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HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE
traduite en français par Monsieur l'Abbé TERRASSON
Tome sixième
Paris 1744
dix-neuvième Livre de Diodore.
ART. 1. Avant propos. Idée générale du caractère affreux d’Agathocle. Basse origine de ce tyran né à Thermes en Sicile, ville soumise alors aux Carthaginois. Carcinus son père effrayé par des songes et des réponses d’oracles, le fait exposer d’abord après sa naissance. Sa mère va le reprendre et confie son éducation à son propre frère Héraclide, à l’insu de son mari. Au bout de quelques années son père le voyant jouer avec des enfants de son âge est charmé de sa beauté ; et sa femme lui avoue la fraude par laquelle elle l’a sauvé. Il amène cet enfant à Syracuse, où il lui apprend son métier de potier de terre ; mais un citpyen considérable de Syracuse, nommé Damas, choisi dans la suite pour chef de la milice d’Agrigente; ayant pris de l’affection pour le jeune Agathocle, lui donne une compagnie de mille hommes, à la tête de laquelle celui-ci fit bientôt voir qu’il se distinguerait à la guerre. Damas étant mort peu de temps après, Agathocle épouse sa veuve, dont le bien est le premier fondement de sa puissance future.
Il y a longtemps qu'on a remarque que les
gouvernements démocratiques ou
populaires n'avaient jamais été détruits que par des hommes puissants et
distingués dans une ville.
C'est pour cela aussi que celles qui font jalouses de leur liberté s'efforcent
de réprimer tous ceux qui s'arrogent quelque prérogative , ou qui affectent
quelque supériorité sur leurs concitoyens. En effet pour peu que l'autorité
d'une fonction publique demeure longtemps entre les mains de la même personne,
il est bien difficile qu'elle n'en souhaite la continuation et que le goût d'un
gouvernement perpétuel et monarchique ne se glisse dans son âme. Il est de la
nature de l'homme d'aspirer toujours à quelque chose de plus grand que son
état actuel et de souhaiter que son pouvoir croisse au lieu de finir. C'est
pour cela que les Athéniens imaginèrent l'ostracisme ou une sentence d'exil
contre ceux qui se distinguaient trop parmi eux. Cet exil n'était point la
punition d'un crime commis : c'était un obstacle le que l'on mettait au crime
de la tyrannie dont un citoyen trop puissant pourrait être tenté contre sa
patrie. On se ressouvenait, comme d'un oracle, de ce distique de Solon par
lequel il annonçait aux Athéniens la tyrannie prochaine de Pisistrate :
Nos Grands hommes perdront Athènes,
Et la jetteront dans les chaînes.
Mais l'envie de dominer ne s'était manifestée nulle part plus que dans la
Sicile , avant que les Romains se fussent emparés de cette île. Car toutes
villes trompées par les flatteries de leurs orateurs ne cherchaient qu'à
mettre dans les fonctions publiques les hommes les plus vils qui exerçaient
ensuite un pouvoir tyrannique sur les citoyens qui avaient la bassesse de se
soumettre à eux.
C'est par un exemple singulier de ce mauvais choix, qu'Agathocle devint maître
et tyran de Syracuse. C'était un homme de la plus basse naissance, qui jeta
dans les plus grands malheurs non seulement Syracuse, mais toute la Sicile et
même cette partie de l'Afrique qu'on nomme la Libye. Réduit pour gagner sa vie
à exercer la profession de potier de terre, il s'éleva par les cruautés et
par les meurtres à un si haut degré de puissance qu'il mit en esclavage la
plus florissante ne de toutes les îles de l'Europe, qu’il se vit maître
pendant quelque temps d'une partie considérable de l'Afrique et de l'Italie
même , et qu'il parvint enfin à désoler sa propre patrie. Aucun tyran avant
lui n'avait donné de pareils exemples de fureur contre ses propres sujets. Il
punissait un particulier en exterminant toute sa famille. Il châtiait une ville
dont il avait reçu quelque mécontentement en y faisant égorger toute la
jeunesse. Il enveloppait dans la vengeance qu'il prenait d'un seul accusé, un
grand nombre de gens qui n'avaient eu aucune part à son action ; et il lui est
arrivé de condamner à la mort des villes entières pour la désobéissance
d'un seul de leurs citoyens Mais comme le Livre où nous entrons doit comprendre
, outre la tyrannie d'Agathocle, la suite de notre Histoire Universelle : nous
ferons d'abord la liaison de ce que nous en avons écrit jusqu'à présent avec
ce qui suit. Dans les dix-huit livres précédents, nous avons rapporté aussi
fidèlement qu'il nous a été possible , ce qui s est passé dans les
principales parties de la terre connue depuis les temps où l'Histoire peut
atteindre jusqu'à la première année de la tyrannie d'Agathocle : ce qui fait
un espace de huit cents soixante ans depuis la guerre de Troie. Le Livre
présent comprendra les sept ans écoulés depuis le commencement de cette-même
tyrannie jusqu'à la bataille donnée à Himère par le même Agathocle, contre
les Carthaginois.
(317 A.C.N.)
Démogène étant archonte d'Athènes, les Romains firent consuls L. Plotius
et M. Fostius. Agathocle de Syracuse devint le tyran de cette ville. Pour faire
mieux connaître un personnage dont il s'agira beaucoup dans la suite, il est a
propos d’exposer d'abord son origine. Un nommé Carcinus de Rhegium , étant
chassé de sa patrie vint s'établir à Thermes de Sicile, qui était une ville
alors soumise aux Carthaginois. Il épousa là une femme qui devint grosse :
mais lui-même était tourmenté toutes les nuits par des songes funestes.
Là-dessus il chargea des devins carthaginois qui partaient pour Delphes, de
consulter l'oracle sur l'enfant que fa femme portait. Ces devins exécutant leur
commission, il leur fut répondu que cet enfant causerait de grands maux aux
Carthaginois et à toute la Sicile. Le père effrayé de cette menace, exposa
cet enfant au vu et au su de tout le mode, en chargeant néanmoins quelques
personnes d'observer ce qu'il deviendrait. Il passa quelques jours en la même
place sans mourir ; mais comme les sentinelles qu'on lui avait données se
relâchaient beaucoup sur leur fonction, la mère profitant de leur négligence,
alla elle-même de nuit reprendre son enfant. Elle ne le rapporta pas à la
maison, par la crainte qu'elle avait de son mari ; mais le déposant chez son
frère Héraclide, elle lui donna le nom d'Agathocle, qui était celui de son
père à elle-même, et Héraclide se chargea de son éducation. L'enfant devint
beau et d'une force de corps qui passait son âge. Il avait sept ans lorsque
Héraclide invita à un sacrifice Carcinus, père d'Agathocle, qui le voyant
jouer avec des enfants de son âge, admira sa beauté et sa force de sorte que
sa femme lui ayant dit que leur fils, si on l'avait élevé serait du même âge
et peut-être de la même figure, le père témoigna son repentir par des larmes
qui ne tarissaient point. La mère voyant son mari entrer dans son sens, lui
découvrit la vérité du fait. Carcinus charmé de l'apprendre, recouvra, son
fils avec joie, et par la crainte qu'il avait des Carthaginois, il vint
incessamment avec lui à Syracuse. Mais comme il était pauvre, il apprit
lui-même à cet enfant son métier de potier de terre. Cela se passait dans le
temps où Timoléon de Corinthe ayant gagné sur les Carthaginois la bataille de
Crémisse donna le droit de bourgeoisie dans Syracuse à tous ceux qui se
présentaient pour l'avoir.
Ce fut par ce privilège que Carcinus et son fils furent regardés comme
citoyens de cette ville. Le père mourut quelque temps après et la mère ayant
fait faire une statue de pierre qui représentait son fils, on fut surpris de
voir quelque temps après un essaim d'abeilles qui était venu se loger entre
ses cuisses, comme. dans une ruche.
Cet événement ayant été rapporté à ceux qui se mêlaient de l'explication
des prodiges ; ils répondirent tous que celui-ci annonçait à l'enfant une
réputation extraordinaire, ce qui fut bientôt confirmé par l’événement.
Un des citoyens les plus considérables de Syracuse, nommé Damas, devint
amoureux de lui et lui donna lieu, par ses présents, de faire dès lors un
petit fond. Ce même Damas nommé ensuite chef de la milice d'Agrigente, lui
donna le commandement d'une compagnie de mille hommes, vacante par la mort de
son Capitaine. Agathocle se distingua d'abord par la mesure extraordinaire des
armes dont il s'était pourvu ; car elles étaient si grandes que tout autre que
lui aurait eu beaucoup de peine à les porter. Il se rendit encore plus
recommandable dans sa fonction de chiliarque, où il s'exposait le premier aux
coups et semblait chercher le péril. Mais d'ailleurs il était violent et
emporté dans les assemblées publiques. Damas étant mort quelque temps après
et ayant laissé tout son bien à fa femme, Agathocle l'épousa et devint
par-là un des plus riches citoyens d'Agrigente.
II. Syracuse étant alors gouvernée par deux hommes de mauvaise réputation, Héraclide et Sosistrate, Agathocle chiliarque ou commandant de mille hommes sous eux, les accuse d’aspirer à la tyrannie, dont il sera lui-même le sinistre exemple. Cependant il se retire en Italie, où il sert la ville de Rhégium, attaquée par les deux tyrans de Syracuse. Revenu au service des Syracusains qui assiégeaient Géla, il entre furtivement dans la ville où il reçoit jusqu’à sept blessures consécutives et trouve pourtant encore moyen de s’échapper ; soupçonné ensuite par la supériorité de son courage d’aspirer à la tyrannie de Syracuse, Acéstoridès de Corinthe qui en était gouverneur, l’en fait sortir et charge un de ses émissaires de l’assassiner. Agathocle sauve le coup en substituant à sa place un esclave revêtu de ses habits.
II. Les Crotoniates étant assiégés
par les Brutiens, la ville de Syracuse envoya aux premiers un secours
considérable sous la conduite de quelques chefs, et entr'autre d'Antander
frère d'Agathocle. Cette république était alors gouvernée par Héraclide et
Sosistrate, deux hommes qui avaient passé leur vie dans les meurtres, dans les
trahisons et dans toutes fortes d'impiétés et d'injustices, dont nous avons
fait le détail dans le livre précédent. Le peuple avait associé à leurs
fonctions Agathocle, comme chiliarque , ou commandant de mille hommes. Celui-ci,
quoiqu'il se fut déjà distingué dans les combats donnés contre les Barbares
de l'Afrique, se vit frustré par la jalousie de Sosistrate, des distinctions
qui lui étaient dues : de sorte que pour s'en venger il l'accusa devant le
peuple assemblé d'aspirer à la tyrannie. Mais comme cette accusation ne fut
point admise, Sosistrate à son retour de Crotone obtint le gouvernement de
Syracuse.
Agathocle outré du succès de son adversaire, prit d'abord le parti de demeurer
en Italie avec ses adhérents ; et ayant entrepris mal à propos de surprendre
Crotone, il manqua son coup et se sauva avec sa compagnie à Tarente. Ils y
furent reçus sur le pied de soudoyés étrangers et comme ils s'y comportèrent
assez mal, leur chef fut soupçonné de vouloir innover quelque chose dans le
gouvernement de la ville. Ainsi déchu du titre qu'on lui avait accordé, il fit
quelque recrues de bandits dans l'Italie et porta du secours à ceux de Rhegium,
à qui Héraclide et Sosistrate faisaient la guerre. Dans la fuite Syracuse
ayant dépossédé Héraclide et Sosistrate de leur titre et de leurs fonctions,
Agathocle revint dans sa patrie. Enfin comme le gouvernement oligarchique,
composé d'environ six cents personnes des plus considérables de Syracuse
venait d'être détruit, il s'éleva une guerre entre les exilés et les
partisans du gouvernement populaire et les Carthaginois ayant pris le parti de
Sosistrate et de ses adhérents, il y eut de fréquentes attaques de part et
d'autre, dans lesquelles Agathocle, tantôt comme soldat, tantôt comme
capitaine se montra également homme de main et homme de tête selon l'occasion
et le besoin : de quoi même il donna dès lors un exemple digne de mémoire Les
Syracusains étant campés auprès de Géla qu'ils assiégeaient, Agathocle à
la tête de mille hommes entreprit d'entrer de nuit dans la ville : Sosistrate
qui y était s'avança suivi d'une cohorte nombreuse et bien arrangée et tomba
avec tant de vigueur sur ce détachement commandé par Agathocle, qu'il lui tua
prés de trois cents hommes Le reste prit la fuite par un sentier étroit et
dans le moment même où ils se croyaient perdus, Agathocle les tira de ce
péril contre leur propre espérance par une ruse qui lui réussit. Il soutint
d'abord l'attaque des citoyens rassemblés, avec tant de persévérance, qu'il
reçût consécutivement sept blessures et que la perte de son sang le fit enfin
tomber par terre. Mais dans cet état même et environné d'ennemis, il eut la
présence d'esprit de donner ordre aux troupes qui l'avaient suivi d'aller
séparément et en même temps aux deux extrémité des remparts ; comme à la
tête d'une double attaque, qui allait tomber sur les assiégés. Les ténèbres
de la nuit empêchèrent les habitants de Gela de vérifier le fait et la
crainte des ennemis du dehors leur fit abandonner ceux du dedans qu'ils avaient
même abattus ou mis en fuite. Ainsi se séparant en deux bandes ils allèrent
aux deux extrémités de leurs remparts où le bruit des trompettes les
appelaient et les soldats d'Agathocle profitant de leur erreur et de leur
absence eurent le temps de s'échapper par le fossé : c'est par ce stratagème
qu Agathocle se sauvant lui-même sauva avec lui plus de sept cents hommes.
