Flodoard GUILLAUME DE JUMIEGE.

 

HISTOIRE DE NORMANDIE

 

LIVRE II

livre I - livre III

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.

 

LIVRE SECOND.

 

DES FAITS ET GESTES DE ROLLON, PREMIER DUC DE NORMANDIE.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

De la noblesse et valeur du père de Rollon, et comment les jeunes gens de la Dacie, qui avaient été désignés par ordre du roi pour en être expulsés, se rendirent auprès de Rollon et de Gurim son frère pour implorer leur secours contre le roi.

 

Un grand nombre d'années s'étaient écoulées à la suite de ces événemens, et la France commençait à se reposer quelque peu de ces bruyans désordres, lorsque le Danemarck agitant de nouveau des tisons embrasés, en vertu de son droit d'expulsion, résolut, conformément à ses antiques lois, de chasser de nouveau du sol natal beaucoup de chevaliers, brillans de tout l'éclat de la jeunesse.

En ces jours vivait dans la Dacie un certain vieillard, le plus riche de tous en toutes sortes de richesses, environné de toutes parts d'une foule innombrable de chevaliers, qui jamais ne courba sa tête devant aucun roi, et jamais ne mit ses mains dans les mains d'un autre, quel qu'il fût, pour se recommander à lui et lui promettre ses services. Cet homme, possédant presque en totalité le royaume de Dacie, conquit en outre les territoires limitrophes de la Dacie et de l'Alanie, et par sa force et sa puissance il subjugua les peuples de ce pays, à la suite d'un grand nombre de combats. Il était le plus distingué par sa valeur, parmi tous les Orientaux, et se montrait en outre supérieur à eux par la réunion de toutes les vertus. Il mourut et laissa après lui deux fils, vaillans dans les combats, habiles à la guerre, beaux de corps, remplis de vigueur et de courage. L'aîné se nommait Rollon et le plus jeune Gurim. Les jeunes gens désignés pour être expulsés de leur pays allèrent trouver ces deux hommes, et fléchissant le genou, baissant la tête, les suppliant avec humilité, ils leur dirent d'une voix unanime: «Prêtez-nous votre secours et accordez-nous votre appui; nous demeurerons toujours sous votre protection, et nous a travaillerons incessamment pour votre service. Notre roi veut nous expulser de la Dacie, et nous enlever entièrement nos terres et nos bénéfices.» Alors les deux frères répondirent à ceux qui venaient les supplier humblement, disant: «Nous vous secourrons certainement, nous vous ferons demeurer en Dacie à l'abri des menaces du roi, et nous vous ferons jouir en paix et en sécurité de tout ce qui vous appartient.» Ceux-là ayant entendu ces paroles, tombèrent aux pieds de Rollon et de Gurim, les embrassèrent et s'en retournèrent aussitôt, se félicitant des réponses de ces princes. Cependant la renommée répand un bruit véritable, et le porte même aux oreilles du roi de Dacie, savoir que le duc très-puissant, le père de Rollon et de Gurim, jouit enfin du suprême repos. Alors le roi se souvenant de tous les maux que ce duc lui a fait endurer, appelle auprès de lui tous les grands de son Empire, et leur dit: «Vous n'ignorez point que le père de Rollon et de Gurim est mort. J'attaquerai donc leur pays, je prendrai les villes et les châteaux et les lieux les mieux fortifiés, je me vengerai des actions du père sur les fils, et les écrasant je me réjouirai à satiété de leurs maux. Je vous prie, vous et les vôtres, préparez-vous pour accomplir cette entreprise.» Puis l'époque du départ ayant été désignée, tous s'en retournèrent avec les leurs aux lieux d'où ils étaient venus. Bientôt la jeunesse bouillante de la Dacie, remplie de zèle et d'ardeur, prépare toutes les choses nécessaires pour cette expédition. Les uns, appelant à leur aide l'art du forgeron, fabriquent de légers boucliers et des javelots brillans. D'autres aiguisent avec soin leurs dards, leurs épées et leurs haches. La nouvelle de ces faits arrive inopinément aux oreilles de Rollon et de Gurim, et ils se troublent en recevant ces premiers rapports. Convoquant aussitôt une nombreuse armée, ils s'entourent d'une foule de jeunes gens, d'une multitude d'hommes de moyen âge, de vieillards et de ceux qui étaient désignés pour être expulsés, et étendant la main, ils commandent le silence.

 

CHAPITRE II.

 

Comment Rollon s'étant révolté contre le roi pendant cinq ans, le roi lui demande et obtient la paix frauduleusement.

 

A peine les murmures de ce peuple en tumulte sont-ils apaisés, Rollon s'élevant au dessus de tous et se plaçant sur un siége convenable, commence à parler d'une bouche qui distille le miel: «Vous en qui bouillonne l'ardeur de la jeunesse, qui brillez de tout l'éclat de la plus haute valeur, c'est à vous que je m'adresse. Imitez par votre activité nos vénérables pères, vos aïeux et ancêtres. Rassemblez toutes vos forces, déployez toute votre vigueur, et ne craignez point de ne pouvoir attaquer ces hommes avec des forces égales aux leurs. Voici, le roi de ce royaume a le projet de triompher de nous, d'envahir la monarchie soumise à notre domination, de nous perdre et de vous perdre tous. Avant donc qu'il s'empare de la terre que nous possédons par droit d'héritage, devançons-le en allant occuper nous-mêmes la terre qu'il gouverne, et opposons-nous à sa marche en ennemis déclarés.» Tous aussitôt, réjouis de ces paroles, se réunissent en plusieurs armées, vont envahir les terres du roi et les dévastent entièrement, portant de tous côtés les feux de Vulcain. Le roi ayant appris ces nouvelles, marche au combat contre Rollon et son frère Gurim, et après avoir combattu long-temps, il tourne le dos et court se réfugier dans ses villes. Alors Rollon ensevelit les morts de son armée et laisse sans sépulture ceux de l'armée du roi. Durant tout le cours d'un lustre, la guerre ayant continué entre le roi et Rollon, enfin le roi adressa à Rollon des paroles de paix, mais qui cachaient une fraude: «Il n'y a rien entre toi et moi, si ce n'est à raison du voisinage. Permets, je te prie, que la chose publique demeure en repos, en sorte qu'il me soit donné de posséder tranquillement ce qui m'appartient de droit, ce qui a appartenu à mon père, et à toi aussi ce qui t'appartient de droit, ce qui a appartenu à ton père. Que la paix et la concorde soient donc établies entre moi et toi par un traité inviolable.» Alors Rollon et Gurim, leurs chevaliers et ceux qui avaient été désignés pour être expulsés, approuvèrent fort cette paix. On détermina le moment où la paix serait jurée des deux parts: chacun des deux contractans se rendit à l'assemblée, et ayant échangé mutuellement de riches présens, ils conclurent un traité d'amitié.

 

CHAPITRE III.

 

Comment le roi attaqua dans la nuit les villes de Rollon. — De la mort de Gurim son frère, et de l'arrivée de Rollon dans l'île de Scanza avec six navires.

