GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT XII
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE DUODECIMI LIBRI.
Partitur predas duodenus. Corde benigno INCIPIT LIBER DUODECIMUS.
Francorum gladios, nimia jam cede rubentes,
Carrus quo reprobus erexerat Otho draconem,
Ast aquilam, fractis reparatam protinus alis,
Continuo spoliis oneratus, nocte propinqua,
O pietas, o mira fides in rege ! quis unquam
His dictis (neque enim comitem mutire patrati
Regis et Anglorum Drocensis fratre recepto
Ast alios comites, Waphalum1 cum Randerodensi
At Ferrandus, equis evectus forte duobus,
Agmina Pompeius olim piratica fregit,
Cesar post Gallos, post plurima regna labore 190
Nec tam magnificos meminit jubilasse triumphos
Nunc quocumque loco lati patet area regni,
Cerea non cessant per totam lumina noctem
Pax erat in toto populis gratissima regno, 280
Jamque Bovinei post belli tempora quartus
Non minus hoc ipso sub tempore reprobus Otho,
Non multo post hec Simon (magis unde dolendum, 320
Sed nec Amairicus ejusdem nobilis heres,
Elapsis post hec annis quasi pene duobus,
Turbande pacis occasio prima fuerunt 370
Qui quoties poterant illi dare damna suisque,
Dimissis igitur Conano cum Salomone, 400
Non curans igitur quantum Conanus in ipsum
Promeruit, patriamque suam salvavit ab hoste, 440
Quid lacrymas? Quid mesta doles? Cur ora relaxas
Hunc signi numerum poscebat vita Philippi ; De cometa que prevenit infirmitatem et mortem regis.
Terruerat populos radio nova Stella minaci ;
Qui postquam primos frigores sensit, et ejus
Mox testamento finali, quicquid habebat
Inde fere totum vexatus febre per annum,
Jamque propinquabat lux mundo flebilis, in qua
Quem fidei similis Martini fervor agebat,
Voto haud dissimili properans rex usque Meduntam
Exoritur clamor, resonant lamenta, fatiscunt
Corpore condito regaliter, inde feretro,
Inde iterum tendunt sancto cum corporesursum,
Ampliat exequias multoque insignit honore
Affuit et summo vir honore et laude Johannes
Nec minus archipater Remorum cum Senonensi
At, Galtere, tibi cum confirmata fuisset
Nec, Guillelme, tibi, Catalauni presul, avaro Quod papa scivit mortem regis statimper miraculum.
Tempore magnanimi quo regis humatio facta est,
Tunc prior hec sanctus : « Festina surgere ; vade,
Miles ad hec : « Quis ego, tante ut misteria
possim
Sanctus item : « Fili, cesset timor omnis ; habeto
Quod beatus Germanus notant fecit victoriam regis Philippi apud Altisiodorum.
Altissiodoro monachorum sanctus in urbe
Protinus e sacra talis vox reddita theca
Tot sanctos patres, tot pretexta ta virorum Conclusio operis exhortativa Ludovico novo regi.
Hac satis est, Ludovice, tenus cecinisse parentis
His tu materiam prebebis carmine dignam, 820
Nec regem regnare sines in pace novellum,
Te vocat iste labor, tibi jam post Pascha paratus
Cumque tibi fuerit Aquitania subdita tota,
Hic honor, hec virtus, ista excellentia, cuncta
O mihi tunc, o si maneat pars ultima vite Karloto thesaurario Turonensi, Philippi regis filio.
At tu, cujus amor omni mihi crescit in hora,
NE Metamorphosin numeris equare puteris, |
350 CHANT DOUZIEME.
ARGUMENT. Répartition du butin. — Le roi reçoit d'abord le comte avec bonté, et le gourmande ensuite sévèrement. — Le triomphe du roi porte la joie en tous lieux. — Une mort depuis long-temps desirée soumet le roi Jean à sa puissance. — Le monde est attristé des déplorables funérailles de Simon (a). —Pierre, duc des Bretons, triomphe d'Amaury (b) dans un combat. — Une comète qui vomit des feux porte l'effroi dans les cœurs des Français. — Le roi meurt, et tous en sont affligés. — La douleur est changée en joie par les miracles du roi devenu saint, et par les commencemens du nouveau règne, après que Louis a reçu l'onction céleste. Les glaives des Français, tout rougis des flots de sang qu'ils ont versés, peuvent à peine être reconnus de leurs fourreaux qui, les ayant produits au jour tout brillans, sont sur le point de les repousser, tant ils paraissent changés, étant tout dégouttans de sang et de souillure. Déjà les cordes et les chaînes manquent pour charger tous ceux qui doivent être garottés, car la foule de ceux qu'il faut enchaîner est plus grande que la foule de ceux qui doivent les enchaîner. Déjà la lune se préparait à pousser en avant son char à deux chevaux, déjà le char du soleil, attelé de quatre chevaux, dirigeait ses roues vers l'Océan, et ses che- 351 vaux, négligeant le timon, se réjouissaient de se voir près des lieux où ils trouveraient le remède à leurs fatigues du jour; Thétis, triomphante, les attendait pour les faire reposer dans son humide sein, et déjà l'on pouvait voir le terme du chemin au-delà duquel ils espèrent jouir enfin d'un calme délicieux. Tout aussitôt les clairons changent leurs chants guerriers en chants de retour, rappelant d'un son plus doux les escadrons épars, et donnant le joyeux signal de la retraite. Alors enfin il fut permis aux Français de rechercher le butin et d'enlever aux ennemis couchés sur le champ de bataille leurs armes et leurs dépouilles. Celui-ci se plaît à s'emparer d'un dextrier; là, un roussin à la taille élevée présente sa tête à un inconnu et est enchaîné par une corde. D'autres enlèvent dans les champs les armes abandonnées; l'un s'empare d'un bouclier, un autre d'un glaive ou d'un casque. Celui-ci s'en va content avec des bottes, celui-là se plaît à prendre une cuirasse, un troisième recueille des vêtemens et des armures. Plus heureux encore et mieux en position de résister aux rigueurs de la fortune est celui qui peut parvenir à s'emparer des chevaux chargés de bagages, ou des glaives cachés sous les fourreaux qui se gonflent, ou bien encore de ces chars appelés covins1, que les Belges sont réputés avoir construits les premiers, lorsque jadis ils possédaient l'empire: ces chars étaient remplis de vases d'or, de toutes sortes d'ustensiles qui n'étaient point à dédaigner, et de vêtemens travaillés par les Chinois avec beaucoup d'art, que le marchand transporte chez nous de ces contrées lointaines, cherchant, dans son avi- 352 dité, à multiplier ses petits profits sur quelque objet que ce soit. Chacun de ces chars, porté sur quatre roues, est surmonté d'une chambre, qui ne diffère en rien de cette superbe chambre nuptiale où une nouvelle mariée se prépare à un nouvel hyménée, tant chacune de ces chambres, tressée en osier brillant, enferme dans ses vastes contours d'effets, de provisions de bouche et de précieux ornemens! A peine seize chevaux attelés à chacun de ces chars peuvent-ils suffire pour traîner et enlever les dépouilles dont il est chargé. Quant au char sur lequel Othon le réprouvé avait dressé son dragon et suspendu par dessus son aigle aux ailes dorées, bientôt il tombe sous les coups innombrables des haches; et, brisé en mille morceaux, il s'afflige de devenir la proie des flammes, car on veut que du moins il ne reste aucune trace de tant de faste, et que l'orgueil ainsi condamné disparaisse avec toutes ses pompes. L'aigle, dont les ailes étaient brisées, ayant été promptement restaurée, le roi l'envoya sur l'heure même au roi Frédéric, afin qu'il apprît par ce présent qu'Othon ayant été repoussé, les faisceaux de l'empire passaient en ses mains par une faveur du Ciel. Comme la nuit s'approchait, l'armée, chargée de dépouilles, rentra tout aussitôt dans son camp, et, le cœur plein de reconnaissance et de joie, le roi rendit mille actions de grâces au roi suprême qui, de son regard favorable, lui avait donné de triompher de tant d'ennemis. Et afin que la postérité conservât à jamais le souvenir d'une si grande victoire, l'élu de Senlis fonda en dehors des murailles de cette ville une cha- 353 pelle, qu'il nomme aussitôt la Victoire, et qui, dotée de grands biens, et se gouvernant selon les règles canoniques, jouit de l'honneur d'avoir un abbé et un saint couvent. Le roi, dans sa sagesse, choisit ceux qui devaient occuper cette chapelle dans le saint bercail du vrai vainqueur, hommes dignes d'implorer Dieu pour le salut du roi et du peuple, illustrés par leurs vertus, détestant le monde et la chair, seuls moyens par où l'ennemi de l'homme nous attire dans ses piéges; si nous triomphons d'eux, le combat contre le démon devient facile, puisqu'il ne nous reste plus qu'à triompher de l'orgueil. O piété, ô admirable fidélité du roi! quel roi des Hébreux, quel prince, quel chef de peuple fit jamais éclater tant de douceur de cœur et de miséricorde, qu'il ne punît pas sur-le-champ un ennemi capital, coupable de lèse-majesté, qui avait voulu être l'assassin de son seigneur, et qui, si cela lui eût été permis, eût réalisé ses desseins iniques? Le roi voulut se montrer confiant envers son vassal infidèle, qui n'avait pas