Dans la suite Acestoridès de Corinthe avant été nommé gouverneur de
Syracuse, Agathocle soupçonné d’aspirer a la tyrannie par la supériorité
d'intelligence qu'on remarquait en lui, se sauva encore du danger où ce
soupçon mettait sa vie. Car le gouverneur ne voulant pas le faire expédier
dans la ville même, par la crainte de quelque révolte, lui ordonna seulement
d'en sortir à l'heure même, comptant de le faire égorger sur la route dès la
nuit suivante. Agathocle qui se douta de son intention, choisit entre ses
esclaves celui dont la figure approchait le plus de la sienne. Il le revêtit de
ses habits et de ses armes, le fit monter sur son cheval et lui ordonna d'aller
par le grand chemin en un lieu marqué. Pour lui couvert d'un haillon, il prit
une route différente de sorte que les assassins la nuit suivante exécutant
l'ordre qui leur avait été donné, se méprirent dans les ténèbres sur la
personne et manquèrent leur coup en tuant un homme. Peu de temps après les
Syracusains ayant reçu dans leur ville Sosistrate et les compagnons de son
exil, et de plus ayant signé la paix avec les Carthaginois ; Agathocle qui
n'avait pas encore fait la sienne dressa son camp au milieu des possessions des
uns et des autres et se rendit par là suspect et odieux aux deux nations ;
ainsi on lui conseilla de se réconcilier avec sa patrie. S'étant présenté
dans cette vue, on le conduisit au temple de Cérès, où il jura de ne
s'opposer jamais à la démocratie. Faisant semblant de suivre ce projet et
convoquant le peuple sous ce prétexte, il fut nommé gardien, défenseur de la
paix, jusqu'à ce que tous les partis mécontents fussent rentrés dans la ville
pour se réunir. Car il s’était élevé en ce temps-là des divisions
considérables entre les citoyens et les différentes opinions avaient formé
plusieurs partis très opposés les uns aux autres. Le plus contraire de tous à
Agathocle était le Conseil des Six-cents, qui avait succédé à l'oligarchie.
Car ce corps était composé de ce qu'il y avait de plus considérable à
Syracuse en mérite et en richesse.
III. Sosistrate ayant trouvé moyen de rentrer dans Syracuse, Agathocle profite du nombre et de la différence des partis au sujet du gouvernement pour établir sa tyrannie. La ville elle-même lui fait lever des troupes pour différentes vues ; sous prétexte de punir le conseil des Six-Cents de leurs injustices passées, il se fait un massacre et un pillage dans Syracuse, qui lui donne l’aspect d’une ville prise d’assaut. Au sortir de ces exécutions affreuses, Agathocle appelle en jugement les Six-Cents et tous ceux qui avaient favorisé l’oligarchie et promet de rendre au peuple sa liberté. Il se dépouille même de ses habits de guerre et se montre vêtu comme un simple citoyen ; mais ceux qui avaient participé à ses crimes et à ses concussions, l’obligent de conserver l’autorité militaire, dans laquelle il déclare vouloir être seul pour ne répondre d’aucun de ses associés. Il ne prend pourtant point le diadème et ne se rend point d’un accès difficile. Il veille même sur les revenus publics et il augmente les forces militaires de Syracuse. Article des Romains peu considérable selon l’auteur même.
III. Agathocle qui voulait attirer à
lui toute la puissance, trouvait dans ce nombre même d'idées et de formes de
gouvernement une grande facilité pour arriver à son but. Non seulement il
avait déjà sous lui, comme principal officier de guerre, une grosse compagnie
de gens armés : mais de plus comme on avait appris qu'un certain nombre de
mécontents s 'assemblaient en armes auprès d'Erbite, on lui donna pouvoir de
lever autant de soldats qu'il le jugerait à propos, pour dissiper cette
faction. Ainsi sous ce prétexte, il fit de nouvelles recrues jusques dans
Morgantine et dans tous les lieux qui lui avaient fourni des troupes contre les
Carthaginois. Enfin se rangeait volontiers fous ses drapeaux, parce qu'il avait
toujours bien traité les gens de guerre. Ils étaient animés au contraire
contre les Six-Cents qui n'étaient au fond qu'une continuation l'oligarchie et
qui de leur côté haïssaient le peuple , parce que ce Sénat était d'ailleurs
obligé de prendre son ordre.
Le nombre des soldats qui furent levés en cette occasion par Agathocle monta à
trois mille hommes, grands ennemis d'ailleurs du gouvernement populaire et que
leur indigence rendait aussi extrêmement contraires à la domination des
puissants et des riches. Ainsi toutes les circonstances lui étant favorables,
il donna rendez-vous à toute cette milice au tombeau de Timoléon. De là il
envoya demander Pisarque et Declés, qui étaient en quelque forte les deux
chefs des Six-Cents, sous prétexte de conférer avec eux sur des articles qui
concernaient le bien public. Ceux-ci étant venus accompagnés d"environ
quarante de leurs amis, il leur supposa de mauvais desseins contre sa personne
et les fit tous arrêter en disant à ses soldats que les bonnes intentions
qu'il avait pour le peuple lui attirait la haine des Six-Cents. Ayant aigri la
soldatesque par ses complaintes, il ajouta qu'il ne fallait point différer à
prendre vengeance de l'injustice ; et faisant aussitôt donner le signal par les
trompettes, il livra les prétendus coupables à ses soldats et leur ordonna le
meurtre des Six-Cents et de tous le leurs adhérents, et le pillage de leurs
maisons. Cet ordre exécuté avec toute la fureur dont on peut se former
l'image, fit de toute la ville un théâtre affreux des plus horribles
calamités. Les citoyens qui ne savaient pas d'abord l'arrêt sanglants porté
contre eux, sortaient de leurs portes pour demander la cause de ce tumulte ; et
les soldats non moins animés par l'avidité du gain, que par une colère mal
fondée, donnaient la mort pour toute réponse à des gens qui ne s'étaient
pourvus d'aucune arme pour se défendre. Toutes les entrées des rues étant
gardées ; les uns étaient tués dans les rues mêmes et les autres dans leurs
maisons. Plusieurs de ceux qui ne s'étaient jamais mêlés d'aucune affaire
publique étaient égorges, en demandant de quoi il s'agissait. Le pouvoir
n'étant alors que dans les armes, on ne connaissait ni ami ni ennemi et
l'assassin ne se déterminait que par l'espoir d'une plus riche dépouille. En
un mot toute la ville devint alors un théâtre de cruautés extravagantes et
les vieilles inimitiés trouvaient là de quoi assouvir leur rage. Quelques-uns
mêmes de ceux qui n'avaient d'autre passion que celle de l'or et de l’argent
imaginaient toutes sortes d'expédients pour forcer pendant ce désordre les
maisons des riches. Les uns mettaient leurs portes à bas, les autres tentaient
avec des échelles de gagner le haut de leurs toits sur lesquels les possesseurs
de leur côté se défendaient comme dans un siège. Les temples même ne furent
pas un asile contre ceux qui s'y réfugiaient et l’impiété des hommes
l'emporta sur toute la révérence due aux Dieux.
Ce fut là l'étrange spectacle qui fut donné en pleine paix, par des Grecs
contre des Grecs, par des parents même contre des parents, sans aucun égard ni
pour la nature, ni pour les alliances, ni pour les Dieux mêmes : spectacle à
faire frémir, je ne dis pas un ami, mais même un ennemi déclaré, pour peu
qu'il eut dans l'âme quelque sentiment d'humanité. On avait fermé toutes les
portes de la ville de sorte qu'il périt dans cette journée plus de quatre
mille personnes, auxquelles on ne pouvait reprocher que d'être plus agréables
au peuple que les autres. Quelques-uns de ceux qui prenaient le parti de la
fuite furent arrêtés par les gardes des portes, quelques autres plus hardis
sautant par dessus les murs dans le fossé se réfugièrent dans les villes
voisines ; mais le plus grand nombre fut de ceux qui se tuèrent dans leur
chute. Les fugitifs ne laissèrent pas de monter à plus de mille personnes,
dont la plus grande partie cherchant un asile à Agrigente, y fut reçue avec
toute sorte d'humanité et de bienveillance. Les satellites d'Agathocle
continuant leurs cruautés dans Syracuse n'y épargnèrent pas l'honneur des
femmes et ils se vengeaient sur ceux qui étaient restés dans la ville du tort
que la retraite de leurs parents ou de leurs amis semblait leur avoir fait.
Toutes les familles eurent à essuyer les violences exercées en présence des
maris et des pères sur leurs femmes et sur leurs filles : spectacle plus
terrible pour des parents que la mort même des personnes outragées ou la leur
propre. Mais nous ne devons pas arrêter l’attention du lecteur plus longtemps
sur une tragédie que d'autres longtemps sur pourraient regarder comme une
occasion avantageuse d'étaler leur éloquence. Pour moi je crois que la
compassion même de mes lecteurs pour ces malheureux citoyens m'oblige
d'abréger le détail de tout ce qu'ils eurent à souffrir dans cette nuit
funeste, après ce qu'ils avaient souffert pendant le jour et me dispense de
raconter ce que devinrent les femmes et les filles de ceux qui s'étaient
sauvés ou tués en sautant par-dessus les murailles.
Agathocle s'étant baigné dans le sang des citoyens pendant deux jour entiers,
fit amener comme des captifs ce qui en restait de vivants : il donna la vie à
Dinocrate qui avait été son ami et entre tous ceux qui lui avaient été
contraires il en fit encore mourir quelques-uns et condamna les autres à l’exil.
Faisant ensuite assembler le peuple, il appela en jugement les Six--Cents et
tous ceux qui avaient favorisé l'oligarchie et se vantant d'avoir purgé la
ville de ceux qui voilaient y dominer, il déclara qu'il rendait au peuple toute
sa liberté et tout son pouvoir ; et que pour lui son dessein était de se
reposer de ses travaux et de rentrer dans l'égalité avec tous les autres
citoyens. En parlant ainsi il se dépouilla lui-même de ses habits de guerre et
ne prit sur lui qu'une casaque pour paraître vêtu comme un simple citoyen.
Son dessein était de se montrer populaire, sachant bien d'ailleurs qu'un grand
nombre des assistants qui avaient participé à ses crimes et à ses concussions
ne souffrirait jamais qu'on donnât l'autorité militaire à d'autres qu'à lui.
Aussi tous ceux-là se mirent-ils à crier qu'il ne les abandonnât pas ; mais
qu'il se chargeât lui-même de l’intérêt public. D’abord il demeura muet
mais les instances redoublant, il répondit qu'il acceptait le commandement
militaire pourvu qu'on ne lui donnât aucun associé, ne voulant. point
répondre en son non des fautes que les autres pourraient faire. La multitude
lui accorda donc le pouvoir souverain et en effet dans toute la suite il agit en
maître absolu et réunit même en lui seul toutes les parties du gouvernement.
Entre les citoyens qui consentaient peu à un pareil choix, les uns s'y
rendirent par timidité et les autres forcés par la multitude n'osèrent pas
manifester une haine qui n'aurait été nuisible qu'à eux. Plusieurs mêmes de
ceux qui étaient pauvres ou obérés de dettes, furent charmés de ce
changement. Car on disait partout qu'Agathocle allait publier une abolition
générale en cette partie, ou une distribution de terres aux pauvres. Il est
vrai qu'au sortir de cette assemblée , il y eut une surséance de meurtres et
même l'ennemi public paraissant absolument changé se montrait gracieux à la
multitude : faisant même des présents à quelques-uns, en promettant à
plusieurs et parlant gracieusement à tous, il commençait à s'attirer de la
considération et de l'estime. Quoiqu'il se mît en possession de la souveraine
puissance, il ne prit point le diadème, il ne se fit point une garde et ne se
rendit pas même d'un accès difficile, comme font tous les tyrans. Il prit soin
des revenus publics aussi bien que de-ce qui concernait la milice et il augmenta
même le nombre des vaisseaux de guerre. Il joignit enfin au territoire de
Syracuse plusieurs villes et plusieurs campagnes des environs. Voilà le point
ou nous laissons actuellement les affaires de la Sicile.