 

Enfin le roi perfide, après avoir médité en son cœur méchant la fraude qu'il avait déjà conçue, assembla un jour son armée, et marchant de nuit et envahissant le territoire des deux frères, il plaça une embuscade non loin des murs de la ville, et commença à l'assiéger. Alors Rollon et son frère Gurim et ceux qui étaient avec eux, s'élançant hors de la ville, poursuivirent le roi, qui tourna le dos et feignit de prendre la fuite. Lorsque Rollon eut dépassé le lieu où était placée une embuscade, une partie des hommes qui s'y étaient cachés sortit aussitôt et se dirigea vers la ville. L'ayant trouvée dégarnie de ses hommes d'armes, les gens du roi y mirent le feu et enlevèrent de riches dépouilles. les autres cependant se mirent à la poursuite de Rollon, qui chassait le roi devant lui avec toute la fureur d'un ennemi. Or le roi voyant que la ville était embrasée, et que les gens de l'embuscade avaient repris l'avantage, revint sur ses pas et combattit contre Rollon. Un grand nombre d'hommes du parti de Rollon furent massacrés, et Gurim son frère succomba dans la bataille. Alors Rollon se voyant placé entre deux armées, dont l'une feignait de s'enfuir, tandis que l'autre sortait de son embuscade, voyant en outre son frère mort et se trouvant lui-même tout couvert de blessures, s'enfuit, non sans peine, suivi seulement d'un petit nombre d'hommes. Le roi assiégeant alors et prenant les villes, soumit à son joug le peuple qui s'était révolté et murmurait encore contre lui. Rollon ne pouvant demeurer en Dacie par crainte du roi, dont il se méfiait, aborda avec six navires à l'île de Scanza. Alors la Dacie, privée de son brave duc, de son patrice et de son vigoureux défenseur, poussa de profonds gémissemens et se mit à répandre des torrens de larmes.

 

CHAPITRE IV.

 

De l'invitation faite à Rollon en songe pour qu'il eût à se rendre en Angleterre, et de sa victoire sur les Anglais.

 

Tandis qu'il demeurait depuis long-temps déjà dans l'île de Scanza, triste, agité des pensées pénibles qui tourmentaient son ame ardente, et méditant de se venger de ses ennemis, un grand nombre de ceux que la dureté du roi avait expulsés de la Dacie vinrent auprès de Rollon. Ses membres étaient épuisés de fatigue, il avait succombé au sommeil quand une fois il entendit retentir une voix divine, qui lui dit: «Rollon, lève-toi promptement, hâte-toi de traverser la mer avec tes navires et de te rendre en Angleterre. Là tu apprendras que tu dois retourner sain et sauf dans ta patrie, et y jouir à jamais et sans aucun trouble d'une douce paix.» Rollon ayant raconté ce songe à un certain homme sage et serviteur du Christ, cet homme l'interpréta de la manière que voici: «Dans un temps à venir qui s'approche, tu seras purifié par le très-saint baptême, tu deviendras un très-digne serviteur du Christ, tu passeras de l'erreur du siècle présent jusques aux Anglais, c'est-à-dire aux anges, et tu feras avec eux une paix de gloire immortelle.» Aussitôt faisant attacher des voiles à ses navires, les munissant de leurs rames, et les chargeant de grain, de vin et de pièces de lard, Rollon traversa la mer à force de voiles, et arriva chez les Anglais, desirant y demeurer long-temps et en repos. Les habitans de ce territoire ayant appris l'arrivée de Rollon-le-Dace, levèrent une grande armée contre lui et firent tous leurs efforts pour le chasser de leur pays. Lui, selon son usage, marchant au combat sans hésiter, se porta à leur rencontre, leur tua un grand nombre d'hommes, et les autres ayant pris la fuite, il fatigua leurs épaules de sa lance. Enfin de plus grandes forces s'étant réunies aux hommes du pays qui avaient déjà pris les armes, ils conduisirent une nouvelle armée contre Rollon et cherchèrent à le tuer ou à le mettre en fuite. Mais Rollon, instruit aux travaux de la guerre, et rendu plus terrible par la nécessité de vaincre, couvert d'un casque merveilleusement garni en or, et revêtu d'une cuirasse à triple tissu, marcha vivement et sans hésitation contre les bandes armées qui s'avançaient pour le combattre; de son bras vigoureux il renversa des milliers d'hommes par terre, et poursuivant les fuyards d'une course rapide, il fit prisonniers plusieurs de leurs chefs; puis revenant sur le champ de bataille il ensevelit les corps des morts, fit enlever et transporter les blessés, et enchaîna ses prisonniers sur ses navires. Alors incertain entre trois projets différens, savoir, de retourner dans la Dacie, de se diriger vers la France, ou de demeurer sur le sol Anglais pour l'affliger par de nouveaux combats et s'en rendre maître, il tomba dans une grande agitation, et devint extrêmement triste.

 

CHAPITRE V.

 

D'un songe de Rollon, et de l'explication de ce songe par un certain chrétien.

 

Tandis qu'il demeurait constamment prëoccupé de ses sollicitudes, et que les hommes de cette contrée se soumettaient à son joug et s'attachaient fidèlement à lui, une certaine nuit que le sommeil s'insinuait doucement dans ses membres et lui procurait un repos, image de la mort, Rollon crut se voir supérieur à tous les hommes, et transporté dans une habitation, sur la montagne la plus élevée de France, au sommet de laquelle était une fontaine d'eau limpide et odoriférante, dans laquelle il se lavait et se purifiait de la souillure et de la démangeaison de la lèpre. Tandis qu'il demeurait encore au sommet de cette montagne, il crut voir en outre, tout autour de la base de la montagne et de tous les côtés, de nombreux milliers d'oiseaux de diverses espèces et de couleurs variées, ayant de plus les ailes gauches très-rouges, et disséminés en long et en large si loin et en une telle quantité que sa vue, quoique perçante et fixée sur eux, ne pouvait en découvrir la fin. Du reste ces oiseaux s'envolant tour à tour et se dirigeant vers le sommet de la montagne, s'approchaient alternativement de la fontaine et venaient s'y laver et s'y baigner, comme les oiseaux ont coutume de faire par un temps qui annonce une pluie prochaine. Lorsque tous eurent pris ainsi ce bain merveilleux, ils s'arrêtèrent à une bonne place, sans distinction de genres ni d'espèces, sans se faire aucune querelle, se mirent à manger les uns après les autres et en bonne amitié; puis apportant de petites branches ils travaillèrent avec ardeur à faire des nids, et même aussitôt qu'ils en recevaient le commandement de celui qui les voyait en songe, ils se mettaient à couver sans aucun effort.

Rollon s'étant éveillé et se souvenant de la vision qui lui était apparue, appela auprès de lui les principaux de ses chefs, fit venir aussi les chefs qu'il avait faits prisonniers dans la bataille, leur raconta sans délai tous les détails de sa vision et leur demanda ce qu'ils pensaient du sens mystérieux de ce songe. Tous demeuraient en silence, lorsque l'un des captifs, imbu de la foi de la religion chrétienne, et saisi tout à coup, par l'inspiration divine, d'un esprit prophétique, expliqua le sens mystérieux de cette vision, disant: «Cette montagne de la France, sur laquelle tu as cru te voir élevé, désigne l'Eglise de ce royaume. La fontaine qui était au sommet de la montagne, signifie le baptême de régénération. Par la lèpre et la démangeaison dont tu étais souillé, tu dois entendre les crimes et les péchés que tu as commis. Tu t'es lavé dans les eaux de cette fontaine, et elles t'ont purifié du mal de la lèpre et de la démangeaison; ce qui veut dire que tu seras régénéré par le bain du baptême sacré et purifié par lui de tous tes péchés. Par ces oiseaux d'espèces diverses, qui avaient les ailes gauches très-rouges, et qui étaient répandus au loin, tellement que ta vue ne pouvait en découvrir la fin, tu dois entendre les hommes de diverses provinces, ayant les bras garnis de leurs boucliers, qui deviendront tes fidèles et que tu verras rassemblés autour de toi en une multitude innombrable. Ces oiseaux plongeant dans la fontaine, s'y baignant tour à tour et mangeant en commun, désignent ce peuple souillé du poison de l'antique erreur, qui doit être purifié symboliquement par le baptême et repu de la nourriture du corps et du sang très-saints du Christ. Les nids que ces oiseaux faisaient autour de la fontaine désignent les remparts des villes détruites, et qui doivent être relevés. Les oiseaux d'espèces diverses étaient attentifs à tes ordres, et les hommes de divers royaumes te serviront, se coucheront devant toi, et t'obéiront.» Réjoui par cette admirable interprétation, Rollon délivra de leurs fers celui qui avait interprété sa vision et tous les autres prisonniers, et les ayant enrichis de ses dons, il les renvoya remplis de joie.

