HISTOIRE DE NORMANDIE
LIVRE IV
Œuvre mise en page par Patrick Hoffman
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE.
HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. — VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.
LIVRE QUATRIÈME.
DE RICHARD Ier, FILS DU DUC GUILLAUME.
CHAPITRE PREMIER.
Comment Richard, encore enfant, succéda à son père Guillaume.
Le très-saint et bienheureux duc Guillaume ayant été, comme nous le croyons, transporté au milieu des élus de Dieu, son fils Richard brillant d'une parfaite innocence, tel qu'un rejeton que l'on a détaché de l'arbre qui porte de bons fruits, et qui pousse ses racines dès sa première jeunesse, commença à produire les boutons odoriférans de l'enfance la plus gracieuse, et à pénétrer son ame généreuse des enseignemens de son précepteur. Détournant son tendre cœur des choses illicites, le gouvernant dans une noble continence, et dédaignant les erreurs de cet âge si faible, il s'attachait de sa pleine volonté aux instructions des sages. Si son oreille venait à saisir quelque conseil de vertu ou de sagesse, selon que le faisaient les circonstances, il le confiait aussitôt à sa mémoire intelligente. Les grands seigneurs Francs ayant appris aussi l'horrible trahison d'Arnoul de Flandre et la déplorable mort du duc Guillaume, la plupart d'entre eux s'en affligèrent grandement.
Comment Louis, roi des Francs, étant venu a Rouen, et emmenant frauduleusement le jeune Richard en France et avec lui, soumit le duché de Normandie a sa juridiction, en se disant tuteur de l'enfant.
Quelques-uns d'entre eux cependant, complices de l'homicide même, et qui auparavant s'étaient dits faussement grands amis du duc de Normandie, découvrirent alors le fond de leur cœur, et montrèrent au grand jour le venin qu'ils avaient long-temps tenu caché. En effet le roi Louis, pensant que la porte des grands honneurs venait de lui être ouverte, et oubliant les bienfaits du duc et la fidélité qu'il lui avait toujours gardée, feignit de vouloir tenir conseil avec les Normands au sujet de la mort de ce prince, se mit aussitôt en marche, et arriva promptement à Rouen. Raoul, Bernard et Anslech, gardiens de tout le duché de Normandie, l'accueillant avec des honneurs royaux, comme il était convenable à l'égard d'un si grand roi, se soumirent à son service pour acquitter la foi de leur petit seigneur. Or le roi ayant vu cette terre fertile, ces eaux si salubres, ces forêts si bien fournies, et séduit par sa cupidité, commença à leur promettre mensongèrement ce qu'il se préparait déjà à arranger d'une manière toute différente. Il leur envoya un message pour leur ordonner de présenter le jeune Richard devant ses yeux, et le voyant doué d'une belle figure, il déclara qu'il le ferait élever dans son palais avec des enfans de son âge. Cependant toute la ville fut ébranlée de la fâcheuse nouvelle que Richard, frustré de ses espérances, était indignement retenu captif par le roi. Bientôt les citoyens, se réunissant aux groupes des chevaliers, et traversant la ville le glaive nu, font irruption dans la cour du roi, et le cherchent dans les premiers transports de leur fureur pour le massacrer tout aussitôt. Instruit de tout ce tumulte et vivement effrayé, le roi, d'après les conseils de Bernard le Danois, prend l'enfant dans ses bras, le présente à la vue de ces hommes irrités, et parvient ainsi à apaiser leur premier emportement. Voulant calmer entièrement les esprits inquiets et agités des Normands, le roi, de l'avis de ses hommes, fit concession au jeune Richard de l'héritage de son père, en se réservant le serment de fidélité qu'il lui avait prêté. L'admettant ainsi à être un de ses fidèles, le roi promit aux Normands (tout en mentant à ses intentions) de rendre leur prince lorsqu'il aurait reçu, d'une manière digne de lui, l'éducation de son palais.
Comment Louis, aveuglé par les présens d'Arnoul, menaça le jeune Richard, duc de Normandie, de lui brûler les jarrets.
La première agitation ainsi calmée, le roi conservant sa colère, et portant dans le fond de son cœur le ressentiment de l'insulte que lui avaient faite les Normands, retourna en France emmenant avec lui le jeune Richard, comme pour se préparer à venger par les armes la mort de son père sur Arnoul de Flandre. Celui-ci cependant, craignant que le roi Louis ne marchât contre lui avec une armée, et voulant se justifier d'une accusation de trahison, envoya des députés avec dix livres d'or, et soutint devant le roi qu'il était innocent de la mort de Guillaume. Il promit même de chasser de son pays les assassins de ce prince, si le roi le lui ordonnait. Il ajouta cependant que le roi devait se souvenir des insultes et des affronts que son père et lui-même avaient reçus durant si long-temps de la part des Normands, disant encore que pour mettre un terme à ces inimitiés, ce que le roi aurait de mieux à faire serait de faire brûler les jarrets au jeune Richard, de le tenir rigoureusement enfermé, et d'accabler la race normande sous le poids des plus lourds impôts, jusqu'à ce qu'enfin, cédant à la nécessité, elle s'en retournât dans ce Danemarck, d'où elle avait fait son irruption. Le roi, aveuglé par les présens et par les paroles artificieuses de ce traître, pardonna son crime à celui qui eût été digne de la potence, et tourna sa colère contre l'enfant innocent, suivant l'exemple de Pilate, qui relâcha l'homicide et condamna le Christ au supplice de la croix. En conséquence, et tandis qu'il demeurait à Laon, comme le jeune Richard revenait une fois de la chasse aux oiseaux, le roi l'ayant accablé des plus cruelles injures, l'appela fils de courtisane, d'une femme qui avait enlevé un homme qui ne lui appartenait point, et le menaça, s'il ne renonçait à ses prétentions, de lui faire brûler les genoux et de le dépouiller de tous ses honneurs. Ayant ensuite désigné d'autres gardiens, afin que le jeune homme ne pût s'échapper, le roi donna ordre d'exercer sur lui la plus sévère surveillance.