En Italie, les Romains en étaient à la neuvième année de leur guerre contre
les Samnites. On avait fait jusqu'alors de grands efforts de part et d'autre.
Mais depuis quelque temps il ne s'agissait que de quelques incursions sur les
terres des uns ou des autres, ou d'attaques réciproques de quelques forts, ce
qui ne fournit aucun événement digne de remarque. Dans la Pouille cependant
les Romains avaient ravagé toute la Daunie et ayant battu les Canusiens, ils
reçurent d'eux des otages. A cette occasion même ils augmentèrent les classes
populaires de deux tribus, la Falerne et l'Usentine. Pendant que ces choses se
passaient les Crotoniates firent un traité de paix avec les Brutiens. Mais
continuant la guerre contre ceux d'entre leurs propres citoyens, qui favorisant
Héraclide et Sositrate voulaient détruire parmi eux la démocratie, ils
élurent à la pluralité des voix pour leurs commandants deux excellents
capitaines Paron et Menedeme, comme nous l'avons dit plus au long dans le livre
précédent. Et les mécontents qui s'étaient réfugiés à Thurium trouvèrent
moyen de lever encore trois cens soudoyés, avec lesquels ils tentèrent
d'entrer de nuit dans Crotone. Mais les Crotoniates les ayant repoussés les
réduisirent à camper sur le territoire des Brutiens et bientôt après venant
tomber sur eux en plus grand nombre ils exterminèrent jusqu'au dernier de ces
mécontents. Pour nous après cette digression sur les intérêts particuliers
de la Sicile et de l'Italie, nous reviendrons aux affaires plus considérables
qui occupaient alors l'Europe entière.
RAPPEL : Le partage de l'Empire : A Babylone, devant la dépouille d'Alexandre, les généraux macédoniens ambitieux décident du sort de l'Empire. Un roi est à désigner. Aridée, le frère simple d'esprit d'Alexandre est écarté. On attend la naissance prochaine de l'enfant de Roxane. Mais l'infanterie refuse qu'un fils de Perse devienne roi et proclame Aridée,. La cavalerie s'y oppose et le conflit est explosif. Ptolémée et Eumène parviennent à un compromis respectant les intérêts des deux héritiers. Enfin, les satrapies sont pourvues : Ptolémée obtient l'Egypte, la Grèce et la Macédoine reviennent à Antipater, la Thrace à Lysimaque, l'Asie Mineure (la Grande Phrygie, la Lycie, la Pamphylie) à Antigone, la Grande Médie à Peithon et la Petite Médie à Atropatès, la Syrie à Laomédon, la Cilicie à Philotas, la Lydie à Ménandros, la Phrygie hellespontique à Léonnat, la Susiane à Coenos, la Babylonie à Archon, enfin la Paphlagonie et la Cappadoce à Eumène, qui doit conquérir cette dernière. Perdiccas devient régent et la garde du trésor est confiée à Cratère http://perso.wanadoo.fr/miltiade/grecehellenistique.htm |
IV. Polusperchon ayant établi Olympias dans la Macédoine où elle avait aussi ramené son petit-fils Alexandre, fils de Roxane, cette reine va attaquer Eurydice et son époux Philippe Arrhidée. Elle remporte la victoire sur eux et les fait enfermer ensemble dans une prison étroite où à peine pouvaient-ils se tourner. Elle condamne Arrhidée à être percé de flèches et elle laisse le choix de sa mort à Eurydice qui se pend elle-même : Olympias fait ensuite égorger Nicanor frère de Cassandre et justifie par toute sa conduite l’avis qu’Antipater avait donné aux Macédoniens de ne jamais admettre de femme sur leur trône. Séleucus, satrape de Babylonie, veut en vain débaucher les Argyraspides du parti d’Eumène, toujours attaché lui-même à celui des rois régnants : Séleucus fait inonder par la destruction d’une chaussée le camp de ce général qui se dégage de ce péril par l’adresse d’un habitant qui donne un écoulement à ces eaux. De là Eumène se rend dans la Susiane pour y attendre les ennemis des rois et des siens. Pithon, satrape de la Médie, qui par ses violences et ses injustices s’était fait haïr de tous les satrapes, ses voisins et qui avait déjà été battu par eux, vient offrir une alliance d’armes à Séleucus.
317 http://perso.wanadoo.fr/miltiade/grecehellenistique.htm Cassandre en lutte contre Polyperchon prend possession du Pirée avec une petite armée et résiste aux troupes de ce dernier qui perd ses éléphants au siège de Mégalopolis. Cassandre soumet Athènes et dispose alors de ressources importantes. Une garnison est installée à Munychie. L'armée le soutient et il est proclamé régent avec l'appui d'Eurydice, la femme d'Aridée, qui dirige la Macédoine au nom de son mari. Polyperchon a pour alliée Olympias qui réside en Epire. Elle entre en Macédoine avec Eacide et marche sur Euia où Eurydice et Aridée sont capturés. Les "usurpateurs" sont exécutés ainsi que des proches de Cassandre. Ce dernier marche contre Olympias qui s'enferme dans Pydna. Cassandre fait le siège de la ville, durant tout l'hiver. Au printemps, Olympias se rend, elle est condamnée par l'assemblée des Macédoniens et exécutée par des soldats. Cassandre se comporte comme un roi. Il relève Thèbes et monte une expédition en Argolide et en Messénie réduisant les places tenues par Polyperchon et son fils Alexandros. Il tient prisonnier dans Amphipolis, Roxane et son fils Alexandre Aegos. |
IV. En Macédoine Eurydice femme d'Arrhidée qui gouvernait tout, apprenant qu'Olympias se disposait à revenir, envoya incessamment un courrier à Cassandre qui était alors dans le Péloponnèse pour le prier de venir à son secours. Tachant d'ailleurs de gagner par des présents et par des caresses les plus puissants et les plus habiles d'entre les Macédoniens, elle en attira plusieurs dans son parti. D'un autre côté Polysperchon assemblant des troupes et soutenu par Aecidas roi d'Épire , ramena dans la Macédoine Olympias avec le fils d'Alexandre. Apprenant qu'Eurydice campait à Evie de Macédoine, il marcha contre elle avec toutes ses forces dans le dessein de terminer cette querelle par un combat. Dès que les deux armées furent en présence, les Macédoniens respectant le seul nom d'Olympias et rappelant la mémoire et les bienfaits d'Alexandre, mirent aussitôt les armes bas ; et Philippe fut fait prisonnier avec toutes ses troupes. Eurydice elle-même qui s'était retirée à Amphipolis avec Polyclès le principal de ses confidents y fut faite aussi prisonnière. Olympias ainsi maîtresse de la personne même de sa rivale et en pleine possession du trône n'usa pas généreusement de sa victoire et de sa fortune. Elle fit mettre d'abord en prison cette princesse et son époux ; et les faisant enfermer l'un avec l'autre dans un lieu si étroit, qu'à peine pouvaient-ils s'y tourner, on leur y portait leur nourriture par une petite fenêtre. Apprenant ensuite que les Macédoniens étaient indignés contre elle des mauvais traitements qu'elle faisait souffrir à ses prisonniers, elle donna commission à quelques Thraces de faire mourir Philippe à coups de flèches. Ce malheureux prince avait régné six ans et quatre mois. Mais à l'égard d'Eurydice qui parlait d'un ton plus haut et qui soutenait toujours quelle avait plus de droit au trône qu'Olympias, elle imagina un autre supplice ; elle lui envoya un poignard, une corde et du poison, en lui laissant le choix de l'un de ces trois genres de mort. C'est ainsi qu'elle traita ces malheureux époux sans égard ni à leur dignité passée, ni à leur infortune présente. Eurydice priant les dieux qu'Olympias reçût bientôt elle même des présents semblables, ferma d'abord les plaies de ton mari du mieux qu'il lui fut possible ; après quoi se pendant elle-même avec fa ceinture sans jeter une seule larme et sans se laisser abattre par son malheur, elle termina sa vie. A la suite de ces meurtres Olympias fit encore périr Nicanor frère de Cassandre et détruisit le tombeau d'Iollas pour venger, disait-elle, la mort d'Alexandre. Elle fit massacrer ensuite jusqu'à cent Macédoniens amis de Cassandre. En satisfaisant sa haine ou fa vengeance par tant de meurtres, elle se rendit odieuse à la nation entière qui se ressouvint alors des dernières paroles d'Antipater. Ils interprétèrent comme une prophétie l’avis qu'il avait donné à la nation entière de ne recevoir jamais une femme sur leur trône. Et tous ces désastres annonçaient un changement prochain de gouvernement.
http://www.stratisc.org/partenaires/cfhm/rihm/82/RIHM_82_BARRAL.html L’armée séleucide était constituée de très nombreux corps au recrutement et aux missions variables. L’armée régulière était recrutée parmi la population du royaume. Son noyau était la fameuse phalange. Les contingents indigènes étaient forts nombreux et étaient conduits au combat par leur dynastes et chefs traditionnels. Tite-Live mentionne à Magnésie un contingent conduit par un certain Ariathathès de Grande Cappadoce. Les unités militaires d’élite, comme les Argyraspides et Hypaspistes, agèma de la cavalerie, comprenaient un forte part de Gréco-Macédoniens. Les mercenaires, enfin, ne doivent pas être oubliés. Certains ne se louaient que le temps d’une campagne : on les appelait les xenoi. D’autres demeuraient pour une période plus longue ou définitivement : c’étaient les mistophoroi. Les plus nombreux étaient les mercenaires gréco-macédoniens. Mais il y avait des mercenaires indigènes à la forte personnalité ethnique comme les fameux Galates. |
En Asie Eumène qui disposait alors des
Argyraspides compagnie Macédonienne , sous le commandement d'Antigène, leur
avait fait prendre leur quartier d'hiver dans le bourg de Babylone appelle les
Carres. De là il envoya des ambassadeurs à Séleucus et à Pithon pour les
inviter à prendre le parti des rois et à se joindre à lui contre Antigone.
Pithon se trouvait Satrape de la Médie et Seleucus de la Babylonie , par la
féconde répartition des satrapies, qui s'était faites à Tripadis. Seleucus
répondit qu'il était prêt de fournir aux rois tout ce qui ferait en son
pouvoir ; mais qu'il ne prétendait recevoir aucun ordre de la part d'Eumène
contre lequel les Macédoniens avaient porté un arrêt de mort. En conséquence
de ce discours et de quelques autres semblables, Séleucus adressa un député
à Antigène et aux Argyraspides, par lequel il leur conseillait de se
soustraire au commandement d'Eumène. Les Macédoniens n'ayant tenu aucun compte
de cet avis, Eumène les loua d'abord de leur résolution et de leur-fidélité
et se mettant ensuite à leur tête , il les amena sur le bord du Tigre où ils
dressèrent leur camp, à trois cens stades de Babylone. Son dessein était
d'aller de là à Suse, pour tirer du secours des satrapies supérieures et se
servir des trésors qu'on y avait amassés pour les rois. Mais il fallait
traverser le fleuve, parce que tout le pays de son côté était épuisé ; au
lieu que les provinces ultérieures n'ayant point encore essuyé le passage des
troupes, avaient de quoi fournir amplement des vivres aux siennes. Pendant qu'il
assemblait des barques de tous côtés pour ce passage, Séleucus et Python
assemblèrent sur ce même fleuve deux vais seaux à rames et un grand nombre
d'autres barques : car ils avaient en leur pouvoir toutes celles qu'Alexandre
avait fait faire pendant qu’il séjournait aux environs de Babylone et qui
étaient demeurées à terre. Avant que de s'opposer à l'embarquement
d'Eumène, ils tentèrent une fois de révolter les Macédoniens contre lui en
leur faisant représenter qu'il se soumettaient à un étranger, qui même avait
fait périr plusieurs d'entr'eux. Mais comme leur chef Antigène ne se prêtait
point à ces discours , Séleucus pour de venger d'eux fit détruire une
ancienne bute de terre , ouvrage de la nature et du temps qui soutenait l'eau
d'une grande mare voisine du camp d'Eumène. Cette rupture fit inonder tout le
camp des Macédoniens et un grand terrain aux environs : ce qui les mit en
péril d'être submergés. Ils passèrent tout un jour à ne savoir quel remède
apporter à cet accident. Mais le lendemain ils ramassèrent tout ce qu'ils
purent trouver de petites barques, de sorte qu'elles montèrent jusqu'au nombre
de trois cents ; par le moyen desquelles ils sortirent de cet étang et
abordèrent à l'autre rivage sans être seulement attaqués : car, Séleucus
n'avait que de la cavalerie même très inférieure en nombre aux troupes de son
adversaire. Eumène arrivé à l'autre bord ne fut plus en peine que de son
bagage et il renvoya un certain nombre de Macédoniens pour le chercher. Ceux-ci
rencontrèrent heureusement un habitant du lieu qui leur indiqua un ravin fort
creux dans lequel il était aisé de conduire cette quantité d'eau débordée
et d'en délivrer toute la plaine: Séleucus ayant vu le succès de cet avis, ne
songea plus qu'à débarrasser par un traité et de bonne grâce sa satrapie de
ces hôtes trop heureux et trop dangereux. C'est pourquoi il leur envoya
incessamment des députés par lesquels ils leur proposait une trêve et leur
accordait un libre passage par les terres de sa domination. Mais en même temps
, il envoya secrètement à Antigone dans la Mésopotamie d'autres députés qui
l'invitèrent de sa part à venir incessamment à son secours avec une armée,
avant que les satrapes se fussent assemblés pour venir eux-mêmes au secours
d'Eumène.