 

CHAPITRE VI.

 

D'Alstem1, roi très-chrétien des Anglais, avec lequel Rollon conclut un traité d'amitié inviolable.

 

En ce temps le roi très-chrétien des Anglais, nommé Alstem, comblé de richesses et très-digne défenseur de la très-sainte Eglise, gouvernait l'Angleterre avec une grande bonté. Rollon lui envoya des députés, auxquels il prescrivit ce qu'ils avaient à dire de sa part à ce roi. Eux donc s'étant rendus auprès de lui, baissant la tête et d'une voix respectueuse, lui parlèrent en ces termes: «Le plus puissant de tous les patrices, le duc des Daces, le très-excellent Rollon, notre seigneur et protecteur, te présente ses fidèles services et le don d'une amitié inaltérable. Seigneur roi, après que nous avons eu éprouvé une grande calamité  dans le royaume de Dacie, d'où nous avons été, ô douleur! frauduleusement expulsés; après que nous avons été misérablement ballottés sur les flots soulevés par les tempêtes, un vent d'est favorable nous a enfin poussés sur ton territoire, tristes et dénués de toute espérance et de tout moyen de salut. Comme nous faisions effort pour retourner en Dacie et aller nous venger de nos ennemis, les glaces de l'hiver nous ont arrêtés et enfermés. La terre s'est revêtue d'une croûte de gelée, la chevelure flexible des plantes et des arbres s'est roidie, les fleuves, arrêtés dans leur cours par une masse épaisse de glace, ont élevé devant nous une muraille, et les eaux n'ont pu nous fournir de chemin. Quelques chevaliers habitant dans le voisinage du lieu de notre débarquement ont rassemblé contre nous une très-grande armée et nous ont provoqués et attaqués. Nous cependant, ne pouvant naviguer ni sur la glace, ni sous la glace, nous avons résisté à leur attaque, et dans une bataille nous avons désarmé et fait prisonniers beaucoup d'entre eux. Toutefois nous ne dévasterons point ton royaume, nous n'emporterons point sur nos vaisseaux le butin par nous enlevé. Nous demandons une paix amie et la faculté de vendre et d'acheter, parce que, à l'époque du printemps qui s'approche, nous partirons pour la France.» Le roi leur montrant un visage joyeux après avoir entendu ces paroles, leur dit: «Nulle terre ne porte comme la Dacie des hommes distingués, vaillans et habiles à la guerre. Plusieurs personnes nous ont fait des rapports sur l'illustre origine de votre seigneur, sur les malheurs et les fatigues que vous avez endurées, et même sur l'horrible perfidie du roi de Dacie envers vous. Nul n'est plus juste dans ses actions que votre seigneur, nul n'est plus grand par ses armes. Bannissez désormais toute sollicitude, vivez en sécurité, ne redoutez point de combats et soyez affranchis de tous maux. Qu'il vous soit permis de vendre et d'acheter en tous lieux sur le territoire soumis à notre domination. Décidez votre seigneur, nous vous en prions, à daigner se confier en notre foi et à venir auprès de nous. Je desire le voir et le consoler de ses malheurs.» Les députés repartirent et rapportèrent à Rollon tout ce qu'ils avaient entendu. Alors et sans aucun retard Rollon se rendit courageusement vers le roi, qui se porta à sa rencontre. Ils s'embrassèrent l'un l'autre, se donnèrent des baisers, et leurs deux armées s'étant retirées, ils s'assirent ensemble à l'écart. Alors le roi Alstem parla le premier:

«Guerrier puissant par tes aïeux, illustré par tes brillans exploits, distingué parmi tous les autres par tes vertus et tes mérites, nous nous plaisons à nous unir avec toi par des liens de fidélité. Sois, je te le demande, sois toujours une portion de mon ame, et mon compagnon à jamais; je te demande même de demeurer sur notre territoire et de te purifier de toute souillure par le baptême salutaire. Ce que tu desires, possède-le dans le pays soumis à ma domination. Souviens-toi de moi, comme je me serai souvenu de toi en toutes choses; mais si tu veux maintenant te rendre vers d'autres rives, si ton peuple farouche et méfiant s'est déjà irrité contre moi, et ne veut pas, dans sa méchanceté, me conserver la fidélité promise, prête-lui ton secours selon tes moyens et sauve-le par tes efforts opiniâtres. Moi-même je te secourrai et je t'assisterai avec le plus grand zèle, et mon bouclier te protégera dans tes entreprises.»

 

CHAPITRE VII.

 

De la tempête que Rollon eut à essuyer en se rendant de l'Angleterre vers le royaume de France, et comment il aborda sur les côtes du pays des Walgres2.

 

Alors Rollon, réjoui des paroles du roi, lui répondit, à ce qu'on rapporte: «O le plus illustre de tous les rois, je te rends grâces de ta bonne volonté, et je desire que tu fasses tout ce que tu as dit devoir être fait entre moi et toi. Je ne séjournerai pas très-long-temps dans ton royaume et je me rendrai en France le plus tôt qu'il me sera possible. En quelque lieu de la terre que je sois, je demeurerai ton ami et te serai uni par les liens d'une affection inaltérable.» A ces mots ils conclurent une alliance indissoluble, et s'étant mutuellement enrichis par d'admirables présens, chacun retourna chez lui avec les siens. Durant toute la saison de l'hiver, le duc Rollon fit préparer avec un soin extrême ses navires et toutes les choses dont il avait besoin pour le voyage, et il appela auprès de lui des chevaliers anglais, tous brillans de jeunesse, qui s'étaient faits ses hommes et devaient partir avec lui.

Or, à l'époque du printemps, lorsque les fleurs commencèrent à briller en abondance, lorsque les lis odorans et blancs de lait fleurissaient au milieu des violettes empourprées, Rollon se souvenant toujours de la vision qui l'avait invité à se rendre en France, fit déployer les voiles de ses vaisseaux et partit avec sa flotte. Mais lorsque les vents légers l'eurent poussé en pleine mer, lorsqu'on ne vit plus que le ciel enveloppant la surface des eaux, les esprits malins, sachant que tous ces hommes devaient être purifiés par le baptême au nom du Christ, et obtenir ainsi la gloire qu'eux-mêmes ont perdue, s'affligèrent et coururent à leur rencontre pour leur susciter de nouveaux périls. Les vents s'élancèrent hors de leurs cavernes, et la mer s'entr'ouvrant devant eux dans ses plus grandes profondeurs, ses flots se soulevèrent jusque vers les astres. Au milieu des éclairs sans cesse renaissans le ciel retentit des éclats du tonnerre, et d'épaisses ténèbres s'appesantirent sur la flotte; les rames furent brisées et les voiles ne purent résister à la violence des vents. Epuisés et n'ayant plus de forces, les navigateurs s'abandonnèrent à la fureur de la tempête; les vaisseaux flottaient çà et là, comme à travers des montagnes et des vallons, et tous se voyaient à chaque instant menacés de la mort. Alors Rollon se prosternant sur son navire, élevant les bras vers le ciel, prononça ces paroles d'une voix humble et craintive:

«O Dieu tout-puissant, qui remplis de ta lumière les demeures célestes, qui possèdes le ciel et la terre, dont la divinité est de tous les siècles, qui embrasses toutes choses dans le cercle de ton éternité, qui, par le bienfait de la vision que tu m'as montrée, veux que d'ici à peu de temps je devienne serviteur du Christ, moi tout infecté de vices, tout rempli de péchés et de souillures, accueille mes vœux avec bonté, sois favorable à mes prières, apaise les flots irrités au milieu de ces débris, délivre-nous de tant de fatigues et de périls; calme, adoucis, comprime la mer agitée par cette trop violente tempête.»