Par quelle adresse Osmond, intendant du jeune Richard, le délivra de son étroite prison, et l'ayant enlevé de Laon, le conduisit à Senlis auprès du comte Bernard, son oncle.
Osmond, intendant du jeune Richard, ayant appris la décision rigoureuse du roi, prévoyant le sort réservé à l'enfant, et le cœur saisi de consternation, envoya des députés aux Normands, pour leur mander que leur seigneur Richard était retenu par le roi sous le joug d'une dure captivité. A peine ces nouvelles furent-elles connues, on ordonna dans tout le pays de Normandie un jeûne de trois jours, et l'Eglise adressa au Seigneur des prières continuelles pour le jeune Richard. Ensuite Osmond, ayant tenu conseil avec Yvon, père de Guillaume de Belesme, engagea l'enfant à faire semblant d'être malade, à se mettre dans son lit, et à paraître tellement accablé par le mal que tout le monde dût désespérer de sa vie. L'enfant, exécutant ces instructions avec intelligence, demeura constamment étendu dans son lit, comme s'il était réduit à la dernière extrémité. Ses gardiens le voyant en cet état, négligèrent leur surveillance, et s'en allèrent de côté et d'autre pour prendre soin de leurs propres affaires. Il y avait par hasard dans la cour de la maison un tas d'herbe, dans lequel Osmond enveloppa l'enfant, et le mettant ensuite sur ses épaules, comme pour aller chercher du fourrage à son cheval, tandis que le roi soupait et que les citoyens avaient abandonné les places publiques, Osmond franchit les murailles de la ville. A peine arrivé dans la maison de son hôte, il s'élança rapidement sur un cheval, et prenant l'enfant avec soi, il s'enfuit au plus tôt, et arriva à Couci. Là ayant recommandé l'enfant au châtelain, il continua à chevaucher toute la nuit, et arriva à Senlis au point du jour. Le comte Bernard s'étonna de le voir arriver en si grande hâte, et lui demanda avec sollicitude comment allaient les affaires de son neveu Richard; Osmond lui ayant raconté en détail tout ce qu'il avait fait, et l'ayant réjoui plus que de coutume par un tel récit, ils montèrent tous deux à cheval et allèrent promptement trouver Hugues-le-Grand. Lui ayant raconté l'affaire et demandé conseil, ils reçurent de lui le serment par lequel il engagea sa foi à secourir l'enfant; et aussitôt ils se rendirent à Couci avec une grande armée, et ayant enlevé Richard, ils le conduisirent en grande joie dans la ville de Senlis.
Comment Bernard le Danois déjoua par sa sagesse les conseils que Hugues-le-Grand avait donnés au roi contre les Normands.
Or le roi Louis, se voyant frustré dans ses desirs, envoya des députés à Hugues-le-Grand pour exiger la restitution de l'enfant, conformément à la fidélité qu'il lui devait. Lorsque ces députés lui eurent rapporté que l'enfant n'était point dans les mains de celui qu'il avait cru, mais sous la garde de Bernard comte de Senlis, le roi craignant de ne plus le ravoir, manda à Arnoul de Flandre qu'il eût à venir le trouver au plus tôt pour tenir conseil avec lui sur cette affaire, dans le lieu que l'on appelle Restible1. Là, après que tous deux eurent discuté et proposé divers avis à ce sujet, Arnoul dit enfin au roi: «Nous savons que Hugues-le-Grand a été long-temps d'intelligence avec les Normands, et c'est pourquoi il convient que tu cherches à le séduire par tes présens. Concède-lui donc le duché de Normandie, depuis la Seine jusqu'à la mer, en te réservant la ville de Rouen, afin que, privée de son assistance, cette race perfide soit enfin forcée à sortir du pays.» Le roi cédant à cette proposition envoya aussitôt un député à Hugues-le-Grand pour l'inviter à une conférence dans le lieu que l'on appelle la Croix, situé auprès de Compiègne. Hugues s'y étant rendu, et ayant entendu le roi raisonner sur une nouvelle répartition des villes et des comtés, aima mieux, aveuglé par la cupidité, se faire parjure et acquérir de plus grands honneurs, que garder une fidélité inaltérable à son ami Richard. Ils se retirèrent donc de ce lieu, après s'être juré d'entreprendre une expédition contre les Normands; et les deux parties contractantes ayant rassemblé leurs armées, le roi commença à ravager et incendier le pays de Caux, et Hugues en fit autant dans le pays de Bayeux. Informé de ces événemens, et ayant pris conseil de Bernard de Senlis, Bernard le Danois envoya en toute hâte au roi Louis des députés chargés de lui parler en ces termes: Pourquoi, ô roi très-puissant, pourquoi dévastes-tu ainsi ton pays, alors surtout que nul ne t'oppose de résistance, et que tous vivent parfaitement en paix avec toi? Renonce au pillage que font les hommes, et emploie à ton profit les services des chevaliers normands. Pourquoi les affliges-tu par le feu, lorsque la ville de Rouen est ouverte devant toi? Accepte donc leurs services avec bienveillance, afin que par leur secours tu puisses déjouer les entreprises de tes ennemis.»
Comment Louis, se rendant a Rouen, y fut reçu par Bernard le Danois et par les autres citoyens; et comment sur son ordre Hugues-le-Grand renonça à dévaster la Normandie.