Celui-ci cependant ayant traversé le Tigre et se trouvant dans la Susiane,
partagea son armée en trois corps pour la facilité des vivres et malgré cette
précaution, il ne laissa pas d'éprouver une grande disette de blé. Il fut
réduit à distribuer à ses soldats du riz, du sésame, des dattes et de
pareilles espèces de fruits qui abondent en ces cantons. Or quoiqu'il eut
déjà fait tenir à tous les chefs des satrapies supérieures des lettres
signées de la main des rois, par lesquelles il leur était enjoint d'obéir en
tout à Eumène ; il leur envoya encore des députés en son propre nom pour les
inviter à se rendre tous dans la Susiane à la tête de leur troupes. Il se
trouva même pour lors qu'ils étaient déjà rassemblés pour un autre sujet.
Python satrape de la Médie en particulier, mais nommé d'ailleurs général des
armées de toutes les satrapies supérieures, était Parthe d'origine et chef de
toutes les provinces de la haute Asie. C’est lui-même qui avait fait mourir
le général Philotas pour mettre è sa place Eudamus frère de Python même.
Cet exemple avait excité l'indignation des autres satrapes, qui redoutaient
déjà cet esprit féroce et capable des violences les plus injustes. Aussi se
réunirent-ils tous contre lui pour se garantir eux-mêmes de ses entreprises et
de ses ruses. L'ayant attaqué dans un combat où ils lui tuèrent un grand
nombre de soldats , ils le poussèrent hors du pays des Parthes. Il se retira
d'abord dans la Médie, d'où étant venu à Baylone , il invita Séleucus à
prendre son parti, en partageant dès lors avec lui ses espérances.
V. Eumène fait assembler par ses lettres et au nom des rois un grand nombre des plus illustres officiers qui avaient servi sous Alexandre et entr’autres Pericdestès, nommé satrape de la Perse et Eudamus qui amantait avec lui vingt éléphants de la dépouille du roi Porus qu’il avait tué en trahison. Eumène gouverne ce grand nombre d’hommes ambitieux qu’il a dans son armée, par l’idée dont il s’était déjà servi d’un conseil où présiderait le génie d’Alexandre. Plusieurs des principaux capitaines du feu roi, renfermés dans un fort par Antigone après l’affaire de Tarmesse, y sont forcés et faits prisonniers de guerre, ce qui diminue considérablement les secours qu’Eumène pouvait espérer.
V. Cependant
tous les satrapes de là haute Asie, étant déjà rassemblés en corps
d'armée, reçurent des lettres de la part d'Eumène. Le chef de l'ambassade
était Peucestès, le plus noble et le plus illustre des officiers de guerre qui
eussent servi sous Alexandre. Il avait été capitaine de ces gardes du corps et
Alexandre l'avait élevé à de grands postes en récompense de sa valeur. Il
avait eu depuis dans le partage des satrapies une grande partie de la Perse et
il était extrêmement estimé dans toute l’étendue de sa domination. Il
était le seul des Macédoniens auquel Alexandre eut permis de porter une robe
à la mode des Perses , pour s'attirer à lui-même la bienveillance de la
nation et la maintenir dans une obéissance plus tranquille. Il amenait avec lui
dix mille Perses, archers ou frondeurs et environ trois mille hommes de
différentes nations, armés et exercés à la Macédonienne, six cavaliers
grecs ou thraces et plus de quatre cents soldats perses. Avec lui était encore
Polémon de Macédoine, déclaré satrape de la Caramanie et qui fournissait
quinze cents hommes de pied et six cents hommes de cheval, Sibyrite gouverneur
de l’Arachosie à la tête de mille hommes de pied et de cent seize cavaliers
: le satrape des Paropamisades envoyait Amdrobuse accompagné de douze cents
hommes d'infanterie et de quatre cents cavaliers. Stasander satrape de l'Arie et
de la Drangine, ayant joint à ses troupes celles de la Bactriane, s'était fait
un corps de quinze cents hommes d'infanterie et de mille hommes de cheval.
Eudamus amenait de l'Inde cinq cents chevaux, trois mille hommes de pied et
cent-vingt éléphants dont il s'était mis en possession depuis la mort
d'Alexandre, par le meurtre du roi Porus qu'il avait tué en trahison. Toutes
ces troupes arrivées et réunies dans la Susiane, formèrent ensemble une
armée de plus de dix-huit mille sept cents hommes de pied et de quatre mille
hommes de cheval. Mais dans le conseil général qui se tint à cette occasion
dans la tente même d'Eumène, il y eut une grande dispute au sujet du
commandement. Peucestès qui fournissait la plus grande partie de ce corps
d'armée, s'appuyait encore du rang qu'il avait tenu auprès d'Alexandre, pour
en être nommé général. Antigène, chef des Argyraspides Macédoniens,
prétendait que c'était à ce corps illustre, toujours invincible et qui avait
aidé Alexandre à conquérir l'Asie, qu'il appartenait de choisir un commandant
pour une bataille.
Mais Eumène qui craignait uniquement que cette division ne donnât un furieux
avantage à Antigone, opina à ne s'en point tenir à un chef unique et il
proposa de former un Conseil, composé des satrapes, des commandants de chaque
corps qui s'assembleraient chaque jour, dans la tente qui portait le nom du Roi,
pour y régler en commun toutes les affaires qui pourraient se présenter.
Car depuis la mort d'Alexandre on avait construit une espèce de pavillon ou de
tabernacle au milieu duquel était un trône : et c'était-là qu'après un
sacrifie adressé à ce roi, on délibérait sur les affaires courantes à peu
près comme on aurait pu faire dans une république. La chose se pratiqua ainsi
dans cette occasion. Mais Eumène seul tira du trésor royal les sommes dont il
avait besoin ; parce que les gardes de ce trésor avaient reçu un ordre exprès
de la part des rois de ne délivrer l'argent qu'à lui seul. Il commença donc
par payer six mois d'avance aux Macédoniens, après quoi il fit compter deux
cens talents à Eudamus qui avoir amené les éléphants sous le prétexte des
frais qu'il fallait faire pour la nourriture de ces animaux ; mais dans la
vérité du fait, il voulait l'attacher à lui-même par cette préférence. Car
l'usage et l'emploi qu'Eudamus pouvait faire de ses éléphants dans une
querelle entre les chefs, rendait celui-ci très redoutable. A l'égard des
autres Satrapes, chacun d'eux était chargé d'entretenir les soldats qu'il
amenait de sa province. C'est ainsi qu'Eumène laissait rafraîchir ses troupes
dans la Susiane en y attendant l'ennemi.
A l'égard d'Antigone après avoir hiverné dans la Mésopotamie son dessein
était de venir attaquer Eumène, avant qu'il eût rassemblé ses alliés. Mais
apprenant que tous les gouverneurs de l'Asie s'étaient unis aux Macédoniens,
il modéra son impatience : et laissant reposer ses anciennes troupes, il en fit
lever de nouvelles. Car il se voyait à la veille d'une guerre de conséquence
et qui demandait les plus grands préparatifs. Dans ces entrefaites Attale,
Polémon, Docimus, Antipater et Philotas qui étaient tombés entre les mains
d'Antigone, dans le désastre d'Alceras et étaient toujours gardés très
étroitement dans un château imprenable, crurent pouvoir profiter pour leur
évasion du voyage qu'Antigone était obligé de faire dans les satrapies
supérieures, pour y lever des troupes dont il avait besoin Ils gagnèrent en
effet quelques-uns de leurs gardes qu'ils engagèrent à délier leurs chaînes
et ayant retrouvé leurs propres armes, eux-seuls au nombre de huit qu'ils
étaient, se jetèrent vers le milieu de la nuit sur la garnison, composée de
quatre cents hommes. S'animant eux-mêmes de la seule pensée qu'ils avaient eu
l'honneur de contribuer aux conquêtes d'Alexandre, ils commencèrent par jeter
du haut de la citadelle en- bas, c'est-à-dire d'un stade de hauteur, le com
mandant Xenopithés : après quoi massacrant les uns et faisant fuir tout le
reste, ils mirent le feu à toutes les maisons de la citadelle, et reçurent une
cinquantaine d'hommes du dehors qui paraissaient s'intéresser à eux. Comme le
fort était pourvu de toutes les munitions nécessaires à leur substance et à
leur sûreté , ils consultèrent entr'eux s'il était plus à-propos d'attendre
qu'Eumène vint les joindre là ou s'ils feraient mieux de se mettre en liberté
dans là campagne, pour se joindre eux-mêmes au parti que la fortune
paraîtrait favoriser. Les avis se partageant sur cette question ; Docimus
opinait pour sortir ; Attale disait qu’ils avaient trop souffert dans les
chaînes pour s’exposer encore aux travaux dune vie errante et incertaine.
Mais perdant qu'ils en étaient à discuter cette alternative, il s'assembla des
forteresses voisines une espèce d'armée de cinq cents hommes de pied au moins
et de quatre cents hommes de cheval ; et outre cela, plus de trois milles hommes
des gens du de toute espèce qui se donnant pour chef un d'entr'eux formèrent
d'eux-mêmes le siège du fort. Ainsi nos prisonniers se voyant enfermés tout
de nouveau, Docimus fit la découverte d'un sentier inconnu aux assiégeants par
lequel il fit échapper un homme pour traiter de sa part avec la femme d
Antigone, nommée Stratonice, qui demeurait assez près de là ; après quoi il
sortit lui-même du fort accompagné d'un seul d'entre les siens. Mais on le
trahit de tous les côtés. Stratonice violant la parole qu'elle lui avait
donnée, le fit mettre en prison et l'homme avec lequel il était sorti du fort,
se donna lui-même pour guide aux ennemis, qui s'y emparèrent en assez grand
nombre d'une des tours. A l'égard d'Attale, quoique ses troupes fussent très
diminuées, elles soutenaient avec le même courage les assauts qu'on leur
donnait tous les jours: de sorte qu'après avoir essuyé toutes les alarmes et
toutes les fatigues d'un siège de seize mois. Ils eurent enfin le malheur
d'être pris d'assaut et faits prisonniers de guerre.
VI. Peucistès avec un grand nombre de soldats que l’on convoquait en Perse par des sentinelles posées sur des pointes des montagnes et qui portaient leurs voix de l’une à l’autre dans une très grande étendue de pays vient à se joindre à Eumène. Antigone d’abord venu à Suse marche à leur rencontre avec des peines et des pertes d’hommes considérables causées par les ardeurs de la canicule et par la déroute où l’on le met sur le fleuve Copratès. Voulant passer de là à Ecbatane de Médie, il essuie dans ce passage différentes attaques des barbares : ce qui irrite ses soldats contre lui. Il les apaise néanmoins avec l’argent que Python lui apporte du trésor royal d’Ecbatane.
(316 A.C.N.)
Démoclide étant Archonte d'Athènes, les Romains firent consuls C. Junius
et Q. Aemilius , on célébra la 116ème Olympiade, où Dinomène de
Laconie emporta le prix de la course. En ce temps-là Antigone partant de la
Mésopotamie vint dans la Babylonie où il fit alliance d'armes avec Seleucus et
Pithon. Empruntant même de leurs troupes, il traversa le Tigre sur des barques
pour tomber sur ses ennemis. Eumène averti de ce passage, manda sur le champ à
Xénophile, gouverneur de la citadelle de Suse, de ne fournir aucun argent à
Antigone, et même de n'entrer avec lui en aucune conférence. Lui-même à la
tête de son armée marcha vers le Tigre, qui est à une journée de Suse, et
arriva sur un terrain élevé et habité par un peuple libre, qu'on appelle les
Uxiens. La largeur du fleuve est presque partout de trois stades et en
quelqu'endroits de quatre , et fa profondeur dans son milieu est de la hauteur
ordinaire des éléphants. Ce fleuve après avoir parcouru sept cents stades
depuis la montagne d'où il sort, se rend enfin dans la mer rouge.