voulu lui garder la foi jurée. Il pouvait bien légitimement le faire mourir d'une mort quelconque et ne lui devait qu'un sac et un singe2; mais dans sa bonté, le roi lui remit sa faute, lui donna, au lieu de châtiment, des récompenses, la paix en échange de la guerre, accorda la vie à celui qui ne méritait que la mort; et de plus, le consolant dans ses frayeurs, il lui adressa ces paroles amies: «Ne crains rien, applique-toi désormais à me montrer un cœur fidèle, et ne m'irrite pas contre toi 354 par des crimes nouveaux. Si tu te tiens à mes côtés, tu n'y seras pas le dernier, et même tu me deviendras plus cher que tu ne l'as jamais été. Garde-toi cependant de retomber dans le précipice par de nouvelles fautes, et de te rendre une autre fois coupable de pareils crimes, afin qu'il ne te puisse arriver rien de fâcheux, et que tu ne te trouves pas complétement indigne de notre clémence.» Il dit, et ordonne de retenir le comte dans des liens honorables. Trois jours après, le roi étant à Bapaume, au retour de la guerre, on lui rapporta (je ne sais qui lui dévoila ces machinations) que le soir même, après la bataille, le comte avait envoyé secrètement à Othon des écrits nuisibles aux intérêts du roi et du royaume. Le fait ayant été bientôt reconnu, le roi, transporté de colère, et répandant la terreur autour de lui, adressa ces paroles au comte: «Toi et ton père3, séduits par des présens, vous avez pendant long-temps servi le parti d'Henri, roi des Anglais, et porté les armes contre moi et contre vos compatriotes; et cependant j'étais votre roi, et la dignité de votre comté vous liait tous les deux à moi par le droit féodal, et je t'avais donné moi-même ta première ceinture de chevalier. La paix se rétablit entre nous: ensuite, au mépris de cette paix, et ton père étant mort, tu m'attaquas au commencement de la guerre, lorsque le roi Richard, après la mort de son père, me déclara aussi la guerre. Celui-ci étant mort bientôt après, tu devins enfin mon ami, quand déjà ma faveur t'avait accordé pour femme la comtesse de Boulogne avec tout son comté: peu de 355 temps s'était écoulé depuis ces événemcns, lorsqu'il arriva que tu tins à la fois de nous cinq comtés4, que ta fille5 devint la femme de mon fils Philippe, et que ma nièce fut mariée à ton frère Simon6. Ainsi je te liais à moi par des dons et par des gages chéris, afin qu'aucune méfiance ombrageuse ne te soulevât contre moi, et que tu ne revinsses plus à tes révoltes accoutumées, car les hommes pervers retournent facilement à leurs méchantes habitudes. Sans reconnaissance cependant pour tant de bienfaits, en chassant de ton cœur le souvenir, rendant le mal pour le bien et m'abandonnant volontairement, déserteur de ta patrie, tu as conclu un traité d'iniquité avec les associés de Bélial, qui détestent la paix et Dieu; et d'accord avec tes complices, tu as conspiré contré ma tête et porté les armes comme un sicaire. Et lorsque, te remettant tout cela, avec ma bonté ordinaire, je t'avais donné une vie que tu ne méritais point, en échange de la mort que tu méritais, tu as osé, quand la soirée était à peine finie, dans la nuit même qui a suivi la bataille, recommencer tes perfidies, et, distillant le venin de ton cœur, enfermer ta fraude dans des notes et des écrits, pour adresser à Othon des prières artificieuses et le pousser à me faire encore la guerre et à tenter une nouvelle attaque contre moi. Tel te voilà, telles sont les souillures dont tu souil- 356 les le monde; quoique tu sois entièrement indigne de vivre, tu ne perdras point cependant la vie, et tu vivras dans une prison éternelle, afin que du moins tu t'abstiennes de crimes tant que tu seras chargé de fers. Si tes méchantes intentions ne peuvent être chassées de ton cœur, du moins ta main ne pourra se livrer à ses actions accoutumées, et les suggestions de ta langue demeureront sans effet. A ces mots (car le comte, ayant la conscience de son crime, ne put ni murmurer, ni répondre), le roi l'enferma tout de suite dans la tour de fer de Péronne, le fit charger de doubles liens et de chaînes qui le serraient de près, et, plaçant auprès de lui un fidèle gardien, donna ordre à Guillaume de Pruny de le surveiller, avec l'aide de neuf autres chevaliers. La tour de Dreux s'honore ensuite de recevoir le frère du roi des Anglais7 jusqu'à ce que Jean desire, en échange de son frère, de rendre un fils à son père8. L'ayant fait tomber, à Nantes, dans une embuscade, bientôt après Jean l'avait envoyé, chargé de chaînes, au-delà de la mer, avec douze compagnons, et depuis long-temps il le retenait en prison. Toutefois il tarda long-temps encore à consentir à cet échange, car il avait toujours détesté son frère et toute sa famille, et il aimait mieux laisser d'illustres jeunes gens souffrir indignement que les délivrer de leurs maux, en les échangeant l'un pour l'autre. Quant aux autres comtes, le seigneur de Randeradt, Othon de Tecklenbourg et le comte surnommé 357 le Velu, les hommes nobles, les grands et d'innombrables chevaliers d'un nom moins illustre, le roi donna ordre de les garder dans les diverses villes du royaume, afin de s'assurer des cautions, selon ce que chacun d'eux pourrait avoir de ressources pour se racheter. Il leur fit donner généreusement tout ce que demandent les besoins de la nature, ou l'usage, ou les habitudes de ces hommes nobles, afin qu'il ne fût fait aucune insulte à leur personne, ni à leur rang. Cependant Ferrand, conduit par deux chevaux vigoureux, qui le traînaient sur une litière munie d'un double timon, et que leur couleur faisait appeler comme lui, en sorte que Ferrand et ses chevaux portaient un même nom, Ferrand, dis-je, est offert aux regards des citoyens de Paris, et doit être enfermé clans la tour de Lupare. A son arrivée, le clergé et le peuple célébraient solennellement le triomphe du roi par des chants et des hymnes d'ajlégresse. Alors Ferrand, alors te fut manifestée l'erreur de ta pythonisse, qui t'avait fait follement espérer que la ville royale t'accueillerait avec les plus grands honneurs. Certes nulle loi n'est plus équitable que la loi du sort, et Dieu règle toutes choses par des jugemens remplis d'équité; rien n'est plus juste que cet arrêt du sort qui, conformément à leurs vœux, attache les prisonniers aux villes mêmes qu'Othon leur avait promises, et qu'il leur eût données, en exécution du traité conclu avec eux, si la victoire l'eût secondé dans ses espérances. Ainsi il arrive que chacun sert dans les fers aux lieux mêmes où il avait compté en son cœur avide pouvoir établir sa domination: le lieu où l'on espérait trouver des honneurs devient le lieu même du châtiment, et 358 les espérances trompées changent les joies en douleurs. Jadis Pompée extermina les bandes des pirates, et, aidé du fils de Mithridate, força ce prince, qui différait encore, à hâter sa chute par le poison: il se tua ainsi, pour ne pas voir son fils régner sous l'autorité des Romains, et afin qu'un sort trop dur ne le réduisît pas lui-même à se voir inférieur à son fils. Après lui, Rome soumit à sa puissance presque tous les royaumes situés au-delà de la mer de Grèce et contenus dans la troisième partie du monde. César, après avoir vaincu les Gaulois, et conquis avec de grandes fatigues la plupart des royaumes qu'éclaire le soleil de l'Occident, portant au loin dans le monde les lois de l'Empire, quoique lui-même eût présenté le dos aux blonds Bretons, vainquit Pompée, afin de devenir plus grand que tout autre homme, de s'élever au dessus de toutes les têtes, d'être le chef unique du monde, et de faire que Rome, régnant sur tous les autres, n'obéît qu'à lui seul. Devant aucun des deux cependant, Rome ne tressaillit de joie, et ne fit retentir ses hymnes d'allégresse lorsqu'ils montèrent au Çapitole, traînés par quatre chevaux blancs, avec autant de transports qu'en éprouva la France, lorsqu'elle offrit des fêtes solennelles à son illustre roi Philippe, après l'heureux succès de la bataille de Bovines. Rome même ne se souvient point d'avoir, plus tard, célébré avec autant de transports un triomphe magnifique, lorsque Titus et Vespasien ayant entièrement renversé Jérusalem et rasé le temple, l'enlevèrent justement, ô Judée, et le rang que, 359 tu occupais et ton peuple. Ces princes ajoutèrent alors aux trésors des Romains le candelabre, les tables de la loi, l'arche d'alliance, la table du Seigneur, beaucoup d'autres gages sacrés, et la verge d'Aaron qui, depuis long-temps entièrement desséchée, se couvrit de nouveau de feuilles et produisit tout-à-coup les fleurs de l'amandier, figurant par là les joies nouvelles dues à l'enfantement de la Vierge toujours pure; de plus ils te livrèrent à vil prix, toi et