A peine cette prière était-elle terminée, la mer devint calme, et la tempête se dissipa. Bientôt les Danois poussés par un vent favorable traversèrent les immenses espaces de la mer, et leurs navires tout brisés par l'ouragan abordèrent sur les côtes des Walgres.

 

CHAPITRE VIII.

 

Comment Rollon vainquit les Walgres, qui voulurent lui résister, ainsi que Rainier, duc du Hainaut, et Radbold, prince de Frise. — De douze navires chargés de vivres et d'autant de vaisseaux remplis de chevaliers, que le roi des Anglais Alstem envoya à Rollon tandis qu'il était en ce pays.

 

Or les Walgres ayant appris qu'une nation barbare, poussée par la violence de la tempête, venait d'aborder sur leurs côtes, rassemblèrent la multitude des gens de leur pays, et allèrent assaillir le duc Rollon à peine échappé aux fureurs de la mer. Mais lui, se relevant selon sa coutume et marchant contre eux pour combattre, frappa de mort un grand nombre d'entre eux, les envoya dans l'enfer, et les autres, il les mit en fuite, ou les fit prisonniers. Comme il demeura long-temps en ces lieux, dévastant le pays des Walgres, le roi très-chrétien des Anglais, Alstem, le plus distingué de tous les rois par ses vertus, se souvenant de son amitié et du traité par lequel il s'était uni à jamais avec Rollon, envoya à l'illustre duc, dans le pays des Walgres, douze navires chargés de grains, de vin et de lard, et autant de vaisseaux remplis de chevaliers armés. Réjoui de ces dons, Rollon renvoya au roi ses députés enrichis de très-beaux présens, lui adressant en outre mille actions de grâces, et lui promettant par leur entremise qu'il serait toujours son serviteur. Or les Walgres croyant, à raison de la grande quantité de grains qui lui était apportée, que Rollon voulait demeurer à jamais chez eux, appelèrent à eux Rainier au long cou, duc de Hasbaigne et du Hainaut, et Radbold, prince de Frise, et levant une armée dans d'autres contrées, ils allèrent attaquer Rollon. Celui-ci se battit très-souvent contre eux sans la moindre crainte, leur tua beaucoup de milliers d'hommes, mit en fuite Rainier au long cou et Radbold le Frison, et les repoussa dans leurs châteaux. Ensuite il dévasta et livra aux flammes tout le territoire des Walgres. Irrité de leurs attaques, il marcha en toute hâte contre les Frisons et se mit à ravager tout leur pays. Alors les Frisons, rassemblant promptement une nombreuse population, et s'associant une multitude de petites peuplades qui habitaient sur les confins de la Frise, s'avancèrent d'une marche rapide pour aller attaquer Rollon, qui résidait alors sur les bords d'un fleuve, et qui avait aussi réuni ses nombreux bataillons. Mais Rollon et ceux qui étaient avec lui, se voyant menacés de toutes les horreurs de la guerre, mirent les genoux en terre, et portant leurs boucliers en avant, se confiant au tranchant sacré de leurs glaives étincelans, attendirent le signal de la bataille. Les Frisons, jugeant que leur troupe était peu nombreuse, engagèrent un combat qui ne devait pas tourner à leur avantage. Alors les Daces se relevant et s'élançant sur eux, en firent un grand massacre, leur prirent plusieurs de leurs princes et emmenèrent à leurs navires une troupe innombrable de prisonniers. Dès ce moment les autres Frisons, se défiant d'eux-mêmes, devinrent tributaires de Rollon, et obéirent à ses ordres en toutes choses. Après avoir imposé, levé et recueilli un tribut sur la Frise, Rollon fit aussitôt élever dans les airs les voiles de ses navires, et dirigea leurs proues vers les terres de Rainier au long cou, desirant se venger de cet homme, qui avec les Frisons avait porté secours aux Walgres déjà vaincus dans une bataille. Ayant navigué sur la mer, Rollon entra dans le fleuve de l'Escaut, et ravageant sur les deux rives le territoire de Rainier au long cou, il arriva enfin à une certaine abbaye nommée Condat. Rainier lui livra plusieurs combats; mais Rollon sortit de tous ces combats vainqueur et puissant. Le pays fut dévasté, et eut à souffrir toutes sortes de maux de la part des deux armées. Cependant une terrible famine survint, parce que la terre n'était plus déchirée par la charrue. Le peuple fut aflligé par la disette, et détruit par la faim et la guerre. Tous désespéraient de leur vie, se voyant privés des alimens qui l'entretiennent. Un certain jour donc, Rainier s'étant placé en embuscade dans l'intention de tomber à l'improviste sur les Daces, ceux-ci s'étant rassemblés de tous côtés, l'enveloppèrent, s'emparèrent de sa personne, malgré sa vive résistance, et le conduisirent enchaîné devant Rollon.

Ce même jour les gens de Rainier, voulant prendre quelques Daces, se cachèrent dans un lieu de retraite, attaquèrent douze des chevaliers de Rollon avec une grande vigueur, et les firent prisonniers. Alors la femme de Rainier, pleurant et se lamentant sur son sort, convoqua ses chefs, et les envoya à Rollon pour lui demander de lui rendre son seigneur en échange de ses douze compagnons d'armes. Rollon ayant reçu sa députation, la lui renvoya sur-le-champ, en disant: «Rainier ne te sera point rendu; mais je lui ferai couper la tête si tu ne me renvoies d'abord mes compagnons, si tu ne me livres en outre tout ce qu'il y a d'or et d'argent dans son duché, sous le serment de la religion chrétienne, et si de plus cette contrée ne me paie un tribut.» Bientôt l'épouse de Rainier, affligée du mauvais succès de sa députation, renvoya à Rollon ses compagnons prisonniers, et lui fit porter tout l'or et l'argent qu'elle put trouver en tous lieux. Elle y ajouta même celui qui appartenait aux autels sacrés et tous les impôts du duché, en faisant serment qu'elle ne possédait ni ne pouvait prélever plus de métal, et en adressant en même temps à Rollon des prières et des paroles de supplication pour qu'il lui rendît son époux. Emu de compassion et touché des paroles de ceux qui l'imploraient en supplians, Rollon fit venir devant lui Rainier au long cou, et lui fit entendre ce langage de paix: «Rainier, duc et chevalier très-redoutable, issu du sang illustre des rois, des ducs et des comtes, quelle offense t'avais-je faite autrefois pour que tu combattisses contre moi avec les Walgres et les Frisons? Maintenant si tu voulais te livrer à tes fureurs, tu n'as plus ni armes, ni satellites; et si tu voulais t'échapper par la fuite, maintenant enlacé dans les fers et captif, tu ne pourrais te sauver. Je t'ai rendu le talion à toi ainsi qu'aux Frisons pour les maux que vous m'avez faits sans aucun motif. Ta femme et tes chefs m'ont envoyé pour toi tout ce qu'ils ont pu ramasser d'or et d'argent. Je te rendrai la moitié de ces dons accumulés, et je te renverrai à ta femme. Maintenant donc calme-toi, apaise-toi; que désormais il n'y ait plus de discorde, mais plutôt qu'il y ait à jamais entre moi et toi paix et amitié.» A ces mots, les jambes de Rainier furent délivrées de leurs chaînes. Aussitôt Rollon s'unit à lui par un traité, l'enrichit de ses dons et de très-grands présens, et lui ayant même rendu la moitié de ceux qu'il en avait reçus, il le renvoya ensuite à sa femme.