On trouve dans le Tigre des poissons et même des monstres marins qui y
paraissaient surtout vers le lever de la canicule. Eumène se fit une barrière
de ce fleuve depuis sa source jusqu'à la mer : et exposant des corps de garde
en divers endroits du rivage son dessein était d'attendre là les ennemis. Mais
comme la ligne qu'il s'agissait de garder était longue, Eumène et Antigène
prièrent Peucestès de leur envoyer de la Perse dix mille archers. Peucestès
leur refusa d'abord ce secours, en se plaignant de n'avoir aucun commandement
dans leur armée, mais il le leur accorda ensuite après avoir fait réflexion
que si Antigone avoir le dessus, il perdrait lui-même son gouvernement, et
courront risque encore de à liberté ou de la vie. Ainsi voyant que par le
nombre d'hommes qu'il était en état de fournir, il serait au fond le vrai
commandant de cette armée, il alla lui-même la joindre à la tête de dix
mille archers. Or quoique plusieurs des Perses qu'il menait avec lui habitassent
à trente journées de distance du lieu de sa résidence, ils avaient reçu son
ordre dès le jour même qu'il le donna, par la position industrieuse et
avantageuse des sentinelles dans la Perse : singularité qu'on fera bien aise
d'apprendre. La Perse étant un pays d’un terrain fort inégal et fourni d'un
très grand nombre de hautes pointes de montagnes, d'où les cris se peuvent
entendre réciproquement, on place sur toutes ces pointes des hommes de la plus
forte voix de sorte qu'un avis ou un ordre qui est porté à une de ces
sentinelles se communique bientôt à la ronde et au loin à toutes les autres,
qui le font passer avec une vitesse incroyable jusqu'aux extrémités du
gouvernement ou de la satrapie.
Eumène et Peucestès ayant pris ces mesures ensemble, Antigone qui était venu
avec de grandes forces dans la ville royale de Suse, nomma Seleucus satrape de
la province et lui ordonna d’assiéger la citadelle. Mais Xénophile, garde du
trésor, ayant détourné celui-ci de cette entreprise, Antigone vint lui-même
à ses ennemis par des chemins exposés à toutes les ardeurs du soleil et très
dangereux d'ailleurs pour des troupes étrangères. C'est pour cela qu'ils
croient obligés de marcher la nuit, et ensuite de prendre du temps pour dresser
leur tentes le long du fleuve avant le lever du soleil. Il ne put pourtant pas
encore éviter tous les maux attachés à une marche si fâcheuse ; et de quoi
qu'il se fut avisé pour en adoucir le travail, il perdit un grand nombre de
soldats par l'excès de la chaleur ; car on était alors au lever de la
canicule. Quand il se vit arrivé au fleuve Copratez, il se reposa quelque temps
et se prépara à traverser ce fleuve, qui sort du pied d'une montagne et se
rend dans le Tigre. Il a environ quatre arpents de large et comme il est d'une
rapidité prodigieuse, on ne peut le passer que sur des trains de bateaux plats
liés ensemble et que l'on conduit ensuite avec des crocs. Antigonus fit d'abord
transporter sur ces trains quelques fantassins, auxquels il ordonna de faire un
fossé sur l'autre bord et d'y préparer un camp pour le reste de son armée
qu'Eumène attendait à quatre-vingts stades ou environ du rivage.
Eumène instruit par ses coureurs de toute cette manoeuvre, passa sur le pont du
Tigre avec quatre mille hommes de pied et environ treize cents hommes de cheval
, et rencontra un corps d'infanterie de plus de trois mille hommes des ennemis,
de trois cents cavaliers et de six mille de ces coureurs qu'on envoyé à la
découverte des pâturages et du fourrage. Tombant sur eux avant qu'ils eussent
pu former un corps de défense, il leur fit tourner le dos en désordre ; et à
l'égard des Macédoniens qui entreprenaient de lui résister, il les fit
bientôt céder aux efforts et au nombre de ses soldats et les repoussa vivement
jusqu'au fleuve. Comme ils s'efforçaient tous ensemble de rentrer dans leur
barques, plusieurs de celles-ci enfoncèrent sous le trop grand nombre de ceux
qui se jetaient confusément dans la même ; et la violence de l'eau emporta
presque tous ceux qui y étaient tombés. Il n'y eut de salut que pour un petit
nombre d'entr'eux qui ne sachant pas nager aimèrent mieux se laisser prendre
sur le bord que de risquer le passage et le nombre de ces derniers monta à
quatre mille hommes. Antigone témoin d'une perte si considérable, ne pouvait y
apporter aucun remède, faute d'avoir lui-même des barques. Ainsi il prit le
parti de reculer du côté de Badaque, ville située sur le fleuve Eulaee. Mais
comme cette route était exposée à toutes les ardeurs du soleil, plusieurs, de
ses soldats tombèrent morts et le reste de son armée se laissa aller au
dernier découragement. Cependant ayant demeuré quelques jours dans la ville
que nous venons de nommer, les rafraîchissements qu'il procura à ses soldats
les fit un peu revenir ; après quoi il jugea à propos de passer à Ecbatane de
Médie, d'où il veillerait de plus près sur les satrapies supérieures qu'il
avait envie de réunir à la sienne.
Mais les deux routes différente par lesquelles on pouvoir gagner la Médie,
avaient chacune leurs difficultés particulières. Celle qui prenait par les
hauteurs était large et faisait un chemin royal ; mais exposée à toutes les
ardeurs du soleil, elle était encore de quarante jours de marche. Celle qui
passait par le pays des Cosses était inégale, étroite, bordée de
précipices, environnée de nations ennemies, mal fournie de vivres ; mais elle
était courte et plus exposée au froid qu'au chaud. Il était très difficile
de mener par-là une armée, à moins de s'entendre avec les barbares du pays.
Ce sont des hommes qui n'ont jamais connu de maître et qui habitent dans des
cavernes. Ils vivent de glands, de champignons et de chair salée de bêtes
féroces. Antigone jugeait indigne de lui de traiter avec eux, à la tête d'une
armée comme la sienne. Ainsi choisissant les plus braves d'entre ses
portes-boucliers, ses frondeurs et autres armés à la légère ; et mettant
Néarque a leur tête, il les fit marcher les premiers et les chargea de se
saisir des passages les plus difficiles ou les plus suspects. Faisant ensuite
filer toute son armée en bon ordre, il se mit à la tête de sa phalange et
confia son arrière garde à Pithon. Ceux qui avaient passé les premiers avec
Néarque s’emparèrent de quelques postes d'où l'on pouvait découvrir au
loin. Mais n'ayant pas tout vu, ni même ce qui était le plus près d'eux, ils
furent surpris par les barbares qui leur tuèrent beaucoup de monde et des mains
desquels le reste eut bien de la peine à se sauver. Ceux qui étaient demeurés
auprès d'Antigone tombèrent dans un désastre encore plus grand. Car les
habitants du lieu s'étant saisis des hauteurs, faisaient rouler sur lui et sur
ses soldats des quartiers de roches énormes et en très grand nombre. Ne s'en
tenant pas même à cette espèce d'armes, ils lançaient continuellement des
traits sur des gens que la difficulté du chemin empêchait de se tenir fermes
sur leurs pieds et de faire quelques pas sans tomber. Les éléphants et les
chevaux souffraient beaucoup par le travail seul de la marche, indépendamment
du désordre où les mettait une attaque très vive. Antigone commença pour
lors à se repentir de n'avoir pas déféré à l'avis de Python, qui lui avait
conseillé d'acheter le passage à prix d'argent. Quoiqu'il en soit néanmoins ;
après avoir perdu bien des soldats et leur avoir fait essuyer à tous les
fatigues et les dangers les plus terribles, il arriva le neuvième jour de sa
marche dans la partie habitable de la Médie. Mais son armée irritée alors des
travaux et des périls effroyables auxquels il l'avait exposée , commençait à
se répandre en plaintes contre lui, et chargeait d'opprobres le nom d'Antigone.
Et pour dire le vrai, ils avaient passé en moins de quarante jours de temps par
des épreuves terribles. Cependant en les prévenant de propos gracieux et leur
fournissant d'ailleurs tous les soulagements qu'il pouvait imaginer aux
souffrances dont ils sortaient, il les ramena bientôt à leur ancienne
disposition à son égard.
Ainfi il chargea Python de parcourir toute la Médie, pour en tirer tout ce
qu'il lui ferait possible de chevaux de guerre et de chevaux de bât. Comme le
pays est amplement pourvu de ces animaux, Pithon revint bientôt menant à sa
suite deux mille cavaliers, plus de mille chevaux et autres bêtes de charge
propres à porter l'équipage d'une armée entière et qui d'avance apportaient
au camp cinq cents talents du trésor royal. Antigone distribua les cavaliers
dans les escadrons qui n'étaient pas complets et remplaça les chevaux de ceux
qui avaient perdu les leurs. Il regagna par toutes ces attentions la
bienveillance générale de ses troupes.
VII. L’armée d’Eumène vient à Persépolis où Pencestès, satrape de la province, donne un repas superbe à toutes ses troupes posées en quatre cercles qui s’enfermaient consécutivement l’un l’autre. Eumène juge à propos de supposer des lettres d’Olympias adressées à lui, pour réprimer par cette distinction, pour lors apparente, les prétentions que pourraient former les officiers subalternes de son armée, trop grands seigneurs : et de plus, il emprunte d’eux, sous prétexte du service, des sommes très considérables, ce qui réussit en effet à les tenir attachés à sa personne et à son parti.
VII. Du côté d'Eumène les satrapes de
son parti et les officiers de son armée apprenant que les ennemis campaient
dans la Médie, se trouvèrent d'avis différent sur ce qu'ils avaient à faire
en cette circonstance. Eumène, Antigène chef des Argyraspides et tous ceux qui
venaient du côté des mers occidentales, jugeaient à propos de s'en
rapprocher. Mais ceux qui s'étaient rendus-là des satrapies supérieures,
inquiets de leur possessions opinaient à les aller défendre. Chacun demeurant
ferme dans son avis, fondé sur un intérêt semblable de part et d'autre,
Eumène qui regardait la séparation de son armée en deux parts comme le plus
pernicieux de tous, conclut pour les satrapes de l'Asie. Ainsi décampant des
bords du Pasitigris, il vint à Persépolis, capitale des rois de Perse , en
vingt-quatre jours de marche. La première partie de cette route qui aboutit à
un lieu qu'on appelle les échelles, se fait par des chemins creux où
l'on éprouve de grandes chaleurs et où les vivres sont rares. L'autre partie
se fait sur un terrain plus élevé, plus sain et fourni abondamment de toutes
les productions de la nature. On y voit des vallons couverts d'ombrages, des
jardins naturels de toute formes, des arbres de toute espèce et des sources
d'eau vive, de sorte que les voyageurs font portés à ralentir leur marche ,
pour jouir plus longtemps d'un si beau pays. La chasse y est abondante et
Peucestès pour gagner le coeur de ses soldats, leur en distribua une quantité
prodigieuse qu'il avait achetée des habitants. Ceux-ci fournissaient d'ailleurs
la meilleure milice de toute la Perse, surtout pour les archers et pour les
frondeurs et la satrapie dont ils dépendaient était la plus peuplée de toute
l'Asie.
Quand on fut arrivé à Persépolis Peucestès qui en était satrape lui-même,
offrit un grand sacrifice aux dieux, au nombre desquels il comprenait Alexandre
et Philippe, et faisant venir de tous les endroits de la Perse tout ce qui
pouvait contribuer à la magnificence d'un festin religieux, il traita son
armée entière. Il avait d'abord fait tracer quatre cercles dont le premier qui
enfermait les trois autres était d'une étendue énorme. Sa circonférence
allait à dix stades de tour. Et c'est à cette table qu'il fit mettre les
soudoyés et les troupes auxiliaires. La seconde table qui était de huit stades
fut destinée aux Argyraspides et à tous ceux qui avaient servi sous Alexandre.
La troisième était de quatre stades. Il y plaça les officiers du second
ordre, les surnuméraires, ses amis, les simples capitaines et les cavaliers.
Enfin la table intérieure qui n'avait plus que deux stades de tour servit aux
principaux chefs qui étaient les capitaines de cavalerie auxquels il joignit
les plus considérables d'entre les Perses. Dans le centre il fit élever deux
autels, l'un pour Alexandre et l’autre pour Philippe. Les lits où l'on devait
se poser étaient formés de feuilles d'arbres entassées et couvertes ensuite
de tapis précieux de toute espèce et de toute sorte de meubles que la
magnificence et la mollesse rend communs chez les Perses. Les cercles dont nous
avons parlé étaient posés à une telle distance les uns des autres, que d'une
part les convives fussent extrêmement au large et à leur aise , et que de
l'autre les officiers servants trouvassent tout sous leur main. Le succès de
toutes ces précautions fut tel aussi que tout le monde applaudit à la
magnificence de Peucestès et lui-même parut aussi avoir eu principalement en
vue de s'attirer la bienveillance publique. Eumène qui s'aperçut en effet que
Peucestès tendait par-là à se faire nommer général par toute l'armée,
imagina de fausses lettres adressées à lui-même, par le moyen desquelles il
anima le courage des soldats, il réprima l'orgueil et les prétentions de
Peucestès, et se procura en même temps un très grand crédit dans toute
l'armée.