Rempli de joie après avoir reçu cette députation, le roi arrêta le pillage auquel ses chevaliers se livraient et se hâta de se rendre dans la ville de Rouen. A son arrivée tout le clergé s'avança processionnellement à sa rencontre jusqu'à la porte, en chantant les louanges du roi et criant avec toute la foule du peuple: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! De là, le roi se rendant au banquet royal, assista à un festin splendide, qui lui fut offert par Bernard le Danois. Au milieu du dîner, et comme déjà le roi était échauffé par le vin, Bernard le Danois lui dit: «Aujourd'hui, roi sérénissime, aujourd'hui a brillé pour nous un jour de grande joie, puisque nous commençons à devenir les gens du roi. Jusqu'à présent nous avons servi en chevaliers pour un duc; désormais nous servirons un roi invincible. Que Bernard de Senlis garde pour lui son neveu Richard; nous, plaise au ciel que nous t'ayons long-temps pour seigneur et roi! En vérité il t'a donné un conseil bien funeste celui qui t'a poussé à te priver de la force d'une armée normande. Lequel de tes ennemis ne pourrais-tu pas frapper d'épouvante, à l'aide de la très redoutable valeur des Normands? Car ils sont, comme nous, soumis à ta seigneurie, et desirent du fond de leurs cœurs te servir en chevaliers. Pourquoi donc as-tu armé contre nous Hugues, ton ennemi, avec vingt mille combattans? Lui-même ne s'est-il pas toujours déclaré contre toi, et ne t'offense-t-il pas constamment?»
Le roi, apaisé par ces paroles et d'autres semblables, envoya sur-le-champ à Hugues-le-Grand des messagers chargés de le forcer à quitter le territoire de Normandie, lui mandant qu'il serait absurde en effet de laisser passer tant de biens au pouvoir d'un autre, lorsque lui-même pouvait s'en emparer sans difficulté et sans éprouver de résistance, pour ajouter à son propre pouvoir. Sur ce rapport Hugues-le-Grand, vivement exaspéré, se retira en toute hâte, abandonnant son expédition et empêchant ses chevaliers de dévaster davantage le territoire de Normandie. Après cela, le roi demeura encore quelque temps à Rouen, et institua gouverneur du comté Raoul, surnommé le Tort, qu'il chargea de percevoir sur ses sujets les impôts annuels, de rendre la justice, et d'administrer les autres affaires dans toute la province. Cet homme, plus méchant que les Païens, fit renverser jusque dans leurs fondemens tous les monastères que les Païens avaient brûlés sur les rives de la Seine, et en fit transporter les pierres pour réparer la ville de Rouen. S'étant rendu à Jumiège, il s'empara du monastère de Sainte-Marie, et le détruisit. Il l'eût même renversé de fond en comble, si un certain clerc nommé Clément n'eût, à prix d'argent, racheté deux tours des ouvriers qui démolissaient, et ces deux tours sont demeurées debout jusqu'au temps de Robert l'archevêque, qui a relevé cette église. Le roi ayant terminé ses affaires à son gré, partit joyeusement, et retourna à Laon.
Gomment par l'habileté de Bernard le Danois, et par le secours d'Hérold, roi des Danois, Louis, roi des Francs, fut fait prisonnier et retenu dans la ville de Rouen en une dure captivité.
Cependant Bernard le Danois craignant qu'après son retour le roi Louis ne s'unît avec le duc Hugues pour faire souffrir de plus grands maux aux Normands, envoya en secret des députés vers Hérold, roi des Danois, qui vivait encore à Cherbourg, l'invitant à rassembler les chevaliers de Coutances et de Bayeux pour faire une expédition sur terre, tandis que lui-même s'avancant avec une flotte ennemie irait dévaster la Normandie du côté de la mer, afin que pour ces motifs le roi Louis se rendît auprès de lui pour avoir une conférence, et qu'il lui fût possible par ce moyen de venger le sang de son ami Guillaume par le sang de ses ennemis. Le roi des Danois s'empressant d'exécuter ces instructions, mit ses navires en mer, fit élever ses voiles dans les airs, et poussé par un bon vent du nord aborda sur le rivage des salines de Courbon, où la rivière de Dive précipite ses eaux rapides dans la mer orageuse.
Cependant la renommée volant promptement, selon son usage, apporta aux oreilles des Francs la nouvelle que les Païens venaient d'occuper les rivages de la mer avec une grande quantité de navires. En outre Bernard le Danois et Raoul Tort expédièrent un messager au roi Louis pour lui annoncer ce fâcheux événement. Le roi, rassemblant une nombreuse armée, se rendit à Rouen en toute hâte. De là il fit inviter Hérold, roi des Danois, à venir le trouver au lieu appelé le gué d'Herluin, attendu qu'il desirait savoir de lui pour quel motif il venait dévaster les frontières de son royaume. Cette proposition plut infiniment au roi Hérold, qui aspirait vivement à venger la mort du duc Guillaume. Lors donc que les deux rois se furent réunis au jour fixé, et après qu'ils eurent long-temps discuté entre eux au sujet de la mort injuste du duc, un certain Danois apercevant parmi les autres Herluin, comte du château de Montreuil, pour l'amour duquel le duc avait été assassiné, et transporté par le zèle de son amitié, transperça aussitôt Herluin d'un coup de sa lance, et le renversa mort au même instant. Lambert, frère de celui-ci, et d'autres Francs, indignés de cette mort, s'encourageant les uns les autres, s'élancèrent aussitôt sur les Danois pour les combattre. Les Païens les reçurent vigoureusement; et au milieu des fureurs de la guerre, ils envoyèrent dans l'enfer embrasé dix-huit seigneurs Francs et un grand nombre d'autres Francs, qu'ils frappèrent de leurs glaives. Les autres se hâtèrent de se cacher, et se dispersant de tous côtés, tremblant pour leur vie, allèrent chercher des refuges en divers lieux. Le roi Louis échappant aux mains du roi Hérold par la fuite rapide de son cheval, tomba au pouvoir d'un certain chevalier. Il fit à celui-ci toutes sortes de promesses pour n'être pas livré en trahison à son ennemi; et enfin le chevalier cédant aux larmes du roi le conduisit en secret et le cacha dans une certaine île de la Seine. Bernard le Danois en fut informé par des rapports, envoya aussitôt des satellites, et fit jeter le chevalier dans les fers. Forcé par le besoin de pourvoira sa sûreté, le chevalier découvrit enfin malgré lui la retraite de celui qu'il voulait sauver, pour en recevoir une récompense. Le roi fut donc enlevé de cette île, conduit à Rouen par l'ordre de Bernard, et retenu sous une rude surveillance.
