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EUSÈBE DE CÉSARÉE

 

Préparation évangélique

LIVRE VII

livre VI - livre VIII

 

relu et corrigé

texte grec

 

 

 

 

 

 

LIVRE SEPTIÈME

CHAPITRE PREMIER

Institutions des anciens Hébreux; que c'est avec raison que nous avons mis leurs livres sacrés au-dessus des ouvrages que nous ont laissés nos pères.

Il nous reste à décrire non seulement les mœurs, mais encore la philosophie et la religion des Hébreux bien supérieures, à notre avis, à toutes les institutions de nos pères. Car après avoir établi que ce n'est pas sans raison, mais par les motifs les mieux fondés, que nous avons abandonné la théologie mensongère des Grecs et des Barbares, il convient de résoudre la seconde question et d'exposer pourquoi nous nous sommes attachés aux doctrines hébraïques. Qu'on ne nous fasse donc point un crime d'avoir emprunté à des Barbares ce qui pouvait nous être utile; nous démontrerons en temps opportun que non seulement les préceptes philosophiques des Grecs et de leurs savants si vantés, mais encore leur préceptes moraux et politiques sont des emprunts qu'on leur a faits; comme aussi chacun pourra voir clairement que de tous les Barbares, les Hébreux sont ceux qui nous ont fourni les plus grandes lumières.

CHAPITRE II

Récapitulation des divers points de la théologie des autres nations: de combien de maux elle a été la source pour la société.

Les autres hommes, depuis l'origine de la société jusqu'à nos jours, uniquement appliqués aux sens, ne distinguant pas l'âme qui était en eux, pensant qu'il n'y a rien au-delà de ce que l'on voit, regardèrent la volupté comme le seul beau, le seul utile, le seul bien; et comme seule elle leur paraissait capable de procurer des jouissances, de contenter les désirs, de rendre la vie heureuse, ils en firent la première de leurs divinités. La vie elle-même n'avait de prix à leurs yeux qu'autant qu'elle était assaisonnée de cette volupté corporelle; ils vivaient, non pas pour vivre, mais pour en savourer les délices, et ils la souhaitaient à leurs enfants comme l'unique source du bonheur. Aussi les uns, convaincus que cette vie charnelle avait pour principe le soleil, la lune et les étoiles, dont la lumière frappait leurs regards d'admiration, ils les proclamèrent les premiers des dieux, seuls auteurs de toutes choses. Les autres attribuèrent les mêmes honneurs aux fruits, à l'eau, à la terre, au feu et aux autres parties du monde qui, contribuant à nourrir et engraisser leur corps, entretenaient en eux cette vie charnelle et voluptueuse. D'autres, longtemps auparavant, n'avaient pas rougi de diviniser leurs propres passions sous l'image de la volupté, de l'amour, de la beauté, dont ils prétendaient que les dieux eux-mêmes étaient les esclaves. D'autres, voyant que des princes, des rois avaient par d'heureuses découvertes augmenté leurs jouissances, leur élevèrent des autels, soit pendant leur vie, soit après leur mort. D'autres, devenus le jouet des mauvais esprits, des démons, donnèrent aux appétits déréglés de leur âme une énergie d'autant plus grande qu'ils trouvaient plus d'occasions de les satisfaire dans le culte établi en leur honneur. D'autres, n'adoptant aucun de ces systèmes, introduisirent l'athéisme comme bien préférable à toutes ces vaines divinités. D'autres enfin, encore plus impudents, prétendirent que la vie la plus heureuse, la vie d'un vrai philosophe n'était autre chose que le plaisir, et que le plaisir était notre dernière fin. Ainsi le genre humain assujetti à la tyrannie cruelle de la volupté ou plutôt à un démon infâme et pervers se plongea dans tous les genres de crimes : car les femmes, comme le dit l'Apôtre, changèrent l'usage naturel de leur sexe contre un usage qui offensait la nature. De même, abandonnant l'usage naturel des femmes, les hommes brûlèrent d'une infâme passion les uns pour les autres, se livrant ensemble à mille turpitudes, et recevant en eux-mêmes la récompense due à leur erreur. Ainsi, Grecs et Barbares, savants et ignorants, se dégradèrent, s'abrutirent jusqu'à adorer la volupté comme un dieu. Rampant à la manière du serpent, ils ne se contentèrent pas de proclamer qu'on ne pouvait ni éviter sa puissance ni  lui résister, mais encore ils célébrèrent par des odes, des hymnes et des spectacles publics les cérémonies indécentes de cette sale et honteuse divinité qui seule recevait leurs adorations. C'est donc avec raison que nous avons détruit parmi nous ces obscénités et autres semblables, car l'invention des idoles a été le principe du libertinage et de cette étrange multitude de religions que l'on voit dans l'univers. En effet, la théologie païenne, quoique appuyée sur une seule base, l'impure et hideuse volupté, cependant comme une hydre aux cent bras et aux cent têtes, se divisait en sectes innombrables. Plongés dans un tel abîme d'erreur, conséquence de leur attachement au culte de la volupté, infernal démon, les peuples idolâtres entassèrent maux sur maux, confondirent toutes les règles de conduite par leurs amours effrénées pour les femmes, leurs penchants dépravés pour les hommes, leurs alliances incestueuses avec leurs mères et leurs sœurs, et surpassèrent dans leurs passions brutales la brutalité des bêtes féroces. Telles étaient les mœurs des anciens ; telle était leur théologie trompeuse, comme nous l'avons précédemment prouvé par les historiens et les philosophes de la Grèce.

CHAPITRE III

Parallèle des mœurs des Hébreux : ce qu'ils ont pensé de l'auteur et créateur de l'univers.

Maintenant que vous sont connues les mœurs des anciens, admirez les Hébreux montrant seuls au milieu de tant de peuples des mœurs tout opposées. Ils sont en effet les premiers et les seuls qui, dès le commencement du monde, suivant dans leurs recherches le flambeau de la raison, et portant un esprit droit dans la considération de la nature, comprirent que les premiers éléments des corps, la terre, l'eau, l'air, le feu dont ils voyaient que l'univers était composé, le soleil, la lune et les étoiles n'étaient pas des dieux, mais l'ouvrage d'un Dieu ; que la substance corporelle était, par sa nature, dépourvue, non seulement de raison, mais encore de vie, en tant que fluide et sujette à la corruption. Réfléchissant ensuite que l'ordre et la disposition admirables de ce monde peuplé d'animaux vivants, soit raisonnables, soit irraisonnables, ne pouvaient être attribués à une cause aveugle ; que ce qui avait animé les êtres ne pouvait être inanimé, ce qui avait donné la raison, être dépourvu de raison, qu'une maison ne pouvait d'elle-même se construire de bois et de pierres, ni un vêtement se tisser sans un tisserand, ni les villes et les républiques subsister sans lois et sans magistrats, ni le plus petit instrument se faire sans la main d'un ouvrier, ni un vaisseau voguer et arriver au port sans un pilote expérimenté, ils en tirèrent la conséquence que des éléments, qui de leur nature sont inanimés et sans raison, n'avaient pu obtenir la vie et la raison que par la sagesse d'un Dieu suprême. C'est par ce raisonnement et autres semblables que les auteurs de la religion juive parlant de la grandeur et de la beauté de l'univers qu'ils envisagèrent avec une intention pure et les yeux éclairés de l'âme, parvinrent à honorer le Dieu créateur.

CHAPITRE IV

Leur sentiment sur l'immortalité de l'âme et la nature des corps.

Considérant ensuite qu'ils n'étaient pas la portion la moins noble de l'univers, ils ne trouvèrent pourtant en eux d'estimable et vraiment digne du nom d'homme que leur âme. Pour le corps, ils le regardèrent simplement comme son enveloppe. Cette distinction établie, ils consacrèrent tous leurs efforts à régler l'intérieur, persuadés que cette conduite serait agréable au Créateur de l'univers qui avait fait l'homme pour commander à tous les êtres terrestres, non par la force d'un corps, mais par la vertu de l'âme. Or de ces êtres, les uns sont inanimés, tels que les pierres et le bois ; les autres ont une espèce de vie, tels que les métaux; les autres sont doués de sensations et de mouvements apparents, tels que les brutes; mais tous, sans exception, sont assujettis à servir l'homme, non par la force matérielle, mais par la force Intelligente que l'auteur suprême de toutes choses a destinée à commander en reine à toutes les créatures d'ici-bas. Guidés par ces pensées, ils ne mirent pas le corps et les jouissances du corps au-dessus des troupeaux que la terre nourrit; quant à cette substance qui domine en eux, qui a de l'affinité avec le souverain dominateur, cette âme qui peine, qui raisonne, qui possède des connaissances sublimes, image véritable de la divinité, ils donnèrent à elle seule toute leur estime. Enfin persuadés qu'il n'y a rien de bon excepté Dieu qui est la source de tous les biens, ils proclamèrent que la fin de tout bonheur consiste à le connaître et à l'aimer, parce que la vie, l'âme, le corps et toutes les choses qui leur sont nécessaires découlent de lui seul. Ils lui consacrèrent donc toutes les facultés de leur corps et de leur âme, réglèrent leur conduite sur sa volonté et s'attachèrent à lui, à l'exclusion de tous les objets visibles, de sorte que se montrant par leur amour les vrais serviteurs du Très-Haut qui les honorait d'un amour réciproque, ils méritèrent d'être appelés la race sacrée, royale, sacerdotale, la nation sainte, et transmirent à leurs descendants les semences de la véritable religion. Ne trouvez-vous pas que nous avons eu raison de préférer les Hébreux aux Grecs, et de laisser les absurdités débitées sur les dieux de la Phénicie et de l'Égypte pour les histoires des saints personnages de la Judée.

CHAPITRE V

Comment ils méritèrent par leur amour les apparitions et les révélations divines rapportées dans leurs écritures.

Or, voyez jusqu'à quel degré de vertu céleste l'on raconte que se sont élevés ces grands serviteurs de Dieu. Le Seigneur touché de leur sainteté, de leur sagesse, de leur fidélité à ses lois, leur fit entendre ses oracles, les visita, soit par lui, soit par ses anges, suppléa à la faiblesse de la nature en leur traçant des règles de conduite, et leur découvrit des dogmes et des mystères dignes de sa majesté. Leur intelligence fut éclairée, non par des raisonnements ou des conjectures, mais par le flambeau même de la vérité : inspirés d'en haut, ils connurent l'avenir comme le présent, et purent prédire les principaux événements qui devaient arriver au genre humain. Tels étaient et la vertu des Hébreux et les oracles de vérité dont le ciel les favorisait. Qu'elles ont dû nous paraître insipides les fables mensongères des Grecs et de nos pères, qui ne renfermaient  que des turpitudes sur les dieux, en comparaison de la sainte doctrine que renferme l'histoire de ces hommes chéris de Ia Divinité.

CHAPITRE VI

De quel éclat, même avant le judaïsme et la naissance de Moïse, brillait déjà leur piété.

Et ces avantages, leurs pères les possédaient dès les temps les plus reculés, bien avant Moïse et la nation juive. Car il faut expliquer ici une chose bien digne d'admiration, c'est qu'à une époque où le judaïsme n'existait point, les Hébreux l'annonçaient déjà par leurs mœurs sans être juifs et en avoir le nom. Voici la différence qu'il y a entre les Hébreux et les Juifs. Ceux-ci tirent leur nom de Juda, de la tribu duquel se forma longtemps après le royaume de Juifs: ceux-la tirent leur nom d'Héber, aïeul d'Abraham. Les Hébreux étaient antérieurs  aux Juifs, d'après le témoignage des saintes Écritures. Quant aux rites religieux de ces derniers, ils ne datent que de Moïse, leur premier législateur, qui établit le jour du Sabbat qu'ils devaient observer rigoureusement en mémoire du repos mentionné dans les livres sacrés, la distinction des animaux dont ils pouvaient ou non se nourrir, des solennités annuelles, des purifications corporelles et d'autres cérémonies périodiques qui se célébraient sous certains symboles et avaient un rapport plus direct avec la Divinité. Les Hébreux, plus anciens que Moïse, et qui par conséquent ignoraient ses livres, étaient libres dans le choix de leurs rites religieux, mais leurs mœurs étaient si conformes à la nature, qu'ils n'avaient point besoin de lois, pour les régler, et leur âme était tellement exempte de passions, qu'ils connaissaient parfaitement les vérités relatives à Dieu; Après ces préliminaires, il est temps d'aborder les Écritures elles-mêmes.

CHAPITRE VII

Que ce fut Moïse lui-même qui consigna dans un écrit particulier la vie des Hébreux qui avaient vécu avant lui.

