FRECULFE DE LISIEUX
CHRONIQUE (extrait) - LETTRE A RABAN MAUR
Fréculfe (Freculphus Lexovensis) devint évêque de Lisieux aux alentours de 825. C’est le premier écrivain carolingien auteur d’une Chronique universelle qui va du début du monde (Genèse) jusqu’à la mort de Grégoire Ier le Grand (604). Sa chronique est composée de sept livres.
Cet auteur a été peu étudié. Ci-dessous un très bref extrait de sa Chronique et une lettre à Raban Maur,[1] beaucoup plus connu que lui.
Fortia d’Urban, TABLEAU HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DU MONDE, 1810.
C’est au dix septième chapitre du second livre de cette chronique que Fréculphe fait mention de la tradition qui faisait descendre les Francs des Troyens tradition qui n’était pas encore détruite alors le christianisme n ayant pas fait disparaître les monuments du paganisme En eflet l’auteur convient dans son premier chapitre qu’avant lui les historiographes grecs et latins commençaient leurs histoires par celle de Ninus. Lui-même après avoir rapporté dans son premier livre l’extrait de la Genèse revient dans le second à compter comme le Bérose d’Annius de Viterbe par les règnes d’Altadas de Mamitus et des autres rois d Assyrie. C’est sous Teutamès compté par lui à l’exemple d’Eusèbe pour le vingt sixième roi d’Assyrie que Fréculphe raconte le fait suivant immédiatement après la prise de Troie.
Item ut alii volunt Phrygas et Aeneas germani fuerunt, Aeneas in Latio et Phrygas in Phrygia regnaverunt. Post Aeneam vero Ascanius, derelicto novercae suae Laviniae regno, Albam longam condidit, et Sylvium posthumum fratrem suum, Aeneae ex Lavinia filium, cum summa pietate educavit. Ascanius etiam Julium filium procreavit, a quo familia Juliorum orta est, sed propter aetatem parvuli, quia necdum idoneus erat cives ejus regere, Sylvium posthumum fratrem suum regni reliquit haeredem. De Phryga namque progenies progressa est, quae per multas regiones vagando cum uxoribus et liberis, eligentes regem ex se Francionem nomine, ex quo Franci vocantur, eo quod fortissimus ipse Francio in bello fuisse fertur. Et dum gentibus cum plurimis pugnasset, in Europam iter suum dirigens inter Rhenum et Danubium consedit. Ibique mortuo Francione, praelia multa gesserunt: quibus attriti parva ex ipsis manus remansit. Hinc duces ex se constituerunt, attamen jugum alterius semper negantes ferre. Haec quidem ita se habere de origine Francorum opinantur. Alii vero affirmant eos de Scanza insula, quae vagina gentium est, exordium habuisse, de qua Gothi et caeterae nationes Theotiscae exierunt: quod et idioma linguae eorum testatur. Est enim in eadem insula regio, quae, ut ferunt, adhuc Francia nuncupatur.
D'autres disent que Phrigas et Énée étaient frères, et qu'Énée vint régner dans le Latium pendant que Phrigas resta maître de la Phrigie. Après Énée, Ascagne ayant abandonné le royaume de Lavinia, sa belle-mère, bâtit Albe la Longue. On ajoute qu'Ascagne éleva avec tendresse son frère Silvius Posthumus, qu'Enée avait eu de Lavinia. Ce même Ascagne eut un fils appelé Julius, duquel vint la famille Julia; mais comme cet enfant était trop jeune, et que son âge le rendait incapable de gouverner les citoyens, Ascagne laissa son frère (consanguin) Silvius Posthumus héritier de sa couronne. Quant à Phrigas, sa postérité erra dans un grand nombre de pays, où ils voyageaient avec leurs femmes et leurs enfants. Ils choisirent parmi eux un roi nommé Francio ; et le motif de cette élection fut le courage que Francio avait montré à la guerre : il combattit avec plusieurs nations; et dirigeant sa route vers l'Europe, il se fixa entre le Rhin et le Danube. C'est là que mourut Francio, après lequel les Francs livrèrent un grand nombre de combats par lesquels leur population fut tellement diminuée, qu'ils ne formèrent plus qu'une petite nation. Ils se choisirent des rois dans cette contrée; mais ils refusèrent toujours de se soumettre à un joug étranger. Telle est l'opinion de quelques auteurs sur l'origine des Francs. D'autres affirment qu'ils viennent de l'île de Scanzie,[2] qui est la source des nations, et de laquelle sont sortis les Goths et les autres peuples théotisques[3] : ce qu'attesté l'idiome qu'ils parlent. On trouve effectivement encore dans cette île une région qui porte le nom de France.
