à faire, qu'ils le règlent ; enfin qu'ils affermissent entre eux le lien de lu paix et de la charité.
S'il se trouve quelque Abbé peu zélé pour la Règle ou trop appliqué aux affaires séculières ou répréhensible en quelque chose, qu'il y soit charitablement proclamé, que proclamé il se prosterne et accomplisse la pénitence qui lui sera imposée pour sa faute; mais ces proclamations ne doivent se faire que par les seuls Abbés.
S'il s'élève entre des Abbés quelque différend, ou que l'un d'eux soit accusé d'une faute assez grave pour mériter la suspense ou la déposition, que l'on s'en tienne irrévocablement à la décision portée par le Chapitre Général.
S'il arrive que, par la diversité des opinions, la cause tombe en discorde, on s'en tiendra sans résistance à ce que jugera l'Abbé de Cîteaux et ceux qui paraîtront de meilleur conseil et les plus capables; en observant qu'aucun de ceux que la cause intéresse spécialement ne doit être présent à la définition.[7]
Si quelqu'une de nos Eglises tombe dans une extrême pauvreté, que l'Abbé de ce lieu ait soin de représenter sa situation devant tout le Chapitre, et qu'alors tous les Abbés, embrasés du feu de la plus ardente charité, s'empressent, chacun selon ses moyens, de soulager, des biens qu'ils ont reçus de Dieu, l'indigence de cette Eglise.
Si quelque maison de notre Ordre vient à perdre son propre Abbé, que le Père immédiat, de la maison duquel celle-là est sortie, prenne soin de toute son administration, jusqu'à ce qu'on y ait élu un autre Abbé ; et, le jour de l'élection étant fixé, qu'on y appelle des Abbés de la filiation, si cette maison en a une, et que ces Abbés et les religieux de la maison en élisent l'Abbé d'après le conseil et la volonté de l'Abbé Père.
Pour la maison de Cîteaux, comme elle est notre mère commune, lorsqu'elle perdra son propre Abbé, les quatre premiers Abbés, savoir : ceux de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond, y pourvoiront, et le soin de cette maison reposera sur eux, jusqu'à ce que le nouvel Abbé y soit élu et établi.
Mais pour l'élection de cet Abbé, après qu'on en aura déterminé et fixé l'époque, qui ne sera pas de moins de quinze jours, l'on devra convoquer des Abbés de la filiation immédiate de Cîteaux, et quelques-uns des autres que les susdits premiers Abbés et les religieux de Cîteaux reconnaîtront pour capables ; et que tous, Abbés et religieux assemblés au nom du Seigneur, élisent un Abbé.
Qu'il soit permis à chaque mère Eglise de notre Ordre de se choisir en toute liberté un Abbé, non-seulement parmi les religieux, mais encore, s'il le faut, parmi les Abbés de ses Eglises-Filles. Mais que nulle de nos Eglises ne prenne pour Abbé une personne d'un autre Ordre ; de même nous ne permettons pas qu'on donne un de nos religieux aux monastères qui ne sont pas de notre Ordre.
Si quelque Abbé, à raison de son inutilité ou par pusillanimité, demande au Père Abbé de la maison d'où la sienne est sortie, à être déchargé du fardeau de son Abbaye, que celui-ci prenne bien garde d'acquiescer à son désir facilement et sans une cause raisonnable et très nécessaire ; et, supposé le cas d'une grande nécessité, qu'il ne fasse rien de lui seul, mais qu'après avoir convoqué quelques autres Abbés de notre Ordre et pris leur avis, il fasse ce qu'ils auront jugé ensemble devoir être fait.
Si un Abbé est reconnu pour mépriser la Sainte Règle, ou prévariquer contre l'Institut, ou donner les mains aux dérèglements de ses Frères, que l'Abbé de l'Eglise mère, par lui-même ou par son Prieur, ou de la manière qu'il le jugera plus à propos, l'avertisse jusqu'à quatre fois de s'amender; si malgré ces monitions, il ne se corrige pas, et s'il ne veut pas se démettre volontairement, qu'après avoir assemblé un certain nombre d'Abbés de l'Ordre, on dépose de sa charge ce transgresseur de la Sainte Règle ; qu'ensuite les religieux de Cette Eglise et les Abbés de la filiation, si elle en a une, élisent un autre Abbé qui soit digne de l'être, comme il a été dit plus haut, d'après le conseil et la volonté du Père immédiat.
Si l'Abbé déposé et ses religieux (ce qu'à Dieu ne plaise !) veulent être contumaces et rebelles, de sorte qu'ils n'acquiescent point du tout à la sentence portée contre eux, que l'Abbé de la Maison-Mère et les autres Abbés les excommunient, et qu'ils concertent ensemble les mesures que pourra prendre ensuite l'Abbé Père pour les contenir dans le devoir.