Moïse, ce grand législateur, Hébreux lui-même et fils d'Hébreux, connaissant mieux que personne l'histoire de sa patrie, plaça en tête de son code sacré, dans un mouvement impérissable, la vie des anciens Hébreux et le récit des bienfaits dont Dieu les avait comblés. En regard il expose les crimes et les châtiments d'autres hommes qui s'étaient signalés par leur impiété, persuadé qu'il n'y avait pas de meilleure leçon pour porter ceux qui devaient vivre sous ses lois, et à l'horreur de la conduite des méchants, et à l'imitation de la conduite des bons. Il ne crut pas non plus devoir leur laisser ignorer que plusieurs de leurs ancêtres, avant toute législation écrite, s'étaient élevés par la droite raison à une piété éminente, voulant qu'ils conservassent éternellement le souvenir de ces hommes de Dieu, de ces grands prophètes, eux leurs descendants, eux favorisés d'heureuses institutions. Encore plus voulut-il qu'héritiers de leur sang, ils se montrassent les dignes héritiers de leur sainteté, s'attirassent les mêmes faveurs de la Providence, et évitassent cet abattement qui désespère d'obtenir les mêmes avantages, puisqu'ils pouvaient ce qu'avaient pu leurs pères. C'étaient là des images vivantes qu'il mettait sous leurs yeux pour les former à la science des choses divines, un tableau où ils voyaient peintes leurs mœurs et la vertu particulière à chacun d'eux.

CHAPITRE VIII

Que nous avons été judicieux et sages de recevoir leur histoire. Exposé rapide des mœurs des hommes religieux qui ont vécu avant le déluge et après, jusqu'à Moise.

Il ne sera pas inutile de parcourir brièvement leur histoire. Pour les temps même antédiluviens, nous suivrons Moïse; car il ne faut pas je pense, puiser l'histoire des Hébreux à une autre source que dans les monuments des Hébreux. C'est des Égyptiens que nous empruntions celle d'Égypte, des Phéniciens celle de Phénicie, des Grecs les plus célèbres celle de la Grèce, des philosophes celle de la philosophie, et non pas d'hommes étrangers à la philosophie. De qui conviendrait-il que nous apprissions la médecine, sinon de ceux qui sont versés dans cet art? Pourquoi donc n'en serait-il pas de même pour les Hébreux, et irions-nous interroger d'autres écrits? Or, d'après leurs annales, il a existé longtemps avant le déluge, dans les premiers siècles et dans les siècles postérieurs, plusieurs hommes favorisés de la protection visible du ciel, et un plus grand nombre d'hommes justes. L'un des plus remarquables est celui qui

« espéra invoquer le nom du Seigneur Dieu, »

c'est-à-dire qu'il n'adora que le Créateur, le maître et le Dieu de l'univers, et qu'il crut que cet Être suprême non seulement avait par sa puissance créatrice disposé tout dans un ordre parfait, mais encore gouvernait tout par sa puissance souveraine comme une vaste république, en qualité de seigneur, de roi et de Dieu. Pénétré de la grandeur de cette idée et de ce nom, Seigneur et Dieu, il mit au-dessus de toute science, de tout honneur, de toute richesse, de tout bien, en un mot,

« l'espérance d'invoquer le Seigneur Dieu, »

et acquit ainsi à la fois tous les trésors de l'âme et du corps. C'est pour cela que les Hébreux l'ont appelé le premier homme vrai : en effet, Enos, son nom, signifie homme vrai, et cette qualification lui convenait parfaitement, puisque dans leur opinion celui-là seul a la vérité, qui possède la connaissance et l'amour du vrai Dieu, qui sont la connaissance et l'amour véritables. Ceux au contraire qui ne diffèrent en rien des animaux sans raison, qui sont les vils esclaves de leur ventre et de la volupté, les Hébreux les appellent plutôt des bêtes que des hommes, suivant en cela Ie langage de leurs Écritures, qui ont coutume de désigner chaque chose par le terme qui lui est propre. Ordinairement ce sont des loups et des chiens dévorants; des pourceaux aimant à se gorger d'immondices, des reptiles, et des serpents, selon les différents vices qu'il s'agit de flétrir. Est-il question de l'homme en général, d'une grande multitude, de tout le genre humain, les Hébreux se servent d'une expression non moins propre, non moins naturelle, Adam qui d'après l'étymologie grecque veut dire : né de la terre, dont a été en effet formé le premier homme, père de tous les hommes. Mais revenons à Enos qui le premier s'est signalé, dit l'Écriture, par son amour pour Dieu, guidé qu'il était par une connaissance et une piété tout intérieure, l'une, preuve d'une connaissance véritable, l'autre, preuve de cette confiance qui se repose dans cette vraie connaissance de Dieu. Ne pas négliger, ne pas mettre au-dessous des plus grands avantages la connaissance de Dieu, espérer toujours d'invoquer le nom du Seigneur Dieu tout-puissant tant comme le maître de ses serviteurs que comme le meilleur des pères, c'est la fin la plus heureuse que l'on puisse se proposer. Tel fut donc celui que les Hébreux ont regardé comme le premier homme vrai et non cet homme né de la terre appelé Adam, que sa désobéissance fit déchoir de son héritage glorieux: ce titre était dû à l'adorateur fidèle qui espère constamment invoquer le nom du Seigneur Dieu. Nous avons donc jugé sainement en le prenant pour modèle, et croyant que son histoire nous serait d'une grande utilité. Puissions-nous égaler ses vertus et invoquer avec une confiance aussi ferme et aussi généreuse le nom du créateur et auteur de l'univers.

Après Enos, un autre

« plut au Seigneur et ne fut plus retrouvé, »

dit Moïse,

« parce qu'il fut enlevé au ciel »

à cause de son éminente vertu : car le vrai sage est difficile à trouver, c'est l'homme parfait en Dieu et étranger au commerce du monde. Celui au contraire qui aime les places publiques, les tribunaux, les tavernes, les boutiques, les grandes assemblées, poussé par les curieux et les repoussant à son tour, celui-là tombe bientôt dans I'abîme des vices. Mais celui dont Dieu s'est emparé, qui s'est soustrait aux choses d'ici-bas, celui que les hommes n'aperçoivent ni ne trouvent, celui-là est trouvé par Dieu qui le chérit. Les Hébreux lui dorment le nom d'Enoch qui signifie grâce divine. Heureux qui conforme sa vie à une vie si parfaite !

Vient en troisième lieu Noé, que I'Écriture signale comme juste au milieu de ses contemporains. Voici les preuves de sa justice. Le monde était plongé dans un cloaque infect d'erreurs et de crimes abominables. Les trop fameux géants avaient, par une audace impie et sacrilège, déclaré au ciel une guerre dont la renommée est parvenue jusqu'a nous. Déjà leurs pères, soit qu'ils fussent d'une nature supérieure aux mortels, soit qu'ils possédassent quelque talent extraordinaire, avaient jeté parmi les hommes les semences d'un art qui excitait leur curiosité, et introduisit toutes sortes de prestiges et de maléfices, de sorte que dans sa vengeance le Seigneur résolut d'exterminer d'un seul coup le genre humain tout entier. Cependant au milieu de ces coupables voués à la mort, il se trouva un juste, Noé, le seul de son siècle, avec sa postérité. Tous ceux donc qui étaient sur la terre furent détruits par un déluge, et la terre purifiée de ses souillures, par l'abondance des eaux, mais ce saint patriarche fut conservé avec ses fils et leurs femmes, pour devenir miraculeusement la semence vivifiante d'une race nouvelle, type parfait, image sensible et vivante, bien digne de servir à ses descendants de modèle de vertu et de piété.

Les temps qui suivirent le déluge virent fleurir des hommes non moins remarquables par leur religion, non moins vantés dans les pages sacrées. A leur tête apparaît ce prêtre du Très-Haut dont le nom en hébreu veut dire roi juste. Cependant comme, à cette époque, il n'est encore question ni de circoncision ni des lois Judaïques de Moïse, on ne peut pas les appeler Juifs ni encore moins Grecs, puisqu'ils n'admettent point la pluralité des dieux comme les Grecs et les autres païens. Il convient mieux de les appeler Hébreux, soit d'Héber lui-même, soit plutôt de la signification de son nom, passants, qui exprime comment ils avaient passé de la contemplation des choses terrestres à la contemplation des choses célestes; car, au témoignage de l'histoire, guidés par l'instinct de la nature et par des lois non écrites, ils marchèrent d'un pas ferme dans le sentier de la vertu, foulèrent aux pieds les voluptés de la chair, et s'élancèrent dans la voie de la sagesse et d'une vie toute spirituelle. Dans leur nombre, il faut compter Abraham, regardé comme le père de toute la nation. Les saints oracles font mention de sa justice dont il n'était pas non plus redevable aux lois de Moïse, qui n'existaient point encore. Moïse ne vécut que sept générations après lui; et cependant il porta cette vertu, ainsi que sa piété, au plus haut degré, et égala les plus grands hommes qui l'avaient précédé.

« Abraham crut à Dieu, dit l'Écriture, et sa foi lui fut imputée à justice. Il sera le père de beaucoup de peuples, ajoute-t-elle, et en lui seront bénies toutes les nations, toutes les tribus de la terre. »

Mais s'il se perfectionna dans la justice sans le secours des lois mosaïques, par la seule fermeté de sa foi, il établit la circoncision par l'ordre d'en haut, après plusieurs apparitions célèbres, et la promesse d'avoir dans sa vieillesse un fils légitime; et cette cérémonie passa de lui à ses descendants, soit pour que l'on pût distinguer la nombreuse postérité qui devait sortir de ses deux enfants, soit pour que ses enfants conservassent le caractère imprimé à leurs pères, qu'ils fussent ou non fidèles à imiter leurs vertus, soit pour d'autres raisons qu'il est inutile d'examiner ici.  D'où il faut conclure qu'il n'est pas moins digne que ses prédécesseurs de nous servir de modèle.

Son fils Isaac lui succéda dans la connaissance et l'amour de Dieu qu'il regardait comme son plus beau, son plus précieux héritage. On remarque qu'il n'eut qu'une seule femme, qu'il ne fut père qu'une seule fois, père de deux jumeaux et qu'ensuite, par une rare continence, il cessa tout commerce charnel avec son épouse.

Après lui s'illustra Jacob surnommé aussi Israël : double nom qui lui fut donné à cause des vertus qui brillèrent particulièrement en lui. Pendant qu'il se livrait à une vie active, aux travaux champêtres, pour obéir aux volontés du Très-Haut, il s'appelait Jacob, qui signifie, selon l'acception grecque : homme adonné aux exercices corporels, athlète. Lorsqu'il se fut couronné des palmes de la victoire remportée contre ses ennemis, et qu'il eut commencé à jouir des douceurs de la vie contemplative, le Seigneur lui-même changea son nom, daigna lui apparaître et le combla des avantages et des honneurs attachés au nouveau nom qu'il lui donna. Voici ses paroles :

« Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, parce que tu as été fort contre Dieu et puissant avec les hommes » (Gen., XXX, 10).

Israël veut dire, voyant, contemplatif, et dans la langue grecque, homme voyant Dieu. Tel fut Jacob duquel sont sorties les douze tribus de la nation juive. On pourrait exercer son éloquence sur les mœurs, la fermeté invincible, les occupations de ces grands patriarches vraiment dignes du titre de philosophes, soit à l'aide du langage naturel, soit à l'aide de l'allégorie; mais comme déjà beaucoup d'auteurs ont traité ce sujet, comme nous l'avons traité nous-mêmes dans un ouvrage « sur la race nombreuse des anciens, » nous nous bornerons à ce que nous avons dit. Je ne puis pourtant passer sous silence Job, que l'Ecriture représente comme

« irréprochable, sincère, pieux, éloigné de tout mal. »

Quoique étranger à la nation juive, il ne fut pas moins fidèle à tous les devoirs de la religion.