Histoire ecclésiastique de la province de Normandie, tome II, 1759.
« Vous savez, mon très cher, que tout indigne que je suis, j'ai reçu une Charge Pastorale, sur les rivages occidentaux et l'Océan. J'y ai trouvé un Peuple qui a souffert la faim de la parole du salut, mais qui ne sentait point son besoin, & ne désirait point une nourriture, dont il ignorait entièrement le goût. J'ai cru d'abord devoir lui donner du lait, & non une viande plus forte. Aujourd'hui, par la grâce de Dieu, ils commencent à désirer quelque chose de plus solide, & quoi qu'encore dans l'enfance, ils demandent du pain. Mais pour le leur rompre, & le leur distribuer à propos, nous avons besoin de votre aide, particulièrement pour le Pentateuque. Nous vous prions humblement de vouloir bien travailler à une courte & claire exposition de ces livres & comme une abeille industrieuse, nous tirer des ouvrages des anciens, comme d’autant de fleurs excellentes, le rayon de miel que nous désirons. C’est un Commentaire concis que nous vous demandons, qui contienne d’abord le sens de la lettre, puis avec une exacte brièveté le sens spirituel. Vous marquerez sur chaque page le nom des Auteurs dont vous aurez tiré chaque chose, mais nous vous supplions en même temps de ne point dérober à notre connaissance ce que l’Esprit Saint, qui parlait autrefois dans les Hommes de Dieu, vous aura a vous même inspiré & de le marquer aussi par la première lettré de votre nom, afin que nous puissions nous réjouir de notre propre don. Quand nous aurons retiré l'odeur d'un baume si exquis, & que nous nous serons engraissés d’une si excellente nourriture, notre Occident deviendra un Orient, cette Région contiguë à l'Axe du Couchant deviendra une terre de Juda, & nos Peuples, tout voisins qu’ils sont des Bretons, deviendront de vrais Israélites. Si vous cherchez quelque excuse, pour vous dispenser d’entreprendre un si grand, & si laborieux, ouvrage, & que vous prétendiez me demander pourquoi je ne le fais pas moi-même, je vous répondrai que quand j'en aurais la capacité, je n'en ai pas les moyens, n'ayant point ici de livres, jusques là que je n'ai pas trouvé dans le Diocèse qui m'est confié, les Livres de l'ancien & du nouveau Testament; bien moins par conséquent des Commentaires de ces livres. Vous savez aussi que l'on mange avec bien plus de plaisir un met bien préparé & à loisir, que celui qui serait mal assaisonné & fait à la hâte, dans le moment même qu'il le faut manger. C'est ce qui me porte à vous imposer ce travail, à vous le commander même, par la confiance que j'ai en votre amitié & votre obéissance. Portez-vous bien, mon Frète, & vous souvenez de nous. »
L'Abbe Maur satisfit au désir de Fréculfe, & lui adressa son ouvrage par une Epître où il lui dit :
« Ça été de tout temps la Coutume des grands Hommes de s'exciter les uns les autres à écrire, & donner de l'exercice à leur esprit. Vous avez voulu suivre cet exemple, mais je m'étonne bien que vous n'ayez jeté les yeux sur un Homme plus capable de répondre à vos intentions. Je n'ai ni la science, ni le talent, qui me seraient nécessaires, ayant été élevé dans la solitude, plutôt à vivre du travail de mes mains, qu'à composer des livres. Vous m'avez ordonné de recueillir les Sentences des Saints pères sur le Pentateuque de Moïse, tant pour le sens littéral, que pour le sens spirituel, & d'expliquer moi-même ce que je ne trouverais pas expliqué par les autres. Vous savez assez combien cela passe mon pouvoir, puisqu'occupé comme je suis du soin d'un Troupeau, qui ne me donne pas peu de