Après cela, si quelqu'un d'entre eux revenant à lui-même, veut relever son âme de l'état de mort et retourner auprès de sa Mère, qu'il y soit reçu comme un fils pénitent. Hors ce cas, qu'on ne saurait éviter avec trop de soin, qu'aucun Abbé ne retienne le religieux d'un autre Abbé de notre Ordre sans son consentement. Qu'aucun Abbé encore n'envoie ses religieux dans la maison d'un autre pour y habiter, à moins que celui-ci ne le veuille bien.
De même, s'il arrive (ce qu'à Dieu ne plaise !), que les Abbés de notre Ordre apprennent que l'Eglise de Cîteaux, notre mère, se relâche de sa ferveur et s'écarte de l'observance de la Sainte Règle ou de l'Institut, que par le ministère des quatre f premiers Abbés, savoir : de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond, agissant au nom de tous les autres, ils avertissent l'Abbé jusqu'à quatre fois de se corriger lui-même et de corriger les autres ; et que ces Abbés aient soin d'accomplir à son égard tout ce qui a été dit au sujet des autres Abbés qui se montreraient incorrigibles : excepté, que s'il ne veut pas se démettre de son plein gré, ils ne pourront ni le déposer, ni l'excommunier comme rebelle, jusqu'à ce que dans le Chapitre Général, ou, si l'on ne peut attendre jusque-là, dans une autre assemblée à laquelle seront convoqués les Abbés de la filiation de Cîteaux et quelques-uns des autres, on dépose cet homme inutile ; et alors, que ces mêmes Abbés et les religieux de Cîteaux procèdent avec zèle à l'élection d'un Abbé capable. Que si l'Abbé déposé et les religieux de Cîteaux résistaient opiniâtrement, il ne faudrait pas craindre de les frapper du glaive de l'excommunication.
Mais ensuite si quelqu'un de ces prévaricateurs venant enfin à résipiscence, et voulant sauver son âme, se réfugie à l'une quelconque de nos quatre Eglises, la Ferté, Pontigny, Clairvaux ou Morimond ; qu'il y soit reçu comme un membre et un cohéritier de cette Eglise, en lui imposant toutefois une satisfaction régulière, jusqu'à ce que, réconcilié à sa propre Eglise, il lui soit enfin rendu, comme la justice le demande. Pendant ce temps-là, le Chapitre annuel ne se tiendra pas à Cîteaux, mais au lieu que les quatre Abbés susnommés auront déterminé.
N voit par la Charte de Charité comment les communautés de notre Ordre, répandues déjà en diverses parties du monde et appelées, Dieu aidant, à se répandre partout, se trouvent, malgré la différence de langage, merveilleusement unies entre elles par un pacte d'amour. Retenues dans cette union par les devoirs d'une mutuelle déférence, elles forment une seule Eglise, un seul Ordre, un seul Corps en Jésus-Christ et dans toutes leurs entreprises spirituelles ou temporelles elles n'ont d'autre but, que la charité et le salut des âmes.'
Toutes les prescriptions de ce Décret concourent admirablement au maintien de la paix, de la charité et de la discipline régulière ; c'est ce qu'avaient en vue le bienheureux Etienne et ses Frères. Parmi ces prescriptions il en est une d'une importance capitale entre toutes : celle qui ordonne à tous les Abbés de l'Ordre de Cîteaux de se réunir une fois chaque année pour le Chapitre Général.
Dans ce Chapitre, ils doivent s'occuper avec le plus grand soin de leur conduite personnelle et des moyens de se maintenir mutuellement dans une paix inaltérable : afin que la discipline parfaite à laquelle ils se sont engagés, souvent remise sous leurs yeux et corroborée par l'autorité des divines Ecritures, ne s'affaiblisse pas, mais puisse durant de longues années conserver sa pleine vigueur.
Tous les ans, les Abbés Cisterciens doivent donc visiter leur Mère, et remplis de l'Esprit Saint, tenir le Chapitre Général. Sous l'influence et l'onction de ce divin Esprit, ils font des règlements, des statuts, des définitions, antidotes composés de divers aromates, qui vont se répandre dans le cœur des Frères et procurer le salut des âmes, dans toute la Congrégation.
EPENDANT le vénérable Dom Etienne comprenait que, dénué de la sanction de l'Autorité Apostolique, son Statut ne jouirait pas d'une longue durée. A l'exemple de son prédécesseur, il résolut, de concert avec les siens, de s'adresser à Rome. Il fît donc supplier le Pape Calixte II, Pontife alors régnant, de vouloir ratifier et confirmer de son Autorité suprême le Statut qu'il avait rédigé d'accord avec ses coabbés et ses religieux pour l'affermissement de la discipline monastique. Le Souverain Pontife accueillit très favorablement cette demande, et promulgua pour la confirmation de l'Ordre le Décret suivant.
CALIXTE, Evêque, Serviteur des serviteurs de Dieu, à ses très chers Fils en Jésus-Christ, le vénérable Etienne Abbé de Cîteaux et ses Frères, Salut et bénédiction Apostolique.