Quant aux enfants de Jacob, attachés à la foi et à la piété de leurs pères, ils portèrent si haut la réputation des anciens Hébreux qu'ils parvinrent à dominer sur toute l'Égypte dans la personne de Joseph qui, après être sorti vainqueur du combat livré à sa chasteté, fut élevé au commandement suprême et fit briller dans tout son éclat la piété primitive. Que de vertus à imiter dans cet homme d'abord esclave par le malin de ses proches, et esclave d'un Égyptien. Je ne parle point de ses qualités corporelles, la beauté, la force, la grâce, quoique l'Ecriture le vante comme le plus beau des hommes. Mais les qualités de son âme, qui oserait entreprendre de les louer, s'il fallait les louer dignement? Une noble candeur rehaussait tout son extérieur, et la pureté de ses mœurs était peinte sur son front. Riche des tous les dons de la piété, la continence, la justice, la prudence, la fermeté, il excellait surtout dans la connaissance et l'amour de Dieu, dont on rapporte que ses parents l'avaient imbu dès ses plus tendres années. Or il arriva qu'éprise d'une folle passion pour lui, la femme de son maître chercha à entraîner sa jeunesse dans des amours illicites. D'abord elle le tente par des paroles, bientôt elle en vient aux prières, enfin elle ose porter sur lui ses mains impures pour le presser dans des embrassements honteux ; mais le héros se souvient des belles leçons qu'il a reçues de ses pères, et se montrant par ses actions comme par la fermeté de ses réponses un véritable Hébreu, il secoue, éloigne d'un bras vigoureux cette vile et éhontée séductrice, et, comme s'il se fût dégagé des dents meurtrières d'une bête féroce, cherche son salut dans la fuite. Alors réfléchissant mûrement à cette tentative odieuse, il s'écrie :

Si mon Seigneur se reposant sur ma fidélité, ignore ce qui est dans sa maison ; s'il a remis entre mes mains toutes les choses qu'elle renferme, comment pourrais-je commettre envers lui ce crime énorme, et pécher en présence de mon Dieu (Gen. XXXlX, 9)?

Trait héroïque de vertu que Dieu couronna en lui donnant une autorité souveraine, non seulement sur ses maîtres, mais encore sur l'Égypte entière ! Ainsi que les saints personnages que nous avons cités, Joseph était un simple Hébreu, fils d'Hébreu, et non Juif, puisque le judaïsme n'existait point encore ; il n'en est pas moins compté au nombre des hommes les plus chéris et les plus favorisés du ciel.

Dans la suite des temps, quand les descendants des Hébreux se furent considérablement multipliés et eurent jeté les fondements de la nation juive, qui augmentait et se propageait de jour en jour, ils laissèrent les institutions pieuses qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres s'affaiblir et s'altérer insensiblement. Leur commerce avec les Égyptiens exerça  sur eux une telle influence, qu'ils finirent par oublier les vertus paternelles; ils adoptèrent les mœurs et le genre de vie de ceux avec qui ils vivaient, à tel point qu'on ne remarquait plus de différence entre les deux peuples. Dans cette décadence déplorable, le Dieu de leurs pères leur envoya Moïse comme chef et comme législateur, confirmant ainsi les promesses antérieures qu'il avait faites par la voix des oracles. Par le ministère de son serviteur, il opéra tous les miracles, tous les prodiges inouïs rapportés dans les saintes Écritures, et promulgua une loi en harmonie avec les dispositions de ceux qui la recevaient. Leurs mœurs étaient trop grossières pour s'élever jusqu'à la perfection antique, il les traita comme des esprits faibles et malades, et leur donna des institutions convenables à leur état, les unes clairement exprimées par la bouche de son interprète, les autres enveloppées d'allégories, offrant des ombres et des symboles à suivre et à observer, au lieu de la vérité nue. Celle forme du gouvernement des Juifs qui avait commencé à Moïse, dura jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, conformément aux prédictions de leurs propres prophètes ; car Moïse lui-même et les prophètes qui vécurent après lui avaient prédit que les lois et les règlements de Moïse ne seraient pas abolis avant l'apparition du Christ et la promulgation du Nouveau Testament qui, par la grâce du Sauveur, a été annoncé à toutes les nations, ce que les événements ont justifié. Mais comme nous avons traité brièvement de la vie des Hébreux antérieurs à Moïse, et que nous avons dépeint les caractères de leur piété, il convient que nous jetions maintenant un coup d'œil sur la nature de leurs doctrines, nous servant, soit des écrits de Moïse, soit des prophètes postérieurs.

CHAPITRE IX

Préceptes dogmatiques des Hébreux.

Moïse, le premier et le plus parfait des théologiens et des législateurs juifs, voulant dans un écrit particulier donner à sa nation une forme de gouvernement analogue à sa religion, ne crut pas devoir se servir de préambules communs et rebattus; mais après avoir rassemblé tous les actes que la loi commandait ou défendait de faire, toutes les règles publiques et civiles à observer dans les conventions respectives, il jugea que la théologie de ses pères devait précéder la sienne et être le commencement de ses enseignements, persuadé qu'il n'y avait pas d'introduction plus convenable à des lois religieuses que ces dogmes transmis, depuis l'origine des siècles, de génération en génération. Il fait donc remonter jusqu'à Dieu lui-même la théologie des anciens Hébreux ; mais il n'est pas comme Ies Égyptiens, les Phéniciens et les autres peuples qui prodiguent ce nom sacré à une multitude d'objets, qui appellent dieux visibles les astres du ciel, dieux invisibles, des hommes morts, des démons terrestres et aériens, ainsi que nous l'avons précédemment remarqué : son Dieu est le principe de tout, le créateur des choses visibles et invisibles, le législateur de l'univers qu'il gouverne comme une vaste république. C'est pourquoi il commence sa narration par enseigner que les hommes devaient le regarder comme l'auteur et la source non seulement des lois qu'ils recevraient un peu plus tard, mais encore des lois auxquelles la nature entière était soumise, parce qu'il est le roi et le législateur du monde entier.

 CHAPITRE X

De la Providence générale, de la création et de l'arrangement du monde.

Sur sa volonté et sa puissance repose l'essence des choses. Les révolutions des siècles sont soumises aux lois, aux limites, à la route, à l'ordre qu'il a tracés. A sa voix suprême, le ciel le premier se solidifie, la masse pesante de la terre reste, contre sa nature, miraculeusement suspendue au milieu d'éléments plus légers : à sa voix suprême le jour et la nuit se succèdent alternativement et dans une régularité parfaite; à sa voix suprême, les changements de circonstances, les périodes des temps, le cercle des années, les saisons s'accomplissent au milieu de la plus admirable harmonie de l'univers; à sa voix suprême l'hiver fait place au printemps, le printemps à l'été et à l'automne, les eaux profondes de la mer, jusque dans leur flux grossi par la tempête, se renferment dans leurs propres abîmes, sans oser franchir les bornes sacrées du rivage; à sa voix suprême, la terre sèche et aride, arrosée par les pluies et les neiges fondues, produit une infinité de plantes et d'animaux d'espèces diverses ; en un mot, la nature, mère commune de tout ce qui existe, esclave de ses ordres, obéit à ses lois et à sa volonté toute-puissante. Non, il n'est pas possible d'attribuer à une rencontre fortuite, à un mouvement sans dessein tout ce brillant appareil, ni à une cause aveugle ce grand œuvre si remarquable par sa beauté. De même qu'il est sorti des mains du sublime Architecte de l'univers, de même il est gouverné par l'action immédiate de sa Providence.

Tel est le principe d'où part ce grand prophète. Avant de donner des lois aux hommes, il expose les lois de l'univers, afin que nous commencions par nous soumettre à celui qui en est le Roi puissant, et que nous acquiescions à tous ses ordres. En effet, si le soleil lui-même, le ciel, le monde, la terre et tout ce qu'elle contient, tous les ouvrages que l'on attribue à la nature, exécutent tous ses desseins avec une soumission parfaite, à plus forte raison le genre humain, cette portion considérable de l'univers, doit-il les exécuter pleinement et ne point rester au-dessous d'éléments sans union les uns avec les autres. Car au commencement la terre reçut cette loi de la bouche de celui qui dit :

« Que la terre produise de l'herbe verdoyante qui porte de la graine selon son espèce, et des arbres qui portent des fruits » (Gen., l, 11),

et à cette parole elle s'empressa d'obéir, et depuis ce temps jusqu'à ce jour elle ne s'est point montrée rebelle. Il en fut de même des eaux : à peine Dieu eut-il dit :

« Que les eaux produisent des reptiles vivants et des oiseaux qui volent sous la voûte des cieux » ( Gen., 1, 28),

qu'elles se mirent à produire sans avoir jamais cessé depuis. Le soleil, la lune et les astres ne sont pas moins constants à suivre la loi divine qui les détermine à parcourir leur carrière, à servir de signes aux événements futurs, à distinguer les saisons, les jours et les années. Quel pardon mériteriez-vous, ô hommes! si vous alliez fouler aux pieds ces mêmes lois divines? C'est par ces instructions préliminaires que cet homme admirable a captivé nos cœurs, et qu'il nous a rendu les émules de sa foi et de sa piété; d'autant plus que nous n'avons trouvé rien de semblable chez les théologiens des autres nations que nous avons passées en revue.

Ce dogme posé, il passe à un autre à la fois physique et philosophique. De la connaissance de Dieu et de la constitution du monde, il arrive par progression à ce qui est le second dans la nature, à l'homme qui, après avoir connu Dieu, doit nécessairement se connaître lui-même. Aussi enseigne-t-il immédiatement après ce que c'est que l'homme, ce qui le mène à la connaissance et au culte de Dieu, quelle vie lui convient, eu égard à la plus noble portion de lui-même. Distinguant l'âme et le corps, il place dans l'âme l'homme véritable qui, par cette substance intelligente, spirituelle, raisonnable, porte l'empreinte de la Divinité. Pour le corps, i! en fait l'enveloppe terrestre de l'âme. Au corps et à l'âme il ajoute un certain esprit vital qui leur sert comme de lien, et a la vertu d'unir la partie formée de la terre à la partie formée à l'image du Très-Haut. Selon lui, le premier séjour donné à l'homme par le Créateur fut un jardin de délices, asile immortel de tous les biens; mais comme le Seigneur l'avait assujetti à la loi générale qui, dès le commencement, pesait sur tous les autres êtres, sa folle désobéissance à celle loi le priva des avantages d'une vie si désirable.

Voilà donc l'introduction du code sacré de Moïse, la belle philosophie par où il montre combien il nous serait honteux de négliger notre propre dignité et cette ressemblance avec la Divinité, qui est le gage de l'immortalité de notre âme. Il n'est pas permis d'effacer l'image d'un roi : or la principale et véritable image du Roi de l'univers est son Verbe, la sagesse, la vie même, la lumière, la vérité, enfin tout ce qu'on peut imaginer de beau et de bon. Mais l'image de cette image est l'âme de l'homme, qui fait qu'on le dit créé à l'image de Dieu. Moïse crut nécessaire de donner ces notions à ceux qui devaient s'appliquer à l'étude des lois sacrées, et se souvenir que, s'il y avait en eux quelque chose sorti de terre et devant redevenir terre, il y avait aussi quelque chose de plus élevé et de semblable a Dieu; il leur montra la manière dont ils devaient user de chacune de ces deux substances, leur observant que, loin de souffrir par aucune action flétrissante ou impie, par aucune pratique obscène et perverse, l'homme, qui est l'image de Dieu, ils devaient constamment brûler du désir de rentrer dans cette première demeure, cette première vie si heureuse, et se hâter de recouvrer, par la violence de leurs efforts, leur félicité et leur dignité anciennes. De là il leur fallait se préparer à quitter le pèlerinage d'ici-bas, attendu qu'il n'était pas possible à des hommes profanes et impies d'aborder les lieux sacrés d'où l'orgueil et la désobéissance avaient chassé notre premier père. Et à cette raison puissante, l'interprète des volontés divines ajoute une autre raison non moins puissante :

« Qui de nous ignore, dit-il, que chaque homme a à côté de lui un mauvais démon qui lui tend des pièges, un démon envieux et pervers qui, depuis le commencement du monde, fait tous ses efforts pour nous empêcher de nous sauver : dragon noir et ténébreux. serpent rempli d'un venin mortel qui, dans sa  rage contre les serviteurs du Très-Haut, emploie toutes sortes de ruses, tend toutes sortes d'embûches, pour les rendre infidèles à leurs devoirs. Auteur de la disgrâce de nos premiers parents, il nous prépare les mêmes maux, si nous ne veillons sans cesse, si nous ne repoussons avec force ses attaques criminelles. »  

Mais à quoi bon tous ces détails, puisque nous devons éclaircir chacun de ces  points d'après l'Ecriture même ? Commençons par Dieu, toutefois après avoir imploré l'assistance de l'Esprit saint.

CHAPITRE XI

Sentiment des Hébreux au sujet de Dieu, première cause de toutes choses.

La théologie hébraïque pose comme premier principe une puissance créatrice de tous les êtres ; elle appuie ses dogmes et sa morale, non sur de longs raisonnements, de simples conjectures, mais sur l'inspiration du Saint-Esprit. Ecoutez le début de Moïse, ce sublime interprète du Ciel :

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » (Gen., 1,1).