 

CHAPITRE IX.

 

Comment, l'an du Verbe incarné 876, Rollon arriva à Jumiège et de là à Rouen; et comment l'archevêque Francon lui demanda et en obtint la paix.

 

Les choses ainsi terminées, les Danois et leur duc Rollon livrèrent leurs voiles au vent, et abandonnant le fleuve de l'Escaut pour naviguer à travers la mer, l'an 876 de l'Incarnation du Seigneur, ils entrèrent dans les eaux de la Seine, poussés par un vent favorable, arrivèrent à Jumiège, et déposèrent le corps de la sainte vierge Ameltrude, qu'ils avaient transporté de Bretagne, sur l'autel de la chapelle de saint Waast, située au delà du fleuve. Cette chapelle a porté jusqu'à présent le nom de cette vierge. Francon, archevêque de Rouen, ayant appris leur arrivée, voyant les murailles de la ville renversées par eux, avec une férocité ennemie, et n'attendant aucun secours qui pût leur résister, jugea qu'il serait plus avantageux de leur demander la paix que de les provoquer par une démarche quelconque à compléter la ruine de la ville. Se rendant donc auprès d'eux en toute hâte, il demanda la paix, obtint ce qu'il desirait, et conclut avec eux un solide traité. Après cela, les Daces empressés dirigèrent promptement vers les remparts de la ville leurs navires chargés de nombreux chevaliers, et abordèrent à la porte qui touche à l'église de Saint-Martin. Considérant, dans la sagacité de leur esprit, que la citadelle de la ville était bien défendue par terre et par mer, et pouvait être aisément approvisionnée avec les épargnes, ils résolurent d'un commun accord d'en faire la capitale de tout leur comté.

 

CHAPITRE X.

 

Comment Rollon et les siens étant arrivés le long de la Seine, à Arques, que l'on appelle aussi Hasdans, y construisirent des retranchemens, combattirent contre les Francs, et en ayant tué beaucoup, mirent en fuite Renaud, leur duc; après quoi ils détruisirent le château de Meulan.

 

Rollon donc s'étant emparé de Rouen méditait en son cœur artificieux la mine de la ville de Paris, et s'en occupait avec les siens, semblable à un loup dévorant, et ayant soif, dans sa fureur païenne, du sang des Chrétiens. Détachant alors leurs navires, et sillonnant les flots de la Seine, ils vinrent s'arrêter auprès de Hasdans, que l'on appelle aussi Arques. Renaud, duc de toute la France, ayant appris l'arrivée inopinée des Païens, se porta au devant d'eux sur le fleuve de l'Eure avec une vaillante armée, et envoya en avant, avec d'autres députés, Hastings, qui demeurait encore dans la ville de Chartres, et qui avait la connaissance de leur langage. Hastings donc se rendit auprès d'eux, en suivant le cours de l'eau, et leur adressa la parole en ces termes: «Holà, très-vaillans chevaliers, apprenez-nous de quelles rives vous êtes arrivés ici, ce que vous cherchez en ces lieux, et quel est le nom de votre seigneur; nous sommes députés vers vous par le roi des Francs.» A ces questions Rollon répondit: «Nous sommes Danois, et tous égaux. Nous venons chasser les habitans de cette terre, desirant nous faire une patrie et la soumettre à notre domination. Mais toi, qui es-tu pour nous parler d'un ton si enjoué?» Hastings répondit alors: «Auriez-vous par hasard entendu parler d'un certain Hastings, qui, exilé de votre pays, arriva en ces lieux avec une multitude de vaisseaux, détruisit en grande partie ce royaume des Francs, et en fit un désert? — Nous en avons entendu parler, reprit Rollon; Hastings en effet commença sous d'heureux auspices, mais il fit une mauvaise fin. — Voulez-vous, leur dit alors Hastings, vous soumettre au roi Charles? —Nullement, répliqua Rollon, nous a ne nous soumettrons à personne: tout ce que nous pourrons conquérir par nos armes, nous le ferons passer sous notre juridiction. Rapporte, si tu veux, ce que tu viens d'entendre au roi dont tu te glorifies d'être député.»

Aussitôt Hastings alla redire toutes ces choses à son duc. Pendant ce temps, Rollon et ceux qui étaient avec lui se firent des retranchemens et une redoute en forme de château, se fortifiant derrière une levée de terre et laissant au lieu de porte un vaste espace ouvert, dont aujourd'hui encore on voit apparaître quelques traces. A la pointe du jour les Francs se rendirent à l'église de Saint-Germain, entendirent la messe et participèrent au corps et au sang du Christ. Partant de là à cheval, et voyant sur la rive du fleuve les vaisseaux et tout près d'eux les Daces derrière les retranchemens de la terre qu'ils avaient retournée, ils allèrent attaquer le point qui demeurait ouvert en guise de porte. De l'autre côté les Daces se couchèrent çà et là dans la plaine et se recouvrirent de leurs boucliers, afin qu'on les crût en fort petit nombre. Roland, porte-enseigne de Renaud, et ceux qui marchaient avec lui en avant de l'armée, s'élancèrent vivement sur les Daces par la large ouverture qu'ils avaient laissée libre, et commencèrent à les battre. Mais les Daces se relevant aussitôt, tuèrent en un moment Roland et ceux qui le suivaient. Renaud, Hastings et les autres comtes ayant vu tous ces morts, tournèrent le dos et prirent la fuite très-lestement. Les choses s'étant ainsi passées, Rollon repartit avec ses navires, alla en toute hâte s'emparer du château de Meulan, et l'ayant renversé, il fit périr par le glaive tous les habitans.

 

CHAPITRE XI.

 

Par quelle perfidie le comte Thibaut acheta à Hastings la ville de Chartres, et comment Hastings lui-même ayant tout vendu, partit en pélerin et disparut.

 

Le comte Thibaut jugeant qu'il avait rencontré une occasion favorable pour tromper Hastings, le séduisit alors par ces paroles pleines de fausseté: «Pourquoi, homme très-illustre, demeures-tu engourdi parla paresse? Ignores-tu que le roi Charles veut te frapper de mort, à cause du sang des Chrétiens que tu as jadis injustement répandu? Car il se souvient des maux que tu lui as fait souffrir méchamment, et c'est pourquoi il a résolu de t'expulser de son territoire. Ta main, dit-il lui-même, s'entend avec Rollon le païen pour anéantir les Francs. Aussi seras-tu bientôt misérablement anéanti par eux. Prends donc garde à toi, afin que tu ne sois pas puni sans l'avoir prévu.» Effrayé par ces paroles, Hastings vendit tout aussitôt la ville de Chartres à Thibaut, et ayant tout perdu, il partit en pélerin et disparut.

 

CHAPITRE XII.

