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EUSÈBE DE CÉSARÉE

 

Préparation évangélique

LIVRE II

Relu et corrigé

livre I - livre III

texte grec

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ÉPILOGUE.

Nous venons de faire l'exposé de la théologie phénicienne. Telles sont les doctrines que la voix salutaire de l'Évangile est venue nous apprendre à abandonner sans retour en nous offrant le remède à toutes ces folies des anciens peuples Et qu'on ne dise pas que ce sont là des fables qu'on leur prête ou des fictions imaginées par les poètes, et fondées sur de pures suppositions : car c'est la doctrine authentique des plus anciens et des plus graves auteurs qui ont traité les matières religieuses, et que l'on appelait pour cette raison les théologiens de ces temps, doctrines antérieures à tous les poètes et à tous les historiens : et ce qui est un témoignage irrécusable de leur authenticité, c'est que ces doctrines sur les noms et l'histoire des dieux, elles dominent encore aujourd'hui dans les villes et les villages de la Phénicie, et qu'elles sont le fondement des mystères qui y sont célébrés. C'est ce qu'atteste le témoignage tant des autres auteurs que de ceux qui ont traité spécialement les matières religieuses. Il résulte de ces témoignages que ceux qui les premiers parmi les anciens ont créé un corps de doctrines religieuses, n'ont pas eu en vue d'employer un langage figuré, ni de créer des allégories tirées de la nature des choses, ni d'inventer des fables sur les dieux, mais qu'ils s'en sont tenus à la stricte vérité de l'histoire. C'est ce que prouvent évidemment les passages des auteurs que nous avons cités ; de sorte que ce serait une folie d'y chercher des allégories des divers éléments de la nature, puisque les faits portent en eux-mêmes la preuve la plus convaincante.

Nous avons donné une notion exacte de la théologie des Phéniciens : passons maintenant, à celle des Égyptiens : pénétrons-en le fond, pour faire voir s'il y a eu des raisons légitimes dans la détermination que nous avons prise d'abjurer ces croyances. Le montrer d'abord aux Égyptiens eux-mêmes, puis aux autres peuples qui partagent avec eux les mêmes doctrines, sera l'objet de la démonstration évangélique. Or toute l'histoire des Égyptiens, et en particulier ce qui regarde leur théologie, nous a été décrite fort au long par Manéthon, Égyptien, dans son livre sacré et dans ses autres ouvrages. Mais il est un auteur recommandable, que nous avons déjà cité comme ayant résumé la plupart des histoires anciennes, et recueilli avec une scrupuleuse exactitude les coutumes des différents peuples ; c'est Diodore de Sicile, historien remarquable, qui s'est acquis auprès de tous les hommes instruits une renommée de science peu commune. Or cet auteur a réuni les divers matériaux de l'histoire ancienne, lié les événements les plus reculés aux événements postérieures, et a fait de tous ces éléments un corps, en tête duquel il a mis un exposé de la théologie des Égyptiens. Comme son ouvrage est plus à la portée des Grecs que celui de Manéthon, j'ai cru devoir y puiser les renseignements qui peuvent servir à cette partie de mon sujet. Voici donc en quels termes il s'exprime.

CHAPITRE I.

Abrégé de la théologie égyptienne et son introduction chez les Grecs.

« Selon l'opinion des Égyptiens sur l'origine du monde, les premiers hommes ont dû naître en Égypte, et la raison qu'ils en donnent, c'est la température du climat et la nature du Nil, car la prodigieuse fécondité de ce fleuve et les productions qui croissent d'elles-mêmes sur ses rives pouvaient procurer un aliment facile aux êtres nouvellement créés. Les dieux, dans le principe, n'étaient que des mortels; mais leurs connaissances, et surtout leurs bienfaits envers les hommes, leur acquirent l'immortalité. On compte parmi eux plusieurs rois. Les uns portent le nom des corps célestes: d'autres ont des dénominations particulières. Ainsi, il y a le Soleil, Saturne, Rhéa, Jupiter, appelés par quelques-uns Ammon, Junon, Vulcain, Vesta et Mercure. Le Soleil, dont le nom est celui de l'astre qui brille au ciel, fut le premier qui régna sur l'Égypte, quoique quelques prêtres attribuent cette prérogative à Vulcain, l'inventeur du feu. Après lui régna Saturne, qui eut de son mariage avec sa sœur Rhéa, selon quelques-uns Osiris et Isis, selon d'autres Jupiter et Junon, auxquels leurs vertus méritèrent l'empire universel du monde. Ils engendrèrent cinq dieux : Osiris, Isis, Typhon, Apollon et Vénus. Or, Osiris est le Bacchus des Grecs, et Isis leur Cérès. Osiris épousa sa sœur, succéda au trône de son père, et fut le bienfaiteur de ses peuples. Il bâtit dans la Thébaïde une ville à cent portes, que quelques-uns appellent la ville de Jupiter, d'autres, Thèbes. Il éleva aussi un temple à Jupiter et à Junon, ses parents. Pour les autres dieux il construisit des temples d'or dans chacun desquels il établit des cérémonies religieuses et institua des prêtres pour en prendre soin. Il découvrit la vigne et fut le premier qui apprit aux hommes l'usage du vin et celui de l'agriculture. Il avait une vénération spéciale pour Mercure, parce que ce Dieu était merveilleusement ingénieux à découvrir les arts utiles à la vie humaine. C'est lui, en effet, qui avait imaginé les caractères alphabétiques, institué les sacrifices en l'honneur des dieux, inventé la lyre, et donné aux Grecs la connaissance de toutes ces choses; ce qui le fit nommer Hermès ou Mercure; enfin c'est lui qui trouva l'olivier. Dans un voyage qu'il fit par tout l'univers, Osiris donna pour roi à la Phénicie, Busiris, et, à l'Éthiopie et la Libye, Antée. Il entreprit ensuite une expédition avec Apollon, son frère, auquel on attribue la découverte du laurier, il était aussi accompagné de ses deux fils Anubis et Macedo; enfin il s'adjoignit le dieu Pan qui est en singulière vénération chez les Égyptiens. Ils ont même construit une ville à laquelle ils ont donné son nom. Les satyres vinrent se joindre à Pan auprès de Taphosiris; et comme la musique faisait ses délices, il s'entoura d'une troupe de musiciens, parmi lesquels se trouvaient neuf jeunes filles qui excellaient, non seulement dans l'art de chanter, mais encore dans la connaissance de tous les autres arts: ce sont celles que les Grecs connaissent sous le nom de Muses; elles avaient à leur tête Apollon. Les bienfaits d'Osiris le firent recevoir comme un dieu, par tous les peuples chez lesquels il passa; car il laissa partout des monuments de sa bienfaisance. Il bâtit un grand nombre de villes dans les Indes ; il visita les divers peuples de la Phrygie ; il passa jusqu'en Europe en traversant l'Hellespont. Il laissa son fils Macedo dans la Grèce, et l'établit roi du pays qui porte son nom. Il donna à Triptolème le soin de sa culture des campagnes de l'Attique. Ensuite la mort l'ayant enlevé du milieu des hommes, il passa au rang des dieux. Isis et Mercure lui bâtirent des temples et instituèrent, en son honneur, les plus solennelles cérémonies du culte religieux, savoir: des sacrifices et un grand nombre de mystères. Il avait été mis à mort par Typhon, son frère, scélérat impie, qui fit du cadavre vingt-six lambeaux, et en donna un à chacun des meurtriers qui avaient été ses complices, pour leur imprimer à tous la tache du crime. Isis, épouse et sœur d'Osiris, avec le secours d'Horus son fils, lava le meurtre de son époux dans le sang de Typhon et de ses complices. Puis, elle fixa le siège de sa puissance royale près d'un village d'Égypte, nommé aujourd'hui Antée, lorsqu'elle eut retrouvé les membres mutilés d'Osiris, excepté les organes de la génération, elle fit revêtir chacun d'eux de cire mêlée de substances aromatiques, et fit donner à chacun de ces lambeaux une forme humaine, à peu près de la grandeur naturelle d'Osiris : ensuite elle envoya ces emblèmes aux prêtres pour les proposer à la vénération de toute l'Égypte, en leur ordonnant de consacrer au culte de son époux, parmi les animaux du pays, celui qu'ils voudraient. Ils lui consacrèrent les taureaux sacrés, sous le nom d'Apis et de Mnévis, et il fut ordonné à tous les Égyptiens de leur rendre les honneurs divins : ce qui leur valut cette prérogative, fut le secours qu'en avaient tiré les premiers inventeurs du froment, soit pour ensemencer la terre, soit pour les autres travaux de l'agriculture. Isis fit alors le serment de ne jamais donner sa main à aucun autre époux. A sa mort on lui rendit aussi les honneurs divins et elle fut ensevelie aux portes de Memphis. Quant aux membres d'Osiris qu'on n'avait pu retrouver, nous avons vu quelle espèce de sépulture leur avait été donnée Pour la partie qui n'avait pu être découverte nulle part, parce que, dit-on, les meurtriers d'Osiris l'avaient jetée dans le fleuve, elle n'en fut pas moins comprise dans les honneurs divins qu'Isis fit rendre aux autres membres. Elle avait aussi son idole dans des temples où lui étaient offerts les mêmes honneurs, le même culte, les mêmes sacrifices qu'au Dieu lui-même. C'était ce membre qu'honoraient sous le nom de Phallus, les Grecs qui avaient emprunté aux Égyptiens leurs orgies et leurs bacchanales : c'était à lui qu'ils rendaient des honneurs particuliers dans les sacrifices et les mystères qu'ils célébraient en l'honneur de Bacchus. C'est donc à tort que quelques-uns font naître ce Dieu à Thèbes en Béotie, de Jupiter et de Sémélé. Voici l'origine de cette fable. Orphée avait passé chez les Égyptiens et avait été initié à leurs mystères. Lorsqu'il fut instruit des rites des bacchanales, il transporta à Thèbes la naissance de Bacchus, pour complaire aux descendants de Cadmus dont il était aimé et honoré. Puis les peuples, en partie par ignorance, peut-être aussi par le désir de donner au dieu une origine grecque, reçurent avec empressement ses fêtes et ses mystères. Du reste, voici ce qui fournit à Orphée l'idée et l'occasion de transporter en Grèce la naissance et les fêtes de Bacchus. Cadmus, originaire de Thèbes, en Égypte, eut plusieurs enfants entre lesquels était une fille appelée Sémélé. Elle fut séduite par Jupiter; elle conçut et mit au monde un fils au bout de sept mois, circonstance qui, selon les Égyptiens, avait aussi accompagné la naissance d'Osiris. L'enfant étant venu à mourir, Cadmus fit revêtir d'or son cadavre, institua en son honneur un culte solennel, et prétendit que Jupiter en était le père, tant pour concilier à Osiris la vénération publique, que pour effacer la tache imprimée à l'honneur de sa fille. De là s'accrédita chez les Grecs, cette fable que Sémélé, fille de Cadmus, avait eu Osiris de son commerce avec Jupiter. Ensuite vinrent les poètes avec leurs fictions, qui achevèrent d'établir cette fable, et lui donnèrent un crédit inébranlable parmi les générations postérieures. En général, on convient que les Grecs se sont approprié les principaux dieux et héros des Égyptiens. Ainsi. Hercule était égyptien d'origine. Entraîné par son courage, il parcourut une grande partie de l'univers. La Grèce s'attribue l'honneur de lui avoir donné le jour, bien qu'il ne soit nullement le fils d'Alcmène, qui naquit longtemps après. On dit aussi que Persée naquit en Égypte. Isis elle-même, les Grecs la font naître à Argos, et supposent que c'est cette Io métamorphosée en génisse. Les uns lui donnent le nom d'Isis, les autres croient que c'est Cérès, d'autres Thesmophore, d'autres la Lune, d'autres Junon. Osiris est selon les uns Sérapis, selon d'autres Bacchus, ou Pluton, ou Ammon, ou Jupiter, ou Pan. Ils attribuent à Isis l'invention de beaucoup de remèdes et de la médecine elle-même. Elle découvrit le remède qui donne l'immortalité. Son fils Horus était tombé dans les pièges des Titans; elle retrouva son cadavre dans le fleuve, et au moyen de ce breuvage, non seulement elle lui rendit la vie, mais elle le fit même participant de l'immortalité. Horus fut le dernier des dieux qui régnèrent en Égypte. L'interprétation de son nom prouve qu'il n'est autre qu'Apollon. Il apprit de sa mère l'art de la médecine et de la divination. Ses oracles et ses guérisons lui méritèrent la reconnaissance des peuples. C'est une opinion généralement admise qu'au temps d'Isis, des hommes d'une stature gigantesque, couverts d'une armure formidable, déclarèrent la guerre aux dieux Jupiter et Osiris. On croit aussi qu'Osiris imposa aux Égyptiens la loi d'épouser leurs sœurs ; ce sentiment est fondé sur ce qu'il avait épousé lui-même Isis, sa sœur. »

Voilà ce que l'histoire rapporte des hommes que les Égyptiens ont divinisés. Voyons maintenant ce qu'elle dit des animaux qui ont part à leur culte. Voici l'origine que quelques-uns donnent à ce culte.