Il poursuit ainsi :

« Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. »

Et encore :

« Que le firmament soit, et il fut. »

« Dieu dit : Que la terre produise une herbe verdoyante qui porte une semence de son espèce et qui lui ressemble, et un bois fécond portant du fruit dont la semence soit en lui, selon son genre, sur la terre, et cela fut fait. »

« Dieu dit encore : Qu'il se fasse des luminaires dans le firmament du ciel, de manière qu'ils luisent sur la terre et servent à marquer les signes, les jours et les années, et cela fut fait.  »

«  Dieu ajouta : Que les eaux produisent des reptiles doués d'âmes vivantes, et tous les volatiles du ciel, selon leur genre, et cela fut fait (Gen., 3 et suiv.). »

Dans tous ces récits, l'Ecriture, par cette formule,

« Dieu dit, »

fait entendre que tout a été fait par l'unique assentiment de la volonté de Dieu, et qu'il n'est pas nécessaire que nous supposions qu'il ait fait usage de paroles et de syllabes. Moïse, en récapitulant tous les points de son récit, ajoute :

« Ce livre est celui de la génération du ciel et de la terre, au jour où Dieu fit le ciel et la terre, et tout ce qu'ils contiennent  » (Gen., II, 4).

Mais si les Hébreux nous enseignent que Dieu a créé le monde par la puissance de sa parole, ils nous enseignent aussi qu'il ne l'abandonne point comme un orphelin est abandonné par son père : il le gouverne par sa Providence éternelle; il en est non seulement l'auteur, le créateur, mais encore le sauveur, le modérateur, le roi suprême ; il préside au soleil, à la lune, aux étoiles, à tous les corps répandus dans l'espace ; d'un regard perçant, immense, il embrasse tout au ciel et en la terre, il entretient l'ordre et l'harmonie dans tout l'univers. C'est pour cela sans doute que les prophètes postérieurs à Moïse, remplis des mêmes inspirations, s'écrient en faisant parler Dieu lui-même :

« Je suis un Dieu qui s'approche, dit le Seigneur, et non pas un Dieu qui vient de loin : si un homme fait quelque chose dans les ténèbres, ne le saurai-je point? Ne remplis-je donc pas le ciel et la terre? dit le Seigneur» (Jer.,XXIII, 24).

« Quel est celui, continuent-ils, qui a mesuré l'eau avec la main, le ciel avec l'espace qui est entre le pouce et le petit doigt, et la terre avec la paume de la main? » (Jer., XL, 22 ).

« Quel est celui qui a pesé les montagnes avec un poids, et les collines avec une balance? Quel est celui qui a connu l'esprit du Seigneur et qui a été son conseiller » (Is, XL, 26)?

Et encore :

« Quel est celui qui a établi le ciel comme une chambre voûtée, et qui l'a étendu comme une tente pour l'habiter » (Ibid., XLII, 5) ?

Ensuite :

« Levez vos yeux en haut, et voyez quel est celui qui a démontré toutes les choses. »

Un peu plus loin :

« Le Seigneur Dieu qui a fait le ciel et l'a consolidé, qui a affermi la terre et tout eu qu'elle contient, qui a donné la respiration aux peuples qui l'habitent, et le souffle à ceux qui foulent son sol : c'est moi qui suis le Seigneur » (Ibid., XLIV, 24].

 Et ailleurs :

« Je suis le Seigneur Dieu ; il n y en a pas d'autre que moi. »

 Et encore :

« Vous leur parlerez ainsi : Que ces dieux qui n'ont fait ni le ciel ni la terre soient anéantis de la face du ciel et de dessous le ciel. C'est le Seigneur qui a créé la terre dans sa force, et qui a rectifié le globe dans sa sagesse, et qui, dans sa prudence, a étendu le ciel et a élevé les nuages des extrémités de la terre, qui a converti les foudres en pluie, et a tiré les vents de ses trésors. Tout homme est devenu fou à force de connaissances » (Jér., X, 11).

Enfin :

« Où irai-je pour m'éloigner de ton esprit, et où me mettrai-je à couvert de ta face? Si je monte au ciel, tu y es; si je descends aux enfers, tu y es encore; si j'étends mes ailes au point du jour et que je m'élance jusqu'aux extrémités de l'univers, c'est ta main qui m'y conduira. »

Quoi de plus sublime que ces expressions et autres semblables des théologiens qui vécurent après Moïse, véritables Hébreux dont les hymnes sur la Divinité rappellent les hymnes des âges les plus reculés; car ceux qui avaient vécu avant Moïse n'avaient exprimé des sentiments ni moins tendres ni moins consolants. Ecoutez- les, ces premiers Hébreux, et surtout Abraham, leur chef, célèbre par le titre de père de la nation juive.

« Abraham dit au roi de Sodome : J'étendrai ma main vers le Dieu suprême qui a fait le ciel et la terre. »

Déjà Melchisédec, prêtre du Très-Haut, l'avait béni lui-même en ces termes :

« Béni sois-tu, Abraham, par le Très-Haut, qui a réduit tes ennemis sous ta puissance; et béni soit le Dieu qui a créé le ciel et la terre l »

Les Ecritures nous montrent encore le même Abraham parlant ainsi à son serviteur :

« Mets ta main sous ma cuisse, et je te ferai prêter serment par le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre. »

Et un peu plus bas :

« Le Seigneur Dieu du ciel et de la terre, qui m'a tiré de la maison de mon père et du pays où je suis né. »

On peut ajouter la réponse que fit l'oracle à Moïse qui, lorsque Dieu lui apparut, demanda quelle idée on devait avoir de lui :

 « Je suis celui qui est; tu tiendras ce langage aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé vers vous. »

Les passages de ce genre sont innombrables dans la théologie hébraïque; je me borne à ce petit nombre. Qui oserait mettre en parallèle la théologie des savants de la Grèce? Les uns rejettent toute divinité; les autres regardent comme dieux les astres, qu'ils supposent aussi des globes incandescents attachés au ciel comme des clous et des lances; d'autres soutiennent que la Divinité est un feu artificiel qui se meut régulièrement; ceux-ci veulent que le monde ne soit pas gouverné par la Providence divine, mais par une certaine nature aveugle; ceux-là veulent que cette Providence se borne au soin des choses célestes, sans s'occuper de la terre; quelques-uns croient que le monde est incréé, qu'il ne vient nullement de Dieu, et que c'est par un pur effet du hasard qu'il se trouve composé comme il est :  quelques autres croient qu'il est le résultat d'atomes et de corps subtils dépourvus de vie et de raison. Nous ne nous étendrons pas davantage sur le sentiment des Hébreux relativement au Dieu de l'univers. Ce que nous avons naturellement à examiner, maintenant que ce Dieu nous est connu, c'est leur opinion sur le principe des choses créées.

CHAPITRE XII

Théologie des Hébreux sur le second principe.

Thalès de Milet croyait que le principe de l'univers était l'eau, Anaximène l'air, Héraclite, le feu, Pythagore les nombres, Épicure et Démocrite des corpuscules indivisibles, Empédocle les quatre éléments. Voyons ce qu'en pensent les Hébreux.

Après l'essence de Dieu, qui n'a eu ni commencement ni origine, essence sans mélange et qui surpasse toute conception, ils admettent une seconde essence, une vertu divine, principe de toutes les choses créées, qui existait avant elles, qui est le produit de la première cause à laquelle ils donnent les noms  de Verbe, sagesse, vertu de Dieu. C'est ce que Job a enseigné le premier, quand il a dit :

« D'où la sagesse a-t-elle été tirée? Et quel est le lieu de la science ? l'homme ne connaît pas sa voie, et elle n'a pas été  trouvée parmi les hommes. Nous avons entendu parler de sa gloire. C'est le Seigneur qui a établi sa voie et qui connaît le lieu où elle réside » (Job, XXVIII, 110).

David, dans ses Psaumes, donnant à cette sagesse un autre nom, s'écrie:

« Les cieux se sont affermis par le Verbe du Seigneur  » (Ps. XXXII. 6),

 célébrant par ces paroles le Verbe de Dieu, créateur de l'univers. Salomon, son fils personnifie à son tour la Sagesse, en disant :

« Je suis la sagesse qui habite dans le conseil et dans la science: J'ai appelé l'intelligence, c'est par moi que les rois règnent et que les hommes puissants décernent la justice » ( Prov., VIII. 13) .

Et encore :

« Le Seigneur m'a destinée à être le commencement de ses voies pour ses oeuvres, et il me fonda avant les siècles : au commencement, avant de former la terre, avant l'origine des abîmes, avant que les montagnes fussent établies, avant toutes les collines, il m'a engendrée. Quand il préparait le ciel, j'étais présente à ses côtés; quand il plaçait les fontaines pures qui existent sous le ciel, j'étais avec lui pour les arranger. J'étais celui qui chaque jour travaillais d'allégresse, d'une perpétuelle allégresse devant lui, lorsque je le voyais se complaire à former le globe de la terre »  (Prov. VIII, 22).

Ainsi s'exprime Salomon dans les Proverbes : ailleurs il lui met dans la bouche ces autres paroles :

« J'annoncerai ce qu'est la Sagesse et comment elle est née. Je ne vous cacherai point ses mystères, mais je ferai remonter mes recherches au commencement de sa génération » (Sag., VI. 21).

Puis il ajoute:

« La sagesse est un esprit intelligent, saint, seul engendré, multiple, subtil, mobile, disert, sans tache, tout puissant, voyant tout et répandu dans tous les esprits intelligents, purs et subtils. La Sagesse par sa mobilité est au-dessus de tout mouvement, elle s'insinue partout et se fixe partout, à raison de sa pureté. C'est une vapeur de la vertu de Dieu, et une émanation de la gloire du Tout-Puissant. C'est pour cela que rien d'impur ne tombe sur elle; car elle est la splendeur de la lumière éternelle, le miroir immaculé de l'action de Dieu, et l'image de sa bonté; elle vole rapidement d'une extrémité de l'univers à l'autre, et gouverne tout avec douceur » (Ibid. VII. 25. VIII. 1).

Or ce Verbe divin envoyé par son Père pour sauver les hommes, l'Écriture le peint de diverses manières. Tantôt elle rapporte qu'il apparut à Abraham, à Moïse et aux autres saints prophètes, qu'il leur enseigna une infinité de choses inconnues et leur révéla les événements futurs : car c'est à lui que s'appliquent tous ces passages où elle nous montre Dieu le Seigneur se manifestant aux prophètes et conversant avec eux. Tantôt elle dit qu'il nous est venu la connaissance des hommes, envoyé par un être supérieur à lui pour être le sauveur des infirmes et le médecin des âmes.

 « Il a envoyé son Verbe, et les a guéris, et il les a arrachés à la ruine qui les menaçait » (Ps. CVI. 10).

Et ailleurs :

« Son Verbe court avec rapidité » (Ps. CXLVll, 4).

De là l'Évangile renouvelant ce dogme révélé aux prophètes et aux anciens Hébreux l'explique en ces termes.

« Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. » (Jean, I, 1).

On ne sera donc pas étonné que le sage Moïse inspiré par l'Esprit saint, en commençant à décrire la formation du monde, représente Dieu, au moment de créer le ciel et la terre, se concertant en ces termes avec son propre Verbe, son premier né, pour faire l'homme.

«  Et Dieu dit :  Faisons l'homme à notre image et ressemblance » (Gen., I, 6).

 A quoi le psalmiste faisant allusion, lorsque parlant du premier principe, il s'exprime ainsi :

« Il dit et elles furent faites, il ordonna et elles furent créées » (Ps. XXXII, 7),

paroles qui indiquent clairement une exhortation, un ordre du premier principe au second, comme d'un père à son fils. N'est-il pas évident en effet que, lorsqu'on parle, on parle à un autre, que lorsqu'on commande, on commande à un autre distinct de soi ? Il n'est pas moins évident que Moïse faisait mention de deux Seigneurs, le Père et le Fils, lorsque racontant le châtiment de villes impies, il disait:

« Le Seigneur fit pleuvoir par le Seigneur sur Sodome et Gomorrhe, du soufre et du feu » (Gen., XIX, 14).

On trouve la même pensée dans un des psaumes de David :

« Le Seigneur dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à vous servir de marchepied  »( PS. CIX, 1 ).

Le psalmiste va plus loin encore, et donne mieux à entendre cette génération mystérieuse, inexplicable :

« Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore » (Ibid.,IV).