Comment la reine Gerberge demanda à son père Henri, roi d'au delà du Rhin, du secours contre les Normands, et n'en obtint pas; c'est pourquoi elle donna comme otages son fils et deux évêques, en échange du roi Louis, son époux.
Or la reine Gerberge, apprenant que son époux avait été pris par les Normands, fut glacée d'effroi, et, le cœur plein de consternation, alla en toute hâte auprès de Henri, roi d'au delà du Rhin, et qui était son père, le suppliant de rassembler une nombreuse armée, d'aller assiéger Rouen, et d'enlever le roi son époux de vive force. Le roi Henri, ayant entendu le récit de ce malheur, lui répondit qu'il était survenu au roi bien justement, puisqu'il avait criminellement manqué à la parole qu'il avait jadis jurée au duc Guillaume, en s'emparant de son fils: «Travaille, ma fille, lui dit-il encore, à délivrer ton mari avec l'aide des tiens; car dans ce moment il faut que je m'occupe de mes propres affaires.» La reine ayant entendu cette réponse de son père, retourna aussitôt en France sans avoir pu rien obtenir pour son entreprise. De là elle se rendit en suppliante auprès de Hugues-le-Grand, lui demandant d'enlever son mari aux Normands. Le duc Hugues, envoyant aussitôt Bernard de Senlis, appela les Normands à une conférence à Saint-Clair; et lorsqu'ils y furent tous réunis, et après qu'ils se furent long-temps disputés sur la restitution de la personne du roi, Hugues-le-Grand dit enfin: «Rendez-nous notre roi et recevez en échange son fils, sous la condition que vous reviendrez ici en temps opportun, afin que nous puissions conclure un solide traité de paix.» Ces paroles étant agréées des Normands, ils reçurent des otages en échange du roi, savoir son fils et deux, évêques, Hildegaire, évêque de Beauvais, et Gui, évoque de Soissons. Les arrangemens étant ainsi conclus, le roi, joyeux de sa délivrance, retourna à Laon, et les Normands se rendirent à Rouen.
Comment les Normands ramenèrent de France leur seigneur Richard, et rendirent les otages. — Retour du roi Hérold en Danemarck.
Après cela les Normands, envoyant un message à Bernard de Senlis, ramenèrent de ce lieu leur seigneur Richard avec une grande armée, A l'époque fixée par avance, le roi, à la tête d'un corps nombreux de chevaliers, se rendit avec les évêques de France et avec Hugues-le-Grand sur les rives de l'Epte, et, de leur côté, les Normands se présentèrent sur l'autre rive avec le jeune Richard. Les députés des deux partis ayant fait plusieurs messages, par la bonté du Christ, la paix fut rétablie entre eux, et confirmée par un traité solide et par les sermens, et les otages furent rendus, le fils du roi étant mort à Rouen auparavant. Les choses ainsi bien arrangées, le roi retourna à Laon, et le jeune Richard à Rouen. Mais Raoul le Tort, gouverneur de la ville, recommença tout aussitôt à le maltraiter et à faire souffrir ses domestiques de la faim, ne voulant leur donner que douze écus pour leur entretien de tous les jours. C'est pourquoi le duc, transporté d'une violente colère, le chassa sur-le-champ de la ville, et le força de se rendre à Paris auprès de son fils, évêque de cette ville. A la suite de cet événement, la terre de Normandie recouvra le repos, sous le gouvernement de son duc. Peu de temps après, le roi Hérold retourna en Danemarck, et se réconcilia avec son fils Suénon.
Gomment Hugues-le-Grand fiança sa fille Emma avec le duc Richard, en sorte que le roi Louis, et Arnoul, comte de Flandre, effrayés, demandèrent au roi Othon son secours contre Hugues-le-Grand et le duc Richard; et comment Othon, après avoir dévasté le territoire de Hugues-le-Grand, entreprit d'assiéger Rouen.
Après cela le duc Hugues, voyant que le jeune Richard reprenait des forces, et ayant obtenu le consentement de Bernard de Senlis, les deux parties contractantes s'engagèrent mutuellement par serment, et Hugues promit à Richard sa fille, nommée Emma, afin que, parvenu à l'âge de puberté et dans la fleur de la jeunesse, il s'unît avec elle par la loi du mariage. Cet événement effraya beaucoup le roi Louis et la plupart des grands seigneurs Francs, et plus particulièrement Arnoul de Flandre, inventeur de tant d'artifices contre Richard. Louis apprenant que ces deux hommes, maîtres de très-grandes forces, s'étaient unis par de tels liens d'amitié, et craignant que leurs efforts ne parvinssent à lui enlever son royaume, de l'avis d'Arnoul de Flandre, envoya celui-ci auprès d'Othon, roi au delà du Rhin, lui mandant que s'il écrasait entièrement Hugues-le-Grand, et soumettait à sa domination la terre de Normandie, lui, Louis, n'hésiterait certainement point à lui livrer en échange le royaume de Lorraine, qui avait été promis à son père Henri, roi d'au delà du Rhin, à la suite de l'heureuse bataille livrée contre Robert dans les plaines de Soissons, et dans laquelle le roi Henri avait prêté secours au roi Charles, père de Louis. Le roi Othon, tout joyeux d'apprendre ce qu'il desirait dès longtemps, fit préparer tout ce qui pouvait lui être utile et nécessaire pour une si grande entreprise, sortit de son royaume, semblable à une tempête terrible, et, ayant rallié les armées du roi Louis et d'Arnoul de Flandre, se précipita sur Hugues-le-Grand, avec de nombreuses légions de chevaliers. Après avoir détruit tout ce qu'il trouva appartenant à celui-ci en dehors des villes, il porta tout le poids de la guerre contre les Normands, afin de les expulser du pays, et envoya en avant un sien neveu, avec beaucoup de chevaliers, pour répandre la terreur dans la ville de Rouen. Ce dernier s'en étant approché, et ayant trouvé les Normands cachés derrière leurs remparts, s'imagina qu'ils étaient tous hors d'état de combattre, et en conséquence ayant rassemblé ses chevaliers, il alla attaquer vivement les portes. Mais alors les Normands ouvrant tout à coup ces mêmes portes, s'élancèrent sur eux avec la plus grande fureur, et firent un si grand carnage parmi leurs ennemis qu'ils tuèrent le neveu du roi sur le pont même, et qu'il n'y eut qu'un bien petit nombre d'hommes qui s'échappèrent de ce combat.