Ces lettres portaient qu'Olympias était revenue et avait ramené avec elle le
fils. d'Alexandre dans la Macédoine dont elle avait pleinement recouvré le
trône, en faisant périr Cassandre. Et que Polysperchon actuellement passé en
Asie pour y combattre Antigone , faisait marcher contre lui la plus forte
partie, de l'armée royale précédée par des éléphants et déjà prête à
entrer dans la Cappadoce. Cette lettre était écrite en caractères syriaques
et elle était adressée à Eumène par Oronte satrape de l'Arménie et ami de
Peucestès. On y ajouta foi à cause de la liaison d'Eumène avec tous les
satrapes ; et ce dernier prit soin qu'on la répandît dans l'armée et qu'on la
fît voir à tous les officiers et à la plupart des soldats. Cette distinction
que l'on paraissait faire d'Eumène en lui adressant ces nouvelles
préférablement à tout autre capitaine, changea l'idée publique en sa faveur
et tous les yeux se tournèrent sur lui, comme sur le chef unique, qui ayant la
faveur et la confiance des rois, pouvait avancer ses amis et détruire ceux qui
lui seraient contraires. A la fin de toute la solennité, Eumène pour tenir en
crainte les mécontents et pour réprimer ceux qui prétendraient usurper
quelque droit de commandement, appela en jugement et fit amener Siberite satrape
de l'Arachosie , et ami particulier de Peucestès. Envoyant même à l'insu de
son prisonnier des cavaliers dans l'Arachosie, auxquels il avait donné ordre de
se saisir de tous ses effets, il le rendit tellement suspect à toute l'armée,
que s'il n'eut pris secrètement la fuite, les troupes se jetant sur lui,
l'auraient mis en pièces. Mais dès qu'Eumène eut ainsi humilié ses
adversaires et attiré toute la considération sur lui-même, il changea
absolument son ton et sa manière d'agir et prévînt lui-même Peucestès
d'honnêtetés, d'amitiés et de promesses obligeantes et surtout il l'attacha
extrêmement aux intérêts des rois. Il employa une autre adresse à l'égard
des autres satrapes ou commandants de l'Asie : ce fut de prétexter un grand
besoin d'argent pour le service et de tirer d'eux par ce moyen de sûrs otages
de leur fidélité au parti qu'ils avaient embrassé. Ainsi il emprunta de ceux
dont il crut qu'il était le pus important de s'assurer et jusqu'à la somme de
quatre cents talents ; et par cet emprunt, de très suspect qu'ils étaient
auparavant ou de désertion ou de trahison ; il en fit des hommes très
attachés et à la cause commune et à sa personne même.
VIII. On annonce à Eumène qu’Antigone se dispose à entrer dans la Perse. Eumène avant que d’aller à sa rencontre donne à ses troupes un grand repas au sortir et à l’occasion duquel il tombe malade et ne laisse pas de se faire porter en litière au devant de l’ennemi ; mais les deux armées séparées encore par deux fleuves ne peuvent jamais se joindre. Antigone envoie des émissaires pour corrompre les officiers de l’armée d’Eumène par de grandes promesses de sa part. Eumène les réfute par l’Apologue du lion qui se laissa arracher les dents et les griffes comme Antigone voulait arracher les armes des satrapes de l’armée des rois pour se rendre maître ensuite de leurs personnes et de leurs états. Après quoi jugeant qu’Antigone avait dessein de passer dans la Gabienne, contrée favorable pour la subsistance d’une armé, il l’arrête par la menace et l’apparence d’une attaque et va lui-même établir ses troupes dans un pays si avantageux.
VIII. Il avait déjà pris toutes ces
mesures , lorsque des habitants de la Médie vinrent lui annoncer qu'Antigone à
la tête de son armée se préparait à faire une irruption dans la Perse.
Eumène se mit aussitôt en marche pour aller au-devant de l'ennemi et pour le
combattre. Dès le second jour de la route, il offrit aux dieux un grand
sacrifice , à l'occasion duquel il donna un superbe repas à son armée et
gagna par cette magnificence le coeur de tous ses soldats. Mais s'étant laissé
entraîner par ses convives à un grand excès de vin il en tomba malade et il
fût obligé de séjourner là quelque temps. Son armée qui croyait les ennemis
très proches et qui connaissait d'ailleurs toute la capacité d'Eumène était
désolée de cet accident.
Mais enfin le malade ayant eu une crise favorable, se mit en marche au bout de
quelques jours, en confiant son avant-garde à Peucestès et à Antigène. Pour
lui monté dans une voiture, il se tenait encore derrière les rangs avec ceux
qui conduisaient les bêtes de charge, pour être un peu plus à l'aise et plus
libre dans sa marche. Quand les deux armées furent à une journée de distance
l'une de l'autre, elles envoyèrent réciproquement à la découverte, pour se
disposer d'une manière convenable au combat qu'il s'agissait de donner ou de
soutenir. Cependant elles s'écartèrent là sans s'être jointes. Car chacune
ayant devant elle pour retranchement un fleuve de ces cantons, elles pouvaient
bien se mettre en bataille, mais il leur était impossible d'en venir aux mains.
Ainsi les deux armées à trois stades ou à peu près l'une de l'autre
passèrent quatre jours à se tirer des coups perdus et à ravager les environs,
sans y trouver leur subsistance. Au cinquième Antigone envoya des députés
qu'il adressait nommément aux satrapes et aux Macédoniens, pour les inviter à
renoncer à Eumène et à se confier à sa bonne foi. Il les assurait qu'il
laisserait toutes les satrapies à ceux qui en portaient les titres, qu'il
donnerait des possessions de terre à chacun des officiers, qu'il renverrait
avec honneur et avec des présents dans leur patrie ceux qui voudrait y
retourner et qu'il placerait enfin dans les postes ou dans les corps qui leur
conviendraient le mieux, tous ceux qui persisteraient dans le service. Les
Macédoniens rejetèrent hautement toutes ces offres et menaçaient même ceux
qui osaient les leur faire lorsqu'Eumène s'approchant les loua d'abord de leur
fermeté et leur rappela ensuite par rapport à la circonstance présente
l'ancien Apologue, selon lequel, un lion étant devenu amoureux d'une jeune
fille, la demanda en mariage à son père. Le père lui répondit qu'il était
très disposé à la lui donner, mais qu'il craignait extrêmement pour sa fille
les dents et les griffes de son époux, s'il arrivait dans la suite de leur vie
quelque petite dissension entr'eux. Le lion s'arracha aussitôt lui-même les
dents et les griffes. - Dès que le père vit son prétendu gendre ainsi
désarmé il l'assomma à coups de massue. Eumène ajouta qu'Antigone faisait à
leur égard le personnage de ce beau-père et qu'il leur proposait de se
désarmer, pour faire d'eux ensuite ce qu'il lui plairait. Cette fable et son
application termina la conférence.
Dès là nuit suivante des transfuges vinrent annoncer qu'Antigone avait donné
ordre à ces soldats de décamper à la seconde veille de la nuit. Eumène se
douta que son intention était de passer dans la Gabienne. C'était une province
éloignée de trois journées de l'endroit où l'on se trouvait actuellement ;
et d'ailleurs un pays sauvé jusqu'alors du passage des gens de guerre, couvert
de blé et de fruits et capable de fournir à une armée entière des vivres de
toute espèce. La plaine en était défendue par des barrières naturelles,
étant environnée presque partout, ou de gouffres ou de torrents : ainsi
Eumène voulant prévenir son adversaire, se disposa à s'aller saisir le
premier d'un territoire si avantageux. Dans cette vue, il paya quelques
soudoyés pour contrefaire les transfuges et pour aller avertir les sentinelles
du camp d'Antigone, qu'Eumène se disposait à venir l'attaquer cette nuit
même. Mais pour lui ayant fait partir d'abord tout le bagage, il ordonna à ses
troupes de repaître et de se mettre aussitôt en marche vers la Gabienne.
Antigone persuadé par les transfuges que les ennemis veinaient à lui suspendit
son départ et se disposa à la défense. Cependant l'armée d'Eumène profitant
du désordre et du chagrin où se trouvait Antigone en arrangeant ses troupes
précipitamment malgré lui, s'avançait déjà beaucoup et à l'insu de
l'ennemi vers le pays où il portait ses vues. Antigone l'attendit quelque temps
dans son poste : mais apprenant par ses espions, que les ennemis avaient pris un
chemin tout différent, il sentit bien qu'on l'avait joué. Il n'abandonna pas
pour cela son premier dessein et se mettant à la queue de l'armée d'Eumène,
il marchait après elle d'un pas qui avait l'air d'une poursuite. Voyant
néanmoins qu'Eumène avait sur lui l'avance de deux marches ou de deux
stations, et qu'il était comme impossible de l'atteindre, il eut recours à cet
expédient. Il laissa à Pithon toute son infanterie ; pendant que lui-même à
la tête de sa cavalerie, la mena à bride abattue jusqu'à l'armée d'Eumène,
qu'il atteignit à la pointe du jour et à laquelle il se montra sur le haut
d'une colline qu'elle venait de descendre. Eumène voyant ces cavaliers si près
de lui et craignant qu'ils ne fussent suivis de toute l'armée de son
adversaire, fit faire halte à la sienne et la mit pour plus de sûreté en
ordre de bataille. C'est ainsi que ces deux généraux disputaient de
précautions et de finesses l'un contre l'autre et savaient préparer une
victoire avant que de la remporter. En cette occasion Antigone empêcha son
ennemi, de poursuivre son chemin et se procura le temps de voir arriver les
troupes qu'il avoir laissées derrière lui.
IX. Disposition et description détaillée de la bataille qui se donna entre Eumène et Antigone, lorsqu’ils se préparaient l’un et l’autre à passer dans la Gabienne. Le succès en paraît indécis ou partagé, en ce qu’Eumène a perdu beaucoup moins de monde qu’Antigone et que celui-ci demeure maître du champ de bataille ; après quoi il se retire à Garmaga de Médie où Eumène n’entreprend point de le poursuivre.
IX. Dès
que toute son armée se fut rejointe, il disposa une attaque violente et
formidable. En comptant les troupes que lui fournissaient Pithon et Séleucus,
il avait vingt-huit mille hommes de pied , cinq cents chevaux et soixante cinq
éléphants. Les deux généraux disposèrent différemment leur ordre de
bataille et il y avait sur ce sujet de l'émulation entre eux. Eumène avait mis
sur son aile gauche Eudamus qui avoir lui-même amené des Indes les éléphants
et qui commandait d'ailleurs un corps de cavalerie de cent cinquante hommes. Ils
avaient pour avant-garde deux compagnies de cavaliers porte-lances, chacune de
cinquante hommes de profondeur, et il les mit au-dessous de ceux qu'il venait de
placer. A côté d'eux il posa Stasander qui commandait neuf cents cinquante
hommes de cheval, et derrière lui Amphimachus, satrape de la Mésopotamie,
suivi de six cents cavaliers , accompagnés de six cents autres, que fournissait
l'Arachosie, commandés ci-devant par Sibyrite et qui depuis la fuite de ce
dernier l'étaient par Céphalon. Tout de fuite venaient cinq cens Paropamisades
et autant de Thraces tirés des colonies supérieures. Il plaça quarante-cinq
éléphants fur la première ligne et remplit d'archers et de frondeurs les
intervalles qu'il laissait entr'eux, de sorte que le tout ensemble formait un
front ovale. Derrière cette aile il plaça sa phalange ; les extrémités en
étaient bordées par des soldats étrangers au nombre de six mille ; et.
environ cinq mille autres, mais armés à la Macédonienne , en terminaient les
rangs. Après ceux-ci paraissaient les Argyraspides, qui ne passaient pas trois
mille hommes, corps invincible et que leur réputation seule rendait
formidables. Enfin le corps d'armée était fermé par ceux qu'on appelait les
Gardes, qui montaient à plus de trois mille hommes et qui reconnaissaient pour
chefs, aussi bien que les Argyraspides, Antigène et Teutamus. La phalange en
particulier, était bordée par le devant de quarante-six éléphants, entre
lesquels il avait placé des armés à la légère. A l'aile droite, elle était
soutenue de huit cents cavaliers de la Carmanie, commandés par leur satrape
Tlépolème et de neuf cents autres qu'on appelait les camarades, après
lesquels venaient trois cents cavaliers d'une seule et même compagnie,
commandée par Peucestés et par Antigène. Enfin tout le corps de bataille
était fermé par l'escadron particulier d'Eumène, composé du même nombre de
trois cents cavaliers, précédés par deux compagnies, chacune de cinquante
hommes, ornées des seuls officiers de ce général. Mais outre cela les quatre
côtés étaient bordés hors de rang, de deux cens cavaliers délite ; et le
tout enfin était fermé par trois cens autres choisis sur tout ce qu'il y avait
dans les troupes de plus excellents hommes de cheval et de plus hardis dans les
expéditions militaires. Enfin tout le devant de cette aile était garni de
quarante éléphants. Il résulte de ce détail, que l'armée entier d'Eumenês
était composée de trente cinq mille hommes de pied, de six mille cent hommes
de cheval et de cent quatorze éléphants.