Mais dans la crainte que vous ne pensiez que je m'appuie sur des sophismes, je vous donnerai pour interprète du sens de l'Écriture un hébreu qui connaît parfaitement les doctrines reçues dans sa nation, qui a appris l'explication de ce dogme des docteurs eux-mêmes, Philon, dont on ne peut contester l'autorité. Ecoutez donc de quelle manière il interprète les passages que nous venons de citer.

CHAPITRE XIII

Sentiment de Philon sur le second principe.

« Pourquoi donc Dieu dit-il, comme s'il s'agissait d'un autre dieu que lui :

J'ai fait homme à l'image de Dieu,

et non pas, je l'ai fait à ma propre image? Rien de plus juste, de plus sage que ce langage de l'oracle sacré : car un simple mortel ne pouvait retracer l'image du Dieu suprême, auteur de toutes choses, mais il pouvait retracer celle du second Dieu, qui est son Verbe. Il fallait que le type rationnel fût imprimé par le Verbe divin dans l'âme de l'homme, puisque le Dieu qui précède le Verbe est séparé par une distance infinie de toute créature raisonnable, et qu'il n'est point permis d'assimiler quelque chose de créé à celui qui est supérieur même au Verbe, et qui l'emporte sur tout par la grandeur et l'excellence de sa nature. »

Ceci est extrait du premier livre des Problèmes et des Solutions de Philon. Le même auteur dans son premier livre sur l'Agriculture donne au Verbe de Dieu le nom de son Fils premier né.

« Dieu, dit-il, pasteur et roi suprême, gouverne toutes ces choses selon l'équité, ayant établi pour loi dont rien n'égale la rectitude, son Verbe qui est aussi son premier né, qui, semblable au délégué d'un grand roi, s'est chargé du soin de ce troupeau sacré. »

Voici encore textuellement ce que dit le même auteur dans le second livre du même ouvrage :

« Quiconque voudra s'affranchir des noires inquiétudes qui suivent ordinairement le doute, avouera franchement qu'il n'y a rien dans la matière d'assez fort pour supporter le monde : c'est le Verbe  éternel du Dieu éternel qui est la plus puissante  et la plus ferme colonne de l'univers. Du milieu  aux extrémités, et du sommet au milieu, il imprime au cours de la nature un mouvement invariable, réunissant et resserrant toutes les parties. Car le Père qui l'engendra voulut le rendre l'ineffable lien de tout ce qui existe. Il n'est donc pas surprenant que la terre entière ne se dissolve point par l'abondance des eaux contenues dans ses cavités, que le feu ne soit pas éteint par l'air, que l'air ne s'embrase point par le feu, attendu que le Verbe divin est établi comme un médium sonore au milieu des muets éléments, afin que le tout ait pour ainsi dire l'accord d'une musique écrite, et que les parties rebelles soient réduites à l'unisson par sa médiation et sa direction bienfaisante. »

Ainsi s'exprime Philon. Aristobule, autre savant hébreu, qui fleurit sous l'empire des Ptolémées, défend la même doctrine, comme étant celle de sa nature, dans la dédicace qu'il a faite à Ptolémée lui-même de sa version des lois sacrées, où il dit entre autres choses.

CHAPITRE XIV

Sentiment d'Aristobule sur le même sujet.

« On pourrait mettre encore tout ceci sur le compte de la Sagesse, car toute lumière provient d'elle. C'est pourquoi quelques philosophes de la secte des péripatéticiens ont prétendu qu'elle tenait lieu de flambeau, parce que ceux qui l'avaient constamment suivie, avaient été exempts de troubles pendant toute leur vie. Mais Salomon, un de nos ancêtres, a dit avec encore plus de clarté et de précision, que cette Sagesse existait avant le ciel et la terre, ce qui n'est point contraire à l'opinion péripatéticienne. »

Telles sont les idées philosophiques que les enfants des Hébreux ont émises au sujet du Verbe. N'est-ce pas s'exprimer de la manière la plus convenable à la majesté divine que d'attribuer à la vertu rationnelle et pleine de sagesse de Dieu, disons mieux, à sa sagesse et à son Verbe, la formation de l'univers, plutôt qu'à des éléments dépourvus d'âme et de raison. Mais c'en est assez sur l'origine des choses, d'après le sentiment des Hébreux. Voyons maintenant ce qu'ils ont enseigné sur la formation des êtres raisonnables qui viennent après le premier principe du monde.

CHAPITRE XV

De la formation des créatures raisonnables.

Il y a donc, d'après les Hébreux, outre l'essence incréée et sans commencement du Tout-Puissant, un principe sortant du sein du Père seul, son premier né, le coopérateur de ses desseins, sa ressemblance parfaite : principe infiniment supérieur à tous les êtres qui le suivent dans la hiérarchie céleste, et que pour cette raison on appelle ordinairement l'image de Dieu, la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, le Verbe de Dieu, le chef suprême des armées de Dieu, l'ange du grand conseil. Quelles sont les puissances intelligentes et spirituelles qui le suivent, c'est ce qu'il est impossible à l'homme d'expliquer, tant leur nombre est grand, tant leurs qualités sont différentes ? On ne peut en donner une idée que par analogie, par la comparaison des objets visibles, le soleil, Ia lune, les astres et le ciel lui-même, qui enveloppe tout de son vaste circuit.

« Autre est la clarté du soleil, autre la clarté de la lune, autre la clarté des étoiles, » dit le divin apôtre; « un astre diffère en gloire d'un autre astre. »

De même représentez-vous divers degrés dans ces esprits inconnus. En premier lieu est la vertu incompréhensible de Dieu le Père qui, comme le ciel, renferme tout dans son immensité; en second lieu la vertu de Dieu le Père qui, comme le soleil, féconde et éclaire, et que l'on nomme à ce double titre, lumière véritable, soleil de justice; en troisième lieu la vertu du Saint-Esprit qui, comme la lune dans le monde, entre en partage de la première et royale dignité de principe de l'univers, puisqu'il a été établi par le créateur, principe des choses qui viennent après lui, qui sont au-dessous de lui, et ont besoin de son assistance. Sa fonction est donc de communiquer aux êtres inférieurs les vertus supérieures dont il abonde et qu'il reçoit à son tour d'un autre, du Verbe divin plus élevé et plus puissant que lui, mais qui de son côté a au-dessus de lui, comme nous l'avons remarqué, l'essence suprême et incréée du Père tout-puissant. Car c'est du Père que le Fils tire toute sa force, c'est dans le Père qu'il puise sa Divinité comme d'une source intarissable, pour répandre pleinement et sans réserve les rayons de sa propre lumière sur tout ce qui l'environne, d'abord sur l'Esprit saint qui lui est uni par les liens les plus étroits, ensuite sur les autres puissances intelligentes et divines. Ainsi le principe incréé de tout, la source de tout bien, l'auteur de toute divinité, de toute vie, de toute lumière, de toute vertu, le premier principe des premiers principes eux-mêmes, ou plutôt, le principe supérieur à tout principe. principe inénarrable, incompréhensible, a communiqué tout ce que renferment ses ineffables attributs à son premier né, comme étant seul capable de recevoir, de porter l'abondance des biens paternels qui excédaient les forces et la capacité de tous les autres êtres. Quant à ceux-ci, ces biens leur sont distribués séparément, selon le mérite et la portée de chacun, par le ministère du second principe qui réserve cependant les plus parfaits et les plus purs pour le troisième principe, prince et chef des intelligences inférieures, qui s'enrichit des dons du Père par le Fils. Les théologiens hébreux sont unanimes sur cette distinction d'un Dieu suprême, d'une sagesse première née de son sein, et d'une troisième puissance royalement divine qu'ils appellent le Saint-Esprit, par lequel les prophètes ont été inspirés.

Après le ciel, le soleil, la lune, les Hébreux reconnaissent des astres qui diffèrent entre eux. Aucun mortel ne pourrait  les compter; mais le Dieu puissant sait le nombre et le nom de toutes les étoiles qui composent la milice céleste :

« Celui qui compte la multitude des étoiles, disent Ies Écritures, et les appelle toutes par leur nom » (Ps. CCLVI).

Ainsi, après les trois premières vertus, sont des vertus incorporelles que nous pouvons nous figurer comme des étoiles qui brillent de la force, de l'essence de la lumière de l'intelligence. Entre elles existent de grandes différences que nous ne saisissons pas; leurs familles, leurs espèces sont innombrables, mais rien n'est caché au Créateur de l'univers. Aussi un prophète, pour célébrer cette science qui n'appartient qu'à lui seul, s'écrie-t-il;

« Des myriades de myriades le servaient, des mille et mille se tenaient en sa présence  »(Dan., VII),

montrant par ce nombre déterminé que Dieu connaît le nombre exact des astres, et par l'immensité du même nombre, que l'homme ne peut les supputer; car ce qui est très nombreux, infini, nous avons coutume, pour en faire sentir la grandeur, de l'appeler myriade. Un autre prophète parlant de la nature, interpelle l'Auteur de l'univers d'une manière digne de lui :

« Seigneur mon Dieu, que vous avez porté haut votre gloire ! Vous avez revêtu une admirable magnificence en vous environnant de la lumière comme d'un vêtement.  Vos anges, vous les rendrez rapides comme les vents, et vos ministres actifs comme la flamme »  (Ps. Clll, 1-4).

Ne croyez pas cependant que ces esprits participent en rien de notre feu mortel et terrestre, ni qu'ils soient formés, comme les vents, d'une substance aérienne dépourvue de raison. De même que Dieu, quoique incorporel, dégagé de toute matière, entièrement esprit, ou plutôt au-dessus de tout esprit et de toute expression, est appelé par métaphore, souffle, feu, lumière, et de plusieurs autres noms appropriés à nos oreilles,  de même les saints livres appellent anges, archanges, esprits, vertus divines, armées célestes, principautés, puissances, trônes, dominations, tous ces êtres spirituels et raisonnables qui forment comme une longue suite d'étoiles et de flambeaux, les représentent comme guides et commandés par le soleil de justice,  de concert avec le Saint-Esprit, et les invitent tous à s'unir au Fils et à l'Esprit, à tous les animaux doués d'intelligence et de raison, à tous les objets qui existent sous le ciel, au ciel lui-même et à tout ce qu'il renferme pour chanter un hymne solennel, digne de sa majesté, en l'honneur du seul Dieu tout puissant, roi, monarque, principe suprême, comme au créateur, à l'architecte, au modérateur, au sauveur de l'univers:

« Louez le Seigneur du haut des cieux ; louez-le dans les lieux les plus élevés. Louez-le, vous qui êtes ses anges,  louez-le, vous qui êtes ses puissances; louez-le, soleil et lune, louez-le, étoiles et lumière, louez-le toutes ensemble.  Louez-le, cieux des cieux ; que toutes les eaux qui sont sous les cieux louent le nom du Seigneur. Parce qu'il a dit, et tout a été fait ; il a commandé, et tout a été créé. Il a établi le monde pour subsister éternellement ; il a donné ses ordres, et ils ne seront point violés » (Ps. CXLVIII, 1-6).

Qui ne trouvera avec nous que ces dogmes des Hébreux sont mille fois préférables au polythéisme des Grecs et à leurs fables diaboliques?  Car, quoique nous reconnaissions  des puissances divines destinées à servir le Tout-Puissant et à exécuter ses ordres, et que nous leur rendions de justes honneurs, nous ne reconnaissons et n'adorons qu'un seul Dieu, celui-là que les créatures qui sont dans le ciel, sous le ciel et au-dessus du ciel ont appris à adorer, à chanter, à proclamer, d'autant plus que le Fils unique de Dieu lui-même, le premier né, le principe de tout ce qui existe, nous ordonne de ne reconnaître que son Père pour Dieu véritable, et de n'adorer que lui.

CHAPITRE XVI

Des puissances contraires.