« Dans le principe, les dieux étaient en petit nombre, et par cette raison, ils succombaient sous la multitude des hommes impies que la terre avait produits. Pour échapper à leurs ennemis, ils revêtirent la forme de divers animaux ; puis, plus tard, ils donnèrent par reconnaissance à ces animaux les prérogatives de la divinité, en échange du salut qu'ils avaient trouvé en empruntant leur figure. D'autres, au contraire, établissent cette hypothèse : lorsque les Égyptiens en venaient aux mains avec leurs ennemis, leurs chefs portaient sur la tête de petites figures artistement travaillées, représentent les animaux qui sont maintenant l'objet de leur culte. C'était là l'emblème du commandement et le signe auquel étaient reconnus les chefs. Or, s'ils tenaient à remporter la victoire, ils l'attribuaient aux animaux dont leurs généraux portaient l'image; de là ces animaux passaient au rang des dieux. D'autres enfin donnent une troisième raison de ce culte, et cette raison c'est que l'utilité de ces animaux fut le motif des honneurs qu'on leur rendit. Ainsi, la vache donne des petits et sert pour le labourage. La brebis donne des agneaux, et les hommes trouvent le vêtement dans sa toison, la nourriture dans son lait et son fromage. Le chien sert à l'homme pour la chasse, et est son gardien fidèle. C'est pour cela qu'ils donnent à leur dieu Anubis une tête de chien, pour marquer qu'il avait été le défenseur d'Osiris et d'Isis. D'autres aiment mieux dire que c'est à cause qu'Isis allant à la recherche de son époux se faisait précéder par des chiens qui éloignaient les animaux féroces, ou tout autre ennemi qui se serait rencontré sur son passage. Ils reconnaissent dans le chat les services qu'il rend contre les aspics et les autres reptiles venimeux. L'ichneumon brise les œufs du crocodile et le tue lui-même et voici de quelle manière : il se place dans la vase à la rencontre du monstre, pénètre ainsi dans sa gueule béante, puis il lui ronge les intestins jusqu'à ce qu'il l'ait laissé mort. Quant aux oiseaux, ils trouvaient dans l'ibis l'ennemi des serpents, des sauterelles et des chenilles: dans l'épervier, le destructeur des scorpions, des serpents à cornes et des plus petits des animaux à la dent venimeuse, outre qu'il est d'un grand usage dans la divination. L'aigle avait à leurs yeux quelque chose de royal. Ils avaient divinisé le bouc, comme les Grecs Priape, à cause de sa lubricité; c'est en effet le plus lascif des animaux. Or ils croyaient convenable d'honorer d'un culte spécial la source de la génération et tout ce qui a rapport à la reproduction des animaux. D'ailleurs. ce n'est pas seulement chez les Égyptiens que l'on trouve des traces de ce culte, il était en usage chez beaucoup d'autres peuples qui honoraient par des sacrifices le principe générateur des animaux. Les prêtres égyptiens sont initiés aux mystères de cette divinité, comme par droit de succession paternelle. C'est aussi pour la même raison que certains peuples rendent un culte religieux à Pan et aux satyres ; aussi ils sont souvent représentés dans leurs temples sous la forme d'un bouc, parce que cet animal est de la dernière lubricité. Ils honorent les taureaux sacrés Apis et Mnévis presque à l'égal des dieux, d'abord parce qu'ils servent à l'agriculture, ensuite parce qu'on leur attribue la découverte des fruits. Ils adorent le loup d'abord à cause de sa ressemblance avec le chien, ensuite parce qu'autrefois lorsque Isis allait avec Horus son fils, combattre Typhon, Osiris vint des enfers au secours de son épouse et de son fils sous la forme d'un loup. D'autres disent que c'est parce que dans une expédition contre les Égyptiens, les Éthiopiens furent mis en fuite par une troupe de loups, ce qui fit appeler cette contrée, pays de Lycopolis. La raison de leur culte envers le crocodile, c'est disent-ils, que les brigands de l'Arabie et de la Libye n'osent passer le Nil par la crainte de ce monstre. Ils racontent aussi qu'un de leurs rois poursuivi par ses propres chiens, se réfugia dans un marais, où il trouva dans un crocodile un secours inespéré ; l'animal le prit et le transporta de l'autre côté du fleuve. Ils donnent encore d'autres raisons de ce culte qu'ils rendent aux animaux. Le peuple fatigué du joug de ses rois, voulut abolir la royauté : or, un ami du gouvernement royal imagina, dans le dessein d'empêcher qu'une nouvelle tentative de conjuration pût jamais avoir lieu, de faire honorer par les divers peuples de l'Égypte des animaux différents; ainsi, chacun d'eux honorait les animaux dont le culte était reçu dans la contrée, et méprisait ceux qui étaient vénérés ailleurs. De la sorte il devenait impossible que tous les habitants de l'Égypte pussent jamais s'entendre dans une même pensée. Lorsqu'un des animaux sacrés vient à mourir, ils l'enveloppent dans un linceul, et l'ensevelissent en poussant des gémissements et se frappant la poitrine. Celui qui, de propos délibéré, tue un de ces animaux, est mis à mort ; et même la sévérité des lois est plus grande lorsqu'il s'agit du chat et de l'ibis, car le meurtre, soit volontaire ou involontaire de ces animaux, est toujours puni de la peine capitale. Lorsqu'un chien est trouvé mort dans une maison, les habitants de celte maison se rasent tout le corps en signe de deuil; et si la maison contient du vin, du froment, ou quelque autre approvisionnement de vivres, il n est permis à personne d'en faire usage. On nourrit Apis à Memphis, et Mnévis à Hiéropolis; le bouc à Menda, le crocodile dans le marais de Myris. Les autres animaux divins sont nourris dans des cours sacrées ; on leur donne de la farine, du gruau cuit dans le lait, des gâteaux de toutes sortes pétris de miel, de la chair d'oie, bouillie ou rôtie. Pour les animaux carnivores, on leur jette quantité d'oiseaux. Ils entretiennent avec les mâles, les femelles les mieux choisies, auxquelles ils donnent le nom de concubines. A la mort du taureau Apis, après l'avoir enseveli avec toute la pompe funèbre qui se peut imaginer, ils en cherchent un autre de la même forme. Aussitôt qu'il est trouvé, la crainte et le deuil du peuple cessent. Il est conduit d'abord à Nicopolis. Là, il n'est permis qu'aux femmes de le voir ; elles se présentent devant lui dans le maintien le plus immodeste: après cela tout accès auprès du dieu leur est interdit pour toujours. C'est un dogme chez les Égyptiens qu'à la mort d'Osiris, son âme passa dans le corps du dieu Apis.  »

Telle est la doctrine des Égyptiens sur la divinité, ou plutôt tel est leur athéisme ; car c'est là que conduit une semblable théologie : et ce n'est pas sans rougir que nous en avons exposé les infamies, bien que ce soit dans le but de les combattre. Aussi, nous sommes-nous hâté de la rejeter avec mépris, aussitôt que nous avons pu secouer le joug de semblables turpitudes : et où avons-nous trouvé l'affranchissement de ce culte abominable, sinon dans la doctrine salutaire de l'Évangile est venu rendre la lumière aux âmes aveugles? Plus tard, nous examinerons leur système de la nature, et les théories qu'ils en tirent, et au moyen desquelles ils prétendent couvrir d'un voile plus honnête toutes ces grossières images. Mais auparavant il faut que nous disions quelque chose de la mythologie des Grecs. Les antiques erreurs que nous voyons dominer chez la plus grande partie des peuples, sont un mélange des fables égyptiennes et phéniciennes. Maintenant donc il nous reste à parler de la mythologie grecque. Il est vrai que nous avons déjà eu souvent occasion d'en parler, en citant les auteurs dont nous avons extrait des fragments, puisqu'il est certain que toute cette théologie n'est qu'une sorte de lambeau des plus remarquables d'entre les fables égyptiennes interprétées arbitrairement. Cependant l'examen de cette mythologie en elle-même nous convaincra encore davantage que dans leurs traités sur la divinité, les Grecs n'ont rien puisé dans leur propre fonds, mais tout emprunté à des fictions étrangères. C'est ce que prouvent leurs idoles et leurs mystères où l'on remarque une ressemblance frappante avec ceux des peuples qui les ont précédés. On en trouve aussi un témoignage formel dans le troisième et le quatrième livre de leur histoire, ouvrage d'un auteur déjà cité, l'auteur qui a recueilli et réuni en un seul corps tous les livres historiques anciens. Son histoire des Grecs reprend les événements au temps de Cadmus. Or, Cadmus, selon les calculs des plus habiles chronologistes, vivait après Moïse, comme nous aurons occasion de le prouver : d'où il suit que Moïse est antérieur à tous les dieux de la Grèce, puisqu'il vivait avant Cadmus, et qu'il est clair que tous ces dieux sont postérieurs au temps de Cadmus. Mais écoutons Diodore.

 CHAPITRE II.

Abrégé de la mythologie des Grecs sur les dieux et les héros.

« Cadmus fils d'Agénor, quitta la Phénicie, par ordre du roi, pour aller à la recherche d'Europe enlevée par Jupiter. Ses efforts ayant été sans succès, il vint dans la Béotie et y fonda la ville de Thèbes. Il épousa Harmonie, fille de Vénus, dont il eut Sémélé et ses sœurs. Sémélé ayant eu commerce avec Jupiter, conjura le dieu de lui accorder les mêmes faveurs qu'à Junon. Pour satisfaire à sa demande, Jupiter vint à elle avec tout l'appareil de la majesté divine, au milieu des foudres et des éclairs. Sémélé ne put supporter l'aspect de tant de majesté : aussitôt elle mit au monde avant le terme, le fruit quelle portait dans son sein, et fût elle-même consumée par les flammes. Jupiter prit l'enfant et le donna à Mercure, qui le transporta dans l'antre de Nysa, situé entre la Phénicie et le Nil. Bacchus y fut élevé par les nymphes, et parvenu à l'âge viril, il découvrit le vin et apprit aux hommes la culture de la vigne. Il fit aussi, avec de l'orge, la liqueur, qui fut appelée bière. Avec une armée d'hommes et de femmes, il entreprit une expédition pour exterminer les impies et les méchants. Il en fit une dans l'Inde qui dura trois ans. C'est en mémoire de celte expédition que les Grecs ont institué leurs fêtes triétériques, en l'honneur de Bacchus. Ils croient que durant ces fêtes, le dieu se rend visible aux hommes. Mais c'est surtout pour leur avoir fait présent du vin, que Bacchus reçoit des hommes un culte religieux ; de même que c'est pour avoir découvert le froment que Cérès a obtenu les honneurs divins.

