RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE Grégoire de Tours

(Grégoire de Tours)

Vie de Saint Léger, Évêque d'Autin 

 

Vie de Saint Léger, Évêque d'Autin 

Notice sur la vie de saint Léger

Nous possédons deux vies de saint Léodgar ou saint Léger, évêque d'Autun, écrites l'une et l'autre par deux moines ses contemporains, et sans lesquelles l'histoire des Mérovingiens, de l'an 660 à l'an 680, nous serait, sinon tout à fait inconnue, du moins â peu près inintelligible. Celle que nous insérons ici est l'ouvrage d'un moine de Saint-Symphorien d'Autun, dont le nom n'est point arrivé jusqu'à nous, mais qui avait vécu auprès de saint Léger, et écrivit son histoire, nous dit-il lui-même, à la demande d'Herménaire, son successeur à l'évêché d'Autun, six ou sept ans au plus après son martyre. La seconde porte le nom d'Ursin, abbé du monastère de Ligugé en Poitou qui la composa deux ou trois ans plus tard, d'après le vœu d'Ansoald, évêque de Poitiers, où saint Léger avait passé sa jeunesse, et d'Audulf, abbé du monastère de Saint-Maixent, où reposait son corps. A l'exception de quelques détails insignifiants sur l'enfance de saint Léger, et d'un petit nombre de faits que nous avons recueillis dans les notes, le récit de l'abbé Ursin est moins étendu et moins animé que celui du moine anonyme, le plus curieux peut-être, après le grand ouvrage de Grégoire de Tours, des monuments qui nous sont parvenus sur cette époque de notre histoire.

Là se révèle en effet, dans toute son énergie, ce qu'on est convenu d'appeler la lutte des grands propriétaires contre le pouvoir royal ; lutte qui agita si violemment le dernier siècle de la race Mérovingienne, et où les maires du Palais furent les appuis et les ministres, tantôt de l'aristocratie, tantôt de la royauté. M. de Sismondi, dans son Histoire des Français, a fait au maire Ébroin l'honneur de le considérer comme le chef du parti des hommes libres contre la coalition des grands. Nous doutons fort que cette estime lui soit due et qu'il y eût alors un parti des hommes libres. Des rois ou des ministres de rois qui voulaient exercer partout une autorité arbitraire et tuer ou dépouiller à leur gré quiconque excitait leur avidité ou leur courroux ; des ducs, des comtes, des Leudes, des évêques riches et ambitieux, qui prétendaient dans leur territoire â une entière indépendance, ou s'efforçaient d'envahir le pouvoir royal pour s'en approprier les profits ; c'est là tout ce qui nous apparaît dans ces débats sanglants et désordonnés. Nous n'y saurions découvrir ni royauté ni peuple, aucune mesure de gouvernement et d'ordre public, aucune combinaison des forces nationales pour résister à telle ou telle tyrannie. Un homme puissant et hardi, s'élevant à la mairie du Palais, régnait sous le nom du roi ; aussitôt il attaquait, par lui-même ou par les siens, tous ceux qui ne s'unissaient pas à lui pour partager ses rapines ; magistratures, propriétés territoriales, richesses mobilières, tout devenait sa proie, et aucune loi, aucune force publique n'était capable de réprimer ses excès. Alors se formait, contre le despotisme effréné d'un seul, une, coalition de grands et d'évêques réclamant leurs biens et leurs privilèges. Parvenait-elle à le renverser ? l'un des coalisés prenait sa place, et, tyran brutal à son tour, donnait lieu à une coalition nouvelle, qui amenait bientôt les mêmes résultats. Tel est, â nôtre avis, le vrai caractère de ces événements, où des forces et des ambitions individuelles se montrent seules, et qui né nous laissent entrevoir aucune trace de combinaisons politiques ni d'intérêts nationaux.

La rivalité d'Ébroin et de saint Léger est l'une de ces vicissitudes barbares. Tant que dominait Ébroin, l'évêque d'Autun était le chef de la coalition de ses ennemis ; dès qu'Ébroin était renversé, les mêmes désordres, les mêmes crimes reparaissaient sous le gouvernement de saint Léger ou de ses alliés. D'autres opprimés, d'autres proscrits se réunissaient alors autour d'Ébroin et le ramenaient â la puissance. A vrai dire, il n'y avait là ni parti aristocratique, ni parti de la couronne, ni parti des hommes libres. Un certain nombre de chefs avides, suivis de leurs fidèles, se disputaient et se ravissaient tour à tour les dépouilles du trône et de la société.

Dans cette anarchie et sous le pompeux langage des panégyristes, il est difficile de démêler quels ont pu être les talents ou les mérites de saint Léger. Cependant il y a un fondement à toute grande impression produite sur l'esprit des peuples ; et l'on ne peut douter que l'évêque d'Autun n'ait passé, de son temps, pour un grand homme et un glorieux martyr. Le courage qu'il déploya plusieurs fois en allant seul au-devant de ses ennemis, sa résistance dans le siège d'Autun, sa fermeté au milieu des tortures, l'empire qu'il exerça dans l'exil, sur ses gardes, sur ses bourreaux, l'héroïque simplicité de sa mort, toutes ces scènes si pathétiques, même dans le grossier récit de son biographe, attestent., sinon sa vertu, du moins la hauteur de son caractère; et il n'est pas jusqu'au nombre infini des miracles qu'on lui attribue, qui ne doive être admis comme preuve de sa supériorité.

Cette vie a été publiée par Duchesne, d'après un ancien manuscrit du père Sirmond. Il existe plusieurs autres vies de l'évêque d'Autun, mais d'une époque postérieure et qui ne contiennent rien qu'on ne trouve dans le récit d'Ursin et du moine de Saint-Symphorien.

François Guizot

 

Vie de Saint Léger, Évêque d'Autin

Au Seigneur vraiment saint, et qui doit être respecté comme un apôtre, Herménaire, évêque d'Autun.

Souvent pressé par vous et poussé par les sollicitations de mes frères spirituels, j'ai enfin entrepris d'écrire la vie de saint Léger, martyr et évêque ; si j'ai longtemps différé de me rendre à vos ordres et à leurs désirs, c'est que j'ai craint un double mal, l'un de paraître rouillé par l'ignorance et la paresse, Vautre d'être un sujet de rire aux gens savants. Je prie donc avec instance votre fidèle piété de pardonner ma rusticité, et de lire seul et en secret cette narration autant qu'il vous conviendra, jusqu'à ce que vous répariez, par un style plus élevé, cet ouvrage que je n'ai commencé que pour vous obéir ; ou bien qu'après l'avoir fait corriger et rendre irrépréhensible par quelques savants, il soit digne de votre approbation et de votre suffrage. Ce que je demande surtout c'est que, par le secours assidu de vos prières, j'obtienne l'appui favorable du Seigneur pour l'accomplissement d'une œuvre à laquelle ma conscience me fait sentir que mes forces ne suffisent point.

e glorieux et illustre Léger, évêque de la ville d'Autun, martyr nouveau dans nos temps chrétiens, était issu d'une noble famille [vers l’an 616] ; avec l'aide de la grâce divine, à mesure que, sortant du premier âge et croissant en force virile, il s'éleva de degrés en degrés, il se montra excellent par dessus tous les autres. Il fut élevé avec soin par son oncle Didon, évêque de la ville de Poitiers ; celui-ci était au-dessus de tous ses voisins par sa remarquable prudence et ses immenses richesses. Léger s'appliqua chez lui à toutes les études auxquelles ont coutume de s'adonner les puissants du siècle : il fut dressé et poli en toutes choses par la lime de la discipline, et parvint dans cette même ville à la dignité de l'archidiaconat. On vit briller sur-le-champ en lui un tel éclat de science et de fermeté qu'il parut au dessus de tous ses prédécesseurs ; n'ignorant pas la règle des lois du monde, il fut un juge terrible des séculiers, et plein de la science des dogmes canoniques, se montra un docteur excellent pour les clercs. N'ayant jamais été amolli par les plaisirs de la chair il fut rigoureux dans la conduite des pécheurs, veilla toujours avec soin aux offices de l'église, fut habile dans les raisonnements, prudent dans les conseils, et brillant dans ses discours. Il arriva que la nécessité força de l'ordonner évêque d’Autun [661] ; peu de temps auparavant en effet il s'était élevé une querelle entre deux hommes au sujet de cet évêché, et elle avait été jusqu'à l'effusion du sang. Un des deux prétendants fut frappé de mort, et à cause de son crime l'autre fut envoyé en exil. Alors la reine Bathilde, qui gouvernait le palais avec son fils Clotaire roi des Francs, inspirée sans doute par le conseil de Dieu, envoya à la ville d'Autun, pour en être évêque, cet homme admirable, pour qu'il soutînt et défendît, par sa puissante protection et contre ceux qui l'attaquaient, cette église qui, pendant près de deux ans, était demeurée veuve au milieu des flots du siècle. Que dirai-je ? à son arrivée tous les ennemis de l'église et de la ville furent épouvantés, même les hommes qui se combattaient avec haine et commettaient des homicides, sans vouloir souffrir qu'on leur fit rendre compte de leurs crimes ; ceux que la prédication ne ramena pas à la concorde, la justice et la terreur les y forcèrent. Il serait trop long de raconter en détail quel soin le pieux Léger, élevé par le Seigneur à l'épiscopat, eut toujours pour nourrir les pauvres ; mais, si nous nous taisons, ses œuvres parleront pour nous ; soit l'hôpital qu'il a fondé et établi à la porte de l'église, soit la beauté des vases et des meubles qui brillent avec l'éclat de l'or dans son enceinte, soit les ornements du baptistère fabriqués d'une admirable manière, soit encore la translation et la glorieuse sépulture du corps du saint martyr Symphorien, qui indique, sans qu'il soit besoin de le dire, combien Léger fut dévot à ce saint martyr : les pavés de l'église, les planchers dorés, la nouvelle construction du portique, la réparation des murs de la ville, des maisons et de toutes les choses qui tombaient de vétusté, prouvent amplement son zèle et lui rendent témoignage aux yeux des hommes qui les voient ; sur tant de choses il suffit d'en dire quelques-unes ; conduisons donc notre discours vers le temps où cet athlète du Christ entreprit son combat contre le démon.