ta race, pour vivre à jamais dans l'esclavage et devenir le jouet de tous les vents, Dieu employant ainsi leur bras pour te châtier de tes péchés. Telle fut la punition finale qu'attira sur toi ce Calvaire, sur lequel tu avais osé crucifier notre Sauveur. Elle avait été annoncée à l'avance par cette invasion que firent les ours contre les enfans de Bethléem, lorsqu'ils accablaient d'injures le saint Prophète9, et qu'ils l'appelaient le chauve. Car depuis long-temps la bouche de tes prophètes t'avait prédit toutes ces choses, afin que tu n'ignorasses pas combien tu te préparais à pécher, quel rude châtiment devait suivre un si grand crime, et afin que tu ne péchasses pas autant, du moins par la crainte de la punition, et qu'un moindre. péché entraînât une moindre peine. En ce temps la seule ville de Rome donnait des applaudissemens à ses rois, et les autres villes ne s'inquiétaient nullement de se réjouir des triomphes des Romains, ou de faire quelques frais pour ajouter à leurs pompes. Maintenant, en tous les lieux où s'étend le sol de notre vaste royaume, qui contient dans son sein tant de bourgs, tant de châ- 360 teaux, tant de villes, tant de comtés, tant de duchés, dignes des honneurs, du sceptre, dans toutes ces provinces soumises à tant d'évêques, dont chacun administre la justice dans son diocèse, et fait publier ses édits dans d'innombrables villes, toute ville, tout village, tout château, tout pays ressent avec la même ardeur les joies d'une victoire commune à tous, et s'attribue en propre ce qui appartient à tous en commun, en sorte que ces applaudissemens universels se répandent en tous lieux, et qu'une seule victoire a fait naître mille triomphes. Dans toute l'étendue du royaume on n'entend résonner sur tous les points que les mêmes acclamations; toute condition, toute fortune, toute profession, tout sexe, tout âge chantent les mêmes hymnes d'allégresse, toutes les bouches célèbrent à la fois la gloire, les louanges et l'honneur du roi. Et ce n'est pas seulement par des chants ou par les gestes du corps que s'expriment les transports de l'ame: dans les châteaux et dans les villes, les clairons retentissent dans toutes les rues, afin que ces concerts multipliés proclament plus hautement les sentimens publics. Ne croyez pas non plus que l'on ménage aucune dépense: chevalier, citoyen, habitant des champs, tous brillent sous l'écarlate, nul ne porte que des vêtemens de soie, de lin très-fin ou de pourpre. Le paysan tout resplendissant sous les ornemens impériaux, s'étonne de lui-même et ose se comparer aux rois souverains. L'habit change tellement son cœur, qu'il pense que l'homme lui-même est changé, ainsi que le vêtement qui lui est étranger. Et ce n'est pas même assez pour chacun de paraître avec autant d'éclat que 361 ses compagnons, si chacun ne cherche encore à se distinguer de beaucoup d'autres par quelque ornement. Ainsi tous se disputent à l'envi, cherchant à se dépasser l'un l'autre par la richesse de leurs vêtemens. Durant toute la nuit les flambeaux de cire ne cessent de briller dans les mains de tout le monde, chassant les ténèbres, de telle sorte que la nuit se trouvant subitement transformée en jour et resplendissante de tant d'éclat et de lumières, dit aux étoiles et à la lune: Je ne vous dois rien, tant leur affection pour le roi portait les peuples à se livrer en tous lieux aux transports de leur joie! Plus que toutes les autres villes, Paris ajoute aux applaudissemens, aux acclamations, à l'allégresse générale, des dépenses plus grandes, et célèbre des jeux et de belles danses avec un zèle encore plus ardent. Surtout ceux qui se livrant aux doux travaux de Pallas recherchent les aimables enseignemens d'une vie bienheureuse, font des préparatifs plus splendides pour mieux honorer la fête du triomphe du roi. Pendant huit jours et tout autant de nuits ils se livrent sans interruption aux transports de leur joie et s'y abandonnent avec d'autant plus d'ardeur, que le roi est plus chéri de tous; c'est par ses soins en effet qu'ils jouissent du repos de la paix, qu'ils vivent en sécurité sous les lois des seigneurs de Cyrrhe et de Nisa10, en sorte que leurs cœurs ne sont jamais tourmentés que des soucis de l'étude et rejettent tout autre soin. Le royaume tout entier jouissait de la paix, très 362 agréable aux peuples, et le roi gouvernail son royaume et son peuple avec une affection paternelle, aimant tous les Français et aimé de tous, ne faisant de mal à personne, n'étant à charge à personne, juste envers tous, surtout protégeant le clergé contre tout ennemi. Sa bonté se montrait surtout en cela qu'il favorisait les amis de la paix d'un cœur plein de tendresse, et punissait rudement ceux qui faisaient le mal. Aussi était-il appelé avec respect et par toutes les bouches le roi du clergé, le père de la patrie, et le soutien de l'Église. Et l'on ne pouvait savoir si le roi aimait son peuple plus que le peuple n'aimait son roi; il y avait entre eux à ce sujet une aimable émulation, et l'on se demandait lequel des deux était le plus cher à l'autre, chez lequel des deux l'amour se produisait avec le plus de force, tant une tendre affection les unissait l'un à l'autre par des liens parfaitement purs! Déjà l'on était parvenu à la quatrième année depuis la bataille de Bovines, quand le roi Jean, à la suite de tous les crimes qu'il avait commis lui-même, perdit son royaume et la vie. Il fut chassé loin de sa patrie, au-delà du fleuve de l'Humber, condamné par un juste jugement du clergé et du peuple, car il avait été la cause de la mort de son propre père, traître envers son frère, meurtrier envers son neveu, qui avait plus de titres que lui à hériter du royaume. La nation anglaise voulait, ô Louis! t'élever sur son trône, mais ton père te refusa son consentement, ne voulant pas offenser le souverain pontife, qui faisait tous ses efforts pour rétablir Jean dans la possession de son sceptre. Ainsi privé des honneurs de la royauté, et selon le pronostic même de son surnom, entière 363 ment dépouillé de terre, Jean cessa enfin de se montrer malfaisant, et la mort mit un terme à ses méchantes actions. Bientôt Gualon11, qui représentait en ce pays le père des pères, fit succéder à Jean son fils Henri. Celui-ci avait à peine dix ans; il reçut l'onction et se lia par serment envers le Pape, s'engageant à lui être soumis, à lui payer tribut, comme avait fait son père, et à tenir son sceptre du souverain pontife même. En ce même temps encore, Othon le réprouvé, étant tombé malade à Brunswick, obtint enfin d'être relevé de l'anathème qui avait si long-temps pesé sur lui, et lorsqu'il fut réconcilié avec l'Eglise, la mort vint dissoudre en lui la funeste alliance de son corps et de son ame. Peu de temps après, l'illustre comte Simon (par un événement qui serait bien déplorable, si la raison ne nous défendait de pleurer sur les palmes d'un martyr), étant occupé à assiéger la ville de Toulouse, ennemie de notre foi, qui accueillait les hérétiques, et qui maintenant encore n'échappe pas à cette peste, le comte Simon, enlevé subitement de cette vallée de larmes, obtint par un bienheureux martyre de s'élever aux demeures célestes. Apportant aux martyrs de nouvelles joies, devenu leur concitoyen, et régnant avec le Christ dans la cour éthérée, la vue du Seigneur suffit à le repaître, tellement qu'en jouissant continuellement il n'en éprouve jamais de dégoût. Depuis sa mort, le parti des catholiques, extrêmement affaibli, se désole, et le parti contraire relève la tête. Amaury, son noble héritier, se chargea du 364 fardeau de son père, mais trop jeune encore, il ne pouvait à lui seul combattre tant d'hommes vigoureux: alors notre auguste roi prenant compassion de la foi qui dépérissait dans ces contrées, sentant ses entrailles s'émouvoir toujours de pitié en faveur des affligés, et voulant porter un remède à de si grands dangers, envoya aux frais de son fisc soixante chevaliers, dix mille servans d'armes bien équipés, et hommes forts de corps et de cœur, secours qui fut infiniment agréable à Amaury en ces circonstances. Par là la puissance de l'hérésie fut encore réprimée pour un temps, et la foi catholique prévaut encore aujourd'hui en ces pays. A peine deux années s'étaient écoulées depuis ces événemens, lorsqu'un grand nombre d'hommes furent fortement agités jusque dans le cœur du royaume, par une querelle particulière qui s'éleva tout-à-coup dans le pays des Bretons, aux lieux ou Thétis a posé sur le rivage de la mer les limites de la terre et de son empire, et où l'on ne voit rien au-delà, si ce n'est l'eau et l'air. Il n'est donné à personne de connaître ce qui s'étend plus loin, et nul ne peut faire à ce sujet de