Flodoard GUILLAUME DE TYR

 

HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE XXI

LIVRE XX - LIVRE XXII

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DES

 

FAITS ET GESTES

 

DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,

 

DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184

 

par

 

GUILLAUME DE TYR


 

 

 

 

INCIPIT LIBER VIGESIMUS PRIMUS

CAPUT PRIMUM. De primis auspiciis Balduini quarti, Hierosolymorum regis sexti; de moribus, aetate et forma corporis.

Sextus Hierosolymis Latinorum rex fuit dominus Balduinus quartus, domini Amalrici, illustris memoriae regis, de quo praediximus, filius, ex Agnete comitissa, Joscelini junioris Edessani comitis filia, cujus saepe in superioribus fecimus mentionem. Hanc, ut praedictum est, dum ad regnum avitum et jure haereditario debitum vocaretur, compellente domino Amalrico, bonae memoriae, tunc Hiersolymorum patriarcha, domini Fulcherii praedecessoris sui vestigiis inhaerendo, coercitione ecclesiastica coactus est dimittere. Dicebantur enim, sicuti vere sic erat, proxima consanguinitatis linea se contingere, sicuti diligentius comprehensum est a nobis, dum de regno domini Amalrici in ordine tractaremus. Hunc, puerum adhuc, annorum circiter novem, dum nos archidiaconatum administraremus Tyrensem, pater multum pro ejus eruditione sollicitus, multis precibus, et sub obtentu gratiae suae, nobis erudiendum tradidit, et liberalibus studiis imbuendum. Dumque apud nos esset, et ei vigilem curam, et quantam regio puero convenit, tum in morum disciplina, tum litterarum studio sollicitudinem impenderemus, accidit quod colludentibus pueris nobilium qui secum erant, et se invicem, ut mos est pueris lascivientibus, unguibus per manus et brachia vellicantibus, alii sensum doloris clamoribus significabant; ipse autem quasi doloris expers patienter nimis, quamvis ei coaetanei ejus non parcerent, supportabat. Hoc autem cum semel et saepius accidisset, mihique nuntiatum esset, credidi prius, de virtute patientiae, et non ex insensibilitatis vitio procedere; vocansque eum, percunctari coepi, quidnam esset; tandemque comperi brachium ejus dexterum manumque eamdem, pro parte dimidia, obstupuisse, ita ut penitus vellicationes, aut etiam morsus non sentiret. Dubitare coepi, reputans mecum illud Sapientis verbum: Certum est a salute plurimum abstinere membrum quod obstupuit; et aegrum se non sentientem, periculosius laborare. Nuntiatum est hoc patri; consultisque medicis, crebris fomentis, unctionibus, pharmacis etiam, ut ei subveniretur, diligenter, sed frustra, procuratum est. Erat enim, ut processu temporis, ipso rerum experimento postea plenius cognovimus, amplioris et penitus incurabilis doloris initium, quod praemittebatur; quodque siccis oculis dicere non possumus, cum ad pubertatis annos coepit exsurgere, morbo elephantioso visus est periculosissime laborare; quo per dies singulos ingravescente nimium, extremitatibus maxime laesis et facie, fidelium suorum corda, quoties eum intuebantur, compassionis affectu molestabat. Proficiebat tamen in studio litterarum; singulisque diebus magis et magis, bonae spei et amplectendae indolis succrescebat. Erat autem juxta illius conditionem aetatis, forma venusta, et praeter morem majorum suorum, equis admittendis regendisque aptissimus; memoriae tenacis et confabulationum amator; parcus tamen; sed et beneficiorum pariter et injuriarum valde recolens; patri per omnia, non solum facie, verum toto corpore, incessu quoque et verborum modificatione similis; ingenii velocis, sed verbi impeditioris; historiarum more patris avidus auditor, et salubribus monitis valde obtemperans.
 

LIVRE VINGT ET UNIEME.

CHAPITRE PREMIER

Le sixième roi latin de Jérusalem fut le seigneur Baudouin iv, fils du seigneur roi Amaury, d'illustre mémoire, et de la comtesse Agnès, fille de Josselin le jeune, comte d'Edesse, dont j'ai eu souvent occasion de parler. A l'époque où le seigneur Amaury fut appelé, en vertu de ses droits héréditaires, à occuper le trône de ses aïeux, l'autre seigneur Amaury, de précieuse mémoire, alors patriarche de Jérusalem, marchant sur les traces de son prédécesseur le seigneur Foucher, et usant de son autorité ecclésiastique, contraignit ce roi à renvoyer sa femme, la comtesse Agnès ; car on disait, et cela était vrai, que ces deux époux-étaient proches parents, ainsi que je l'ai fait voir avec plus de détail, en rapportant dans leur ordre les événements du règne du seigneur Amaury. Le fils de ce roi n'était encore qu'un enfant âgé de de neuf ans environ, et nous remplissions à Tyr les fonctions d'archidiacre de cette église, lorsque son père, plein de sollicitude pour son éducation, nous adressa beaucoup de prières et de témoignages particuliers de sa bienveillance, et nous donna cet enfant pour être instruit par nous et initié dans l'étude des sciences libérales. Tant qu'il fut auprès de nous, nous veillâmes sur lui avec tout le soin que nous devions à ce royal élève, et nous nous appliquâmes avec sollicitude à former son caractère, autant qu'à lui faire étudier les belles-lettres. Il jouait sans cesse avec les petits nobles ses compagnons, et souvent, comme il arrive entre les enfants de cet*âge qui se divertissent ensemble, ils se pinçaient les uns les autres aux bras ou aux mains : tous, lorsqu'ils sentaient la douleur, l'exprimaient par leurs cris; mais le jeune Baudouin supportait ces jeux avec une patience extraordinaire et comme s'il n'eût éprouvé aucun mal, quoique ses camarades ne le ménageassent nullement. Cette expérience avait été renouvelée fort souvent, lorsqu'enfin on m'en parla : je crus d'abord que c'était en lui un mérite de patience et non point un défaut de sensibilité; je l'appelai, je me mis à examiner d'où pouvait provenir une telle conduite, et je découvris enfin que son bras droit et sa main du même côté étaient à moitié paralysés, en sorte qu'il ne sentait pas du tout les pincements ni même les morsures. Je commençai alors à être inquiet, me rappelant en moi-même ces paroles du Sage : « II est certain que le membre qui est paralysé nuit beau« coup à la santé, et que celui qui ne se sent pas même malade n'en est que plus en danger. » Cette nouvelle fut annoncée au père de l'enfant ; on consulta les médecins ; on lui fit toutes sortes de fomentations, de frictions et de remèdes, mais tous ces soins et ces efforts demeurèrent infructueux. C'était, ainsi que la suite des temps l'a prouvé, le commencement et les premières atteintes d'un mal bien plus grave et entièrement incurable. Lorsqu'il fut arrivé à l'âge de puberté, nous ne pouvons le dire sans pleurer, on reconnut que le jeune homme était dangereusement atteint de la lèpre; le mal s'accrut de jour en jour et s'établit à toutes les extrémités de son corps et sur son visage, en sorte que ses fidèles, lorsqu'ils portaient les yeux sur lui, ne pouvaient le voir sans éprouver un vif sentiment de compassion. L'enfant cependant faisait des progrès dans l'étude des lettres, et donnait de plus en plus des motifs d'espérer en lui et des preuves d'un bon naturel. Il avait la beauté de formes qui appartient aux enfants de son âge, et était habile à monter et à diriger un cheval, plus que ne l'avait été aucun de ses ancêtres. Il avait une mémoire solide et aimait beaucoup la conversation. Il était économe, et gardait le souvenir des bienfaits aussi bien que des offenses ; il ressemblait à son père en tout point, et non seulement de figure, mais aussi de tout le corps, de la démarche et du son de voix ; il avait l'esprit prompt et la langue très-embarrassée; comme son père enfin, il aimait à entendre raconter des histoires, et se montrait fort empressé à écouter et à suivre les bons conseils.

CAPUT II.

Quo tempore injunctus et coronatus fuerit.

Hic, defuncto patre, vix erat annorum tredecim, habens sororem Sibyllam nomine, natu se priorem, ex eadem matre, quae in claustro Sancti Lazari in Bethania, apud dominam Ivetam, ejusdem loci abbatissam, patris ejus materteram, nutriebatur. Defuncto igitur patre, convenientibus in unum universis regni principibus, tam ecclesiasticis quam saecularibus, consonante omnium desiderio, in ecclesia Dominici Sepulcri solemniter et ex more, a domino Amalrico, bonae memoriae, Hierosolymorum patriarcha, cum ministrantibus archiepiscopis, episcopis et aliis Ecclesiarum praelatis, Idibus Julii, quarta die post patris obitum, inunctus est et coronatus: praesidente sanctae Romanae Ecclesiae domino Alexandro, papa tertio, sanctae vero Antiochenae Ecclesiae, domino Almerico, Hierosolymitanae domino Amalrico, Tyrensi vero domino Frederico; imperante apud Constantinopolim, inclytae recordationis et piae memoriae domino Manuele; apud Romanos domino Frederico, apud Francos domino Ludovico, in Anglia domino Henrico Gaufredi comitis Andegaviensium filio; in Sicilia vero domino Willelmo secundo, domini item Willelmi senioris filio; Antiochiae autem praeerat dominus Boamundus, Raimundi principis filius; Tripoli vero, dominus Raimundus junior, senioris Raimundi comitis filius.

CHAPITRE II.

 Il avait à peine treize ans lorsque son père mourut : sa sœur aînée, Sibylle, fille de la même mère, était alors élevée dans le couvent de Saint-Lazare de Béthanie, auprès de la dame Ivète, abbesse de cette maison et tante maternelle de son père. Lorsque celui-ci fut mort, tous les princes du royaume, tant ecclésiastiques que séculiers, se réunirent, et du consentement de tous, quatre jours après cet événement et le 15 juillet, Baudouin reçut l'onction solennelle et fut couronné roi, avec les cérémonies d'usage, dans l'église du sépulcre du Sauveur, par le seigneur Amaury, de pieuse mémoire, patriarche de Jérusalem, assisté des archevêques, des évêques et des autres prélats des églises. A cette époque le seigneur pape, Alexandre ni, présidait à la sainte église romaine; le seigneur Aimeri à la sainte église d'Antioche, le seigneur Amaury à celle de Jérusalem, le seigneur Frédéric à celle de Tyr, le seigneur Manuel, de pieuse et d'illustre mémoire, régnait à Constantinople; chez les Romains, le seigneur Frédéric; chez les Français, le seigneur Louis; en Angleterre, le seigneur Henri, fils de Geoffroi, comte d'Anjou; en Sicile, le seigneur Guillaume n, fils du seigneur Guillaume l'ancien; la principauté d'Antioche était gouvernée par le seigneur Boémond, fils du prince Raimond ; et le comté de Tripoli par le seigneur Raimond le jeune, fils du comte Raimond l'ancien.

CAPUT III.

Anno regni ejus primo, classis Siculorum regis, Alexandriam veniens, damnum incurrit enorme. Comes Tripolitanus regni procurationem, et regis tutelam, tanquam agnatorum proximus, poscit.

Hujus domini Balduini, anno primo, circa Augusti initium, ducentarum navium classis a domino Willelmo Siculorum rege, ad impugnandam Alexandriam missa, honestas tam peditum quam equitum copias deferens, descendit in Aegyptum. Ubi dum ejus procuratores et primicerii incautius se habent, amissis ex utroque ordine quampluribus, tam captivatis quam peremptis gladio, per moram quinque aut sex dierum, quam circa urbem fecerant, confusi recesserunt.

In regno vero nostro, procurante Milone de Planci regni negotia, obortae sunt graves inimicitiae inter eum et quosdam regni principes; invidebant enim et anxie movebantur, quod, ipsis ignorantibus nec vocatis, ipse solus, nimium de se praesumens, spretis aliis, regi semper assisteret; et caeteris a regia familiaritate seclusis, eis inconsultis, regni negotia procuraret. Interea comes Tripolitanus, ad dominum regem accedens, apud principes, qui tunc forte aderant, regni procurationem petit, allegans domini regis adhuc infra pubertatis annos degentis, tutelam legitimam, jure agnationis sibi deberi. Et hanc multiplici ratione sibi dicebat competere, tum quia consanguineorum suorum omnium erat proximus; tum quia ditissimus et potentissimus erat omnium regis fidelium; tertiam quoque adnectebat rationem validissimam, quod dum ipse captus fuisset, ex ipso carcere, fidelibus suis, sub obtentu fidelitatis, praecepit, quatenus domino regi Amalrico patri hujus, universam terram suam, arces et castella traderent; et ejus mandatis et omnimodae ditioni supponerent universa; hoc adjiciens etiam, in calce verborum, quod si eum humanitus in carcere vitam finire contingeret, praedictum dominum regem, quia consanguineorum suorum omnium esset proximus, ex asse constituerat haeredem. Pro iis omnibus, hanc sibi rependi vicissitudinem magis honoris gratia, quam spe futurae alicujus utilitatis, postulabat. Dilata est ad has domini comitis allegationes responsio, eo praetextu, quod paucos haberet dominus rex de regni majoribus secum, quorum consilio in praesenti uteretur; promisit tamen, quod tempore opportuno eos citius et generalius convocaret; habitoque eorum consilio, congruum, auxiliante Domino, super his omnibus daret responsum. His ita gestis, comes ad sua se contulit, favebat autem comiti populus pene omnis; de baronibus vero Henfredus de Torono, regius constabularius, Balduinus Ramatensis, Balianus frater ejus, Rainaldus Sidoniensis; episcopi vero omnes.

CAPUT III.

La première année du règne du seigneur Baudouin, et vers le commencement du mois d'août, on vit aborder en Egypte une flotte de deux cents navires, chargés de nombreuses troupes de gens de pied et de chevaliers, que le seigneur Guillaume, roi de Sicile, envoyait pour faire la conquête d'Alexandrie. Les employés et les commandants supérieurs de cette expédition n'ayant pas pris toutes les précautions nécessaires, perdirent un grand nombre d'hommes des deux ordres, qui furent faits prisonniers ou périrent par le glaive; et, après avoir demeuré cinq ou six jours dans les environs de cette ville, ils se retirèrent couverts de confusion.

Dans notre royaume, où Milon de Planci dirigeait toutes les affaires, il s'éleva de sérieuses inimitiés entre cet homme et quelques-uns des principaux seigneurs du pays. Ceux-ci ne pouvaient voir sans colère et sans jalousie que Milon de Planci fût toujours seul auprès du Roi, laissant tous les autres dans l'ignorance, ne les appelant même pas, s'abandonnant à son orgueil excessif, méprisant, et éloignant tout le monde de la familiarité du Roi, ne consultant personne, et faisant seul toutes les affaires du royaume. Sur ces entrefaites, le comte de Tripoli se rendit auprès du seigneur Roi, et s'adressant à ceux des princes que le hasard lui fit rencontrer, il leur demanda pour lui-même la régence du royaume, disant que comme le seigneur Roi était encore dans l'âge de puberté, la tutelle lui appartenait de droit en qualité de plus proche parent du côté paternel. Il déclara en outre que cette tutelle lui était due par plusieurs motifs ; qu'il était en effet le plus proche de tous les parents, et de plus le plus riche et le plus puissant de tous les fidèles du Roi ; il ajouta, comme troisième motif, et non moins fort que les précédents, que, tandis qu'il était en captivité, il avait du fond de sa prison prescrit à ses fidèles, au nom de la fidélité qu'ils lui devaient, de livrer au seigneur roi Amaury, père de celui-ci, toutes ses terres ainsi que ses citadelles et ses forts, et de mettre tout ce qui lui appartenait à sa disposition et sous ses ordres; enfin il affirma, pour terminer son discours, que dans le cas où la mort l'aurait surpris dans le fond de sa prison, il avait fait ses dispositions à l'effet d'instituer le seigneur Roi son héritier universel, comme le plus proche de tous ses parents ; et il demanda que, pour prix de tous ces soins, on lui accordât à son tour ce qu'il sollicitait, bien plus à titre d'honneur que dans l'espoir d'en retirer quelque profit particulier. On différa cependant de faire une réponse à cette proposition du seigneur comte, sous prétexte que le seigneur Roi n'avait en ce moment auprès de lui qu'un très-petit nombre des grands qu'il était nécessaire de consulter; on lui promit qu'ils seraient convoqués tous en temps opportun et le plus promptement possible, et qu'après avoir pris leur avis, on lui ferait, avec l'aide du Seigneur, une réponse convenable sur tous les articles de sa. proposition. Après cela, le comte rentra dans ses domaines. Le peuple presque tout entier se prononçait en sa faveur ; parmi les barons il avait pour lui Honfroi de Toron, connétable du Roi; Baudouin de Ramla; Balian, frère de celui-ci; Renaud de Sidon, et en outre tous les évêques.

CAPUT IV.

Milo de Planci apud Accon occiditur. Turensis archiepiscopus Fredericus moritur.

Praedictus vero Milo de Planci, unde praediximus, nobilis homo erat de Campania ultramontana, de terra Henrici comitis Trecensis: fueratque domino Amalrico regi nimium familiaris et consanguineus, ita ut regni sui eum senescalcum constitueret; tandem mortuo Henfredo juniore, senioris Henfredi filio, Stephaniam ejus viduam, Philippi Neapolitani filiam, uxorem ei dedit. Erat autem ex parte uxoris dominus Syriae Sobal, illius videlicet regionis quae est trans Jordanem, quae vulgo dicitur montis Regalis. Susceperat tamen ex priore marito sobolem geminam praedicta vidua, filium videlicet et filiam. Hic, ut praediximus, confisus de nimia familiaritate, quam apud dominum regem hujus patrem habuerat, regni principes, etiam se majores, despectui habebat. Erat autem homo incircumspectus, superbus quoque et arrogans, verborum inutilium prodigus, et de se plus aequo praesumens. Hic ut videretur aliorum quodammodo lenire invidiam, arte quadam, sed nimium manifesta, ad colorem quaesitum, alium quemdam Roardum nomine, arcis Hierosolymitanae custodem, gregarium hominem et minus sufficientem, subornaverat, tanquam is praeesset, Milo vero obsequeretur ejus mandatis. Erat autem versa vice; unus, nomen magis splendidum quam solidum gestabat; ille autem, sub hoc colore, de regni negotiis pro sua voluntate tractabat. Dum ergo incaute se gerit, dum imprudentius loquitur, et omnia regni negotia, invitis aliis, ad suam revocat sollicitudinem, omnia disponit, omnia pro arbitrio dispensat, conflato adversus eum odio pertinaci, subornati sunt quidam, qui vitae ejus insidias molirentur; quod cum ei nuntiatum esset, quasi frivolum pro nihilo duxit. Dumque more solito incaute se habens, in Acconensi civitate moram faceret, circa primum noctis crepusculum, in via publica gladiis confossus, turpiter et ignominiose tractatus, interiit. Porro de ejus nece variae sententiae ferebantur in populo; dicentibus aliis, quia pro sua fidelitate, quam domino regi devotus exhibebat, hoc ei acciderat; aliis econtra, quod sibi regnum occulte parabat, missis nuntiis ad amicos et notos suos in Franciam, ut ad eum properarent, quorum suffragiis regnum sibi videbatur posse obtinere. Nobis autem neutrum horum pro certo compertum est. Notorium tamen erat, Balianum Joppensem, Roardi praedicti fratrem, ad partes transmontanas missum, cum regiis epistolis et muneribus, cujus in dies praestolabatur adventum.

Per Idem tempus, eodem mense, dominus Fredericus Tyrensis archiepiscopus, praedecessor noster, vir secundum carnem nobilis admodum, cujus supra fecimus mentionem, dum apud Neapolim aegritudine aliquandiu esset gravissima detentus, III Kal. Novembr. viam universae carnis ingressus est. Cujus funus cum decentibus exsequiis et debita honorificentia Hierosolyma delatum est, et in capitulo Templi Domini, unde prius canonicus fuerat regularis, sepultum est.

CHAPITRE IX.

 Milon de Planci, dont j'ai déjà parlé, était un homme noble, né dans la Champagne ultramontaine et sur les terres de Henri, comte de Troyes; parent du seigneur roi Amaury, il avait vécu dans son intimité, à tel point que celui-ci l'avait créé sénéchal du royaume, et qu'après la mort d'Honfroi le jeune, fds d'Honfroi l'ancien, il lui donna pour femme Stéphanie, veuve du premier, et fille de Philippe de Naplouse. Milon de Planci était, du chef de sa femme, seigneur de la Syrie de Sobal, pays situé au-delà du Jourdain et vulgairement appelé la terre de Mont-Réal. Stéphanie, veuve d'Honfroi le jeune, avait eu de celui-ci, son premier mari, deux enfants, un fils et une fille. Milon de Planci, fort, comme je l'ai déjà dit, de l'intimité toute particulière qui l'avait uni avec le seigneur Roi, père de celui-ci, traitait avec mépris les princes du royaume, même ceux qui étaient plus considérables que lui. Il était, quant à lui, imprudent, orgueilleux, arrogant, prodigue de paroles inutiles, et rempli d'une présomption excessive. Voulant chercher en apparence quelque moyen de calmer la jalousie dont il était l'objet, il employa un artifice dont le but n'échappa cependant aux yeux de personne, et, subornant un certain Roard, gardien de la citadelle de Jérusalem, homme du commun et fort peu capable, il feignit de lui laisser le pouvoir et d'être lui-même soumis à ses ordres; mais dans le fait, c'était tout le contraire-, l'un portait un titre plus brillant que solide; l'autre, sous ce masque, dirigeait à son gré toutes les affaires du royaume. Se conduisant avec imprudence, parlant toujours à la légère, attirant à lui, en dépit de tous les autres, le soin du gouvernement, il disposait de toutes choses, dispensait les faveurs selon son bon plaisir, et soulevait ainsi contre lui-même des haines opiniâtres. On suborna quelques individus pour attenter à ses jours, et lorsqu'on l'en instruisit, il ne fit nul cas de cet avis, et le traita de crainte frivole. Il continua donc, selon son usage, à ne prendre aucune précaution, et, tandis qu'il faisait quelque séjour dans la ville d'Accon, il fut attaqué un soir, à la tombée de la nuit, frappé de plusieurs coups d'épée, et périt honteusement, après avoir subi toutes sortes de mauvais traitements. Le peuple se partagea en divers avis à l'occasion de cet assassinat : les uns disaient qu'il était mort victime de la fidélité qu'il n'avait cessé de montrer pour le seigneur Roi; les autres, au contraire, qu'il manœuvrait en secret pour s'élever à la royauté, et qu'il avait envoyé des députés auprès de ses amis et de ceux qu'il connaissait en France, pour les engager à venir le rejoindre, dans l'espoir de parvenir avec leur secours à s'emparer du royaume. Je ne sais rien de positif sur aucune de ces deux versions. Toutefois il était de notoriété publique que Balian de Joppé, frère de Roard, avait été envoyé au-delà des mers, portant des lettres et des présents du Roi, et qu'on attendait son retour d'un moment à l'autre.

A la même époque, et dans le courant du même mois, le seigneur Frédéric, archevêque de Tyr, et notre prédécesseur, homme d'une grande noblesse selon la chair, dont j'ai parlé en diverses rencontres, tomba dangereusement malade à Naplouse, et, après avoir langui pendant quelque temps, il entra dans la voie de toute chair, le 3 des calendes de novembre (01). Ses dépouilles mortelles furent transportées à Jérusalem avec les honneurs et les cérémonies qui lui étaient dus, et on l'ensevelit dans le chapitre du Temple du Seigneur, dont il avait été antérieurement chanoine régulier.

CAPUT V.

Describitur comes Tripolitanus; quis moribus, et ex quibus majoribus fuerit; quomodo regni procurationem susceperit. Hujus historiae conscriptor, cancellarius regis efficitur.

Eodem quoque tempore, convocatis regni principibus et Ecclesiarum praelatis, dum rex esset Hierosolymis, comes Tripolitanus iterum rediit, auditurus super petitionibus suis de obtinenda regni procuratione, quas porrexerat prius, responsum. Iteratoque verbo, dum eisdem insisteret, habita rex per continuum biduum deliberatione, novissime de communi omnium conniventia, in capitulo Dominici Sepulcri tradita est ei universa regni, post dominum regem, populo acclamante, procuratio et potestas. Et quoniam de comite nobis sermo, rerum serie sic exigente, se obtulit, dignum est ut de eo quae pro certo comperimus, posteris memoriae mandemus; non quod panegyricos propositum sit scribere, sed ut quantum compendiosae historiae sermo patitur succinctus, quis qualisque fuerit edoceamus.

Hic de quo nobis sermo est, Raimundus comes, a domino seniore Raimundo, sementivam traxit carnis originem, qui in exercitu Domini, cujus opera et studio et laboribus, regnum orientale Christi servitio restitutum est, tantus princeps fuit, quemadmodum superius diligenter edocuimus, dum de primis principibus, qui in prima expeditione venerant, tractaremus. Praedictus igitur dominus comes senior Raimundus, bonae memoriae, filium habuit Bertrannum nomine, qui post mortem patris, et Guillelmi Jordani necem, qui praedicti comitis nepos erat, Tripolitanum obtinuit comitatum. Hic filium habuit Pontium nomine, qui eumdem comitatum post mortem patris haereditario jure possedit, qui Ceciliam Philippi regis Francorum filiam, Tancredi viduam, duxit uxorem; ex qua suscepit filium Raimundum nomine, qui eidem in comitatu successit. Hic Hodiernam, domini Balduini Hierosolymorum regis secundi filiam, duxit uxorem, ex quibus iste Raimundus, de quo nobis in praesenti est sermo, natus est; qui patri in porta urbis Tripolitanae, ab Assissinis repentinis invasionibus occiso, in eodem comitatu successit. Erat ergo praedictus comes domini Amalrici et domini Balduini regum, ex parte matris, consobrinus; erant enim duarum sororum filii: ex parte patris erat uno gradu inferior; ejus namque avia, mater patris, videlicet, Cecilia, de qua praediximus, soror fuit domini regis Fulconis, patris dominorum Balduini et Amalrici regum, ex eadem matre, non ex eodem patre. Nam utriusque mater, soror domini Amalrici de Muntfort, Fulconi seniori Andegavensium comiti in uxorem tradita fuit; quae postmodum Fulcone juniore jam edito, maritum deserens, ad Francorum regem, dominum Philippum, se conferens, hanc Ceciliam cum quibusdam aliis filiis edidit. Rex autem nihilominus reginam uxorem legitimam, unde jam Ludovicum et Constantiam susceperat, contra legem ecclesiasticam amore praedictae comitissae infatuatus, expulerat. Ita ergo ex utroque parente, vinculis consanguinitatis sibi invicem erant connexi, dominus comes et praedicti reges duo.