sollicitude, je n'ai le temps ni de lire les écrits des autres, ni d'écrire moi-même. Mais parce que je n'ose rien vous refuser, ni nous désobéir, j'ai cependant tâché de satisfaire selon mes forces à ce que vous avez exigé. J’ai lu, comme vous l’avez désiré, les Livres des Saints Pères, où j'ai pensé trouver quelque chose des Sentences de la Loi, & je les ai mises, dans l'ordre que j'ai cru le meilleur, marquant sur chaque page les noms de ceux dont je les ai tirées, & si la Divine Bonté m'a inspiré quelque chose à moi-même, je l'y ai inséré avec la marque de mon nom, afin que le Lecteur connaisse ce qui lui vient de la Tradition des Pères, & ce qu'il ne tient que de moi. Mon style n'est pas poli, mais j'espère que mes sentiments sont Catholiques ; c'est pourquoi, très Saint Père, je vous supplie de lire avec bonté un livre qui ne doit le jour qu'à vos ordres pressants, de l'examiner avec attention, & s'il se trouve qu'il ait besoin de correction, de vouloir bien m'en avertir, afin que sur votre avis, je prenne soin de corriger ce qui m'aurait échappé dans la distraction de mes occupations, que par ce moyen la joie soit commune à celui qui sème, & à celui qui moissonne, & que l'un & l'autre en recueille les fruits pour la vie éternelle. Lisez donc les livres des anciens, méditez attentivement la Loi de Dieu, & remplissez avec courage la fonction de Docteur qui vous est commise. Dans la Genèse, de la création des choses visibles, élevez-vous à la connaissance des invisibles ; cherchez dans la machine du monde corporel, l'intelligence des choses spirituelles. Considérez dans la Généalogie des Patriarches, la fécondité mystique de l’Eglise, & dans leurs diverses transmigrations, l'état de Pèlerinage où les Enfants sont sur la terre, n'ayant point ici d'héritage, mais dans la vie future, car le Dieu des Dieux ne se verra que dans Sion. Au reste je vous prie de recevoir cet Ouvrage dans le même esprit que je vous l'envoyé, de vous en servir pour vous & pour ceux qui vous sont commis, & s'il se trouve agréable à quelqu'un de vos voisins, de ne pas lui en refuser l’usage, afin que votre zèle & notre travail soient utiles à plus de monde, si c'est la volonté de Dieu, & que nous recevions une récompense plus abondante que l'emploi de notre talent. Que Dieu vous conserve en santé très Saint Père, & souvenez-vous de nous. »
[1] Raban Maur ou Rabanus Maurus Magnentius (on trouve aussi les orthographes “Hrabanus” et “Rhabanus”), né vers 780 et mort le 4 février 856, est un moine bénédictin, archevêque de Mayence (Allemagne) et un théologien réputé. Il est l'auteur de l'encyclopédie De la Nature des choses. Il a également rédigé des traités d'éducation et de grammaire et des commentaires de la Bible. Il est l'un des plus importants professeurs et auteurs de la Renaissance carolingienne. Il est considéré comme saint en Allemagne et fêté le 4 février.
[2] « Revenons à la situation de l’isle de Scanzie Claude Ptolémée en parle dans son second livre et voici ce qu’il en dit : Il y a dans l’océan Arctique une grande Isle appelée Scanzie ; elle ressemble à une feuille de cèdre et ses côtés vont en avant et se referment presque ; l’océan l’environne. Cette Isle est placée vis-à-vis du fleuve Vistule qui prend sa source dan les monts Sarmatiques et tombe dans l’océan septentrional par trois bouches différentes après avoir séparé la Germanie de la Scythie. » (Cf. Potocki, Fragments historiques et géographiques…, t. II, 1796.)
[3] Se dit du tudesque ou ancien allemand, et particulièrement du dialecte de la tribu franque.