Quelques auteurs citent un autre Bacchus de beaucoup antérieur à celui-ci : ils lui donnent le nom de Sabazius, et le font naître de Jupiter et de Proserpine. Ils placent au temps de la nuit et enveloppent de mystères, sa naissance, ses fêtes, ses sacrifices, pour signifier le voile que la pudeur jette sur notre origine. C'est lui qui le premier essaya d'atteler des bœufs au joug : c'est pour cela qu'on le représente avec des cornes. Mais le fils de Sémélé est bien postérieur. Il était d'une beauté remarquable, mais d'une excessive mollesse et avait un violent penchant pour la luxure. Dans les expéditions qu'il entreprit, il était entouré d'une troupe de femmes armées de longues piques, ornées de guirlandes de lierre. On lui donne aussi pour compagnes de ses voyages, les Muses, jeunes vierges habiles dont tous les arts: elles charmaient le dieu par leurs danses et la mélodie de leurs chants. Il eut pour précepteur Silène, sous la conduite duquel il fit de grands progrès dans la vertu. Il s'adapta au front une mitre comme remède contre les violents maux de tête causés par l'excès du vin. On lui donna le nom de Bimater, parce qu'on trouve deux Bacchus, issus d'un seul père, mais de deux mères. On lui met à la main une férule, et en voici la raison. Les premiers hommes, par un usage immodéré du vin, tombaient dans une sorte de frénésie, et se frappaient mutuellement à coups de bâton : or, comme la mort était souvent pour quelques-uns la conséquence de ces rixes, Bacchus les engagea à se servir de verges au lieu de bâtons. Son nom de Bacchus lui est venu des Bacchantes. Il est aussi appelé Linéus, ou Dieu du pressoir, parce que les raisins se foulent dans un pressoir; ou bien encore Bromius, d'un mot grec qui signifie bruit, à cause des tonnerres qui accompagnèrent sa naissance, il s'entoura des Satyres pour jouir des charmes de leurs danses et de leurs chants. Il est l'inventeur du théâtre, et c'est lui qui apprit à former des concerts de musique. Voilà ce que l'on sait de Bacchus. On lui donne pour fils Priape, qu'il eut, dit-on, de Vénus, parce que l'état d ivresse porte naturellement aux plaisirs sensuels.

Quelques-uns pensent que Priape était chez les anciens le nom emblématique de cette partie du corps humain que la pudeur ne nomme pas. D'autres disent que cet organe, étant le principe de la reproduction des êtres animés, avait, pour cette raison, de tout temps reçu les honneurs divins. C'est la même doctrine que celle des Égyptiens, qui prétendent qu'Isis faisant chercher les membres mutilés d'Osiris, et ne pouvant trouver celui-là, le fit honorer comme un dieu, lui érigea un temple, où elle lui dédia une idole, qui le représentait dans un état impudique. Et, chez les Grecs, ce n'est pas seulement dans les bacchanales, c'est dans toutes les autres fêtes, que ce dieu reçoit un culte religieux : on l'introduit au milieu des rires et des jeux dans tous les sacrifices. Il a beaucoup de rapport avec Hermaphrodite, dieu ainsi nommé parce qu'il est né de Mercure et de Vénus. On dit que quelquefois ce dieu apparaît parmi les hommes, et qu'il a les deux sexes : mais, comme ces faits sont extraordinairement rares, quelques-uns les rangent au nombre des phénomènes qui présagent quelque événement extraordinaire, heureux ou malheureux.

Les Muses sont filles de Jupiter et de Mnémosyne d'autres disent d'Uranus et de la Terre. Ce sont, suivant la fable, de jeunes vierges, qui tirent leur nom d'un mot grec qui signifie instruire, parce qu'elles enseignent la vertu aux hommes.

Voici maintenant ce que les Grecs disent d'Hercule. Persée naquit de Jupiter et de Danaé, fille d'Acrisius. De Persée et d'Andromède naquit Electryon. Celui-ci fut père d'Alcmène, qui donna à Jupiter Hercule. Le dieu donna à la nuit qu'il passa avec elle la durée de trois nuits ordinaires. C'est la seule circonstance où Jupiter n'ait pas été poussé à celte action par la volupté, passion qui l'avait toujours porté à séduire les autres femmes qu'il avait corrompues; cette fois il n'avait pour but que d'obtenir un fils. Junon, dévorée de jalousie, retarda les couches d'AIcmène, et mit elle-même au jour, avant le terme Eurysthée, parce quelle avait entendu Jupiter prononcer que celui des deux enfants qui naîtrait ce jour-là même, serait roi des Persides. Alcmène accoucha ensuite d'un fils, qu'elle exposa, pour éviter le courroux de Junon. Mais Minerve, éprise de la beauté de l'enfant, persuada à Junon de lui présenter son sein : l'enfant, malgré son âge, le saisit avec une telle force que Junon, de douleur, le jeta à terre. Alors Minerve le porta à sa propre mère en l'engageant à le nourrir.

Ensuite Junon envoya deux dragons pour le dévorer : mais l'enfant sans s'effrayer, étouffa les serpents entre ses mains. Lorsque Hercule fut parvenu à l'âge viril, Eurysthée qui occupa alors le trône d'Argos, lui imposa douze travaux. La difficulté de cet ordre, jeta Hercule dans le plus grand embarras. Pour comble d'infortune, Junon lui envoya une maladie semblable à la rage; l'excès de la douleur le rendit frénétique : et, le mal faisant tous les jours de nouveaux progrès, il perdit la raison à un tel point qu'il essaya de tuer lolas, son neveu qu'il chérissait. Celui-ci se sauva par la fuite: mais Hercule perça de ses flèches comme des ennemis, ses propres enfants, qu'il avait eus de Mégare, fille du roi Créon. Enfin, retenu à lui-même, il exécuta les douze travaux que lui avait imposés Eurysthée. Il tua aussi les Centaures, et Chiron lui-même le célèbre médecin.

Voici une circonstance singulière que présente la naissance d'Hercule. La première femme mortelle avec laquelle Jupiter avait eu commerce était Niobé, fille de Phoronée; la dernière fut Alcmène, mère d'Hercule : or on place Alcmène seize générations après Niobé. Après Alcmène, Jupiter cessa d'avoir aucun commerce avec des mortelles.

De retour de ses travaux. Hercule donna la main de sa propre épouse Mégare à son neveu Iolas, dans son désespoir de la mort de ses enfants. Il demanda ensuite pour lui-même Iole, fille d'Euryte; mais le père la lui ayant refusée, il en tomba malade : l'oracle qu'il consulta sur cette maladie, lui répondit qu'il n'en guérirait qu'en vendant sa liberté et en se réduisant en esclavage. Il s'embarqua donc pour la Phrygie où l'un de ses amis le vendit comme esclave à Omphale, reine du peuple appelé alors les Méoniens et aujourd'hui les Lydiens. Pendant le temps de son esclavage, il eut d'une servante un fils nommé Cléolaüs. Devenu ensuite l'époux d'Omphale elle-même, il en eut aussi des enfants.

Il passa ensuite en Arcadie, où il descendit chez le roi Léus. Il séduisit en secret la fille du roi, puis il prit la fuite en la laissant enceinte. Il contracta alors un nouveau mariage avec la fille d'Énée, Déjanire, dont l'époux Méléagre venait de mourir.

Il eut ensuite commerce illégitime avec la fille de Phylée, l'une de ses captives, et en eut un fils nommé Tlépotème. Dans un festin que lui donnait Énée, l'esclave qui faisait le service ayant manqué à quelque chose, il le tua d'un coup de poing. Puis dans un voyage qu'il entreprit, il arriva aux bords du fleuve Evène, à un endroit où le centaure Nessus, pour une somme convenue, passait les voyageurs. Déjà il avait transporté Déjanire au-delà du fleuve; mais épris de sa beauté, il tenta de lui faire violence. Celle-ci appelle à grands cris son mari ; et aussitôt Hercule décoche une flèche qui va percer le centaure. Surpris dans l'acte même du crime, et sur le point d'expirer de sa blessure, il propose à Déjanire de lui donner un philtre, qui lui assurerait inviolablement la fidélité d'Hercule. Il lui ordonna de prendre du sang qui coulait de sa plaie, de le mêler avec de l'huile, et d'en enduire la tunique d'Hercule. Déjanire exécuta cet ordre, et garda secrètement le poison. Cependant Hercule aima encore une esclave, fille de Phyllas et en eut un fils nommé Antiochus. Il séduisit aussi une fille du roi Arménius, nommée Astyanire, dont il s'était également fait une esclave, et il en eut un fils nommé Ctésippe. Un Athénien nommé Thespis, fils d'Erechthée, avait eu de plusieurs femmes cinquante filles. Cet homme tenait à honneur que ses filles eussent des enfants d'Hercule. Dans ce dessein, il l'invita à un sacrifice solennel, après lequel il lui donna un splendide festin ; puis il lui envoya chacune de ses filles, l'une après l'autre. Hercule eut commerce avec toutes la même nuit, et devint ainsi père des Thespiades. Il prit ensuite comme esclave le jeune Iole. Puis comme il allait offrir un sacrifice, il envoya demander à Déjanire son épouse, la robe et la tunique dont il avait coutume de se servir dans les sacrifices. Déjanire frotta la tunique du poison que lui avait laissé le centaure et l'envoya d Hercule. Il n'eut pas plutôt revêtu cette fatale tunique, qu'il se sentit déchiré par des douleurs inouïes. C'est que la flèche, qui avait percé le centaure avait été trempée dans le sang de l'hydre de Lerne : de sorte que la tunique, teinte du sang qui avait coulé de la blessure faite par cette flèche, répandit sur le corps d'Hercule, un feu qui lui dévorait la chair. Dans l'excès de sa douleur, il tua l'esclave qui lui avait apporté la tunique. Puis il monta lui-même sur un bûcher, pour obéir à l'oracle, et il termina sa vie dans les flammes. Telle est l'histoire d'Hercule. Maintenant disons quelque chose d'Esculape. On dit qu'il était fils d'Apollon et de Coronis. Il cultiva avec un soin extrême l'art de la médecine, et il y acquit une telle renommée, qu'on lui présentait un grand nombre de malades désespérés auxquels il rendait la santé. Jupiter en fut tellement piqué, qu'il le frappa de ses foudres et le fit périr. Apollon, pour venger la mort de son fils, tua les Cyclopes qui forgeaient les foudres de Jupiter. Le maître des dieux, indigné d'une telle audace, chassa Apollon du ciel et lui ordonna d'aller se mettre au service du roi Admète. Tel fut le châtiment qu'il lui infligea.  »

Voilà ce que nous trouvons au quatrième livre de la bibliothèque de Diodore.

Quant au reste de la théologie des Grecs, le même auteur atteste qu'ils l'ont empruntée aux autres peuples. Voici ce qu'il dit à ce sujet au troisième livre de ses histoires :
 

« Les Atlantides prétendent que leur premier roi fut Uranus ou le Ciel ; il eut de plusieurs femmes quarante-cinq enfants, dont dix-huit d'une seule mère, nommée Titée. Comme cette femme était douée d'une grande sagesse et qu'elle avait fait beaucoup de bien, elle fut divinisée après sa mort, sous le nom de la Terre. Uranus eut aussi deux filles, dont l'une s'appelait Basilée, et l'autre Rhéa ou Pandore. Basilée éleva ses frères avec une affection toute maternelle, ce qui lui valut le nom de mère. Après la mort d'Uranus, son père, elle épousa Hypérion, l'un de ses frères, et lui donna deux enfants qu'elle appela le Soleil et la Lune. Les frères de Rhéa redoutant ces deux enfants,commencèrent par massacrer Hypérion, puis ils étouffèrent le Soleil dans les eaux du fleuve Éridan. A cette nouvelle la Lune se précipita du haut d'un toit. La mère en perdit la raison. On la vit errer dans le pays, les cheveux épars, dansant au son des tambours et des cymbales.