Antigone découvrant de la hauteur ou il se trouvait toute cette disposition,
prépara contre son adversaire une résistance convenable : car voyant que
l'aile droite des ennemi était bordée sur le devant et d'éléphants et de
forte cavalerie ; il choisit les plus légers de ses cavaliers, qui ne devaient
qu'escarmoucher à plusieurs reprises et séparément les uns des autres ; de
sorte que leur manège rendit inutile ce corps entier par lui même si massif et
si pesant, et que les ennemis regardaient comme la partie essentielle de leur
armée. Dans les premières lignes de ce détachement, il avait mêlé environ
mille piquiers ou archers à cheval, Mèdes ou Arméniens, accoutumés à se
battre par pelotons, ou même un à un, et séparés les uns des autres. Il
avait aussi à son service deux mille deux cents Tarentins, qu'il avait amenés
de leur pays dans ses vaisseaux, gens expert dans les ruses de guerre et qui lui
étaient personnellement dévoués. Mille autres soldats tant de la Phrygie que
de la Lydie, quinze cents autres venus à la suite de Python et quatre cents
hommes de javelots conduit par Lysanias. Les derniers de tous étaient ceux
qu'on nommait les Anthippes, ou contre-cavaliers : ils étaient au nombre
de huit cents, tirés tous des provinces supérieures : ils occupaient la gauche
de toute la cavalerie. Pithon les commandait tous.
A la tête de l'infanterie étaient les étrangers au nombre de plus de neuf
mille : après eux venaient trois mille Lyciens ou Pamphiliens et plus de huit
mille autres de toutes provinces, armés tous pourtant à la Macédonienne et
ayant pour arrière-garde huit mille vrais Macédoniens, envoyés à Antigone
par Antipater, dans le temps que celui-ci fut déclaré Tuteur des Rois: Le
corps d’infanterie qui touchait les cavaliers de plus près, était celui de
cinq cens soudoyés de toute nation, après les lesquels venaient mille Thraces
et cinq cents Grecs alliés. A côté d'eux mille de ceux qu'on appelait les
Amis , ayant à leur tête Démétrius fils d'Antigone, qui commandait alors
pour la première fois sous les ordres de son père. A la pointe de cette aile
était un corps de trois cents cavaliers ; à la tête desquels Antigonus
comptait lui-même de combattre. Ce corps était composé de trois compagnies,
de ses propres domestiques et de trois autres toutes séparées par intervalles
égaux et mêlées à une centaine de Tarentins. Il avait garni le front de ces
sept compagnies de trente éléphants posés aussi en forme ovale et dont les
entre-d'eux étaient remplis d'armés à la légère, hommes choisis. Le reste
de ses éléphants était distribué de sorte que la plus grande partie couvrait
la phalange et que le reste était posé sur la gauche devant la cavalerie.
C'est dans cet arrangement qu'Antigone descendit sur les ennemis comme pour les
prendre de biais. Il avait donné une très grande étendue à son aile droite,
en laquelle il se confiait le plus et avait beaucoup resserré l'autre. Il ne
voulait faire qu'une fausse attaque avec celle-ci et son dessein était de
combattre à toute outrance avec la première.
Quand les deux armées furent en présence l'une de l'autre et que le signal fut
donné des deux côtés par les trompettes, on se répondit réciproquement par
les plus grands cris : et aussitôt les cavaliers de Python qui n'avaient devant
eux aucune défense, mais qui surpassaient de beaucoup la cavalerie ennemie, par
le nombre et par la légèreté de leurs chevaux, essayèrent de profiter de cet
avantage. Ils n'entreprirent pas à la vérité d'attaquer les éléphants de
front : mais les prenant par les côtés, et caracolant autour d'eux, ils
accablaient de traits ces animaux, qui faute de légèreté ne pouvaient ni se
jeter sur ceux qui les blessaient, ni reculer pour se soustraire à leurs coups.
Eumène voyant son aile accablée par les virevoltes des cavaliers, envoya
demander de la plus légère cavalerie à Eudamus qui faisait son aile gauche :
celui-ci allongeant ses files, qui n'étaient pas fort nombreuses leur fit
envelopper les ennemis, en se multipliant en quelque sorte par leur légèreté.
Et comme leurs éléphants les suivaient , ils renversèrent enfin tout le
détachement de Python et le poussèrent jusqu'au pied de la montagne. Pendant
tout ce temps-là l’infanterie s'était battue avec beaucoup de persévérance
de part et d'autre et les deux partis s'étant maintenus longtemps dans l’égalité
; enfin les uns et les autres ayant perdu beaucoup des leurs, les Argyraspides
macédoniens firent remporter avantage au parti d'Eumène. Car bien qu'ils
fussent tous avancés en âge, l'expérience du péril leur avoir donné un
courage et même une adresse, qui faisait qu'on ne pouvait point tenir devant
eux. Ainsi quoiqu'ils ne fussent qu'au nombre de trois mille, ils étaient
regardés comme le soutien et la force de toute l'armée. Antigone voyant toute
son aile gauche en fuite et sa phalange même en déroute, résista
courageusement à l'avis de ceux qui lui conseillaient de se retirer au pied de
la montagne, pour recueillir là. ceux qui s'y réfugieraient, vers la partie de
son armée qui était encore dans son entier.
Mais saisissant en habile homme une circonstance favorable que la fortune lui
présentait, non seulement il recueillit ses fuyards, mais il se procura la
victoire. Voyant que les Argyraspides d'Eumène, suivis de toute leur
infanterie, avaient poussé leur poursuite jusqu'au pied de la montagne et par
là s'étaient séparés eux-mêmes du gros de leur armée, il se saisit
habilement de l'intervalle qu'ils laissaient libre, et y faisant passer une
partie considérable de sa cavalerie, il se jeta sur l'aile gauche que
commandait Eudarnus ; ayant aisément battu des gens qui ne l'attendaient
pas-là, il envoya les mieux montés de ses cavaliers pour ramener ses propres
fuyards et les rassembler au pied de la montagne. Eumène apprenant l'échec qu’il
venait de recevoir , fit rappelles à son de trompe ceux-qui poursuivaient la
partie des ennemis qu'il avait battue, pour les faire venir au secours des gens
d'Eudamus ; et à l'entrée de la nuit les deux partis rassemblèrent toutes
leurs forces avec un zèle et une ardeur dont les simples soldats ne
paraissaient pas-moins animés que leurs généraux.
Cette nuit éclairée par la lune en son plein, se trouva extrêmement belle. On
s'entendait réciproquement des deux armées qui étaient à quatre arpents de
distance l'une de l'autre, comme si elles n'en avaient fait qu'une seule. Mais
comme on voulut s'écarter de part et d'autre du lieu où s'était donné le
premier combat, lorsqu'on en fut à une trentaine de stades il était près de
minuit et les troupes fatiguées de cette marche, des travaux de la bataille
précédente et de la soif qui les pressait, ne voulurent plus entendre parler
d'attaque et demandèrent absolument qu'on les fît camper. Eumène proposa aux
siennes d'aller enlever leurs morts et de se procurer par cette action l'honneur
et l'aveu de la victoire de la part de leurs ennemis mêmes. Mais elles ne se
prêtèrent point à cette proposition, disant qu’il fallait plutôt retourner
à leur bagage qu'ils avaient laissé derrière eux. Eumène fut obligé de leur
céder : car dans un temps comme celui-là où plusieurs aspiraient au
commandement général, il eut été dangereux d'exiger de ses soldats des
choses difficiles et encore plus de punir la désobéissance. Antigone au
contraire dont l’autorité était indépendante de la multitude obligea son
armée de camper auprès des morts et devenant par-là maître de leur
sépulture, il mettait de son côté l'indice ordinaire ou la preuve convenue de
la victoire remportée. Or il avait été tué du côté d'Antigone trois mille
sept cens hommes d'infanterie et cinquante quatre cavaliers et il avait eu plus
de quatre mille blessés : Eumène n'avait perdu que cinq cents quarante hommes
de pied et très peu de cavalerie et ses blessés ne montaient pas à plus de
neuf cents. Cependant Antigone qui apercevait du découragement dans ses
soldats, jugea à propos de s'éloigner incessamment des ennemis. Pour n'avoir
rien qui l'embarrassât dans sa retraite, il envoya ses blessés et son gros
bagage dans une ville voisine et faisant enterrer ses morts dès le point du
jour, il retint le héraut qui venait de la part des ennemis demander les leurs
; après quoi il fit repaître toute son armée. Sur le soir il renvoya le
héraut en lui disant, que dès le lendemain Eumène aurait toute la liberté de
venir rendre le même devoir aux siens. Pour lui, faisant donner le signal dès
la première veille de la nuit, des marches forcées et continues
l'éloignèrent bientôt des ennemis et le firent arriver en très peu de temps
dans un pays extrêmement favorable pour la subsistance et le soulagement de ses
troupes. Car il était parvenu jusques à Gamarga de Médie, province du
gouvernement de Pithon et capable de fournir des vivres et toute forte de
rafraîchissement aux armées les plus nombreuses.
X. Un Indien, nommé Céteüs, tué du côté d’Eumène dans la bataille précédente, donne lieu au spectacle de ses deux femmes qui se disputent la gloire de le suivre sur son bûcher. L’auteur expose ici l’origine de cette coutume, établie chez ces barbares, pour conserver la vie de leurs maris, souvent attaquée par leurs femmes et à laquelle il aurait mieux de pourvoir, en ne permettant point à leurs filles, comme ils le faisaient, de se marier sans le consentement de leurs parents.
X. A l'égard d'Eumène, quoiqu'il eût été informé de cette retraite par ses espions, il n'entreprit point de poursuivre son adversaire ; d'autant que ses propres soldats avaient extrêmement souffert de la disette des vivres. Il se contenta de faire ensevelir ses morts avec la décence convenable : ce fut dans le temps qu'il s'acquittait de ce devoir qu'il fut témoin d'un fait extraordinaire et tout à fait opposé aux lois et aux moeurs de la Grèce. Un certain Ceteüs, Indien de nation et officier dans son armée, avait été tué dans la bataille, après avoir combattu vaillamment. Il laissait veuves deux femmes qui l'avaient suivi à la guerre et qui l'attendaient dans le camp ; l'une qu'il n'avait épousée que depuis très peu de temps, l'autre plus ancienne de quelques années, et toutes deux extrêmement attachées à lui. Or il y avait une loi chez les Indiens, selon laquelle les mariages, indépendamment de la volonté des parents, se concluaient par le seul consentement des jeunes mariés ; il arrivait de là que les querelles et la dissension se glissant bientôt entre des jeunes gens aveugles et sans expérience, ils se repentaient réciproquement de leur choix. Les jeunes femmes tombaient par-là dans le désordre et portaient leurs inclinations ailleurs. Mais comme la loi du pays et la bienséance publique ne leur permettait pas pour cela d'abandonner leur premier choix, il arrivait à plusieurs d'entr’elles de se défaire de leurs maris par le poison. La nature du pays leur en fournissait de plusieurs espèces, entre lesquelles il y avait quelques herbes avec lesquelles il suffisait de toucher les aliments ou les vases à boire pour leur communiquer tout leur venin. Cette pratique funeste s'étant beaucoup étendue et les châtiments mêmes ne pouvant l'arrêter, ces peules firent une loi par laquelle les femmes seraient obligées de se brûler avec le corps de leurs maris morts, à l'exception néanmoins de celles qui le trouveraient enceintes, ou qui auraient des enfants vivants ; et si quelqu'une ne voulait pas se soumettre à cette loi, non seulement elle demeurerait veuve tout le reste de sa vie ; mais encore elle serait exclue comme impie et sacrilège de toutes les assemblées publiques. L'opiniâtreté des femmes, se tourna alors d'un autre côté car non seulement le soin de leur propre vie leur faisait apporter de grandes attentions à la santé de leurs maris ; mais quand la mort les leur enlevait, il y avait de l'émulation entr'elles à qui se présenterait de meilleure grâce à l'honneur de suivre le sien sur son bûcher : et c'est ce qui arriva pour lors. Car bien que la loi n'eut parlé que d'une femme, les deux de Ceteüs s'avancèrent pour se disputer l'une à l'autre l'avantage de le suivre. La plus jeune représenta d'abord aux officiers de l'armée qui étaient leurs juges, que la plus ancienne était actuellement grosse et qu'ainsi elle étroit exclue de son privilège par les paroles mêmes de la loi ; et celle-ci soutenait que son ancienneté seule assurait son droit et lui donnait une prérogative qu'aucune circonstance ne pouvait rendre douleurs. Cependant les officiers de guerre qui étaient leurs juges, assurés par les sages-femmes que la première était grosse, décidèrent pour la seconde. Aussitôt celle qui avoir perdu sa cause se retira en jetant des cris lamentables, en déchirant tous les voiles qu'elle portait sur sa tête, et en s'arrachant les cheveux, comme à l'annonce du plus grand de tous les malheurs. L'autre au contraire transportée de joie, parée de ses atours par les mains de toutes les femmes de sa connaissance, et la tête chargée de rubans et de couronnes, fut conduite vers le bûcher comme à la cérémonie nuptiale, par toute sa famille qui chantait des hymnes en son honneur. Quand elle fut arrivée au pied du bûcher, détachant elle-même tous ses ornements, elle en distribua de sa main les différentes pièces à ses parents et à ses amis, comme pour leur laisser un gage de son affection pour eux et un motif de se ressouvenir d'elle. Ses ornements consistaient en un grand nombre de bagues qu'elle avait à ses doigts, garnies toutes de pierres précieuses de toutes les couleurs, et choisies entre les plus brillantes et les plus fines. Sa tête était chargée d'étoiles d'or entre-mêlées de pierres du même poids et du même éclat que les premières et elle portait à son cou une multitude de colliers qui croissaient tous en grosseur et en longueur : enfin après avoir fait le dernier adieu à tous ses parents, son frère lui donna la main pour monter sur le bûcher et à la vue d'un nombre innombrable de gens qui admiraient sa constance, elle se jeta dans les flammes où elle perdit héroïquement la vie. Du moment qu'elle était arrivée dans la place jusqu'à celui où elle monta sur le bûcher, la garde avait eu le temps d'en faire trois fois le tour. La première chose qu'elle fit y étant montée, fut de se poser de son long sur le corps de son n'époux. La violence du feu qu'on alluma au même instant ne lui fit pas jeter un seul cri : entre les spectateurs les uns étaient touchés d'une véritable compassion, les autres admiraient une confiance si héroïque et les troisièmes trouvaient en de pareilles pratiques une férocité de moeurs, qui ne pouvait convenir qu'à des sauvages et à des barbares.
