Gallus Anonymus

GALLUS ANONYMUS

 

chronique de l’histoire de la Pologne (extraits)

 

 

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 


 

Extrait de la Revue Historique, 1907.

 

UN MOINE FRANÇAIS EN POLOGNE AU XIIe SIECLE.

LE CHRONIQUEUR

 

GALLUS ANONYMUS.

 

 

Parmi les sources de l'histoire des premiers temps de la Pologne, la plus importante est la chronique latine écrite vers 1109-1113 par un moine français de l'abbaye de Saint-Gilles. Jusqu'à ce jour, on n'a pu retrouver le manuscrit original, ni même une copie contemporaine. Des trois exemplaires manuscrits connus actuellement, le plus ancien, celui de la bibliothèque des comtes Zamojski à Varsovie, est du xive siècle. Les deux autres, celui des princes Czartoryski et celui de Heilsberg, sont du xve.

Malgré de légères variantes, ces trois manuscrits ont été copiés sur un original commun, nous dit M. Ketrzynski dans la brochure qu'il a publiée sur ce sujet[1] : « En général, dit-il, dans les œuvres du moyen âge, l'individualité des écrivains tient si peu de place que l'analyse la plus minutieuse ne peut fournir aucun renseignement sur leur personne. Cependant, on trouve dans la chronique de Gallus Anonymus certains traits qui nous éclairent sur lui. Nous ne savons pas son nom, il n'a pas voulu l'y voir figurer. Dans sa préface aux évêques, il écrit : « Afin que personne ne croie que notre but était la satisfaction de notre vanité, nous avons résolu de mettre en tête de cet ouvrage non pas notre nom, mais le vôtre. » Les écrivains immédiatement postérieurs ne le mentionnent pas non plus, et certains même semblent ignorer sa chronique. Vincent Kadlubek,[2] qui écrit une centaine d'années plus tard, n'en dit pas un mot, quoiqu'il y ait souvent puisé. Dans son Chronicon Principum Polonorum, il appelle simplement les récits du moine Chronica. En tête du manuscrit d'Heilsberg, on lit cette note qui semble avoir été écrite au xvie siècle : « Gallus hanc historiam scripsit, monachus ut opinor aliquis, qui Boleslai tertii tempore vixit », et, à la fin, « Hucusque Gallus ». Les principaux historiens du xvie siècle connaissent et mentionnent notre chroniqueur. Paprocki[3] en cite des extraits et l'appelle Anonymos.

Kromer[4] le désigne par « Gallus quidam ». Herburt de Fulstein,[5] qui fut ambassadeur en France vers 1574 et qui a écrit les Statuta regni Polonici, le mentionne sous le nom de Gallus Anonymus. Geoffroy Lengnich[6] le nomme Martin Gallus et le confond avec le moine de Saint-Gall, l'auteur des Gestes de Charlemagne. Joachim Lelewel[7] n'admet pas le prénom de Martin donné au chroniqueur, il le croit Français. Son opinion a été approuvée par Wiszniewski[8] et Giesebrecht.[9] Le savant historien viennois Gumplowicz[10] le croit également Français, peut-être Flamand venu d'un couvent de Liège. MM. Koepke et Szlachtowski[11] le supposent Italien. Auguste Bielowski prétend qu'il pourrait bien être Suisse, moine de l'abbaye de Saint-Gall.

La thèse de M. Stanislas Ketrzynski me paraît la plus plausible. Je ne puis entrer dans le détail de son intéressante argumentation basée sur une connaissance très approfondie de l'histoire et des personnages de cette époque. Je me bornerai à donner ses conclusions.

Notre chroniqueur serait un moine de l'abbaye de Saint-Gilles en Provence. Il est arrivé en Pologne par l'Italie et la Hongrie, vers l'an 1109. Il y fut appelé par l'évêque de Posen, Frank ou Franko, qui venait lui-même de cette abbaye et auquel il devait être apparenté. L'évêque Frank lui avait sans doute promis une haute situation ecclésiastique digne de sa grande science, mais il mourut peu de temps après et ne put accomplir ses desseins. Gallus rédigea sa chronique pour occuper ses loisirs et aussi pour se faire remarquer du roi et obtenir quelque bénéfice. La chronique s'arrête en1113. Que devint son auteur à partir de cette époque? Est-il retourné à l'abbaye de Saint-Gilles? Où est-il mort? Nous ne pouvons rien en savoir jusqu'à ce jour.