Enfin elle disparut de dessus la terre. Frappé de ces événements extraordinaires, le peuple plaça le Soleil et la Lune parmi les astres du ciel et fil de la mère une divinité, à laquelle il érigea des autels: et, dans les honneurs qu'il lui rendait, figuraient toujours les tambours et  les cymbales. 

Les Phrygiens racontent qu'un de leurs rois nommé Méon eut une fille appelée Cybèle, qui inventa la flûte. On lui donna aussi le nom de Orée ou mère des montagnes. Elle était liée d'amitié avec un Phrygien nommé Marsyas qui fut l'inventeur du chalumeau, et qui garda sa chasteté jusqu'à la mort. Mais ensuite Суbèle se lia avec Attis et devint enceinte; son père s'en étant aperçu tua Attis et les nourrices. Cybèle en perdit la raison Elle parcourut la contrée et la fit retentir de ses lamentations, qu’elle accompagnait du son du tambour. Elle avait pour compagnon Marsyas; mais celui-ci ayant défié Apollon à la musique, fut vaincu et le dieu l'écorcha tout vif. Apollon épris d'amour pour Cybèle, suivit ses pas errants jusqu'aux régions hyperboréennes. Il fit ensevelir Attis et honorer Cybèle comme une divinité. C'est l'origine de ces fêtes que célèbrent encore aujourd'hui les Phrygiens, et dans lesquelles ils pleurent la mort du jeune homme, offrent des sacrifices à Cybèle et à Attis sur des autels qu'ils ont élevés en leur honneur, plus tard même ils élevèrent au jeune homme dans une de leurs villes, à Pessinonte, un temple superbe, où ils lui rendaient les honneurs divins et lui offraient des sacrifices avec la pompe la plus solennelle. Après la mort d'Hypérion, les enfants d'Uranus se partagèrent le royaume de leur père. Les deux plus illustres étaient Atlas et Saturne. Le premier habita les régions voisines de l'Océan, et devint très habile dans la science des astres. Il eut sept filles qui furent appelées Atlantides. Par leur commerce avec les principaux d'entre les dieux, elles devinrent la tige d'une postérité nombreuse et illustre; car les enfants qui naquirent d'elles furent mis au rang des dieux et des héros. L'aînée de toutes, Mina, donna à Jupiter Mercure. Saturne, fameux par sa cupidité autant que par ses débauches, épousa Rhéa, sa sœur, qui lui donna Jupiter. Il aurait existé un autre Jupiter, père d'Uranus: il régnait en Crète; mais il fut effacé entièrement par le fils de Saturne : car le royaume de celui-ci fut l’univers entier. Le Jupiter de Crète eut dix enfants nommés les Curètes : on montre encore aujourd'hui son tombeau dans cette île. Saturne régna sur la Sicile, la Libye et l'Italie. Son fils Jupiter se proposa un genre de vie tout opposé à celui de son père. Il monta sur le trône, ou du libre consentement de son père, comme le prétendent quelques-uns, ou, selon d'autres, par la volonté du peuple auquel Saturne s'était rendu odieux ; Saturne avec le recours des Titans déclara la guerre à Jupiter : mais il fut vaincu et demeura errant par le monde. Jupiter était doué d'une force de corps extraordinaire et excellait dans toutes sortes de vertus. Il s'appliqua à réprimer et à punir les méritants, et à récompenser les hommes vertueux ; ce qui fit qu'on lui donna après sa mort le nom de Zên, père de la vie, parce qu'il avait appris aux hommes à bien vivre. Nous venons de rapporter les principaux points de la théologie des Atlantides, dont les Grecs se sont, dit-on, emparés.   »

Voilà ce que dit Diodore au troisième livre de ses histoires. Et, dans le sixième, il confirme ce qu'il a dit de cette théologie par le témoignage d'un auteur messénien, nommé Evémère. Voici ce qu'il dit :

« D'après les principes que les anciens ont transmis à leurs descendants au sujet de la divinité, nous voyons qu'ils partageaient les dieux en deux classes : la première est celle des dieux éternels et immortels, ce sont le soleil, la lune et les autre astres du ciel; ils y ajoutaient les vents et tout ce qui participe à leur nature. Ils donnaient à chacun de ces dieux une origine éternelle et une durée sans fin. La seconde classe est celle des dieux terrestres. Nés au milieu des hommes, ces dieux n'étaient venus aux honneurs suprêmes de la divinité que par les bienfaits dont l'humanité leur était redevable. Ce sont Hercule, Bacchus, Aristée, et les autres dieux de même origine. D'un côté les historiens, de l'autre les poètes, créateurs des fables, nous ont laissé sur les dieux de la terre des traditions nombreuses et diverses. Parmi les historiens, Evémère a traité ce sujet d'une manière spéciale dans une histoire sacrée, dont il est l'auteur. Parmi les inventeurs de fable, Homère, Hésiode. Orphée et les autres poètes de ce genre ont imaginé une foule d'aventures merveilleuses, qu'ils ont attribuées à ces dieux. Nous essayerons de rapporter succinctement ce que les uns et les autres ont écrit, et pour mettre quelque ordre dans cette matière, nous exposerons leurs récits successivement. Evémère, devenu ami de Cassandre et obligé par cette raison de remplir des commissions de confiance, jusque dans des pays éloignés, vint, dit-on, dans les parties méridionales de l'Arabie heureuse. De là s'embarquant sur l'océan même, il y fit une assez longue navigation, et aborda en plusieurs îles de cette mer. Il en rencontra une entre autres qui s'appelait l'île Panchaïe. Tous les habitants vivaient dans une piété extraordinaire, faisant sans cesse de grands sacrifices aux dieux et apportant souvent dans leurs temples des offrandes d'or et d'argent. L'île entière semblait n'être qu'un temple. Evémère admira ce qu'on lui dit de l'ancienneté et ce qu'il vit lui-même de la magnificence de leurs édifices, Nous en avons fait le détail dans les livres précédents. Il y a surtout au sommet d'une colline fort élevée un temple de Jupiter Triphylien. On prétend qu'il a été bâti par le dieu même lorsque, n'étant encore qu'un homme, il régnait sur toute la terre. Dans ce temple est une colonne d'or, sur laquelle sont gravées en caractères panchaïens les principales actions d'Uranus, de Saturne et de Jupiter. Il y est marqué qu'Uranus le plus ancien roi du monde avait été un homme juste, bienfaisant, très versé dans la connaissance des astres et le premier qui ait fait des sacrifices aux dieux du Ciel, ce qui lui fit même donner le nom d'Uranus. Il eut pour fils de sa femme Vesta, Pan et Saturne, et pour filles Rhéa et Cérès, Saturne régna après Uranus et ayant épousé Rhéa, il en eut Jupiter, Junon et Neptune. Jupiter qui succéda au trône de son père épousa Junon, Cérès et Thémis. La première lui donna les Curètes, la seconde, Proserpine et la troisième, Minerve. Étant allé ensuite à Babylone, il y fut reçu par Bélus. De là il passa dans l'île de Panchaïe sur l'Océan et il y dressa un autel en l'honneur d'Uranus son aïeul. A son retour il vint en Syrie chez Caesius qui pour lors en était roi. C'est celui-ci qui a donné le nom au mont Caesius. Jupiter alla ensuite dans la Cilicie, ou il vainquit en bataille rangée Cilix qui en était le souverain. Il parcourut encore plusieurs autres villes et partout il fut respecté et regardé comme un dieu.  »

Voilà entre autres choses du même genre ce que rapporte Diodore au sujet des mortels placés au rang des dieux. Puis il continue :

« Pour ce qui est d'Evémère, l'auteur de l'histoire sacrée dont nous avons parlé, nous n'en citerons pas davantage. Maintenant nous essaierons de donner brièvement une idée de la mythologie des Grecs, d'après Homère, Hésiode et Orphée.»

Alors commence dans son ouvrage l'exposition des fables inventées par ces poètes. Pour nous, nous nous contenterons des fragments que nous avons cités sur la théologie dus Grecs. Seulement, nous croyons devoir y ajouter quelques détails sur les initiations et les mystères secrets. Nous verrons s'il y a vraiment dans ce culte prétendu divin, quelque chose qui soit digne de la divinité ou bien plutôt s'il n'a pas été suscité par l'enfer et les démons de l'erreur : religion digne de risée, si elle ne devait pas plutôt faire naître un sentiment de pudeur et surtout de compassion pour ceux qu'enveloppent encore ces ténèbres. Notre admirable Clément d'Alexandrie nous a fait de ces superstitions un tableau frappant dans son exhortation aux Grecs : il les connaissait à fond, ces superstitions, il en avait été l'esclave : mais il ne tarda pas à en secouer le joug affreux, aussitôt qu'il fut appelé à la liberté de notre Sauveur par les enseignements de la doctrine évangélique. Écoutons-le quelques instants.

CHAPITRE III.

Abrégé des initiations secrètes et des mystères occultes du polythéisme.

« Cessez donc de révérer ces sanctuaires de l'impiété, ces antres dont les profondeurs recèlent de prétendus prodiges. Abandonnez au mépris l'urne de Thesprotée, le trépied de Cirrha, l'airain de Dodone. Laissez parmi les fables surannées, ce vieux tronc de chêne qui reçoit un culte religieux au milieu des sables déserts : l'oracle a vieilli comme l'arbre sacré qui en était le siège. Elles sont muettes maintenant ces fontaines de Castalie et de Colophon : elles ne sont plus ces ondes prophétiques ; dépouillées d'un prestige trop longtemps vénéré, elles ont enfin laissé voir toute leur vanité. Vantez-nous maintenant ces oracles qui, dans leur inspiration ou plutôt leur fureur prophétique, éblouissaient par de frivoles réponses. Où est maintenant Clarius, Pythius, Didyme, Amphiaraüs, Apollon, Amphiloque? Joignez-y les aruspices, les augures, et tous ces profanes interprètes des songes. Rangez avec l'oracle Pythien tous ces hommes qui voyaient l'avenir dans la farine et dans l'orge, tous ces ventriloques révérés encore aujourd'hui par le vulgaire. Qu'un voile épais ensevelisse les sanctuaires des Égyptiens, les évocations funèbres des Tyrrhéniens : toutes ces folies n'étaient que des artifices d'hommes sans foi, un tissu d'impostures. C'était le même charlatanisme dans ces chèvres dressées à la divination, dans ces corbeaux exercés à rendre des oracles.

Et, si maintenant je vous disais les mystères! Si je les divulgue, ce n'est point, comme on le reproche à Alcibiade, pour m'en faire un jeu ; mais ce sera pour porter le flambeau de la vérité dans ce sanctuaire de l'imposture. Il faut qu'ils soient donnés en spectacle, ces mystères, aux yeux qui cherchent la vérité. Les fêtes de Bacchus furieux se célèbrent dans un délire sacré, en dévorant des viandes crues. La distribution des victimes se fait religieusement par des prêtres, couronnés de serpents et vociférant dans leurs lamentations le nom de cette Ève qui a introduit dans le monde l'erreur et la mort. L'emblème particulier des fêtes de Bacchus est le serpent consacré par des cérémonies religieuses. Or, dans la langue des Hébreux, le mot Ève, avec l'aspiration, signifie serpent femelle. Cérès et Proserpine sont aussi l'objet de cérémonies mystérieuses. C'est l'enlèvement de la fille tandis quelle errait dans la prairie, et la douleur de la mère que célèbrent les torches d'Éleusis.