 

Nouvelle guerre de Renaud, prince de France, avec Rollon, et mort de Renaud. — Du siége de la ville de Paris pendant un an, et de la destruction de la ville de Bayeux, dans laquelle Rollon prit une certaine jeune fille nommée Popa, dont il eut Guillaume et Gerloc, sœur de celui-ci. — Comment l'armée de Rollon massacra les citoyens de la ville d'Evreux, tandis que lui-même assiégeait Paris avec quelques-uns des siens.

 

Renaud ne pouvant supporter la honte de sa fuite, rassembla de nouveau une plus grande armée, et alla tout à coup attaquer Rollon. Mais celui-ci marchant à sa rencontre, fit périr quelques-uns de ses hommes par le glaive, et les autres ayant pris honteusement la fuite, il les poursuivit; Renaud lui-même tomba mort, percé d'un trait par un certain pêcheur de la Seine qui s'était donné à Rollon. Alors Rollon levant les ancres, fit force de rames vers Paris, mit le siége autour de cette ville, et y fit conduire du butin enlevé de tous côtés. Tandis qu'il demeurait en ce lieu, des éclaireurs arrivèrent, lui annonçant que la ville de Bayeux était dénuée de défenseurs, et pouvait être prise très-facilement, sans que le vainqueur, quel qu'il fût, eût aucun risque à courir. Aussitôt retirant ses navires du siége, Rollon fit voile vers Bayeux en toute hâte. S'étant emparé de cette ville, il la détruisit en partie et massacras ses habitans. Il prit aussi dans cette ville une très-noble jeune fille, nommée Popa, fille de Bérenger, homme illustre; peu de temps après il s'unit avec elle, à la manière des Danois, et il eut d'elle son fils Guillaume et une fille très-belle nommée Gerloc. Cette ville étant ainsi à peu près détruite, Rollon retourna en toute hâte vers Paris. Tandis qu'il s'occupait à l'assiéger avec des beliers et des machines à lancer des pierres, il envoya une armée de chevaliers contre la ville d'Evreux, afin qu'ils eussent à la renverser, et à faire périr son évêque nommé Sibor et toute sa population. Les chevaliers y étant arrivés, et n'ayant pas trouvé l'évêque, qui s'était enfui, massacrèrent tous les citoyens, et retournèrent auprès de leur duc avec un très-grand butin. Aussi les peuples de la France étaient-ils effrayés de tous ces faits: les uns payaient tribut à Rollon, et les autres lui résistaient.

 

CHAPITRE XIII.

 

De Elstan3, roi des Anglais, qui envoya des députés à Rollon lui demander du secours contre des rebelles, et reçut de lui ce secours. — Comment Rollon, revenant d'Angleterre, après avoir vaincu les Anglais, selon le vœu de leur roi, enrichi de très-grands dons et conduisant des auxiliaires, détacha les comtes de son armée et les envoya promptement, et par eau, les uns sur le fleuve de la Seine, les autres sur la Loire, les autres sur la Gironde, pour faire dévaster les provinces intermédiaires.

 

Tandis que ces choses se passaient, arrivèrent des députés du roi des Anglais, Elstan, portant à Rollon de très-instantes prières pour qu'il allât le secourir au plus tôt. En effet certains rebelles, prenant les armes, avaient conspiré contre lui. Rempli de compassion pour les maux que ce roi souffrait, et de plus attendant peu de résultat du siége de la ville de Paris, tant à raison de la difficulté de s'en approcher, qu'à cause de l'extrême abondance des vivres dans la ville, Rollon abandonna le siége et se rendit en Angleterre. Y étant arrivé, il attaqua les rebelles, les réprima avec sévérité, et recevant d'eux des otages, il les remit sous le joug de leur roi. De là ayant rassemblé de nouveau une multitude de jeunes gens d'élite, et emportant de très-grands présens qu'il reçut du roi, il retourna en France, et détachant aussitôt les comtes de son armée, il les envoya par eau, les uns sur le fleuve de la Seine, d'autres sur celui de la Loire, d'autres sur celui de la Gironde, pour qu'ils eussent à dévaster les provinces intermédiaires. Lui-même se rendit ensuite à Paris, recommença le siége de cette ville, et se mit à dévaster le territoire de ses ennemis.

 

CHAPITRE XIV.

 

Comment Charles, ayant appris le retour de Rollon, lui demanda et obtint une paix de trois mois, et comment, ce délai expiré, Rollon envoya les siens jusqu'en Bourgogne, pour enlever du butin de tous côtés.

 

Or le roi Charles ayant appris que Rollon était de retour du pays des Anglais, après avoir heureusement accompli son expédition, lui envoya Francon, archevêque de Rouen, pour lui demander de s'abstenir de faire du mal aux Francs et de lui accorder une trève de trois mois. Cette trève ayant été consentie, la terre respira quelque peu des ravages des Païens. Or, lorsque les trois mois furent passés, Rollon, se croyant méprisé par les Francs, à cause du repos qu'il leur avait accordé, dévasta rudement et cruellement les, provinces, et se mit à déchirer, à désoler et à détruire le peuple. Ses hommes se rendant en Bourgogne, et naviguant sur les rivières de l'Yonne et de la Saône, dévastant de tous côtés toutes les terres situées sur les bords des rivières jusques à Clermont, envahirent la province de Sens, et ravageant tout ce qu'ils rencontraient, revinrent à la rencontre de Rollon auprès du monastère de Saint-Benoît. Or Rollon voyant ce monastère ne voulut pas le violer, et ne permit pas que le pays fût livré au pillage, par égard pour saint Benoît; mais il se rendit à Etampes, détruisit tout le territoire environnant, et fit un grand nombre de prisonniers. De là se dirigeant vers Villemeux, il ravagea tout le pays voisin, et se hâta ensuite de retourner à Paris.

 

CHAPITRE XV.

 

Comment, tandis que Itollon assiégeait la ville de Chartres, Richard, duc de Bourgogne, s'élança sur lui avec son armée et l'armée des Francs; et comme Rollon résistait vigoureusement, Anselme, l'évêque, sortit à l'improviste de la ville avec des hommes armés, portant la tunique de la sainte Mère de Dieu, et attaqua Rollon sur ses derrières. Rollon céda alors non aux Bourguignons, mais à la puissance divine.

 

[898.] Enfin Rollon investit et assiégea la ville de Chartres, et, tandis qu'il l'attaquait avec des machines et des engins de guerre, Richard, duc de Bourgogne, survenant avec son armée et avec l'armée des Francs, se précipita sur lui. Rollon se battant avec Richard lui résista vigoureusement, jusqu'à ce que Anselme, l'évèque, sortant à l'improviste de la ville avec des hommes armés et portant sur lui la tunique de sainte Marie, mère de Dieu, attaqua Rollon sur ses derrières et lui tua beaucoup de monde. Alors Rollon se voyant sur le point de périr avec tous les siens, résolut sur-le-champ de se retirer devant les ennemis, plutôt que de combattre au détriment de ses compagnons; et ainsi il abandonna le combat par une sage résolution et non point par lâcheté.

 

CHAPITRE XVI.

 

Comment une certaine portion de l'armée de Rollon monta sur une certaine montagne, et comment Ebble, comte du Poitou, se cacha dans la maison d'un foulon pour éviter les Normands.