AR une disposition de la Providence, Nous avons été promu au gouvernement du Siège Apostolique afin d'accroître, avec le secours divin, notre sainte Religion et de prêter l'appui de Notre Autorité à tout ce qui est entrepris dans des vues de piété pour le salut des âmes. C'est pourquoi, Fils très chers en Jésus-Christ, Nous acquiesçons à votre demande en toute charité et, vous félicitant avec une paternelle affection de l'esprit religieux qui vous anime, Nous confirmons du sceau de Notre Autorité l'œuvre que vous avez entreprise.
« Du consentement et du commun accord des Abbés, des religieux de vos monastères et des Evêques dans les diocèses desquels se trouvent ces monastères, vous avez arrêté certains règlements touchant l'observance de la Règle de Saint Benoît et touchant quelques autres points qu'il paraissait nécessaire de fixer dans l'intérêt de l'Ordre et de la maison même de Cîteaux. Puis, vous avez demandé pour la paix de votre maison et la sécurité de l'observance religieuse, qu'ils fussent sanctionnés par le Saint-Siège.
« C'est avec joie, que Nous confirmons de Notre Autorité Apostolique ces règlements et la Constitution, déclarant que cette approbation est valable pour toujours. De plus, Nous défendons à tout Abbé de recevoir vos religieux sans l'autorisation régulière.
« Si quelqu'un, ecclésiastique ou séculier, était assez téméraire pour s'élever contre Notre confirmation et votre Statut, par l'autorité des Bienheureux Apôtres Pierre et Paul et la Nôtre, Nous le frappons du glaive de l'excommunication, comme perturbateur de la religion et de la paix monastique, jusqu'à ce qu'il ait pleinement satisfait ; mais que celui qui les aura défendus reçoive la grâce et la bénédiction du Dieu Tout-Puissant et de ses saints Apôtres.
« Enfin, Nous interdisons à qui que ce soit de recevoir à demeure vos convers ou vos profès.
« Moi, Calixte, Evêque de l'Eglise Catholique, j'ai donné et signé cette confirmation.
« Fait à Saulieu, par Chrysogon Cardinal-Diacre de la Sainte Eglise Romaine et Bibliothécaire, le 10 des Calendes de Janvier,[8] indiction xiiie, de l'Incarnation de Notre-Seigneur l'année 1119, la 1ère du Pontificat du Seigneur Pape Calixte II. »
[1] Le Petit exorde (Exordium cistercii, Exordium Parvum) ne contient que le Prologue et les 18 chapitres suivants. L’ouvrage ci-dessous a été longtemps attribué à Etienne Harding (Stephanus III Cisterciensis) † 1134. Aujourd’hui on voit plutôt dans le texte qui suit un ensemble postérieur puisqu’il complète l’exorde par la Charte de Charité.
[2] Troja, petite ville de la Capitanate, dans l'ancien royaume de Naples, au pied de l'Apennin.
[3] Le 18 Avril.
[4] Instrument dont on se servait pour puiser dans le calice le précieux sang par aspiration ; car on communiait alors sous les deux espèces.
[5] Ce nom, comme on vient de le voir dans le Prologue, est celui que les premiers Pères Cisterciens donnèrent à la Constitution fondamentale de leur Ordre. C'est cette même Constitution, approuvée par plusieurs Souverains Pontifes, qui régit actuellement la Congrégation de la Grande-Trappe. Celle-ci a embrassé la primitive observance de Cîteaux, en vertu d'un Décret Apostolique du 25 Février 1847.
[6] Chez les Trappistes de la dernière réforme ou de la primitive observance, la Grande-Trappe représente Cîteaux. L'Abbé de ce monastère, canoniquement élu, devient par le fait même Vicaire Général de la Congrégation avec toute l'autorité nécessaire pour la bien administrer. Il tient le Chapitre Général et il est chargé de visiter, tous les ans, par lui-même ou par un mandataire les maisons de la Congrégation, (Décret Apost. de 4847.) En observant la Charte de Charité, on entre parfaitement dans l'esprit de ce Décret.
Les quatre premiers Abbés de la Ferlé, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond sont représentés par les quatre Abbés de Melleray, de Bellefontaine, d'Aiguebelle et de Bricquebec. Ils visitent chaque année en personne l'Abbaye de la Grande-Trappe qui est l'Eglise-Mère de toute la Congrégation.
[7] La teneur de ce 6e paragraphe est fidèlement gardée dans la Congrégation de la Grande-Trappe ; et depuis la restauration des Ordres religieux, en l'rance, les Chapitres généraux se tiennent régulièrement chaque année dans l'Eglise-Mère. Les Abbés les plus éloignés, comme ceux d'Amérique, se conforment à cette observance, eu venant à l'époque qui leur a été déterminée.
[8] Le 23 Décembre.