La chronique est écrite en un latin de la bonne époque, rappelant la manière de Salluste et parfois Jules César. Le style est un peu emphatique; quelques passages sont en vers rimés ou en vers léonins. La narration est entrecoupée de discours comme dans Tite-Live. L'auteur se complaît surtout dans les récits de batailles, mais on trouve aussi pas mal de traits de mœurs intéressants. En voici quelques spécimens; le lecteur jugera.

La dynastie des Piast, qui a occupé le trône de Pologne du ixe au xive siècle, a une origine fabuleuse. C'est une légende imaginée à l'époque chrétienne à propos d'un usage païen, la cérémonie où l'adolescent était déclaré homme fait quand, pour la première fois, on lui coupait les cheveux. Je laisse la parole au chroniqueur :

 

Il y avait dans la ville de Gniezno, nom qui signifie nid en langue slave, un prince nommé Popiel ayant deux fils. Suivant l'usage païen, il préparait à l'occasion de leur tonsure un grand festin auquel il avait invité beaucoup de ses parents et de ses amis. Par un dessein secret de la Providence, arrivèrent deux étrangers qui non seulement ne furent pas invités au repas, mais encore furent ignominieusement empêchés d'entrer dans la ville. Aussi, fuyant l'inhumanité de ces hommes, descendant vers les faubourgs, ils s'arrêtèrent par hasard devant la cabane d'un cultivateur appartenant au dit prince. Ce pauvre homme, rempli de compassion, invita les hôtes chez lui et leur fit naïvement les honneurs de son pauvre intérieur. Ceux-ci, acceptant avec joie l'invitation et entrant sous le toit hospitalier, dirent : « Réjouissez-vous de notre arrivée; elle vous procurera beaucoup de biens, des honneurs et de la gloire pour votre progéniture. »

Or, les habitants de cette maison hospitalière étaient Piast, fils de Chosstico, et sa femme Repca, qui s'efforçaient très affectueusement de subvenir aux désirs de leurs hôtes et, pressentant leur sagesse, préparaient un gîte au cas où ils voudraient s'arrêter plus longtemps. Comme ils s'entretenaient de divers sujets, les voyageurs demandèrent au laboureur hospitalier s'il avait chez lui une boisson quelconque. A quoi celui-ci répondit : «t Je possède une petite mesure de cervoise fermentée, que j'ai préparée pour la tonsure de mon fils unique; mais une si petite quantité ne peut me servir à rien, buvez-la si vous voulez. » Le pauvre paysan avait l'intention de profiter de ce que son maître préparait un festin en l'honneur de ses fils et de faire en même temps quelques provisions pour la tonsure du sien, — il n'aurait pu le faire en un autre temps à cause de sa grande pauvreté, — et d'inviter des amis, non à un grand festin, mais à manger un peu ensemble, et même il nourrissait un petit porc qui devait servir à cet usage. Je vais dire des choses extraordinaires, mais à quoi bon réfléchir sur les merveilles divines, et qui osera discuter les bienfaits de Dieu? Souvent il exalte l'humilité des pauvres et se plaît à récompenser l'hospitalité même chez des païens. Les étrangers ordonnent tranquillement d'apporter la cervoise, car ils savaient bien que la quantité en augmenterait au lieu de diminuer à mesure que l'on boirait. On dit en effet qu'elle augmenta au point que tous les vases qu'on avait empruntés furent remplis, tandis que ceux du prince, qui donnait un festin, furent trouvés vides. Ils ordonnent également de tuer le petit porc, et, chose étonnante, on dit que dix grandes cuves, en slave cebri, furent remplies. Étonnés de ces miracles, Piast et Repca y virent un heureux présage pour leur fils, et ils songeaient déjà à inviter le prince et ses hôtes, mais ils n'osaient avant d'avoir interrogé les voyageurs. Abrégeons ce récit. Sur leur conseil, le prince et ses convives furent invités, et le prince ne dédaigna pas d'accepter l'invitation du laboureur Piast; et pourtant, jamais prince polonais n'avait jusqu'ici déployé plus de faste et aucun n'avait traîné à sa suite une plus grande foule de clients. Après le festin, tous étant bien rassasiés et tous étant abondamment pourvus, les deux voyageurs coupèrent les cheveux de l'enfant de Piast et, comme présage de l'avenir, lui donnèrent le nom de Ziemowitt.[12]