 

Or une certaine portion de l'armée de Rollon fuyant devant les Francs qui la poursuivaient, arriva aux Loges, et monta sur le sommet d'une certaine montagne. Ebble, comte du Poitou, venant trop tard pour le combat, apprit que les Païens avaient occupé les hauteurs de cette montagne. Il les poursuivit aussitôt, et afin qu'ils ne pussent lui échapper, il investit avec ses chevaliers tout le tour de la montagne; mais au milieu de la nuit, les Normands faisant irruption de vive force au travers du camp des Francs, échappèrent ainsi au péril qui les menaçait. Ebble apprenant que Rollon allait se précipiter sur ses compagnons, se glissa dans la maison d'un certain foulon, et y demeura caché toute la nuit, tremblant de frayeur. Au point du jour, les Francs ayant reconnu que les Païens leur avaient échappé, pressèrent leurs chevaux de leurs éperons, et se mirent à leur poursuite. Les ayant atteints, ils n'osèrent cependant les attaquer, attendu que les Païens s'étaient fortifiés comme dans un camp en s'entourant de cadavres d'animaux, qu'ils avaient couverts de sang; ainsi n'ayant pu réussir dans leur expédition, les Francs prirent aussitôt la fuite, et les Normands, s'étant sauvés, allèrent avec joie retrouver leur duc Rollon.

 

CHAPITRE XVII.

 

Comment Rollon étant enflammé de fureur et continuant de plus en plus à opprimer et à dévaster la France, le roi Charles lui donna sa fille et tout le territoire maritime, depuis la rivière d'Epte jusqu'aux confins de la Bretagne, et même la Bretagne entière pour qu'il y trouvât de quoi vivre, attendu que le territoire ci-dessus désigné était ravagé et abandonné, sous la condition qu'il se ferait chrétien. — Comment le roi, Robert, duc de France, les autres grands et les évêques jurèrent que ce pays serait possédé à perpétuité par Rollon et par ses héritiers; et comment Rollon ne voulant pas baiser le pied du roi, ordonna à un de ses chevaliers de le baiser.

 

Irrité de ses malheurs et enflammé de fureur par la mort de ses chevaliers, Rollon rassembla tous ceux qui lui restaient pour continuer à faire du mal aux Francs, et les excita à faire les plus grands efforts pour venger leurs compagnons, en dévastant et ruinant de fond en comble tout le pays. Que dirai-je de plus? Semblables à des loups, les Païens pénètrent de nuit dans les bergeries du Christ, les églises sont embrasées, les femmes emmenées captives, le peuple massacré; un deuil général se répand en tous lieux: enfin, accablés de tant de calamités, les Francs portent leurs plaintes et leurs cris de douleur devant le roi Charles, s'écriant tous d'une voix unanime que par suite de son inertie le peuple chrétien périra entièrement sous les coups des Païens. Le roi, vivement touché de leurs plaintes, fait venir l'archevêque Francon, et l'envoie en toute hâte vers Rollon, lui mandant que, s'il veut se faire chrétien, il lui donnera tout le territoire maritime qui s'étend depuis la rivière d'Epte jusqu'aux confins de la Bretagne, et de plus sa fille nommée Gisèle. Francon s'étant chargé de ce message et se mettant aussitôt en voyage, se rend auprès du Païen, et lui expose l'objet de sa mission. Le duc ayant, de l'avis des siens, accepté ces offres avec empressement, renonce à ses dévastations, et accorde au roi une trève de trois mois, afin que dans cet intervalle la paix puisse être établie entre eux par un solide traité. Au temps fixé, arrivent au lieu désigné et que l'on appelle Saint-Clair, d'une part le roi avec Robert, duc des Francs, au delà de la rivière d'Epte, d'autre part et en deçà de la même rivière, Rollon, entouré de ses compagnies de chevaliers. Alors les messagers ayant couru alternativement des uns aux autres, la paix se conclut entre eux par les bienfaits du Christ; Rollon jura par serment fidélité au roi; le roi lui donna sa fille et le territoire ci-dessus désigné, y ajouta encore la Bretagne pour lui fournir des moyens d'existence; et les princes de cette province, savoir, Béranger et Alain, prêtèrent aussi serment à Rollon: car ce territoire maritime, que l'on appelle maintenant Normandie, depuis long-temps en proie aux incursions des Païens, était alors tout couvert de grands bois et languissait inculte, sans que la serpe ni la charrue le fissent valoir. Le roi avait d'abord voulu donner la province de Flandre à Rollon pour lui fournir des moyens de subsistance; mais Rollon ne voulut pas l'accepter, à raison des obstacles que présentaient les marais. Rollon n'ayant pas voulu baiser le pied du roi, au moment où il reçut de celui-ci le duché de Normandie, les évêques lui dirent: «Celui qui reçoit un tel don, doit s'empresser de baiser le pied du roi.» Mais Rollon leur répondit: «Jamais je ne fléchirai mes genoux devant les genoux de quelqu'un, ni ne baiserai le pied de quelqu'un.» Cependant se rendant aux prières des Francs, il ordonna à un de ses chevaliers de baiser le pied du roi; et le chevalier saisissant aussitôt le pied du roi, le porta à sa bouche, et, se tenant debout, il le baisa, et fit tomber le roi à la renverse. Alors il s'éleva de grands éclats de rire et un grand tumulte dans le petit peuple. Du reste le roi Charles, Robert, duc des Francs, les comtes et les grands, les évêques et les abbés engagèrent au patrice Rollon, par le serment de la foi catholique, leur vie et leurs membres et l'honneur de tout le royaume, jurant qu'il tiendrait et posséderait le territoire ci-dessus désigné, qu'il le transmettrait à ses héritiers, et que, dans la série des années à venir, ses descendans l'occuperaient et le feraient cultiver de génération en génération. Ces choses étant noblement terminées, le roi retourna joyeusement dans ses terres, et Rollon et le duc Robert partirent pour la ville de Rouen.

 

CHAPITRE XVIII.

 

Comment, l'an du Verbe incarné 912, Rollon et son armée reçurent le baptême, et Rollon donna une portion du territoire aux églises les plus vénérables avant d'en faire la distribution entre les grands, et comme quoi il donna Brenneval à Saint-Denis l'Aréopagite.

 

En conséquence, l'an 912 de l'Incarnation du Seigneur, Rollon fut baptisé par l'archevêque Francon, de la source bénite dite de la Sainte-Trinité. Le duc Robert le présenta sur les fonts de baptême et lui donna son nom. Après qu'il eut été baptisé, Rollon demeura dans ses vêtemens pendant sept jours, durant lesquels il honora Dieu et la sainte Eglise par les présens qu'il leur offrit. Le premier jour, il donna une très-grande terre à l'église de Sainte-Marie de Rouen, le second jour à l'église de Sainte-Marie de Bayeux, le troisième jour à l'église de Sainte-Marie d'Evreux, le quatrième jour à l'église de Saint-Michel l'Archange, placée au haut d'une montagne en dépit des périls de la mer; le cinquième jour à l'église de Saint-Pierre et Saint-Ouen dans le faubourg de Rouen; le sixième jour à l'église de Saint-Pierre et Saint-Achard de Jumiège; et le septième jour il donna Brenneval avec toutes ses dépendances à Saint-Denis.

 

CHAPITRE XIX.

 

Comment Rollon distribua le pays à ses hommes, releva les églises détruites et les murailles des cités, et vainquit les Bretons révoltés contre lui.

 

Le huitième jour de son expiation, Rollon, s'étant dépouillé de ses vêtemens sacrés, commença par distribuer verbalement le territoire qu'il avait acquis, et en fit don à ses comtes et à ses autres fidèles. Or les Païens voyant leur duc devenu chrétien, abandonnèrent leurs idoles, et, prenant des noms chrétiens, s'empressèrent d'un commun accord pour recevoir le baptême. Ensuite Robert, duc des Francs, ayant heureusement terminé les choses pour lesquelles il était venu, s'en retourna joyeusement en France.