recherche suffisante. Quoique bien peu de gens puissent comprendre cette vérité, les agitations de la guerre sont utiles, même à ceux qui en souffrent, puisqu'il est certain que Dieu ne fait rien sans motifs dans le monde entier, et ne fait rien faire qui ne porte quelque fruit. Etant lui-même cause immobile de toutes les causes, il assigne des causes fixes aux choses mobiles, il tourne à notre usage les maux dont nous souffrons, et fait sortir pour nous des avantages de nos propres 365 malheurs; il fait que la guerre devient utile à ceux qui la supportent; par la un trop long repos ne donne pas trop d'aliment à nos vices, et la paresse ne plonge pas nos ames dans un extrême engourdissement; la valeur en effet, qui se plaît à s'exercer sans cesse pour pouvoir se développer, s'accroît à force de travail, et les maux du présent nous dégagent plus aisément de la rouille de nos péchés; nous sommes ainsi instruits dans ce monde par de brefs châtimens, bien moindres que ne sont les flammes de la géhenne, lesquelles frappent les coupables de peines terribles et sans fin. Les comtes Bretons, Conan et Salomon, furent les premiers qui troublèrent la paix; et ils avaient de justes motifs de faire la guerre, car le duc de Bretagne, Pierre, plus fort qu'eux, les avait dépouillés des biens de leurs aïeux, ne leur laissant rien pour se défendre de la faim et du froid, quoiqu'ils fussent nés pour commander à beaucoup d'hommes, issus d'un sang illustre, et célèbres eux-mêmes par leurs actions et par leur nom. Il n'en est pas moins certain que le duc n'avait été que juste envers eux, à de certains égards, attendu qu'ils tenaient eux-mêmes beaucoup de biens qu'en toute justice le duc eût dû occuper plutôt que ces comtes. Mais cet homme, puissant par son peuple et plus fort qu'eux par ses armes, indigné qu'on lui refusât ce qui était juste, déroba, en même temps que ce qui lui appartenait de droit, ce qui appartenait aux autres; dans l'emportement de sa passion, il ne sut point reconnaître de limites, tant il est vrai que celui qui refuse ce qui est juste à l'homme fort qui tient les armes 366 dans ses mains, lui livre ainsi tout ce qu'il possède. Le duc enleva donc aux comtes tout ce qu'ils avaient, et les chassa de leur pays dans les forêts et les vallons, et dans les déserts, asiles des bêtes féroces. Ceux-ci donc, toutes les fois qu'ils pouvaient lui faire quelque mal, à lui ou aux siens, aidés de quelques compagnons, s'attachaient à lui enlever du butin, à charger ses hommes de chaînes, à détruire ses propriétés. Tandis que le duc avait résolu de les anéantir entièrement, voici, Amaury de Craon lui déclara la guerre, prétendant avoir des droits à un certain château sur lequel le duc disait de son côté qu'il n'avait aucun droit, et qu'il était même tout prêt à le prouver en justice, en présence du roi; mais Amaury, se confiant en ses forces et non à l'issue toujours incertaine d'un jugement, prit fièrement les armes avec beaucoup de fracas, dévasta les terres du duc par le fer et le feu, et s'empara de la Guerche et de Chateaubriand. Laissant alors de côté Conan et Salomon, dont beaucoup de Bretons avaient déjà embrassé le parti, le duc tourna ses armes contre Amaury, et invita ses parens et ses grands à lui prêter secours contre tant d'ennemis. Cette guerre terrible se prolongea durant deux années, le duc faisant toujours de grandes dépenses, et aucun point de son duché ne demeurant à l'abri de ce fléau. D'un côté les habitans de SaintPaul-de-Léon, aidés de ceux de Tréguier et des vassaux du comte de Goel et du vicomte de Rohan, ne cessaient de le harceler, et d'un autre côté il était aussi attaqué par Amaury, qui conduisait à sa suite tous les chevaliers du Mans, de l'Anjou, de Tours, 367 tous ceux qui avaient quelque réputation ou quelque dignité dans le pays qui s'étend jusques à Chartres, un parti très-nombreux de Français, une troupe venue de la ville de Séez, un escadron de Bourges, et le comte de Nevers12, hommes qui s'étaient associés à lui, soit pour raison de parenté, soit pour amitié, soit parce qu'ils en recevaient une solde, lien qui entretient l'affection, qui échauffe le cœur des chevaliers, qui les revêt des plus puissantes armes, qui donne du courage aux lâches et des forces à ceux qui ne savent pas combattre, qui anime les audacieux, pousse les timides à la mort, chasse la pâleur des visages, guérit les blessures, boisson enfin plus salutaire que toute autre pour adoucir les esprits inquiets. De son côté le duc a sous ses ordres la majeure partie des Bretons, qui suivent d'un cœur intrépide leur seigneur et duc. Fort de leur assistance et de leur fidélité, le duc conçoit en son ame royale d'immenses projets, et se propose de défendre en même temps tout son pays. Ainsi, sans s'inquiéter des forces de Conan et de Salomon, sans s'arrêter aux maux qu'ils lui font en pillant la contrée et en lui enlevant ses hommes, il se dispose à terminer par eux cette guerre déjà trop longue, et voulant ou vaincre ou être vaincu en une seule fois, dans son audace il livre bataille à Amaury, auprès des vignobles de Chateaubriand, triomphe par sa brillante valeur, et fait prisonnier Amaury lui-même et beaucoup d'autres seigneurs, que tout le monde regardait comme invincibles, car leurs forces étaient supérieures en nom- 368 bre à celles du duc, et eux-mêmes, jouissant d'une grande réputation, n'avaient jamais été vaincus jusqu'alors dans aucun combat. Ainsi, avec le secours de ses Bretons, le duc se [fit un nom célèbre, sauva sa patrie des ennemis, et se montra par sa valeur véritable enfant de la France, véritable rejeton de la race royale, étant petit-fils de Louis, et aussi noble que son cousin, le roi Philippe13. Ensuite, et quoique leur parti se trouvât infiniment affaibli et chancelant à la suite de cette bataille, les gens de Saint-Paul-de-Léon n'en continuèrent pas moins à faire la guerre au duc, et lui résistèrent longtemps avec une grande valeur. Enfin une bonne paix mit un terme à ces querelles. Au retour de la paix ils se rattachèrent au duc avec leur affection accoutumée, et méritèrent d'être réintégrés par lui dans leurs droits. Pourquoi pleures-tu, ô muse? pourquoi t'affliges-tu si tristement? pourquoi étouffes-tu tant de sanglots? pourquoi portes-tu tes yeux vers le ciel? pourquoi sembles-tu chercher l'origine inconnue des astres? pourquoi t'étonnes-tu de voir briller comme l'or une comète nouvelle? Voici, elle précède l'astre funèbre de Philippe, astre qui fait la douleur du monde et la joie des demeures célestes, toutes réjouies de la prochaine arrivée d'un hôte si illustre: voici, les mages et les astres du ciel l'appellent, afin qu'étant lui-même assuré de son salut par des signes aussi manifestes, il apprenne que ses actions ont été agréées du suprême Seigneur des astres, de peur que son ame ne vienne peut être à se troubler, tremblante de se 369 séparer de son vase d'argile et de se rendre à son créateur par la victoire de la mort, après avoir déjà vaincu le démon, le monde, la chair et ses tentations. Et si nous lisons par hasard que d'autrefois les comètes à la chevelure menaçante ont annoncé les choses de l'avenir, jamais cependant elles n'ont brillé aussi long-temps et d'un rouge tellement éclatant que le septième jour et la septième nuit aient resplendi de la lumière flamboyante de leur astre et teint en rouge la nue qui l'environne, de même qu'on voit une petite cabane couverte de paille, entourée de fumée, et devenue par hasard la proie d'un incendie dévorant, vomir dans les airs des vapeurs enflammées, toute parsemées de brillantes étincelles. Tel était le nombre que demandait comme signal la vie du roi Philippe; par ce nombre, ô Christ, tu as voulu mettre au grand jour les mérites de ton serviteur, afin qu'il sût que trois fois et quatre fois bienheureux, il s'élèverait heureusement vers les cieux en corps et en ame: ce nombre septenaire ainsi bien complété, le conduit à ce huitième cercle où réside l'Infini. Ainsi donc, ne demeure pas dans la stupeur, que la douleur ne te tourmente point; mais plutôt, si la mort t'a contristé, que la victoire de la mort te réjouisse, puisque déjà tu vois se multiplier les signes par lesquels il t'est démontré qu'ayant vaincu la mort, il vit avec le Christ, qu'il a servi dignement dans cette vie. Et si tu t'es appliqué à rapporter les actes de sa vie, maintenant applique-toi, avec plus de zèle encore, à raconter son honorable mort, et fais que cet ouvrage que tu avais cru finir, lui vivant encore, se termine par ses honneurs funèbres et par la gloire toute par- 370 ticulière dont le Christ a voulu le béatifier à ses derniers momens.
De la maladie et de la mort du roi Philippe.