Examinons ce que disent les Hébreux des puissances contraires. D'un côté, ils enseignent que les puissances divines que le Père a préposées au gouvernement du monde, que

« les esprits qu'il envoie pour exercer un ministère de salut en faveur de ceux qui doivent avoir un royaume en héritage » (Hébr. I, 14),

que les saints anges et archanges, que tous les êtres immatériels, brillants d'innocence et de gloire, qui sont les dispensateurs de ses dons envers les hommes, forment la cour de ce grand roi, satellites, à la manière des astres, du soleil de justice et de son second, le Saint-Esprit, de l'abondance desquelles ils tirent leur propre lumière, ce qui fait qu'on les compare avec raison aux flambeaux célestes. D'un autre côté, ils enseignent qu'il y a de ces puissances qui sont tombées, qui, par leur faute, se sont séparées des puissances fidèles, qui ont échangé contre les ténèbres la lumière dont elles étaient d'abord revêtues; et ils leur donnent des noms convenables à la perversité de leur conduite. Le premier coupable, celui qui, non content d'avoir quitté le sentier du bien, le fit encore quitter aux autres, vu qu'il s'est précipité du sein de la perfection dans le sein de vices grossiers, qu'il s'est comme incorporé le venin de la corruption et de l'impiété, qu'il s'est retiré de lui-même du séjour de la lumière pour habiter le séjour de la confusion et des ténèbres, est ordinairement appelé dragon, serpent noir et rampant, auteur d'un poison mortel, bête féroce, lion avide du sang des hommes, roi des reptiles. Et quelle a été la cause de cette chute fatale? l'orgueil de l'esprit, l'égarement de l'intelligence! Je laisse les livres saints peindre la profondeur de cette chute insensée:

« Comment es-tu tombé du ciel. Lucifer, toi qui paraissais si brillant au point du jour? Comment as-tu été renversé sur la terre, toi qui dictais des ordres aux nations? Tu as dit dans ton cœur : Je monterai au ciel, j'établirai mon trône au-dessus des astres de Dieu, je serai semblable au Très-Haut  »  (Is., XIV, 12 ).

 Et encore :

 « Voici ce que dit le Seigneur: Parce que ton cœur s'est exalté et que tu as dit : Je suis un Dieu, j'ai habité dans Ie séjour de Dieu. »

Et plus loin :

« Toi, le sceau de la ressemblance et la couronne de la beauté, tu naquis dans les délices du paradis de Dieu, tu t'es couvert des pierreries les plus précieuses. »

Le prophète termine ainsi :

« Tu es né sur la sainte montagne de Dieu, tu es né au milieu des pierres enflammées, tu étais irréprochable dans tes jours, depuis celui où tu fus créé, jusqu'à celui où les iniquités furent trouvées en toi, ton cœur s'est exalté à cause de ta beauté, elle t'a corrompu, cette beauté, avec ta science vaine, et, à raison de la multitude de tes crimes, je t'ai précipité sur la terre. »

De ces passages il résulte évidemment que cet ange criminel habitait auparavant au milieu des amis de Dieu, et qu'il n'a été chassé de leur société que pour son arrogance et sa rébellion. Sous lui existent des légions innombrables d'êtres coupables des mêmes crimes, qui ont été privés par leur impiété de l'héritage des bons et qui, au lieu de cet éclat, de ces ornements primitifs, de ces honneurs des royales demeures, de ce doux commerce avec les bienheureux et les anges, habitent, par l'effet d'une juste condamnation et de la sentence irrévocable de Dieu, un séjour convenable à des scélérats, le Tartare, que les Écritures appellent abîme ténébreux, non dans le sens que nous donnons à ces expressions, mais dans le sens particulier qu'elles déterminent. Une faible portion de ces esprits déchus, pour exercer la vertu des pieux athlètes laissés autour de la terre, dans la région des airs inférieure à la lune, a introduit parmi les hommes le polythéisme, erreur qui ne diffère pas de l'athéisme. Les livres sacrés leur donnent aussi des noms caractéristiques, tantôt en termes propres, comme quand elle les appelle mauvais esprits, démons, principautés, puissances, dominateurs du monde, génies corrupteurs; tantôt en termes allégoriques, comme quand elle dit, pour montrer aux gens vertueux qu'ils n'ont point à craindre leurs attaques :

« Vous marcherez sur l'aspic et sur le basilic, tous foulerez aux pieds le lion et le dragon  »  (Ps., Cl).

Ce qui prouve à quel point ils détestent la Divinité, c'est qu'ils veulent qu'on les appelle eux-mêmes dieux, et qu'ils tâchent d’ approprier clandestinement les honneurs qui n'appartiennent qu'au vrai Dieu, se servant des oracles et de leurs réponses pour attirer dans leurs piéges séducteurs les hommes faibles, les arracher à la pensée du Très-Haut et les précipiter dans le mortel abîme d'une impie superstition qui conduit à l'athéisme. Les Hébreux sont le seul peuple connu qui se soit éloigné avec horreur de ce culte infernal et ait enseigné ouvertement que les dieux des nations n'étaient autres que des démons. Maintenant, grâce à Dieu et à la doctrine évangélique de notre Sauveur, tous les peuples répandus sur la surface du globe, délivrés des liens des esprits méchants, célèbrent par des hymnes le Dieu que nous savons parfaitement être l'unique Sauveur, Roi et Dieu de l'univers.

CHAPITRE XVII

De la nature de l'homme.

Nous répéterons ici que, d'après les Égyptiens et les Phéniciens, tous les animaux et tous les hommes qui habitent le globe sont le produit du hasard, qu'ils ont une même nature et sont également formés de terre ; qu'entre les substances dépourvues de raison et celles qui en sont douées, il n'y a pas la plus légère différence. Cette doctrine ressort clairement des passages de leurs écrivains que nous avons cités. Mais cette fois encore et avec autant de raison, nous avons donné la préférence aux Hébreux qui ont expliqué avec autant de clarté que de sagesse et de vérité, la première formation de l'homme.

« Il existe entre nous, disent-ils, quelque chose de divin, d'immortel, d'incorporel par sa nature : c'est ce qu'on appelle le vrai homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu dont il est l'ouvrage, loin d'être l'ouvrage du hasard et d'une nature aveugle. Son auteur est le Tout-Puissant qui, par un jugement divin, a voulu que la terre ne fût point privée d'une nature intelligente et raisonnable, afin que toutes les créatures douées de raison et capables de concevoir la Divinité, tant au ciel que dans les airs et dans cette région inférieure, fissent parvenir jusqu'à son trône les accents d'un hymne digne de sa grandeur.»

Voici ce que contiennent les livres hébraïques :

« Dieu dit aussi : faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et Dieu fit l'homme, et il le fit à l'image de Dieu »  (Gen., I).

Et ensuite :

« Dieu prit de la poussière de la terre, et il forma l'homme, et il inspira sur sa face un souffle de vie, et l'homme fut créé en une image vivante. »

L'Hébreu Philon a encore donné l'interprétation de ce passage : voici ce qu'il ajoute aux paroles que nous avons citées plus haut.

CHAPITRE XVIII

Sentiment de Philon sur l'âme.

« Les autres prétendent que notre âme est une substance aérienne, qu'il y a entre l'homme et l'air une affinité incontestable. Le grand Moïse ne trouve aucun rapport entre la nature de l'âme intelligente et la nature des choses matérielles ; l'âme est à ses yeux comme l'écusson de cet esprit supérieur qui ne peut se saisir, écusson d'une pureté extrême, marqué d'un cachet divin dont l'empreinte est l'éternelle raison.

« Dieu, » dit-il, « souffla sur la face de l'homme l'esprit de vie, et il devint une âme vivante, »

de manière que celui qui a reçu cet esprit vivifiant est nécessairement l'image de celui qui l'a envoyé, et que c'est à juste titre qu'il est dit que l'homme a été créé à la ressemblance de Dieu, non à la ressemblance d'aucune créature. Une autre conséquence, c'est que l'âme de l'homme ayant été calquée sur la raison primordiale de son auteur, son corps doit être élevé et porter ses regards vers la partie la plus pure de l'univers, vers le ciel ».

Ainsi parle Philon. Donc c'est avec fondement que l'Écriture assure que l'homme n'a pas été formé comme les autres animaux. De ceux-ci, les uns sont sortis de terre à la voix du Tout-Puissant, les autres, à la même voix, se sont envolés du sein des eaux, nous seuls, par une Providence particulière, avons reçu une âme à l'image et à la ressemblance de Dieu. Aussi nous seuls de tous les habitants de la terre, portons-nous sur le front l'empreinte du commandement, une majesté vraiment royale, nous seuls sommes-nous doués de la faculté de raisonner, d'inventer, de juger, de porter des lois, de posséder les arts el les sciences. Inutilement en effet chercheriez-vous ici-bas cette intelligence, cette raison ailleurs que dans l'homme. Tous les animaux reconnaissent son empire et remplissent envers lui l'office de serviteurs; c'est un maître, c'est un roi qui les dompte, qui les plie à ses volontés : s'ils le surpassent par la force du corps, ils cèdent à l'ascendant de son âme. Oui, elle le rend bien l'image de la Divinité, cette prééminence de l'homme. Voyez-vous comme il s'élève par la pensée jusqu'à la connaissance du Très-Haut, comme il se forme l'idée de sagesse, de justice, de toutes les vertus; comme il calcule le cours du soleil, de la lune, des astres, le retour périodique des jours et des saisons, en esprit supérieur qui n'a pas d'égal parmi les mortels! Il est vrai que son enveloppe extérieure est d'une nature moins parfaite, un composé de terre, mais elle est également l'ouvrage de Dieu qui l'a tirée de la poussière. De là il doit avoir pour son corps les soins d'un bon maître pour une bête de somme dépourvue de raison, le conduire avec douceur, le nourrir comme un esclave qui concourt aux fonctions de la vie humaine; mais son âme, substance plus noble, divine, il faut qu'il l'orne de cette pureté de mœurs dont l'avait ornée le Créateur : car, ajoute l'Écriture, le Tout-Puissant avait fait le premier homme riche des vertus les plus éclatantes, semblable à lui, et l'avait placé dans une demeure digne de tant de perfections, un paradis qu'il partageait avec les esprits bienheureux. Là coulaient sur lui tous les dons que peut prodiguer un tendre père, lorsqu'il se priva volontairement de ce bonheur, et fut relégué dans un séjour mortel, en punition de sa désobéissance. C'est pourquoi il convient que nous préférions la piété à tout, que nous réparions la première faute par une vie sainte, que nous fassions tous nos efforts pour recouvrer la possession des biens que nous avons perdus, nous souvenant que notre fin n'est point dans ce lieu, asile de la misère et de la mort, mais dans cet autre lieu d'où a été chassé notre premier père. Rendre à notre nature spirituelle son innocence primitive, sa ressemblance avec la Divinité, doit être le but constant de quiconque tend au salut et à la perfection. C'est ainsi que les Hébreux ont expliqué la nature de l'homme dès les temps les plus reculés, bien avant l'existence de ces Grecs nés d'hier, vils et orgueilleux compilateurs de la philosophie des Barbares et même de la philosophie hébraïque, comme la suite le prouvera. Cependant ce dogme fondamental d'un Dieu tout-puissant, seul créateur de tout ce qui existe, sans excepter la substance communément appelée matière dont les corps sont composés, des milliers de Barbares et de Grecs l'ont combattu, prétendant, les uns que la matière était la source du mal, qu'elle était incréée ; les autres, que la matière, naturellement dépourvue de toute qualité, de toute figure, avait revêtu sous la main divine les figures, les qualités que nous lui voyons. Notre tâche est donc de montrer qu'on doit admettre l'opinion des Hébreux qui n'appuient leurs assertions que sur des démonstrations incontestables, et renversent par des raisonnements précis les raisonnements de leurs adversaires. Citons les écrivains qui ont traité avant nous cette question importante, et à leur tête Denys qui, dans son premier livre contre les Sabelliens, fait les réflexions suivantes.

CHAPITRE XIX

Que la matière n'est pas incréée.

« On ne peut excuser d'impiété ceux qui, croyant que la matière est incréée, la soumettent à l'action de Dieu et la supposent d'une nature assez flexible, assez maniable, pour qu'elle ait reçu toutes les modifications qu'il lui a plu de lui donner. Car dans ce système, chose inexplicable, Dieu et la matière sont semblables et dissemblables à la fois. En effet, il faut que l'un des deux soit supérieur à l'autre (supériorité qui, du reste, ne conviendrait qu'à Dieu), et pourtant ils sont tous deux incréés, et ce qui est incréé ne peut avoir de supérieur. Dira-t-on que c'est Dieu qui est principalement l'être incréé, parce que l'existence sans commencement est pour ainsi dire son essence? Dans ce cas la matière n'est plus incréée, puisqu'elle ne fait pas une même chose avec Dieu. Dira-t-on que c'est Dieu et la matière tout ensemble qui sont également être incréé ? On revient évidemment à supposer l'un des deux plus ancien et plus puissant que l'autre. D'ailleurs la différence de leurs natures s'oppose à ce qu'ils soient coexistants et plus encore que l'un des deux, la matière, existe par lui-même : autrement, pourquoi l'un et l'autre étant également incréés, Dieu sera-t-il impassible, insaisissable, immuable, actif, et la matière susceptible d'impulsions étrangères, de changements, de configurations diverses? Comment ces deux êtres se sont-ils entendus pour concourir au même but? Est-ce Dieu qui s'est accommodé à la nature de la matière pour la travailler? Mais il est absurde de penser que Dieu, ainsi que les hommes, fonde l'or, taille la pierre et exerce d'autres fonctions manuelles indispensables pour donner à la matière toutes les formes, toutes les dispositions qu'elle peut recevoir. Qu'on suppose,  au contraire, Dieu formant la matière, comme il l'a voulu dans sa sagesse, et lui imprimant les types multipliés et les figures variées de sa création, voilà une idée heureuse, fondée sur la vérité et qui confirme l'opinion que Dieu, auteur et vie de l'univers, est incréé ; or être incréé et exister par soi-même sont deux choses corrélatives. On pourrait réfuter plus au long ce système, mais ce n'est pas ici le lieu. D'ailleurs, comparés aux criminels sectateurs du polythéisme, ses partisans paraissent plus excusables. »

Telles sont les paroles de Denys. Écoutons Origène.