Lorsque Léger, ce saint pontife eut été établi, avec paix et bonheur, évêque d'Autun, lorsqu'il eut renouvelé toutes les choses qui étaient détruites, qu'il eut bien instruit le clergé aux divins offices, qu'assidu à prêcher il eut donné au peuple les célestes aliments et l'eut comblé d'aumônes abondantes ; lorsqu'il eut enfin appliqué son âme à garder en tout les commandements de Dieu, sa volonté devint en toutes choses si efficace que le Seigneur accordait toujours et sans difficulté une issue favorable à tout ce qu'il avait résolu d'accomplir. Ce n'était pas sans sujet que le Tout-Puissant lui prodiguait sa grâce, car Léger s'était dévoué à exécuter ses commandements. Mais la méchanceté s'éloigne toujours du bien, et l'ancien ennemi, le serpent, trouve toujours par qui semer les scandales. Quelques grands qui ne se souciaient pas des choses spirituelles, et craignaient plutôt les puissants du siècle, voyant cet homme irréprochable demeurer ferme au sommet de la justice, et pleins d'une haine envieuse, commencèrent à le tourmenter, et résolurent, si c'était possible , de s'opposer à ses projets. Dans ce temps, comme nous l'avons dit[i], Ébroin, maire du palais, gouvernait sous le roi Clotaire, et la reine, comme nous l'avons encore dit, résidait déjà dans le monastère qu'elle s'était autrefois préparé. Alors les méchants déjà désignés vont à Ébroin, suscitent dans son âme une grande fureur contre le serviteur de Dieu ; et comme ils ne trouvaient pas d'accusation véritable, ils forgent un mensonge plein de fausseté, parlant enfin comme si, pendant que tous se soumettaient aux ordres d'Ébroin, le seul évêque Léger les méprisait.

Ébroin était enflammé d'un tel amour d'argent que ceux qui lui en donnaient davantage avaient toujours gain de cause auprès de lui ; et tandis que les uns lui donnaient de l'argent par peur, d'autres pour obtenir justice, les esprits de quelques hommes, pleins de douleur de se voir, ainsi dépouillés, étaient irrités contre lui. Non seulement il faisait cet inique commerce, mais, pour une légère offense, il répandait le sang de beaucoup de nobles innocents. Il avait pour Léger une haine particulière, parce qu'il ne pouvait le vaincre par ses paroles, parce que Léger ne lui payait aucun tribut de flatterie, et aussi parce qu'il connaissait ce pontife pour intrépide contre toutes les menaces. Il fit un édit tyrannique pour que nul des Bourguignons ne pût se présenter au palais sans en avoir reçu l'ordre. Alors tous, pleins d'une grande frayeur, soupçonnèrent qu'il avait imaginé cela pour combler ses crimes, et tourmenter les uns par la perte de la vie, les autres par des amendes sur leurs biens. Pendant que cette affaire était en train, le roi Clotaire, appelé par le Seigneur, sortit de cette vie [670]. Ébroin aurait dû convoquer solennellement tous les grands, et élever sur le trône Théodoric frère du roi ; mais enflé par un esprit superbe, il ne voulut pas les assembler. C'est pourquoi ils commencèrent à craindre qu'il ne méditât de nuire avec audace au roi à qui il voulait du mal, et de retenir seulement le nom du prince qu'il aurait dû élever au trône solennellement, pour la gloire de la patrie. Une multitude de nobles qui se hâtaient de se rendre en présence du roi, ayant reçu d'Ébroin l'ordre de rebrousser chemin, se réunirent alors en conseil, abandonnèrent le parti de Théodoric, et élurent son frère cadet qui avait eu en partage le royaume d'Austrasie. Ceux qui ne voulurent pas acquiescer à leur résolution, ou s'enfuirent secrètement, ou menacés d'incendie et en péril pour leur vie, y consentirent à regret, tant il y avait de crainte de la tyrannie d'Ébroin.

Tous offrirent donc à Childéric le royaume de Neustrie, aussi bien que celui de Bourgogne. Le tyran alors, voyant que cela se passait à cause de ses crimes, s'enfuit à l'autel d'une église ; son trésor fut à l'instant envahi, et ce que cet homme inique avait amassé méchamment et à la longue, fut justement dissipé en un instant. Alors quelques évêques, et particulièrement Léger, intercédèrent pour lui, et obtinrent qu'il ne serait pas tué ; il fut envoyé en exil au monastère de Luxeuil, pour y laver par la pénitence les crimes qu'il avait commis. Mais comme il avait les yeux du cœur aveuglés par la poussière terrestre, la sagesse spirituelle ne gagna jamais rien sur la méchanceté de son âme.

Childéric ordonna qu'on lui amenât son frère, à la place duquel il avait été appelé, afin de s'entretenir avec lui ; mais quelques hommes qui passaient pour les premiers du royaume, et qui voulaient plaire à Childéric en le flattant, osèrent témérairement couper les cheveux de leur maître, et le présentèrent ainsi à son frère. Le roi l'interrogea, et lui demanda ce qu'il désirait qu'on fit de lui ; Théodoric répondit qu'il avait été injustement chassé de son royaume, et ne désirait que le Dieu du ciel pour juge. Alors on lui ordonna de se rendre au monastère de Saint-Denis ; il y vécut en sûreté et y demeura jusqu'à ce que ses cheveux eussent repoussé ; et le Dieu du ciel qu'il avait désiré pour juge lui permit de régner depuis heureusement.

Cependant tous demandèrent au roi Childéric de donner, pour les trois royaumes qu'il possédait, des décrets qui réglassent qu'on observerait la loi et la coutume de chacun, selon sa patrie, comme faisaient jadis les juges[ii] ; que les gouverneurs d'une province ne pourraient entrer dans une autre ; que personne ne s'emparerait de la tyrannie d'Ébroin, et, comme lui, ne mépriserait ses égaux ; de telle sorte que chacun devant arriver tour à tour à la place la plus élevée, nul ne pût se mettre au dessus des autres. Le roi accorda de bonne volonté toutes les choses qu'on lui demandait ; mais, corrompu par les conseils d'hommes insensés et presque païens, car il était d'une grande jeunesse, il rétracta tout de suite ce qu'il avait établi d'après les avis de gens sages. Il retenait cependant toujours auprès de lui l'évêque Léger, parce qu'il savait qu'il brillait au dessus de tous par la lumière de sa sagesse[iii]. Il arriva que l'envie des méchants reprit vigueur, et que de nouveau ils cherchèrent contre lui des sujets d'accusation. Soit que le roi agît justement ou injustement, ils l'attribuaient au crime de celui dont les conseils, si le roi les eût suivis, l'eussent toujours fait marcher dans la voie de Dieu. Mais comme la sentence du ciel approchait , le coeur de Childéric ne sut pas se soumettre à la discipline de la sagesse, et il mérita que le jugement de Dieu qu'avait invoqué Théodoric fût rendu promptement.

Lorsque l'homme du Seigneur vit que l'envie se réchauffait contre lui, il prit, selon le conseil de l'apôtre, la cuirasse de la foi, le casque du salut, et le glaive de l'esprit (qui est la parole de Dieu), et il se prépara à soutenir un combat singulier contre l'ancien ennemi. Comme la fermeté sacerdotale ne sait pas craindre les menaces d'un roi, il commença à reprendre Childéric et à lui demander pourquoi il changeait si subitement les coutumes de sa patrie, qu'il avait donné l'ordre d'observer. On rapporte aussi que Léger dit que la reine[iv] était fille de l'oncle de Childéric, et que s'il ne renonçait pas à ce crime et à tant d'autres choses illicites, il connaîtrait bientôt que la vengeance divine était près de le frapper. Childéric l'écouta d'abord volontiers ; mais, prévenu par les conseils de ses satellites, tandis qu'il aurait dû suivre les avis de Léger, pour l'amendement de sa conduite, il commença à chercher l'occasion de le faire mourir. Il était engagé à cette action par ceux qui désiraient éloigner la justice et secondaient les jeunes penchants du roi, et par ceux encore qui le poussaient à violer les décrets qu'il avait rendus. Tous ces hommes et ceux qui, comme eux, passaient leur vie dans les voluptés du siècle, craignaient de voir leurs œuvres contrariées par ce serviteur de Dieu, car ils savaient qu'il marchait inflexiblement dans le sentier de la justice. En effet, le monde vieillissant et chargé de vices ne sait pas supporter la fermeté d'un citoyen du ciel.

Dans ce temps parut [673] un homme noble nommé Victor, qui gouvernait, avec les faisceaux, le patricial de Marseille. Il était d'une grande noblesse et plein de prudence ; et, comme il était issu d'une illustre famille, il s'élevait au dessus de tous. Il se rendait auprès du roi Childéric pour une certaine affaire, et espérait obtenir, par l'intercession du serviteur de Dieu, tout ce qu'il désirait. Le saint le reçut dans sa ville avec une charitable hospitalité, en attendant qu'il pût le recommander au roi par ses prières, car il avait souvent prié Childéric de venir dans l'église de sa ville pour la solennité de Pâques. Ses ennemis prirent cette occasion pour mettre à effet la haine qu'ils avaient précédemment insinuée dans le cœur du roi. Ils attirent dans leur parti Wulfoald, le maire du palais, inventent des fables menteuses sur Léger et Victor, et les accusent de s'être coalisés pour renverser la domination royale et envahir la souveraine puissance.

Il y avait alors au monastère de Saint-Symphorien un homme sous l'habit religieux, nommé Marcolin, reclus de corps mais non de cœur, et qui, comme on le vit clairement depuis, ne songeait guère qu'à obtenir, sous l'apparence de la religion, les honneurs et les gloires terrestres. Je pense qu'il vaut mieux taire que raconter ce qu'on sait de sa vie, car tout le monde en a été instruit. Le roi ignorait tout cela, et le regardait en tout comme un prophète de Dieu, surtout parce que Marcolin flattait sa volonté, en secondant les accusations portées contre l'homme de Dieu.