Après ces événements, Ziemowitt, fils de Piast, grandit en âge et en force. Ses vertus augmentaient de jour en jour, si bien que le Roi des Rois, le Prince des Princes le fit duc de Pologne et chassa du pays Popiel et sa descendance. Les vieillards racontent même que ce Popiel, chassé du royaume, fut tellement persécuté par les souris qu'il se transporta dans une île, mais ces méchantes bêtes le suivirent à la nage. Il s'enferma dans une tour de bois; à la fin, abandonné par tous, à cause de la mauvaise odeur, il mourut d'une mort honteuse, dévoré par ces horribles animaux. Mais négligeons ces faits, dont la mémoire est perdue et que l'erreur et l'idolâtrie ont défigurés, et passons au récit des choses dont le souvenir fidèle est resté.

A Ziemowitt succéda Lech puis Ziemomysl.

Ce Ziemomysl engendra le grand et célèbre Mieszko, qui fut aveugle pendant les sept premières années de sa vie. Au septième anniversaire de sa naissance, Ziemomysl avait, suivant l'usage, convoqué un grand nombre de comtes et de princes à un festin solennel et copieux; et tout le temps, se souvenant de la cécité de son fils, il soupirait profondément tandis que les autres se réjouissaient et frappaient leurs mains, suivant l'usage. Quand soudain leur joie s'accrut d'une autre joie ; ils venaient d'apprendre que l'enfant aveugle avait recouvré la vue. Le père n'y voulut pas croire jusqu'à ce que la mère, se levant de table, eût amené l'enfant qui n'était plus aveugle. Et la joie fut à son comble quand l'enfant reconnut tous ceux qu'il n'avait jamais vus auparavant. Alors le prince Ziemomysl demanda au plus ancien et au plus avisé de l'assistance s'il ne voyait pas un présage dans cette cécité qui venait de disparaître subitement. Ceux-ci répondirent qu'à leur avis cela signifiait que la Pologne, qui jusqu'ici avait été comme une aveugle, serait dans la suite illustrée et élevée au-dessus des autres nations. Il en fut ainsi en effet, mais la chose peut encore être interprétée autrement : la Pologne, qui ignorait le culte du vrai Dieu et la doctrine de la foi, avait été d'abord aveugle, mais quand Mieszko vit la lumière, la Pologne aussi fut éclairée; parce que, lui ayant reçu la foi, la Pologne fut délivrée de la mort spirituelle. Dieu, tout-puissant, dans sa haute sagesse, rendit d'abord à Mieszko la vue corporelle et ensuite la vue de l'esprit, afin que, par les choses visibles, il arrivât à la connaissance des choses invisibles et que le spectacle de l'univers lui donnât l'idée de la toute-puissance du créateur. Mais pourquoi la roue court-elle devant le char? Ziemomysl, accablé par l'âge, fit au monde ses suprêmes adieux.

Cependant Mieszko, ayant pris l'autorité, exerçant les forces de l'esprit et du corps, commença à attaquer les nations d'alentour. Mais il était encore plongé dans l'erreur païenne, et, suivant la coutume, avait à son usage sept femmes. Puis il demanda en mariage une chrétienne de Bohême, nommée Dobrowka. Mais celle-ci refusa de l'épouser avant qu'il eût renoncé à la coupable coutume et promis de se faire chrétien. Il accepta cette condition et la princesse entra en Pologne en grande pompe, avec une nombreuse suite d'ecclésiastiques et de séculiers; mais elle refusa de s'unir à son mari dans le lit conjugal avant que celui-ci, après s'être fait soigneusement instruire dans, les lois de la religion chrétienne, eût renié l'erreur païenne et fût entré dans le troupeau de notre mère l'Eglise.