Comment l'empereur Othon, le roi Louis et Arnoul de Flandre, abandonnèrent honteusement le siége de Rouen, et prirent la fuite. — Mort du roi Louis, qui eut pour successeur Lothaire, son fils.
Le roi Othon, qui s'avançait à pas lents avec le roi Louis et Arnoul de Flandre, au milieu des légions des chevaliers, étant arrivé pour assiéger la ville, reconnut qu'elle était imprenable, et en même temps apprenant la mort de son neveu, il commença à délibérer secrètement avec les siens pour livrer Arnoul aux Normands, et tint conseil dans l'église de Saint-Pierre et Saint-Ouen, laquelle est située dans le faubourg de la ville. Le lendemain, saisi par la peur, il résolut en-ce même lieu de repartir. Mais Arnoul ayant eu vent de ce projet de trahison, fit replier ses pavillons et ses tentes, rechargea ses bagages, et, au milieu du silence de la nuit, partit en hâte avec toute son armée, laissant en proie à une grande frayeur ses autres compagnons, tout épouvantés par le fracas que faisaient les chevaux en partant. Au point du jour, Othon et Louis s'étant levés, et ayant appris la fuite d'Arnoul, reprirent aussitôt la route par laquelle ils étaient arrivés, et abandonnèrent le siége. Mais à peine furent-ils partis, que les Normands se lancèrent à leur poursuite et les firent succomber sous leurs glaives; tellement que sur toutes les routes on les trouvait étendus par terre comme des moutons. La plupart d'entre eux, errant de tous côtés dans les bois et à travers des champs, furent faits prisonniers et disséminés dans tout le territoire de Normandie. Telle fut l'issue de l'entreprise d'Othon, empereur des Germains ou des Romains. Telle fut aussi la fin du roi Louis, qui peu de temps après, et à la suite de beaucoup de chagrins, quitta sa dépouille mortelle2. En ce temps encore, Gunard, archevêque de Rouen, étant mort, Hugues devint son successeur.
Comment Hugues-le-Grand, sur le point de mourir, plaça son fils Hugues sous la protection du duc Richard; et comment ce même duc prit pour femme Emma, fille de Hugues, après la mort de celui-ci.
Enfin le duc Hugues, fatigué par le poids des années, et voyant approcher son dernier jour, appela auprès de lui les grands de son duché, et, de leur avis, s'occupa3 à placer son fils nommé Hugues sous la protection du duc Richard, alors brillant de tout l'éclat de la jeunesse, afin que, mis en sûreté avec un tel appui, ledit Hugues ne pût succomber aux artifices de ses ennemis. Après la mort de Hugues, le duc Richard ayant emmené sa fille Emma de la maison paternelle, comme il l'avait promis auparavant, la conduisit dans les murs de Rouen avec les plus grands honneurs et au milieu des réjouissances, et s'unit à elle par les liens du mariage4.
Quels conseils Thibaut, comte de Chartres, donna à la reine Gerberge contre le duc Richard; et comment ces artifices furent révélés au duc par deux chevaliers de Thibaut même.
Cependant quelques querelles s'étant élevées, Thibaut, comte de Chartres, commença à devenir ennemi du duc Richard, et commit des ravages sur son territoire. Lorsqu'il fut informé de ces entreprises téméraires, le duc les réprima avec la vigueur qui convenait à un tel homme. Alors Thibaut voyant bien que ses entreprises ne pourraient réussir au gré de ses espérances, essaya d'adresser à la reine Gerberge des paroles de malveillance contre le duc Richard, cherchant à lui persuader que, tant que ce duc vivrait, le roi Lothaire son fils ne pourrait jamais posséder en paix le royaume des Francs, et qu'en conséquence il était urgent qu'elle fît les plus grands efforts pour chasser de son pays un si redoutable ennemi. La reine, ajoutant foi à ces paroles, envoya aussitôt un député à Brunon, archevêque et duc de Cologne, son frère, l'invitant à porter secours à son neveu et à faire tons ses efforts pour trouver quelque moyen de se saisir de la personne du duc Richard, le plus mortel ennemi du royaume des Francs. Immédiatement après ce message, Brunon envoya au duc un certain évêque, chargé de l'engager à se rendre dans le pays d'Amiens pour y avoir une conférence avec l'archevêque, qui desirait le réconcilier avec le roi, et mettre le royaume des Francs sous sa protection. Séduit par ces paroles artificieuses, le duc se disposa promptement à se rendre au lieu où l'appelaient les plus chères espérances. Comme il s'était mis en marche, il rencontra deux chevaliers de Thibaut; l'un d'eux lui dit: «O le plus illustre des hommes, où diriges-tu tes pas? Veux-tu être duc des Normands, ou bien en dehors de ta patrie, gardeur de moutons?» Après ces mots, il se tut, et le duc lui dit: «De qui êtes-vous chevaliers?» — Et l'autre lui répondit: «Que t'importe de qui nous sommes chevaliers?Ne sommes-nous pas tes chevaliers?» Le duc reconnaissant aussitôt que ces paroles ne pouvaient lui être adressées que pour lui donner un avis salutaire, et afin qu'il en profitât selon la nécessité, prit congé de ces chevaliers en leur rendant honneur, et, en témoignage de sa reconnaissance, il donna à l'un une épée brillante, dont la poignée en or pesait quatre livres, et à l'autre un bracelet de l'or le plus pur et pesant le même nombre de livres: ensuite il revint en toute hâte sur ses pas et rentra à Rouen sain et sauf. Ainsi trompé dans son attente, Brunon retourna chez lui, après que les artifices de sa méchanceté eurent été découverts.