Cependant Rollon ayant fait en grande pompe tous les préparatifs de noce, épousa, selon les rits chrétiens, la fille du grand roi, que nous avons déjà nommée. Il donna toute sécurité à tous les peuples pour ceux qui voudraient venir résider sur son territoire. Il distribua le pays à ses fidèles en faisant des divisions aii cordeau, fit' élever de nouvelles constructions sur cette terre depuis long-temps déserte, la peupla et la remplit de ses chevaliers et d'étrangers. Il accorda au peuple des droits et des lois immuables, consenties et promulguées du consentement des chefs, et les força à vivre en paix les uns avec les autres. Il releva les églises entièrement renversées, et répara les temples que les Païens avaient détruits. Il reconstruisit aussi les murailles et les fortifications des cités, et en fit faire de nouvelles. Il soumit aussi, les Bretons rebelles, et avec les denrées prises chez eux, il pourvut à la subsistance de tout le royaume qui lui avait été concédé.

 

CHAPITRE XX.

 

De la loi qu'il publia pour que nul n'eût à prêter assistance à un voleur. — Histoire d'un paysan et de sa femme, qu'il ordonna de pendre à une potence, à cause d'une serpe et d'un soc de charrue qui avaient été volés.

 

Après cela, Rollon publia une loi dans les limites du pays de Normandie, pour que nul n'eût à prêter assistance à un voleur, ordonnant que, s'ils venaient à être pris, tous les deux seraient pendus à la potence. Or, il arriva peu de temps après, dans le domaine de Longuepète, qu'un certain agriculteur, voulant se reposer, quitta son travail et rentra dans sa maison, laissant dans son champ ses traits avec sa serpe et le soc de sa charrue. Sa femme, aussi malheureuse qu'insensée, enleva tous ces objets à son insu, voulant faire une épreuve au sujet de l'édit du duc. Le paysan étant retourné dans son champ et n'y trouvant plus ses effets, demanda à sa femme si elle les avait pris. Elle le nia, et le paysan alla trouver le duc, lui demandant de lui faire rendre ses outils. Touché de compassion, le duc ordonna d'indemniser cet homme en lui donnant cinq sous, et de faire rechercher le fer dans toute la population des environs. Mais tous ayant été délivrés par le jugement de Dieu, on en vint à faire arrêter la femme du paysan, et, à force de coups, on l'amena à se déclarer coupable. Le duc dit alors au paysan: «Savais-tu auparavant que c'était elle qui avait volé?» — Et le paysan répondit: «Je le savais.» — A cela le duc ajouta: «Ta bouche te condamne, méchant serviteur;» et il ordonna aussitôt de les pendre tous les deux à la potence.

On raconte encore dans le peuple au sujet de ce duc beaucoup d'autres choses dignes d'être rapportées; mais je me bornerai au fait suivant.

Après avoir chassé dans la forêt qui s'élève sur les bords de la Seine tout près de Rouen, le duc, entouré de la foule de ses serviteurs, mangeait et était assis au dessus du lac que nous appelons en langage familier la mare, lorsqu'il suspendit à un chêne des bracelets d'or. Ces bracelets demeurèrent pendant trois ans à la même place et intacts, tant on avait une grande frayeur du duc; et comme ce fait mémorable se passa auprès de la mare, aujourd'hui encore cette forêt elle-même est appelée la Mare de Rollon. Ainsi comprimant et effrayant le peuple par de telles sévérités, tant par amour pour la justice, selon que le lui enseignait la loi divine, que pour maintenir la concorde et la paix entre ses sujets, et pour jouir lui-même de ses honneurs en toute tranquillité, le duc Rollon gouverna long-temps et parfaitement en paix le duché que Dieu lui avait confié.

 

CHAPITRE XXI.

 

De deux chevaliers du roi Charles, que le duc fit punir.

 

Charles-le-simple, fils de Louis, surnommé le Fainéant et beau-père de Rollon, envoya une certaine fois deux chevaliers à sa fille Gisèle. Celle-ci les fit demeurer long-temps et en secret auprès d'elle, ne voulant pas les présenter à Rollon. Mais celui-ci en ayant été informé, rempli de fureur et les prenant pour des espions, ordonna de les faire sortir, et, les ayant fait sortir, les fit mettre à mort sur la place du marché. Robert, duc des Francs et parrain de Rollon, apprenant que la mort de ces deux chevaliers avait détruit et rompu les liens de paix qui unissaient le roi et Robert duc de Normandie, se révolta contre le roi, envahit le royaume de France, et reçut l'onction comme roi, le vingt-neuvième jour de juin. Mais avant la fin de l'année, Charles livra bataille, à Soissons, à celui qui avait usurpé son royaume, et l'ayant vaincu avec le secours de Dieu, il le fit périr. Tandis qu'il revenait vainqueur de cette guerre, le très-méchant comte Héribert se porta à sa rencontre; sous une fausse apparence de paix, il l'engagea à se détourner de son chemin et à se rendre au château de Péronne pour y loger; et l'ayant pris ainsi par artifice, il le retint captif en ce lieu jusqu'à sa mort. Le duc Robert avait pour femme la sœur d'Héribert, dont il avait un fils qui était Hugues-le-Grand. Or Charles, lorsqu'il eté été fait prisonnier, éleva au trône de France, de l'avis des grands, Raoul, noble fils de Richard, duc de Bourgogne, qu'il avait tenu sur les fonts de baptême. Ogive, femme de Charles et fille d'Elstan roi des Anglais, effrayée des malheurs de son époux, se réfugia en Angleterre auprès de son père, avec son fils Louis, redoutant excessivement l'inimitié de Héribert et de Hugues-le-Grand.

 

CHAPITRE XXII.

 

Comment le duc, après que sa femme fut morte sans lui laisser d'enfans, s'unit de nouveau avec Popa, qu'il avait eue pour femme avant son baptême, et mourut après avoir fait prêter serment de fidélité à son fils Guillaume par les Normands et les Bretons.

 

Or le duc Rollon, également appelé Robert, après que sa femme fut morte sans lui laisser d'enfans, rappela et épousa de nouveau Popa, qu'il avait répudiée et dont il avait eu un fils nommé Guillaume, lequel était déjà grand. Cependant le duc, perdant ses forces, épuisé parles travaux et les guerres auxquels il avait consacré toute la vigueur de sa jeunesse, délibérait déjà sur les moyens de disposer de son duché, et cherchait avec la plus grande attention à qui et de quelle manière il le laisserait après lui. Ayant donc convoqué les grands de toute la Normandie et les Bretons Alain et Béranger, il leur présenta son fils Guillaume, brillant de tout l'éclat de la plus belle jeunesse, leur ordonnant de l'élire pour leur seigneur et de le mettre à la tête de leur chevalerie. C'est à moi, leur dit-il, de me faire remplacer par lui, à vous de lui demeurer fidèles.» En outre, leur adressant à tous des paroles douces et persuasives, il les amena à s'engager envers son fils par le serment de fidélité. Après cela il vécut encore un lustre, et, consumé de vieillesse, il dépouilla le corps de l'homme dans le sein du Christ, à qui appartiennent honneur et gloire, aux siècles des siècles. Amen!

 

NOTES

1 On suppose que l'historien a voulu designer Athelstan, qui ne monta sur le trône qu'en 9255. A l'époque dont il s'agit ici, c'est-a-dire en 876, Alfred-le-Grand régnait en Angleterre.

2 Probablement l'île de Walcheren.

3 Designé plus haut sous le nom d'Alstem.