Expliquons maintenant l'étymologie des orgies et des mystères. Orgie vient d'un mot grec qui signifie colère, à cause du ressentiment de Cérès contre Jupiter : mystère, d'un autre mot grec, qui signifie crime, à cause de l'attentat commis contre Bacchus. Si vous aimez mieux trouver l'étymologie du mot mystère dans le nom de Myson, Athénien tué à la chasse, suivant le témoignage d'Apollodore, nous vous permettons de mêler ainsi à vos fêtes un nom et des honneurs funèbres. Vous pouvez enfin voir le mot mystère dans celui de mytheria (qui concerne la chasse) par le changement de deux lettres : en effet la chasse est le fond de toutes ces fables qu'on rencontre, soit chez les Thraces plongés dans la plus profonde barbarie, soit chez les Phrygiens, le plus stupide des peuples, soit chez les Grecs, fameux par leurs superstitions. Mais maudit soit l'homme qui le premier a introduit ces folies dans le monde ; soit qu'on les doive attribuer à Dardanus, l'inventeur des mystères de la mère des dieux, ou bien à Eétion, l'auteur des orgies et des fêtes des Samothraces, ou bien enfin à ce Midas le Phrygien, qui, instruit par Odryde de tous les artifices de l'imposture, les imposa ensuite à ses sujets. Car il me fera toujours horreur ce Cyniras de Chypre qui, possédé du désir de diviniser une prostituée sa compatriote, osa mettre au jour tes infâmes mystères de Vénus. Selon d'autres, les fêtes de Cérès furent apportées d'Égypte en Grèce par Melampe, fils d'Amythaon, qui chantait dans ses vers les chagrins de la déesse. Pour moi, je vois dans tous ces hommes les funestes auteurs de fables impies, les pères d'une désolante superstition, qui ont jeté dans la vie humaine ces mystères comme un germe fatal de crime et de mort.

Mais il est temps de vous mettre sous les yeux vos orgies avec tous leurs prodiges, enfants de l'imposture. Une fois que vous en aurez pénétré les secrets, vous accueillerez vous-mêmes avec le sourire du mépris les fables qui sont maintenant l'objet de votre culte. J'exposerai à la lumière les secrets les plus intimes de ces mystères ; je ne rougirai pas de dire ce que vous ne rougissez pas d'adorer. Eh bien! d'abord cette fille de l'écume de mer, née dans l'île de Chypre, l'amante de Cinyras, c'est cette Vénus aux amours impudiques qui naquit du sang d'Uranus, honteusement mutilé. Ses membres séparés du corps eurent avec les flots une sorte de commerce honteux qui produisit Vénus, fruit digne de vos passions déréglées. Aussi dans les fêtes de cette déesse de la mer, ceux qui sont initiés à l'art honteux de la prostitution reçoivent comme symbole de la génération un grain de sel et une figure infâme, dont les oreilles chastes ne sauraient entendre le nom. Puis les initiés présentent à la divinité une pièce de monnaie en témoignage de leur dévouement à son amour.

Les mystères de Cérès rappellent les liaisons incestueuses de Jupiter avec cette Cérès, sa mère, et le courroux de Cérès elle-même, que l'on doit appeler ou sa mère ou son épouse; car je ne sais lequel des deux noms lui donner. C'est de cette colère de Cérès que lui est venu, dit-on, le nom de Brimo. De là ces supplications à Jupiter, ces coupes de fiel, ces convulsions, enfin ces actions abominables qui se faisaient dans les fêtes de cette divinité. Les mêmes cérémonies sont en usage chez les Phrygiens, en l'honneur d'Attis, de Cybèle et des Corybantes On dit aussi que Jupiter mutila un bélier, dont il jeta les lambeaux dans le sein de Cérès, comme une expiation pour le crime qu'il avait commis en lui faisant violence. Il y a dans ce simple exposé des symboles de ces initiations de quoi exciter la risée: et je ne pense pas qu'ils puissent être entendus sans cela par ceux-là mêmes d'entre nous qui sont le moins disposés à en rire. Ainsi, par exemple : j'ai mangé du tambour, j'ai bu de la cymbale, j'ai dansé la cernophore. J'ai pénétré dans le lit nuptial. Ne sont-ce pas là des symboles dignes de risée, mêlés à des mystères d'infamie?

Et que serait-ce si j'ajoutais ce que je dis encore? Cérès devient enceinte et met au monde une fille: cette enfant grandit et Jupiter séduit sa propre fille Phéréphalte, comme il avait séduit la mère, oubliant sans doute ce premier crime. Il la séduit sous la forme d'un serpent, comme nous en avons la preuve : car c'est pour cela que dans les Sabuzies, le symbole est le Dieu se glissant dans le sein des initiés : or, ce dragon qui se glisse dans le sein des initiés est le signe de l'inconstance de Jupiter. Phéréphalte met au monde un enfant qui a la forme d'un taureau. C'est sans doute ce que chante dans ces vers un poète idolâtre : Un taureau père d'un dragon, un dragon père d'un taureau, un bouvier sur la montagne avec un aiguillon caché. Sans doute que par cet aiguillon il entend le bâton que portaient ceux qui célébraient les bacchanales.

Faut-il maintenant vous raconter Phéréphalte, cueillant des fleurs dans une corbeille, et enlevée par Pluton ; la terre entr'ouvrant son sein, et les pourceaux d'Eubulée engloutis avec les deux divinités ? (De là, aux Thesmophories, l'usage de chasser des pourceaux en langue mégarienne). C'est toute cette anecdote fabuleuse que célèbrent les femmes dans certaines villes : ainsi les Thesmophories, les Scirrhophories, les Arrhétophories ne sont que des allusions diverses à cet enlèvement de Phéréphalte.

Les fêtes de Bacchus rappellent le dernier excès de la cruauté. Tandis qu'il était encore enfant, les Curètes se livraient autour de lui à des danses armées, les Titans se glissèrent furtivement auprès de lui, l'amusèrent avec des jouets d'enfant; puis ils mirent en pièces son tendre corps. C'est le récit d'Orphée de Thrace qui a chanté dans ses vers les fêtes de Bacchus: une toupie, dit-il, un sabot, des marionnettes, des pommes d'or, ces belles pommes du jardin des Hespérides à la voix mélodieuse.

Peut-être ne sera-t-il pas inutile de vous mettre sous les yeux les ridicules symboles en usage dans cette fête : un osselet, une balle, une toupie, des pommes, un sabot, un miroir, une toison. Minerve, qui avait enlevé le cœur de Bacchus, fut appelée de là Pallas, du mot Pallein, qui signifie palpiter, parce que ce cœur palpitait encore. Après avoir mis l'enfant en pièces, les Titans placent sur un trépied un vase d'airain, dans lequel ils jettent ses membres mutilés: ils les font cuire d'abord, les embrochent, et les présentent en cet état à Vulcain.

Mais Jupiter apparaît tout à coup, attiré sans doute par l'odeur de la graisse rôtie ; car vos dieux avouent eux-mêmes qu'ils ne sont pas insensibles à cette sorte d'hommage : il foudroie les Titans, et confie à Apollon son fils, le soin d'ensevelir les membres de Bacchus. Apollon obéit et va porter sur la cime du Parnasse le cadavre de l'enfant mis en pièces.

 Faut-il vous rappeler aussi les orgies des Corybantes, ces deux meurtriers de leur propre frère, dont ils coupèrent la tête; puis ils l'enveloppèrent d'un voile de pourpre, la ceignirent d'une couronne, et la portèrent sur un bouclier d'airain, pour l'ensevelir au pied du mont Olympe ? D'où il suit, pour le dire d'un seul mot, que tous ces mystères ne rappellent que meurtres et tombeaux. Les prêtres de ces mystères (la vénération et l'intérêt leur ont décerné le titre de rois des sacrifices) ont su environner encore cet événement d'une foule de circonstances merveilleuses. Ainsi ils défendent de servir à table du persil avec sa racine, parce qu'ils prétendent que cette plante est le produit des gouttes de sang que laissa couler le cadavre du Corybante tué par ses frères. C'est aussi la raison qui fait que les prêtresses des Thesmophories s'interdisent l'usage des grenades, qu’elles croient produites par les gouttes de sang de Bacchus dont la terre fut arrosée.

On donnait aussi aux Corybantes le nom de Cabires, et celui de Cabiries, aux fêtes qu'ils célébraient en leur honneur. Les deux fratricides emportèrent dans leur fuite la boîte qui contenait les membres honteux de Bacchus, et naviguèrent pour le pays des Tyrrhéniens, fiers sans doute du glorieux dépôt dont ils étaient chargés. Arrivés dans le pays, les deux fugitifs proposèrent à la vénération des Tyrrhéniens la boîte et ce qu'elle contenait et imaginèrent en l'honneur de cette noble divinité diverses cérémonies religieuses. Voilà ce qui fait que quelques-uns, et ce n'est pas sans quelque vraisemblance, confondent Bacchus avec Attis parce que l'un et l'autre sont également mutilés.

Faut-il s'étonner du reste de rencontrer chez les Tyrrhéniens, peuple barbare, de semblables infamies, quand les Athéniens et les autres peuples de la Grèce, j'ai honte de le dire, ne rougissent pas de célébrer les aventures fabuleuses de Cérès avec toutes les turpitudes qu'elles renferment ? Cérès, étant à la recherche de sa fille Proserpine, s'arrêta de lassitude dans les environs d'Éleusis, ville de l'Attique ; et là, dans sa douleur, elle s'assit près d'un puits, ce qui est défendu, encore aujourd'hui, à ses initiés, de peur qu'ils ne paraissent vouloir contrefaire la douleur de la déesse. Or Éleusis comptait alors au nombre de ses habitants quelques indigènes, dont les noms étaient Baubo, Dysaulis, Triptolème, Eumolpe, et Eubulée. Triptolème nourrissait des bœufs, Eumolpe des brebis, Eubulée des pourceaux, Ils sont la tige des Eumolpides, ces célèbres hérauts des sacrifices. Or, Baubo, car je ne saurais m'empêcher de le dire, donna l'hospitalité à Cérès, et lui présenta un breuvage pour la soutenir. Mais la déesse rejeta la coupe et refusa d'en approcher ses lèvres, tant sa douleur était profonde. Baubo affligée de ce refus qu'elle regardait comme un outrage, imagina de se présenter à la déesse dans la plus immodeste nudité. Le moyen réussit; la douleur de Cérès céda à l'hilarité que lui causa malgré elle ce spectacle, et elle consentit, quoique avec peine, à accepter le breuvage.

Tels sont les mystères secrets des Athéniens. С'est Orphée lui-même qui nous les révèle ; je vous citerai les propres paroles afin que ces infamies vous soient attestées par celui-là même qui fut l'instituteur de ces mystères. A ces mots, dit-il, Baubo soulevant son voile, offre aux yeux de la déesse, un spectacle que la pudeur réprouve. Cérès oubliant sa douleur, prend un jeune enfant nommé Iacchus, et le précipite dans les bras de Baubo : puis, dans son hilarité, car elle ne put retenir un sourire, elle accepte le vase aux diverses couleurs, et avale la liqueur qu'il contenait. Voici donc l'abrégé des symboles d'Éleusis : J'ai jeûné ; j'ai bu le cycéon ; j'ai pris de la boîte quelque chose que j'ai mis dans une corbeille; puis, après m'en être servi, je l'ai remis dans la boite. Que de belles choses à voir ! comme elles sont dignes d'une déesse !