La nuit donc où l'on célébrait à Autun les Vigiles du saint jour de Pâques, le roi, comme s'il avait craint quelque chose, ne voulut point aller à l'église cathédrale ; mais, déjà plein de mauvaises pensées contre le serviteur de Dieu, il se rendit avec une petite suite auprès de l'hypocrite dont nous avons parlé, et ne craignit pas de recevoir là, et tout à coup, la sainte communion[v]. Cela fait et déjà pris de vin , tandis que les autres à jeun attendaient les saintes solennités, il entra dans la cathédrale, et criant à haute voix, appela par son nom Léger, comme si l'évêque s'était enfui au bruit déjà répandu qu'il voulait le frapper du glaive. Lorsque, à force de crier, le roi eut appris que l'évêque était dans le baptistère, il y entra aussi , et resta stupéfait de l'éclat des lumières, de l'odeur du saint chrême, et de toutes les choses qui servent à la sanctification des baptisés. Mais quand Léger eut répondu à ses clameurs : Me voici, le roi ne le reconnut en aucune façon, passa outre, et s'assit dans la maison épiscopale qui lui avait été préparée. Les autres évêques qui avaient célébré les Vigiles avec l'homme de Dieu, retournèrent dans leur logis. Mais lui, après avoir achevé le saint office, alla au roi avec intrépidité, et, sans craindre sa colère, lui demanda avec de douces paroles pourquoi il n'était pas venu avant Vigiles, et comment, pendant les solennités de cette sainte nuit, il pouvait persister à être si irrité. Childéric, troublé, ne sut que répondre à son ineffable sagesse, si ce n'est que, pour une certaine cause, Léger lui était suspect. L'homme de Dieu vit donc que, poussé par ses satellites, le roi avait résolu de le mettre à mort lui et Victor, et que Victor, plein d'effroi, craignait la fureur du roi. Il ne trembla point pour sa propre vie, mais voulut assurer le salut de ceux qui étaient venus réclamer sa protection, et aima mieux fuir et se cacher, que de fournir l'occasion d'ensanglanter, par son martyre, les solennités de la résurrection du Seigneur. Il ne pouvait supporter non plus que ceux qui s'étaient rendus près de lui perdissent si malheureusement la vie. Que personne ne l'accuse d'avoir craint le martyre, car précédemment, averti par un certain moine nommé Berthaire, le jour de la cène du Seigneur, qu'on voulait sa mort, il était allé le lendemain, jour de la Passion, au palais du roi, et se livrant ainsi lui-même, il avait voulu offrir son sang à Jésus-Christ le même jour où, pour le salut du monde, le Christ avait répandu le sien. Ce jour-là en effet le roi voulut le frapper de sa propre main, mais il en fut empêché par le sage conseil de quelques grands qui s'y opposèrent par la crainte de Dieu. Il n'est pas douteux que la bonté divine le conserva alors, pour que la fournaise d'une longue persécution le purifiât de tout le mal qu'avait pu faire pénétrer en lui la société des hommes, qui n'est jamais exempte de souillure, et pour qu'après y avoir été jeté, comme un or pur, de la main de son roi, il en sortît brillant, à l'instar des diamants, par l'éclat de ses miracles.

Les gens qui attendaient l'issue de cet événement poursuivirent vivement l'évêque, et Victor fut mis à mort ; il se défendit avec courage, mais Dieu permit qu'il fût tué avec quelques autres qui l'accompagnaient. Il n'est pas impossible que les mérites du saint martyr aient obtenu de Dieu miséricorde pour les âmes de ceux qui voulaient innocemment éviter avec lui l'orage de la persécution.

Cependant Léger, serviteur de Dieu, fut arrêté par quelques personnes qui l'annoncèrent aussitôt au roi. Celui qui l'avait pris espéra obtenir du roi de grandes faveurs. Par le conseil des grands et des évêques, Childéric le fit conduire au monastère de Luxeuil, pour y rester jusqu'à ce qu'ils eussent décidé ce qu'on ferait d'un homme de si grand renom. Consultés par Childéric sur le parti qu'il convenait de prendre à l'égard du saint, les principaux du palais répondirent d'une voix unanime que, si le roi lui accordait la vie, il devait lui ordonner de rester au monastère de Luxeuil. Il confirma aussitôt ce décret. Quelques évêques et prêtres y consentirent pour mettre sur-le-champ Léger à l'abri de la colère du roi. Car celui-ci, séduit par de mauvais conseils, avait ordonné qu'on le lui amenât de Luxeuil, afin de le faire déposer avec insulte au gré de ses accusateurs, et de le mettre à mort, comme ils auraient voulu, ainsi qu'Hérode avait permis aux Juifs de faire de Saint-Pierre. Là, se trouvait présent Herménaire, abbé de la basilique de Saint-Symphorien, à qui, après le départ du saint homme Léger, le roi avait, sur la demande du peuple, remis l'administration de la ville d'Autun. Herménaire se jeta aux pieds du roi, et le supplia avec des prières instantes de permettre que l'évêque demeurât à Luxeuil, et ne fût pas amené en sa présence, selon l'attente des cruels dont le diable avait animé contre lui la fureur. Par ses instances, il le sauva ainsi de la mort, et c'est bien à tort que quelques-uns croyaient qu'Herménaire fréquentait le palais du roi, pour se porter en tête des accusateurs de Léger et s'assurer la possession de son évêché. Il en fut bien autrement ; mais les yeux de la chair ne savent pas discerner une affection spirituelle. Du reste, il ne manque pas de preuves de la conduite d'Herménaire ; car tant que Léger fut en vie, il fournit, avec une pieuse charité et autant qu'il pouvait, à tous ses besoins.

Dans ce même temps, Ébroin résidait en exil au monastère de Luxeuil, tonsuré et portant l'habit de moine ; il avait soin de feindre la concorde avec Léger, comme si l'évêque et lui devaient bien vivre ensemble, parce qu'ils avaient tous deux, quoique par des motifs bien divers, subi une même sentence d'exil.

Tout cela fait, la vengeance divine ne tarda pas à porter son jugement sur Childéric : ses mœurs dissolues déplaisaient fort aux grands du palais ; et l'un d'eux qui le supportait plus impatiemment que les autres, le frappa d'un coup mortel, pendant que, dans une forêt, il chassait en pleine sécurité         [673]. Avant cet événement, et pendant que deux ducs qui avaient reçu l'ordre de tirer Léger de Luxeuil tardaient à l'exécuter, un de leurs serviteurs résolut, s'il pouvait voir le saint homme hors du monastère, de le frapper de son glaive. Mais, lorsqu'il approcha de ce lieu, son cœur fut saisi d'une épouvantable frayeur, à tel point qu'il avoua publiquement, non seulement ce qu'il avait dit, mais aussi par quelles raisons il avait eu contre l'homme de Dieu de si perverses pensées. Tremblant, il se jeta aux pieds de Léger, et le supplia de lui pardonner cette méchanceté.

Lorsque la nouvelle de la mort de Childéric fut connue, les hommes qui avaient été condamnés à l'exil par son ordre revinrent sans crainte, comme les serpents, pleins de venin, ont coutume, au retour du printemps, de quitter les cavernes qu'ils habitent pendant l'hiver. Leur fureur s'exhala avec une telle force, et produisit un tel trouble dans la patrie, qu'on crut tout à fait que la venue de l'Antéchrist approchait. Les gouverneurs des provinces commencèrent, à l'envi les uns des autres, à s'attaquer avec des haines horribles ; et comme il n'y avait point de roi établi au faite du pouvoir, chacun voyait la justice dans sa propre volonté, et agissait sans redouter aucun frein. Nous connûmes bientôt que la colère de Dieu était venue ; car nous vîmes se montrer dans le ciel l'étoile que les astrologues nomment comète, et dont l'apparition présage à la terre troublée par la famine, le changement des rois, les attaques des Gentils et les maux de la guerre. Mais, comme il est écrit, les insensés ne se laissent pas corriger par les paroles, encore moins par des signes ; aussi ceux qui étaient revenus de l'exil où ils avaient été à cause de leurs mauvaises actions, accusaient le parti de Léger de toutes leurs souffrances.

Cependant l'homme de Dieu était retenu, pour sa sûreté, par les mêmes ducs qui l'avaient tiré naguères du monastère de Luxeuil. En ce moment, en effet, la grâce d'en haut accorda à son serviteur une si imposante autorité qu'autour de lui, les ducs, leurs femmes, tous leurs compagnons, leur famille, et même tout le peuple se précipitaient, offrant de se dévouer à lui. Les hommes qui le retenaient auprès d'eux annoncèrent aux grands des pays d'alentour qu'ils avaient reconnu que la grâce divine était sur Léger, serviteur de Dieu ; et touchés d'un pieux amour, ils s'unirent pour sa défense, et arrêtèrent ensemble, que si, au milieu de tout ce trouble, et avant qu'ils eussent élevé sur le trône le roi Théodoric, quelqu'un voulait faire mal à Léger, ils le défendraient d'un commun accord.

Dans ce temps Ébroin, semblable à Julien qui avait feint de mener la vie d'un moine, sortit du monastère de Luxeuil. Comme il était entouré d'une suite d'amis et de serviteurs, les exilés dont nous avons parlé recherchèrent sa faveur, et oubliant le mal qui l'avait fait accuser jadis, ils le prirent pour chef, afin de pouvoir, par ses conseils et son secours, se venger de l'homme de Dieu. Ébroin releva donc sa tête venimeuse, et comme une vipère à qui reviennent ses poisons, il feignit d'être dévoué au roi Théodoric, et se mit en marche pour aller au plus tôt vers lui avec ses compagnons. L'homme de Dieu et les siens suivaient la même route, et ils n'étaient pas l'un de l'autre à une journée de distance. Avant qu'ils arrivassent à Autun, Ébroin, oubliant l'amitié qu'il avait si récemment promise à Léger, voulut le faire arrêter à l'instigation de ses partisans ; il l'eût fait s'il n'en eût été détourné par Genêt, évêque de la métropole de Lyon, et si en même temps il n'eût été effrayé par la forte troupe qui accompagnait Léger. Il feignit donc de nouveau de lui porter amitié, et mêlant leurs suites, ils entrèrent dans la ville. Le peuple et toute l'église se réjouissent de la présence vivifiante de leur pasteur ; les places sont ornées, les diacres prennent des cierges, les clercs chantent des antiennes, et toute la ville se livre à la joie du retour de son pontife, après l'orage de la persécution. Ce n'était pas à tort que retentissaient ces louanges, car Léger marchait, comme le savait bien le Seigneur, à la couronne du martyre. Charmée de l'arrivée de son chef, la ville fit des fêtes même à ses adversaires.