Le fils de Mieszko fut Boleslas le Brave qui continua l'œuvre de son père. Il conquit tout le pays de la Baltique aux Carpathes. Il reçut la visite d'Otton qui lui conféra le patriciat romain. Il fît également la guerre aux Ruthènes. Et voici comment notre chroniqueur raconte un des épisodes de cette expédition :

D'abord, mentionnons en tête de la série de ces exploits comment il vengea l'injure que lui fit le roi des Ruthènes en refusant de lui donner sa sœur en mariage. Boleslas, ne pouvant supporter cet affront, envahit avec de grandes forces le royaume des Ruthènes ; ceux-ci tentèrent d'abord de résister par les armes, mais, n'osant s'y fier, se dispersèrent à son approche comme la poussière au vent. Il ne perdit pas son temps en prenant des -villes ou en amassant de l'argent, comme font les envahisseurs, mais marcha en hâte sur Kiev, capitale du royaume, pour s'emparer en même temps du roi et de la citadelle. Le roi des Ruthènes, dans la simplicité de mœurs de sa nation, était en train de pêcher à la ligne. Quand on lui annonça l'arrivée soudaine du roi Boleslas, d'abord il refusa de le croire, mais bientôt, les uns après les autres venant le lui annoncer, il frémit d'horreur. Alors, approchant de sa bouche le pouce et l'index et crachant sur l'hameçon comme font les pêcheurs, il aurait prononcé ces mots à la honte de sa nation : t C'est parce que Boleslas ne s'est pas adonné à cet art, mais a porté les armes des guerriers, que Dieu lui a destiné cette ville et le royaume des Ruthènes. » Après ces mots, il n'en dit pas plus long et prit la fuite. Boleslas, sans rencontrer de résistance, entra dans la grande et opulente cité de Kiev ; et, tirant son glaive, en frappa la porte d'or de la ville et dit joyeusement à ceux qui le regardaient étonnés : « De même qu'en ce moment la porte d'or de la cité est percée par ce glaive, ainsi sera déshonorée cette nuit la sœur de ce lâche roi qui a refusé de me la donner; car elle s'unira au roi Boleslas, non dans le lit nuptial, mais une fois seulement, comme une concubine; et ainsi sera vengée l'injure faite à notre nation et tournera au déshonneur et à l'ignominie des Ruthènes. »

Il fit comme il l'avait dit. Ce glaive ébréché de Boleslas fut conservé parmi les joyaux de la couronne polonaise. Il a servi pendant les cérémonies de couronnement à tous les rois. Boleslas mourut en 1025 et notre auteur consacre deux pages de sa chronique à décrire le deuil de la Pologne. Malgré quelque emphase, cette oraison est d'une réelle beauté.

Le fils de Boleslas, Mieszko II, épousa une nièce de l'empereur Otton III, Rixa, dont il eut un fils, Casimir. Il perdit la plupart des conquêtes de son père. D'après Gallus, Mieszko aurait été fait prisonnier par les Bohèmes et émasculé. Il fut détrôné par ses frères, puis remonta sur le trône et mourut fou. A sa mort, la Pologne fut bouleversée par les plus grands désordres; les tribus slaves que Boleslas le Brave avaient réunies sous son pouvoir tentèrent de se séparer. En même temps, il y eut des révolutions populaires, des jacqueries. Les habitants des campagnes détruisaient les demeures des riches, les églises, les monastères et retournaient au paganisme.

Casimir le Réformateur, qui s'était réfugié avec sa mère auprès de l'empereur Henri III, rentra en Pologne à la tête d'une troupe de cinq cents hommes d'armes, reconquit et pacifia le pays. Il mourut en 1057, laissant le pouvoir à son fils Boleslas le Hardi et que Gallus appelle le Généreux.