Ne méritent-elles pas bien plutôt d'être ensevelies dans les ténèbres de la nuit, et punies par le feu ? Il y a bien là en effet de quoi enfler d'orgueil et de vanité les cœurs des Erechtides et des autres Grecs, pauvres peuples, auxquels sont réservées au-delà du tombeau des peines qu'ils ne soupçonnent pas! Qui sont ceux en effet qui doivent craindre l'accomplissement des prédictions d'Héraclius d'Ephèse? ne sont-ce pas ceux qui se livrent à des opérations nocturnes, les magiciens, les bacchantes, les prêtres de Bacchus, les initiés aux mystères secrets ? n'est-ce pas eux que regardent ces menaces après leur mort ? N'est-ce pas à eux qu'est réservé le supplice du feu ? En effet tout ce que les hommes appellent des mystères, qu'est-ce autre chose que des initiations sacrilèges ? Ces rites que sanctionnent les lois et l'opinion commune, ces mystères du dragon, que sont-ils autre chose qu'une vaine imposture qui propose comme sacrés des objets profanes, qui couvre du voile d'une prétendue piété des cérémonies abominables ? Car il faut mettre au grand jour les objets sacrés des païens, dévoiler leurs secrets. Or, je vois des gâteaux de sésame de forme pyramidale, d'autres de forme sphérique ; des gâteaux couverts de petites éminences, des grains de sel, un dragon, emblème sacré de Bacchus Bassaréus, des grenades, de la moelle d'arbre, une férule, du lierre, des pastilles de fromage et de farine, des pavots. Voilà les objets qu'ils appellent saints. Voulez-vous maintenant connaître les symboles des mystères de Thémis ? Vous verrez de l'origan, une torche, un glaive, un peigne, qui dans sa signification symbolique désigne un objet que la pudeur défend de nommer. Ô comble de l'infamie ! Autrefois, le silence de la nuit servait de voile, même aux plus chastes plaisirs de l'homme aux mœurs pures : et maintenant c'est la nuit qui révèle aux initiés les mystères de l'impudicité l Des torches allumées éclairent de leurs feux les derniers excès de la débauche ! Éteins donc ce feu, grand hiérophante: et vous, prêtres, rougissez de ces flambeaux que vous portez : leur lumière éclaire les turpitudes de votre Iacchus. Certes, la nuit n'a pas de ténèbres trop profondes pour voiler vos mystères ; vos orgies gagneront du moins quelque chose à rester dans l'obscurité; car le feu ne sait pas feindre, lui: sa nature est de dénoncer les coupables et de les punir.

Ainsi voilà donc quels sont les mystères de ces peuples athées : et si je les appelle de ce nom, ils le méritent à tous les titres, eux qui ont méconnu l'unique Dieu véritable, eux qui ne rougissent pas d'honorer d'un culte honteux, un enfant mis en pièces par les Titans, les larmes d'une femme, des objets dont la seule idée révolte la pudeur. Ils ont un double titre à cette qualification d'athéisme : le premier c'est qu'ils n'ont aucune idée de la divinité, puisqu'ils ne connaissent pas celui-là seul qui est vraiment Dieu : le second, c'est que dans leur erreur, ils prennent pour des dieux des êtres qui ne le sont pas ; que dis-je qui ne le sont pas? Des êtres qui n'ont pas même d'existence réelle, des êtres qui n'ont de Dieu que le nom.  »

Ainsi parle Clément d'Alexandrie.

CHAPITRE IV.

Quelles raisons nous ont déterminés à repousser de semblables doctrines sur la Divinité.

C'est avec raison assurément que nous nous glorifions de nous être affranchis de toutes ces absurdités. C'est comme d'une maladie terrible et pernicieuse que nous prétendons être délivrés de cette antique erreur, qui a régné pendant tant de siècles. Et cette délivrance, nous la devons d'abord à la bonté et à la grâce du Dieu tout-puissant, ensuite à la vertu ineffable des enseignements évangéliques de notre Sauveur, enfin au sage raisonnement qui nous a fait comprendre tout ce qu'il y a d'impie et de criminel à prostituer l'auguste nom de la divinité à des hommes mortels dont il ne reste depuis longtemps que la poussière, à des hommes dont la mémoire est loin d'être sans tache, mais qui n'ont laissé à la postérité que le souvenir et l'exemple de tous les excès de l'intempérance, de la volupté, de la cruauté, de la démence. Ne serait-ce pas en effet le comble de la folie que de voir des hommes irréprochables dans les mœurs, se prosterner devant des débauchés et des dissolus ; des hommes intelligents et sensés rendre un culte religieux a des hommes qui ont perdu la raison ; des disciples de la justice et de la charité se constituer les adorateurs de monstres qui se sont imprimé la tache honteuse de la plus révoltante cruauté, en souillant leurs mains dans le sang de leurs parents ou de leurs enfants ? Prostituer le nom adorable du Dieu de toute sainteté, à ces parties du corps humain, que l'honnêteté même ne permet pas de nommer ou bien à des êtres sans raison ; se peut-il concevoir quelque chose au-delà d'une pareille impiété ? Diviniser des actions, qui sont la honte de l'humanité, au point que si des criminels en étaient convaincus devant les tribunaux de la justice humaine, les lois n'auraient pas de châtiments assez rigoureux à infliger à de tels crimes! mais à quoi bon nous arrêter davantage à annoncer à tous les hommes, Grecs ou Barbares, leur délivrance de toutes ces horreurs ou bien à justifier aux yeux de tout le monde notre défection du culte de ces fausses divinités, lorsque déjà un grand nombre des plus zélés défenseurs de ces superstitions se sont éveillés comme d'un profond sommeil ; ils ont ouvert les yeux de l'intelligence sur les ténèbres au milieu desquelles ils avaient vécu jusque là, et ils ont vu la ridicule frivolité des fables de leurs pères. Revenus à eux-mêmes ils ont eu horreur de la voie dans laquelle ils avaient marché, et en ont embrassé une nouvelle. Les uns ont abjuré sur-le-champ les rêveries fabuleuses de leurs pères, devenues l'objet de leurs railleries ; les autres, voulant seulement décliner le reproche d'impiété, n'ont pas persévéré dans leur ancienne voie, sans cependant l'abandonner entièrement. Ceux-ci, dans le dessein d'ôter à leurs systèmes ce qu'ils ont d'absurde et de honteux, ont prétendu que les histoires réputées jusqu'alors véridiques sur les dieux reconnus par tout le monde, n'étaient qu'une invention des poètes, dans laquelle il fallait chercher des allégories physiques. Bien qu'ils ne puissent apporter la moindre preuve à l'appui de cette assertion, nous consentons cependant volontiers à exposer ce qu'ils ont de plus spécieux dans leurs doctrines afin de mettre dans tout leur jour les raisons qui nous les ont fait abandonner, avantage que nous devons uniquement aux heureux renseignements de notre Sauveur. Maintenant, donc, reprenons les choses de plus haut et examinons.

CHAPITRE V.

Résumé de ce que nous avant dit jusqu'ici.

Voilà donc quelle est la théologie grecque, cette théologie populaire, avec toutes ses fables. Elle est de beaucoup postérieure à celle des Phéniciens, des Égyptiens et des autres peuples dont nous avons parlé plus haut: et la preuve qu'elle est bien telle que nous l'avons présentée, c'est que nous en avons pris le tableau dans les écrivains grecs. Nous avons cru faire une chose avantageuse pour ceux qui liront ce traité, et les mettre à portée de comprendre et de juger sainement en mettant en tête de la préparation évangélique l'exposé de cette théologie. Nous en comprendrons mieux nous-mêmes, et ceux qui n'ont pas encore fait l'heureuse expérience de nos doctrines sauront mieux aussi qui nous étions autrefois, quels furent nos pères, à quels maux nous étions réduits, à quel degré d'impiété et d'ignorance, par rapport aux choses de Dieu, nos âmes étaient descendues, lorsque la prédication évangélique est venue nous annoncer l'affranchissement et la délivrance de tous ces maux, heureuse délivrance dont nous sommes uniquement redevables à la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu. Et ce n'est pas seulement dans un coin de la terre, ni dans les limites étroites d'un pays, mais c'est par toute la terre, au centre de la domination des idées superstitieuses, que ce divin Sauveur, comme le vrai soleil des âmes créées avec l'intelligence et la raison, répandant au loin les flots de la lumière dont il est la source, est venu appeler tous les hommes, et nous faire passer tous, Grecs et Barbares, comme d'une effrayante obscurité, et du sein de la nuit profonde des erreurs superstitieuses, au jour brillant et lumineux de la vraie piété envers le Dieu souverain. Il est donc évident, d'après ce que nous avons dit jusqu'ici, que tous les sectateurs enthousiastes de l'idolâtrie, dans les villes comme dans les campagnes, ont rendu un culte et des honneurs divins à des idoles sans vie, à de vains simulacres d'hommes morts depuis longtemps. Dans leur vie tout animale, les hommes des siècles passés ne tenaient aucun compte du Dieu créateur de toutes choses, ni de sa divine justice, vengeresse des crimes; mais ils se précipitaient sans frein dans tous les genres d'abominations. Il n'y avait point alors de lois pour régler la vie humaine; les hommes n'étaient point encore unis par les liens d'une douce civilisation; mais ils menaient une vie sauvage et désordonnée, errant çà et là dans les plaines. Chez les uns, tout leur instinct se terminait comme chez les brutes, à la satisfaction de leur appétit et ce fut chez eux que l'impiété prit naissance. D'autres, comme un sentiment inné en eux, attachant à la nature et à la puissance de la divinité l'idée d'une chose utile et salutaire, voulurent en découvrir l'existence. Leur âme s'éleva vers les cieux pour l'y chercher, mais leur esprit ne pénétra pas au-delà des bornes de leurs sens ; frappés de l'éclat et de la beauté des corps qui brillent au firmament, ils en firent des dieux. Les autres enfin cherchèrent la divinité sur la terre. Ils qualifièrent du titre de dieux, tous ceux qui effacèrent leurs semblables, ou par la supériorité de l'intelligence, ou par la force physique, ou qui firent peser sur les nations le joug de leur puissance, comme les géants, les tyrans, les magiciens, et tous ces hommes habiles dans l'art de préparer des breuvages enchanteurs. En un mot, tout ce qu'il y eut d'hommes qui surent se rendre utiles à la vie commune furent mis au rang des dieux, soit pendant leur vie, soit après leur mort. De là il résulte que les premiers temples des dieux furent les tombeaux des morts, comme le rapporte Clément d'Alexandrie dans son exhortation aux Grecs. Il prend à témoin de ce qu'il dit les Grecs eux-mêmes. Écoutons-le plutôt, lui-même, si vous le trouvez bon, dans cet écrit où il parle de la sorte.

CHAPITRE VI.

Ce que l'on appela les temples des Dieux n'était autre chose que les tombeaux des morts.

« Issue d'une pareille origine, la superstition devait nécessairement être la source d'une infinité d'horreurs. Ensuite, loin d'être coupée dans sa racine, elle prit au contraire, de jour en jour de nouvelles forces, acquit une puissance toujours croissante, créa des démons en grand nombre, offrit des hécatombes, célébra des fêtes solennelles, érigea des statues, construisit des temples. Mais il faut le dire et ne pas craindre de le révéler, ces édifices pompeusement décorés du nom de temples n'étaient que des tombeaux : ainsi ce furent en réalité des tombeaux qui reçurent le nom de temples. Abjurez donc maintenant vos superstitions: ne fût-ce que par la honte d'offrir à des tombeaux un culte divin.