Le lendemain tous se mirent en marche, et partirent pour aller ensemble vers Théodoric roi des Francs. Comme ils avançaient, et presque au milieu du chemin, le tyran Ébroin les abandonna, alla rejoindre les siens, et quittant l'habit ecclésiastique, retourna à sa femme[vi], comme un chien à son vomissement. Hors d'état de combattre au milieu des soldats du Christ, il attaqua ses ennemis avec les armes séculières, et après avoir trahi Dieu et la foi, il se montra ennemi déclaré, même de son seigneur d'ici-bas. Théodoric, rentré en possession de son royaume, était en sûreté à Saint-Cloud, lorsque Ébroin arriva subitement avec les Austrasiens. Qui pourrait dire pleinement quel pillage eut lieu alors et du trésor royal, et de celui de l'église, que par amour de la chrétienté catholique avaient enrichie tant de pieux monarques; Le maire du palais[vii] fut tué, et Ébroin fit ce crime, poussé par les mauvais conseils d'hommes diaboliques[viii] ; ils se plaignaient que leurs services fussent méprisés ; et parce qu'ils voyaient le peuple se rallier fidèlement a Théodoric, et le serviteur de Dieu Léger rétabli dans sa ville avec la faveur du roi, ils recommencèrent à brûler de chagrin et d'envie ; car, tant que les justes étaient debout, les pervers ne pouvaient recouvrer le pouvoir. Poussés par le diable qui leur avait ôté toute foi, les yeux fermés à la lumière de la vérité, et ne voyant aucun moyen de détruire le saint de Dieu, ils se décidèrent à un plus grand crime, à un prodigieux mensonge par lequel ils attirèrent sur le royaume de cruels malheurs, un énorme carnage, et la persécution de beaucoup de gens. Ils prirent un certain enfant, qu'ils prétendirent fils de Clotaire[ix], et le proclamèrent roi d'Austrasie. Ils rassemblèrent ainsi autour d'eux et pour faire la guerre, beaucoup de gens à qui cela paraissait très vraisemblable, et quand par ces iniquités ils eurent soumis leur patrie, ils donnèrent des ordres aux juges au nom du faux roi qu'ils avaient élevé. Quiconque ne voulait pas acquiescer à leur parti perdait les droits de son rang, ou, s'il ne se dérobait par la fuite, périssait par le glaive. Combien de gens trompés par cette feinte crurent que Théodoric était mort, et que Clovis était fils de Clotaire ! Les premiers auteurs de cette fraude, presque les maîtres du palais, étaient Desiré surnommé Diddon, qui avait gouverné jadis la ville de Chalons, et son collègue Abbon qui avait en son pouvoir la ville de Valence. Ils ne sont pas dignes de porter le nom d'évêques ces hommes qui, pleins de désirs terrestres, veillent plutôt pour augmenter leur fortune par des gains temporels, que pour le salut des âmes qui leur sont confiées, et dont ils ne songent pas qu'il faudra rendre un jour compte à un juge sévère. Conduit par les conseils de tels prêtres et de tels grands, le tyran Ébroin fut ainsi élevé et aveuglé dans cette vie, jusqu'à ce que, toujours impénitent, il fût précipité dans l'enfer. Revenons à notre oeuvre.

Pendant que se passaient toutes ces choses, après le meurtre de Childéric, après que les évêques et les grands de Neustrie et de Bourgogne, ayant rétabli Théodoric dans son royaume, furent revenus en paix chez eux, les méchants, de leur côté, levèrent une armée, se proposant surtout de perdre l'homme qui, disaient-ils, avait dirigé le roi Childéric. Alors Ébroin, se livrant aux conseils des plus pervers de ses compagnons, chercha de quelle façon il pourrait détruire l'évêque. Deux de ses conseillers, Diddon et Waimer, se faisant les chefs de cet odieux complot, dirent qu'ils réussiraient à l'enlever de sa ville, et à exercer sur lui une vengeance dont serait satisfaite la haine d'Ébroin. Plein de joie de cette réponse, celui-ci leur donna sur-le-champ une nombreuse troupe, et ils marchèrent en toute hâte vers Autun. Léger, l'homme de Dieu, résidait alors dans sa ville, occupé à remettre en ordre les affaires du peuple. Lorsqu'il apprit qu'une armée s'avançait contre lui, il ne consentit pas à fuir de nouveau, et il attendit avec intrépidité le jugement de Dieu. Ses amis, ses fidèles, ses clercs le pressaient de s'en aller, et d'emporter les trésors qu'il avait lui-même amassés, afin qu'à cette nouvelle, ses ennemis renonçassent à attaquer la ville et à le persécuter ; mais il s'y refusa absolument : il les mena sur-le-champ au lieu où étaient les trésors, et leur montrant tout ce qui était là, leur parla de la sorte : Mes frères, tout ce que vous voyez là, tant que Dieu a permis que je conservasse la faveur des hommes du siècle, je l'ai fidèlement amassé pour l'ornement et la gloire commune de l'église ; maintenant peut-être sont-ils irrités contre moi, parce que Dieu veut m'appeler aux faveurs du ciel ; pourquoi emporterais-je avec moi ces choses qui ne m'y suivront pas ? Si cela vous convient, voici le parti que je prendrai : il vaut mieux donner ces trésors aux pauvres que d'errer çà et là dans le monde avec ce honteux fardeau. Imitons le bienheureux Laurent : il distribua et donna tout aux pauvres, et sa justice sera célébrée dans les siècles des siècles, et son nom demeure couvert de gloire.

Il ordonna aussitôt aux gardiens de jeter hors des portes les plats d'argent et une infinité de vases pareils ; il fit appeler les argentiers avec leurs marteaux, pour qu'ils brisassent tout en petits morceaux, et commanda que le tout fût distribué aux pauvres par de fidèles dispensateurs ; il donna pour le service de l'église tout ce qui pouvait lui être utile ; il réjouit avec une partie de ce même trésor l'indigence de plusieurs monastères, tant d'hommes que de filles, situés dans la ville ou dans son territoire. Quelle veuve, quelle orpheline, quel pauvre ne fut pas alors comblé de ses largesses !

L'homme de Dieu, plein de l'esprit de sagesse, parla ainsi aux frères : Mes frères, j'ai résolu de ne plus du tout penser au siècle, et de craindre bien plutôt le mal spirituel qu'un ennemi terrestre. Si un enfant de la chair a reçu de Dieu une telle puissance qu'il puisse persécuter, perdre, incendier, tuer, nous ne saurions en aucune façon lui échapper par la fuite. Si nous sommes conduits à l'observation des règles saintes par la perte des choses qui passent, ne désespérons pas ; réjouissons-nous plutôt dans l'espoir du pardon qui nous attend. Fortifions donc notre âme par les vertus, et munissons en même temps la garde de cette ville, afin que l'ennemi ne trouve point d'entrée par où il puisse nous mettre en péril. Animant ainsi tout ce peuple, il prescrivit un jeûne de trois jours, et parcourut l'enceinte des murs avec le signe de la Croix et les reliques des Saints ; il se prosternait contre terre à chaque porte, et priait avec larmes le Seigneur que, s'il l'appelait au martyre, il ne permît pas que le peuple qui lui était confié tombât en captivité ; et cela arriva comme il l'avait désiré. Le peuple des environs, par crainte des ennemis, se retira dans la ville, et on ferma l'issue des portes avec de fortes serrures, et on établit partout des gardes. L'homme de Dieu ordonna qu'on fit entrer tout le monde dans l'église, et leur demanda à tous leur indulgence, les priant de lui pardonner, si, en les reprenant, comme il avait coutume de le faire, pour l'observation de la sainte discipline, il avait blessé quelqu'un d'eux par ses paroles ; car cet homme de Dieu qui marchait au martyre, savait qu'il ne sert de rien si le coeur n'a pas été d'avance purifié de tout sentiment haineux, et échauffé du feu de la charité. Aussi n'y eut-il dans cette multitude aucune âme assez dure, quelque offensée qu'elle pût être, pour ne pas renoncer pieusement à toute malice.

Peu de temps après la ville fut entourée d'une armée, et le jour même les deux troupes combattirent avec vaillance jusqu'au soir. Mais lorsque la ville fut absolument cernée et pressée par les ennemis qui rôdaient jour et nuit en vociférant comme des chiens, l'homme de Dieu vit que le péril était imminent ; il arrêta le combat et parla ainsi à son peuple : Cessez, je vous le demande, de combattre ces gens ; s'ils sont venus seulement à cause de moi, je suis prêt à satisfaire leur volonté et à calmer, à mes dépens, leur fureur ; seulement ne sortons pas d'ici sans avoir été entendus ; envoyons un de nos frères leur demander pour quelle cause ils assiègent la ville. Aussitôt on fit descendre par le rempart l'abbé Méroald, et, arrivé auprès de Diddon, il lui dit: Si nos péchés nous ont attiré ce traitement, je vous prie de vous ressouvenir de cette sentence évangélique où le Seigneur a dit : Si vous ne pardonnez point aux hommes lorsqu'ils vous ont offensé, votre père ne vous pardonnera point non plus vos péchés[x] ; et celle-ci : Vous serez jugés selon que ce vous aurez jugé les autres[xi] ; et il le pria de faire cesser l'attaque et de recevoir tel rachat qu'il voudrait. Mais le cœur de ces gens, comme autrefois celui du roi d'Égypte, avait la dureté de la pierre, et Méroald ne put en rien les amollir par les divines paroles. Diddon lui répondit avec menaces qu'il ne quitterait pas le siége de la ville jusqu'à ce qu'il eût pris Léger et assouvi dans son sang le désir insensé de leur fureur ; à moins qu'il ne jurât fidélité à ce Clovis qu'ils avaient faussement fait roi : c'était là un prétexte feint, et tous assuraient avec serment que le roi Théodoric était mort.

L'homme de Dieu ayant appris ces paroles, répondit de la sorte : Qu'il soit connu à vous tous, tant mes frères et amis que mes ennemis et adversaires, que tant que Dieu voudra me conserver en vie, je ne m’écarterai point de la fidélité que j'ai promise, devant lui, de garder à Théodoric. Je suis résolu à offrir mon corps au glaive plutôt que de souiller mon âme par une honteuse infidélité.

Lorsque les ennemis eurent entendu ces paroles, ils commencèrent aussitôt à attaquer de toutes parts la ville, en y mettant le feu et en lançant des traits. Alors Léger dit adieu à tous ses frères, communia avec le pain et le vin, raffermit leurs âmes inquiètes, leur recommanda, comme le Christ à ses disciples, la mémoire de sa passion, marcha intrépidement vers les portes, les fit ouvrir, et se présenta tout à coup à ses ennemis pleins de joie. Ils reçurent leur proie comme le loup s'empare d'une innocente brebis. On rapporte qu'il dit alors : Je remercie Dieu tout-puissant qui daigne me glorifier en ce jour. Ses adversaires, inventant le plus odieux traitement, lui arrachèrent les yeux de la tête. On le vit dans ce tourment supporter d'une manière surnaturelle l'extraction par le fer. Plusieurs hommes illustres, alors présents, attestent qu'il ne souffrit point qu'on lui liât les mains, qu'aucun gémissement ne sortit de sa bouche au moment où on lui arracha les yeux, et que, louant Dieu, il continua toujours de chanter les psaumes.

Entre ceux qui se trouvaient là étaient le duc de Champagne, Waimer, qui était venu des frontières d'Austrasie pour exécuter ce crime avec Diddon. Ces deux hommes assignèrent à un certain Bobbon qui avait été chassé de l'évêché de Valence et frappé d'anathème, la ville d'Autun pour la posséder, ou plutôt pour la dévaster. Les citoyens opprimés qui avaient déjà perdu leur pasteur furent contraints de recevoir son ennemi, et sa présence coûta à l'église presque tous ses trésors. On trouva en effet une occasion de racheter la ville et l'on prit, sur l'argent de l'église, cinq mille sous, sans compter ce qui avait été enlevé aux citoyens. Si l'église souffrit aussi de grands dommages dans ses biens passagers, le Seigneur ne permit pas du moins que personne fût emmené en captivité.