Une nouvelle étoile avait effrayé les peuples de ses rayons menaçans, et des bruits divers ne cessaient de circuler parmi le vulgaire, sur les choses nouvelles qui devaient survenir à la suite de ce prodige inintelligible. Un mois ne s'était pas encore écoulé depuis cet événement, et voilà, une fièvre quarte envahit le corps du roi. Le quatrième jour le tourmentait d'une chaleur qui lui enlevait la respiration, et les autres jours cependant il cessait d'être malade: ainsi la fièvre était intermittente, en sorte que ses membres ne perdaient ni leur vigueur ni leur teint, et lui-même déployant toujours sa force et son activité accoutumées, et toujours empressé à s'occuper avec sollicitude des affaires de son royaume, continuait à visiter, selon son habitude, ses divers châteaux et ses villes, et principalement tous les lieux qu'il s'occupait à faire rebâtir, et où il élevait des murailles et des citadelles. En effet, tout autant que son domaine possède de villes, de châteaux et de bourgs, le roi les a fait entourer de murailles à ses propres frais, et il les a tous vus de son vivant ainsi enclos à ses dépens: et ce qui paraîtra bien plus étonnant et bien plus digne d'éloges à tous ceux qui l'entendront raconter de leurs oreilles, c'est que dans tous ces lieux nul n'a été vexé par aucune imposition extraordinaire, que nul n'a été accablé d'aucune corvée, comme beaucoup d'autres ont coutume d'en exiger. 371 Quiconque a vu sa maison, son fonds de terre ou sa vigne emportés par les fossés, par les tours ou par les remparts, a reçu du roi la juste indemnité de tout ce qu'il a perdu. Et quoique cette amélioration publique dans tout le royaume ait été fort utile à la communauté des citoyens et du peuple, le roi n'a pas voulu qu'elle devînt onéreuse aux autres, et, dans sa pieuse munificence, il a mieux aimé en supporter seul tout le poids. Dès qu'il éprouva les premières atteintes du froid, et que le tremblement de la fièvre tortura ses membres sacrés, le roi nettoya tout aussitôt le vase de l'homme intérieur, et disposa sa maison dans toute sa pureté, afin que l'hôte céleste se complût, à son arrivée, à s'établir dans une résidence agréable, car il met toutes ses délices à habiter dans un cœur pur, et ne pénètre dans les ames que lorsqu'elles sont bien nettoyées et dégagées de toute souillure. Bientôt, faisant son testament de mort, il statua de sa propre bouche, et en outre par un écrit public, que tout ce qu'il possédait en effets mobiliers serait distribué à la terre de Jérusalem et aux pauvres de Dieu, et il fit faire lui-même le partage de ce que chacun devait avoir. Ainsi tracassé par la fièvre, presque durant tout le cours de l'année, il n'en continuait pas moins à se servir de son corps avec courage, et il arriva au cinquième mois1 où Sirius a coutume de redoubler pour les malades les ardeurs de la fièvre, comme celles du soleil, et l'on était dans le courant de l'année 1223, depuis que le Verbe s'est fait chair. Déjà s'avancait le jour lamentable pour le monde, 372 où notre royaume allait devenir veuf de son roi Philippe, qui régnait heureusement depuis quarante-trois années, bon pour les justes, terrible aux méchans, reprenant les hommes mauvais avec douceur, et, dans la bonté de son ame, préférant d'ordinaire la justice à la rigueur. Et comme Christ l'avait aimé durant tout le cours de sa vie, il prouva qu'il le chérissait encore plus à sa fin. En effet, le roi de Jérusalem2, et celui qui, réglant les plus grandes affaires à la place du souverain pontife3, avait été envoyé contre les hérétiques qui souillaient encore le pays de Toulouse, et de plus l'assemblée des saints pères4 de tout le royaume, tenaient alors un concile général à Paris, Philippe voulant relever l'Eglise, qu'il s'affligeait de voir dépérir, en deçà comme au-delà de la mer. Et comme les autres ne pouvaient rien terminer sans lui, quoiqu'il fût incessamment dévoré d'une fièvre continue, redoublée par sa propre violence et par la chaleur de la saison, préférant l'intérêt public à sa commodité particulière, le roi partait pour Paris, malgré l'avis de ses médecins, et, sortant de Pacy, il se rendait en hâte au concile, desirant mettre en tête de tous ses mérites celui d'avoir, au moment de sa mort, relevé l'Eglise et la foi, et de leur rendre leur vigueur catholique. Une pareille ferveur de foi animait ce Martin qui, connaissant à l'avance le dernier jour de sa vie, et l'ayant annoncé à ses frères et à ses saints compagnons, ne craignit pas cependant de se rendre à Candat, pour y apaiser un schisme qui jetait le trouble dans l'église de ce lieu, se réjouissant de laisser en 373 paix et l'église et le clergé. Animé d'un desir semblable, le roi était arrivé à Mantes: là, après la célébration des saints mystères, après que l'Eucharistie lui eut présenté la pâture de vie, le dernier jour, terme de sa vie bienheureuse, se présenta à lui, Dieu ayant voulu le délivrer en ce lieu, par une belle mort, et recevoir en son sein son ame sainte, au moment où le jour du lendemain allait amener les ides du cinquième mois5. Des cris s'élèvent aussitôt, tout retentit de lamentations, les gosiers s'épuisent à force de sanglots, toutes les poitrines sont inondées de larmes. Il n'est personne qui puisse soulager sa propre douleur, ou celle des autres; les paroles même ne peuvent les adoucir, car l'excès de l'angoisse contraint la langue à demeurer immobile dans le palais. On n'entend qu'un cri de deuil dans toute la ville de Mantes; il n'est pas une maison, pas une place, pas un coin de rue, qui ne soient assourdis par les gémissemens et tout trempés de larmes. La même cause produit ce deuil, la douleur de tous est la même, et cependant ces tourmens se manifestent sous mille formes diverses. Celui-ci pousse des hurlemens en se frappant la poitrine, celui-là se déchire les joues avec ses ongles; l'un arrache ses vêtemens, l'autre ses cheveux. II en est qui, dans l'excès de leur affliction, ne peuvent pas même ouvrir la bouche; seulement du bord de leurs lèvres fatiguées s'échappent quelques soupirs; leurs cœurs tout gonflés ne peuvent les repousser au dehors, et le transport de leur douleur refoule au dedans les plaintes qui devraient se produire à l'extérieur. D'autres, 374 transportés d'une sorte de délire, perdent leurs forces accoutumées, et, poursuivis par l'ombre fantastique de la mort, pressent de leurs bras la poussière des pavés. Et qui pourrait contenir ses lamentations, en voyant d'un côté Louis, tout inondé d'un torrent de larmes, de l'autre Philippe6 et les grands, et les comtes, et l'assemblée d'hommes aux cœurs pleins de force, et les chevaliers, et les serviteurs, et les officiers de la cour, faire retentir de leurs tristes gémissemens cette cour frappée de stupeur? Ainsi ceux qui avaient soumis à Philippe et des peuples, et des royaumes, ceux à qui nul fier courage ne put résister, qui domptèrent par leurs forces, et firent rentrer dans le repos et les fléaux et les monstres, ceux-là mêmes sont vaincus par la douleur de la mort du roi, et tellement troublés, qu'ils oublient de se souvenir d'eux-mêmes et de tous les leurs. A peine un seul d'entre eux demande-t-il ou présente-t-il des parfums, à peine un seul pense-t-il à répandre de l'encens, tant la violence de la douleur leur enlève l'usage des facultés de leur esprit! Le corps ayant été royalement embaumé et déposé ensuite dans un cercueil, comme il est convenable, le cortège s'avance douloureusement, les hommes transportant sur leurs hautes épaules la dépouille mortelle du prince invincible. Lorsqu'ils furent sortis par la porte que l'on appelle porte de Paris, et arrivés à la distance que parcourrait une arbalète en lançant trois fois ses traits, ceux qui portaient le cercueil le déposèrent sur le sol avec la torche sacrée, d'autres s'empressant avec ardeur à se charger à leur tour de 375 ce fardeau. En même temps ils désignent ce lieu, pour que la croix de Philippe y soit dressée, consacrée par son nom, et entourée de colonnes en pierres. De fréquens miracles ont déjà été manifestés en ce lieu, Dieu n'ayant pas tardé de proclamer les mérites de Philippe. Aussitôt on construit en fort peu de temps, et sur le même emplacement, une nouvelle église, dans laquelle on puisse honorer le lieu de repos de Philippe, et l'on arrête que des personnes saintes, et éprouvées pour leur ferveur religieuse, serviront à jamais le Seigneur dans cette même église. De là, se mettant de nouveau en marche avec le corps sacré, ils s'avancent, afin que saint Denis se réjouisse de voir son église honorée d'un hôte si illustre. Son corps, inhumé à côté de celui de Dagobert, est recouvert d'une pierre, tandis que son esprit resplendit au milieu de la cour des anges, où il est reçu sous l'égide du même patron. La nuit suivante, Denis lui-même fit cette révélation au Père des pères, afin que nul ne puisse douter que Philippe règne avec le Christ, ce fait étant affirmé par un si grand témoin! Les obsèques furent célébrées avec beaucoup de pompe par Bertrand7 qui représentait le souverain Pontife, et que le peuple de Préneste s'honorait d'avoir pour évêque. Il était du pays de Bâle, noble par sa naissance, et saint par ses sentimens religieux, et portait l'habit de Cîteaux. Les premiers du royaume, les grands et les hommes puissans assistèrent aux fu- 376 nérailles, ainsi que presque tous les saints évêques, que le Saint-Esprit avait par une disposition mystérieuse réunis en ce lieu, venant s'y rassembler de diverses contrées pour un tout autre motif, afin qu'il fût démontré à tous, par une preuve certaine, que sous l'apparence du concile qu'ils croyaient tenir à Paris, Dieu avait pris soin lui-même de la pompe funèbre de Philippe, et voulu honorer, par la présence de tant d'hommes considérables, celui dont il savait que la fin prochaine réclamerait ces honneurs. En effet, ce qui a eu un bon