Ce prince semble avoir eu les qualités militaires de Boleslas Ier, mais avec moins de génie politique. Gallus loue surtout sa libéralité et rapporte une anecdote où Boleslas permit à un moine de prendre dans le trésor royal autant d'or qu'il pourrait en emporter dans sa robe. Le moine en mit une telle quantité que l'étoffe se rompit, et Boleslas lui donna pour emporter le don son manteau, d'une matière plus solide. Il parle également du meurtre que Boleslas commit sur la personne de l'évêque Stanislas, lequel fut canonisé plus tard et est considéré encore maintenant comme le patron de la Pologne. C'était un homme de valeur, il avait étudié à Paris à l'école de Lambert dans la Cité. D'après la légende, Boleslas se serait vengé de l'évêque qui lui faisait des remontrances sur les scandales de sa vie privée. D'autres prétendent qu'il faut y voir un épisode de la querelle des investitures, analogue au meurtre de Thomas Becket par Henri II. L'évêque Stanislas, d'après d'autres auteurs, fomentait un complot contre le roi. Boleslas fut excommunié, comme le furent à cette même époque l'empereur Henri IV et le roi de France Philippe Ier. Il fut chassé de son royaume et se réfugia en Hongrie. Gallus se contente de mentionner le fait et le juge avec prudence :

Gomment le roi Boleslas fut chassé de la Pologne, ce serait trop long à raconter; ce qu'on peut dire, c'est qu'un chrétien ne doit pas se venger matériellement d'un autre chrétien. Cela lui nuisit Beaucoup d'avoir ajouté le péché au péché et d'avoir ajouté l'amputation des membres sous prétexte de la trahison de l'évêque. Nous n'excusons pas l'évêque félon, mais nous n'approuvons pas non plus l'odieuse vengeance du roi; tenons-nous entre les deux...

Le fils de Boleslas, Mieszko, ne régna que trois ans, et ce fut le frère de Boleslas, Ladislas Hermann, qui prit le pouvoir. Il était marié à Judith de Bohême. Nous arrivons à un passage très important, car il fournit à M. Ketrzynski un des principaux arguments en faveur de sa thèse :

Les parents du futur héros (Boleslas III Bouche de travers), n'ayant pas encore d'enfant, demandaient par les prières, les jeûnes, les aumônes au Dieu tout-puissant qui accorde aux mères stériles la joie d'avoir des fils, qui donna Jean-Baptiste à Zacharie et qui vulvam aperuit Sarae ut in semine Abrahae benediceret omnes gentes; ils lui demandaient pour héritier un fils qui craindrait Dieu, relèverait la Sainte-Église et qui gouvernerait le royaume de Pologne pour la gloire de Dieu et le salut de la nation. Comme ils ne cessaient de faire ces prières, Franko, évêque de Posen, vint à eux et leur donna ce salutaire conseil : « Si vous faites dévotement ce que je vous dirai, votre désir sera certainement exaucé. » Ceux-ci prièrent le prélat de parler. « Il y a, dit-il, un certain saint sur les frontières méridionales de la Gaule, près de Marseille, là où le Rhône se jette dans la mer, — la terre s'appelle Provence et le saint se nomme Gilles. — Ce saint s'est acquis tant de mérite auprès de Dieu que tout homme qui se voue à lui et honore sa mémoire obtient certainement tout ce qu'il demande. C'est pourquoi, faites faire une statuette en or, représentant un enfant, préparez des présents royaux et hâtez-vous de l'envoyer à saint Gilles. » Aussitôt on exécuta la statuette et un calice de l'or le plus pur; de l'or, de l'argent, des vêtements sacerdotaux sont expédiés en Provence par des messagers fidèles et on y ajoute cette lettre :

« Ladislas, par la grâce de Dieu souverain de Pologne, et Judith, son épouse légitime, envoient à Odilon, vénérable abbé de Saint-Gilles, et à tous les frères, l'hommage de leur plus humble dévouement. Ayant appris par la renommée que saint Gilles excellait par sa grande piété et qu'il venait promptement en aide, par la puissance que Dieu lui avait accordée, nous lui offrons les présents de notre dévotion dans l'espoir d'avoir un enfant, et nous demandons vos oraisons à l'appui de notre prière. »