Les ennemis après s'être joyeusement partagé les dépouilles remirent l'homme de Dieu en garde à Waimer qui retourna dans son pays avec sa troupe. Desiré, dit Diddon, partit avec Bobbon et Adalric qu'on voulait faire duc de cette province pour aller soumettre le patriciat de Lyon ; leur intention était de chasser Genêt de cette cité comme ils avaient expulsé Léger d'Autun. Mais les peuples rassemblés en force armée, avec l'aide de Dieu, les empêchèrent de pénétrer.

Quand ceux qui avaient emmené Léger, le serviteur de Dieu, annoncèrent à Ébroin ce qu'ils avaient fait, il ordonna qu'on le conduisit au fond d'une forêt, fit répandre une fable sur sa mort, disant qu'il avait été noyé dans les eaux, et prescrivit même de lui construire un tombeau en attendant qu'il succombât à la souffrance d'une longue faim. Celui qui a vu ou entendu ces choses peut dire qu'elles se sont bien passées ainsi. Mais le Seigneur, qui avait nourri, par un corbeau, Élie dans le désert, n'abandonna point son serviteur. Lorsque le martyr de Dieu eut longtemps supporté la faim sans en mourir, Waimer pensa que la nature humaine n'aurait pu résister de la sorte, si la grâce de Dieu ne l'eût soutenue ; il ordonna qu'on amenât Léger dans sa maison, et ses dures entrailles commencèrent à s'amollir par la pitié. Admis à sa conversation familière, Léger dompta et adoucit en peu de temps la férocité de cet homme et le convertit ainsi que sa femme à la crainte de Dieu, si bien que Waimer lui offrit dévotement l'argent de l'église qu'il avait reçu pour la rançon de la ville d'Autun, pour qu'il en fit ce qu'il voudrait. L'homme de Dieu reçut l'argent et le renvoya à Autun par un fidèle abbé nommé Berton, qui le partagea, selon le précepte de l'apôtre, entre les serviteurs de la foi, et s'acquitta ainsi de cette oeuvre de charité.

Cependant le méchant Ébroin, ne pouvant plus longtemps cacher son crime, abandonna le parti de son faux roi, afin de rentrer au palais de Théodoric. Il y fit reçu par une certaine faction, et fut de nouveau créé maire du palais. Les uns avec joie, les autres par crainte l'élevèrent ainsi au comble de la puissance. Il rendit alors un édit portant que, si quelqu’un, pendant les troubles, avait causé à un autre quelque dommage, ou s'était approprié quelque bien, aucune accusation ne pourrait en résulter. A la faveur de ce prétexte, il ne rendit rien de ce que ses serviteurs lui avaient donné sur les dépouilles de beaucoup de gens. Reprenant son ancien orgueil, il redoutait de rencontrer sur ses pas quelques-uns de ses anciens rivaux, ou les fils de ceux qu'il avait fait périr ; il s'empara de la toute-puissance, et devint d'autant plus méchant qu'il était plus haï. Il commença à persécuter obstinément les grands ; ceux qu'il pouvait prendre, tantôt il les faisait mourir par le glaive, tantôt il leur enlevait leurs biens, et les bannissait en pays étranger. Il détruisit beaucoup de monastères de femmes nobles, envoya les premières d'entre elles en exil ; et investi du pouvoir de fouler aux pieds les perles de la couronne royale, il ne craignit pas, comme un pourceau, d'insulter au Christ, en foulant aux pieds sans pitié les ornements de ses églises. Hors d'état d'élever ses yeux vers le ciel, il tint son cœur absolument plongé dans la fange des passions terrestres.

Après avoir ainsi assouvi sa fureur, ce cruel commença à chercher quelque moyen de soustraire ses crimes aux regards des hommes. Il feignit de vouloir venger la mort de Childéric, tandis que personne plus que lui ne l'avait voulue ; mais il n'osait pas poursuivre hautement celui qu'il haïssait.

Les grands ordonnèrent que Léger fût tiré, ainsi que son frère, du monastère où il se tenait caché, et qu'on les amenât en présence du roi. Léger se tournant vers Ébroin, lui dit : En t'efforçant d'opprimer tous les habitants de toute la France, tu perds le haut rang que tu as obtenu sans le mériter. A ces mots, le scélérat Ébroin, plein de fureur, ordonna que Guérin, frère de Léger, fût jeté hors des portes, et séparé de lui, afin qu'ils fussent punis séparément, et ne se plissent consoler en disant de telles paroles. Comme on l'emmenait, le bienheureux Léger parla à son frère, lui disant : Sois calme, frère très chéri, il faut que nous souffrions tout cela, et les maux de cette vie ne sont rien auprès de l'éternelle gloire qui nous est réservée ; nos péchés sont grands, mais la miséricorde du Très-Haut les surpasse, et elle est toujours prête à laver les péchés de ceux qui publient ses louanges. Souffrons donc en ce monde, car nous sommes débiteurs de la mort ; mais si nous portons patiemment ces douleurs, la vie où nous serons réjouis sans fin dans la « gloire céleste nous attend.

Alors les serviteurs d'Ébroin commencèrent à lapider Guérin lié à un tronc [676] ; pour lui il priait le Seigneur, en disant : Bon Seigneur Jésus, qui es venu appeler les pécheurs et non les justes, reçois l'esprit de ton serviteur ; et puisque tu veux bien me faire perdre à coups de pierres cette vie mortelle à l'exemple des martyrs, daigne, très clément Seigneur, m'accorder le pardon de mes péchés. En disant ces paroles, il rendit en priant le dernier souffle de vie. Le bienheureux Léger désirait finir sa vie avec son frère, pour partager avec lui la vie future et bienheureuse ; mais le tyran Ébroin voulut différer sa mort, pour lui préparer les peines éternelles par de longs tourments, et pour qu'au lieu de recevoir la couronne du martyre, il se vît privé des récompenses célestes. Il ordonna qu'on le conduisit nu-pieds à travers une piscine semée de pierres aiguës et perçantes comme des clous ; ensuite il lui fit tailler les lèvres et les joues, et enlever la langue avec un fer tranchant ; afin que privé des yeux, les pieds percés, la langue et les lèvres coupées, ayant perdu toute joie et toute force de corps, ne pouvant plus ni reconnaître son chemin des yeux, ni y avancer avec les pieds, ni chanter avec la langue les louanges de Dieu, désespéré il tombât dans le blasphème, et se ravît ainsi lui-même le salut qu'en louant le ciel il eût mérité d'obtenir. Mais Dieu entend les cœurs sans qu'ils parlent ; il aime mieux un coeur contrit qu'un orgueilleux plein d'insolence ; il écoute le silence de ceux qui se taisent plus que les discours des éloquents ; il ne demande pas les expressions de la langue, mais l'humilité de l'âme. Lorsque Léger vit que tout secours humain l'abandonnait, il implora de toutes ses forces la protection divine, et autant l'impiété des hommes espérait l'éloigner du ciel, autant il s'en rapprocha par l'amour de Dieu.

Voyant cela, ils résolurent de conserver plus longtemps pour leur vengeance le Saint du Seigneur : ils le dépouillèrent honteusement, le conduisirent nu à travers les places, et le livrèrent, tout défiguré, à un homme nommé Waringue, afin que, sous sa cruelle domination, il rendit l'âme au milieu des tourments. L'inique Ébroin dit à Waringue : Reçois Léger que tu as vu autrefois si grand et si fier, et prends-le sous ta garde ; viendra le temps où il recevra de ses ennemis ce qu'il a mérité d'eux. Comme la demeure de Waringue était loin, ils placèrent l'homme de Dieu sur une vile bête de somme. Quand Léger vit que cela se passait ainsi, il s'appliqua ce verset du psaume : Seigneur, étant devenu comme une bête en votre présence, je ne me suis point cependant éloigné de vous[xii]. Quoiqu'il n'eût ni lèvres ni langue, il ne put se résoudre à taire les louanges du Seigneur, et son âme pieuse les proféra du fond du cœur aussi bien qu'il put articuler. En le voyant tout couvert de sang, on crut qu'il en mourrait. Un de nos frères, l'abbé Winobert, suivit de loin le Saint de Dieu jusqu'à sa demeure, et pria les gardes de lui permettre d'en approcher en secret : il le trouva couché sur la paille, couvert d'un vieux lambeau de tente, et ne respirant que d'un léger souffle ; mais au moment où il croyait le voir expirer sous ses yeux, il fut témoin d'un miracle inespéré ; car, au milieu des crachements de sang, la langue et les lèvres coupées, Léger commença à parler comme à son ordinaire ; et comme l'incision des lèvres avait mis à nu les deux rangées des dents, elles rendirent le son des paroles comme il venait du souffle intérieur. Alors l'homme qui, sur le passage de l'évêque, était venu se présenter aux gardes, se mit à pleurer de joie, et alla en toute hâte annoncer ceci à l'évêque Herménaire. Quand celui-ci le sut, il supplia Waringue de l'introduire auprès du martyr de Dieu. Cela fut accordé à lui seul, et à cause de son mérite ; car tous craignirent Ébrémerde, c'est-à-dire, Ébroin, enfant de la perdition, paille d'enfer et cruel tyran. Le vertueux Herménaire, qui, après Léger, fut, comme nous l'avons dit, élevé à l'épiscopat, s'appliqua avec soin à guérir ses blessures, à le réconforter par la nourriture et la boisson, et le couvrit des meilleurs habits qu'il eût. On lui rendit des honneurs, non comme à un homme ordinaire, mais comme à un martyr dont on aurait fait la translation ; conduite qui assure le pardon à ceux qui l'ont tenue, non seulement pour leurs péchés passés, mais aussi pour les péchés à venir.

Lorsque Waringue eut conduit Léger dans sa demeure, par l'aide de la grâce de Dieu, ses lèvres et sa langue, contre l'ordre de la nature, commencèrent aussitôt à repousser, et j'ai entendu les paroles sortir de sa bouche comme jadis. Quand Waringue vit ce miracle, son âme ne fut point assez dure pour tourmenter le saint homme, comme il lui avait été enjoint par le tyran. Reconnaissant, au contraire, à de telles preuves le martyr de Dieu, il le prit, et le conduisit à un ermitage à lui appartenant, nommé Fiscommum, où était une congrégation de filles dirigée par Childemarque, servante du Christ. Léger y habita longtemps, et y resta en garde. Sa langue lui rendit son office accoutumé, et il répandit parmi le peuple la semence de sa bonne doctrine ; il se plaçait quelquefois au milieu de la troupe des vierges, et brillait, dit-on, par sa douce éloquence, de manière que tous les gens qui l'entendaient, admirant combien était grande la clémence de Dieu, renonçaient à leurs mauvaises œuvres, se convertissaient, et obtenaient sur-le-champ les heureux fruits de la pénitence. Lorsque, au bout de peu de temps, il eut retrouvé l'usage de ses lèvres, de sa langue et de son palais, comme il avait été offert lui-même en sacrifice, il eut soin d'offrir chaque jour au Seigneur le sacrifice saint ; et comme la lumière spirituelle le remplissait intérieurement, il ne s'inquiétait pas d'être privé de celle des yeux. Il passait les jours et les nuits à louer Dieu, et sortait à peine de l'église pour les nécessités du corps, ou pour prendre quelques aliment et un peu de sommeil.