Erat autem praedictus comes vir carne tenuis, submacilentus, statura modeste procerus, facie aquilus, capillo plano mediocriter fusco, acutis luminibus, erectus humeris, mente compositus, providus multum, et in actibus suis strenuus, cibo et potu quasi supra hominem sobrius, alienis munificus, suis vero non ita affabilis admodum; et quod in hostium vinculis summo labore collegerat, litteratus modice, sed magis tamen, naturali mentis vivacitate, Scripturarum intelligentiam, more domini Amalrici regis, nitebatur apprehendere. Frequens in quaestionibus, si praesentem haberet quem ad earum solutionem arbitraretur sufficere. Is eodem anno quo regni procurationem suscepit, dominam Eschivam, domini Galterii principis Galileae viduam, locupletem valde, filiis fecundam ex priore marito, duxit uxorem; sed, postquam ad eum pervenit, causa occulta parere desiit; quam cum filiis ita tenere dicitur diligere, tanquam ei universos illos peperisset. Verum decursa breviter hac digressione, ad historiae seriem redeamus.

Per idem tempus, quia praecedente aestate dominus Radulphus bonae memoriae, Bethlehemita episcopus, regni cancellarius, ex hac luce migraverat, ut esset qui regiarum epistolarum curam haberet, de consilio principum suorum, nos ad praedictum vocavit officium et cancellarii nobis tradidit dignitatem.

CHAPITRE V.

Vers le même temps encore les princes et les prélats des églises étant assemblés, et le seigneur Roi se trouvant à Jérusalem, le comte de Tripoli s'y rendit une seconde fois, pour recevoir une réponse sur la demande qu'il avait présentée pour se faire adjuger la régence du royaume. Comme il renouvela ses pro positions et insista sur leur acceptation, le Roi en délibéra pendant deux jours de suite, et enfin tous les avis s'étant accordés, le comte fut revêtu de l'autorité supérieure, après toutefois le seigneur Roi, et reçut dans le chapitre du sépulcre du Seigneur, en présence et aux acclamations du peuple, la mission de gouverner le royaume. Et puisque la série des événements que je rapporte m'a amené en ce moment à parler de ce comte de Tripoli, il me paraît convenable de transmettre à la postérité tout ce que j'ai pu apprendre avec certitude au sujet de ce prince, non dans l'intention d'écrire un panégyrique, mais afin de faire connaître, autant que peut le permettre le cadre resserré de cette histoire, ce qu'il était et ce qu'il fut par la suite.

Le comte Raimond, dont il est ici question, était descendant, selon la chair, de ce seigneur Raimond l'ancien qui se montra si grand prince dans cette armée de Dieu dont le zèle, les efforts et les travaux infinis rendirent le royaume d'Orient au service du Christ. J'ai parlé avec plus de détail de cet illustre seigneur en racontant l'histoire des princes qui firent partie de la première expédition. Le premier comte Raimond, de précieuse mémoire, eut un fils nommé Bertrand, qui, après la mort de son père et l'assassinat de Guillaume Jordan, neveu du comte Raimond, gouverna le comté de Tripoli. Bertrand eut un fils nommé Pons, qui posséda le même comté après son père, en vertu de ses droits héréditaires, et qui épousa Cécile, fille de Philippe, roi des Français, et veuve de Tancrède; il eut d'elle un fils nommé Raimond, qui lui succéda dans son comté. Celui-ci épousa Hodierne, fille du seigneur Baudouin II, second roi de Jérusalem, et de ce mariage naquit le comte Raimond, dont j'ai à parler en ce moment. Il succéda à son père dans le même comté, lorsque celui-ci succomba près de la porte de Tripoli, sous les coups imprévus des Assissins. Il était donc du côté de sa mère cousin des seigneurs rois Amaury et Baudouin : la mère de ceux-ci était sœur de celle de Raimond. Du côté paternel ils étaient également parents, mais à un degré de moins. La grand'mère de Raimond, la mère de son père, Cécile, dont je viens de parler, était sœur de mère et non de père du seigneur roi Foulques, père des seigneurs rois Baudouin et Amaury. En effet, leur mère commune, sœur du seigneur Amaury de Montfort, avait été donnée en mariage au comte d'Anjou, Foulques l'ancien. Après avoir mis au monde son fils, Foulques le jeune, elle abandonna son mari, se rendit auprès du roi des Français, le seigneur Philippe, et eut de lui sa fille Cécile et quelques autres enfants -, et, de son côté, le roi des Français chassa la Reine, sa femme légitime, dont il avait eu déjà son fils Louis et sa fille Constance, et méconnut la loi de l'Église pour se livrer à son amour déréglé pour la comtesse d'Anjou. Ainsi, le seigneur comte de Tripoli et les deux derniers rois de Jérusalem étaient, des deux côtés de leurs familles réciproques, étroitement unis par les liens du sang.

Le comte Raimond était mince de corps, extrêmement maigre, de taille moyenne, brun de visage, les cheveux plats et assez noirs, les yeux vifs et pénétrants, la tête haute. Il avait de la sagesse dans l'esprit, beaucoup de prévoyance, un courage déterminé dans l'action, une sobriété toute particulière pour la boisson et pour la nourriture, beaucoup de générosité envers les étrangers, et très-peu d'affabilité avec les siens. Pendant sa captivité chez les ennemis, il s'était donné beaucoup de peine pour s'instruire, et était passablement lettré ; mais la vivacité naturelle de sou esprit l'aidait encore mieux à saisir avec intelligence tout ce qui était écrit, semblable en ce point au seigneur roi Amaury. Il faisait beaucoup de questions toutes les fois qu'il rencontrait quelqu'un qu'il jugeait capable de lui en donner la solution. La même année où il fut chargé de l'administration du royaume, il épousa la dame Esquive, veuve du seigneur Gautier, prince de Galilée, extrêmement riche, et qui avait eu plusieurs fils de son premier mari. Dès qu'elle se fut unie à Raimond, elle cessa d'avoir des enfants, par des motifs qui nous sont inconnus, et le comte s'attacha à ses fils et les aima avec une tendresse aussi vive que si lui-même leur eût donné la vie. Après cette courte digression, je reprends le fil de mon récit.

[1174] Comme l'été précédent, le seigneur Raoul, de précieuse mémoire, évêque de Bethléem, et chancelier du royaume, était sorti de ce monde, et comme on avait besoin que quelqu'un continuât à s'occuper de la correspondance royale, le Roi, ayant pris l'avis du conseil de ses princes, nous appela vers la même époque à remplir cet office, et nous investit de la dignité de chancelier.

CAPUT VI.

Salahadinus, vocantibus eum Damascenis, Damascum obtinet, et reliquas regionis partes. Dirigitur contra eum Tripolitanus comes, qui ejus obsistat moliminibus.

Eodem anno Salahadinus Negemendi filius, Syraconi ex fratre nepos, qui patruo suo Syracono in Aegypti regno successerat, vocantibus occulte eum Damascenis optimatibus, legitimo eorum domino Mehele Salah, filio videlicet Noradini adhuc impubere, apud Halapiam commorante, commissa Aegypti cura cuidam fratri suo Seifedin nomine, ut regnum Damascenorum occuparet, per vastitatem solitudinis in Syriam festinans, Damascum pervenit. Unde non post multos dies, civitate, tradentibus civibus, recepta, versus Coelesyriam properat, sperans quod omnes illius urbes in suam, sine bello, ditionem reciperet; nec spe frustratus est. Nam intra modicum tempus, tradentibus locorum incolis, et ultro reserantibus aditus, contra fidelitatem domini sui, cujus servus fuerat, omnes illius provinciae urbes recepit; Heliopolim Graece videlicet, quae hodie Malbec dicitur, Arabice dictam Baalbeth; Emissam, quae vulgo Camela dicitur; Hamam; Caesar, quae vulgo dicitur Casarea magna. Praesumebat autem praeterea Halapiam, et ipsum puerum, per quorumdam proditorum operam sibi tradi; sed illud casu quodam impeditum est. Nam dum haec in partibus illis aguntur, dominus rex, communicato consilio, quid in tam subito eventu et in tanta rerum permutatione opus esset facto, dum diu cum principibus suis deliberat, placuit demum universis, quod dominus comes cum exercitu tam de regno quam de suo comitatu, ad partes Coelesyriae quantocius properet. Additur etiam in mandatis, quatenus omni conamine profectibus Salahadini contrarium se objiciat, et merito. Suspectum enim nobis erat omne ejus incrementum; et quidquid ei accedebat, nobis totum decedere videbatur. Erat enim vir consilio providus, armis strenuus, supra modum liberalis; in quo prudentioribus nostris maxime erat suspectus. Nam nullo alio hodie visco subjectorum, et etiam quorumlibet aliorum hominum corda magis solent principibus conciliari, nihilque alienos animos magis obligat, quam munificentia, maxime principalis. Suspectus ergo nimirum nobis erat, ne geminatis possessionibus, duplicato cum viribus imperio, acrior in nos insurgeret et fatigaret vehementius. Quod tamen evacuatis nostris moliminibus et frustra cohibere volentibus, lacrymosis hodie inspicimus oculis; quod tantus terra marique in nos insurgit; quod, nisi nos misericorditer visitaverit Oriens ex alto (Luc. I, 78), nulla sit spes resistendi. Tutius sane videbatur puero, adhuc infra annos constituto, ministrare subsidium; non ut gratia ejus, aliquid humanitatis videretur ei praestandum; sed ut suspectiori aemulo nutriretur adversarius, quo remorante ejus proposita, in nos fierent ejus impetus infirmiores.
 

CHAPITRE VI.

Cette même année encore Saladin, fils de Negemeddin, et neveu, par son père, de Syracon, auquel il avait succédé dans le royaume d'Egypte, fut appelé secrètement par les grands du pays de Damas, tandis que leur seigneur légitime, Mehele-Salah (02), fils de Noradin, et encore enfant, faisait sa résidence à Alep. Saladin remit le gouvernement de l'Egypte à son frère nommé Seifeddin, se rendit en toute hâte en Syrie, en traversant l'immensité du désert, et de là à Damas pour s'emparer de ce royaume. Quelques jours après avoir pris possession dé cette ville, qui lui fut livrée par les habitants, il partit pour la Cœlésyrie, espérant soumettre toutes les places à son autorité sans avoir besoin de faire la guerre, et il ne fut point en effet déçu dans ses calculs. En un court espace de temps les habitants des divers lieux lui ouvrirent volontairement leurs portes-, et Saladin, au mépris de la fidélité qu'il devait à son seigneur, dont il avait été l'esclave, occupa toutes les villes de cette province, savoir : Héliopolis (suivant son nom grec ), appelée aujourd'hui Malbec, et chez les Arabes Baalbeth ; Émèse, vulgairement nommée Camela ; Hamath, et Césare vulgairement appelée Césarée la Grande. Il s'était même flatté qu'Alep et l'enfant qui y habitait lui seraient livrés par quelques traîtres, mais un accident fit échouer ce projet. Tandis que ces événements se passaient, le seigneur Roi tint conseil pour examiner ce qu'il y avait à faire au milieu de ces grands changements, et dans des circonstances aussi nouvelles qu'imprévues. Il délibéra longtemps avec ses princes, et l'on arrêta enfin, d'un commun accord, que le seigneur comte de Tripoli se rendrait en hâte vers la Ccelésyrie, avec une armée levée dans le royaume et dans son comté. Il lui fut prescrit en outre de faire tous ses efforts pour s'opposer aux progrès de Saladin, et ce n'était pas sans de bonnes raisons. Nous avions lieu de redouter tout accroissement de sa puissance; ce qui pouvait lui arriver d'heureux semblait devoir tourner tout-à-fait à notre détriment. Saladin était sage et plein de prudence dans le conseil, vaillant à la guerre, généreux j qu'à la profusion, et c'était surtout ce qui le rendait redoutable à juste titre aux yeux des hommes les plus éclairés de notre royaume, car il n'y a plus aujourd'hui aucun autre appât par lequel les princes puissent gagner les cœurs de leurs sujets et même de tous les autres hommes ; et rien n'engage les affections des étrangers aussi fortement que les dons de munificence, surtout quand elle est exercée par un prince. Ainsi les Chrétiens n'avaient que trop de motifs de craindre que Saladin, après avoir doublé ses possessions et recueilli de nouvelles forces dans un nouvel empire, ne se levât contre eux avec plus d'ardeur, et ne les accablât d'attaques plus violentes. C'est là cependant le spectacle que nous voyons maintenant; tous nos efforts ont été superflus, nous avons vainement tenté de le contenir, et nos yeux sont baignés de larmes à cette vue ; devenu plus grand, ce prince s'élève contre nous sur terre et sur mer, et il ne nous reste plus aucun espoir de lui résister avec succès si nous ne sommes visités par le Tout-Puissant. Certes, il devait paraître sage de porter secours à un enfant encore en bas âge, non point par faveur pour celui-ci, ni pour remplir simplement envers lui un devoir d'humanité, mais pour entretenir un rival à notre plus redoutable ennemi, afin que ses desseins en fussent ralentis, et qu'il ne pût s'élancer contre nous qu'avec moins de force et d'ardeur.

CAPUT VII.

Assignantur causae, quare contingat quod super populum nostrum solito amplius hostes invalescant.

Libet paulisper ab historiae textu, non evagandi inutiliter gratia, sed ut inferatur aliquid non absque fructu, discedere.

Solet quaeri, et vere merito quaerendum videtur, quid causae sit, quod patres nostri in numero pauciore majores hostium copias in conflictu saepe sustinuerunt fortius; et frequentius, propria divinitate, in manu modica majores eorum cuneos et innumeram plerumque multitudinem contriverunt; ita etiam, quod ipsum nomen Christianum, gentibus Deum ignorantibus, esset formidini, et in operibus patrum nostrorum glorificaretur Dominus. Nostri autem temporis homines, versa vice, a paucioribus saepius devicti; et cum pluribus nonnunquam adversus pauciores frustra aliquid tentasse, et succubuisse aliquoties reperiuntur. Considerantibus ergo nobis et statum nostrum diligenter discutientibus, prima occurrit causa, in Deum auctorem respiciens; quod pro patribus nostris, qui fuerunt viri religiosi et timentes Deum, nati sunt filii perditissimi, filii scelerati, fidei Christianae praevaricatores, passim et sine delectu per omnia currentes illicita; tales aut talibus pejores, qui dixerunt Domino Deo suo: Recede a nobis; scientiam viarum tuarum nolimus (Job XXI, 14) ; quibus merito, peccatis eorum exigentibus, gratiam subtrahat Dominus, tanquam ad iracundiam provecatus. Tales sunt praesentis saeculi et maxime Orientalis tractus homines; quorum mores, imo vitiorum monstra, si quis diligentiori stylo prosequi tentet, materiae immensitate succumbat, et potius satyram movere videatur, quam historiam texere.

Secunda nobis causa ex latere occurrit; quod tempore praeterito, cum illi viri venerabiles, zelo ducti divino, ardore fidei interius succensi, primum ad orientales partes descenderunt, erant bellicis assueti disciplinis, praeliis exercitati, usum habentes armorum familiarem. Populus vero orientalis econtrario, longa pace dissolutus, rei militaris expers, inexercitatus legibus praeliorum, vacatione gaudebat. Unde non erat admiratione dignum, si pauci plures sustinerent levius, aut eis devictis in bellicis eventibus meliorem calculum, et cum palma victoriam reportarent. In talibus enim (ut melius me norunt, qui sensus circa talia habent plenius exercitatos) experientia usti comparata longaevo et continuo, adversus indoctas vires et carentes industria, solet saepius obtinere.

Tertia quoque causa non inferior, nec minus efficax, iterum nobis se ingerit: quod priscis temporibus singulae pene civitates dominos habebant diversos, ut more Aristotelis nostri loquamur; non subalternatim positos qui raro, paribus; frequentius, contrariis studiis agebantur. Contra quos diversa sapientes, vel saepius adversa; sibique suspectos invicem, minore periculo decertabatur; quippe qui nec ad communes injurias propulsandas facile possent aut vellent convenire; nec in nostram leviter perniciem armarentur, qui suos nimirum non minus quam nostros formidini haberent. At nunc omnia regna nobis contermina, in unius potestatem, Domino ita sustinente, redacta sunt; nam proxime praeteritis temporibus, vir immanissimus, et nomen Christianum abhorrens, quasi pestem aliquam, Sanguinus, hujus qui nuper obiit Noradini pater, post alia quae violenter occupavit regna, nostra memoria nobilem et egregiam Medorum metropolim Rages, alio nomine Edessam dictam, fidelibus qui in ea erant, neci datis, cum omnibus finibus suis occupavit violenter. Item Noradinus ejus filius, expulso Damascenorum rege, magis fraude suorum quam viribus propriis, regnum illius sibi vindicavit, atque ad paternam adjecit haereditatem. Novissime idem Noradinus per ministerium et industriam Siraconi, regnum Aegypti antiquissimum et opulentum nimis, sibi mancipavit; sicut superius, dum de regno domini Amalrici tractaremus, latius disseruimus. Sic ergo, ut diximus, omnia vicina nobis regna, unius parent imperio, unius nutibus serviunt vel inviti, ad unius vocem, quasi vir unus, in nostram armantur laesionem; non est qui dispari rapiatur studio; non est qui domini mandata impune praetereat. Haec sane omnia Salahadinus, de quae saepius mentionem fecimus, vir genere quidem humilis, extremae conditionis homo, secunda nimis arridente fortuna, possidet: ex Aegypto et finibus adjacentibus auri primi et purissimi, quod obryzum dicitur, inaestimabilem habens copiam; ex aliis provinciis equitum, pugnatorum, et aurum sitientium turmas habens innumeras; quas auri habentibus copiam, facile est satis congregare.

Sed nunc ad historiam redeamus. Placuit igitur, ut praemisimus, omnibus qui aderant, quod huic viro tam magnifico, et ita per successus continuos ad supremum culmen acceleranti, modis omnibus resisteretur; ne cum amplius posset, in nos durior insurgeret adversarius. Assumptis igitur regni principibus, congregatisque undique militaribus auxiliis, ad partes Tripolitanas dominus comes festinans contendit; ibique circa fines Archenses castrametatus, in ea regionis parte quae dicitur Galifa, consedit.

CHAPITRE VII.

Ici je crois devoir suspendre un moment le cours de mon récit, non pour faire une digression oiseuse, mais pour exposer quelques idées qui peuvent n'être pas entièrement inutiles.

On demande souvent, et certes il semble qu'on peut avec raison demander pourquoi nos pères ont souvent, dans les combats, soutenu avec avantage, quoiqu'en plus petit nombre, l'attaque des forces plus considérables des ennemis, et ont plus fréquemment encore détruit avec de faibles corps les bataillons les plus épais, les armées souvent innombrables de leurs adversaires, de telle sorte que le nom chrétien était devenu un -objet d'effroi pour les nations qui né connaissent point Dieu, et que le Seigneur était glorifié par les œuvres de nos pères ; tandis qu'au contraire les hommes de notre temps ont été habituellement vaincus par des forces inférieures, et quelquefois même lorsqu'ils ont voulu tenter quelque entreprise avec l'avantage du nombre sur leurs adversaires, n'ont pu réussir et ont succombé dans cette lutte. En, réfléchissant sur ces questions, en examinant avec soin notre situation actuelle, la première cause qui nous paraisse devoir être assignée à ce changement nous reporte vers Dieu, auteur de toutes choses. Nos pères, qui furent des hommes religieux et craignant Dieu, ont été remplacés par des fils pervers et criminels, prévaricateurs envers la foi du Christ, et qui s'abandonnent, au hasard et sans réflexion, à toutes les actions illicites, tels ou pires encore que ceux qui dirent à leur seigneur Dieu : « Retirez-vous de nous; nous ne voulons point connaître vos voies (03). » Que le Seigneur retire aussi sa grâce à tous ceux-là, en juste punition de leurs péchés, puisqu'ils ont provoqué sa colère ! Tels sont en effet les hommes du siècle présent, et surtout ceux des contrées de l'Orient. Celui qui voudrait entreprendre de tracer d'une plume exacte le tableau de leurs mœurs, ou plutôt de leurs vices monstrueux, succomberait à l'immensité de son travail, et semblerait avoir inventé une satire, bien plus que composé une histoire véritable.

Un second motif se présente à mon esprit. Au temps passé, lorsque ces hommes vénérables, poussés par un zèle divin, et le cœur plein d'une «ardente foi, descendirent les premiers sur les terres de l'Orient, ils étaient accoutumés à la discipline militaire ; ils avaient l'habitude des combats, et les armes étaient leurs instruments les plus familiers. Les peuples de l'Orient, au contraire, amollis par un long repos, ne connaissant nullement l'art militaire, n'ayant aucun usage de la guerre et de ses lois, vivaient dans une complète oisiveté. Il n'est pas étonnant dès lors qu'un petit nombre d'hommes ait pu résister à un plus grand nombre, ni qu'après avoir remporté la victoire, les premiers en aient su tirer de plus grands avantages; car en- ce genre d'affaires (et ceux qui l'ont vu de plus près le savent encore mieux que moi) on voit presque toujours ceux qui ont acquis de l'expérience par un long usage des armes et par des travaux continuels, obtenir la supériorité sur ceux qui ne disposent que de forces inhabiles et dépourvues d'intelligence.

Je trouve encore un troisième motif non moins réel et non moins puissant que ceux que je viens d'exposer. Dans les premiers temps, presque toutes les villes avaient des seigneurs divers, qui, pour parler le langage d'Aristote, n'étaient pas soumis régulièrement les uns aux autres, n'avaient que bien rarement les mêmes intentions, et suivaient beaucoup plus souvent des impulsions contraires. 'Comme ils avaient donc des projets différons, et le plus souvent opposes, comme ils se jalousaient les uns les autres, il y avait moins de danger à les combattre, car il ne leur était pas facile de pouvoir ou de vouloir se réunir pour repousser leurs communes injures, et ceux qui redoutaient même leurs compatriotes non moins que les nôtres, ne pouvaient s'armer d'un commun accord pour travailler à notre perte. Maintenant au contraire tous les royaumes limitrophes de nos États ont été, par la volonté de Dieu, réunis sous la puissance d'un seul  ; dans des temps plus récents, et qui sont encore présents à ma mémoire, un homme extrêmement cruel, et qui avait horreur du nom chrétien comme d'un fléau, Sanguin, père de ce Noradin qui vient de mourir dernièrement, après s'être emparé à main armée des autres royaumes, s'empara également de la noble et illustre métropole des Mèdes, Rages, autrement nommée Edesse, fit périr tous les fidèles qui y habitaient, et prit possession de tout le territoire environnant. Son fils Noradin chassa le roi de Damas, plus par la trahison des sujets de celui-ci que par ses propres forces; il se rendit maître de son royaume, et accrut ainsi l'héritage de son père. Plus récemment le même Noradin s'est emparé du très-antique et très-riche royaume d'Egypte, par le bras et l'habileté de Syracon, comme je l'ai rapporté avec plus de détail en écrivant l'histoire du règne de seigneur Amaury. On voit par là, comme je le disais tout-à-1'heure, que tous les royaumes qui nous environnent obéissent maintenant à un seul homme, le servent même malgré eux dès le premier signal, et s'arment, à notre préjudice, comme un seul homme et à la voix d'un seul. Nul parmi eux n'est entraîné par des désirs divers; nul ne tenterait impunément de méconnaître les volontés de son seigneur. Maintenant tous ces royaumes sont au pouvoir de Saladin, dont j'ai parlé déjà bien souvent, homme d'une naissance obscure, et qu'une fortune trop favorable a élevé de la condition la plus inférieure. Il tire de l'Egypte et des pays voisins une quantité incalculable d'or de première qualité et de la plus grande pureté, et que l'on appelle obryzum : les autres provinces lui fournissent des cavaliers, des combattants et des troupes innombrables d'hommes avides d'or; et ceux qui en possèdent en abondance n'ont rien de plus facile que de les attirer à leur service.

Reprenons maintenant la suite de notre récit. Les princes assemblés résolurent donc, comme je l'ai dit, de faire les plus grands efforts pour résister à ce Saladin si illustre, et que la continuité de ses succès portait rapidement au plus haut degré de puissance ; car ils craignaient qu'il ne se levât contre nous, d'autant plus redoutable qu'il aurait acquis plus de forces. Le seigneur comte de Tripoli prit avec lui les princes du royaume, rassembla de tous côtés des auxiliaires, et se rendit en hâte dans les environs de Tripoli ; il dressa ensuite son camp près du territoire d'Archis, dans cette partie du pays que l'on appelle Galifa.

CAPUT VIII.

Mussulae dominus in nepotis subsidium properat. Salahadinus proficit; regionem occupat universam. Comes cum eo paciscitur; obsides recipit.

Dum haec apud nos geruntur, audiens filii Noradini patruus, princeps maximus et inter Orientales gentis Parthorum potentissimus, nomine Cotobedi, quod fratre mortuo, Salahadinus spretis humanitatis legibus, immemor factus suae conditionis et beneficiorum sibi a patre pueri collatorum ingratus, ita contra dominum suum adhuc impuberem insurrexisse, congregata equitum numerosa manu, quorum maxima dicitur esse illi copia, Euphrate transmisso, contra proditores suos, nepoti opem laturus advenit. Erat autem hic maximus princeps, dominus illius antiquissimae et famosissimae civitatis Ninive, quae olim Jonae prophetae exhortationis verbo, in cinere et cilicio dicitur egisse poenitentiam; nunc autem mutato nomine, loco etiam non multum longe ab illa antiquiore remota, ex residuis aedificiorum et populi restituta, Musula dicitur; retenta adhuc metropoleos dignitate, in omni Assyria. Hic, postquam advenit, in campestribus circa Halapiam castra locavit. Salahadinus interea nihilo segnius Bostro primae Arabiae metropoli maxima, Heliopoli quoque, quae hodie vulgo dicitur Malbec, spontanea civium traditione sine bello receptis, urbem Emissenam, quae dicitur Camela, obsederat; et absque cunctatione aliqua tradita est ei a civibus ejusdem urbis pars inferior; nam in colle quodam aliquantulum edito erat civitatis praesidium, satis munitum, in quod fideles praedicti pueri se contulerant, quod tamen et armis, et alimentis prius satis et attentius communierant. Susceperat etiam nihilominus ejusdem provinciae urbes illi conterminas, tradentibus locorum incolis, Hamam, Caesaream et regionem universam usque ad ipsam Halapiam.