Comment le roi Lothaire ayant réuni les ennemis du duc Richard, savoir, Baudouin, comte de Flandre, Geoffroi d'Anjou et Thibaut de Chartres, voulut encore le tromper, mais ne le put.
Ces mauvaises fraudes ainsi déjouées, le roi Lothaire, sur les instigations de Thibaut, cherchant de nouveau d'autres moyens de dissimuler ses perfides projets, envoya au duc un député chargé de lui porter ces paroles: «Jusques à quand refuseras-tu, ô duc, de me rendre le service que tu me dois? Ignores-tu que je suis le roi des Francs, que tu es tenu de servir en chevalier, dont tu ne dois jamais méconnaître les avis et les ordres? Mes ennemis et les tiens ne se réjouiront-ils pas de nos dissensions? Renonce donc dès à présent à cette résistance de ton cœur obstiné, hâte-toi de te mettre en marche et de te rendre auprès de moi, afin qu'unis par les liens d'une paix inviolable, nous jouissions ensuite, dans une douce concorde, des avantages que nous pouvons nous assurer réciproquement; que le roi se réjouisse de son illustre duc, et le duc de son roi très-chéri.» Séduit par les apparences de ce message perfide, le duc mande aussitôt au roi qu'il se rendra très-volontiers à son appel. Le roi, vivement réjoui de cette réponse, appelle les ennemis du duc, savoir Baudouin de Flandre, Geoffroi d'Anjou et Thibaut de Chartres, et se rend avec eux sur le bord de la rivière d'Eaune pour cette détestable conférence. De son côté, le duc arrive sur l'autre côté de la rivière avec une escorte de chevaliers. Alors, desirant savoir ce qui se passait chez le roi, il envoya quelques-uns des siens chargés de lui rapporter quels étaient ceux de ses amis les plus familiers qui étaient avec lui. Ses envoyés ayant trouvé les comtes ci-dessus nommés, qui, faisaient leurs dispositions pour attaquer le duc, revinrent en toute hâte auprès de celui-ci, et l'invitèrent à se retirer de ce lieu, de peur que, victime de la trahison du roi, il ne fût attaqué par ses ennemis, et que ceux-ci n'eussent à se réjouir bientôt de sa mort. Aussitôt, déterminé par les siens, le duc traversa la rivière de Neuf châtel, s'arrêta quelques momens de l'autre côté, empêcha les ennemis qui s'étaient mis à sa poursuite de passer la rivière au gué; et enfin, échappant au coup de main que le roi voulait tenter, retourna promptement à Rouen, suivi de tous les siens. Ayant ainsi mis au grand jour les artifices du roi, le duc se convainquit de l'inimitié que ce prince lui portait.
Comment le roi Lothaire s'empara de la ville d'Evreux et la livra à Thibaut. — Comment le duc Richard dévasta le comte de Chartres et de Châteaudun. — Comment Thibaut étant arrivé avec une armée à la ferme d'Ermentrude, en fut chassé par le duc, et prit honteusement la fuite, après avoir reçu un grand échec.
Or le roi voyant que ses projets n'avaient pu réussir, retourna à Laon, rempli de fureur, pour rentrer bientôt dans la Normandie en ennemi, d'après les instigations de Thibaut. Se donnant à peine le temps de respirer et de prendre conseil, et rassemblant les troupes des chevaliers de Bourgogne et de France, il alla attaquer la ville d'Evreux, et, s'y rendant à l'improviste, il l'investit et l'assiégea, s'en empara par la trahison de Gilbert, surnommé Machel, et la livra tout aussitôt au comte Thibaut, pour qu'il pût de là faire la guerre au pays. Le roi étant parti de cette ville, le duc Richard marcha sur ses traces, et ravagea par le feu et le fer tout le comté de Châteaudun ou de Chartres. Ayant détruit tout ce qui appartenait à Thibaut, il retourna chez lui, chargé d'un très-grand butin. Bientôt après, Thibaut, prenant sa revanche, rassembla secrètement une armée, et, pour insulter le duc, alla dresser ses tentes et ses pavillons auprès de la ferme d'Ermentrude, et y prit position en ennemi redoutable et dévastateur. Mais le duc, toujours habile et plein de vigueur, traversa le fleuve de la Seine au milieu du silence de la nuit, et au point du jour s'élançant sur ses ennemis, il en fit un si grand massacre qu'il périt six cent quarante hommes parmi eux, et que les autres, couverts de blessures, s'enfuirent de tous côtés à travers les bois. Thibaut lui-même fuyant honteusement avec un petit nombre d'hommes, et se cachant dans les forêts, arriva à Chartres couvert de confusion. Pour ajouter au malheur de sa fuite, le Christ le punissant aussi, son fils mourut le même jour, et la ville de Chartres tout entière fut consumée par les flammes. Le duc de Normandie étant ensuite retourné sur le champ de bataille, y retrouva les morts, et touché de compassion, prescrivit de leur donner la sépulture. Il ordonna en outre que les blessés fussent transportés doucement à Rouen et soignés par les médecins, et qu'après les avoir guéris on les renvoyât à Thibaut.