« Voyez à Larisse le temple de la citadelle, dédié à Minerve, n'est-il pas le tombeau d'Acrisius? Dans la citadelle d'Athènes, c'est celui de Cécrops, suivant le témoignage d'Antiochus au neuvième livre de son histoire. Ne voit-on pas le tombeau d'Erichthonius dans le temple de Minerve Poliade ? Celui d'Ismare, fils d'Eumolpe et de Daïra ne se voit-il pas au milieu de l'enceinte du temple élevé au pied de la citadelle d'Eleusis ? Les filles de Celée ne sont-elles pas aussi ensevelies à Éleusis ? Ces femmes hyperboréennes, connues sous le nom d'Hyperoche et de Laodice ne sont-elles pas l'une et l'autre ensevelies sous l'autel de Diane, dans le temple d'Apollon à Délos? Léandre nous apprend que Cléomaque est enseveli dans le temple d'Apollon Didyme à Milet. N'oublions pas ici le tombeau de Leucophryne, ensevelie dans le temple de Diane à Magnésie, selon que le rapporte Zénon de Mynde. L'histoire ne nous apprend-elle pas aussi que l'autel d'Apollon à Telmesse est élevé sur la pierre tumulaire d'un devin nommé Telmessus. Ptolémée, fils d'Agésarque, rapporte au premier livre de l'histoire de Philopator, que Cynire et ses descendants sont ensevelis dans le temple de Vénus à Paphos. Je ne finirais pas si je voulais passer en revue tous les tombeaux auxquels vous offre votre culte. Parcourez plutôt vous-même les divers pays pour vous en convaincre, si vous n'avez pas honte de vos propres oeuvres, pauvres mortels qui mettez votre confiance dans des morts. Infortunés! pourquoi vous condamnez-vous vous-mêmes à toutes ces misères ?  »

Puis il ajoute plus loin :

« Un empereur romain a fait recevoir à l'Égypte, peu s'en est fallu même qu'il ne la fît adopter à la Grèce, une nouvelle divinité, Antinoüs, jeune homme d'une rare beauté, qui lui avait inspiré une violente passion. Il en fit un dieu, comme Jupiter avait fait de Ganymède. On n'enchaîne pas aisément une passion, lorsqu'elle n'a rien à craindre : ainsi maintenant on célèbre les nuits sacrées d'Antinoüs, en mémoire de celles que son impudique amant avait passées avec lui dans de honteuses débauches.  »

Ensuite il ajoute :

« Et aujourd'hui le tombeau du favori d'Adrien est devenu le temple et la ville d'Antinoüs. Aussi, à mon avis, les tombeaux méritent la même vénération que les temples; car les pyramides, les mausolées, les labyrinthes, sont des temples de morts, comme les temples dont nous avons parlé sont des tombeaux de dieux. »

Plus loin encore il ajoute :

« Disons maintenant quelques mots de vos jeux, et réduisons au néant toutes ces fêtes qui se célèbrent sur des tombeaux: vos Jeux isthmiques, les Jeux néméens, les Jeux pythiques, et surtout les Jeux olympiques. Pour les Jeux pythiques, ils sont ainsi appelés, parce qu'à Pytho on honore le serpent Python, qui donne son nom à la fête. Les Jeux isthmiques furent institués à cette occasion : la mer avait jeté sur le rivage de l'Isthme un misérable cadavre ; des jeux furent institués pour pleurer la mort de Mélicerte. Némée est le tombeau d'un autre jeune homme nommé Archémore : de là les fêtes qui se célèbrent sur son tombeau sont appelées jeux néméens. Vous avez encore à Pissa un autre tombeau. Vous tous qui portez le nom de Grecs, c'est le tombeau d'un cocher de Phrygie. Enfin vos Jeux olympiques, dont le Jupiter de Phidias s'est emparé, ce sont les sacrifices funèbres de Pélops.  »

Ainsi parle notre auteur.

Maintenant résumez dans votre esprit toute l'histoire de l'idolâtrie, et voyez dans quel abîme elle s'est précipitée. D'abord, en écoutant la voix de la nature, en nous laissant gouverner par les impressions que nous trouvons innées en nous, ou plutôt qui y ont été gravées de la main du Créateur, nous ne pouvons nous empêcher d'attacher au nom et à la nature de Dieu l'idée d'un être bon et bienfaisant. C'est là un sentiment universel parmi les hommes, un sentiment naturel dont le germe a été placé par l'auteur de toutes choses dans toutes les âmes douées d'intelligence et de raison. Mais les hommes ont fait violence à la raison pour se créer une religion. Les livres des Hébreux font mention d'un ou deux hommes sages ou de quelques autres encore peut- être, mais toujours en très petit nombre, qui n'ont point attribué la nature divine, telle qu'ils la concevaient, à aucun être visible, mais qui ont, par un raisonnement bien naturel, remonté des objets visibles à l'Auteur de l'univers, au puissant Créateur de tous les êtres, et l'œil pur de leur intelligence a vu en lui le Dieu unique et conservateur de toutes choses, le seul auteur de tous les biens. A ces rares exceptions près, tout le reste du genre humain, l’esprit enseveli dans d'épaisses ténèbres, se laisse entraîner au fond de l'abîme de l'impiété, au point de ne voir comme les brutes, rien de beau, rien d'utile, rien de bon que ce qui pouvait flatter les yeux ou la chair. De là comme nous l'avons remarqué, tous ceux qui surent inventer les arts réputés utiles au bien-être du corps, ou qui connurent les secrets de la magie et des enchantements, certains rois ou tyrans, quoique mortels de leur nature, et exposés à toutes les vicissitudes de la vie humaine, furent décorés du nom de sauveurs ou de dieux, à cause des services que leur devaient Ies hommes: parce que ceux-ci transportèrent sur eux en qui ils voyaient des bienfaiteurs le sentiment de religieuse vénération qu'ils tenaient de la nature envers la Divinité. L'excessive admiration qui captiva leurs esprits alla jusqu'à leur faire oublier les crimes de ceux qu'ils divinisaient : elle ne leur permit pas de rougir des excès honteux que la renommée en publiait: Ils ne savaient voir dans ces hommes que les bienfaits qu'ils en avaient reçus, ou la puissance et la tyrannie auxquelles ces princes étaient parvenus : voilà ce qui commandait la vénération. Puis, comme nous l'avons dit, la vie humaine n'était point encore réglée par des lois fixes : des châtiments certains n'étaient point encore décernés au crime. De là il résultait nécessairement qu'aucun opprobre n'était attaché à l'adultère, aux abominations, aux mariages honteux et illégitimes, à l'assassinat, au parricide, au meurtre d'enfants ou de frères, aux guerres et aux expéditions entreprises par des princes, dans lesquels les peuples étaient accoutumés à voir des dieux. Toutes ces actions prenaient au contraire aux yeux des hommes des couleurs de vertu et de courage qui les faisaient transmettre comme de belles actions au souvenir et à la vénération de la postérité. 

Tels étaient les principes de la théologie des anciens peuples, théologie entièrement dénaturée aujourd'hui par certains modernes, que le monde voit depuis quelques jours à peine. Ces nouveaux venus trouvent beau d'introduire une philosophie plus raisonnable, comme ils disent; d'imaginer une histoire des dieux plus conforme à la nature : leur esprit s'est plu à inventer pour toutes ces fables des explications moins révoltantes, parce que sans avoir le courage d'abandonner entièrement les superstitions impies de leurs pères, ils ne peuvent cependant soutenir l'absurdité de leur honteuses divinités. Dans le dessein de porter remède aux erreurs de leurs aïeux, ils se sont donc mis à créer des explications et des théories physiques pour remplacer ces fables. Ils ont donné fièrement, comme la découverte d'un grand mystère, ce sentiment que les fables antiques ne sont que des allégories, représentant tout ce qui peut servir à l'entretien et à l'accroissement des corps. Parlant de ce principe, ils ont divinisé les divers éléments du monde. Par là sont devenus des dieux, non seulement le soleil, la lune et les autres astres, mais la terre, l'eau, l'air et le feu, et tout ce qui résulte de la combinaison de ces divers éléments. Ils y ont même ajouté Ies fruits que produisent les diverses saisons; toutes les substances sèches ou aqueuses qui servent à l'aliment de nos corps. Comme ils ont vu dans toutes ces substances les causes de la vie physique, ils en ont fait Cérès, Bacchus, Proserpine et les autres divinités de ce genre, faisant ainsi violence aux fables pour leur donner des couleurs fardées et sans vérité. Ainsi, comme ils n'ont pu s'empêcher de rougir de la théologie de leurs ancêtres, ils ont imaginé, chacun selon ses idées, des contes moins ridicules sur l'histoire des dieux ; mais cependant il n'y en a pas un seul qui ait osé toucher au culte de ses pères tant était grande la vénération qu'ils professaient pour les doctrines de l'antiquité, et pour une religion au sein de laquelle ils avaient été nourris. Mais, dans l'esprit de ceux qui les avaient précédés, s'il était permis d'ériger en dieux des hommes pour les services qu'ils avaient rendus ou pour quelqu'une des causes que nous avons énumérées plus haut, Il ne l'était pas moins de faire le même honneur à des brutes lorsqu'elles réunissaient les mêmes titres à la reconnaissance du genre humain. En conséquence, ils décernèrent aux animaux irraisonnables le même culte, des libations, des sacrifices, des mystères sacrés, des chants et des hymnes, en un mot les mêmes honneurs qu'aux hommes érigés en divinités. Et dans l'excès de leur passion furieuse pour les jouissances de la volupté, ils en vinrent à ce point de perversité qu'ils rendirent les honneurs divins aux membres honteux du corps humain et aux choses impudiques, parce que ceux qui se mêlaient des choses divines prétendaient qu'il ne fallait pas s'occuper en cela de la décence des termes.

Il reste donc constant que les anciens peuples s'attachaient purement aux fables, telles que l'histoire les leur présentait, sans y chercher un sens plus profond. Mais, puisque l'occasion nous a amenés à dire quelque chose des systèmes recherchés et subtils des grandes philosophies, continuons de les approfondir pour que nous ne passions pas du moins pour étrangers à leur merveilleuse philosophie. Mais, avant d'en venir à l'exposition de leurs doctrines, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de faire voir les contradictions de tous ces grands philosophes entre eux sur la matière qui nous occupe en ce moment: car ils sont loin d'avoir une manière uniforme d'expliquer la nature des choses. Il en est qui les exposent à tout hasard, et qui bâtissent des systèmes, chacun d'après ses idées personnelles. D'autres, au contraire, avec la prétention d'être plus sages, font table rase et excluent de leur république non seulement les histoires indécentes, accréditées dans leur patrie sur le compte des dieux, mais encore les interprétations que l'on y donne. Mais, comme les lois punissent sévèrement le mépris des fables reçues, ils sont quelquefois forcés de souscrire à ces croyances fabuleuses. Écoutons donc parler les philosophes grecs par la bouche de leur coryphée ; voyons ce prince de la philosophie, repousser bien loin aujourd'hui les fables de sa patrie, et demain les admettre religieusement. Voyez-le donc ce divin Platon lorsqu'il expose ingénument ses opinions privées, il enseigne hardiment qu'il faut bien se garder de penser ou d'écrire ce que les anciens admettaient sur la nature des dieux, soit qu'il faille y chercher un sens caché et allégorique, soit que ces fables doivent être prises à la lettre. Mais la sévérité des lois vient-elle mettre un frein à ses paroles, ce sont des dogmes qu'il faut respecter religieusement, en se gardant bien de croire qu'il y ait sous ces fables quelque sens figuré. Ce qui ne l'empêche pas d'omettre quelquefois des doctrines totalement opposées à toute la théologie des anciens sur le ciel, le soleil, la lune et tous les autres astres, comme sur le monde en général et sur chacune de ses parties ; et de professer ouvertement ses propres opinions, les théogonies admises par les anciens. Voici en quels termes il en parle dans son Timée.