commencement et un bon milieu, a droit à une fin bienheureuse, et pour que le tout soit bon dans son ensemble, il faut que la fin soit bonne aussi. On vit également à cette cérémonie Jean, roi d'Accaron8, homme comblé d'honneurs et de gloire. Il était français par ses aïeux et champenois par sa naissance. Jérusalem, qui s'afflige maintenant d'obéir aux tyrans d’Égypte et de Syrie, avait dû l'avoir pour roi. Les maux qu'elle souffre, nous les avons mérités par nos péchés, nous qui ne craignons pas de nous montrer ingrats envers Christ, qui ne cessons d'ajouter à des fautes de nouvelles fautes, qui ont eu pour juste conséquence de nous faire perdre justement et tout dernièrement la contrée d’Égypte et la ville de Damiette: le roi Jean, en ayant été expulsé depuis peu, avait donc passé la mer et était venu implorer le secours du roi Philippe. Celui-ci donna à ce roi et aux saints qui lui prêtaient leur assistance, savoir les frères dits de l'Hôpital et du Temple, dont l'office particulier est de défendre le sépulcre de tout leur pouvoir, en vivant sous les 377 saintes lois de la religion, le roi Philippe leur donna trois fois cinquante mille marcs d'argent, pour être répartis entre les serviteurs de la croix et le sépulcre. Aussi nous est-il permis d'espérer, avec l'assurance de la foi, que l'inépuisable miséricorde du Christ restituera la Terre-Sainte à ses serviteurs, par l'intercession des mérites et des dons de Philippe, et qu'ils n'auront pas long-temps à attendre. ll y avait encore l'archevêque de Rheims, Guillaume, et Gautier, archevêque de Sens, tous deux les premiers à la cour du roi, et tous deux issus d'un sang illustre. Avec eux étaient aussi l'archevêque de Bourges9 et l'évêque de Tours10 Thibaud, archevêque de Rouen, homme d'une extrême sévérité, et qui se laisse difficilement fléchir par les prières, et l'archevêque de Lyon11, dont la Gaule entière, à ce que rapporte la renommée, avait coutume de reconnaître les prédécesseurs pour primats du pays; devant qui on portait toutes les affaires difficiles, afin qu'elles y fussent jugées en dernier ressort, en sorte qu'on ne déférait à Rome aucun procès que lorsque le siége de Lyon n'avait pu le terminer lui-même. L'inscription du sceau de cet archevêché et les pièces de monnaie qui circulent dans le commerce, rappellent encore ce litre d'honneur: avec lui étaient aussi les saints évêques que la loi de suffragance soumet à ce métropolitain. Les deux premiers dont j'ai fait mention ci-dessus furent illustrés par la grâce et par les honneurs, à tel point que l'un d'eux12 se trouva appelé tout-à-fait à l'improviste du siége de Langres au gouvernement de l'archevêché de Rheims, et mérita par là 378 d'avoir à se réjouir de douze cathédrales soumises à son autorité. Quant à toi, Gautier, peu de temps après que ton élection au siége de Paris eut été confirmée, tu en fus enlevé pour le siége de Sens, afin que la langue des méchans, tandis qu'elle travaillait à te persécuter, te servît, à son insu, à t'élever au-dessus de plusieurs siéges épiscopaux, en même temps que tu étais dépouillé d'un siége pareil, Ceux qui n'avaient pas rougi de se montrer rebelles contre toi, maintenant soumis à toi, sont accablés d'une plus vive colère, couverts d'une plus grande confusion, te voyant ainsi élevé, ainsi rendu puissant par le bras du Christ, afin que tu puisses les soumettre à un frein plus sévère, que tu ne ferais si tu n'étais encore qu'évêque particulier de Paris13 Mais tu ne portes point un tel visage, ni un tel esprit; les Parisiens ne t'ont point ainsi enseigné, tu n'as point ainsi enseigné les Parisiens: les saintes leçons que tu as publiées durant tant d'années de ta bouche éloquente, ne t'ont point appris à rendre le mal pour le mal, à suivre les impulsions de la colère ou de la rancune. Le souvenir de la haine n'est point l'œuvre d'une ame bienveillante comme la tienne, dans laquelle la philosophie a établi à jamais son trône, et qui, perfectionné par elle, 379 pratique avec vigueur la science de Tune ou de l'autre loi, que tu enseignes au monde d'une bouche et d'une main fidèles. Et toi, Guillaume, évêque de Châlons, la fortune ne s'est point montrée avare envers toi des suprêmes honneurs. Après la fin déplorable de ton neveu Thomas, que la mort jalouse enleva à la fleur de son âge, alors qu'il allait avec Louis attaquer les terres des Anglais14, tu fus jugé digne d'être à la fois évêque et comte, de porter à la fois l'un et l'autre fardeau, afin que la terre du Perche demeurât à son légitime héritier, et que celui qui tenait du sang des rois une double noblesse, brillât à la tête de la noblesse par de doubles honneurs.
Sur ce que le pape apprit la mort du roi par un miracle.
Au temps où l'on faisait les funérailles du roi très-auguste, le pape résidait dans la ville de Ségni, et voici quelle vision lui fut envoyée par le ciel: Il y avait dans la même ville un noble citoyen nommé Jacques, homme honorable, qui avait pour hôte celui qui punit les péchés, comme représentant du souverain pontife, Le premier était malade, sa vie éteinte arrivait à son dernier terme, en sorte que ses amis n'avaient plus aucun espoir de le voir se relever. Déjà près de mourir, il avait reçu l'onction et l'huile sainte, selon qu'il est prescrit dans l'épître de Jacques, et il était étendu sur son lit de mort, lorsqu'une apparition céleste vint le fortifier de cette sorte. Il 380 vit saint Denis venant à lui des demeures éthérées, environné d'une grande splendeur, précédé d'anges qui portaient des vêtemens blancs, et ayant lui-même un vêtement rouge. Auprès de lui était le roi Philippe avec une robe blanche; jamais le mourant ne l'avait vu de la vue corporelle, mais il le connaissait bien de réputation. Alors le saint lui dit: «Hâte-toi, lève-toi, va dire à Jacques15, qui entend, au nom du pape, les péchés des hommes coupables et donne l'absolution à qui se confesse selon la loi, employant des remèdes adaptés aux diverses maladies: Je suis le hiéromartyr Denis, et celui-ci est Philippe, roi des Français, qui, le jour avant celui-ci, a été délivré de son enveloppe d'argile: fais que le pape lui donne l'absolution, en vertu de cette puissance que le Christ n'a confiée qu'à Pierre, ainsi que les clefs; fais qu'il le présente au Seigneur, et qu'il célèbre une messe, dont l'effet soit d'expier pour lui ses péchés véniels.» Le chevalier dit alors: «Qui suis-je, pour pouvoir prendre part à de si grands mystères, moi qui ne puis même me lever de mon lit et suis à l'article de la mort? Ni le pape, ni Jacques, ne voudront me croire; je passerai pour insensé, si j'ose rapporter de telles choses à de tels hommes.» Et le saint reprit: «Mon fils, éloigne toute crainte, et reçois dans la fermeté de ton cœur une foi également ferme. Tu iras auprès d'eux, guéri, et cette santé, qui te sera rendue aussi promptement et d'une manière inopinée, fera que le pape et Jacques te croiront entièrement.» Il dit; et afin 381 qu'il fût bien reconnu qu'il était le bon esprit, il le prouva en guérissant parfaitement le malade, et répandit autour de lui de suaves parfums. Alors celui-ci s'élance hors de son lit, bien portant; nulle trace de maladie ne demeure en lui; il se réjouit et s'étonne à la fois de ne plus sentir de douleur dans aucune partie de son corps; il révèle les paroles qu'il a entendues à Jacques, et par lui au souverain pontife: le miracle fait ajouter foi à ses paroles, et l'apparition divine ne rencontre aucun obstacle16. Dans la ville d'Auxerre est un saint couvent de moines institués sous l'invocation de saint Germain, dont l'église fut profanée par des brigands qui osèrent s'y introduire le soir même du jour où la Flandre, 382 eut à s'affliger de la victoire du roi, et ne craignirent pas d'emporter secrètement les effets sacrés. Ensuite le sacristain de ce lieu, se présentant devant la châsse du bienheureux évêque, invoquait son nom d'une voix lamentable, et s'écriait en gémissant: «Pourquoi, Germain, as-tu ainsi délaissé ton serviteur, que l'opinion fâcheuse de ses frères condamnera comme coupable de ce crime? Où t'étais-tu transporté, en quel autre lieu te trouvais-tu, alors que ces voleurs ont osé violer ton sanctuaire? Quelle faute de notre part a pu t'indisposer contre nous, de telle sorte que tu aies évité de nous protéger selon ta coutume?» Aussitôt une voix sortant de la châsse sacrée lui répondit en ces termes: «Lorsque ces dommages nous ont été faits, j'étais avec d'autres saints auprès de Cisoing, non loin du pont de Bovines, assistant les Français et leur roi, à qui la victoire a été donnée par notre secours; et celui qui l'a fait, par notre aide, triompher de tant d'ennemis, vous fera aussi vous réjouir avec transport des choses que vous retrouverez.» Ainsi le Roi des cieux a voulu que tant de saints pères, tant de milliers de nobles, vêtus de manteaux de pourpre, aient rendu les derniers honneurs à ce saint roi. Et comme autrefois l'illustre mort de Mar- 383 tin fut révélée par le Ciel à Ambroise et à Séverin, de même un soir Germain annonce de loin la victoire du roi, de même Denis recommande ce même roi aux prières du pape, après sa sainte mort; ainsi Dieu a voulu que les saints aient servi de témoins à celui qu'il avait connu juste pendant sa vie, par les mérites des saints; ainsi il l'a déclaré son ami par des signes certains, afin que l'envie, qui, se gonflant de son fiel amer, se repaît sur les vivans, s'arrête du moins après sa mort, afin qu'elle ne trouve en lui, au-delà du trépas, rien qu'elle puisse déchirer de sa dent empoisonnée, laquelle, lorsque la puissance divine publie quelque chose dans le monde entier, aux acclamations du peuple, ou le nie, ou cherche quelque moyen de le travestir: mais déjà depuis long-temps la voix publique lui a ordonné de demeurer en silence, et les témoignages des yeux ont repoussé ses perfides suggestions.