Comment le duc Richard demanda à Hérold, roi des Danois, des secours contre les Francs, et en reçut bientôt.
Or le duc se voyant menacé de tant de fraudes et d'entreprises de la part du roi, et voyant aussi que les comtes Francs se déchaînaient contre lui d'un commun accord, envoya des députés à Hérold, roi des Danois, lui demandant de venir au plus tôt à son secours, et de lui envoyer des bandes de Païens pour comprimer la fureur des Francs. Le roi reçut non seulement ces députés avec beaucoup de joie, mais les renvoya au duc enrichis de très-grands présens, et promit de lui envoyer très-promptement des secours. En un mot, d'après les ordres de ce roi, des vaisseaux furent aussitôt mis en mer. La jeunesse païenne fit ses préparatifs pour cette grande expédition, et une armée innombrable fut pourvue de boucliers, de cuirasses, de casques et de toutes sortes d'autres armes. Ensuite, au jour fixé, les drapeaux furent dressés dans les airs, les voiles livrées au souffle favorable des vents, et les navires ayant rapidement traversé la mer, vinrent aborder auprès de l'embouchure de la Seine. Ayant appris leur arrivée, le duc, transporté de joie, alla aussitôt à leur rencontre, et tandis qu'il marchait devant eux, leurs navires remontaient à force de rames le fleuve de la Seine; ils arrivèrent promptement au fossé de Givold, et après qu'ils eurent jeté les ancres, on tint conseil sur la destruction de la France. Et voilà, tout à coup les Païens s'élancent hors de leurs vaisseaux, et détruisent par le fer et le feu tout le pays environnant. Les hommes et les femmes sont emmenés chargés de chaînes, les villages sont pillés, les villes livrées à la désolation, les châteaux renversés, tout le pays changé en un désert. Le deuil devient de plus en plus général, et dans tout le comté de Thibaut on n'entend plus aboyer un seul chien. Lorsqu'il ne leur reste plus rien à détruire, les Païens envahissent les terres du roi. Tout ce qu'ils enlèvent aux Francs, ils le livrent aux Normands, et le leur vendent à vil prix. La terre de Normandie demeure à l'abri du pillage des Païens, mais dans la France nul ne résiste, et toute la population est réduite en captivité.
Comment, forcés par la nécessité, le roi Lothaire et Thibaut rendirent intégralement au duc Richard tout ce qu'ils lui avaient enlevé. — Conversion des Païens sur les exhortations du duc.
Tandis que ces choses se passaient, une assemblée générale des évêques se réunissait à Laon, afin d'examiner pour quels motifs le peuple chrétien était affligé de tant de calamités. Enfin les évêques envoyèrent au duc l'évêque de Chartres, chargé de lui demander par quelles raisons un homme aussi chrétien et aussi pieux que lui exerçait de si cruelles rigueurs. Après avoir appris de lui les perfidies du roi, et comment la ville d'Evreux lui avait été enlevée et livrée à Thibaut, le pontife demanda aussitôt et obtint une trêve aux irruptions des Païens, afin que, durant cette trêve, les évêques pussent conduire le roi Lothaire en un lieu convenable, et que celui-ci donnât satisfaction au duc sur tous ses griefs et en toute bienveillance. Or Thibaut apprenant que le roi cherchait à traiter de la paix sans prendre son avis, et craignant que tout le poids de cette guerre ne retombât sur lui, envoya un certain moine au duc en toute bâte, lui mandant qu'il se repentait de tout son cœur de toutes les choses par lesquelles il l'avait offensé, qu'il se rendrait à sa cour, et lui restituerait la ville d'Evreux. Le duc ayant reçu ces nouvelles, en fut infiniment réjoui, et envoyant un sauf-conduit à Thibaut, il lui accorda la permission de venir auprès de lui. Thibaut y allant en effet avec les gens de sa maison, non seulement rendit au duc la ville, mais en outre conclut avec lui un traité d'amitié, et s'en alla joyeusement, avec beaucoup d'argent. Comme le jour fixé pour la conférence approchait, le duc ordonna de construire au fossé de Givold, dans le camp des Païens, un amphithéâtre d'une grandeur étonnante, où le roi Lothaire se rendit avec ses grands seigneurs, lui donna satisfaction, et conclut avec lui un traité, qui fut confirmé par des sermens réciproques. Ayant ainsi heureusement terminé ses affaires, le duc, par ses saintes exhortations détermina la plupart des Païens à se convertir à la foi du Christ, et ceux qui voulurent demeurer dans le paganisme, il les fit conduire jusques en Espagne. Là ils livrèrent un grand nombre de combats et renversèrent dix-huit villes.
Comment, sa femme Emma étant morte sans laisser d'enfans, le duc épousa Gunnor, dont il eut plusieurs enfans.
En ce temps Emma, femme du duc et fille de Hugues-le-Grand, mourut sans laisser d'enfans. Peu de temps après, le duc épousa, selon le rit chrétien, une très-belle jeune fille, nommée Gunnor, issue d'une très-noble famille danoise. Il eut de celle-ci plusieurs fils, savoir, Richard, Robert, Mauger, deux autres fils et trois filles. L'une de celles-ci, nommée Emma, fut mariée à Edelred, roi des Anglais, et donna à ce roi deux fils, Edouard, et Alfred, qui fut long-temps après assassiné parle perfide Godwin. La seconde, nommée Hadvise, fut mariée à Geoffroi, comte des Bretons, et devint mère des deux Alain et d'Eudes. La troisième, Mathilde, épousa le comte Odon, dont il sera question dans la suite. Le duc Richard eut en outre de ses concubines deux fils et deux filles. L'un de ces deux fils s'appelait Godefroi et l'autre Guillaume: le premier fut comte d'Eu. Celui-ci étant mort, son frère reçut le même comté, et ses héritiers le possèdent encore aujourd'hui par droit de succession. Cependant le comte Gilbert, fils du comte Godefroi, occupa quelque temps ce comté avant d'avoir été assassiné. Ce Gilbert eut pour fils Richard, très-vaillant chevalier, qui, de même que ses fils Gilbert, Roger, Gautier et Robert, chérit de grande affection l'église du Bec, et tous l'enrichirent de grands biens, imitant dans cette conduite leur aïeul le comte Gilbert, qui, en fondant cette église, avait assisté de ses conseils et de ses dons le vénérable Herluin, qui en fut le premier abbé et le constructeur. Nous aurons occasion dans la suite de cet écrit, et en la place convenable, de parler, ainsi qu'il sera juste, et de cette église et du susdit abbé: qu'il suffise maintenant d'en avoir dit ces quelques mots par anticipation.