Après avoir lu la lettre et reçu les présents, l'abbé et les frères s'empressèrent de satisfaire à la demande du donateur; ils ordonnèrent un jeûne de trois jours avec des litanies implorant la majesté divine pour qu'elle accomplît le vœu de ses serviteurs qui, présentement, faisaient des dons si généreux et en promettaient de bien plus grands encore; afin qu'il exaltât la gloire de son nom parmi les nations inconnues et illustrât au loin la réputation de son serviteur Gilles. « Courage, serviteur de Dieu, auquel est confiée cette affaire, exauce les vœux de tes serviteurs, donne un enfant pour l'enfant que tu as reçu, donne un enfant réel pour l'enfant sculpté, garde celui en or et donnes-en un en chair. » Que dirai-je de plus; le jeûne des moines en Provence n'était pas encore terminé et déjà la mère en Pologne se réjouissait de la conception d'un fils. Les envoyés ne partaient pas encore et déjà les moines prédisaient que leur maîtresse avait conçu. Et ceux-ci, retournant chez eux rapidement, heureux du présage des moines, se réjouirent de la conception, mais bien plus encore de la naissance du fils.

Cet enfant fut Boleslas III, dit Bouche de travers, qui régna de 1092 à 1139; c'est sous son règne que Gallus écrivait, et il n'entreprit sa chronique que pour nous narrer les hauts faits de ce prince.

Il semble avoir été un homme de guerre d'une réelle supériorité; Victor Hugo en fait mention dans la Légende des siècles :

On n'a point vu, depuis Boleslas lèvre torte,

Une bande de gens de bataille plus forte

Ni des alignements d'estaffiers plus hagards.

Il réorganisa la Pologne, fit cesser l'anarchie et tint tête vaillamment à tous ses voisins, même à l'empereur Henri V qui lui réclamait l'hommage et un tribut. Son frère Zbigniew, loin de le seconder, s'entendait avec ses ennemis; aussi, l'ayant vaincu, il lui fit crever les yeux.

La partie de la chronique consacrée à son règne n'est remplie que de récits de batailles contre les Poméraniens, les Tchèques, les Prussiens et les Impériaux. En voici cependant quelques épisodes intéressants en ce qu'ils nous initient à la tactique de l'époque :

Sur les frontières de la Poméranie et de la Pologne se trouve le château de Nakiel, défendu par des travaux et aussi par des lacs; le prince guerrier vint avec son armée pour s'en emparer, il l'attaquait par les armes et par les machines. Les assiégés, voyant qu'ils ne pouvaient résister à une armée aussi nombreuse et espérant être secourus, demandèrent un armistice, promettant de se rendre, eux et le château, si, au jour fixé, ils ne recevaient pas de renforts. Les Polonais consentirent à la trêve, sans toutefois abandonner leurs préparatifs de siège. Pendant ce temps, les émissaires des assiégés assemblèrent l'armée et communiquèrent l'accord qu'ils avaient fait avec les ennemis. Les Poméraniens, stupéfaits de ces nouvelles, jurent de mourir pour leur patrie ou de remporter la victoire. Ayant renvoyé leurs chevaux afin que le danger fût égal pour tous et augmentât le courage de tous, ils s'avancèrent non par les chemins ou les sentiers, mais à travers les retraites des fauves, les fourrés les plus épais, et, comme des souris sorties de leurs cachettes, arrivèrent non au jour indiqué, mais le jour consacré à saint Laurent, et, grâce à son intervention, furent anéantis par une puissance divine plutôt que par la force des hommes. Dieu est glorifié dans ses saints; le jour de saint Laurent martyr se levait, et à cette heure tous les chrétiens sortaient de la messe, mais voici que l'armée des Barbares était déjà toute proche. — « Martyr Laurent, secours ton peuple dans la peine; que deviendront maintenant les chrétiens? Où se tourneront-ils? L'armée des ennemis apparaît à l'improviste; on n'a pas le temps de ranger les soldats en bataille, ils sont en petit nombre ; les ennemis nombreux, et il est déjà trop tard pour fuir, chose qui a toujours répugné à Boleslas. Martyr Laurent, donne la force à ton peuple opprimé ! » — Alors, tout ce qu'il y avait de soldats fut partagé en deux troupes; l'une sous les ordres de Boleslas, l'autre sous ceux de son garde des sceaux Scarbimir. Car le reste de l'armée était dispersé, les uns étant allés chercher du fourrage, d'autres des vivres, d'autres, par lés sentiers et les chemins, surveillaient l'arrivée des ennemis. Sans tarder, l'infatigable Boleslas fait avancer ses bataillons, leur adressant ces paroles : « Votre courage, l'imminence du péril, l'amour de la patrie plus que mes discours vous exhorteront à bien faire. Aujourd'hui, avec l'aide de Dieu et l'intercession de saint Laurent, l'idolâtrie des Poméraniens et leur orgueil seront écrasés. » Il n'en dit pas davantage et se mit à courir autour de la troupe des ennemis; ceux-ci s'étaient resserrés en une masse si compacte, hérissée de lances, qu'il était impossible de pénétrer au milieu d'eux sinon par ruse. Car, comme je viens de le dire, presque tous étaient à pied et ne marchaient pas au combat à la manière des chrétiens, mais, pareils à des loups guettant des brebis, rampaient sur leurs genoux.