Hi ergo qui in arce erant civitatis Emissenae, missis nuntiis ad comitem Tripolitanum, et nostros qui erant in castris, ut praediximus, exspectantes ut ab alterutra parte, in tanto tumultu optatis conditionibus, evocarentur, rogant, ut ad eos venire non pigritentur, pollicentes non esse absque emolumento et condigno fructu, si sibi contra hujusmodi pestilentem hominem subsidia ministrarent. Porro domini comitis obsides in eodem municipio servabantur, quos pro sua redemptione et certa pecunia usque ad sexaginta millia aureorum, Noradino patri pueri dum a carcere solutus egrederetur, obligaverat. Erant etiam ibidem et domini Rainaldi Sidoniensis, pro fratre suo Eustachio obsides nonnulli. Sperantes ergo, quod aliquo pacto eos pro spe subsidii, quod postulabant, a principe arcis, in qua erant, possent recipere, illuc celerrime cum omni militia contendunt; ubi cum nihil ponderis in eorum verbis reperissent, erat enim spes eis, per supradictum principem suum posse obsidionem solvi, post multas tamen deliberationis varietates, in castra unde prius exierant, revertuntur.

Salahadinus interea videns, quod nostri quasi indignati recesserant, factus inde erectior et de eorum absentia praesumens plurimum, Halapiae vicinius approximans, exercitum praedicti principis coepit ad pugnam lacessere crebrisque irritare incursionibus; quo saepius instigante, commissum est cominus et graviter inter eos. Tandem deficientibus Ninivitis, proditione suorum, ut dicitur, pecunia corruptorum, victoriam obtinuit Salahadinus. Inde Emissam rediens, sicut prius civitatem, ita demum et civitatis praesidium recepit. Inde ad comitem legationem dirigens, dominum comitem orat, ne suis successibus se opponat, sed permittat se cum filio Noradini, et aliis qui in auxilium ejus venerant, experiri; ne autem et hoc ipsum sine condigna retributione contemnat, obsides suos et domini Rainaldi gratis offert restituendos. Placuit hoc verbum domino comiti, receptisque obsidibus, prout pactis fuerat insertum, caeteris quoque nobilibus qui in eadem expeditione erant, non sine decenti munificentia dimissis, solutis castris, ad propria remearunt. Dicebatur horum omnium verborum dominus Henfredus de Torono, regius constabularius, mediator fuisse, qui praedicto Salahadino nimiae familiaritatis affectu devinctus arguebatur. Factum est igitur contra propositum nostrum, ut cui penitus fuerat obviandum, ne contra nos factus potentior, solito vehementius insolesceret, eidem favor noster accederet; et de nobis auderet sperare, qui in nostrum continue ampliabatur detrimentum. Egressi itaque a nobis circa Kal. Januarias, Kal. iterum Maii domum reversi sunt.

CHAPITRE VIII.

Dans le même temps, l'oncle du fils de Noradin, prince très-grand et le plus puissant parmi les Orientaux, de la race des Parthes, nommé Cotobedi (04), ayant appris qu'après la mort de son frère, Saladin s'était révolté contre son seigneur encore enfant, au mépris de toutes les lois humaines, et oubliant dans son ingratitude les bienfaits qu'il avait reçus du père de cet enfant et sa propre condition, leva une forte armée parmi les innombrables cavaliers qu'il a, dit-on, à sa disposition, traversa l'Euphrate, et se mit en marche pour porter secours à son neveu contre ceux qui l'avaient trahi. Ce grand prince était seigneur de cette très-antique et très-célèbre ville de Ninive, dont les habitants prirent jadis les cendres et le cilice, en signe de pénitence, à la voix et aux exhortation» du prophète Jonas. Le nom de cette ville est maintenant changé, les débris de ses édifices et de sa population ont servi à en refaire une nouvelle non loin du sol où se trouvait placée l'antique Ninive; celle-ci se nomme Mossoul, et a conservé sa dignité de métropole de toute l'Assyrie. Aussitôt après son arrivée, ce prince dressa son camp dans la plaine qui environne la ville d'Alep. Saladin pendant ce temps avait pris possession sans retard de Bostrum, grande métropole de la première Arabie et d'Héliopolis, aujourd'hui vulgairement appelée Balbek ; les habitants lui avaient livré ces deux villes de plein gré et sans combat, et Saladin avait ensuite mis le siège devant Emèse, autrement nommée Camela : les citoyens lui livrèrent sans le moindre délai toute la portion inférieure de leur ville. La forteresse, située sur une colline peu élevée, et assez bien fortifiée, avait servi de retraite à tous les fidèles du jeune enfant, qui avant d'y entrer avaient eu soin de l'approvisionner assez abondamment en armes et en vivres. Saladin avait en outre pris possession des autres villes de la même province, voisines de celle d'Emèse, et que les habitants lui avaient livrées, savoir, Hamath, Césare et tout le pays environnant jusques à Alep.

Ceux qui étaient alors enfermés dans la citadelle d'Emèse envoyèrent des députés au comte de Tripoli et aux nôtres qui se trouvaient campés au lieu que j'ai déjà nommé, espérant les uns et les autres pouvoir les attirer aux conditions désirées, leur faisant demander, au milieu de ce désordre extrême, de ne pas tarder à voler à leur secours, et leur promettant que l'assistance qu'ils leur accorderaient contre un ennemi si redoutable ne serait pas pour eux une œuvre stérile et produirait les meilleurs résultats. Il y avait en effet, et l'on retenait dans le même fort les otages que le seigneur comte avait livrés, pour se racheter, à Noradin, père du jeune enfant, et qu'il laissa après lui en sortant de captivité, comme gage du paiement d'une somme qui pouvait bien s'élever à soixante mille pièces d'or. On y gardait en outre quelques autres otages que le seigneur Renaud de Sidon avait donnés en échange de son frère Eustache. Nos princes, espérant pouvoir obtenir, par un traité avec le chef qui commandait dans cette citadelle, la restitution de ces otages, en lui présentant l'espoir des secours qu'il sollicitait, se rendirent en toute hâte vers Emèse, suivis de tous leurs chevaliers. Mais voyant qu'il n'y avait pas à compter sur ses promesses, car le chef avait alors l'espoir de faire lever le siège, les Chrétiens se retirèrent après avoir toutefois hésité et délibéré longuement, et rentrèrent dans le camp qu'ils avaient quitté peu auparavant.

Saladin cependant, voyant que les nôtres s'étaient éloignés avec une sorte d'indignation, enhardi de cet événement et puisant dans la retraite des nôtres de nouveaux motifs de confiance, se rapprocha d'Alep, commença à provoquer au combat l'armée du prince Cotobedi, et la harcela de ses fréquentes incursions. A la suite de plusieurs attaques de ce genre on en vint à une bataille régulière et sérieuse. Les Ninivites eurent le désavantage, trahis, à ce qu'on assure, par un grand nombre des leurs que l'or de Saladin avait corrompus, et celui-ci remporta la victoire. Il retourna de là à Ëmèse, et prit enfin possession de la citadelle, comme il avait auparavant occupé la ville. Il envoya de là une députation au seigneur comte pour lui demander de ne pas s'opposer à ses succès, et de le laisser combattre seul contre le fils de Noradin et ceux qui étaient venus à son secours, lui offrant en outre, afin qu'il ne rejetât point ses propositions avec mépris et sans recevoir une juste indemnité, de lui restituer gratuitement ses otages et ceux du seigneur Renaud. Le comte agréa ce message, et reçut les otages conformément à la convention qui fut arrêtée ; tous les nobles qui faisaient partie de la même expédition ne furent renvoyés qu'en recevant aussi des témoignages suffisants de la munificence de Saladin ; on leva le camp, et chacun retourna chez soi. On dit qu'Honfroi de Toron, connétable du Roi, fut le médiateur de toute cette négociation, et on l'accusa même, à cette occasion, d'être trop dévoué et trop entièrement attaché à Saladin. Il arriva par là qu'au détriment de tous nos intérêts, l'Homme auquel il était absolument nécessaire de résister, de peur qu'il ne devînt plus insolent que jamais à mesure qu'il acquerrait plus de puissance, parvint à se concilier notre bienveillance, et osa mettre sa confiance en nous lorsque l'accroissement successif de son pouvoir devait tourner à notre plus grand désavantage. Les Chrétiens, sortis du royaume Vers le commencement de janvier, y rentrèrent vers le commencement de mai.

CAPUT IX.

Mainardus Berythensis episcopus moritur. Hujus conscriptor historiae ad Tyronensem metropolim promovetur.

Iisdem diebus dominus Mainardus, bonae memoriae, Berythensis episcopus, dum in urbe Tyrensi languore correptus aliquantulum aegrotasset, morte praeventus est VII Kal. Maii, cujus anima requiescat in pace.

Eodem mense, cum Tyrensis Ecclesia septem vacasset mensibus continuis, consonante cleri et populi voto, regis quoque, ut moris est, conveniente assensu, Dei patientia potius quam meritis nostris, ad regimen illius Ecclesiae vocati sumus, et infra decem dies in ecclesia Dominici Sepulcri, per manus domini Amalrici Hierosolymitani patriarchae, munus consecrationis, VI Idus Junii, auctore Domino, suscepimus, licet indigni.

CHAPITRE IX.

[1176.] A cette époque, et le 25 avril, le seigneur Mainard, de précieuse mémoire, évêque de Béryte, mourut après avoir demeuré quelque temps malade dans la ville de Tyr-, et puisse son âme reposer en paix!

Dans le même mois encore et après que le siège de l'église de Tyr fut demeuré vacant pendant sept mois, nous fûmes appelé au gouvernement de cette église, par un effet de la patience de Dieu bien plus que de nos mérites, et par les vœux du clergé et du peuple, confirmés, ainsi qu'il en est d'usage, par l'assentiment du seigneur Roi. Dix jours plus tard, le 8 juin, nous reçûmes, tout indigne que nous sommes, le don de consécration dans l'église du Sépulcre du Seigneur, des mains du seigneur Amaury, patriarche de Jérusalem.

CAPUT X.

Rex Damascenorum regionem ingreditur: et eam depopulatur. Hernesius Caesariensis archiepiscopus defungitur.

Per idem tempus Salahadino circa partes illas arctius occupato, nuntiatum est domino regi, Damascenorum fines, absque militia et sine rectore, patere satis aperte ad praedam et ad alia incommoda sustinenda, quae hostibus jure belli possunt inferri. Quo comperto, congregatis militaribus copiis, Jordanem transiens, per silvam quae Paneadensi adjacet civitati, et ab ea nomen ducit, Libanum famosissimum promontorium habens ad laevam, agrum Damascenum attingit. Erat autem tempore messis. Discurrentes ergo nostri, et totam regionem obambulantes libere, fruges sive in areis comportatas, sive solo haerentes, sive per agros manipulatim congestas, incendiis tradunt. Homines autem, praecognito eorum adventu, ad loca munitiora cum uxoribus et parvulis se contulerant. Sicque pro arbitrio nostri regionem habentes, pervenerunt usque Dariam. Is locus suburbanus est, Damasco conterminus, vix ab ea distans milliaribus quatuor; inde etiam Bedegene, qui locus ad radicem Libani situs, perspicuas emanat aquas, unde Domus voluptatis dicitur, perveniunt; et invitis, et multum renitentibus incolis, occupant locum violenter; spoliis inde ditati, praedam et manubias secum trahentes, cernentibus nec contradicere valentibus Damascenis, sani et incolumes post dies aliquot domum reversi sunt.

Per idem tempus, dominus Hernesius bonae memoriae, Caesariensis archiepiscopus defunctus est; inque loco ejus dominus Eracleus Hierosolymitanus archidiaconus electus et consecratus est.

CHAPITRE X.

Tandis que Saladin était encore vers le même temps fort occupé dans les environs d'Alep, on annonça au seigneur Roi que le pays de Damas se trouvait, sans armée et sans gouverneur, exposé au pillage et à tous les maux que les lois de la guerre autorisent à porter chez un ennemi. Aussitôt le Roi rassembla ses chevaliers, passa le Jourdain, traversa la forêt voisine de la ville de Panéade, et dont elle a pris le nom, et arriva dans la plaine de Damas, ayant à sa gauche la fameuse montagne du Liban. C'était le moment de la moisson. Les nôtres, se répandant dans la plaine et parcourant le pays en toute liberté, livrèrent aux flammes les fruits de la terre, tant ceux qui étaient déjà transportés dans les aires que ceux qui tenaient encore au sol ou qu'on avait entassés en gerbes dans les champs. Les habitants, instruits à l'avance de leur arrivée, s'étaient retirés dans les lieux les mieux fortifiés, avec leurs femmes et leurs enfants. En conséquence, les Chrétiens occupèrent à leur gré toute la contrée et s'avancèrent jusques à Darie. Ce lieu, situé au milieu de la plaine, est limitrophe du territoire de Damas, et à quatre milles tout au plus de cette ville. Ils se rendirent de là à Bédégène, qui se trouve placé au pied du mont Liban, et où l'on voit des eaux très limpides qui l'ont fait appeler la Maison de volupté. Ils s'en emparèrent de vive force, malgré l'opposition et la résistance opiniâtre des habitants-, et chargés de dépouilles, emportant avec eux toutes sortes de butin et de richesses, sous les yeux mêmes des habitants de Damas qui n'osaient y mettre aucun empêchement, ils revinrent dans le royaume et y arrivèrent sains et saufs au bout de quelques jours.

Le seigneur Hernèse, de précieuse mémoire, archevêque de Césarée, mourut vers le même temps ; le seigneur Héraclius, archidiacre de Jérusalem, fut élu en sa place et consacré dans le même siège.

CAPUT XI.

Rex iterum fines hostium Damascenorum ingressus, vallem cui cognomentum est Bachar, depraedatur. Rainaldus de Castellione et Joscelinus regis patruus, a vinculis hostium solvuntur.

Anno secundo regni domini Balduini quarti, Salahadino adhuc circa partes Halapiae negotiis occupato, mense Augusto, prima die mensis, convocatis regni magnatibus et collecta militia, iterum dominus rex hostium fines ingreditur, pertransiensque agrum Sidoniensem, et montana, quae media sunt inter nostros et hostium terminos conscendens, pervenit ad locum bonis temporalibus commodum pene omnibus, glebam uberem, fontibus irriguum, cui nomen Messaara; inde in vallem quae dicitur Bacar, descendens, terram reperit, ut legitur, lacte et melle manantem. Hanc regionem existimant quidam dictam fuisse olim Ituream, cujus in Evangelio Lucae (cap. III) Philippus Herodis senioris filius, tetrarcha dicitur, simul et Traconitidis regionis; antiquius autem, videlicet tempore regum Israel Saltum Libani nuncupatam, eo quod ad radices Libani porrecta distenditur vallis opimo solo, aquis salubribus, populorum numerositate, suburbanorum frequentia et aeris grata temperie commendabilis. In hujus partibus submissioribus civitas ostenditur usque hodie validis moenibus circumsepta, multa praetendens nobilitatis pristinis in aedificiis argumenta, cui nomen est modernum Amegarra. Hanc quidam antiquitatis perscrutatores, arbitrantur esse Palmyream, nobilem quondam in Phoenice coloniam; cujus memoriam facit Ulpianus Tyrius in Digesto novo titulo 10, De censibus. Huc pervenientes nostri, coeperunt omnem regionem libere, nemine contradicente, perlustrare incendiisque vastare universa; incolae autem regionis ad montes confugerant, ad quos non erat facile iter nostris pervium; greges vero et armenta pro maxima parte in paludibus, quae erant in vallis medio, ubi pascua erant uberrima, adventu nostrorum praecognito, collocaverant. Interea comes Tripolitanus, ex condicto per agrum Bibliensem, juxta castrum quod Manethera dicitur, subito in fines Heliopolitanos ingressus, in eadem valle, cum suis, cuncta incendiis cremare nuntiatur. Quod audientes nostri, obviam illis properantes, illi quoque nihilominus occurrere nobis optantes, convenerunt quasi in vallis medio; quod audiens Semsedolus. Salahadini frater, qui Damasci residebat procurator, congregata militia, locorum etiam incolis convenientibus, resistere tentat, acies instruit, nostris obviam ire parat. Nostri quoque ordinatis agminibus, animo proniore occurrunt; decertatur utrinque viriliter; sed Divinitate propitia multis interfectis, captis innumeris, hostis in fugam versus est. Semsedolus cum paucis evadens, ad montis ardua se contulit. Nostri vero hostilibus onusti spoliis, cum armentis et praeda maxima redeunt; paucis tamen, imprudenter, qui paludes praeliandi gratia fuerant ingressi, dum vias ignorant, et nostrorum ita subitum non opinantur regressum, amissis.

Reversus ergo dominus rex, et sui, cum omni sospitate, trahentes boum armenta oviumque greges et supellectilem omnimodam, victoriae argumenta et felicitatis insignia, Tyrum auctore Domino pervenerunt. Comes quoque Tripolitanus, eodem quo venerat itinere, secum etiam praedam referens innumeram, ad propria feliciter cum suis omnibus se contulit.

Eodem anno dominus Rainaldus de Castellione, qui domino Raimundo principi Antiocheno, in eodem principatu successerat, uxorem ejus, Constantiam nomine, ducens, post multos annos captivitatis suae, quam apud Halapiam duram nimis passus fuerat, intervenientibus amicis suis, et multae quantitatis pro eo numerata pecunia, libertati restitutus, simulque cum eo Joscelinus, Joscelini comitis Edessani filius, domini regis avunculus, studio et industria Agnetis comitissae, uxoris Rainaldi Sidoniensis, sororis suae, matris videlicet regis, ereptus a vinculis, in pristinam libertatem se recepit.

Eodem anno, mense Maio, secunda mensis die, per nostrum ministerium, in ecclesia Tyrensi, munus consecrationis susceperunt, dominus Odo Sidoniensis electus, qui ejusdem ecclesiae Tyrensis fuerat praecentor, et dominus Rainaldus, Berythensis electus.

CHAPITRE XI.

 La seconde année du règne du seigneur Baudouin iv, et le premier jour du mois d'août, Saladin toujours retenu par ses affaires dans les environs d'Alep, le seigneur Roi convoqua les grands du royaume, rassembla les chevaliers et entra de nouveau sur le territoire des ennemis. Il traversa les champs de Sidon, gravit les montagnes qui séparent notre pays de celui des ennemis et arriva en un lieu où l'on trouve presque tous les biens de ce monde, un sol fertile, de belles sources, et que l'on nomme Messaara, il descendit de là dans la vallée dite de Baccar et arriva dans une terre qui distille le lait et le miel, comme on lit dans les anciens historiens. Quelques personnes pensent que c'est le pays anciennement appelé l'Iturée, où était tétrarque en même temps que dans la Trachonite, au dire de Luc dans son Évangile. Philippe, fils d'Hérode l'ancien. Plus anciennement, c'est-à-dire au temps des rois d'Israël, il était appelé la foret du Liban, parce que la vallée qui le forme se prolonge en effet jusqu'au pied du Liban. Il possède un sol fertile, des eaux très-salubres, et se recommande en outre par l'abondance de sa population, par la grande quantité des villages qu'on y rencontre, et par la douceur extrême de sa température. On montre dans la partie la plus basse de ce vallon une ville, aujourd'hui encore entourée de fortes murailles, où l'on trouve beaucoup d'antiques édifices qui attestent sa noblesse, et que l'on nomme de son nom moderne Amégarre. Ceux qui étudient l'antiquité pensent que c'est la ville de Palmyre, noble colonie en Phénicie, dont Ulpien de Tyr a parlé dans son nouveau Digeste, tit. x, de censibus. Arrivés dans ce pays, les nôtres se mirent à le parcourir librement, sans que personne s'y opposât, et livrèrent tout aux flammes. Les habitants s'étaient retirés dans les montagnes ; il n'y avait pas de chemin pour aller les y chercher, et en partant, dès qu'ils furent instruits de la prochaine arrivée des nôtres, ils avaient conduit la plus grande partie de leur gros et menu bétail dans les marais situés au milieu de la vallée, et qui fournissaient des pâturages très-abondants. Pendant ce temps le comte de Tripoli, ayant passé, comme il avait été convenu, à travers les champs de Biblios et auprès du château fort nommé Manethère, entra tout-à-coup sur le territoire d'Héliopolis, et les nôtres apprirent bientôt qu'il était avec les siens dans la même vallée, brûlant tout sur son passage. Les premiers marchèrent à la rencontre du comte dès qu'ils furent informés de son approche; celui-ci ne désirait pas moins les retrouver, et ils se réunirent à peu près au milieu de la vallée. Samsedol, frère de Saladin, et qui demeurait à Damas en qualité de gouverneur, instruit de ces nouvelles, rassembla ses chevaliers, railla les habitants de ces lieux, qui vinrent se réunir à lui, organisa son armée pour tenter de résister, et fit toutes ses dispositions pour marcher à la rencontre des nôtres. Ceux-ci de leur côté se formèrent en bon ordre et s'avancèrent avec ardeur. On combattit vigoureusement des deux côtés, mais enfin la Divinité se montra propice aux nôtres, et les ennemis prirent la fuite, laissant derrière eux beaucoup de morts et un plus grand nombre de prisonniers. Samsedol s'échappa avec quelques-uns des siens et se retira dans les montagnes. Les nôtres repartirent chargés >des dépouilles de leurs ennemis, emmenant du gros bétail et un riche butin; ils perdirent cependant quelques hommes qui étaient entrés imprudemment dans les marais pour combattre, crurent ensuite que le gros de l'armée ne se remettrait pas en marche si promptement, et ne surent pas retrouver leur chemin.

[1176.] Le seigneur Roi et les siens arrivèrent à Tyr en parfaite santé, avec l'aide de Dieu, traînant à leur suite des troupeaux de bœufs et de moutons et toutes sortes de bagages qui attestaient leur victoire et rendaient témoignage de leur bonheur. Le comte de Tripoli, reprenant le chemin qu'il avait d'abord suivi, et emmenant aussi un butin considérable, rentra heureusement dans son pays avec tous les siens.

Cette même année le seigneur Renaud de Châtillon, qui avait succédé au seigneur Raimond, prince d'Antioche, dans le gouvernement de cette même principauté, en épousant sa veuve Constance, recouvra enfin la liberté, après avoir pendant plusieurs années subi dans Alep le joug d'une dure captivité : ses amis intervinrent en sa faveur, et payèrent même pour lui une très-forte somme d'argent. Josselin, fils de Josselin comte d'Edesse et oncle du seigneur Roi, fut arraché à ses fers et recouvra la liberté en même temps que Renaud de Châtillon, grâce au zèle et à l'adresse de la comtesse Agnès, sa sœur, femme de Renaud de Sidon et mère du Roi.

Cette même année encore, et le second jour du mois de mai, le seigneur Odon, élu évêque de Sidon, et qui avait été préchantre de l'église de Tyr, et le seigneur Renaud, évêque élu de Béryte, récurent de nos mains le don de consécration dans l'église de Tyr.

CAPUT XII.

Dominus imperator Constantinopolitanus apud Iconium ignominiose conficitur.

Eodem quoque tempore dominus Manuel imperator Constantinopolitanus, illustris memoriae et amplectendae in Christo recordationis, cujus beneficia et liberalitatem eximiam universus pene sentit mundus, dum contra immanissimam Turcorum gentem, et impium eorum ducem, Iconii soldanum, pro ampliando Christiano nomine, pietatis commendabili motu decertat, peccatis nostris exigentibus, suorum stragem infinitam, et copiarum imperialium, quas secum supra hominum etiam opinionem trahebat, enormia circa Iconium passus est dispendia: ubi etiam de consanguineis ejus, viri illustres, et inclyta recordatione digni, in acie occubuerunt; inter quos et Joannes Protosevasto, ejusdem domini imperatoris ex fratre nepos, vir egregiae liberalitatis et memorandae magnificentiae, cujus filiam Mariam dominus Amalricus uxorem duxerat, dum strenue resistit hostibus, multis confossus vulneribus interiit. Ipse tamen ex plurima parte receptis exercitibus, sed sinistro casu, mente supra modum consternatus, in suos fines corpore incolumis se recepit. Dicitur autem suorum ducum qui praeibant agmina, magis imprudentia, quam hostium viribus id accidisse. Nam, cum patentes amplaeque viae, ad producendas acies, et sarcinarum moles commodius trahendas, et impedimentorum omne genus subvehendum, quod et numerum excedere dicebatur et mensuram, non deessent, incaute nimis in periculosas locorum angustias praecipites se dederunt, ubi nec hostibus, qui loca eadem jam occupaverant, dabatur resistere; nec referendi vices copia ministrabatur. Ab ea die, hujus tam sinistri casu praedictus dominus imperator, adeo menti perennem dicitur impressisse memoriam, ut de caetero nec solita mentis hilaritate, qua singulariter praeminebat, laetiorem se suis, id admodum postulantibus, exhiberet; nec corporis sospitate qua plurimum pollebat, usque in supremum vitae diem frueretur; ita sane continua facti refricatione urebatur, ut nec animo quies, nec menti consueta tranquillitas indulgeretur.

Ἐδόκει Vers la même époque, le seigneur Manuel, empereur de Constantinople, d'illustre et pieuse mémoire en Jésus-Christ, dont le monde presque tout entier a éprouvé les bienfaits et l'honorable libéralité, poussé par un sentiment louable de piété, et combattant pour l'avancement du nom chrétien contre la cruelle race des Turcs et contre leur chef impie, le soudan d'Iconium (05), essuya une grande défaite dans les environs de cette ville, et perdit un grand nombre de ses serviteurs et une partie des troupes impériales qu'il avait traînées à sa suite, en tel nombre qu'on ne saurait s'en faire une idée exacte (06). Quelques-uns de ses parents, hommes illustres et dignes à jamais de nos regrets, périrent dans cette affaire ; Jean le protosébaste, entre autres, neveu du seigneur Empereur, comme fils de son frère, homme d'une grande libéralité et d'une magnificence remarquable, dont la fille Marie avait épousé notre seigneur roi Amaury, résista vaillamment aux ennemis, et succomba enfin couvert de blessures. L'Empereur lui-même, ayant rallié la plus grande partie de ses troupes, mais frappé de consternation à la suite de ce sinistre événement, se retira dans ses États, sain et sauf de sa personne. On assure que ce malheur provint de l'imprudence des chefs qui commandaient ses bataillons, bien plus que des forces des ennemis : tandis qu'il y avait des chemins larges et bien ouverts pour faire marcher les troupes et transporter commodément les bagages et les approvisionnements de tout genre, dont la quantité surpassait, dit-on, tout calcul et toute mesure, les chefs s'engagèrent trop légèrement dans d'étroits défilés, dont les ennemis avaient déjà occupé les positions, et où il était impossible de leur résister ou de reprendre sur eux l'avantage. On dit que depuis ce jour le seigneur Empereur conserva une si vive impression du souvenir de ce déplorable événement, qu'il cessa d'avoir cette hilarité d'esprit qui le distinguait d'une manière si remarquable, et de montrer quelque gaîté devant les siens, malgré toutes les instances qu'ils lui faisaient. Jusqu'au dernier jour de sa vie, il ne jouit plus de cette santé si brillante en lui avant cette époque; le souvenir continuel de ce malheur le consumait à tel point qu'il ne pouvait trouver aucun repos ni jouir d'aucune tranquillité d'esprit.