CHAPITRE VII.

Sentiments de Platon sur la théologie des anciens.

« Quant aux autres dieux, dit-il, et à leur origine, c'est là un sujet qui dépasse notre intelligence : il faut sur ces matières se borner à croire ce qu'en ont enseigné nos ancêtres ; parce qu'étant, comme ils le disent eux-mêmes, les descendants des dieux, ils doivent être instruits de tout ce qui a rapport à leurs pères. Loin de nous donc de ne pas croire à la parole des enfants des dieux, quoique ce qu'ils enseignent ne soit pas toujours appuyé sur des démonstrations logiques et rigoureuses : mais la loi nous fait un devoir de nous y soumettre, parce qu'ils parlent de choses qui sont de leur compétence. Suivons donc exactement la généalogie des dieux, telle qu'ils nous l'ont transmise. Le Ciel et la Terre eurent deux enfants, l'Océan et Thétis, qui engendrèrent Phorcys, Saturne et Rhéa, et tous les autres enfants qu'on leur donne. De Saturne et de Rhéa, naquirent Jupiter et Junon, avec tous les frères que nous leur connaissons. Jupiter et Junon eurent aussi un grand nombre d'enfants. »

Ainsi c'est pour obéir aux lois qu'il faut, d'après Platon, souscrire à ces croyances, bien qu'elles ne reposent pas toujours sur des raisonnements clairs et rigoureux : et ce qu'il importe d'observer ici, c'est qu'il enseigne formellement que dans ces dénominations et ces généalogies des dieux, il n'y a point à chercher des allégories tirées des choses naturelles. Mais ailleurs, ce même philosophe confesse naïvement ses opinions personnelles et voici en quels termes :

« Hésiode, ou quelque autre que ce soit, a menti impudemment, mais il a fait surtout un bien dangereux mensonge, lorsqu'il a dit que le Ciel a commis les horreurs qu'il lui reproche, et lorsqu'il a révélé le châtiment que Saturne fit subir à son père : car ces prétendus crimes de Saturne et les châtiments que lui infligea son fils, fussent-ils réels, je ne voudrais pas qu'on les révélât ainsi devant des hommes d'un esprit borné, et devant des jeunes gens. Il faudrait jeter un voile sur ces choses-là : et s'il y a quelquefois nécessité indispensable d'en parler, il faut que ce soit en secret, devant un petit nombre d'hommes, non pas quand on immole un porc, mais lorsqu'on offre quelque solennel et mystérieux sacrifice, afin qu'il s'y trouve moins d'auditeurs ; car ce sont là des discours dangereux et qu'on ne devrait jamais entendre dans notre république, mon cher Adimante. Car il ne faudrait jamais qu'un jeune homme entendît dire, qu'un homme qui se livre aux derniers excès, qui fait subir à son père les traitements les plus barbares, ne fait en cela rien d'extraordinaire, rien qui ne soit vu parmi les dieux du premier ordre : ce ne sont point là, je crois, des choses à dire. En un mot, je ne voudrais point que l'on parlât de dieux qui se font mutuellement la guerre, qui se tendent des pièges les uns aux autres, qui s'entre-livrent des combats: car d'abord tout cela n'est point vrai ; puis il faut que ceux qui sont chargés du soin de la république sachent bien tout ce qu'il y a de honteux à s'abandonner ainsi à des haines mutuelles. Il faut bien se garder aussi de nourrir leurs oreilles de ces récits fabuleux, comme les combats des géants, les querelles et les haines des dieux et des héros contre leurs proches et leurs parents : car si nous voulons persuader à nos citoyens, que c'est une chose infâme de se haïr les uns les autres, il faut que ces principes soient inculqués aux enfants, non seulement par les vieillards, les mères, les hommes avancés en âge, mais aussi par les poètes, auxquels il ne devra jamais échapper un mot qui ne soit conforme à cette morale. Mais Jupiter qui met Junon dans les fers, Vulcain qui est précipité du ciel par son père, pour avoir voulu venger les injures de sa mère, et toutes ces guerres des dieux rapportées par Homère, tout cela ne doit jamais avoir entrée dans notre république, soit qu'on doive y attacher un sens allégorique, soit qu'il faille le prendre dans un sens naturel. »

Ce court extrait suffit pour faire voir évidemment que la pensée du philosophe est d'exclure de sa république, non seulement les fables des anciens, mais encore les allégories physiques que l'on prétendrait y trouver. Je demande maintenant si ce n'est pas avec raison, que l'Évangile de notre Sauveur nous prêche l'abjuration de semblables doctrines, quand nous voyons leurs défenseurs naturels les réprouver eux-mêmes. Aussi je ne saurais voir sans admiration les anciens Romains exclure de leur théologie, non seulement les fables grecques sur la nature des dieux, mais même le sens allégorique qu'ils veulent y donner, parce qu'ils avaient remarqué combien ces interprétations sont dénuées de fondement et d'utilité ou plutôt combien elles sont forcées et sans consistance. C'est ce que nous apprendra Denys d'Halicarnasse dans ses Antiquités romaines. Dans son second livre qui contient l'histoire de Romulus, après avoir rapporté les utiles institutions que la ville doit à son fondateur, il ajoute ce qui suit, par rapport aux fables grecques.

CHAPITRE VIII.

Théologie des Romains.

« Il savait que de bonnes lois, tendant à inspirer des goûts honnêtes, sont ce qui rend une ville pieuse, sage, zélée pour la justice, courageuse dans la guerre. Son premier et principal soin fut donc de régler, dès le commencement, ce qui concernait le culte des dieux et des génies. Il éleva en leur honneur des temples et des autels, leur érigea des statues qui les représentaient et qui étaient le symbole de leur puissance, ou des bienfaits que leur devait le genre humain. Il institua des fêtes spéciales pour chacun des dieux et des génies, et des sacrifices par lesquels ils aiment à être honorés des hommes. Il établit encore des fêtes, des assemblées solennelles, fixa des jours ou la religion interdisait le travail : enfin il fit plusieurs autres règlements de ce genre, qu'il emprunta aux meilleures institutions des Grecs. Mais pour les fables qui sont reçues chez eux, et qui contiennent pour la plupart des choses outrageantes et honteuses pour la divinité, comme il en voyait le vice, la vanité et les turpitudes, convaincu qu'elles étaient si peu dignes des dieux, qu'elles auraient dû même faire rougir des hommes vertueux, il les exclut totalement, et s'appliqua à donner à ses citoyens les plus pures idées de la divinité, ayant soin de ne leur mettre sous les yeux aucun enseignement qui fût indigne de la nature divine. Ainsi, chez les Romains, vous n'entendrez point parler d'un Uranus mutilé par ses propres enfants, ni d'un Saturne dévorant les siens, de peur d'être détrôné par eux, ni d'un Jupiter renversant du trône Saturne, son père, et le renfermant dans la prison du Tartare. Vous n'y verrez ni des dieux se faisant la guerre les uns aux autres, recevant des blessures ou jetés dans les fers, ni des dieux se faisant mercenaires chez des mortels. On ne voit point chez eux de ces fêtes funèbres qui se célèbrent en habits de deuil, où l'on entend les gémissements et les lamentations des femmes qui pleurent des dieux enlevés par la mort, comme on en trouve chez les Grecs, à l'occasion de l'enlèvement de Proserpine, des malheurs de Bacchus, et tant d'autres de ce genre. Vous n'y verrez même maintenant, malgré la corruption des mœurs actuelles, ni ces hommes qui s'agitent sous l'action de la divinité qui les possède, ni ces folies des Corybantes, ni ces Bacchanales, ni ces initiations mystérieuses, ni ces réunions nocturnes dans les temples, où les deux sexes peuvent se livrer impunément aux plus honteuses infamies, ni quelque autre chose que ce soit qui approche de ces horreurs. Mais tout ce qui se dit ou se fait en l'honneur des dieux est réglé par une gravité et une décence qu'on chercherait en vain chez les Grecs ou chez les Barbares. Mais ce qui m'a toujours surtout frappé d'admiration, c'est que dans une ville où ont afflué tant de nations diverses, chacune sans doute avec une puissante inclination à honorer ses dieux d'après les usages de sa patrie, jamais la masse du peuple n'a embrassé le culte de ces divinités étrangères ; chose qui est cependant arrivée à un grand nombre de villes. Si quelquefois des décisions d'oracles l'ont contrainte d'admettre de nouvelles cérémonies religieuses, elle les a acceptées, mais en y changeant tout ce qu'il y avait de fabuleux, pour les mettre en rapport avec son culte. C'est ce qui eut lieu par rapport aux fêtes de la déesse sacrée. Les généraux romains lui offrent chaque année des sacrifices et célèbrent en son honneur des jeux publics selon les lois de la ville. Mais la déesse a pour prêtres un Phrygien et une Phrygienne, qui parcourent la ville en demandant l'aumône chaque mois, suivant l'usage de leur pays, portant sur la poitrine de petites images de la déesse, battant le tambour et exécutant sur la flûte des airs que la multitude accompagne en dansant. Mais vous ne verrez pas un Romain d'origine demander cette aumône, ni parcourir la ville en jouant de la flûte en l'honneur de la déesse, ni se revêtir d'habits de diverses couleurs, ni participer aux orgies phrygiennes, qui ne sont autorisées par aucune loi ni par aucun sénatus-consulte. Telle est la sage conduite que tient la ville à l'égard de toute coutume étrangère par rapport au culte des dieux. Elle voit une sorte de mauvais présage dans toute fable qui blesse tant soit peu la décence. Ce n'est pas que je refuse à quelques fables grecques une certaine utilité. Ainsi, par exemple, il en est qui représentent sous des voiles allégoriques, les œuvres de la nature. D'autres sont là pour la consolation des misères humaines ; il y en a qui dissipent les troubles et les frayeurs de l'âme ; ou qui réprouvent les opinions dangereuses : il en est d'autres enfin qui peuvent procurer quelque autre avantage. Cependant, bien que je nie moins que personne ces avantages, je suis toujours sur la réserve à l'égard de ces fables, et je préfère infiniment la théologie des Romains: parce que, à mon avis, les avantages qui peuvent résulter des fables grecques sont d'abord assez faibles; ensuite, c'est qu'ils n'existent réellement que pour le petit nombre : car ils sont à la portée de ceux-là seulement qui peuvent comprendre la fin pour laquelle les fables ont été créées : or ce n'est certes pas la majorité qui est susceptible de cette philosophie. Eh bien ! quant à la multitude sans lettres, elle prendra toujours le mauvais sens de ces contes vulgaires sur les dieux: et il arrivera infailliblement de deux choses l'une, ou qu'elle concevra du mépris pour des dieux ainsi soumis à tous les genres de misères, ou qu'elle se permettra les excès les plus honteux et les plus infâmes, enhardie par l'exemple de ses dieux. Mais laissons ce sujet à traiter à ceux qui font de la philosophie spéculative l'objet spécial de leurs études. Je ne voulais que rapporter dans cette histoire les institutions que Romulus légua à sa république. »

Voilà donc ce que pensaient de la théologie grecque, tant les grands philosophes que les premiers fondateurs de l'empire romain. Ainsi, il est évident qu'ils n'admettaient pas dans les fables qui concernent les dieux, ces allégories physiques non plus que tout ce merveilleux, imaginé pour en imposer aux hommes et les tromper. Mais puisque la suite de ce traité nous a conduit à réfuter ce système des allégories, allons plus loin et voyons ce qu'il y a donc de si imposant et de si digne de la Divinité dans ces théories et ces interprétations arbitraires. Ici, encore, nous ne parlerons pas nous-même. Nous citerons textuellement les auteurs grecs : c'est d'eux-mêmes que nous voulons apprendre les secrets et les merveilles de leurs mystères.