Et tandis que l'infatigable Boleslas semblait plutôt voler que courir autour des ennemis menaçants, Scarbimir, ayant trouvé un endroit favorable, ne tarde pas à pénétrer dans cette troupe serrée. Et ainsi les Barbares, entamés d'une part et entourés de l'autre, résistent d'abord avec acharnement, mais sont obligés de prendre la fuite.

Vers la même époque, l'empereur Henri V envahit la Pologne. Dans cette circonstance, Boleslas se montra encore stratégiste de premier ordre et guerrier intrépide et força Henri V à se retirer hors des frontières du pays. Un des épisodes de cette guerre fut le siège de Glogau. Une trêve venait d'être signée entre assiégeants et assiégés.

César prit des otages, s'engageant par serment à les rendre dans l'espace de cinq jours, après que les émissaires envoyés auprès de Boleslas auraient apporté sa réponse, que celui-ci consentît ou non à faire la paix. En acceptant cet accord, chacune des deux parties avait son arrière-pensée. César, en recevant les otages, comptait prendre la ville, au mépris de son serment. Les assiégés, en les donnant, voulaient profiter de la trêve pour remettre leurs fortifications en état. Mais Boleslas, après avoir entendu les émissaires, indigné de ce qu'on avait donné des otages, dit qu'il ferait mettre en croix ceux qui rendraient la ville de leur gré, ajoutant qu'il valait mieux et était plus honorable pour les citoyens et les otages de mourir par le glaive pour la patrie que d'acheter par la reddition de la ville et la soumission aux autres nations une vie déshonorée. Ayant reçu cette réponse, les assiégés font savoir à César que Boleslas refuse de faire la paix et demandent leurs otages, suivant qu'il avait été juré. A quoi César déclara : « Si vous me rendez la forteresse, je vous rendrai les otages, mais, si vous êtes rebelles, je vous ferai égorger vous et vos otages. » Les assiégés de leur côté répondirent : « Tu peux commettre le parjure et l'homicide, mais sache bien que tu n'obtiendras rien par ce moyen. »