CAPUT XIII.

Guillelmus junior, marchio de Monteferrato, in Syriam veniens, regis sororem uxorem duxit.

Tertio regni ejusdem domini Balduini anno, circa Octobris initium, dominus Willelmus marchio, qui cognominatus est Longaspata, filius marchionis Willelmi senioris de Monteferrato, vocatus a domino rege et universis regni principibus, tam saecularibus quam ecclesiasticis, apud Sidonem applicuit; cui infra quadraginta dies, postquam advenit, quoniam anno praecedente, dum ad hoc specialiter citaretur, id per manum domini regis et omnium principum juramentis corporaliter praestitis firmatum fuerat, dominus rex sororem suam, natu se priorem, uxorem dedit; et cum ea Joppen et Ascalonem urbes maritimas cum pertinentiis suis et universo comitatu, sicut prius pactis insertum fuerat, eidem contulit; invitis tamen et palam contradicentibus quibusdam, quorum consilio vocatus fuerat, non satis attendentibus, quoniam varii et inconstantis hominis est, adversus sua facta venire. Erat autem praedictus marchio adolescens decenter procerus, forma commendabilis, crine flavus, animosus viriliter, iracundus, ita ut modum excederet; liberalis plurimum; profusus mente, et qui nihil unquam vellet occultare propositi; talem se foris exhibens, qualem intus gerebat animum; multum in cibo, in potu quoque maxime superfluus, non usque tamen ad animi laesionem; armorum usum et experientiam ab ipsa ineunte aetate plenius dicebatur habere; nobilis secundum saeculi dignitatem, ita ut in eo, aut nullum, aut rarissimum diceretur habere parem. Pater quippe ejus domini Philippi Francorum regis avunculus erat, matris ejus videlicet frater; mater vero ejus, domini Conradi, illustris Romanorum imperatoris soror fuerat, domini Frederici, qui nunc post dominum inclytae recordationis Conradum patruum suum, strenue Romanum administrat imperium, amita; et ita utriusque illorum illustrium regum, pari gradu consanguineus erat praefatus marchio. Ducta demum uxore, cum vix tribus mensibus cum ea fuisset corpore incolumis, decidit in aegritudinem difficilem nimis; qua quasi mensibus duobus sine intermissione laborans, sequenti Junio, domino quoque rege apud eamdem Ascalonem graviter aegrotante, in fata concessit, uxore praegnante relicta; cujus corpus Hierosolymam devectum, in vestibulo ecclesiae domus Hospitalis, intrantibus ad laevam, magnifice satis per nostrum ministerium, tumulatum est.

Circa id temporis Henfredus de Torono, regius constabularius, dominam Philippam, domini Raimundi Antiochiae principis filiam, domini Boamundi tertii, qui nunc eumdem regit principatum, et dominae Mariae imperatricis Constantinopoleos sororem, uxorem duxit, quam Andronicus, domini imperatoris consanguineus, prius uxorem habuerat; hacque dimissa, dominam Theodoram, domini regis Balduini viduam, neptem suam impudenter nimis sed et impudice non minus, clam abduxit. Hic de quo praediximus, dominus Henfredus statim ex quo illam in domum traduxit suam, coepit desperabiliter infirmari; illa quoque nihilominus, languore nimio correpta, infra paucos dies vitam finivit.

Ἐδόκει Dans la troisième année du règne du seigneur Baudouin (07), vers le commencement du mois d'octobre, le seigneur marquis Guillaume, que l'on surnomma Longue-épée, fils de Guillaume l'ancien, marquis de Montferrat, que le seigneur Roi et tous les princes du royaume, tant séculiers qu'ecclésiastiques, avaient appelé auprès d'eux, débarqua dans le port de Sidon. Dès Tannée précédente il avait été invité spécialement pour le projet qui s'exécuta plus tard, que l'on avait arrêté par un. traité que le seigneur Roi avait confirmé de sa main, et pour lequel tous les princes avaient prêté serment en s'engageant par corps. En conséquence, et quarante jours après son arrivée, le seigneur Roi lui donna en mariage sa sœur aînée, et lui conféra en même temps les deux ports de mer de Joppé et d'Ascalon, avec toutes leurs dépendances et tout le comté, ainsi qu'on en était convenu d'avance dans le traité. Quelques personnes, qui avaient consenti d'abord aux premières démarches, virent cette cession avec peine et s'y opposèrent même publiquement, se laissant aller en cette circonstance à leur irréflexion ; car c'est le fait d'un homme inconstant et léger d'agir directement contre ce qu'il a consenti d'abord. Le marquis Guillaume était d'une taille convenable, il avait bonne tournure et les cheveux blonds. Plein de courage, irascible à l'excès, extrêmement généreux, il se livrait avec une excessive facilité, et ne savait jamais cacher aucun de ses projets ; tel il se montrait au dehors et tel il était dans le fond de son âme. Il s'adonnait habituellement aux excès de la table et de la boisson, mais non cependant jusqu'au point de faire tort à sa raison. Il avait, dit-on, l'habitude des armes dès sa première enfance, et en connaissait parfaitement l'usage ; enfin il était noble selon le siècle, de telle sorte qu'il n'y avait point, ou bien peu d'hommes qui pussent se comparer à lui à cet égard. Son père, en effet, était oncle du seigneur Philippe, roi des Français, comme frère de la mère de celui-ci : sa mère avait été sœur du seigneur Conrad, illustre empereur des Romains, et était tante du seigneur Frédéric, qui, depuis la mort du seigneur Conrad son oncle, de glorieuse mémoire, a gouverné et gouverne maintenant l'empire romain avec succès-, ainsi le marquis Guillaume était cousin au même degré de ces deux illustres souverains. Après son mariage, il vécut avec sa femme pendant trois mois au plus en bon état de santé, et fut pris ensuite d'une maladie grave ; il en souffrit sans relâche pendant environ deux mois, et mourut enfin dans le mois de juin (08) tandis que le seigneur Roi était également à Ascalon, très-malade. Il laissa sa femme grosse : son corps fut transporté à Jérusalem, et enseveli par nos soins, avec assez de pompe, dans le vestibule de l'église de la maison de l'Hôpital, à gauche en entrant.

[1177.] Vers le même temps, Honfroi de Toron, connétable du Roi, épousa la dame Philippa, fille du seigneur Raimond prince d'Antiocbe, et sœur du seigneur Boémond ni qui gouverne maintenant la même principauté, et de la dame Marie, impératrice de Constantinople. Andronic, cousin du seigneur Empereur, avait d'abord épousé la dame Philippa; il la renvoya ensuite, et enleva secrètement la dame Théodora, veuve du seigneur roi Baudouin, et sa nièce ; action non moins impudente qu'impudique. Mais à peine le seigneur Honfroi eut-il mené sa femme dans sa maison qu'il tomba dangereusement malade ; et elle-même, frappée en même temps d'un mal trop actif, mourut au bout de quelques jours.

CAPUT XIV.

Comes Flandrensium, diu exspectatus, regnum ingreditur.

Quarto anno regni ejusdem domini Balduini quarti, mense secundo, circa Kal. Augustales, diu exspectatus Philippus comes Flandrensium, apud Acconensem applicuit civitatem; cujus adventu dominus rex, qui ab Ascalona Hierosolymam, in lectica adhuc aegrotans se fecerat deferri, exhilaratus plurimum, mittens de principibus suis et Ecclesiarum praelatis, multiplici fecit cum honore praevenire. Cui etiam, postquam Hierosolymam pervenit, ubi adhuc rex graviter infirmabatur, communicato consilio universorum, domini videlicet patriarchae, archiepiscoporum, episcoporum, abbatum et priorum, magistrorum quoque Hospitalis et Templi, et omnium principum laicorum, obtulit ei potestatem, et liberam et generalem administrationem super regnum universum, ut et in pace et in guerra, intus et foris, super majores et minores plenam haberet jurisdictionem; et ut super thesauros et reditus regni libere exerceret arbitrium suum. Qui habito cum suis consilio, respondit: Quod ipse non venerat ad hoc, ut potestatem aliquam acciperet, sed ut servitio se manciparet divino, cujus gratia venerat; nec erat ejus propositi, quod alicui administrationi se obligaret, quin libere posset, cum eum sua revocarent negotia, ad propria redire. Sed dominus rex in regno suo procuratorem ordinaret quem vellet, et ipse, tanquam domino suo Francorum regi, ob regni utilitatem ei vellet obedire. Videntes ergo quod ita penitus, quod obtuleramus, renueret, iterum per principes suos dominus rex eum fecit devotissime rogari, ut saltem expeditionis in proximo futurae, quam multo prius tempore cum domino imperatore Constantinopolitano ordinaverat, et universi exercitus Christiani dux vellet esse, et praelia Domini contra Aegyptios procuraret. Ad quod verbum, sicut et ad prius respondit. Constituit ergo dominus rex, sicut et prius ante introitum comitis fecerat, regni et exercituum procuratorem dominum Rainaldum, quondam Antiochiae principem, virum approbatae fidei et mirabilis constantiae; qui, si dominus rex in propria persona venire non posset, administraret regni negotia, cum consilio tamen domini comitis per omnia regeretur. Cumque hoc ipsum domino comiti nuntiatum esset, respondit: Quod non videbatur ei talis procurator necessarius; sed talem ordinaret, cujus et belli gloria, si Deus ita provideret; et dedecus, si Dominus ita pateretur, esset proprium, et cui regnum Aegypti cederet, si Dominus illud in nostram traderet ditionem. Ad hoc respondimus, qui missi a rege fueramus: Quod talem non posset dominus rex constituere procuratorem, nisi eumdem regem crearet; quod neque domini regis, neque nostri erat propositi. His ita se habentibus, tandem aperuit evidentius mentis arcanum; et quo tota ejus properabat intentio, non habuit occultum, dicens: Mirum esse quod de matrimonio consanguineae suae nullus eum conveniret. Audientes hoc verbum, admirati sumus hominis malitiam, et sinistrum mentis conceptum, quod qui tam honeste a domino rege susceptus fuerat, contra leges consanguinitatis, hospitalitatis immemor, in supplantationem domini regis haec moliri attentaret.

CHAPITRE XV.

 Quatre ans et deux mois après que le seigneur Baudouin iv fut monté sur le trône, et vers le commencement d'août, Philippe, comte de Flandre (09), attendu depuis longtemps, débarqua enfin dans le port dAccon. Son arrivée fut un grand sujet de joie pour le seigneur Roi, qui, toujours malade, s'était fait transporter en litière d'Ascalon à Jérusalem. Il envoya auprès de lui plusieurs de ses princes et des prélats des églises, et voulut qu'on l'accueillît avec les plus grands honneurs. Après qu'il fut arrivé à Jérusalem, le Roi continuant à être sérieusement malade, on tint une assemblée générale à laquelle assistèrent le seigneur patriarche, les archevêques, les évêques, les abbés, les princes, les maîtres de l'Hôpital et du Temple et tous les princes laïques. Le Roi proposa au comte de Flandre de l'investir de son pouvoir, et de lui remettre l'administration générale et entière de tout le royaume, « afin qu'il pût exercer une pleine juridiction en temps de paix comme en temps de guerre, au dehors ainsi que dans l'intérieur, sur les grands et sur les petits, et qu'il disposât librement et à son gré des trésors et des revenus du royaume. » Le comte, après avoir tenu conseil avec les siens, répondit « qu'il n'était point venu pour exercer aucune espèce de pouvoir, mais uniquement dans l'intention de se consacrer au service de Dieu ; qu'il n'avait nullement le projet de s'engager dans aucun soin de gouvernement, car il voulait avoir la facilité de retourner chez lui lorsque ses affaires particulières l'y rappelleraient; qu'ainsi le seigneur Roi pouvait instituer pour régent de son royaume celui qu'il lui plairait de choisir, et que lui-même serait disposé, pour le plus grand bien de ce même royaume, à obéir à ce régent, comme à son seigneur direct le roi des Français. » Voyant que le comte refusait positivement ce que nous lui avions offert, le seigneur Roi le fit solliciter très-instamment par ses princes de vouloir bien du moins être chef de l'expédition qui serait bientôt entreprise, et que l'on avait arrêtée depuis longtemps avec le seigneur empereur de Constantinople ; il le fit prier d'accepter le commandement de toute l'armée chrétienne, et de diriger les armes du Seigneur contre les Égyptiens. Le comte répondit sur cette proposition comme sur la précédente. Alors le seigneur Roi reprit les arrangements qu'il avait déjà régies avant l'arrivée du comte, et institua régent du royaume et commandant en chef des armées le seigneur Renaud, ci-devant prince d'Antioche, homme d'une fidélité éprouvée et d'une admirable fermeté. Il reçut mission, si le Roi ne pouvait se présenter en personne, d'administrer les affaires du royaume, à la charge toutefois par lui de se diriger en tout point d'après l'avis du seigneur comte. Lorsqu'on donna ces nouvelles à ce dernier, il répondit « qu'il ne lui semblait pas qu'un tel régent fût nécessaire, qu'il fallait en instituer un à qui la gloire de la guerre pût appartenir personnellement, si Dieu en ordonnait ainsi ; qui pût être aussi responsable de toute la honte, si le Seigneur permettait qu'il en mésarrivât; et à qui enfin le royaume d'Egypte fût  dévolu, si le Seigneur le livrait entre nos mains. » Nous lui répondîmes alors, avec ceux que le Roi lui avait envoyés, « que le seigneur Roi ne pourrait instituer un tel régent sans le créer roi en même temps, et que ce n'était ni l'intention du seigneur Roi ni la nôtre. » Dans cette situation des choses, le secret que le comte tenait renfermé dans son cœur nous fut enfin découvert avec évidence, et il ne cacha plus le but de ses efforts, car il nous dit « qu'il était étonnant que personne ne lui fît aucune ouverture au sujet du mariage de sa cousine. » En entendant ces paroles nous fûmes étonnés de la méchanceté de cet homme et des sinistres projets qu'il avait formés, lui qui avait été reçu si honorablement par le seigneur Roi, et qui ne craignait pas d'entreprendre de le supplanter, au mépris des lois de la parenté, et en oubliant les devoirs de l'hospitalité.

CAPUT XV.

Qui cum comite venerant, seducunt eum, monentes ne regni principibus acquiescat.

Libet paulisper digredi, ut plenius auditorum sensibus ingeratur, quidnam sit, in quo praedictum comitem, malitiose versatum, tum ex multorum relationibus, tum etiam ex ejus confessione cognovimus. Quidam potens homo, cum domino comite peregrinationis illius comes venerat, advocatus videlicet de Betuna, qui duos secum traxerat filios jam adultos. Hic, ut dicitur, suffragio usus comitis Willelmi de Mandavilla, qui cum eodem comite, eadem via venerat, dominum comitem circumveniens, persuadere coepit quod maximis sibi compendiis uti posset dominus comes, in facto regni; dicens se amplissimum habere patrimonium, in ejus comitatu, quod universum domino comiti haereditario jure possidendum daret, si elaboraret saepedictus comes, ut duae filiae domini regis Amalrici, apud duos filios suos nuptui locarentur. Erant autem domini Amalrici profecto duae filiae, una quae uxor fuerat marchionis; altera infra annos nubiles constituta, cum domina regina matre ejus apud Neapolim degens. His ergo verbis assensum praebens comes, pronum se dabat, ut verbum hoc effectui mandaretur.

Sed nunc redeamus ad propositum. Intellecto ergo quorsum spiritus comitis anhelaret, respondimus: Quod domino regi id prius oporteret nuntiari; quodque illi videretur de communi consilio respondendum, die crastina renuntiaremus. Facto mane, prius tamen habito consilio, redeuntes ad comitem, respondimus: Quod apud nos consuetudo erat, usu approbata longaevo, quod viduam, et maxime praegnantem, infra annum luctus non sit honestum, ad vota migrare secunda; et vix praeterierant tres menses a morte mariti. Unde non esset nobis imputandum ad malum, si contra disciplinam temporum et regionis nostrae, de matrimonio praedictae dominae nullum habuerimus tractatum. Tamen universis nobis gratum esse et acceptum, si cum ejus, ex quo praesens erat, consilio, de verbo praedicto tractaretur; nam pro certo dominus rex, et in hoc, et in omnibus aliis negotiis, ejus semper proposuerat specialiter regi consilio, et ejus quantum cum suo honore posset, deservire voluntati. Praeiret ipse in verbo, et nominaret aliquam personam ad hoc idoneam; et nos de communi voluntate, in facto praesenti, parati eramus procedere. Quod verbum moleste ferens, dixit: Se id omnino non facturum, nisi prius universi principes jurarent, quod sine contradictione, ejus starent verbo; nam hoc esset personam alicujus nobilis dehonestare, si eo nominato, repulsam pateretur. Nos autem respondimus: Quod illud omnino contra domini regis et nostram esset honestatem, si ejus sororem personae ignotae, et cujus etiam nomen ignoraretur, traderemus. Tandem cognita regis et principum omnium voluntate, licet plurimum indignans et iratus, ab hoc verbo destitit.

Ἐδόκει

Il faut que je fasse ici une petite digression pour faire mieux connaître à mes lecteurs comment nous parvînmes à découvrir, tant par les rapports de beaucoup de personnes que par les aveux du comte, les perfides intentions qu'il nourrissait dans son cœur. Un certain homme puissant, qui avait accompagné le seigneur comte dans son pèlerinage et qui se nommait Avocat de Béthune, avait en outre amené avec lui ses deux fils déjà grands. S'appuyant, à ce qu'on dit, du concours du comte Guillaume de Mandeville, qui avait également suivi le comte de Flandre, il chercha à circonvenir ce dernier, et parvint à lui persuader qu'il trouverait de grandes facilités à s'établir dans notre royaume. Il lui dit en même temps qu'il possédait dans le même comté de Flandre un très-vaste patrimoine, et qu'il le lui donnerait entièrement pour être possédé par lui à titre héréditaire, pourvu que celui-ci voulût s'employer à faire donner en mariage à ses fils les deux filles du seigneur roi Amaury. Ce roi avait laissé en effet deux filles, dont l'une avait été femme du marquis, et dont l'autre, parvenue à l'âge nubile, vivait à Naplouse avec la reine sa mère. Le comte de Flandre avait consenti à ces propositions, et employait tous ses efforts à en assurer le succès. Je reprends maintenant la suite de mon récit.

Lorsque nous eûmes reconnu le but vers lequel se dirigeait l'avide ambition du comte, nous lui répondîmes, « qu'il fallait d'abord faire connaître ces propositions au seigneur Roi, et que nous lui rapporterions le lendemain la réponse que le Roi jugerait devoir faire, de l'avis de son conseil. » Le lendemain en effet et après la tenue du conseil, nous retournâmes auprès du comte et lui dîmes « que c'était chez nous un usage confirmé par une longue expérience, qu'une femme veuve et surtout grosse ne pût décemment convoler en secondes noces qu'après l'expiration d'une année de deuil, et qu'il y avait trois mois tout au plus que cette veuve avait perdu son mari. Qu'il ne fallait donc point prendre en mauvaise part que nous n'eussions point méconnu les habitudes du temps et les règles adoptées dans notre pays, et qu'il n'eût pas été question jusqu'à ce moment du mariage de ladite dame. Que toutefois nous verrions tous avec plaisir que l'on s'occupât de cette affaire et qu'il en donnât lui-même son avis, puisqu'il était présent, et puisqu'on effet il était certain que le seigneur Roi avait toujours le désir de se diriger selon ses conseils, en ce point comme en tout autre, et d'obtempérer à ses volontés, autant du moins qu'il pourrait le faire avec honneur. Qu'ainsi le comte n'avait qu'à prendre l'initiative, et à nommer la personne qui lui paraîtrait le plus convenable pour l'accomplissement de ce projet, et que nous serions tout prêts à agir en cette occasion d'après la volonté générale. » Impatienté de cette réponse, le comte nous dit alors « qu'il ne ferait point ce que nous lui demandions, à moins que tous les princes ne jurassent d'abord de s'en tenir à la proposition qu'il présenterait, et de n'y mettre aucune opposition ; car, ajouta-t-il, ce serait déshonorer la personne d'un noble, quel qu'il fût, de lui faire subir un refus après qu'il aurait été nommé. » A quoi nous répondîmes « qu'il serait tout-à-fait contraire à l'honneur du seigneur Roi et au nôtre, de livrer ainsi sa sœur à un inconnu dont personne même ne saurait le nom. » — Ayant ainsi connu les intentions du Roi et de tous les princes, le comte abandonna sa proposition, non sans conserver un vif ressentiment et beaucoup de colère.

CAPUT XVI.

Imperatoris Constantinopolitani ad sunt legati petentes instanter pacta, quae cum domino eorum rex inierat, impleri; et contra Aegyptum expeditiones praeparari.

Erant per idem tempus Hierosolymis, domini imperatoris nuntii, viri inclyti et eminentes, dominus Andronicus, qui cognominatur Angelus, domini imperatoris ex sorore nepos; Joannes vir magnificus, megaltriarcha; vir nobilis Alexander, comes Cupersanensis de Apulia; Georgius Sinaites, imperialis aulae familiaris. Hi ex praecepto imperiali ad dominum regem venerant, arbitrantes tempus esse, sicut et sperabatur, ut in adventu domini comitis Flandrensis, pacta, quae aliquando inter dominum imperatorem, et dominum regem Amalricum inita fuerant; postmodum inter eumdem dominum imperatorem, et dominum Balduinum qui in praesenti regnat, non dissimilibus conditionibus fuerant innovata, auctore Domino, contraherentur ad effectum. Et ob hoc curia generalis apud eamdem sacratissimam urbem indicta fuerat, convenientibus in unum universis regni magnatibus. Erat omnibus spes una, eaque quasi fovebat universos, quod auxilio et consilio praedicti comitis et suorum regnum Deo amabile, optatum susciperet incrementum, et de conterendis Christi hostibus, diligens haberetur tractatus; cum subito, ut praemisimus, in sinistrum latus mutatus est comes, et promissorum immemor, ad alia se convertit negotia, omne spei nostrae firmamentum evacuans. Instant tamen imperiales apocrisiarii, ut pactis staretur, allegantes, moram solere secum periculum trahere; per eos non stare, quominus in concepto negotio procederetur; verum se paratos asserunt, omnes pactis insertas conditiones, fideliter et larga interpretatione velle adimplere. Nos autem audientes legatorum verba, deliberatione habita, visum est expedire, ut domino comiti verbum ex ordine panderetur; quo accito et praesente, propositus fuit ei pactorum inter nos et dominum imperatorem in scriptis fideliter tenor, ejus aurea bulla munitus. Quo diligenter lecto, et intellecto plenius, quaesitum est ab eo, Quid sibi videretur? Qui respondit: Se hominem peregrinum esse, locorum ignarum, et maxime regionis Aegypti, quae longe ab omnibus aliis regionibus, alterius dicitur esse conditionis; quae certis temporibus aquis irrigetur, et occupetur universa. Nos autem melius nosse et locorum faciem, et abeundi opportunitatem; tamen se audivisse ex eis qui frequenter in Aegyptum descenderant, tempus ad ejus impugnationem non convenire. Adjecitque, quod hiems in proximo erat; Aegyptus vero aquis Nili restagnantis operiebatur. Iterum infinitam Turcorum multitudinem illuc confluxisse audierat. Timebat praeterea, et maxime, ne iter agentibus, aut etiam pervenientibus, alimenta deficerent, et inediae molestia conficeretur exercitus. Ad hoc nos, videntes quod calvas quaereret occasiones, ne sub hoc pretextu viam declinaret, obtulimus ei sexcentos camelos, ad victualia, arma et caetera impedimentorum genera per terras deportanda; et naves quotquot haberet necessarias ad alimenta, sive bellicis usibus necessarias, machinarum moles per mare devehendas. Quibus omnibus spretis, subintulit: Quod omnino in Aegyptum non descenderet nobiscum, ne forte ipse, et qui eum sequerentur, fame perire compellerentur; adjecit etiam, quod ipse consueverat per opulentas regiones suos trahere exercitus; nec possent sui hujusmodi tolerare inopias; sed eligeremus alias partes, ubi commodius et facilius ad Christiani nominis incrementum, et exercitus ducere, et hostes Christi conterere possemus; et ad hoc ipse cum suis libenter se accingeret.