CHAPITRE XX

Sur le même sujet. Extrait des Commentaires d'Origène sur la Genèse.

« Si quelqu'un, jetant les yeux sur mes artisans, ne pouvait comprendre que Dieu, sans une matière incréée ait formé l'univers, vu qu'un statuaire ne peut travailler sans airain, un charpentier sans bois, un architecte sans pierres, nous lui demanderons quelle est son opinion sur la puissance divine. Dieu peut-il, avec une volonté ferme et déterminée d'arriver à son but, faire tout ce qui lui plaît? Car, d'après tous ceux qui ont écrit sur la Providence, la même raison qui fait qu'il produit par sa puissance et sa sagesse ineffable, et comme il le veut, les qualités qui n'existaient pas, pour embellir le monde, fait aussi que sa volonté est capable de créer au besoin telle substance que ce soit. Si vous refusez à Dieu la vertu créatrice, que s'ensuivra-t-il? C'est qu'il a été fort heureux de trouver une matière incréée. Sans cela, il n'eût pu faire aucun ouvrage, il n'eût jamais mérité le nom de Créateur, de père, de bienfaiteur, de bon, et tous ces autres noms qu'on lui prodigue avec raison. Mais comment a-t-il rencontré une quantité de matière tellement juste, qu'il n'y en ait eu ni trop ni trop peu pour la construction du monde? Une Providence plus ancienne que lui la lui avait donc mesurée et veillait à ce que l'art qu'il possédait en lui-même ne la perdît pas en résultats inutiles, si sa nature n'était pas capable de le diriger dans la disposition d'un si immense ouvrage? Encore cette matière eût-elle reçu les qualités qu'il voulait lui donner, s'il ne les eût auparavant créées en lui dans le nombre et le degré qu'il désirait communiquer? Mais admettons l'éternité de la matière, nous dirons alors : Si la matière, sans avoir été fournie à Dieu par une Providence, était telle que si cette Providence l'eût créée, qu'a-t-il fait de plus que ce que le hasard peut faire? Et si dans la supposition que la matière n'existât pas, il eût voulu la créer, qu'auraient fait de plus sa sagesse et sa Divinité qu'une chose semblable à la matière incréée? Et si la matière créée par la Providence est la même que la matière existant sans la Providence, pourquoi ne pas retrancher du monde un architecte qui l'ait construit? Or, autant il est absurde de dire que le monde, disposé avec tant d'art, ne doit rien à la main d'un sage ouvrier, autant est-il absurde de dire que cette immense quantité de matière, de qualités variées, si docile à la voix de Dieu, ne doive son existence qu'à elle-même. Si l'on nous objecte la comparaison d'un artisan qui ne peut rien sans matière, nous répondrons que cette comparaison n'est pas exacte, car la matière que la Providence fournit à un ouvrier n'est point première, mais seulement l'effet d'un art soit humain, soit divin. Ce raisonnement suffit pour réfuter ceux qui interprétant faussement ces paroles :

Or la terre était invisible et à l'état d'éléments,

en concluent que la nature corporelle est incréée. »

Ainsi s'exprime Origène: l'Hébreu Philon dans son traité sur la providence, parle aussi de la matière en en termes.

CHAPITRE XXI

Extrait de Philon sur le même sujet.

« Toute cette matière a-t-elle été créée ? Examinons. Dieu avait si bien prévu ce qu il lui fallait de matière,  qu'il n'en a eu ni trop ni trop peu. Car il serait absurde de penser que, comme certains ouvriers dans des choses d'un grand prix, il en ait pesé la quantité nécessaire, ou bien encore qu'il ait déterminé les nombres, les mesures, les proportions de son ouvrage sans rien déterminer sur la matière. Avouons-le franchement, la formation du monde n'en exigeait ni plus ni moins: autrement il n'eût été ni parfait ni achevé dans certaines parties, sa construction eût laissé quelque chose à désirer. C'est le propre d'un sage ouvrier, avant de se mettre à l'œuvre, d'examiner la matière dont il a besoin. A la vérité l'homme, quoique supérieur par son intelligence aux autres animaux, ne peut pas toujours éviter certaines erreurs attachées à la nature mortelle, et se trompe quelquefois sur la quantité: tantôt il est obligé d'ajouter, tantôt de retrancher; mais celui qui est la source de toutes les connaissances n'a pu en employer ni plus ni moins qu'il ne fallait, lui qui possède les mesures les plus exactes, les appréciations les plus justes. On ne nous fera point une objection sérieuse des ouvrages humains qui deviennent plus parfaits selon que l'on ajoute ou que l'on retranche de la matière : le sophiste s'arrête aux paroles, Ie sage cherche la vérité dans le fond des choses. »

Ainsi parle Philon. Maxime, illustre philosophe chrétien, a composé aussi un traité sur la matière. j'en choisirai quelques fragments tout à fait propres à éclaircir la question.

CHAPITRE XXII

Que la matière n'est point incréée : qu'elle n'est point la source du mal.

« Qu'il ne puisse y avoir à la fois deux êtres incréés, c'est ce que vous comprendrez avec moi, si vous suivez ce raisonnement. Point de milieu : ou Dieu est séparé de la matière, ou Dieu est uni à la matière. Si vous prétendez que Dieu est uni à la matière, vous n'admettez qu'un être incréé; car l'un est la partie de l'autre, et réciproquement. Or deux parties jointes l'une à l'autre ne sont pas deux êtres incréés; de même qu'en disant que l'homme est un composé de diverses substances, nous n'entendons pas que ces diverses substances forment plusieurs êtres créés, mais un seul, ainsi que le dicte la raison; de même si Dieu n'est point séparé de la matière, il est nécessaire de dire qu'il n'y a qu'un être incréé. Si vous prétendez que Dieu est séparé de la matière, il faut que tous vous admettiez un être intermédiaire qui serve comme de point de comparaison: car quand il s'agit de séparation, on ne peut distinguer une chose d'une autre chose sans une troisième qui en fasse comprendre la différence. Et ce raisonnement ne s'applique pas seulement à ce cas particulier, mais à une multitude d'autres. Au lieu de deux, supposez trois substances incréées, ce sont toujours les mêmes conséquences. Réunies, elles formeront un seul être; séparées, elles nécessiteront une quatrième substance au moyen de laquelle on les distingue.

Peut-être  me répondrez-vous : il n'en est point des choses innées comme des choses créées; Dieu n'est ni séparé de la matière ni uni à la matière comme une partie à une autre partie, mais ou bien il est contenu dans la matière, comme dans un lieu, ou bien c'est la matière qui est contenue en lui. Fort bien ! Voyons ce qui s'ensuit. Dieu est contenu dans la matière; donc il est dépendant de la matière, borné par la matière; donc il éprouve toutes les vicissitudes de la matière; il n'est plus immuable par son essence, emporté qu'il est dans le mouvement de la matière qui l'entoure. Donc il fut un temps où Dieu habitait le chaos; car s'il a fait d'une matière informe et en désordre un monde élégant et régulier, n'était-il pas auparavant au milieu de ces éléments discordants ? De plus, Dieu remplissait-il toute la matière, ou seulement une partie de la matière? S'il ne remplissait qu'une partie de la matière, donc il était beaucoup plus petit que la totalité de la matière, puisque une partie seule le contenait. S'il remplissait toute la matière, comment a-t-il pu la travailler ? Se repliait-il sur lui-même afin de laisser une partie vide qu'il travaillait ensuite, ou bien se travaillait-il lui-même avec la matière, n'ayant pas de lieu où se retirer ?

Dire que c'est Dieu qui contient la matière n'est pas moins absurde. En effet, comment la contiendrait-il? Se fractionne-t-elle en une infinité de petites parties, de manière qu'il soit pénétré par elle comme l'air par Ies différentes espèces d'animaux ? ou bien y a-t-il en lui-même un espace vide, comme il y a dans la terre des cavités pour renfermer les eaux ? Dans le premier cas, il serait divisible, dans le second, il serait le réceptacle de la confusion et de toutes sortes de maux, puisqu'il renfermerait une matière confuse, irrégulière et portant le mal dans son sein : assertion aussi impie que dangereuse. Je sais bien que l'on rejette le mal sur la matière non sur Dieu, mais en définitive Dieu n'y serait point étranger, puisqu'il le renfermerait en lui-même.

Et certes, si d'après l'origine des choses créées, vous jugiez que la matière est incréée, je ne manquerais pas d'arguments pour prouver que cela est impossible; mais, comme c'est plutôt d'après l'origine du mal que vous embrassez ce sentiment, je crois devoir m'appesantir sur ce sujet. Une fois que j'aurai démontré d'où vient le mal, et que Dieu n'en est pas l'auteur, par cela même qu'il a créé la matière, il me semble que j'aurai dissipé tous vos préjugés. Vous dites donc que la matière dont Dieu s'est servi pour créer le monde était sans aucune qualité sensible et coexistait avec lui ? Oui. Par conséquent, si la matière était dépourvue de qualités, si Dieu est l'auteur du monde, enfin s'il y a des qualités sensibles dans le monde, Dieu est l'auteur de ces qualités? Oui encore. Mais, comme je vous ai précédemment entendu dire que de rien il était impossible qu'il se formât quelque chose, voudriez- vous répondre à ma question? Vous pensez, si je ne me trompe, que les qualités du monde ne proviennent pas d'autres qualités qui en seraient le sujet, et qu'elles sont distinctes de la nature des choses. Vous avez raison. Si donc Dieu n'a point fait les qualités avec d'autres qualités, s'il ne les a pas non plus tirées des natures dont elles sont distinctes, ne doit-on pas conclure qu'il les a tirées du néant? Et ne tombe-t-elle pas en poudre, votre objection, que Dieu n'a pu de rien faire quelque chose ?

Employons encore un autre raisonnement.

« Nous voyons quelquefois des hommes faire quelque chose avec rien, les architectes particulièrement, qui construisent des villes sans d'autres villes, des temples sans d'autres temples. Si, de ce qu'ils ont sous la main des matériaux, vous concluez qu'ils font quelque chose de quelque chose, vous êtes dans l'erreur. Ce ne sont point les matériaux qui font une ville ou un temple, mais l'art qui emploie ces matériaux. Or, cet art ne provient pas d'un art préexistant renfermé dans les matériaux, il provient d'un art qui leur est absolument étranger. Vous me répondrez sans doute que l'artisan reproduit dans les matériaux l'art qui est inné en lui : je répondrai à mon tour que chez l'homme même il n'est pas possible d'admettre un second art provenant d'un premier art, d'un art existant par lui-même, puisque l'art est un de ces accidents qui prennent l'être quand ils sont produits dans la substance. L'homme existe indépendamment de l'architecture, l'architecte, au contraire, suppose l'homme préexistant; d'où il faut nécessairement conclure que chez les hommes, les arts ont été produits de rien. Et pour les hommes, vous ne pouvez pas ne pas l'admettre, pourquoi n'admettriez-vous pas que Dieu puisse faire de rien non seulement des qualités sensibles, mais encore des substances car la raison qui démontre que de rien il peut naître quelque chose, s'applique également aux substances. »

« Cependant, puisque vous désirez que je vous explique l'origine du mal, je vais le faire et je commence par vous adresser quelques questions. — Croyez-vous que les maux soient des substances ou des qualités de substances? — Des qualités de substance, répondez-vous avec raison. — Mais la matière n'avait ni qualités ni formes, avons-nous dit au commencement de cette discussion: donc, si les maux sont des qualités de substances, et si la matière était primitivement sans qualités, comme vous avez avoué que Dieu est l'auteur de ces qualités, il faut que vous avouiez qu'il est également l'auteur du mal. Dans ce cas, à quoi bon lui adjoindre la matière? Qu'avez-vous à répondre? parlez. Si nous avions entamé cette question par amour pour la dispute, je me garderais bien d'entrer une seconde fois dans l'origine du mal ; mais, comme je suis conduit par l'amitié et le désir d'être utile au prochain, je reprends de plus haut. Je crois que mon sentiment vous est connu depuis longtemps; l'objet que je me propose n'est pas de triompher du mensonge en employant des raisonnements plus ou moins probables, mais de mettre la vérité dans tout son jour en me livrant à un examen rigoureux ; je vous crois dans les mêmes dispositions: si donc vous avez un moyen de la découvrir, cette vérité, ne balancez pas à en faire usage. Si vous trouvez les meilleures preuves, vous vous rendrez utile non seulement à vous, mais encore à moi en éclairant mon ignorance.