Après ces mots, César ordonna de fabriquer les machines, de disposer les troupes, de faire les retranchements autour de la ville, de sonner les trompes et d'attaquer de toutes parts la ville par le fer, la flamme et les machines. De leur côté, les citoyens se placent aux portes et sur les tours, garnissent les remparts, préparent leurs machines et portent sur les tours et les portes de l'eau et des pierres. Alors l'empereur, espérant fléchir les citoyens par la piété filiale et l'amitié, ordonna de placer sur les machines les plus nobles parmi les otages et, entre autres, le fils même du comte, pensant que les assiégés ouvriraient les portes sans effusion de sang. Mais les assiégés n'épargnaient pas plus leurs fils et leurs amis que les Tchèques ou les Allemands, et, avec leurs armes et des pierres, les forçaient à s'éloigner des murailles. L'empereur, voyant que, par un pareil stratagème, il ne triompherait pas de la ville et ne briserait pas la résolution des citoyens, veut s'en emparer par la force des armes. C'est pourquoi la forteresse est attaquée de toutes parts, et une immense clameur se fait entendre. Les Teutons assaillent la forteresse, les Polonais se défendent; les catapultes lancent des pierres, les balistes grincent, les traits et les flèches volent par les airs, les boucliers sont percés, les cuirasses perforées, les casques se brisent, les morts tombent, les blessés se retirent et sont remplacés par des soldats valides. Les Teutons bandent lés balistes, les Polonais font agir les balistes et les catapultes, les Teutons lancent des flèches, les Polonais des javelots et des flèches, les Teutons faisaient tournoyer les frondes armées de pierres, les Polonais jetaient des blocs de pierre et des épieux pointus, les Teutons, abrités par des solives, tentaient de s'approcher des murs, les Polonais les arrêtaient en jetant des matières enflammées et de l'eau bouillante, les Teutons amenaient contre les tours des béliers ferrés, les Polonais faisaient rouler des roues hérissées, les Teutons voulaient escalader les murs avec des échelles, les Polonais les attrapaient avec des crochets en fer et les tenaient suspendus en l'air. Pendant ce temps, Boleslas, ni le jour ni la nuit, ne restait oisif; il harcelait tous ceux qui sortaient du camp pour les approvisionnements; il semait la terreur dans le camp même de César; tantôt ici, tantôt là, faisant tomber dans des embuscades ceux qui s'en allaient pour faire du butin ou incendier. Et César, qui par tous ces moyens cherchait à prendre la ville, n'avait d'autre profit que la chair des siens. Tous les jours de nobles hommes y étaient tués. Et leurs corps, après qu'on en avait extrait les entrailles, étaient chargés sur des chariots et expédiés par l'empereur en Bavière ou en Saxe, comme tribut de la Pologne.

La chronique se termine par la prise du fort de Wyszogrod, sur le duc Swiatopole, en 1113.

La Société historique de Lemberg a publié une excellente édition de la chronique de Gallus Anonymus.[13]

 

Alexandre Schürr.

 


 

[1] Stanislaw Ketrzynski, Gall Anonim i jego kronika w Krakowie, édité par l'Académie des sciences de Cracovie.

[2] Vincent Kadlubek, Cronicon Principum Polonorum.

[3] Bartorz Paprocki, Herby Rycerstwa Polskiego, 1584.

[4] Martin Kromer, Poloniae, etc... Coloniae Agripp., 1589.

[5] Herburt de Fulstein, Historia Polonica Vincentii Kadlubkonis Dobromili, A. D. 1612.

[6] Geoffroy Lengnich, Vencentius Kadlubko et Martinus Gallus scriptores historiae Poloniae vetustissimi, cum duobus Anonymis ex ms. bibliothecae episcopalis Heilsbergensis editi. Gedani, 1749.

[7] Joachim Lelewel, Polska Wiekôw Srednich Poznan, 1846-51.

[8] Wiszniewski, Historya Literatury Polskiej.

[9] Giesebrecht, Wendische Geschichten.

[10] Max Gumplowicz, Bischof Balduin Gallus von Cruszwica Polens erster Lateinischer Chronist. Wien, 1895. Sitzungsberichte der K. Academie der Wissenschaften, Bd. CXXX.

[11] Dans les Monumenta Germaniae Historica, SS., t. XI, p. 419.

[12] En slave ziemia, terre, witez, héros.

[13] Fontes rerum Polonicarum. Galli Anonymi Chronicon, recensuerunt Ludovicus Finke et Stanislaw Ketrzynski. Leopoli, 1899.