Ἐδόκει Il y avait dans le même temps à Jérusalem des députés du seigneur Empereur, hommes illustres et éminents, savoir : le seigneur Andronic, qu'on surnomme l'Ange, neveu du seigneur Empereur, comme fils de sa sœur; Jean, homme magnifique et mégatriarque (10) ; le noble Alexandre, comte de Conversana, dans la Fouille, et Georges Sinaïte, serviteur intime de la cou. impériale. Ils s'étaient rendus auprès du seigneur Roi de la part du seigneur Empereur, jugeant, d'après les nouvelles espérances que leur donnait l'arrivée du comte de Flandre, que le temps était venu de mettre à exécution, avec l'aide de Dieu, le traité conclu depuis longtemps entre le seigneur Empereur et le seigneur roi Amaury, et renouvelé depuis lors, aux mêmes conditions, entre cet Empereur et le seigneur Roi qui règne maintenant. On avait en conséquence convoqué une cour générale dans la ville sainte, et tous les grands du royaume s'y étaient rendus, avec l'espoir, partagé par l'universalité des habitants, que les conseils et les secours du seigneur comte de Flandre et des siens contribueraient à l'agrandissement si désiré du royaume agréable à Dieu, et que l'on traiterait dans cette assemblée des meilleurs moyens de parvenir à la destruction des ennemis du Christ; mais tout-à-coup, comme je l'ai annoncé, le comte parut changé d'une manière fâcheuse, et, oubliant ses promesses, il s'occupa de tout autres affaires et renversa ainsi les espérances que nous avions pu concevoir à juste titre. Les conseillers intimes de l'Empereur insistaient cependant pour l'exécution des traités, disant « que tout retard pourrait entraîner des dangers, protestant que ce n'était pas leur faute si l'on différait ainsi de suivre l'accomplissement des projets convenus, et qu'ils étaient tout prêts à remplir fidèlement, et même avec la plus large interprétation possible, toutes les conditions stipulées dans le traité. » Apres avoir entendu ces paroles des députés et délibéré à ce sujet, nous jugeâmes convenable de faire connaître ces propositions au seigneur comte dans tout leur détail : il fut donc appelé, et, lorsqu'il se présenta, on mit sous ses yeux le texte fidèle du traité, écrit et conclu entre nous et le seigneur Empereur, et revêtu de son sceau d'or. Il le lut avec soin, l'examina attentivement, après quoi on lui demanda ce qu'il en pensait. Il répondit alors « qu'il était étranger; qu'il ne connaissait pas les localités et encore moins le pays d'Egypte, qu'on disait fort différent des autres et dans une situation toute particulière, puisqu'à de certaines époques les eaux le submergeaient et occupaient entièrement tout son territoire; que nous connaissions mieux l'état des lieux et les moments convenables pour y aller ; que cependant il avait entendu dire à ceux qui étaient souvent descendus en Egypte, que l'époque actuelle n'était pas favorable pour aller l'attaquer. Il ajouta que l'hiver approchait, que l'Égypte était tout inondée par les débordements du Nil, et qu'en outre il avait entendu dire qu'il y était accouru une multitude innombrable de Turcs ; enfin il redoutait, dit-il, par dessus, tout le reste, qu'on ne manquât de vivres pendant la marche, et plus encore après être arrivé dans le pays, et que l'armée entière ne fût détruite par le fléau de la face mine. » Voyant qu'il n'alléguait que de mauvaises raisons, et désirant lui ôter tout prétexte de refus, nous lui offrîmes six cents chameaux, pour faire transporter par terre les vivres, les armes et tous les bagages, et en outre autant de navires qu'il voudrait pour embarquer et expédier par mer tous les approvisionnements nécessaires à la guerre, et toutes les grosses machines. Mais il repoussa ces propositions, et déclara « qu'il ne voulait pas absolument se rendre en Egypte avec nous, de peur de s'y voir forcé d'y périr de faim, lui aussi bien que tous ceux qui le suivraient. » II ajouta encore « qu'il avait toujours eu l'habitude de conduire ses armées dans des  pays très-riches, que ses hommes ne pourraient sup« porter de telles privations, et que si nous voulions enfin choisir tout autre pays, où l'on pourrait plus commodément, et avec plus de facilité, travailler à l'accroissement du nom chrétien, conduire des armées et détruire les ennemis du Christ, il ferait volontiers toutes ses dispositions pour marcher avec les siens. »

CAPUT XVII.

Comes factum impedit, ab honesto alienus proposito.

Porro nobis nec tutum erat, nec honestum a pactis discedere. Nam domini imperatoris nuntii, praeclari et nobiles viri, cum infinita pecunia praesentes erant, paratos se asserentes, ut praemisimus, conventiones inter nos et dominum imperatorem initas fideliter adimplere; habentes in portu Acconensi septuaginta galeas, exceptis aliis navibus, ad iter et opus condictum sufficientes; item juramentis nostris obviare, inhonestum nimis et periculosum videbatur. Quod si etiam cum assensu imperialium nuntiorum res in aliud tempus differri potuisset, praesens domini imperatoris auxilium deserere non reputabamus tutum, timentes indignationem ejus, quae nobis poterat esse nimis periculosa. Igitur juxta condictum nostrum, secundum quod prius convenerat, consentientibus partibus utrisque, iter nostrum firmavimus, ad opus nos accingentes, quod ante multo cum domino imperatore constitueramus. Quo audito, comes Flandrensis iterum contra nos vehementius coepit inflammari, dicens: quod in ejus contumeliam totum hoc fuerat fabricatum. Et factum est post multa, ut ejus quocunque modo satisfaceremus voluntati, quod de communi tam nostrorum quam Graecorum consilio, iterum expeditio dilata est, usque per totum Aprilem sequentem.

His ita gestis, dominus comes, cum Hierosolymis quasi per quindecim dies fuisset, completis orationibus et sumpta palma, quod est apud nos consummatae peregrinationis signum, quasi omnino recessurus Neapolim abiit. Unde post dies aliquot, ad nos misit Hierosolymam advocatum de Betuna, cum quibusdam aliis de suis hominibus; qui nobis ex parte domini comitis nuntiarunt quod comes paratus erat, et haec erat ejus deliberationis summa, quocunque nobis videretur optimum, sive in Aegyptum, sive ad alias partes nos sequi. Quo comperto, etsi nobis videretur ridiculum toties mutare sententias, et nimiae instabilitati videretur merito imputandum, nulli certo haerere proposito; tamen Graecos, licet inviti convenimus, videntes comitis intentionem. Non enim erat ejus propositi dicta compensare operibus; sed ad id summa ope nitebatur, quod nos in culpam traheret, et scribere ultramontanis principibus posset, per nos stetisse, quominus in negotio esset processum. Culpam ergo suam in nos retorquere volens, praedictos ad nos miserat; nullo modo sperans quod Graeci ad nostram iterum redirent voluntatem.

Ἐδόκει

Cependant il n'était ni sûr, ni honorable pour nous de renoncer à l'exécution de notre traité. Les députés du seigneur Empereur, hommes nobles et illustres, étaient toujours là avec de grandes sommes d'argent, persistant à déclarer qu'ils étaient tout prêts à exécuter fidèlement les conventions arrêtées entre nous et le seigneur Empereur. Ils avaient dans le port d'Accon soixante-dix galères, sans compter d'autres navires, et ces galères étaient plus que suffisantes pour les transports et pour la réussite du projet convenu. On jugea donc qu'il y aurait en même temps honte et péril pour nous à refuser l'accomplissement des serments qui nous engageaient. Quand même il eût été possible d'obtenir le consentement des députés impériaux pour faire différer l'expédition, il ne nous paraissait pas sûr de renoncer aux secours que l'Empereur avait mis alors même à notre disposition, et nous étions fondés à craindre que l'indignation qu'il en pourrait ressentir ne nous entraînât dans de graves périls. En conséquence, et en exécution de nos promesses et des conventions réglées depuis longtemps, nous nous confirmâmes, du consentement des deux parties contractantes, dans le projet de cette expédition, et nous fîmes nos préparatifs pour l'entreprise que nous avions auparavant arrêtée de concert avec le seigneur Empereur. Lorsqu'il en fut informé, le comte de Flandre recommença à faire rage contre nous avec plus de véhémence que jamais, disant que toute cette affaire avait été conduite à ce résultat uniquement pour lui faire un affront. On en vint enfin, après de nouvelles hésitations, à faire complètement sa volonté, et l'expédition fut de nouveau retardée pour tout le mois d'avril, de notre consentement et de l'aveu des Grecs.

Sur ces entrefaites, et après que le seigneur comte eut demeuré quinze jours environ à Jérusalem, comme il avait terminé ses prières et reçu le rameau qui est chez nous la preuve de l'accomplissement d'un pèlerinage, il partit pour Naplouse, comme dans l'intention de se retirer tout-à-fait. Quelques jours après, il nous envoya à Jérusalem Avocat de Béthune et quelques autres de ses hommes : ils vinrent nous annoncer de la part du seigneur comte que celui-ci, après avoir longtemps hésité, était définitivement résolu et prêt à nous accompagner où nous jugerions le plus convenable d'aller, soit en Egypte, soit en tout autre lieu. Quand nous eûmes reçu ce message, quoiqu'il nous parût ridicule que le comte changeât si souvent d'avis, et que nous fussions fondés à lui reprocher cette extrême mobilité qui l'empêchait de tenir fermement à une résolution quelconque, nous nous déterminâmes cependant, mais bien malgré nous, à aller trouver les Grecs. Le comte, dans ce moment même, n'avait nullement l'intention de confirmer ses paroles par ses actions; le seul objet de tous ses efforts était de parvenir à nous entraîner à quelque faute, afin de pouvoir écrire aux princes d'outre-mer que nous seuls avions empêché l'exécution de cette entreprise. Dans son désir de faire retomber ses fautes sur nous-mêmes, il nous avait envoyé ces députés, parce qu'il comptait bien qu'il n'y aurait pour nous aucun moyen de ramener les Grecs à nos projets.

CAPUT XVIII.

 Imperatoris legati ad propria redeunt. Comes versus partes Antiochenas contendit. Balianus domini regis Amalrici viduam uxorem ducit.

Convenimus ergo Graecos, tentantes, si vellent iterum pactis stare prioribus; et si comes nobiscum veniret, utrum vellent in Aegyptum descendere? Qui respondentes: Quamvis tempus esset arctum nimis, ut exercitus possent praeparare suos, tamen, si comes propria manu vult jurare, quod veniat nobiscum; et si contigerit eum, vel hic, vel in via infirmari, quod suos mittat; et quod in tota expeditione bona fide, sine fraude, et malo ingenio, pro Christianitatis incremento laboret: et quod non sit in consilio vel auxilio, quod pacta inter dominum regem et dominum imperatorem tractata et conscripta, ex aliqua parte infringantur; et idipsum homines suos jurare fecerit, licet nobis nimis durum, et contra virilem constantiam videatur toties mutare consilia, tamen, ut regni hujus Deo amabilis, et domini imperatoris amplietur gloria, veniemus. Hic, cum suum juramentum, advocatus et qui cum eo missi fuerant, super dictis conditionibus offerrent; nec omnia tamen praedicta cum suo juramento vellent comprehendere, nec comitis promitterent juramentum, noluimus amplius verbis inutilibus insistere; solutum est colloquium nostrum; sumptaque licentia, imperiales legati, negotium saepe dictum, usque in tempus opportunum differentes, ad propria redierunt. Post hoc coeperunt nuntii comitis quaerere, ex quo praedicta non posset esse in praesenti expeditio: Quid cum auxilio regni dominus comes posset facere, ne omnino videretur otiosus? Placuit tandem iis quibus verbum erat hoc propositum, quod in terram Tripolitanam aut Antiochenam proficisceretur; ibi enim videbatur quod ad honorem suum et Christianitatis incrementum, aliquid posset operari. Erant nonnulli, qui domino principi Antiocheno, qui praesens erat, et domino comiti Tripolitano imputabant quod comes ita erat adversus profectioni in Aegyptum; nitebantur enim, ut dicitur, ad suas eum partes trahere, sperantes ejus auxilio aliquid adoriri, ad incrementum suarum regionum respiciens; sed spe sua frustrati sunt; quia nec apud nos, nec apud eos quidpiam memoria dignum ei datum est divinitus consummasse. Dignum quippe erat, ut cui Dominus suam subtraxerat gratiam, in nullo prosperaretur. Quia superbis resistit Deus, humilibus autem dat gratiam (I Petr. V, 5) . Promisit tamen dominus rex, se cooperatorem et adjutorem futurum; tradiditque ei illuc eunti, centum equites de suis et peditum duo millia. Et in hoc statu erant res nostrae, circa Kal. Octobris. Assumptis ergo suis, et domino comite Tripolitano, magistroque domus Hospitalis et multis ex fratribus militiae Templi, ad partes contendit Tripolitanas. Per idem tempus, dominus Balianus de Ibelim, frater domini Balduini de Ramis, viduam domini regis Amalrici, reginam Mariam, filiam Joannis Protosevasti, unde superius fecimus mentionem, domino rege id permittente, uxorem duxit; cum qua etiam Neapolitanam urbem, quam illa possidebat nomine donationis propter nuptias, in vita uxoris habendam suscepit.

Ἐδόκει

Nous allâmes donc trouver ceux-ci, pour essayer de les disposer de nouveau à l'accomplissement des traités, et leur demander s'ils voudraient descendre en Egypte, dans le cas où le comte y viendrait avec nous. Ils nous répondirent « que, quoiqu'il leur restât bien peu de temps pour préparer leurs armées, si cependant le comte voulait jurer en personne de venir avec nous, et d'envoyer tous les siens, dans le cas où il lui arriverait d'être malade, «dans le royaume ou pendant la route; s'il voulait durant tout le cours de l'expédition travailler de bonne foi, sans fraude ni mauvaise intention, pour le plus grand avantage de la chrétienté; s'il s'engageait à n'enfreindre en aucun point, ni par conseils, ni par secours, le traité conclu par écrit entre le seigneur Roi et le seigneur Empereur ; s'il faisait enfin jurer les mêmes choses à ses hommes, les Grecs, quoiqu'il pût leur paraître fâcheux de voir un homme dépourvu de la fermeté convenable et si souvent porté à changer d'avis, viendraient cependant avec nous pour travailler à accroître la gloire du royaume agréable à Dieu et de leur seigneur Empereur.» Alors Avocat et ceux qui étaient venus avec lui offrirent de prêter serment sur les propositions qui leur étaient faites; mais comme ils ne voulurent pas cependant faire entrer dans leur serment toutes les conditions exigées, et ne promirent pas même la parole du comte, nous ne voulûmes plus continuer des négociations aussi infructueuses : la conférence fut rompue, les députés impériaux prirent congé, remettant à un temps plus opportun la suite de cette affaire, et repartirent pour leur pays.

Les députés du comte demandèrent alors, puisqu'il n'y avait pas moyen d'entreprendre pour le moment cette expédition, ce que pourrait faire le seigneur comte avec les secours du royaume, pour ne pas demeurer tout-à-fait dans l'oisiveté. Il plut à ceux à qui ces propositions furent portées de l'engager à se rendre sur le territoire de Tripoli ou sur celui d'Antioche, où l'on pouvait croire que le comte trouverait à faire quelque entreprise honorable pour lui et utile en même temps à la chrétienté. Quelques personnes .reprochaient au seigneur prince d'Antioche qui était présent, et au seigneur comte de Tripoli . l'opposition que le comte de Flandre avait manifestée au sujet de l'expédition en Egypte, et l'on disait que ces deux princes faisaient tous leurs efforts pour entraîner le comte chez eux, dans l'espoir de pouvoir, avec son secours, faire quelque tentative qui tournât à l'agrandissement de leurs possessions; mais ils furent trompés dans ces calculs, car le ciel ne permit point au comte d'exécuter ni chez nous, ni chez eux aucune entreprise mémorable : il était juste en effet que celui à qui le Seigneur avait retiré sa grâce ne pût prospérer en rien ; car «. Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles. (11) » Le seigneur Roi cependant lui promit de coopérer à ses efforts et de lui prêter secours; il lui donna en conséquence, au moment de son départ, cent de ses chevaliers et deux mille hommes de pied. Telle était la situation de nos affaires vers le commencement d'octobre; le comte de Flandre prit alors avec lui tous les siens, le seigneur comte de Tripoli, le maître de la maison de l'Hôpital, beaucoup de frères chevaliers du Temple, et se rendit dans le pays de Tripoli.

Vers le même temps le seigneur Balian d'Ibelin, frère du seigneur Baudouin de Ramla, épousa, avec la permission du seigneur Roi, la veuve du seigneur roi Amaury, la reine Marie, fille de Jean le protosébaste, dont j'ai eu plusieurs fois occasion de parler. Il reçut en outre, pour être possédée par lui pendant la vie de sa femme, la ville de Naplouse, dont celle-ci jouissait, à titre de donation, pour cause de mariage.

CAPUT XIX.

Comes Flanarensis, una cum principe Antiocheno et Tripolitano comite, castrum Harenc obsidet, et sine fructu laborat.

Perveniens igitur ad partes destinatas comes, compositis ad iter necessariis, ordinatisque agminibus, cum Tripolitano comite et suis, terras hostium ingreditur, circa Emissenam et Hamam, moram facientes aliquam, non sine hostium damno.Salahadinus enim completis pro voto in illa regione negotiis, facta cum filio Noradini pro suo arbitrio pace, in Aegyptum descenderat; timens ne ille de quo praediximus, apparatus et diu promissa expeditio, illuc, sicut dispositum multo ante fuerat, properaret. Traxerat ergo secum, quoscunque et undecunque eos corrogare poterat, maximas militum copias; illuc robur congerens, ubi videbantur majora emergere posse negotia. Invenientes igitur comes et sui regionem viribus vacuam, liberius poterant evagari; municipia tamen et civitatum praesidia, alimentis, armis et custodibus satis erant et sufficienter munita. Cognito vero dominus princeps, quod hostium fines ingressi essent, sicut ex condicto inter eos convenerat, ipse vero alia via properans adjungit se illis. Convenientes itaque corpore, convenerunt et mente; idque temporibus praesentibus magis opinantes expedire, placuit ut castrum Harenc obsiderent. Est autem praedictus locus, in territorio Chalcidensi, quae civitas hodie vulgo appellatur Artasia, nobilis aliquando, nunc ad instar parvissimi redacta oppidi. Distat autem uterque locus ab Antiochia quasi milliaribus duodecim. Ad quem locum ubi perventum est, locatis in gyrum castris, locum ex omni vallant parte, ut nec obsessis exitus; nec ad eos, subsidium ministrare volentibus, liber pateret introitus. Proinde machinas, et quae ad usus hujusmodi solent esse necessaria, construunt; et quamdam quasi perpetuitatem obsidionis et propositi constantiam promittentes, casas componunt vimineas, et propter ingruentem hiemem vallis castra muniunt, ne torrentium impetu damna rerum sustineant in aliquo.

Porro ab Antiochia et suburbanis confinibus ruris incolae, et illius professionis homines, certatim student necessariam ministrare alimoniam. Erat saepedictum castrum filii Noradini, idque solum in partibus illis Salahadinus ei dimiserat. Vallato igitur undique municipio, temporibus certis, et per vices, more solito, oppidanis dabant assultus, et machinis ac tormentis moenia quatientes obsessis negabant requiem.

Ἐδόκει

Le comte, arrivé au lieu de sa destination, prépara tous les approvisionnements nécessaires pour se mettre en route, organisa ses troupes, et entra sur le territoire ennemi avec le comte de Tripoli et tous les siens, et fit d'abord quelque séjour dans les environs d'Emèse et de Hamath, non sans que les ennemis eussent à en souffrir. En effet Saladin, après avoir terminé ses affaires dans ce pays et conclu la paix avec le fils de No radin, aux conditions qu'il avait voulues, était descendu en Egypte, dans la crainte de ces préparatifs dont j'ai déjà parlé, et de cette expédition depuis longtemps promise, pour laquelle toutes choses avaient été réglées longtemps à l'avance. Il avait traîné à sa suite tout ce qu'il avait pu rassembler de combattants et une nombreuse armée, afin de réunir les plus grandes forces sur le point où il semblait que devaient se passer les plus grands événements. Le comte de Flandre et les siens trouvèrent par conséquent le pays dans lequel ils entraient dégarni de troupes, et purent le parcourir en toute liberté ; les places fortes cependant et les citadelles des villes étaient suffisamment approvisionnées en vivres, en armes et en défenseurs. Le prince d'Antioche, instruit que les Chrétiens étaient entrés sur le territoire ennemi, prit une autre route, comme il avait été convenu à l'avance, et alla se réunir à eux. Après avoir fait leur jonction en personne, ils se réunirent également en esprit, et jugèrent que dans les circonstances présentes ce qui leur convenait le mieux était d'aller mettre le siège devant le château de Harenc. Ce fort est situé sur le territoire de Chalcis, aujourd'hui vulgairement appelé Artasie, noble jadis, et qui maintenant ne présente plus que l'aspect d'un petit bourg. Cette ville et le fort sont situés à douze milles d'Antioche environ. Lorsque notre armée fut arrivée devant Harenc, on dressa le camp en cercle, et l'on investit tout le tour de la place, afin que les assiégés ne pussent en sortir, et que ceux qui voudraient leur porter secours ne pussent arriver librement jusqu'à eux. On construisit ensuite des machines et tous les instruments nécessaires aux opérations de ce genre; puis, comme s'ils eussent voulu promettre un siège en quelque sorte éternel, et engager leur constance à le soutenir, les Chrétiens bâtirent des huttes en osier, et, attendu que l'hiver approchait, ils entourèrent leur camp de fossés pour se défendre des dommages que pourraient leur faire d'impétueux torrents.

Pendant ce temps les gens d'Antioche et les habitants des campagnes environnantes, adonnés à l'agriculture, s'empressaient à l'envi d'apporter au camp les vivres dont on avait besoin. Le château de Harenc appartenait au fils de Noradin, et c'était le seul que Saladin lui eût laissé dans cette partie du pays. Lorsqu'il fut investi de tous côtés, les assiégeants livrèrent des assauts à la place, prenant leur temps à l'avancé, et passant chacun à son tour de service, comme il est d'usage ; en même temps leurs machines et leurs instruments à projectiles attaquaient et ébranlaient les murailles, en sorte que les assiégés n'avaient aucun moment de repos.

CAPUT XX.

Salahadinus cum multitudine infinita ab Aegypto veniens, regnum ingreditur; ante Ascalonam se locat. Rex cum universis regni viribus illi obviam occurrit; ante praedictam urbem conflictus cum hostibus habetur maximus.

Interea, dum haec in partibus Antiochenis geruntur, Salahadinus audiens quod comes et totius exercitus Christiani robur, quod ipse non sine timore vehementi in Aegypto praestolatus fuerat, ad partes se contulerat Antiochenas; arbitratus non imprudenter, quod regnum viribus vacuum impune posset invadere; et duorum alterum facilius obtinere, aut obsidionem ab obsesso dimovere municipio; aut hostibus illic perseverantibus, de his qui in regno remanserant, obtinere triumphum. Collectis igitur undique militaribus copiis, in multitudine gravi, et armis et omnibus pene quae in bello solent usui esse, solito instructiore, egressus de Aegypto, per vastitatem interjectae solitudinis, maturato itinere pervenit ad urbem antiquissimam, desertam tamen, Laris nomine; ubi deposita impedimentorum parte, et sarcinarum onere sublevato, assumptis sibi qui expeditiores, et pugnandi peritiores videbantur, relictis post se oppidis nostris Darum et Gaza urbe famosissima, subito ante Ascalonam, praemissis quibusdam excursoribus, irruit.

Dominus vero rex, aliquot diebus ante, de adventu ejus praemonitus, id quod residuum erat in regno militiae, celeriter convocans, cum suis eamdem urbem, paucis ante diebus ingressus fuerat. Aberat, ut praemisimus, comes Tripolitanus cum centum ex nostris militibus, de multo numero electis; magister quoque Hospitalis cum fratribus suis, et pars maxima militiae Templi; reliqua vero pars fratrum in Gazam se receperat, timentes ne eam, quia prima de urbibus nostris ei occurreret, Salahadinus obsideret; item Henfredus regius constabularius, aegritudine maxima, ut diximus, laborabat. Paucos igitur secum habens dominus rex,

ut comperit quod per campestria nobis contermina libere et hostiliter vagarentur et discurrerent hostes, invocato divino auxilio, relictis qui civitatem tuerentur, urbe cum suis egreditur, tanquam cum eis pugnaturus. Salahadinus vero prope civitatem gentem suam in unum collegerat. Egressus autem Christianus exercitus, inspecta partis adversae multitudine infinita, qui sensus habebant magis exercitatos in talibus, tutius esse dicebant in se subsistere, quam dubiis belli eventibus inconsulte se committere. Ita ergo usque ad vesperam, habitis tamen interdum singularibus conflictibus, quamvis proximae essent utrinque acies, eorum impetus sustinuerunt nostri. Advesperascente autem die, periculosum credentes, in tam modica manu, castris se committere illa nocte, praesertim cum tanta esset hostium immensitas, in civitatem Ascalonam iterum prudenter se receperunt. Quod factum in tantam Salahadinum cum suis erexit praesumptionem, ut jam non in se solide subsisteret, sed ambularet in mirabilibus super se; et jam quasi victor, commilitonibus suis regni subjugati portiones certas designaret. Coeperunt ergo de caetero, quasi pro votis obtinentes omnia, incautius discurrere, habere se imprudentius, passim per turmas inordinatis agminibus vagari.
 

CHAPITRE XX.

Dans le même temps, Saladin ayant appris que le comte et toute l'armée chrétienne qu'il était allé attendre en Egypte, non sans éprouver de très-vives craintes, s'étaient rendus dans le pays d'Antioche, jugea fort sagement qu'il lui serait possible d'envahir notre royaume, qui se trouvait dégarni de forces, et d'obtenir facilement l'un ou l'autre de ces deux résultats, ou la levée du siège de Harenc et la retraite de ceux qui l'attaquaient, ou, s'ils persistaient dans leur entreprise, un triomphe certain sur ceux des nôtres qui étaient demeurés dans le royaume. Il rassembla donc ses troupes de tons côtés, en quantité innombrable, s'approvisionna plus encore que de coutume en armes et en toutes les choses nécessaires à la guerre, sortit d'Egypte, traversa la vaste étendue du désert qui nous en sépare, et arriva à marches forcées dans l'antique ville de Laris, maintenant inhabitée. Il y laissa une partie de ses équipages, se débarrassa des bagages les plus lourds, et prenant avec lui ceux qui furent jugés les plus actifs et les plus habiles dans le combat, laissant sur ses derrières notre bourg de Daroun et notre célèbre ville de Gaza, il envoya en avant quelques éclaireurs, et arriva bientôt après, de sa personne, devant Ascalon.

Le seigneur Roi, instruit depuis quelques jours de sa prochaine arrivée, avait convoqué en toute hâte tout ce qui restait de chevaliers dans le royaume et était entré depuis peu dans la même ville avec les siens. J'ai déjà dit que le comte de Tripoli était absent avec cent de nos chevaliers, choisis sur un plus grand nombre; le maître de l'Hôpital avec ses frères, et la plupart des chevaliers du Temple étaient également partis: ceux qui restaient de cette dernière maison s'étaient retirés à Gaza, dans la crainte que Saladin ne l'assiégeât, attendu que c'était la première de nos villes qu'il devait rencontrer sur son chemin ; enfin Honfroi, le connétable, était retenu par une maladie très-grave. Le seigneur Roi n'avait donc que très-peu de monde avec lui.