384 CONCLUSION DE CET OUVRAGE, Et EXHORTATION AU NOUVEAU ROI LOUIS.
C'est assez pour moi, ô Louis, d'avoir chanté jusqu'ici les actions de ton père; je demande du repos, car voici, les flancs de mon coursier battent rapidement et avec force. Beaucoup de choses, certes, ont été rapportées ici, mais il en reste encore davantage, dont tu confieras le récit à d'autres poètes, qui sauront faire jaillir leurs vers d'une source plus abondante, qui pourront célébrer mieux et plus complétement, et d'un style plus élevé, tous les miracles du saint roi, et chanter ces signes merveilleux que la puissance divine a fait miraculeusement apparaître en lui, pour montrer qu'il est devenu de chevalier citoyen des cieux. Ils chanteront aussi d'un ton plus grave les brillans débuts de ton règne, et diront de quels transports de joie, de quels applaudissemens toute la France, remplie d'allégresse, a accueilli son nouveau roi, avec quelles grandes dépenses, avec quel éclat, avec quelle pompe particulière, ces transports de joie, à jamais célèbres, ont été solennisés dans toute l'étendue de la France. Tu leur fourniras aussi un sujet digne de leurs 385 chants, lorsque la Rochelle toute rougie par Bacchus, fière de son port, tel que nul autre n'est plus fréquemment visité par les flottes, et fière aussi de son vin d'Aunis, qui ne le cède en rien à celui de Chypre, se sera soumise à toi; lorsque les villes de Saintes et de Niort, qui se sont dérobées en apostats à notre juridiction, succomberont vaincues par toi; lorsqu'au-delà de la Garonne, dont les eaux refluent en arrière quand la mer s'élève, tu planteras une fois tes tentes sur le mont des Pyrénées, aux lieux où, tracées au nom de Pépin, afin que les deux royaumes soient séparés d'une manière positive, des limites certaines divisent les champs de la Gaule de ceux des colons d'Espagne1. Tu es obligé de reculer jusque là tes frontières, afin d'être en possession des droits de tes aïeux, sans aucun intermédiaire, et pour qu'aucun étranger ne possède rien sur notre territoire. Tu ne souffriras point non plus qu'il règne en paix ce roi tout nouveau qui ose maintenant porter le sceptre des Anglais, lequel, enlevé à son père par une juste sentence, ne revient qu'à toi seul, qui t'est réservé pour un jour, n'étant dû qu'à toi seul en vertu des droits de ton épouse2, et sur lequel l'élection unanime du clergé, du peuple, et des grands de l'An- 386 gleterre t'a déjà préparé des droits tout particuliers. Cette entreprise t'appelle, et tu dois t'y préparer après la pâque, lorsque sera expirée la trève que Jean a obtenue de ton père à force de supplications3. Alors prenant heureusement les armes sous de favorables augures, et marchant sous les auspices de ton père, commence à rétablir dans leur intégralité les droits de ton royaume, et à ajouter un royaume à un royaume, donnant d'abord le signal des combats devant les murs de Thouars, afin que tu puisses t'ouvrir un chemin plus facile vers la ville de Bordeaux, que tu donneras au comte de la Marche4, attendu qu'il t'est demeuré fidèle, et qu'il est redevable de cette ville à son épouse5, laquelle la reçut à titre de donation pour cause de mariage, lorsqu'elle fut autrefois promise au roi Jean. Et lorsque l'Aquitaine se sera soumise toute entière à toi, lorsque l'étranger ne possédera plus rien dans notre royaume, alors transporte tes armées victorieuses vers le pays de Toulouse, et fais que la véritable foi ose lever la tête dans ces contrées, et qu'elle abolisse un culte profane, afin que toute hérésie soit chassée au loin sur toute l'étendue du royaume. Ne prends toi-même aucun repos jusqu'à ce que l'enfant de l'Angleterre, vaincu par tes armes, ait résigné entre tes mains un sceptre sur lequel il n'a aucun droit, 387 et que tu puisses enfin régner seul sur les deux royaumes, ayant entièrement extirpé de nos jardins le venin et toute la race du serpent blanc, selon les promesses qui te sont faites dans les prédictions du prophète Breton6. Tels sont les honneurs, telles sont la valeur et l'élévation, tels enfin sont les dons qui t'ont été promis d'une manière positive et digne de foi7. Dieu révéla ces choses à Elisabeth par des signes évidens, alors qu'elle te portait encore dans son sein, fardeau sacré. Comme elle allait supplier Notre-Dame de Chartres et se recommander à elle par ses prières et dans son église, au moment où elle te sentit pour la première fois remuer dans son ventre, le feu du ciel vint allumer à la même heure les quatre flambeaux, sans que personne s'en approchât, et la lumière céleste répondant ainsi aux vœux de la reine, montra publiquement combien grands étaient ses mérites, et annonça en même temps les honneurs qui devaient t'écheoir en partage, car déjà la volonté du ciel t'enchaînait à cette condition, que les guerres que ton père a laissées, sans les terminer, dussent être entièrement finies par la puissance de tes armes. Le destin t'accordera donc un triomphe définitif: aie seulement la volonté de te servir de ta valeur et de tes forces. Oh! que n'ai-je maintenant, que ne me reste-t-il 388 maintenant une portion de cette vie dont le souflle est près de s'éteindre, pour que je pusse m'efforcer de raconter tes exploits, dignes d'être célébrés par Sophocle ou par le poète de l'Ibérie8. Oh! si Gautier9 ou Gilles10 vivaient en ce temps, quels chants brillans relèveraient l'éclat de tes combats! Alexandre tout entier, Antiochus qui lui dut son illustration, et ses douze capitaines, s'affligeraient de n'être que de petites gens, comparés à la splendeur de ton nom, et la mordante critique succomberait elle-même devant un livre composé en ton honneur, s'il t'était donné de trouver un poète semblable à ceux-là!
A Charlot, trésorier, fils du roi Philippe.
Et toi, pour qui mon amour s'accroît à toute heure, en sorte que j'estime qu'il ne m'est pas permis de terminer cet ouvrage sans célébrer encore tes louanges, en qui la noblesse du cœur est la preuve de ton illustre origine, afin qu'il soit bien évident que lu es fils de ton père Philippe, toi, qui bien lavé de toute carie1, chéri en toute charité, véritablement digne de porter le surnom de Charlot, et qui, embellissant ton nom propre d'un surnom véridique, justifies l'un et l'autre de ces noms par tes vertus et par ta vie, toi à qui j'ai donné les premiers enseignemens de l'enfance, et dont les heureuses dispositions secondent si 389 bien la facile intelligence, que déjà tu pourrais passer pour mon maître, quoique tu sois à peine arrivé à ta quinzième année, Pierre, tends la main à celui qui accourt vers toi, qui se rattache à toi par ses espérances; accueille son écrit d'un regard favorable, et rends-le tout aussitôt digne d'être lu, à l'aide de la force d'esprit que t'ont donnée la nature et l'étude. Daigne te faire mon guide et mon censeur, ajoutant à cet écrit ce qui y manque, en retranchant avec habileté ce qui peut être superflu. Cet écrit célèbre les louanges des rois ton père et ton frère, ses éloges s'attachent à toute la race de Pépin et des enfans de la France, et après avoir passé en revue et désigné par leurs noms les générations qui se sont succédées depuis l'origine de la nation, il s'arrête à la première année du règne de Louis le huitième.