Après tant de maux, les peuples fidèles rendirent au martyr, comme il convenait, de respectueux hommages ; et comme la lampe ne peut rester cachée sous le boisseau, le Dieu tout-puissant manifesta clairement à tous sa faveur pour Léger, car il commença tout a coup à frapper ses ennemis [678]. Après deux ans passés ainsi à louer Dieu, Léger apprit que les uns avaient été tués, les autres exilés, à cause de leur infidélité ; il les pleura amèrement, et, loin de se réjouir de se voir vengé, s'affligea que le coup de la mort les eût atteints avant qu'ils eussent fait pénitence.

Vers ce temps le glorieux roi Théodoric et Ébroin convoquèrent un synode dans une certaine maison royale, et y firent arriver une grande foule d'évêques. Là parut entre autres Diddon, qui, avec Waimer, avait chassé Léger de son évêché et l'avait livré au supplice. Cet homme fut condamné par l'assemblée, rasé et excommunié. Envoyé ensuite en exil, il subit la mort, et paya de sa tête toutes ses perfidies envers le saint homme. Les autres évêques, d'après l'avis d'Ébroin, furent également condamnés par le roi à un exil perpétuel. Quant à Waimer, qui avait été complice du crime d'Ébroin et de l'enlèvement de l'homme de Dieu, ayant encouru l'inimitié de celui dont il avait servi la vengeance, et qui l'avait ensuite frauduleusement élevé à l'épiscopat, il fut, sans doute par la volonté de Dieu, accablé de beaucoup de maux, pendu, dit-on, à une potence, et envoyé ainsi au Tartare par une mort très honteuse, comme il convenait à l'homme qui avait trahi le juste.

Léger demeurait toujours dans le monastère de femmes où il avait été mis en garde. Mais le tyran Ébroin, habile artisan de perfidies, vivait encore pour achever de fabriquer la couronne du saint martyr, et amener ce qui manquait à la gloire de ses souffrances. L'ancien ennemi, le serpent, qui supportait avec peine de se voir, par les discours de Léger, exclu de ce monastère, recommença à stimuler Ébroin, l'engageant à faire amener Léger au palais, pour que là, dans l'assemblée des évêques, on déchirât sur lui la robe épiscopale, afin qu'ainsi interdit il ne pût plus offrir le saint sacrifice. Lorsque Léger fut arrivé, on s'efforça de lui arracher quelques paroles par où il se reconnut complice de la mort de Childéric. Léger comprit, par cette invention diabolique, qu'il était menacé d'un nouveau combat. Il ne se dit point exempt de la faiblesse humaine, mais ne s'avoua en rien coupable de ce crime, ajoutant que Dieu le savait mieux que les hommes. Alors ils le menèrent à ce synode. On dit pourtant qu'il n'entra pas dans le concile, mais resta dehors. On dit aussi que dans le même temps il eut une conversation avec le roi, et lui prédit beaucoup de choses qui devaient arriver, et ce qu'il avait annoncé est arrivé.

Quand ils virent qu'ils ne pouvaient lui rien arracher, ils déchirèrent sa tunique de la tête aux pieds, et le tyran impie ordonna de le livrer à un certain Chrodobert, alors comte du palais, et de lui ôter la vie mortelle en le frappant du glaive. L'homme de Dieu se réjouissait en toute patience de ce que, par la bonté du Seigneur, il voyait la couronne du martyre s'approcher pour lui. Chrodobert le reçut, l'emmena chez lui, et le voyant faible et fatigué du chemin, il lui donna à boire pour le ranimer. Avant que l'échanson s'approchât de lui, une grande lumière descendit du ciel comme au milieu d'un cercle, et vint briller au dessus de sa tête. Alors tous ceux qui virent ce miracle tremblèrent et dirent : Qu'est-ce donc, seigneur, qui paraît sur ta tête, semblable à un cercle brillant ? Cela semble venir du ciel, et nous n'avons jamais rien vu de pareil. Alors Léger se prosterna et adora en disant : Je te rends grâces, Dieu tout-puissant, consolateur de tous, de ce que tu as daigné faire éclater un tel miracle sur ton serviteur. Tous ceux qui virent cela furent comme hors de sens ; revenus enfin à eux-mêmes, ils glorifièrent tous ensemble le Dieu tout-puissant , se disant les uns aux autres : Vraiment cet homme est le serviteur de Dieu. Et tous promirent de revenir à Dieu de tout leur pouvoir.

Quand Chrodobert amena Léger dans sa maison, la bénédiction céleste y entra avec lui, car dès que tous ceux qui y habitaient le connurent, ils confessèrent leurs péchés et recoururent à la pénitence. Il plut au Seigneur d'illustrer son serviteur de cette grâce que, partout où il était mené en exil pour y subir des méchancetés, par un effet contraire, tous lui rendaient un profond respect.

Enfin arriva le jour de la récompense, qui fut celui de la fin de sa persécution. On envoya du palais une sentence portant que Léger ne devait pas vivre plus longtemps. L'impie Ébroin, craignant que de fidèles chrétiens ne lui accordassent l'honneur du martyre, ordonna de chercher un puits dans le fond d'une forêt, d'y noyer son corps égorgé, et d'en boucher avec des pierres l'entrée, pour que les hommes ignorassent le lieu de sa sépulture. Chrodobert, qui avait déjà commencé à se convertir un peu par les saintes prédications de l'homme de Dieu, ne voulut pas voir sa mort, et ordonna à quatre de ses serviteurs de faire tout ce qui lui avait été enjoint. Quand cet ordre arriva chez lui, sa femme se mit à pleurer amèrement de ce qu'un tel crime avait lieu par le ministère de son mari.

Quand l'homme de Dieu sut que sa fin approchait, il consola cette femme en pleurs, et lui dit : Je t'en prie, ne pleure pas sur ma mort ; il ne t'en sera nullement demandé compte ; bien au contraire, si tu déposes dévotement mon corps dans un sépulcre, tu recevras la bénédiction du ciel. Ayant ainsi parlé, et pressé par les serviteurs, il lui dit adieu, et fut conduit dans une forêt où ils devaient exécuter la sentence. Ils avaient auparavant cherché un puits pour y cacher son corps comme ils en avaient reçu l'ordre ; mais ils ne purent en trouver aucun. Ils le menèrent par des lieux inconnus jusqu'à un certain endroit où il s'arrêta, et leur dit : Il est inutile, mes enfants, de vous fatiguer plus longtemps ; faites tout de suite ce pourquoi vous êtes venus, et remplissez la volonté du méchant. Ceux qui le menaient pour le tuer étaient quatre ; trois se jetèrent à ses pieds, le suppliant de leur pardonner, et de daigner leur accorder sa bénédiction. Le quatrième se tenait avec orgueil, le glaive hors du fourreau, et prêt à frapper. Après que l'homme de Dieu eut béni ses bourreaux, et leur eut annoncé la parole du Seigneur, il se prosterna et pria ainsi : Seigneur Dieu tout-puissant, Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, par qui nous connaissons, Dieu des vertus et créateur de toute créature, je te bénis et te glorifie, de ce que tu as daigné m'amener à ce jour de combat ; je te prie et te supplie, Seigneur, de vouloir bien me faire ressentir la miséricorde, et de me rendre cligne de participer aux mérites de tes saints et à la vie éternelle. Accorde le pardon à ceux qui me persécutent, car j'espère, l'ère très clément, que par leur action je serai glorifié devant toi. Il se leva, tendit la tête, et exhorta le bourreau à faire son office. Lorsqu'il eut parlé, celui-ci étendit le glaive et lui coupa la tête. L'on dit que son corps demeura debout presqu'une heure entière. Le bourreau voyant qu'il ne tombait pas tout de suite , le poussa du pied, afin qu'il fût plutôt à terre ; mais peu après, saisi par les démons, il perdit l'esprit, et frappé par la vengeance de Dieu, se jeta dans le feu, et y finit sa vie.

Alors le bienheureux martyr fut, par l'ordre de la femme de Chrodobert, emporté en secret par les siens avec de grands pleurs, dans sa maison de Serein, et par la volonté de cette femme, il y fut enterré dans un petit oratoire avec les vêtements dans lesquels il avait été tué.

En ce temps, un certain prêtre, chargé du service de cet oratoire, vit, pendant la nuit, une lumière briller dans ce lieu sans aucune intervention humaine. Il assure, avec de terribles sermons, qu'il entendit les anges chanter un cantique, et qu'il s'enfuit tout tremblant pour ne pas assister insolemment à ce spectacle spirituel. Le bruit s'en répandit dans tous les environs. Le vénérable martyr guérit beaucoup de troupes de malades affligés de diverses infirmités, et qui venaient invoquer ses saintes prières. Il fit marcher les boiteux, voir les aveugles ; il délivra des démons ceux qui en étaient possédés, et brilla par beaucoup de prodiges dans ce lieu vénérable où reposait son corps. Le prêtre de l'église atteste tout cela. Une nuit, un clerc serviteur de ce prêtre, et gardien de l'église, essuya un vol. Tout ce qu'il possédait lui fut enlevé par les larrons, et même le voleur emporta sans le savoir la chaussure du bienheureux martyr que le clerc gardait par respect. Celui-ci quittant de bonne heure l'oratoire, et rentrant chez lui, trouva enlevés tous ses effets. Il se rendit en hâte au sépulcre du saint, et le pria de lui faire rendre ce qu'il avait perdu. Il passa tout le jour et toute la nuit en prières et en jeûnes au tombeau du saint, toujours continuant de psalmodier. Son oraison finie, il retourna à sa cellule, et y retrouva, sans qu'il y manquât rien, ce qu'il avait perdu, et la chaussure du martyr. Le maître du voleur, qui avait juré par serment que son esclave n'avait point fait ce crime, de retour chez lui, finit sa vie ; le crime de l'esclave ne lui tourna pas non plus à bien.