Lorsqu'il apprit cependant que les ennemis se répandaient librement dans les plaines voisines, et portaient de tous côtés leurs ravages, invoquant les secours du ciel et laissant quelques hommes pour défendre la ville, il sortit avec les siens et comme pour aller combattre. Saladin avait rassemblé ses forces en un seul corps, non loin de la ville. Dès que l'armée chrétienne fut sortie et eut reconnu les forces innombrables de ses adversaires, ceux qui avaient le plus d'expérience de la guerre déclarèrent qu'il serait beaucoup plus sage de se maintenir en position que de se livrer témérairement aux chances toujours incertaines des combats. On demeura donc immobile jusque au soir : il y eut de temps en temps des combats singuliers, et quoique les deux armées fussent très-rapprochées, les nôtres soutinrent cependant très bien ces attaques. Le soir venu, ils jugèrent qu'il serait trop dangereux pour eux, attendu leur petit nombre et l'immense supériorité de leurs adversaires, de demeurer au camp pendant la nuit, et ils rentrèrent sagement dans Ascalon. Ce mouvement inspira un tel orgueil à Saladin qu'il semblait ne pouvoir plus se contenir; il se pavanait dans son admiration de lui-même, et déjà, comme s'il eût remporté la victoire, il distribuait entre ses compagnons d'armes les diverses parties du royaume, qu'il regardait comme conquis. Dès ce moment, et comme si tout eût réussi au gré de leurs désirs, les Turcs commencèrent à. s'abandonner à leur imprudence-, ils se répandaient ça et là sans précaution et s'en allaient de tous côtés par bandes éparses.

CAPUT XXI.

Hostes regionem longe lateque depopulantur, urbes et suburbana succendunt.

Nocte ergo illa opinati sumus, quod ante urbem castra locarent sua, in ea regione ubi pridie fuerant; aut urbi vicinius se conferentes, ipsam obsidione clauderent. Verum ipsi neque sibi neque equis requiem indulgentes, catervatim universam perlustrantes regionem, prout cuique impetus erat, ad diversa rapiebantur. Erat autem inter eorum satrapas quidam, Ivelinus nomine, vir bello strenuus, ad quaelibet tentanda pronus; vir apostata, qui relicta mediatoris Dei et hominum fide, ad gentilem impietatem devia secutus, se contulerat, natione Armenius. Hic, cum acie cui praeerat, usque Ramam urbem in campestribus sitam pervenit; inveniensque eam vacuam, succendit; diffidentes enim illius loci cives, eo quod non esset munita commode, partim cum domino Balduino rege in expeditionem apud Ascalonam profecti fuerant; pars cum infirmiore manu, cum mulieribus et parvulis in Joppen se contulerant; pars in castrum in montibus, situ munitum satis, cui nomen Mirabel, ascenderant. Incensa igitur urbe, praedictus Ivelinus Liddam, finitimam urbem, cum omni suo comitatu properat, locum partitis agminibus, subito vallat in circuitu; deinde sagittarum immissa grandine et omni armorum genere, inclusos aggreditur et incessanter fatigat. Contulerat sane se populus omnis super ecclesiam beati martyris Georgii.

Porro tantus nostros invaserat timor, ut jam non esset spei residuum, nisi in fuga; nec solum his qui in campestribus habitabant, ubi tam liber hostium erat discursus, verum etiam et montium incolis tantus incubuerat horror, ut civitatem sanctam prope desererent ejus cives, et de urbis tuitione diffidentes, in arcem quae dicitur David, reliqua parte civitatis neglecta, se certatim conferrent. Processerant quippe excursores usque ad locum qui dicitur Calcalia, et obtexerant pene universam superficiem terrae eorum praeambuli; et jam etiam dimissis campestribus, ad montana conscendere disponebant. Haec erat facies regionis desolatae, et oppressae amaritudine, in die qua obtexit eam caligine Dominus in furore suo, ad iracundiam provocatus: tamen non continuit in ira sua misericordias suas, nec oblitus est misereri; sed conversus, consolatus est nos, et apposuit ut complacitior sit adhuc (Psal. LXXVI, 7), et secundum multitudinem dolorum nostrorum, in corde nostro consolationes ejus laetificaverunt animas nostras (Psal. XCIII, 19) .

Ἐδόκει

Cette nuit même les Chrétiens pensèrent que leurs ennemis dresseraient leur camp en face de la ville, sur l'emplacement qu'ils avaient occupé la veille, ou qu'ils s'en rapprocheraient encore plus, afin de commencer le siège et d'investir la place. Mais ceux-ci, ne prenant aucun repos ni pour eux ni pour leurs chevaux, se formaient en petits détachements qui parcouraient tout le pays, s'abandonnant à leur impulsion désordonnée. Il y avait parmi leurs satrapes un certain homme nommé Ivelin, vaillant à la guerre, toujours porté aux entreprises hasardeuses, Arménien de naissance, apostat qui avait délaissé la foi du divin Médiateur pour suivre dans leurs aberrations les impiétés des Gentils. Cet homme arriva avec le corps qu'il commandait jusques à la ville de Ramla, située dans la plaine, et la trouvant déserte, il y mit le feu. Les habitants n'osant se fier à leurs fortifications, peu propres en effet à les défendre, étaient tous partis; les uns, réunis à l'expédition du seigneur roi Baudouin, étaient entrés à Ascalon ; d'antres étaient allés à Joppé avec tous les gens faibles, les femmes et les petits enfants-, d'autres enfin s'étaient retirés dans un château nommé Mirebel, situé sur les montagnes et assez bien fortifié. Après avoir incendié Ramla, Ivelin se rendit en hâte avec toute sa troupe devant la ville de Lydda, qui se trouvait dans le voisinage ; dès qu'il y fut arrivé il distribua ses forces tout autour de la place et l'investit ; puis il attaqua les habitants et les harcela sans relâche, en faisant pleuvoir sur eux des grêles de flèches et des traits de toute espèce. Toute la population de la ville s'était retirée au dessus de l'église du bienheureux martyr George.

Cependant nos Chrétiens étaient saisis d'une telle frayeur que déjà ils n'avaient plus aucun espoir que dans la fuite : non seulement ces craintes avaient saisi ceux qui habitaient dans les plaines, inondées et parcourues en toute liberté par les ennemis ; mais ceux-là même des nôtres qui vivaient dans les montagnes partageaient l'épouvante générale ; les habitants de la cité sainte étaient sur le point de l'abandonner, et n'osant compter sur les fortifications de la ville, ils quittaient tous les quartiers à l'envi les uns des autres, pour se retirer dans la citadelle dite de David. Il était venu des éclaireurs ennemis jusqu'au lieu appelé Calcalie; les coureurs de l'armée turque avaient presque couvert toute la surface du pays, et les nôtres, abandonnant les plaines, se disposaient à monter sur les lieux les plus élevés. Tel était l'aspect que présentait notre pays désolé et accablé d'amertume, au jour où le Seigneur, provoqué à la colère, avait dans sa fureur étendu ses épais brouillards sur notre terre. « Cependant il n'oublie point sa bonté compatissante envers les hommes, et sa colère n'arrête pas le cours de ses miséricordes ; il nous assiste, et ses consolations ont rempli de joie notre âme, à proportion du grand nombre de douleurs qui avaient pénétré notre cœur.(12) »

CAPUT XXII.

Rex Ascalona egressus, hostibus occurrit; ordinantur utrinque acies; procinctus fit ad dimicandum.

Nam, dum haec ita in partibus illis geruntur, dominus rex audiens quod fines ejus longe lateque hostium multitudo diffusa penitus occupaverat, ex Ascalona cum suis egreditur, ac hostibus obviam ire parat: satius ducens, cum hostibus etiam dubio eventu praeliandi fortunam tentare, quam praedam, incendia, suorum stragem sustinere. Egrediens igitur per maritimam oram, littus quoque secutus, ut subito et occultus posset inimicis occurrere, pervenit ad eum locum, ubi Salahadinus e regione erat in campestribus. Quo perveniens, acies omnemque apparatum bellicum, tam equitum quam peditum adversus eum dirigit; ubi adjunguntur ei fratres militiae Templi, qui in Gaza remanserant. Inde instructis ordinibus militum, hostibus obviam ire parant, dumque proficiscuntur unanimes injurias suas ultum iri, incendiis quae ex omni parte intuebantur, et strage suorum audita, in virilem audaciam divinitus accensi, quasi vir unus facti, properant; cum ecce ex adverso non multum distantia hostium agmina contuentur. Erat autem hora diei quasi octava. Salahadinus interea audiens nostros spe pugnandi adventare, timens quem prius videbatur optasse congressum, missis qui suos passim dispersos convocarent; clangore quoque buccinarum et tympanorum strepitu, verbis quoque, sicut in talibus fieri solet, manipulos suos ad conflictum animabat, et dictis vires addere nitebatur.

Erat ibi cum domino rege, Odo de Sancto Amando, magister militiae Templi, cum octoginta ex suis; princeps Rainaldus, Balduinus de Ramis, et Balianus frater ejus; Rainaldus Sidoniensis, comes Joscelinus, regis avunculus et senescalcus. Omnes vero quotquot erant promiscuae conditionis, vix trecenti septuaginta quinque inventi sunt. Hi omnes, invocato de supernis auxilio, praevio vivificae crucis ligno mirabili, quod dominus Albertus Bethlehemita episcopus gestabat in manibus, instructis ordinibus, ad dimicandum viriliter se accingebant. At vero interea ad hostium cuneos, qui longius praedas secuti et procurantes incendia discesserant, certatim ex diversis partibus addebantur, fiebatque major numerus; ita quod nisi Dominus, qui non derelinquit sperantes in se, nostros interiore quadam inspiratione clementius erigeret, omnino non solum de victoria, sed et de salute et de libertate desperare cogerentur. Ordinant et ipsi nihilominus acies suas, et juxta militarem disciplinam agmina digerunt, disponentes qui primi aggrediantur, et qui eis sint subsidio.

Ἐδόκει

Dans cet état des choses, le seigneur Roi, apprenant que les ennemis s'étaient répandus sur son territoire en une immense multitude, et l'occupaient de tous côtés, sortit d'Ascalon avec les siens et se disposa à marcher à leur rencontre, jugeant qu'il valait mieux encore tenter la fortune incertaine des combats, que d'abandonner son peuple au pillage, à l'incendie et au massacre. Etant sorti du côté de la mer, il suivit le rivage, afin de marcher sur les ennemis sans être découvert, et arriva à l'improviste dans la plaine où Saladin s'était arrêté. Aussitôt il dirigea de son côté toutes les forces dont il pouvait disposer pour le combat, tant en chevaliers qu'en gens de pied, les frères du Temple qui étaient demeurés à Gaza vinrent aussi le rejoindre. Dès que les chevaliers se furent formés en rang, ils se disposèrent à marcher sur les ennemis : tandis qu'ils s'avançaient tous ensemble pour aller venger leurs injures, le spectacle des incendies qu'ils voyaient de tous côtés, et les détails qu'ils apprenaient sur le massacre de leurs frères, les animaient d'un courage agréable au ciel même-, ils marchaient en avant, comme un seul homme, lorsque tout-à-coup ils reconnurent en face, et à peu de distance, les bataillons ennemis. C'était environ la huitième heure du jour. Saladin ayant appris que les nôtres venaient sur lui dans l'espoir de combattre, et redoutant un engagement qu'il avait paru d'abord désirer, expédia aussitôt des exprès pour rappeler ceux des siens qui se trouvaient dispersés de tous côtés. Le son des trompettes, le bruit des tambours, annonçaient le combat-, Saladin lui-même cherchait, comme il est d'usage, à animer l'ardeur de ses troupes par les discours qu'il leur adressait, et faisait tous ses efforts pour leur inspirer une nouvelle vigueur.

Le seigneur Roi avait avec lui Odon de Saint-Amand, maître du Temple, et quatre-vingts de ses chevaliers, le prince Raimond, Baudouin de Ramla et Balian son frère, Renaud de Sidon et le comte Josselin, son oncle, sénéchal du royaume. On reconnut que l'armée se composait en tout de trois cent soixante-quinze chevaliers de diverse condition. Invoquant les secours du ciel, et précédés du bois admirable de la croix vivifiante, que portait dans ses mains le seigneur Albert, évêque de Bethléem, ils s'avancèrent en bon ordre, bien disposés à combattre vigoureusement. Pendant ce temps, ceux des ennemis qui étaient partis pour aller au loin chercher du butin ou porter les ravages de l'incendie, arrivaient de tous côtés et grossissaient incessamment l'armée de nos adversaires, en sorte qu'à moins que le Seigneur, qui n'abandonne point ceux qui espèrent en lui, ne daignât dans sa clémence inspirer aux nôtres une force intérieure, ils se voyaient réduits à désespérer, non seulement de la victoire, mais même de leur liberté et de tout moyen de salut. Cependant ils ne laissèrent pas de former leurs corps selon les règles de l'art militaire, et convinrent à l'avance quels seraient ceux qui attaqueraient les premiers et ceux qui se tiendraient prêts à les secourir.

CAPUT XXIII.

Committitur pugna; vincitur Salahadinus, et in fugam cum supremo periculo et ignominia vertitur.

Interea, accedentibus hinc inde gradatim bellatorum ordinibus, commissum est praelium, prius casu dubio, sed viribus longe imparibus; postmodum nostris animosius insistentibus, infusa coelitus gratia, quae eos solito redderet fortiores, confractis eorum legionibus, post multam stragem hostes in fugam vertunt. Quis autem esset hostium numerus investiganti mihi et quaerenti diligentius, veridica multorum relatione innotuit, quod viginti sex millia equitum expeditorum, exceptis iis qui summariis insidebant et camelis, intra fines nostros immiserat; ex quibus erant octo millia egregiorum, quos ipsi lingua sua Toassin vocant; reliqua vero decem et octo millia erant gregariorum, quos ipsi appellant Carnagolam. De egregiis autem erant mille, qui omnes induti croceis super loricas examentis, Salahadino concolores, eidem familiarius ad tutelam proprii corporis assistebant. Solent enim Turcorum satrapae et majores principes, quos ipsi lingua Arabica vocant emir, adolescentes, sive ex ancillis natos, sive emptos, sive capta in praeliis mancipia studiose alere, disciplina militari instruere diligenter; adultis autem, prout cujusque exigit meritum, dare stipendia et largas etiam possessiones conferre; in dubiis autem bellorum eventibus, proprii conservandi corporis solent his curam committere et de obtinenda victoria spem habere non modicam: hos lingua sua vocant Mameluc. Hi assistentes domino suo perseveranter, unanimiter ab eo nitebantur propulsare injurias, et usque ad mortem non destituere. Hi sane in conflictu perseverantes, quoadusque fugeret dominus eorum, unanimiter perstiterunt; unde contigit quod, caeteris fuga elapsis, hi pene omnes occumberent.

Conversis itaque hostibus in fugam, insecuti sunt nostri usque dum, inclinata jam die, nox irrueret; ab eo loco, qui dicitur Mons Gisardi, usque ad paludem illam, quae vulgo dicitur Caunetum Esturnellorum. Toto autem illo fugae tempore et spatio, non desiit hostium strages fieri continua, per duodecim vel amplius milliaria; nec de omni numero superfuissent aliqui, nisi nox importune irruens, persequentium gladiis eripuisset. Ut autem expeditius possent fugiendo saluti consulere, abjectis armis et vestibus, sarcinis expositis, relictis infirmioribus, qui fortiores erant et equorum velocium sessores, fugiendo pro viribus, beneficio noctis imminentis, neci subtracti sunt; alii autem omnes aut capti, aut gladiis interempti, graviores exitus sunt consecuti. De nostris autem in primo conflictu quatuor aut quinque occubuerunt equites; pedites autem ad certum, quem nos ignoramus numerum Pervenientes autem, qui fuga fuerant elapsi, usque ad praedictam paludem, si quid residuum erat oneris, loricas videlicet et caligas ferreas, in carectum aquae et in ipsam aquam projecerunt interius, ut et ipsi expeditius incederent, et arma in aquis projecta, nostris nullo tempore possent esse aut usui, aut victoriae signo. Quorum tamen utrumque nostri postea sunt plenius assecuti; nam inhaerentes eorum vestigiis et nocte instante, et sequenti die, et praedictum arundinetum diligentius perscrutantes, paludem quoque ipsam contis et uncis percunctantes, quidquid illi occultaverant, celerius repererunt. Audivimus a quibusdam fide dignis, quod centum inde viderant una die loricas extrahi, exceptis galeis et ocreis ferreis, et minoris ponderis rebus, utilibus tamen et pretiosis.

Collatum autem nobis est hoc tam insigne et saeculis memorabile beneficium, divinitus, anno domini Balduini quarti tertio, mense Novembre, VII Kal. Decembris, die festo Sanctorum martyrum Petri Alexandrini et Catherinae virginis. Reversus autem dominus rex Ascalonam, exspectavit quousque suos reciperet, qui diversis itineribus insecuti fuerant fugientes, quos infra dies quatuor recollegit. Videre erat redeuntes, manubiis onustos, mancipia trahentes, camelorum armenta, equos, tentoria referentes, exsultantes secundum Prophetae dictum: Quasi victores capta praeda, quando dividunt spolia (Isa. IX, 3) .

Ἐδόκει

Les combattants s'étant successivement rapprochés, ou en vint enfin à un engagement qui fut d'abord indécis, mais où les forces se trou valent extrêmement inégales. Bientôt les nôtres, persévérant avec le plus grand courage, et tout remplis de la grâce céleste, qui les rendait plus forts que de coutume, jetèrent le désordre dans les rangs des ennemis, et les mirent en fuite après en avoir tué un grand nombre. Lorsque j'ai voulu savoir d'une manière précise quelle était la force de l'armée ennemie, j'ai reconnu par les rapports de plusieurs personnes très-véridiques, qu'il était entré sur notre territoire vingt-six mille cavaliers équipés, sans compter ceux qui montaient des bêtes de somme et des chameaux ; sur ce nombre, il y avait huit mille hommes de bonne cavalerie, de ceux que les Turcs appellent dans leur langue les toassins., et les autres dix-huit mille hommes étaient de simples soldats, appelés parles Turcs carnagoles. Parmi les premiers on comptait mille hommes vêtus en étoffe de soie de couleur jaune safran, par dessus leurs cuirasses, de même que l'était Saladin, et. faisant auprès de lui le service de gardes-du-corps. En effet, les satrapes turcs et les grands princes qu'ils nomment émirs dans leur langue, sont dans l'usage de faire élever avec soin des jeunes gens nés d'esclaves, ou achetés, ou tombés entre leurs mains dans les combats; ils les font instruire ensuite dans l'art de la guerre; lorsqu'ils sont devenus grands, ils leur donnent une solde proportionnée au mérite de chacun d'eux, et leur allouent même des possessions considérables : dans les hasards de la guerre, ils confient à ces jeunes gens le soin de veiller à la sûreté de leur personne, et mettent en eux leurs plus grandes espérances pour remporter la victoire : les Turcs les appellent en leur langue des Mamelucks. Entourant sans cesse leur seigneur, ils font tous ensemble les plus grands efforts pour éloigner de lui tout malheur, et le suivent jusqu'à la mort. Ceux de Saladin continuèrent à se battre avec constance jusqu'au moment où leur seigneur prit la fuite, et il en résulta que, tandis que les autres se sauvaient, les Mamelucks furent presque tous tués.

Les nôtres cependant poursuivirent les ennemis dans leur retraite jusqu'à la fin du jour et à l'entrée de la nuit, depuis le lieu appelé le Mont de Girard, jusqu'au marais vulgairement nommé le Champ des Étourneaux. Pendant tout ce temps et sur toute la longueur de ce trajet, qui est de douze milles et plus, on ne cessa de tuer un grand nombre d'ennemis, et il n'en serait même échappé aucun si la nuit importune n'était venue les soustraire au glaive des nôtres. Afin de pouvoir fuir plus rapidement et s'occuper uniquement du soin de leur personne, ils jetaient en chemin leurs armes, leurs vêtements, leurs bagages, et, laissant en arrière tous les faibles, les plus forts et ceux qui avaient les meilleurs chevaux fuyaient aussi vite que possible, et parvinrent, à l'aide de la nuit, à échapper à la mort ; les autres, faits prisonniers ou frappés par le glaive, eurent une plus triste fin. Les nôtres perdirent dans le premier combat quatre ou cinq chevaliers, et un nombre connu d'hommes de pied, mais que je ne sais pas. Ceux qui parvinrent à se sauver étant arrivés auprès du marais que j'ai nommé, jetèrent au fond de l'eau tout ce qui pouvait les charger encore, comme leurs cuirasses et leurs bottines de fer, afin d'être eux-mêmes plus dégagés, et aussi afin que ces armes, ainsi plongées dans les eaux, ne pussent en aucun temps servir à nos guerriers ni être montrées par eux en témoignage de leur victoire. Ils se trompèrent cependant dans l'une et l'autre de leurs prétentions : s'attachant sur leurs traces pendant toute la nuit et le jour d'après, les nôtres battirent tout cet emplacement couvert de roseaux, fouillèrent même dans le marais avec de longues perches et des crochets, et y trouvèrent tout ce qu'on y avait caché. Des personnes dignes de foi m'ont assuré qu'on en avait retiré en un seul jour cent cuirasses, sans compter des casques, des bottines de fer et des objets moins importants, utiles cependant et quelquefois précieux.

Cette belle victoire, à jamais mémorable, nous fut accordée par le ciel la troisième année du règne de Baudouin iv, le 18 novembre, le jour de la fête des saints martyrs Pierre d'Alexandrie et Catherine. Le seigneur Roi étant ensuite retourné à Ascalon y attendit l'arrivée de tous ceux qui avaient poursuivi les ennemis de divers côtés ; ils furent tous rassemblés le quatrième jour. On les voyait arriver chargés de butin, traînant à leur suite des prisonniers, des troupeaux de chameaux, des chevaux, des tentes, et ivres de joie, selon les paroles du prophète, « comme les vainqueurs après la prise du butin, lorsqu'ils« partagent les dépouilles. »

CAPUT XXIV.

Pluviarum intemperies et frigus insolitum eos qui ex acie fugerant, fatigant supra vires; occiduntur ex eis innumeri, capiuntur quamplures. Rex Hierosolymam victor revertitur.

Accessit et aliud, in quo manifeste innotuit praesentem esse divinam nobis clementiam; nam sequenti die, et per decem dies continuos, tanta vis imbrium, tanta algoris praeter solitum violentia incubuit, ut vere credi posset, etiam ipsa contra eos conjurasse elementa. Equos nimirum omnes amiserant, quibus per illud triduum, quo in finibus nostris moram fecerant, nec cibum, nec potum, nec ullam indulserant requiem; item indumenta et vestium genera quaelibet, ut praemisimus, omnino a se rejecerant. Accedebat ad miseriarum cumulum, quod nec victum penitus habentes, frigore, inedia, viarum taedio et laboris insueti pondere tabescebant. Reperiebantur ex eis passim aliquando plures, aliquando pauciores, in quos quamvis etiam impotens et debilis, impune poterat pro suo arbitrio desaevire; ignari enim locorum ex eis plerique, putantes domum redire, nostris se vicis aut viatoribus, aut eos quarentibus offerebant.

Arabes interea, infidum genus hominum, videntes quidem casum qui Turcis acciderat, ad illos properant, quos superius cum sarcinis apud Laris civitatem diximus relictos, quos nuntiata suorum strage territos, in fugam vertunt; eos quoque nihilominus, qui quocunque casu nostrorum manus evaserant, durius insequuntur; et qui a nobis elapsi videbantur, illis dabantur ad praedam; ita ut impletum videretur illud propheticum: Residuum locustae, comedit bruchus (Joel. I, IV) . Id enim moris huic generationi nequam esse dicitur, ut sub quocunque duce ingrediantur ad praelia, anceps soleant declinare certamen; et quandiu bellorum dubius est eventus, de remoto conspicere; demumque adhaerere victoribus; victos vero tanquam hostes insequi et de eorum locupletari spoliis.

 Igitur per dies multos de silvis, de montibus, de ipsa etiam solitudine educebantur captivi; aliquando etiam sponte nostris occurrebant, satius arbitrantes carceri et vinculis mancipari, quam frigore et inedia tabescere et cruciari. Interea dominus rex praeda et manubiis, lege belli distributis, votivas gratiarum actiones pro collatis sibi a Domino beneficiis soluturus, Hierosolymam properavit. Salahadinus autem, qui cum tanta superbia et tam multiplici equitatu ascenderat, divina percussus manu, vix cum centum equitibus reversus est; ipse quoque camelo invectus dicitur.

 Intueri libet et considerare interius, divini hujus muneris largitatem; et quomodo in nobis exhibita nobis liberalitate, hanc universam sibi voluit pius consolator gloriam vindicare. Nam, si praesenti operi divinitus procurato, comes Flandriae, princeps Antiochenus, comes Tripolitanus, et illa militiae multitudo quae aberat, interfuisset, more imprudentum, et qui solet in prosperis irrepere fastus, etsi non verbo, saltem cogitatione non vererentur dicere: Manus nostra excelsa, et non Dominus fecit haec omnia (Deut. XXXII, 27) . At nunc juxta verbum suum, quod scriptum est: Ego gloriam meam alteri non dabo (Isa. XLII, 8) ; reservata sibi penitus auctoritate et gloria, non in multitudine, sed paucorum usus ministerio; et Gedeonis innovans clementer miracula, innumeram stravit multitudinem; significans quod ipse sit, et non alius, cujus beneficio unus persequitur mille, et duo fugant decem millia. Ei ergo ascribatur, a quo est omne datum optimum, et omne donum perfectum (Jac. I, 17) ; quia non est in hoc praesenti articulo, quod operibus suis imputare possit homo. Divinae enim gratiae munus est et non meritis exhibitum: Tuum est opus, Domine, extendisti enim manum tuam, et devoravit eos terra (Exod. XV, 12) ; in multitudine gloriae tuae deposuisti omnes adversarios meos (ibid., 7) .