Guillaume Breton du l'Armocique, à Philippe-Auguste, roi des Français1
Afin que l'on ne puisse pas croire que tes vers égalent en nombre les vers, des Métamorphoses, ô Philippe, compare le nombre des vers de ton poème au nombre des vers de cet autre poème. Il y a dans le manuscrit de celui-ci douze mille vers, et le mien en a neuf mille cent cinquante, et afin qu'il n'y ait rien de plus on de moins dans chacun de ces deux nombres, retranches-en quinze à celui-là, et cinq au 390 mien2, car je ne veux point faire entrer dans ce compte les vers des argumens qui précèdent chaque chant. Ici celui qui a été le sujet de mes chants m'impose le devoir de faire connaître à mon lecteur en combien de temps cet ouvrage a été fait et composé. J'ai été écrite3 en trois années, revue et corrigée en deux années, sans que je sois encore parfaitement exempte de défaut, car revoir et corriger est un travail plus grand que celui d'écrire, et le sujet lui-même m'interdisait par sa nouveauté de rester longtemps cachée. En outre la Carlotide m'a dérobé le même espace de temps que j'ai employé à la composer4, ouvrage dans lequel ma muse s'avançant humblement à pas lents, a d'abord exercé ses coursiers sur un sujet plus facile. Que si une nation étrangère vient à me dédaigner, il me suffira d'être lue par les enfans de la France.
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NOTES (a) De Montfort. (b) De Craon. (1) Voyez la note au chant neuvième. (2) C'était la peine du parricide. On enfermait le criminel dans un sac, avec un singe, un coq et un serpent et on le jetait à l'eau. (3) Albéric de Dammartin. (4) Savoir: les comtés de Dammartin, de Boulogne, de Mortagne, d'Albemarle et de Varennes. (5) Mathilde. (6) Marie, fille unique de Guillaume III, comte de Ponthieu, et d'Alix, sœur de Philippe-Auguste, mariée à Simon, comte d'Albemarle, frère de Renaud de Boulogne. (7) Le comte de Salisbury. (8) Robert, fils de Robert II, comte de Dreux, et qui devint Robert III. (9) Elysée. (10) Apollon et les Muses, expression empruntée à Juvénal, satire vii, v. 63. (11) Légat du pape. (12) Le comte Hervey. (13) Pierre, duc de Bretagne, était fils de Robert II, comte de Dreux. (14) 1 Mois de juillet, à partir de mars. (15) 2 Jean de Brienne. (16) 3 Conrad, évoque de Porto. (17) 4 Les évêques. (18) 5 Le 14 juillet 1223. (19) 6 Comte de Boulogne. (20) 7 Il paraît qu'il y a ici erreur de nom. Dans la liste des évêques de Préneste, donnée par Ughel, on ne trouve point de Bertrand. De plus, le légat du pape qui assista aux obsèques de Philippe-Auguste était le cardinal Conrad, évêque de Porto. (21) 8 Jean de Brienne, roi de Jérusalem. (22) 9 Simon. (23) 10 Jean. (24) 11 Renaud. (25) 12 Guillaume de Joinville. (26) 13 Gautier Cornut, archidiacre à Paris, avait été élu en 1219 évêque de cette ville; mais comme il avait tenu pour le parti du roi contre le pape Honoré, les auteurs de la Gaule chrétienne rapportent que son élection ne fut pas confirmée. Ayant été ensuite élu archevêque de Sens, et s'étant rendu à Rome, Gautier y reçut cette réponse du souverain pontife: Tu as perdu par nous l'église de la bienheureuse Marie, mais le bienheureux Etienne t'a adopté: combats avec vigueur.» (27) 14 Thomas, comte du Perche, mourut en 1217. (28) 15 1l y a ici confusion de nom. L'hôte de Jacques est désigné ailleurs sous le nom de Thomas, et comme cardinal. Dans la ville d'Auxerre est un saint couvent de moines institués sous l'invocation de saint Germain, dont l'église fut profanée par des brigands qui osèrent s'y introduire le soir même du jour où la Flandre, (29) 16 Voici comment ce fait est rapporté en prose par Chesnius, tom. V, Re.um Francicarum, page 260: Un certain chevalier de Ségni, nommé Jacques, était tellement malade dans la même ville qu'on désespérait de lui, et qu'il se trouvait à toute extrémité. Comme il était sur le point de rendre le dernier soupir, il fut transporté en esprit de sa maison sur une place, où il vit passer une innombrable foule de cavaliers, et après eux un homme portant une barbe, ayant le visage un peu allongé, revêtu d'une chape rouge, et à côté de lui un certain chevalier avec une tunique blanche et un manteau blanc attaché sur la poitrine. Le saint dit au malade: Quel est ton hôte?» Le malade répondit: Maître Thomas, cardinal-prêtre de Sainte-Sabine.» Et le saint: Dis-lui qu'il se lève de grand matin, et qu'il aille vers le pape, afin que celui-ci donne l'absolution à l'ame de Philippe, roi de France.» Le malade lui dit: Qui es-tu, seigneur?» Il répondit: Je suis Denis le martyr, et celui-ci, à côté de moi, est Philippe roi de France.» Et le malade: Vers quel lieu le conduis-tu, seigneur?» Et le saint: A la vallée de Josaphat.» Et le malade: Seigneur, les cardinaux et le pape ne me croiront point sur cela.» Et le saint: Ceci sera ton signe; ton ame devait être séparée cette nuit de ton corps, et te voilà guéri. Demain rends-toi vers le pape avec le cardinal; et étendant la main sur la tête du malade, il le reporta dans sa maison et partit ensuite avec le roi et les autres. Le matin, le chevalier étant en pleine santé, accompagna le cardinal, se présenta devant le pape et lui raconta ce qui lui avait été enjoint. Ayant entendu ces choses, et reconnaissant le miracle par le témoignage du cardinal, le seigneur pape lit des aumônes pour l'ame du roi, et ordonna que dans toute la ville on célébrât vigile et des messes, et lui-même entonna en grand respect et en toute dévotion l'Absolve quœsumus, Domine, et les autres prières relatives à l'absolution.» (30) Ce lieu est appelé par Matthieu Paris la Croix de Charles. (31) 2 Blanche, femme de Louis vin, était fille d'Alphonse, roi de Castille, et d'Eléonore, fille de Henri II, roi d'Angleterre, et d'Eléonore d'Aquitaine; mais Blanche n'était née qu'après Mathilde, duchesse de Saxe. Ainsi la succession au royaume d'Angleterre, si elle était arrivée aux femmes, eût dû passer d'abord aux ducs de Saxe. Louis n'en revendiquait pas moins ce royaume au nom de sa femme, sur le motif, dit Matthieu Paris, à l'année 1216, que la reine de Castille était la seule survivante de tous les frères et sœurs du roi d'Angleterre. (32) 3 Il ne peut être question ici de la trêve de cinq ans que Philippe-Auguste conclut avec le roi Jean en 1215; il faut donc entendre par ce passage, la trêve de quatre ans que Philippe accorda à Henri III, fils de Jean, à partir de la pâque de l'an 1220. Les deux traités étant rédigés dans les mêmes termes, c'est probablement ce qui fait dire à l'auteur que la trêve avait été sollicitée par le roi Jean. (33) 4 Hugues de Lusignan. (34) 5 Isabelle d'Angoulême. (35) 6 Allusion à une prophétie d'Ambroise Merlin, qui commence en ces termes: «Malheur au dragon rouge, car son extermination s'aivance. Le dragon blanc, qui désigne les Saxons, que tu as appelé, occupera ses cavernes: le dragon rouge désigne la nation de la Bretagne, qui sera écrasée par le blanc.» (36) 7 Le récit de ces divers événemens, sous la forme d'une prédiction, prouve que le poète breton a vécu au-delà de l'année 1226. (37) 8 Sénèque. (38) 9 Gautier de Châtillon, auteur d'un poème sur Alexandre, intitulé l'Alexandride. (39) 10 Gilles de Paris, auteur de la Caroline. (40) 1 Carie lotus: jeu de mots sur Carlotus, Charlot. (41) 1 Les vers suivans, d'après le manuscrit de Denis Petavius, étaient, placés à la fin de la Philippide, avant que l'auteur, qui l'avait publiée d'abord du vivant de Philippe-Auguste, eût pu se déterminer à raconter la mort de ce roi. (42) 2 Les manuscrits publiés ne contiennent que neuf mille cent quarante vers, non compris les argumens. (43) 3 L'auteur fait parler la Philippide. (44) 4 On n'a pas retrouvé un seul manuscrit de cette Carlotide, dont Guillaume le Breton se déclare ici l'auteur, et qu'il ne faut pas confondre avec deux autres poèmes, savoir la Caroline, ou Histoire de Charlemagne, écrite par Gilles de Paris pour l'instruction des fils de Philippe-Auguste, et la Carolide, ou Poème sur les misères des guerres des Ainglais au temps de Charles VII, poème dont la Bibliothèque du Roi possède le premier chant en manuscrit, sous le n° 6266. |