De plus en plus se répandit au loin la renommée de la sainteté du martyr, et Ébroin en fut bientôt instruit. Il envoya en secret quelqu'un pour s'informer de toutes ces choses et lui dire la vérité. L'envoyé obéit à ses ordres, alla jusqu'au tombeau, et interrogeant les gardes, apprit où reposait Léger. Un aveugle qui avait recouvré la vue par la puissance du saint de Dieu et s'était dévoué à son service, lui dit où était enseveli le corps, et quels miracles il opérait ; mais l'envoyé ne crut point cet homme ; lui-même, gonflé d'orgueil, il s'approcha du tombeau, et ne se courba point pour prier ; de plus, plein de mépris, il frappa la terre de son pied, et parla follement, car il ne connaissait pas la puissance de Léger. Un mort, dit-il, ne fait point de miracles. Mais le malheureux s'en retourna, et avant d'avoir rapporté ces faits à celui qui l'avait envoyé, il reconnut par lui-même le pouvoir du saint martyr, car il mourut en route ; il ne put rendre compte à son maître, et fut forcé par sa mort de rendre hommage à celui qu'il avait méprisé.

Ce fait fut bientôt divulgué et remplit de joie les fidèles. Le méchant Ébroin l'ayant appris se baisait, et tout tremblant, n'osait en parler à personne qu'à sa femme, de peur que, toujours croissant, la gloire du martyr ne le fît décroître dans l'esprit des peuples, lui qui avait voulu éteindre une telle lumière ; mais autant ce misérable s'efforçait de cacher ce qui se passait, autant et plus s'étendait la rumeur des miracles du saint. Ébroin ne l'ignora point, mais ne se voulut point amender, et son cœur aveugle s'endurcissait, ainsi que celui de ses satellites, par l'incrédulité. Il ordonnait avec menaces de taire ce que le Christ avait daigné faire éclater, pour éclairer les fidèles, confondre les incrédules, et glorifier son martyr posé sur le chandelier de l'église. L'esprit du tyran se troublait et chancelait de jour en jour ; mais il ne se tournait en aucune manière vers l'amendement et l'humilité. Au contraire, il élevait la tête en présence de tous avec un orgueil fastueux plus grand qu'à l'ordinaire, et en lui s'accomplissait le proverbe de Salomon : L'orgueil précède la ruine de l'âme, et l'esprit s'élève avant sa chute[xiii]. Et pour qu'il n'échappât point au châtiment d'un si grand crime, l'insensé alla lui-même au devant de la mort. En une certaine occasion, il dépouilla un grand qui remplissait une fonction fiscale, tellement qu'il lui enleva presque tout son bien, le menaçant encore de la mort. Cet homme voyant que, déjà ruiné, il courait risque de la vie, prit courage, et alla avant le jour attendre Ébroin devant sa porte. C'était un dimanche, et Ébroin sortait pour se rendre à Matines. Dès qu'il eût mis le pied sur le seuil, voici que tout à coup le grand se jeta sur lui, le frappa du glaive et le précipita dans une double mort. Ainsi cessa dans le royaume la tyrannie de cet homme, comme David lava la honte des enfants d'Israël, en mettant à mort le géant Philistin. Ainsi au bout de trois ans, la parole divine s'accomplit sur Ébroin à jamais déplorable, et qui avait voulu éteindre une telle lumière. Celui qui en avait mis à mort tant d'autres, par le glaive, périt frappé lui-même du glaive. Ce malheureux qui s'était élevé à tant d'honneurs, qui voyait briller dans les trois parties du monde la renommée de son pouvoir, pour n'avoir pas voulu obéir aux commandements de Dieu, et pardonner à ses ennemis, en envoya plusieurs au ciel en croyant se venger d'eux. Aussi est-il fort à craindre que l'homme dont la cruelle vengeance a fait périr tant de prêtres et de grands, ne se soit préparé les peines éternelles, et que celui qui n'a pas su conserver un pouvoir plus brillant que n'avait jamais possédé aucun Franc, n'ait perdit aussi la vie bienheureuse que la douceur eût pu lui mériter.

Quand fut mort le malheureux Ébroin, la gloire du serviteur de Dieu, que dans sa haine il aurait voulu étouffer, retentit au loin de tous côtés avec de grandes louanges. Dès que la vérité sur les vertus de ce saint martyr parvint à la Sérénité royale et à son palais, dès qu'on sut que le Seigneur Christ, pour lui rendre honneur, l'avait illustré par d'éclatants miracles, le roi crut le fait avec admiration, et commença à vénérer comme martyr celui qu'il avait d'abord jugé coupable d'après l'accusation du tyran. Alors celui dont, pendant longues années, son rival avait interdit de prononcer le nom, fut magnifiquement célébré dans le palais ; il y avait là une multitude de grands, savoir, des évêques et des nobles qui conversaient ensemble sur le saint martyr, et admiraient ce qu'ils entendaient rapporter. Ansoald, évêque de la ville de Poitiers, homme d'une grande sainteté, dit un jour : Plût à Dieu que je pusse obtenir d'avoir son corps près de moi ! Il est connu qu'il était mon parent et que c'est d'une paroisse à moi confiée qu'il est sorti pour s'élever aux honneurs. Là était le pontife Herménaire, successeur de Léger dans l'évêché d'Autun, et il dit : J'ai le droit d'avoir son corps, car il est juste qu'il repose là où il fut évêque. Alors aussi Vindicien, évêque d'Arras, dans le diocèse de qui Léger avait été tué, répondit : Saints pontifes, il n'en sera pas comme vous l'avez dit, mais c'est à moi que sera donnée la possession de ce saint corps, car il appartient au lieu où il daigne reposer. L'assemblée des évêques décida qu'on jeûnerait et ferait des prières, afin que le Seigneur daignent montrer dans- le diocèse de qui devait reposer son serviteur. Cela dit, tous consentirent à la proposition ; on jeûna et on pria, et l'on écrivit trois petits billets qu'on posa sur l'autel, afin que, les oraisons finies, le Seigneur déclarât dans le lot de qui devait être le corps du saint martyr. Le lendemain, après l'oraison et les solennités de la messe, un des prêtres choisi par les évêques glissa la main sous le manteau de l'autel pour en retirer la vraie décision de Dieu. Tous les assistants virent, connurent et proclamèrent que le droit était pour l'évêque Ansoald, parce qu'ainsi le décida le billet retiré qui devait être tenu pour vrai. L'affaire ainsi terminée sans aucun doute, le pontife Ansoald ordonna à son abbé, homme de Dieu, nommé Audulf, d'aller en toute hâte là où était le saint corps, et de le transporter, avec tout le respect qui lui était dû, au territoire de Poitiers, afin que là où il avait autrefois commencé à exercer le culte de Dieu, là aussi brillât de tout temps le flambeau de son nom. L'homme de Dieu obéit aux commandements de son évêque, et, plein de joie, se rendit en hâte au lieu où reposait le corps. A cette nouvelle tous les moines qui habitaient prés de là, et beaucoup d'hommes et de femmes, touchés d'une grande dévotion, accoururent avec précipitation ; guéris tout à coup de diverses maladies ils se livraient à la joie et célébraient les louanges du saint ; une troupe très nombreuse chantait et pleurait en même temps, et tous, comme l'avait ordonné le glorieux roi Théodoric, enlevèrent le corps du saint martyr. Lorsqu'ils furent en route et que la nouvelle s'en répandit, tout le long du chemin, de droite et de gauche, une multitude de moines et de clercs arrivaient spontanément de tous les bourgs et villes, venant au devant, portant des croix, des cierges allumés, et semant des parfums. Il y avait une telle foule que l'on pouvait à peine approcher du cercueil et poser les bouts de la litière sur les épaules des porteurs. Quiconque, affligé d'une infirmité, pouvait seulement arriver jusqu'à la bière et la toucher de la main, reprenait aussitôt son ancienne santé. La guérison n'était refusée à nul homme s'il touchait avec foi la frange de la couverture du cercueil. Dans le territoire de Cahors, à la demande de plusieurs fidèles, et surtout de l'abbesse Herménane qui, entre autres personnes, nous a surtout poussé à écrire les choses connues sur les vertus du saint ; à leur demande, dis-je, Audulf, dont j'ai déjà parlé, composa de cette translation une relation véridique, et ne pouvant, à cause de leur nombre, y insérer tous les miracles, il raconta seulement ceux que lui-même il avait vu éclater ; car, dit-il, si quelqu'un voulait écrire tout ce qui a été vu en cette occasion, le volume excéderait en grosseur le livre des psaumes. Quant à nous, nous ferons connaître brièvement, à ceux qui désirent le savoir, ce que nous a appris cette relation.

Dans une ville, nommée Jouy, était une jeune fille nommée Radingue, qui, depuis sept ans, était dans la maison de ses parents, aveugle, muette et paralytique ; portée par eux, elle toucha le cercueil du bienheureux martyr, et elle assure qu'endormie la même nuit, elle vit deux hommes tout brillants et à cheval, placés à côté d'elle ; s'étant éveillée, elle s'étonna de cette vision, et aussitôt ses yeux reprirent la vue, ses pieds purent marcher, et sa langue rendit son office, si bien qu'elle s'écria : Je te rends grâces, Dieu tout-puissant, de ce que, par le saint martyr Léger, Tu as daigné me rendre une entière santé. Après cette action de grâces, elle se leva saine de tous ses membres, et retourna chez elle avec ses parents, désormais appelée à vivre longtemps.

Lorsque le cortége fut arrivé sur le territoire de Tours, clans le bourg de Sonnay, une femme, possédée du démon fut conduite par ses parents pour toucher le cercueil du saint homme. Amenée malgré elle et presque de force, dès qu'elle eut touché la couverture de la bière, elle fut purifiée des démons, revint à la raison, et voulait toujours demeurer près du cercueil, craignant d'être ressaisie par son ennemi.

Après cela, on arriva à la ville. Bert[xiv], évêque de Tours, l'ayant appris, vint au devant avec des chœurs qui chantaient, et reçut le corps avec des flambeaux et de grands honneurs. Comme le cortége traversait la ville, une femme accusée de la mort de son mari était conduite avec des chaînes au cou et aux mains. Pendant qu'on la traînait, elle s'écria : Viens à mon aide, bienheureux Léger ; car, innocente, je péris mise aux fers par de faux accusateurs. Dès qu'elle eut ainsi parlé, la chaîne brisée lui tomba du cou ; elle la jeta de ses mains sous le cercueil, et celle qui allait périr injustement parut clairement innocente.