Ἐδόκει

II survint encore une autre circonstance qui prouva évidemment que la clémence divine se manifestait en notre faveur. Il tomba une si grande quantité de pluie et le froid devint tout-à-coup si vif, qu'on put croire avec assurance que les éléments eux-mêmes conspiraient contre nos ennemis. Leurs chevaux, qui n'avaient eu aucun moment de repos, car ils ne les avaient fait ni manger ni boire pendant les trois jours qu'ils séjournèrent sur notre territoire, furent tous perdus, et, comme je l'ai dit, les hommes s'étaient entièrement dépouillés de leurs bagages et de leurs vêtements. Pour comble de misère ils n'avaient absolument rien à manger pour eux-mêmes, en sorte que le froid, la faim, la longueur des routes et toutes ces fatigues extraordinaires les épuisaient entièrement. On en trouvait ça et là, tantôt en assez grand nombre, tantôt quelques-uns seulement, dans un tel état que l'homme le plus faible pouvait à son gré assouvir sur eux sa fureur ; et comme la plupart ne connaissaient pas du tout les localités, tandis qu'ils croyaient s'en retourner chez eux, ils tombaient inopinément au milieu des nôtres, soit dans les villages, soit sur les routes, et rencontraient souvent ceux qui les cherchaient.

Pendant ce temps les Arabes, race perfide, voyant les malheurs survenus aux Turcs, se rendirent en hâte auprès de ceux que j'ai déjà dit qu'on avait laissés dans la ville de Laris avec les bagages, et les effrayant par le récit du massacre de leurs compagnons, ils les mirent en fuite. Ils ne manquèrent pas aussi de poursuivre cruellement ceux qu'un hasard quelconque avait fait échapper à nos armes ; au moment où ceux-ci se croyaient sauvés, ils tombaient entre les mains et devenaient la proie des Arabes, en sorte qu'on voyait s'accomplir ces paroles du prophète : « La chenille a dévoré les restes de la sauterelle (13) » On dit que cette race perverse des Arabes est dans l'usage de suivre à la guerre un chef, quel qu'il soit, et d'éviter les chances incertaines des combats : tant que le résultat de la bataille demeure incertaines se tiennent au loin, mais ensuite ils s'attachent au parti des vainqueurs, poursuivent les vaincus en ennemis, et s'enrichissent de leurs dépouilles.

Pendant plusieurs jours on amena des prisonniers du milieu des forêts, des montagnes et même du désert ; quelquefois même il en venait qui se livraient de plein gré, aimant mieux être jetés en prison et chargés de fers que de languir tourmentés par le froid et la faim. Le seigneur Roi, après avoir fait la répartition du butin et des dépouilles, selon les lois de la guerre, partit en hâte pour Jérusalem, afin d'aller offrir de solennelles actions de grâces au Seigneur, en reconnaissance des bienfaits dont il nous avait comblés. Quant à Saladin, qui était arrivé avec tant d'orgueil et suivi d'une si nombreuse cavalerie, frappé par la main de Dieu, il s'en retourna avec cent cavaliers tout au plus, et lui-même, à ce qu'on dit, était monté sur un chameau.

Arrêtons ici notre attention sur ces grâces de la munificence divine, pour faire remarquer comment notre saint Consolateur voulut se réserver toute la gloire de sa libéralité envers nous. Certes, si le comte de Flandre, le prince d'Antioche, le comte de Tripoli et ces nombreux chevaliers alors absents eussent pris part à cette œuvre dirigée par le ciel même, semblables aux imprudents que l'orgueil surprend ordinairement dans la prospérité, ils n'eussent pas craint, sinon de dire, du moins de penser : « C'est notre main très-puissante et non le Seigneur, qui a fait toutes ces merveilles (14). » Et cependant, suivant la parole qui a été écrite : « Je ne donnerai point ma gloire à un autre (15), » le Seigneur se réservant pour lui seul toute l'autorité et toute la gloire, employant, non un grand nombre d'hommes, mais les bras de quelques-uns, et renouvelant dans sa clémence les miracles de Gédéon, détruisit une immense multitude y déclarant ainsi que c'est « par sa grâce, et non par une autre, qu'un seul homme en peut poursuivre mille, que deux hommes en mettent dix mille en fuite. » Attribuons donc ces bienfaits à celui par qui toute chose excellente est donnée, et de qui provient tout don parfait, » puisqu'il n'y a rien dans les circonstances dont il s'agit, que l'homme puisse attribuer à ses œuvres. C'est un don de la grâce divine accordé à ceux qui ne l'ont point mérité. « C'est votre ouvrage, Seigneur; vous avez étendu votre main, et la terre les a dévorés ; dans l'abondance de votre gloire vous avez anéanti tous mes adversaires. »

CAPUT XXV.

Qui in partibus Antiochenis castrum Harenc obsederant, infecto negotio reversi sunt ad propria.

Cum haec apud nos peraguntur, comes, et qui cum eo erant, in obsidione supradicti castri perseverabant, sed inutiliter; nam in dissolutionem dati, aleis et caeteris noxiis voluptatibus majorem dabant operam, quam disciplina militaris aut obsidionis lex exposceret; continuis itineribus Antiochiam properabant, ubi balneis, comessationibus, et ebrietatibus et caeteris lubricis voluptatibus dediti, desidiis obsidionem deserebant. Sed neque ii qui ibi juges et assidui videbantur, negligentia torpentes aliquid utilitatis operabantur, terebant otia, et palustres trahebant dies. Ipse etiam comes singulis diebus minabatur, quod eum redire oporteret, quodque invitus ibi detinebatur; quod verbum non solum eos qui in obsidione erant exterius, ab honesto revocabat proposito; sed etiam obsessos reddebat ad resistendum promptiores; sperantes enim in vicino solvendam obsidionem, proponebant hoc modico tempore melius esse cuncta tolerare, etsi dura viderentur quae possent inferri, quam municipium fidei suae creditum, invisis prodere gentibus et proditionis notam incurrere perpetuam. Erat autem praedictum castrum in edito loco situm, in colle constitutum, qui ex maxima parte videbatur congestus, ex uno solo latere impugnantibus aditum praebens; in reliquis autem etsi assultus dare volentibus minime pervius, tamen undique machinis libere poterat flagellari. Post varios igitur eventus et frequentes assultus, quibus si ex animo res gesta esset, et propitia adesset Divinitas, posse capi videretur, decidit res in negligentiam, ut praediximus; et peccatis nostris exigentibus, ita omnis nostrorum emarcuit virtus, et evacuata est omnis prudentia, ut cum jam qui inclusi tenebantur, in supremam desperationem incidissent, nostri coeperint de reditu ad propria tractare. Admirari non sufficimus (esse enim videtur amplius opinione hominum) quod tantis principibus tantam induxit Dominus mentis caliginem; et ita in indignatione sua eos caecitate percussit, quod nemine compellente, castrum jam pene expugnatum, sola stimulante invidia, et negligentia revocante, hostibus dimitterent. Videns ergo dominus princeps, quod ita comes Flandriae fixerat propositum, quodque in hoc verbo irrevocabiliter erat obstinatus, sumpta ab obsessis, in incerta nobis quantitate, pecunia, obsidionem solvit. Comes autem Flandriae Hierosolymam rediens, completis ibi solemnibus sanctae Paschae diebus, ad reditum se parat; aptatisque galeis et navibus ad onera devehenda necessariis, per dominum imperatorem Constantinopolitanum, ad propria rediturus, a Laodicia Syriae, navigationis suae iter arripuit, in nullo relinquens post se in benedictione memoriam.

Eodem tempore dominus Fredericus Romanorum imperator, post vicesimum annum schismatis, cum domino Alexandro papa, apud Venetias pacificatus est.

Per idem quoque tempus, cum sanctae urbis Hierusalem, propter nimiam vetustatem, muri jam ex parte corruissent, facta collatione inter principes, tam saeculares quam ecclesiasticos, collecta est certae quantitatis pecunia annuatim persolvenda, quousque, auctore Domino, opus consummaretur, ut impleretur illud: Benigne fac in bona voluntate, sic ut aedificentur muri Hierusalem (Psal. L, 19) .

CHAPITRE XXV.

Tandis que ces choses se passaient auprès de nous, le comte de Flandre et ceux qui étaient avec lui continuaient à assiéger le château de Harenc, mais leurs efforts étaient infructueux. Livrés à la débauche, ils s'occupaient des jeux de dés et de tous les plaisirs dangereux, beaucoup plus que ne le permettaient la rigueur du service militaire ou les devoirs d'un siège ; en outre ils se rendaient sans cesse à Antioche, pour y prendre des bains, se livrer aux excès de la table, à l'ivrognerie et à toutes les voluptés de la chair, et pendant ce temps les travaux du siège étaient négligés. Ceux-là même qui paraissaient les plus assidus étaient comme engourdis dans leur paresse, ne faisaient rien de bon et d'utile, perdaient leur temps dans l'oisiveté et passaient leurs journées immobiles, comme les eaux des marais. Tous les jours le comte lui-même ne cessait de répéter qu'il était obligé de partir, et qu'il ne demeurait là que malgré lui. Ces discours avaient pour effet, non seulement de détourner de toute entreprise honorable ceux qui faisaient le siège en dehors, mais encore d'encourager les assiégés à prolonger leur résistance. Forts de l'espoir que le siège serait bientôt levé, ils aimaient mieux, pour quelque temps encore, supporter tous les maux qui pouvaient leur être faits, quelque pénibles qu'ils parussent, que de livrer à une race odieuse la place remise à leur fidélité et de s'entacher à jamais d'une trahison. Le fort de Harenc était situé sur un lieu élevé, au milieu d'une colline, qui semblait en grande partie construite de main d'homme, et n'était accessible aux attaquants que d'un seul côté. Sur tous les autres points on ne trouvait aucun chemin pour monter à l'assaut; les machines cependant battaient la place de tous côtés, sans aucune difficulté. Après divers accidents, et à la suite de fréquents assauts qui eussent dû amener la prise du fort s'ils eussent été suivis avec plus d'ardeur et si la Divinité eût été favorable à cette entreprise, on en vint à ce degré de négligence que j'ai déjà rapporté. Les nôtres perdirent toute leur vigueur, en punition de nos péchés ; toute leur sagesse s'évanouit, et tandis que ceux qu'ils tenaient enfermés étaient arrivés au dernier terme du désespoir, eux-mêmes commencèrent à s'occuper du projet de retourner chez eux. Nous ne saurions assez nous étonner ( et il nous semble en effet que les hommes doivent avoir peine à le concevoir), que de si grands princes aient été enveloppés par le Seigneur dans de si épaisses ténèbres, et que Dieu dans sa colère les ait frappés d'un tel aveuglement qu'ils en soient venus, sans y être forcés par personne, et uniquement par jalousie et par excès de nonchalance, à abandonner à leurs ennemis un fort presque entièrement conquis. Le seigneur prince d'Antioche, voyant le ci.mte arrêté dans ses résolutions et irrévocablement déterminé à suivre ses projets, reçut des assiégés une somme d'argent dont le montant ne m'est pas connu, et leva le siège. Le comte de Flandre revint à Jérusalem, y passa les jours solennels de la sainte Pâque, et fit ensuite ses dispositions de départ : ayant fait préparer des galères et des navires nécessaires pour le transport de ses bagages, il alla s'embarquer à Laodicée de Syrie, pour retourner chez lui, en passant d'abord chez le seigneur empereur de Constantinople, et partit sans laisser derrière lui aucune action qui pût mettre sa mémoire en honneur.

[1178.] Vers le même temps, le seigneur Frédéric, empereur des Romains, se réconcilia à Venise avec le seigneur pape Alexandre, après un schisme qui durait depuis vingt ans (16).

A cette même époque, les murailles de la sainte ville de Jérusalem étant déjà en bonne partie tombées de vétusté, les princes, tant ecclésiastiques que séculiers, se cotisèrent entre eux, et l'on rassembla des engagements pour une certaine somme d'argent à payer tous les ans, jusqu'à ce que les travaux de réparation fussent entièrement terminés avec l'aide du Seigneur, afin que cette parole s'accomplît de nouveau : « Seigneur, traitez favorablement Sion et faites« lui sentir les effets de votre bonté, afin que les « murs de Jérusalem soient bâtis (17). »

CAPUT XXVI.

Romae generalis synodus indicitur. Rex super fluenta Jordanis, infaustis avibus, castrum aedificat, aedificatum templariis tradit.

Anno ab incarnatione Domini, 1178 qui erat regni domini Balduini quarti annus quintus, mense Octobri, cum anno praecedente indicta esset per universum Latinorum orbem Romae synodus generalis, ad eamdem synodum vocati, profecti sunt de nostro Oriente, ego Willelmus, Tyrensis archiepiscopus, Heraclius Caesariensis archiepiscopus, Albertus Bethlehemita episcopus, Radulphus Sebastenus episcopus, Joscius Acconensis episcopus, Romanus Tripolitanus episcopus, Petrus prior ecclesiae Dominici Sepulcri, Rainaldus abbas ecclesiae montis Sion. Praedictus vero Joscius non solum ad synodum pro perabat nobiscum, verum ad dominum Henricum, Burgundiae ducem, legatione fungebatur, ut eum ad nos evocaret. Conveneramus enim unanimiter, ut domini regis sororem, quam prius marchio habuerat, eisdem conditionibus eidem in matrimonio concederemus; quod verbum cum idem dux per manum praedicti domini episcopi, prius gratanter suscepisset, et etiam, ut dicitur, juramento propriae manus, se venturum firmasset, causis quibusdam adhuc nobis incognitis, venire renuit, juramenti quod praebuerat immemor, et fidei qua se obligaverat prodigus inventus.

Eodem mense quo nos iter ad synodum arripuimus, dominus rex cum omnibus regni viribus, castrum quoddam super ripas Jordanis, in eo loco qui vulgo vadum Jacob appellatur, aggressus est aedificare. Habent traditiones veterum, eum esse locum ubi Jacob de Mesopotamia rediens, missis nuntiis ad fratrem, factisque duabus turmis, dixit: In baculo meo transivi Jordanem istum, et nunc cum duabus turmis regredior (Gen. XXXII, 10) . Est autem in pago Cades Nepthalim, inter Nepthalim et Dan, quae alio nomine appellatur Pancas, alio etiam Caesarea Philippi dicitur; quarum utramque Phoenicis constat esse portionem, et Tyrensis metropolis urbes suffraganeas. Distat autem a Paneade milliaribus decem. Porro collis erat ibi mediocriter eminens, super quem fundamenta jacientes profundidate congrua, murum mirae spissitudinis, in quadrum aedificantes opere solidissimo, ad convenientem altitudinem, infra sex menses erexerunt.

Contigit autem, dum in aedificando ibi moram facerent, egressi sunt latrunculi de partibus Damascenis, qui universas ita obsederant vias, quod non nisi cum periculo ire ad exercitum aut inde redire, aut vias carpere quaslibet viatores possent. Erant autem praedicti latrunculi de loco in montibus Acconibus sito, cui Bacades nomen, qui vulgo Bucael dicitur. Hic locus in finibus Zabulon situs est, amoenus admodum; et, licet in summis montium, tamen aquis irriguus est et arborum fructiferarum frequentia consitus, habitatores habens insolentes, armis strenuos et numerositate superbos, adeo ut vicinorum agros et suburbana finitima sibi facerent tributaria; maleficis et debita supplicia fugientibus, aggressoribus quoque et viarum effractoribus tutum apud se praebentes refugium, ob praedae et vi raptarum rerum, quod eis dabatur, participium. Erant ergo omnibus per circuitum propter intolerabilem eorum arrogantiam, tam nostris quam etiam Sarracenis invisi et odibiles facti, ita ut saepius fuerit attentatum eos funditus exstirpare; sed successum res non habuit; unde et singulis diebus fiebant proterviores. Quorum intolerabilem superbiam, furta commissa, perpetrata homicidia, dominus rex non ferens, locum praedictum subito et violenter occupans, quos comprehendere potuit, neci dedit; sed fugerunt ex parte maxima, praecognito domini regis adventu; et ad partes Damascenas, cum uxoribus et parvulis se contulerunt. Inde frequentes in provincias nostras, occulte tamen, irruptiones, veteris consuetudinis non immemores, facere consueverant. Nunc autem adjunctis sibi ejusdem factionis consortibus, fines nostros ingressi erant, ut praemisimus. Quod audientes nostri, indignati, quod hujusmodi homines vias publicas ita fecerant periculosas, locis competentibus eis ponentes insidias, operam dabant sollicitam, quomodo eos possent praevenire. Accidit autem nocte quadam, quod ipsi, facta praeda, de montibus Zabulon descendentes, volentes se ad partes unde exierant conferre, in nostros, qui eis insidias paraverant, incidentes, viarum suarum fructum collegerunt; captis etenim ex eis novem, septuaginta et plures interfecti sunt. Accidit autem hoc, mense Martio, XII Kal. Aprilis.

Per idem tempus, Romae celebrata est synodus in basilica Constantiniana, qui dicitur Lateranum, trecentorum episcoporum; pontificatus domini Alexandri anno vicesimo, mense Martio, indictionis XII, quinta die mensis. Cui si quis statuta et episcoporum nomina, numerum et titulos scire desiderat, relegat scriptum quod nos ad preces sanctorum Patrum, qui eidem synodo interfuerunt, confecimus diligenter; quod in Archivo sanctae Tyrensis Ecclesiae, inter caeteros, quos eidem contulimus Ecclesiae libros, cui jam sex annos praefuimus, jussimus collocari.
 

CHAPITE XXVI.

L'an 1178 de l'incarnation du Seigneur, et la cinquième année du règne du seigneur Baudouin IV, au mois d'octobre, les prélats de l'Orient, convoqués à Rome pour le concile général que l'on avait annoncé dès l'année précédente dans tout le monde latin, se mirent en route pour Je lieu de leur destination. Ceux qui partirent furent : moi, Guillaume, archevêque de Tyr; Héraclius, archevêque de Césarée; Albert, évêque de Bethléem ; Raoul, évêque de Sébaste ; Josce, évêque d'Accon ; Romain, évêque de Tripoli ; Pierre, prieur de l'église du sépulcre du Seigneur; et Renaud, abbé de l'église de la montagne de Sion. L'évêque Josce, qui se rendait au concile avec nous, était en outre chargé d'une mission auprès du seigneur Henri, duc de Bourgogne, qu'il devait inviter à se rendre dans notre royaume. Nous étions convenus à l'unanimité de donner en mariage à ce duc la sœur du seigneur Roi, qui avait épousé d'abord le marquis, et de lui accorder les mêmes conditions. Déjà le duc avait accepté avec joie ces propositions qui lui avaient été portées auparavant par le même évêque, et l'on dit même qu'il avait juré de sa propre main qu'il ne manquerait pas de venir. Cependant il s'y refusa dans la suite, pour des motifs qui me sont encore inconnus, oubliant ses promesses et méconnaissant les serments par lesquels il s'était engagé.

Dans le même mois où nous nous mîmes en route pour le concile, le seigneur Roi entreprit avec toutes les forces du royaume, de construire un château fort sur les rives du Jourdain, dans le lieu vulgairement nommé le Gué de Jacob. Les traditions antiques rapportent que c'est le lieu où Jacob, revenant de Mésopotamie, dit, après avoir envoyé des députés à son frère et formé les siens en deux bandes : « J'ai «passé ce Jourdain n'ayant qu'un bâton, et je retourne maintenant avec ces deux troupes (18). » II est situé entre Nephtali et Dan ; cette dernière ville est autrement nommée Panéade, et autrement encore Césarée de Philippe-, l'une et l'autre font partie de la province de Phénicie, et sont suffragantes de la métropole de Tyr. Ce lieu se trouve à dix milles de distance de Panéade. Les fondations furent faites à une profondeur convenable, sur une colline d'une élévation moyenne; on bâtit ensuite, en carré, une muraille d'une grande solidité, d'une épaisseur étonnante et d'une hauteur convenable ; et cet ouvrage fut terminé au bout de six mois.

Tandis que les Chrétiens travaillaient à cette construction, des brigands, sortis du pays de Damas, encombrèrent toutes les routes, à tel point que l'on ne pouvait plus aller à l'armée ou en revenir, et que les voyageurs ne pouvaient plus suivre aucun grand chemin sans courir les plus grands dangers : ces voleurs Venaient d'un lieu situé dans les montagnes, nommé Bacades, et vulgairement Bucael. Ce lieu, qui se trouve sur le territoire de Zabulon, est infiniment agréable. Quoiqu'il soit placé sur le sommet des montagnes, il a des eaux en abondance, et est partout planté d'arbres à fruits. Les habitants sont insolents, braves et fiers de leur nombre, à tel point qu'ils ont rendu tributaires toutes les campagnes et les villages environnants. Les malfaiteurs, ceux qui échappaient à des supplices mérités, les brigands et les voleurs de grand chemin trouvaient chez eux un refuge assuré, en les mettant de moitié dans le partage du butin et de tout ce qu'ils avaient enlevé de vive force. Leur arrogance intolérable les avait, à juste titre, rendus odieux à tous les habitants des environs, aux noires aussi bien qu'aux Sarrasins; plusieurs fois même on avait entrepris de les extirper entièrement du pays, mais comme on n'avait pu y réussir, ils devenaient de jour en jour* plus audacieux. Le seigneur Roi, ne pouvant tolérer plus longtemps leurs insolences, leurs brigandages et leurs assassinats, s'empara, sans coup férir et de vive force, du lieu qu'ils habitaient, et fit mettre à mort tous ceux qu'on put saisir 5 mais la plupart s'échappèrent, ayant été informés à l'avance de sa prochaine arrivée, et se retirèrent sur le territoire de Damas avec leurs femmes et leurs enfants. Ils recommencèrent de là à faire de fréquentes incursions dans nos provinces, toujours à l'improviste, et reprirent leurs anciennes habitudes. A l'époque dont je parle, ils avaient rallié tous leurs associés de brigandage, et étaient rentrés sur notre territoire. Indignés que des hommes de cette espèce eussent rendu les routes aussi périlleuses, les nôtres dressèrent des embûches dans les lieux convenables, et épièrent avec soin une occasion favorable pour les surprendre. Une nuit que ces brigands descendaient des montagnes de Zabulon après y avoir enlevé du butin, pour se rendre vers le lieu d'où ils étaient partis, ils tombèrent dans l'embuscade que les nôtres leur avaient préparée, et recueillirent enfin le fruit de leurs méfaits : neuf d'entre eux furent faits prisonniers, et il y en eut plus de soixante-dix de tués. Cet événement arriva le 20 du mois de mars.

A la même époque, on tint à Rome un concile de trois cents évêques qui se rassembla dans la basilique de Constantin, autrement appelée Latran : c'était la vingtième année du pontificat du seigneur Alexandre, au mois de mars, la douzième indiction et le cinquième jour du mois. Si quelqu'un désire connaître les statuts de ce concile, les noms des évêques, leur nombre et leurs titres, il n'a qu'à lire l'écrit que j'ai composé avec soin sur ce sujet, à la prière des saints pères qui assistèrent à cette réunion. Je l'ai fait déposer dans les archives de la sainte église de Tyr, parmi les autres livres que j'ai donnés à cette même église, dont je suis chef depuis six ans.

CAPUT XXVII.

Rex in terras hostium ingressus, damna patitur enormia. Henfredus regius constabularius occasionem mortis ibi colligens, defungitur.

Constructo igitur castro et ex partibus suis absoluto, nuntiatum est domino regi, quod in eam silvam, quae Paneadensi adjacet civitati, hostes incaute pascua sequentes, greges immiserant et armenta, non habentes secum illas militum copias, quibus freti nostris irruentibus possent resistere. Arbitrantur ergo nostri quod immunitos eos, sicut nuntiatum fuerat et praeliaribus auxiliis destitutos, facile possent opprimere, illuc occulte tendunt; et ut latenter et ex improviso, celatoque eorum adventu possent irruere, de nocte iter aggrediuntur et de nocte accelerant. Mane igitur facto ad locum destinatum perveniunt; ubi aliis ad alia praeliandi gratia properantibus loca, aliis lente nimis et de remoto subsequentibus, ea acies in qua rex erat, imprudenter nimis quibusdam septis lapideis se immergit, ubi ex hostibus latebant nonnulli; audito enim nostrorum adventu, latere disposuerant ut, declinato nostrorum impetu, propriae saluti eo modo possent consulere. Videntes nostros super eos irruisse incautius, licet inviti et de vita desperantes, facti sunt, ipsa necessitate urgente, fortiores; et subito exsilientes, videntes nostros inter angustias, instant animosius; et quibus satis fuerat prius latendo posse declinare adversarium, interfectis equis, sagittis eminus missis, nostros comprimunt violenter. Videns itaque dominus constabularius hostem ex improviso emersisse, eis cum multo impetu se ingerit medium; dum de more viriliter dimicat, dominumque regem in arcto positum, ne in eum periculosius irruatur, fideliter protegit, et ab injuriis vindicat potenter, crebris et violentis ictibus lacessitus, et lethalibus confossus vulneribus, tandem suis eum eripientibus, vix in equo revocatus est. Ceciderunt porro in ea congressione viri memorabiles et pia recordatione digni: juvenis quidam elegantis formae et honestis pollens moribus, nobilis et dives, Abraham de Nazareth, et Godescalcus de Turolte, qui etiam bonam sui reliquit existimationem; et alii pauci inferioris manus. His ita se habentibus, de casu tam periculoso dominus rex suorum ereptus opera, ad castra unde exierat, reversus est; ubi suos qui ad varia inordinate dispersi fuerant recepit. Dominus vero Henfridus regius constabularius, ingravescentibus doloribus, ad Castellum novum quod ipse adhuc aedificabat, delatus est. Factum est autem hoc, IV Idus Aprilis. Decubans ergo ibi et per dies quasi decem, cum dolore vitam protrahens, supremo judicio memoriter et prudenter ordinato, vir per omnia commendabilis, X Kal. Maii, patriae perpetuo lugendus, vivendi fecit finem; et in ecclesia Beatae Dei Genitricis et semper Virginis, apud nobile et famosum castrum ejus, Toronum videlicet, debita magnificentia sepultus est.

Quo defuncto, statim intra eumdem mensem, Salahadinus praedictum castrum, quod de novo fuerat constructum, VI Kal. Jun. obsidet; crebrisque insultibus, et denso sagittarum nimbo fatigare coepit violenter inclusos; cum ecce unus de interioribus, cui nomen erat, ut dicitur, Raynerius de Marum, unum de ditioribus admiratis sagitta saucium interemit; pro cujus obitu omnes ita consternati sunt, ut infecto negotio, soluta obsidione discederent.

CHAPITRE XXVII.