Hé bien ! Que pensez-vous des maux ? Que ce sont des substances, puisqu'on ne les voit point en dehors des substances. Les maux, à votre avis, sont des substances ! Qu'est-ce qu'une substance ? Pensez-vous qu'une substance soit un composé de matière ? Je le pense. Ce composé de matière existe-t-il par lui-même sans avoir besoin d'un sujet dans lequel il prenne l'existence ? Il existe par lui-même. Et les maux vous paraissent-ils avoir une action propre ? Oui. Mais pour que cette action ait lieu, faut-il un agent? Certainement. Alors, sans agent, il ne peut y avoir d'action? Non. Donc, si d'un côté une substance est un composé de matière, et que ce composé n'ait point besoin d'un sujet pour exister; si d'un autre côté les maux sont des actions et que ces actions aient besoin d'un sujet pour exister, les maux ne sont point des substances. Ainsi, le meurtre qui est un mal demande l'action d'un sujet et n'est pas une substance. Si vous voulez appeler substance tout ce qui a la faculté d'agir, je suis d'accord avec vous. L'homme meurtrier, en tant qu'homme, est une substance, mais le meurtre qu'il commet n'est pas une substance, il est seulement l'action d'une substance. A la vérité, nous disons quelquefois qu'un homme est méchant pour avoir commis un meurtre, nous disons aussi quelquefois qu'il est bon pour avoir exercé un bienfait ; mais ces dénominations sont données à la substance accidentellement, elles ne sont pas la substance même, car le meurtre, l'adultère et autres crimes semblables ne composent point des substances. De grammaire nous faisons dériver grammairien, de rhétorique rhéteur, de médecine médecin, quoique la médecine, la rhétorique, la grammaire, ne soient pas des substances. La substance prend le nom de ces accidents sans être elle-même rien de ces accidents : de même nous appelons le mal substance, quoiqu'une substance ne soit aucun mal c'est une licence du raisonnement que, lorsqu'on assigne une cause aux maux qui pèsent sur les hommes, on regarde cette cause comme mauvaise, par la raison qu'elle fait le mal ou pousse à le faire. Ainsi, on appelle méchant celui qui est l'auteur d'une mauvaise action, non pas que ses actes soient lui-même, mais seulement parce que l'on a en vue ses actes. En effet, si nous disions que les actes d'un homme sont la même chose que lui, il s'ensuivrait que les meurtres, les adultères, les vols, et autres crimes de cette espèce ne feraient qu'un avec lui. Et, si les crimes se confondent avec la personne, comme ils n'existent que lorsqu'on les commet, qu'ils cessent d'exister lorsqu'on cesse de les commettre, et que ce sont toujours des hommes qui en sont les auteurs, les hommes seront également les auteurs de leur existence et de leur non-existence. Au contraire, quand on dit que les maux sont l'acte de l'homme, on entend que l'homme est méchant par les choses qu'il fait, non par les choses qui composent sa substance, méchant par rapport aux accidents de sa substance, accidents qui, ne sont pas plus sa substance que le médecin n'est la médecine. Avec les actes de l'homme tout s'explique : l'être méchant a commencé; les maux ont commencé : l'être méchant n'est point incréé; les maux par là qu'ils procèdent de lui, ne sont point incréés. »

« Vous parlez admirablement, mon cher, c'est dommage que vous ayez réfuté un autre adversaire que moi. Je l'avoue, des principes que vous avez posés, vous tirez des conséquences rigoureuses ; si la matière est par sa nature dépourvue de toute qualité, si Dieu est l'auteur des qualités, si les qualités sont des maux, Dieu est nécessairement l'auteur des maux : seulement vos arguments ne vont pas à leur adresse, car pour moi je regarde comme une erreur de dire que la matière est sans qualités, aucune substance n'en est entièrement dépourvue et, quand on dit que la matière n'en a aucune, on indique par cela même qu'elle en a, puisqu'en expliquant ce que c'est que la matière, on suppose une sorte de qualité. Je vous prierai donc, si vous ne me trouvez pas importun, de répondre à la difficulté même que voici : la matière a de toute éternité des qualités ; il faut admettre que les maux sont un écoulement de la matière afin de ne pas attribuer à Dieu ce qui ne doit être attribué qu'à la matière. »

 « Votre demande est juste, mon cher, et je ne puis que louer votre zèle à soutenir votre thèse. Quiconque veut s'instruire, ne donne pas un assentiment pur et simple à l'opinion des autres; il pèse la force des raisons. De son côté, celui qui veut convaincre, ne doit pas chercher à éblouir par des arguments spécieux, autrement il manquerait son but, qu'il se serve seulement des arguments qui lui paraissent solides et il arrivera de deux choses l'une : ou bien il entraînera son adversaire dans son sentiment et lui rendra un service éminent, ou bien son adversaire lui démontrera à lui-même qu'il est dans l'erreur. Or, vous ne me paraissez pas avoir établi clairement que la matière a eu des qualités de toute éternité; car si elle a toujours eu des qualités, de quoi Dieu sera-t-il l'auteur ? Des substances ? Vous avez dit qu'elles sont antérieures au monde. Des qualités? Vous leur avez supposé la même antériorité. Les substances et les qualités existant par elles-mêmes, je ne vois plus aucun motif d'appeler Dieu créateur; si vous en voyez un, vous, loin que je me retranche sur de vaines arguties, je vous en supplie, faites-le connaître. Dieu aurait-il changé la nature primitive des substances pour leur en substituer une autre ou bien, conservant leur nature, aurait il changé leurs qualités? Ni l'une ni I'autre hypothèse ne me paraît admissible : on ne peut les soutenir sans absurdité. »

 Je réponds qu'il y a eu dans les qualités un certain changement qui fait que j'appelle Dieu créateur. Prenons pour exemple une maison en pierres. Les pierres en devenant maison n'ont point dépouillé leur nature de pierre; seulement il est évident que l'arrangement qui les a rendues maison a changé leurs qualités premières. De même Dieu, tout en conservant la nature de la matière, a changé toutes ses qualités et il est permis de lui attribuer la formation du monde.

Je vous comprends ; les qualités ont subi un certain changement. Permettez alors que je vous adresse quelques petites questions : Les maux sont-ils des qualités de substances? Je le crois. Ces qualités existaient-elles primitivement dans la matière, ou bien ont-elles eu un commencement ? Elles existaient dans la matière sans avoir été créées. N'avez-vous pas avancé que Dieu a fait certains changements dans ces qualités ? Oui. Ces changements ont-ils eu lieu en mieux ou en pis? En mieux. Mais si les maux sont des qualités et si Dieu a changé en mieux ces qualités, d'où viennent donc les maux? car il n'y a que trois hypothèses possibles. La première, que toutes ces qualités mauvaises de leur nature sont restées telles qu'elles étaient naturellement. La seconde, que n'étant aucune primitivement mauvaise, elles le sont devenues par le changement que Dieu leur a fait subir, ce qui le rend l'auteur du mal. La troisième enfin, que les unes étaient mauvaises, les autres indifférentes et que Dieu, laissant les mauvaises sans les améliorer, a changé les indifférentes seules pour embellir le monde. C'est cette dernière opinion que j'ai toujours suivie. Et pourquoi Dieu a-t-il laissé les mauvaises qualités telles qu'elles étaient. Est-ce parce qu'il n'a pas voulu, est-ce parce qu'il n'a pas pu les changer ? S'il ne l'a point voulu, il faut nécessairement convenir qu'il est l'auteur des maux, puisque pouvant les rendre meilleures, il ne l'a pas fait, tout en travaillant la matière. A la vérité, on n'avait point touché à la matière, on ne pourrait lui imputer à crime de n'avoir pas touché aux qualités, mais il en a travaillé une portion, et il a laissé la portion mauvaise qu'il pouvait améliorer : n'est-on pas en droit de lui attribuer les effets désastreux de la portion restée mauvaise par sa faute sur la portion qu'il a travaillée? Et n'a-t-il pas été bien injuste envers celle-ci en la plaçant dans la nécessité de supporter le poids de cette masse de maux? Car à bien examiner les choses, la condition actuelle de la matière travaillée est bien pire que sa condition première. Avant d'être divisée en parties distinctes, elle n'avait pas le sentiment du mal, maintenant chacune de ses parties en reçoit l'impression funeste. L'homme, par exemple, avant que l'art du Créateur l'eût fait un animal vivant, n'était, par sa nature, susceptible de sentir aucun mal : depuis que Dieu l'a fait ce qu'il est, il ressent tous les maux qui fondent sur lui. Ainsi, ce que vous appelez un bienfait de Dieu envers la matière est le présent le plus funeste. Si vous croyez plus favorable à votre opinion de dire que Dieu n'a pas pu détruire les qualités mauvaises, vous convenez alors qu'il est impuissant. Et d'où vient cette impuissance? Est-ce de la faiblesse de la nature? Est-ce comme un vil esclave de la cruauté d'un être supérieur à lui? Si vous osez le dire impuissant par la faiblesse de la nature, vous risquez évidemment votre salut. Si vous dites qu'il est impuissant par la cruauté d'un être supérieur, les maux seront plus puissants que lui et auront comprimé l'essor de sa volonté. Dans ce cas, il vaudrait mieux mettre les maux à la place de Dieu, puisque, selon vous, ils ont pu les vaincre et que par Dieu on entend l'être qui possède la toute-puissance.

Encore quelques questions: La matière est-elle simple ou composée? La diversité des choses me force à engager cette nouvelle discussion. Si elle est simple et homogène, comment le monde est-il à la fois un composé et un mélange de substances de natures différentes, car un composé indique le mélange de plusieurs choses simples. Si elle est composée, elle ne peut l'être que de choses simples ; or, ces choses simples existaient par elles-mêmes, et pourtant la matière qui en est formée devient nécessairement créée. En effet, puisqu'elle est composée et que les composés sont une réunion de corps simples, il y eut un temps où la matière n'était pas, c'est-à-dire avant que les choses simples fussent rassemblées. Or, s'il y eut un temps où la matière n'existait point, et si l'incréé a toujours existé, donc la matière n'est point incréée. Concluons encore qu'il y aurait beaucoup de choses incréées, car si Dieu est incréé, si les corps simples qui constituent la matière sont incréés, il n'y aura pas que deux choses incréées.

Une dernière question. « Avouez-vous qu'il n'y a aucune chose qui soit contraire à elle-même? Je l'avoue. L'eau est-elle contraire au feu? Oui. Les ténèbres sont-elles contraires à la lumière, la chaleur au froid, l'humidité à la sécheresse ? Oui encore. Puis donc qu'aucune chose n'est contraire à elle-même, il n'y aura pas qu'une seule matière et tout ne sera pas formé d'une seule et unique nature.  Cependant poussons notre raisonnement plus loin. Les parties sont-elles destructives les unes des autres? Non. Le feu, l'eau et autres choses de ce genre sont-ils des parties de la matière? A n'en pas douter. Est-ce que l'eau ne détruit pas le feu, les ténèbres la lumière et ainsi de plusieurs autres choses ? Je ne le conteste pas. Donc, si les parties ne se détruisent pas les unes les autres, ces choses ne sont point parties les unes des autres, et si elles ne sont point parties les unes des autres, elles ne sont pas non plus parties d'une matière unique ; elles ne sont pas même matières, aucune chose ne pouvant se détruire elle-même, comme détruire les contraires. En effet, un contraire n'a pas pour contraire soi-même, il a pour contraire une autre chose. Ainsi le blanc n'est pas contraire au blanc, mais au noir seulement : la lumière n'est pas contraire à la lumière, mais aux ténèbres : de même des autres choses ; par conséquent si la matière était une, elle ne serait pas contraire à elle-même : par conséquent, d'après la loi des contraires, une pareille matière n'existe point. »

Ainsi s'exprime cet illustre écrivain. Comme ce livre est déjà d'un volume suffisant, nous achèverons de traiter ce sujet dans le huitième livre de la Préparation évangélique, après que nous aurons imploré l'assistance divine.