Comment le duc Richard construisit à Fécamp, en l'honneur de la Sainte-Trinité, une église, qu'il décora de divers ornemens, et restaura les abbayes du Mont-Saint-Michel et de Saint-Ouen. — Comment, après la mort du roi Lothaire, Hugues-Capet s'éleva à la royauté, et étant mort peu de temps après, eut pour successeur Robert son fils.
Comme donc le duc Richard s'élevait en puissance par le grand nombre de ses bonnes œuvres, entre autres choses dignes de grande considération, il construisit à Fécamp, en l'honneur de la divine Trinité, une église d'une grandeur et d'une beauté admirable, et la décora de toutes sortes de manières et de merveilleux ornemens. En outre il releva aussi quelques abbayes, entre autres une abbaye située dans le faubourg de Rouen, en l'honneur de saint Pierre et de saint Ouen, et une autre élevée sur le mont dit Tombe, en vénération de l'archevêque Michel, et il les embellit l'une et l'autre de nombreuses troupes de moines. En ce même temps mourut Hugues, archevêque de Rouen, auquel succéda Robert, fils de ce même duc.
Le roi des Francs, Lothaire, étant mort aussi, tous les Francs élevèrent au trône en sa place le fils de Hugues-le-Grand, Hugues-Capet, qui fut appuyé par le duc Richard. Hugues-Capet prenant les armes contre Arnoul de Flandre, qui refusait de le servir en chevalier, suivi d'une forte armée, lui enleva en ennemi la ville d'Arras et toutes les places qu'il possédait en deçà du fleuve que l'on appelle la Lys. Pénétré d'affliction par ce malheur, Arnoul vint trouver le duc Richard en suppliant, lui demandant de le remettre en paix avec le roi et les princes des Francs. Voulant terminer cette affaire, le duc se rendit auprès du roi Hugues, à l'assemblée générale, et non seulement il réconcilia Arnoul avec le roi, mais de plus, à force de prières, il lui fit rendre tout ce qui lui avait été enlevé. En ce temps, ce même roi Hugues mourut, et eut pour successeur son fils Robert, roi très-pieux. Notre duc continua à prospérer par ses bienheureux mérites; car dès qu'il entendait parler d'hommes qui vivaient désunis, il rétablissait la concorde entre eux, soit par lui-même, soit par ses députés, selon ces paroles de l'Ecriture: «Bienheureux les pieds qui apportent la paix.» Il était d'une taille élevée et d'une belle figure et sain de corps; il avait la barbe longue et la tête ornée de cheveux blancs. Il se montrait très-bon pour nourrir les moines, très-sage pour protéger les clercs, dédaignait les orgueilleux, aimait les humbles, alimentait les pauvres, et tuteur des orphelins, pieux défenseur des veuves, il se plaisait aussi, dans sa libéralité, à racheter les captifs.
Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité, donna aux Normands son fils Richard pour duc, et mourut ensuite à Fécamp.
Ainsi et de diverses autres manières, embaumée de tant de fleurs odoriférantes, cette perle du Christ revêtue de l'habit laïque commença à être violemment travaillée d'une maladie du corps. Alors ayant appelé auprès de lui Raoul son frère utérin, le duc tint conseil avec lui sur les arrangemens à prendre pour son pays. Mais celui-ci, troublé par son extrême douleur, après avoir perdu quelques instans l'usage de sa langue, reprenant enfin ses esprits, répondit au duc: «Très-cher frère et seigneur sérénissime, quoique tu sembles privé des forces du corps, tant que nous avons encore la joie de te posséder en cette vie, c'est a toi qu'il appartient de disposer de toutes les affaires du pays.» Ayant entendu ces mots, le duc appela de toutes parts les grands, et leur présentant son fils Richard, il le leur recommanda et donna pour chef, en disant: «Jusqu'à présent, très-excellens compagnons, je vous ai commandé. Maintenant que Dieu m'appelle, que le mal fait ravage en ma personne, vous ne pouvez plus posséder celui qui va entrer dans la voie de toute chair, après avoir déposé le fardeau de la vie qui se dissout.» Aussitôt après ces lugubres paroles, toute la maison fut ébranlée par les pleurs et les gémissemens. Enfin ces larmes s'étant arrêtées, tous donnant leur adhésion aux volontés de Richard, promirent leur fidélité au jeune Richard, et le reconnurent d'un commun accord pour leur prince. Ensuite le mal l'accablant de plus en plus, le duc Richard s'étendit sur son lit, et levant les yeux vers le ciel, prononçant des paroles de prière, plein de jours il rendit le dernier soupir.
Les choses rapportées jusqu'ici, je les ai recueillies ainsi qu'elles ont été racontées par le comte Raoul, frère de ce duc Richard, homme grand et honorable, et je les transmets à la postérité, écrites dans le style de l'école. Le duc Richard Ier mourut à Fécamp, au milieu des larmes des peuples et des réjouissances des anges, l'an 996 de l'Incarnation du Seigneur, régnant ce même Seigneur Jésus-Christ, qui avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne aux siècles des siècles. Amen!
NOTES
1 Dans le Vermandois.
2 Le 10 septembre 954.
3 En 956.
4 En 960.