Après que ce même pontife eut accompagné le saint corps dans tout son diocèse avec de grandes louanges, et qu'il fut parvenu sur le territoire de Poitiers où il devait reposer, on s'arrêta quelque temps dans un bourg nommé Ingrande. Un certain boiteux accourut, se jeta par terre et en prières devant le corps du saint homme, fut guéri tout de suite, se leva sur ses pieds ; et revint sain et sauf chez lui. Apprenant cela une certaine femme dont les mains avaient perdu leur forme, et dont les doigts recourbés s'enfonçaient au milieu de la paume de la main, tellement que les ongles cachés dans la chair ne lui étaient plus d'aucun usage, s'approcha du corps, invoqua le nom de Dieu et du saint martyr, revint à son ancienne santé, rendit à Dieu de grandes actions de grâces, et retourna dans sa maison.

Il ne faut pas taire le miracle qui se fit encore. L'évêque Ansoald , homme de Dieu, apprenant que le saint corps approchait, envoya sur-le-champ un serviteur pour faire distribuer, de son domaine d'Interamne, une grande quantité de vin, afin que les pauvres et tous les gens du cortège pussent avoir de quoi se réconforter. Peu après qu'on eut obéi, on vint annoncer que les vases placés dans le cellier d'où l'on avait tiré le vin, et qui étaient demeurés presque vides, étaient tellement pleins que le vin coulait par-dessus les bords et sur le pavé, sans que pourtant ils se vidassent.

Quand on fut arrivé auprès de la Vienne, au bourg de Salines, le vent était contraire et soulevait les ondes du fleuve ; les bateliers tremblants commencèrent à refuser aux passagers l'entrée des barques, de peur qu'ils ne périssent, dans les eaux. Mais l'abbé Audulf, se confiant aux mérites du saint martyr, les exhorta en disant : Mettez-vous dans le bateau, et passez avec assurance ; car le Seigneur est en état d'apaiser les ondes par les mérites du saint. Dès que le corps fut placé dans la barque, et que les bateliers commencèrent il naviguer, les eaux se calmèrent, et ils passèrent heureusement le fleuve. Ils se reposèrent la nuit dans l'église. Une femme étrangère y arriva avec son enfant aveugle, veilla toute la nuit en oraison ; et au point du jour l'enfant recouvra la lumière.

On se rendit delà au village de Jaunay ; là, l'évêque Ansoald vint à la rencontre du cortége avec une foule de clercs, de peuple et de pauvres, avec des encensoirs, des parfums, de l'encens, des croix, des cierges allumés, et des troupes considérables de gens qui chantaient. Il reçut le saint corps, et on se mit en marche vers la ville. Sur la route se trouva une femme courbée par les années, de telle sorte que sa tête touchait presque à ses genoux. Elle leva un peu les yeux, tout en priant, vers le cercueil du martyr, et son corps reprit sa première vigueur. Le pontife et tous ceux qui étaient présents admirèrent la puissance de Dieu et du saint martyr, et parvinrent à la ville en chantant ses louanges. L'évêque entra avec le saint corps dans la basilique située dans le faubourg, où repose sainte Radegonde, et là, un paralytique fut guéri par son arrivée. Lorsque le corps bienheureux fut porta à la basilique de Saint-Hilaire, un autre paralytique couché dans le chemin fut guéri sur-le-champ en touchant la bière ; peu après, une jeune fille aveugle recouvra la vue en invoquant le saint de Dieu : elle le suivit jusqu'à son tombeau, et se voua pieusement à son service.

Le saint corps fut ensuite enlevé de la ville, et porté avec grande joie, pendant un certain espace de chemin, sur les épaules de l'évêque, de ses prêtres et des serviteurs de l'église, jusqu'au village de Zerzinoille[xv]. Alors une nombreuse troupe des moines du monastère de Saint-Maixent, où Léger avait d'abord été abbé, vinrent au devant de lui pour recevoir leur pasteur, et ils passèrent la nuit, avec une grande dévotion, à psalmodier dans l'église. Le matin, arriva une certaine femme portant dans ses bras son enfant âgé d'à peu prés trois ans, et à moitié mort. On dit qu'il avait rendu l'âme avant d'approcher du corps du saint. Elle le posa sur le cercueil, et invoqua le saint homme en disant : Mon bon seigneur, rends-moi mon fils. Quand elle eut crié et prié pendant près de trois heures, l'enfant se réveilla comme d'un profond sommeil et appela sa mère aussi haut qu'il put, disant : Mère, où es-tu ? Transportée de joie, elle reprit vivant son fils qu'elle avait apporté mort. Ce fut un grand et admirable miracle qui inspira au peuple une vive foi en ce saint homme dont la gloire est immense dans le ciel.

Le bienheureux corps fut ensuite enlevé et transporté, comme il convenait. On se rendit au monastère de Saint-Maixent, dans lequel il avait été autrefois père des moines. Et comme c'était dans ce lieu qu'il avait commencé à tourner vers le culte de Dieu les esprits des hommes égarés, la providence divine voulut, par un juste jugement, qu'il y brillât par ses miracles, et qu'il attirât par de grands exemples beaucoup de gens aux bonnes œuvres. Pendant la translation, deux pauvres, savoir un homme et sa femme, se présentèrent au devant du corps : l'homme avait perdu un œil, et la femme deux. Ils s'approchèrent : la femme recouvra par sa foi la lumière des yeux ; l'homme, qui était plein de doute, s'en alla ayant perdu celui qu'il possédait. A leur venue, c'était le mari qui conduisait avec une corde sa femme aveugle; mais, en s'en allant, ce fut elle qui lui rendit à son tour ce service, et le conduisit. Avant que les moines fussent sortis du couvent pour aller à la rencontre du saint, une jeune fille paralytique était couchée dans le porche : il était bien connu qu'elle avait perdu tout l'usage de ses membres ; dès qu'elle eut entendu le nom du bienheureux Léger, une de ses mains reprit la santé ; quand, au troisième jour, le corps du bienheureux martyr fut arrivé dans le lieu où elle était, ses membres se délièrent, n'eurent plus aucune infirmité, retrouvèrent leur ancienne vigueur, et elle recouvra parfaitement la santé. Ceux qui étaient présents virent ce miracle, et il s'assembla aussitôt une si grande multitude de peuple que les vestibules de l'église pouvaient à peine contenir les troupes de tous les arrivants. Dans ce temps-là, une autre femme, venue de loin, recouvra, en approchant du tombeau du saint martyr, la lumière des yeux qu'elle avait perdue. Un jeune homme et une jeune fille tourmentés par les démons, parvinrent tout tremblants auprès des saintes reliques, et alors se débarrassant des démons, par un vomissement de sang, ils retrouvèrent la santé.

Beaucoup et d'innombrables miracles furent opérés en ces jours par le même martyr : malades, infirmes, aveugles, sourds, muets, paralytiques, boiteux, possédés des démons, tous retrouvèrent par sa puissance une entière santé. Dans la route on pouvait à peine compter le nombre de ceux qui s'employaient à le porter. De nobles matrones offraient des ornements magnifiques, des manteaux, des voiles ornés tout en or et en soie, dans le seul espoir que celle qui la première aurait présenté son vœu au Seigneur, aurait aussi la première part à ses bienfaits. Par l'ordre du seigneur évêque Ansoald, et les soins de l'abbé Audulf, supérieur du monastère, une chapelle d'une grande magnificence fut construite en l'honneur du bienheureux martyr ; la construction de cette église est différente de celle de toutes les basiliques.

Le pontife voulant accomplir son vœu, se rendit dans ce lieu avec tous les prêtres de son église, une troupe de nobles, la foule du peuple, et là il ensevelit en grande pompe le corps du bienheureux martyr ; là s'opèrent toujours de nombreux miracles ; là aussi, et en l'honneur du nom de Christ, il y a toujours un grand concours de gens qui y viennent chercher la guérison et le pardon de leurs péchés. Que tous ceux qui s'y rendent avec foi soient exaucés dans leurs prières, sous le règne de notre Seigneur, à qui sont la puissance et la gloire, aux siècles des siècles ! Amen !

Le martyre de saint Léger fut consommé le 3 octobre. La dédicace de sa basilique eut lieu le 30 octobre, et la translation de son saint corps au milieu du mois de mars[xvi].

 

FIN DE LA VIE DE SAINT LÉGER


[i] L'auteur n'a point encore parlé d'Ébroin.

[ii] On sait que le système des lois personnelles prévalut dans tous les pays conquis par les barbares, c'est-à-dire qu'il n'y eut point de lois générales, communes à tous les habitants du territoire, et que chacun fût jugé d'après les lois de sa nation, le Franc d'après la loi salique, le Bourguignon d’après la loi Bourguignonne, le Romain d'après la loi romaine, etc. La violation de ce système donnait lieu à de fréquentes réclamations, surtout de la part des barbares conquérants dont les rois attaquaient les libertés en essayant de les soumettre à la législation romaine.

[iii] Ursin, auteur également contemporain d'une autre vie de saint Léger, dit que Childéric le fit maire du palais (Vit. S. Leodeg., dans le recueil des histor. de France, t. II, p. 629). Valois refuse d'y croire, parce que des laïques seuls, dit-il, pouvaient occuper cette dignité. Mais ce n'est pas là une raison suffisante pour rejeter un témoignage positif et le désordre de ces temps était tel qu'un évêque puissant a fort bien pu y devenir maire du palais.

[iv] Bilichilde, fille de Sigebert II, roi d'Austrasie, qui était en effet mère de Clovis II, et par conséquent oncle de Childéric.

[v] Selon Ursin, Childéric reçut la communion dans la cathédrale, de la main de saint Léger, et après la cérémonie, l'évêque informé que le roi voulait le faire tuer, prit le parti de sortir de la ville (Recueil des hist. de France, t. II, p. 629).

[vi] Leuditrude.

[vii] Leudesius, fils d'Erchinoald, maire de Neustrie sous Clovis II.

[viii] L'auteur des Gesta Francorum l’attribue à saint Ouen, évêque de Rouen, à qui Ébroin demanda conseil sur la conduite qu'il avait à tenir, et qui lui répondit : de Frédégonde te souvienne ! Ébroin, dit-il, qui était d'un esprit très pénétrant, comprit ces paroles, et ayant fait venir Leudesius, après lui avoir donné sa foi qu'il ne lui serait fait aucun mal, il le mit à mort (Gesta Franco, c. 45, dans le Recueil des historiens de France, t. II, p. 569).

[ix] Clovis III, qu'on fit passer pour fils de Clotaire III.

[x] Evangile sel. S. Math. chap. 6, v. 15.

[xi] Ibid., chap. 7, v. 2.

[xii] Psaume, 72, v. 23.

[xiii] Prov., chap. 16, v. 18.

[xiv] Ou Théodebert.

[xv] Près du monastère de Saint-Maixent où il devait être enseveli.

[xvi] Pagi place le martyre de saint Léger en 678, la dédicace de sa basilique en 680, et la translation de son corps en 683.