Lorsque le château fort fut construit et entièrement terminé, on annonça au seigneur Roi que les ennemis, cherchant imprudemment des pâturages dans la forêt voisine de la ville de Panéade, y avaient conduit leur gros et leur menu bétail, sans avoir avec eux aucune force armée qui pût résister à nos attaques. Les nôtres, espérant donc les trouver dépourvus de tous moyens de défense et de troupes propres au combat, ainsi qu'on l'avait annoncé, et comptant pouvoir les accabler aisément, se rendirent en secret dans la foret, et afin d'attaquer les ennemis tout-à-fait à l'improviste et sans être attendus, ils partirent donc et continuèrent leur marche toute la nuit. Le lendemain matin ils arrivèrent au lieu de leur destination; mais tandis que les uns se dirigeaient sur divers points dans l'espoir de combattre, et que d'autres s'avançaient lentement et ne suivaient que de loin, le corps que commandait le Roi s'enfonça trop imprudemment dans des enclos entourés de murailles, où quelques-uns des ennemis s'étaient réfugiés. Ayant appris l'arrivée des nôtres, ils avaient cherché à se cacher, afin d'échapper à la première attaque, et de réussir, par ce moyen, à sauver leur vie. Voyant que les nôtres s'étaient lancés sur eux avec imprudence, et forcés par la nécessité, ils reprirent courage, en quelque sorte malgré eux, au moment même où ils désespéraient de leur salut, et sortant subitement de leur retraite, lorsqu'ils virent les nôtres engagés dans un défilé, ils s'élancèrent sur eux avec ardeur. Ainsi ceux qui naguère s'estimaient heureux d'avoir évité leurs adversaires en se cachant, les accablèrent bientôt après avoir tué leurs chevaux en leur lançant des flèches de loin. Le seigneur connétable, voyant les ennemis se présenter au combat à l'improviste, s'élança au milieu d'eux avec impétuosité, se battit vigoureusement selon son usage, défendit fidèlement le seigneur Roi qui se trouvait en danger, repoussa les attaques dirigées contre lui, déploya toute la vigueur de son bras pour le garantir de tout malheur; mais enfin, accablé de mille coups, frappé de blessures mortelles, lui-même fut enlevé par les siens, et eut grand-peine à s'échapper à l'aide de son cheval. Plusieurs hommes honorables et dignes de nos pieux souvenirs, périrent dans cette mêlée, entre autres un jeune homme noble et riche, beau de sa personne et recommandable par ses vertus, Abraham de Nazareth ; on perdit encore Gottschal de Turholtj qui a laissé aussi une mémoire honorée, et quelques autres hommes d'un rang inférieur. Le seigneur Roi, après avoir ainsi échappé à un grand danger par le zèle des siens, rentra dans le camp qu'il avait quitté, et rallia tous ceux qui s'étaient dispersés en désordre et de divers côtés. Le seigneur Honfroi, connétable du Roi, de plus en plus malade de ses blessures, fut transporté au château neuf qu'il faisait construire lui-même en ce moment. Cet événement arriva le 10 avril. Après avoir demeuré pendant dix jours environ toujours couché et prolongeant son existence dans la douleur, après s'être préparé, par ses souvenirs et avec une grande sagesse, au suprême jugement, cet homme, recommandable en tout point et digne des regrets éternels de sa patrie, termina enfin sa vie le 22 avril, et fut enseveli, avec la magnificence due à son rang, dans l'église de la bienheureuse Mère de Dieu toujours vierge, et dans le noble et célèbre château de Toron, qui lui appartenait.

Aussitôt après la mort du seigneur Honfroi, et le 26 mai, Saladin alla mettre le siège devant le château fort que l'on venait de faire construire. Il livra de fréquents assauts, et attaqua vivement les assiégés, les accablant sans relâche sous des grêles de flèches-, mais un jour un homme de la place qui se nommait, à ce qu'on dit, Reinier des Mares, perça d'une flèche et tua l'un des plus riches parmi les assiégeants, au grand étonnement de ceux-ci; sa mort répandit parmi eux une si grande consternation qu'ils levèrent le siège et se retirèrent sans terminer leur entreprise.

CAPUT XXVIII.

Salahadinus regionem ingreditur Sidoniensem; rex convocatis regni viribus, hostibus occurrit.

Sequenti mense, cum jam praedictus Salahadinus, bis jam vel eo amplius in pago Sidoniensi violenter esset ingressus et libere satis, nemine cohibente, quaedam incendia, hominum quoque stragem exercuisset, adjecit iterato introire; locatisque castris inter urbem Paneadensem, et fluvium Dan, excursores praemiserat frequenter qui praedas agerent, incendia procurarent. Ipse autem, quasi pro subsidio, castra non deserens, eorum reditum et aggressionum eventum exspectabat. Nuntiatum est interea domino regi, quod ita per fines nostros Salahadinus desaeviret; qui, assumpto sibi Dominicae crucis ligno convocatisque suis, quoscunque colligere undecunque potuit, ad urbem properat Tiberiadensem: inde per oppidum Sephet, per urbem antiquissimam Naason, ad praedictum Toronum cum suis pervenit. Ubi, frequentibus nuntiis intercurrentibus pro certo comperit Salahadinum cum exercitu suo adhuc in eodem perseverare loco; suos autem levioris armaturae milites, qui praemissi fuerant, agros Sidoniensium hostiliter depopulari, caedes, incendia, praedas exercere. Habita itaque deliberatione, placuit omnibus, hostibus obviam ire. Inde ergo, juxta condictum contra Paneadem exercitum dirigentes, perveniunt ad vicum qui dicitur Mesaphar; unde quia in summis montibus situm est, prospicere erat totam subjectam regionem usque ad radices Libani; castra quoque hostium dabatur eminus intueri. Patebant quoque nihilominus prospectibus singulorum, inimicorum discursus et incendia. Descendentes igitur nostri per montis declivum cum festinatione, turmas peditum secum trahere non poterant; fessi enim erant oppido viae longinquitate, nec poterant equites passibus adaequare. Unde cum paucis peditibus, qui agiliores inventi sunt, in planitiem quae statim montibus subjecta est, devenerunt in eum locum, qui vulgo Mergium appellatur. Per aliquot igitur horas, ut plenius deliberaretur quid facto opus esset, ibi substiterunt. Interea Salahadinus de subito regis adventu aliquantulum perterritus, timens suis excursoribus, quos quasi a se et suis videbat exclusos; timens item ne in castra irruerent, impedimenta, sarcinas et omnem supellectilem inter murum et antemurale vicinae urbis comportari praecipit, ut ad quemlibet belli eventum expeditior inveniatur. Succinctus ergo, et dubius plurimum, rei exitum praestolabatur. Verum excursores qui praedatum ierant, audito nostrorum adventu, perterriti, postpositis aliis optimum ducunt, si suorum agminibus possint aggregari. Transmisso ergo flumine, quod per medium dividit Sidoniensium agros et praedictam planitiem, in qua diximus nostros esse, occurrunt nostris: ubi inito cominus praelio, nostri statim, propitio Domino, fiunt superiores; multisque interfectis et ad terram dejectis, pluribus in fugam versis, hostes ad castra suorum se conferre nituntur.
 

CHAPITRE XXVIII.

 Le mois suivant, Saladin, qui était déjà entré deux fois et même plus dans le pays de Sidon, et l'avait ravagé sans rencontrer aucun obstacle, incendiant et tuant tout ce qu'il rencontrait, résolut d'y retourner encore. Il dressa son camp entre la ville de Panéade et le fleuve de Dan, et envoya des coureurs en avant pour ramasser du butin et porter la flamme de tous côtés. Lui-même cependant, comme s'il eût été là en simple auxiliaire, ne sortait pas de son camp, et attendait le retour de ses fourrageurs et le résultat de leurs courses. On annonça donc au seigneur Roi que Saladin exerçait de nouveau ses fureurs sur notre territoire, et le Roi, prenant avec lui le bois de la croix du Seigneur, convoqua tous les siens, et tous les hommes qu'il lui fut possible de rassembler, et se rendit en hâte à Tibériade. Il passa de là par le bourg de Sephet, par la très antique ville de Naason, et arriva ensuite avec sa troupe au château de Toron. De nombreux messagers vinrent lui apprendre de la manière la plus certaine que Saladin était toujours au lieu où il avait dressé son camp, et que les chevaliers armés à la légère qu'il avait envoyés en avant parcouraient en ennemis les champs de Sidon, détruisant tout, massacrant, incendiant, et enlevant un riche butin. Après qu'on eut délibéré sur ces rapports, tous les nôtres furent d'avis de marcher sur l'ennemi. Ils convinrent de diriger l'armée vers Panéade, et arrivèrent d'abord au village appelé Mésaphar. Comme ce lieu est situé sur le sommet des montagnes, ils pouvaient voir de cette hauteur tout le pays qui s'étendait au dessous jusqu'aux pieds du Liban, et ils reconnurent ainsi de loin le camp des ennemis. Chacun de nos Chrétiens avait sous les yeux le spectacle des incendies et des ravages des Turcs. Comme ils descendirent rapidement sur. le revers de cette montagne, il ne leur fut pas possible de traîner à leur suite les compagnies des gens de pied, car ceux-ci, fatigués de la longueur de la marche, se trouvaient hors d'état d'avancer aussi vite que les cavaliers. Il n'y en eut donc qu'un petit nombre des plus agiles qui arrivèrent avec le reste de l'armée dans la plaine située en dessous des montagnes et dans le lieu vulgairement appelé Mergium. Ils s'y arrêtèrent pendant quelques heures pour déterminer plus positivement ce qu'ils auraient à faire. Saladin, cependant, un peu effrayé de l'arrivée subite du Roi, craignant pour ses coureurs qu'il voyait en quelque sorte séparés de lui et de tous les siens, et redoutant en outre que les Chrétiens ne vinssent l'attaquer dans son camp, ordonna de transporter ses équipages, ses bagages et tous ses approvisionnements entre la muraille intérieure et le rempart extérieur de la ville voisine, afin d'être lui-même plus libre et mieux préparé à tout. Ayant ainsi fait ses dispositions, et flottant dans une grande incertitude, il attendit la suite des événements. Ses coureurs cependant qui étaient allés chercher du butin, ayant appris l'arrivée des nôtres, et en étant fort effrayés, renoncèrent à toute autre chose pour s'occuper uniquement des moyens de rejoindre leurs compagnons. Ils traversèrent le fleuve qui coupe par le milieu les champs de Sidon et la plaine dans laquelle étaient les nôtres, et vinrent se présenter devant eux : on combattit aussitôt et de près ; favorisés par le Seigneur, les nôtres remportèrent promptement l'avantage; ils tuèrent et renversèrent sur le sol beaucoup de leurs ennemis; les autres, en plus grand nombre encore, prirent la fuite et cherchèrent à rentrer dans leur camp.

CAPUT XXIX.

Committitur pugna; nostri vincuntur; capiuntur ex eis quamplures.

Dum haec ita se haberent, Odo magister militiae Templi et cum eo comes Tripolitanus, deinde alii sequentes, collem quemdam sibi obvium ascenderunt, flumen habentes ad laevam; a dextris vero erat eis planities maxima et castra hostium. Audiens ergo Salahadinus suos gravari, expositos periculo, neci quoque datos, parat eis subsidium ministrare; in quo proposito dum fixus maneret, ecce suos qui evaserant, fugientes, videt: quibus occurrens, cognito rei statu, animos verbis addit, in aciem revocat; nostris quoque insequentibus et nimium securis, subito se immergit. At vero pedites nostri de spoliis eorum qui interfecti fuerant, ditati, putantes nihil superesse ad consummatam victoriam, secus ripam fluminis castrametati, quieti consederant; equites vero hostes super se, quos devictos putabant, reparatis viribus videntes irruere, non habentes ferias vel otium, ut juxta militarem disciplinam, acies instruerentur, ordinarentur agmina, ordine confuso decertantes, resistunt ad tempus, et hostium perseveranter sustinent impetus. Tandem viribus impares, nec se cum dispersi essent inordinatius, mutuo juvantes, in fugam versi succumbunt turpiter. Cumque satis commode hostes insequentes, per alia loca possent declinare et in tutum se locare, peccatis nostris exigentibus, deteriorem deliberationis partem secuti, in angustias scabris rupibus obsitas, et penitus exitum negantibus se immergunt: ubi nec ad anteriora procedere, nec nisi cum mortis periculo, per hostium manus redire dabatur; qui fluvium transierunt vitae et saluti consulentes, ex maxima parte, in municipium proximum cui nomen Belfort, se contulerunt; alii flumen transeuntes et ulteriorem ripam secuti, versus Sidonem euntes, confusi praelii aestum periculosum declinaverunt. Quibus cum dominus Rainaldus Sidoniensis cum suis, qui ad exercitum festinabat, occurreret, intellecto quod acciderat infortunio, eis etiam monentibus, Sidonem reversus est. Quod factum, in illa die, multiplex damnum creditur intulisse. Verisimile est enim, quod si in castrum suum continuato itinere se recepisset, cooperantibus oppidanis et rusticis locorum peritis, multos eripuisset hostibus, qui nocte illa in cavernis, in rupibus latentes, sequenti mane discurrentibus et cuncta perlustrantibus inimicis, inventi, capti, vinculis mancipati sunt. Dominus autem rex, quorumdam fidelium suorum fretus auxilio, evasit incolumis. Comes quoque Tripolitanus, cum paucis Tyrum pervenit. Capti sunt ibi de nostris, Odo de Sancto Amando, militiae Templi magister, homo nequam, superbus et arrogans, spiritum furoris habens in naribus, nec Deum timens, nec ad hominem habens reverentiam. Hic, juxta multorum assertionem, damni praedicti et perennis probri occasionem dicitur dedisse; qui eodem anno quo captus est, in vinculis et squalore carceris, nulli lugendus, dicitur obiisse. Balduinus quoque de Ramis, nobilis vir et potens; Hugo quoque de Tiberiade, domini comitis Tripolitani privignus, adolescens bonae indolis, et acceptus plurimum: et alii multi, quorum nomina non novimus, nec numerum, capti sunt.

Ἐδόκει

En même temps Odon, maître du Temple, le comte de Tripoli et d'autres qui les suivaient, montèrent sur une colline qui se présentait devant eux, ayant le fleuve à leur gauche et sur la droite la grande plaine et le camp des ennemis. Saladin, apprenant que ses coureurs étaient accablés, exposés à un grand péril, ou même mis à mort, se prépara à leur porter secours; et tandis qu'il se confirmait dans cette résolution, il vit arriver ceux qui avaient trouvé moyen de s'échapper en fuyant; il marcha à leur rencontre, apprit d'eux ce qui s'était passé, les ranima par ses paroles, les rallia à son corps d'armée, et s'élança subitement sur les nôtres, qui poursuivaient encore les fuyards et s'avançaient sans précaution. Nos gens de pied, pendant ce temps, chargés des dépouilles de ceux qu'ils avaient tués, et croyant qu'il ne restait plus rien à faire pour une victoire qui leur semblait complète, campaient sur les bords du fleuve et s'y reposaient : nos chevaliers voyant les ennemis, qu'ils croyaient vaincus, se précipiter sur eux avec des forces nouvelles, et n'ayant ni le temps ni le loisir nécessaires pour reformer leurs corps selon les règles de l'art militaire et pour se ranger en bon ordre, résistèrent cependant quelque temps, et soutinrent avec fermeté le choc des ennemis. Enfin, se trouvant trop inférieurs en nombre, et ne pouvant même, dispersés et en désordre comme ils étaient, s'aider les uns les autres, ils prirent la fuite et succombèrent honteusement. Il leur eût été assez facile d'échapper aux ennemis par divers autres côtés, et de se réfugier en un lieu où ils eussent été en sûreté -, mais ils prirent le plus mauvais parti, en punition de nos péchés, et se jetèrent dans des défilés tout parsemés de rochers escarpés, dont il était à peu près impossible de sortir, en sorte qu'ils ne pouvaient ni marcher en avant, ni essayer de retourner sur leurs pas, à travers les rangs des ennemis, sans courir les plus grands dangers. Ceux qui franchirent le fleuve, pour chercher à sauver leur vie, se retirèrent, en majeure partie, dans une petite ville voisine nommée Belfort -, les autres suivirent la rive opposée de la rivière et se rendirent à Sidon, où ils échappèrent aux périls de la confusion qui suivit cette déroute. Ils rencontrèrent le seigneur Renaud de Sidon qui se hâtait d'aller rejoindre l'armée avec les siens-, ils lui racontèrent le malheur qui venait d'arriver, et l'engagèrent fortement à rentrer dans la ville, ce qu'il fît en effet. Nous croyons que sa retraite fut la cause de nouveaux malheurs. Il est probable en effet que, s'il eût continué sa route pour rentrer dans le camp, il eût pu, avec la coopération des habitants de la ville et des campagnes qui connaissaient bien les localités, sauver un grand nombre des nôtres qui se cachèrent pendant cette nuit dans les cavernes, ou au milieu des rochers, mais que les ennemis rencontrèrent le lendemain matin en parcourant et visitant avec soin tous les environs, et qu'ils chargèrent de fers après les avoir faits prisonniers. Le seigneur Roi, protégé par quelques-uns de ses fidèles, se sauva sans accident ; le comte de Tripoli arriva à Tyr avec un petit nombre d'hommes. Parmi les prisonniers que nous perdîmes <5tait Odon de Saint-Amand, maître du Temple, homme pervers, rempli d'orgueil et d'arrogance, violent, n'ayant aucune crainte de Dieu, ni aucun respect pour les hommes. Il fut même cause, au dire de beaucoup des gens, des malheurs qui nous arrivèrent en cette journée, et dont nous avons recueilli un éternel opprobre. Il mourut, dit-on, dans la première année de sa captivité, chargé de fers et enfermé dans une prison infecte, mais sans emporter les regrets de personne. Baudouin de Ramla, homme noble et puissant, Hugues de Tibériade, beau-fils du seigneur comte de Tripoli, jeune homme d'un bon- naturel et extrêmement aimé de tout le monde, et beaucoup d'autres encore dont je ne connais ni les noms, ni le nombre, furent également faits prisonniers.

CAPUT XXX.

Salahadinus castrum quod de novo aedificatum fuerat, obsidet; obsessum occupat; diruit occupatum. Henricus comes Trecensis, Petrus, regis Francorum Ludovici frater, in Syriam veniunt.

Rebus igitur nostris sic se habentibus, et in imo collocatis, ecce dominus Henricus comes Trecensis, vir magnificus, senioris Theobaldi comitis filius, (quem nos a synodo redeuntes, apud Brundusium Apuliae civitatem dimiseramus) apud Acconensem civitatem, cum multo nobilium comitatu applicuit. Venerant, ut praemisimus, nobiles multi in eodem transitu, dominus videlicet Petrus de Corteniaco, domini Ludovici Francorum regis frater; dominus quoque Philippus, domini comitis Roberti, ejusdem domini regis fratris filius, Belvacensis electus; quorum adventu, nostri, anterioribus casibus plurimum consternati, aliquatenus tamen in spem erecti sunt, sperantes quod tot tantorumque nobilium patrocinio propulsare futuras, praeteritasque ulcisci possent injurias; verum adversa nobis divinitate, nec priores depulerunt, sed etiam in majores descenderunt molestias. Nam hostis noster immanissimus Salahadinus, dextris eventibus et prospera fortuna, in tantam est elatus superbiam, ut subito antequam nostris ad modicum respirare liceret, castrum nostrum, quod nuper Aprili proxime praeterito fuerat consummatum, obsideret. Traditum sane fuerat saepe dictum castrum fratribus militiae Templi, qui omnem illam regionem de concessione regum sibi vindicabant, statim postquam fuerat consummatum eorumque diligentiae commissum. Quod ubi domino regi fuit nuntiatum, convocans regni robur omne et militiam universam, accito quoque domino Henrico comite et aliis nobilibus viris, qui advenerant, apud Tiberiadem properat; ubi collectis universis regni principibus, opem ferre obsessis, hostes ab obsidione amovere proponit; dumque exspectat et in diem apparatus differtur, nuntiatur castrum praedictum, sicut vere erat, ab hostibus violenter captum, funditusque usque ad solum dirutum, occisis omnibus aut captivatis, qui in eo ad tuitionem relicti fuerant. Sicque accessit damnis prioribus major confusio, ut vere dici posset: Recessit ab eis Dominus Deus eorum. Vere judicia Dei, abyssus multa (Psal. XXXV, 7) ; vere terribilis est Deus in consiliis super filios hominum (Psal. LXV, 5) . Nam qui tantam fidelibus suis, anno proxime praeterito contulerat sui muneris immensitatem, tanta eosdem nunc indui reverentia passus est, et confusione. An quis novit sensum Domini? aut quis consiliarius ejus fuit? (Rom. XI, 34.) Quid est, Domine Deus? Quia hic praesens multitudo, et nobilium numerus erat, subtraxisti gratiam, ne sibi ascribant, quod meritis non datur, sed gratia; aut quia de collato gratis priore beneficio, non satis uberes tibi, benefactori suo, gratiarum persolverant actiones; aut quia flagellas, Domine, filium quem recipis (Hebr. XII, 6) ; imples facies nostras ignominia, ut quaeramus nomen tuum sanctum, quod est benedictum in saecula. Scimus, Domine, et confitemur, quia tu non mutaris. Tu enim dixisti: Ego Deus, et non mutor (Mal. III, 6) ; quidquid tamen id est, scimus quia justus es, Domine, et rectum judicium tuum.

Per idem tempus renovatum est verbum, quod anno proxime praeterito de duce Burgundiae motum fuerat, cum domino comite Henrico, ejus avunculo; sperabatur in proxime futuro transitu venturus esse; sed sicut postea evidenter patuit, causis quibusdam occultis adhuc, venire recusavit.
 

CHAPITRE XXX.

[1179.] Tandis que nos affaires se trouvaient ainsi dans le plus mauvais état possible, le seigneur Henri, comte de Troyes, homme magnifique, fils du comte Thibault l'ancien, que nous avions laissé nous-méme à Brindes, ville de la Fouille, au moment où nous revînmes du concile, débarqua dans la ville d'Accon, avec une nombreuse escorte de nobles. Je dis que beaucoup de nobles avaient traversé la mer en même temps ; c'étaient le seigneur Pierre de Courtenai, frère du seigneur Louis, roi des Français, et le seigneur Philippe, fils du seigneur comte Robert, frère du même roi, et élu à l'évêché de Beauvais : leur arrivée rendit quelque espérance aux Chrétiens que leurs malheurs tout récents avaient frappés d'une grande consternation ; ils se flattèrent qu'il leur serait possible, avec la protection de tant et de si illustres nobles, de repousser les injures qu'ils redoutaient, et de se venger de celles qu'ils avaient reçues ; mais Dieu s'étant déclaré contre nous, ils ne purent laver leurs précédents affronts et tombèrent même dans de plus grandes calamités. Saladin en effet, notre plus cruel ennemi, s'enorgueillit de ses succès et des faveurs de la fortune à tel point qu'il ne nous laissa pas même le loisir de respirer quelques moments, et alla tout aussitôt mettre le siège devant le nouveau château fort dont les travaux n'avaient été terminés que le mois d'avril précédent. On l'avait confié aux frères du Temple, qui revendiquaient la possession de tout ce pays en vertu d'une concession des rois de Jérusalem ; et dès qu'il fut construit, on les chargea de veiller à sa défense. Lorsque le seigneur Roi fut informé de l'entreprise de Saladin, il convoqua toutes les forces du royaume, et prenant avec lui le seigneur comte Henri et les autres nobles qui venaient d'arriver, il se rendit en hâte à Tibériade. Là, ayant rassemblé tous les princes du royaume, il leur proposa d'aller porter secours aux assiégés et de forcer les ennemis à se retirer; mais tandis qu'il attendait et qu'on différait de partir pour terminer les préparatifs, on vint annoncer, comme il n'était que trop vrai, que le château avait été pris de vive force et rasé, et que tous ceux qu'on y avait laissés pour le défendre étaient tués ou prisonniers. Ainsi vint s'ajouter à tous les malheurs précédents un nouveau sujet de plus grande confusion, en sorte qu'on était bien fondé à dire : « En vérité, Seigneur, vos jugements sont un abîme très-profond; Dieu est vraiment terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes (19). » Après avoir, l'année précédente, donné à ses fidèles de si grands témoignages de sa munificence, le Seigneur permit que les mêmes fidèles fussent plus tard en proie à la crainte et à la confusion. Y a-t-il quelqu'un qui connaisse les intentions dû Seigneur, ou qui soit son conseiller? Qu'est-ce donc, Seigneur Dieu? Vous leur avez retiré votre grâce, parce qu'il y avait là une multitude de nobles, afin qu'ils ne s'attribuassent point ce qui n'est pas donné aux mérites, mais par la grâce ; ou bien encore parce qu'ils n'avaient pas rendu assez d'actions de grâces à vous, leur bienfaiteur, pour les bienfaits que vous leur aviez accordés naguères à titre gratuit; ou bien parce que vous châtiez l'enfant que vous aimez. Vous couvrez nos faces d'ignominie, afin que nous cherchions Votre saint nom, qui est béni dans tous les siècles. Nous savons, Seigneur, et nous confessons que vous ne changez point, car vous avez dit : Je suis Dieu et je ne change point. Ainsi donc, quoi qu'il en soit, nous savons que vous êtes juste, Seigneur, et que vos jugements sont droits!

Vers le même temps on reprit encore les conférences qui avaient eu lieu l'année précédente, au sujet du duc de Bourgogne; celles-ci furent tenues avec le seigneur comte Henri, son oncle, car on espérait que le duc s'embarquerait et arriverait bientôt dans le royaume : mais, comme l'événement le prouva clairement par la suite, il refusa de venir, sans que les motifs de ce refus soient encore connus.

(01  Non pas le 30, mais le 18 octobre

(02) Malek-EI-Saleh-Ismaïl.

(03)  Job, chap. 21, V. 14

(04) Seifeddin Ghazi.

(05) Kilidge-Arslan ii, surnommé Azeddin, sultan d'Iconium de 1155 à 1193.

(06) En 1176.

(07) En 1176.

(08) En 1177.

(09)  Philippe, fils de Thierri d'Alsace et de Sibylle d'Anjou, comte de Flandre de 1168 à 1190.

(10) Commandant des troupes fournies par les alliés pour le service cl» palais.

(11) 1ere Épît. de S. Pierre, chap. 5, v. 5.

(12)  Psaume 476, v. 9 ; 93, v .19

(13) Joël, chap. i, v. 1.

(14) Deutéron. chap. xxxii, v. 27.

(15) Isaïe, chap. XLII, v. 8.

(16) En 1178.

(17) Psaum. 58, v. 19.

(18) Genèse, chap. xxxii, v. 10

(19) Psaumes. 35, v. 6; 55, v. 4.