Eumène ayant satisfait au devoir de la sépulture de ses morts, passa de la Paraetecène dans la Gabienne, province qui ne s'était point encore sentie de la guerre, et fournie de tout ce qui était nécessaire à la subsistance des troues. Ce pays était éloigné du camp d'Antigone de vingt-cinq stations pour ceux qui y voulaient aller par des chemins battus et fréquentés ; au lieu qu'elle n'était que de neuf pour ceux qui se résolvaient à traverser un pays désert et sans eau. Eumène et Antigone se résolurent donc à mettre leurs troupes en quartiers d'hiver et à les laisser reposer à cette distance les unes des autres.
XI. Cassandre apprenant le retour d’Olympias, lorsqu’il assiégeait Tégée dans le Péloponnèse, fait la paix avec les Tégéates, pour venir s’opposer au rétablissement de cette reine : elle s’était enfermée dans Pydna de Macédoine avec le jeune Alexandre et plusieurs princesses de sa famille, se flattant de recevoir dans ce port de mer des vivres et des secours de la part des Macédoniens et des Grecs mêmes. Le roi d’Épire et Aecidée son frère étant venus au secours de cette reine, perd son propre royaume en son absence par la révolte de ses sujets animés contre lui par les intrigues de Cassandre.
XI. En Europe Cassandre assiégeant Tégée en Arcadie apprit le retour d'Olympias en Macédoine, le malheureux sort d'Eurydice et du Roi Philippe Arridée et ce qui était arrivé au sépulcre de son frère Iollas. La dessus il fit fa paix avec les Tégéates et à la tête de son armée il marcha vers la Macédoine en laissant ses alliés dans un assez grand embarras. Car Alexandre fils de Polysperchon, à la tête d'une armée menaçait toutes les villes du Péloponnèse. Cependant les Etoliens qui, favorisaient Olympias et Polysperchon, s'étaient saisis de tous les passages pour arrêter la marche de Cassandre. Celui-ci jugeant qu'il lui serait difficile de surmonter ces obstacles, fit venir des barques légères de la Locride, et de l'Eubée, par le moyen desquelles il aborda dans la Thessalie : et apprenant là que Polysperchon campait avec ses troupes dans la Perraebie, il envoya d'abord Callas un de ses lieutenants à la tête d'un corps d'armée avec ordre d'attaquer ce général. Dinias autre officier de Cassandre fut chargé de s'opposer aux troupes qui portaient le nom d'Olympias, et en effet il leur interdit le passage. Cependant Olympias apprenant que Cassandre lui-même à la tête d'une armée en forme s'approchait beaucoup de la. Macédoine, nomma pour son général Aristonoüs, qu'elle chargea d'attaquer son ennemi : et pour elle, elle vint à Pydna ayant avec elle le fils qu'Alexandre avait eu de Roxane et sa mère même, aussi bien que Thessalonique fille d'Alexandre, fils d'Amyntas, outre cela Deidamie fille d'Aeacidas Roi d'Épire et soeur de Pyrrhus , qui fit depuis la guerre aux Romains, aussi bien que les filles d'Attale et enfin les plus considérables de ses amis et de leurs parents. Cet assemblage faisait qu'elle était environnée d'un, très grand nombre de personnes très inutiles à la guerre et qui même ne devaient pas trouver dans Pydna des provisions suffisantes pour soutenir un siège de quelque longueur. Malgré cet inconvénient elle ne laissa pas de s'enfermer dans cette ville, espérant qu'il lui arriverait par mer des vivres et des secours de la part des Macédoniens et même des Grecs. Elle avait actuellement avec elle quelques cavaliers d'Ambracie et un assez grand nombre de gens de guerre habitués dans sa cour ; et pour sa défense ce qui restait d'éléphants à Polysperchon depuis que Cassandre en avoir pris ou détruit la plus grande partie en sa dernière descente en Macédoine. Ici Cassandre ayant traversé toutes les gorges de la Perrhaebie, dès qu'il fut arrivé devant Pydna, environna cette ville d'une mer à l'autre de toutes fortes d'ouvrages, comme pour en faire le siège et il tira de tous les peuples qu'il avait associés à son dessein toutes sortes d'armes et de machines pour attaquer Olympias par mer et par terre.
Apprenant sur ces entrefaites qu'Aeaidas roi d'Épire venait avec une armée considérable au secours d'Olympias, il envoya Atharrias à la tête d'un fort détachement pour s'opposer aux Épirotes. Celui-ci s'étant saisi à propos de tous les passages, rendit inutiles tous les efforts de ce roi : d'autant plus que c'était malgré ses sujets et ses soldats qu'il les menait à cette expédition ; de forte qu'Atharrias trouva aisément le moyen d'exciter la sédition dans le propre camp d'Aeacidas. Cependant ce Roi absolument résolu de secourir la reine de Macédoine, chassa dans sa propre armée, tous ceux qu'il aperçut être contraires à ses desseins Ceux qui restèrent secondaient à la vérité ses intentions ; mais ils étaient en trop petit nombre pour en assurer le succès. Cependant les soldats renvoyés dans leur pays, y soulevèrent contre le Roi absent ses propres sujets, qui le déposant par un décret public, firent alliance d'armes avec Cassandre ; espèce de révolution qui n'était jamais arrivée en Épire ; depuis que Néoptolème fils d'Achille y avait régné : car depuis ce temps-là le fils avait toujours succédé au père et était toujours mort sur le trône. Cassandre ayant donc reçu l'Épire en alliance d'armes, y envoya Lyciscus pour son lieutenant et pour son général ; ce qui fit que tous les gens de guerre de ce royaume désespérant du retour et de la fortune d'Olympias, se donnèrent à Cassandre. La reine qui ne comptait plus que fur le secours de Polysperchon, déchut bientôt encore de cette espérance. Car le général Callas envoyé par Cassandre s'étant campé dans la Perrhaebie près de Polysperchon, corrompit avec de l'argent le plus grand nombre de ses officiers et de ses soldats, de sorte qu'il lui en resta très peu de fidèles, ce qui fit perdre à Olympias toutes ses ressources.
XII. Antigone part de Gadamalès de Médie, dans le dessein de surprendre Eumène dont les troupes avaient hiverné séparément les une des autres. Au bout de cinq ou six jours d’une marche très pénible, il aperçoit sur une hauteur le camp d’Eumène garni de feux et de lumières et qui donnait de loin l’apparence d’une armée campée à demeure et de plus dans l’abondance et dans les festins. Cette ruse suspendit la marche d’Antigone, qui ne réussit pas même à enlever les éléphants qu’Eumène faisiat venir à son armée.
XII.
En Asie Antigone qui avait pris ses quartiers d'hiver à Gadamales de Médie,
voyant que son armée était inférieure en nombre à celle de ses ennemis, se
hâta de les surprendre. Ceux-ci avaient hiverné séparément les uns des
autres : de sorte que quelques-uns de leurs camps étaient éloignés de six
journées de quelques autres. Il ne jugea donc pas à propos de passer par la
grande route, non seulement parce qu'elle était longue, mais encore parce qu'il
la trouvait trop exposée à la vue de l'armée ennemie.
L'autre chemin était désert et sans eau et par là très pénible pour des
soldats. Mais il était plus favorable pour surprendre ses adversaires ; non
seulement parce qu'il était plus court ; mais encore parce qu'étant hors de la
portée de leur vue, il serait plus aisé de tomber sur eux, quand ils seraient
dispersés dans les bourgs ou dans les hameaux de leur voisinage. Aussitôt
prenant sa résolution il annonça le départ à ses troupes, en les avertissant
de se fournir pour dix jours de vivres qui n'eussent pas besoin d'être cuits.
En même temps faisant courir le bruit qu'il partait pour l'Arménie, il tourna
contre l'attente de ses propres soldats du côté du désert un peu après le
solstice d'hiver. Il ordonna que dans la route on allumât du feu pendant le
jour, mais qu'on l'éteignit soigneusement à l'entrée de la nuit, de peur que
quelques-uns l'apercevant n'en avertissent les ennemis. Car il devait traverser
une plaine fort étendue, mais qui était bordée au loin de grandes hauteurs,
d'où il était aisé de voir la moindre lumière. Cependant les soldats ayant
fait une route pénible de cinq journées et de cinq nuits consécutives, se
donnèrent la liberté de tenir du feu allumé tant la nuit que le jour, soit à
cause du froid, soit pour les autres besoins de la vie : ce qui ayant été
aperçu par les habitants limitrophes du désert, ils dépêchèrent pour en
porter l'avis à Eumène et à Peucestès des courriers montés sur des
dromadaires : car ces animaux font capables de faire quinze cens stades ou plus
de soixante lieues d'une seule traite : Peucestès apprenant que les ennemis
occupaient le milieu de la plaine, jugeait à propos de se retirer jusqu'à
l'extrémité de ses quartiers d'hiver, de peur d'être enveloppé avant qu'on
eut fait revenir tous ses soldats. Mais Eumène s'apercevant de sa crainte ;
tacha de le rassurer et lui ordonna de demeurer sur les bords du désert ; ayant
trouvé, disait-il, un moyen de faire en sorte qu'Antigone arrivât trois ou
quatre jours plus tard qu'il ne croyait, auquel cas ils auraient eux-mêmes tout
le temps nécessaire pour assembler leurs troupes ; d'où il y avait lieu de
présumer, que celles de l'ennemi fatiguées et manquant de tout, tomberaient
entre leurs mains.
Comme on était étonné de cette espérance d'Eumène et qu'on cherchait
comment il vendrait à bout de retarder la marche d'Antigone, il ordonna à tous
les chefs de le suivre chacun à la tête de sa compagnie ; dont chaque soldat
aurait un pot à feu ; et choisissant un lieu élevé et qui dominait sur la
plaine que l'ennemi devoir traverser, il désigna là un camp d'environ soixante
et dix stades de tour. Chacun des capitaines se plaçant avec sa compagnie,
ferait allumer des feux à la distance de vingt coudées les uns des autres, et
qui d'abord feraient très grands et donneraient l'idée de gens qui se
disposent à faire ensemble un grand repas. A la seconde veille ces feux
diminueraient comme pour finir totalement à la troisième ; ce qui ferait
penser aux ennemis, que c'était un quartier d'hiver pris à demeure. Ces ordres
ayant été fidèlement exécutés, quelques habitants des montagnes voisines
attachés à Pithon Satrape de la Médie coururent lui en donner avis, aussi
bien qu'à Antigone. Ces deux généraux, surpris de cette nouvelle suspendirent
leur marche, pour prendre des mesures sur ce qu'on venait de leur annoncer : car
il n'était pas prudent d'exposer des soldats fatigués d'une longue route où
ils avaient manqué des rafraîchissements les plus ordinaires à une armée qui
paraissait être dans l'abondance et dans les festins. Ainsi jugeant qu'ils
avaient été trahis et que les ennemis informés de leur dessein, s'étaient
assemblés pour s'y opposer ils ne trouvèrent pas à propos de continuer leur
route en droite ligne : mais se jetant sur la droite, ils ne songèrent lus
qu'à aller occuper les deux parties les plus habitables de cette contrée, pour
y soulager leurs troupes de tous les maux qu'elles avaient soufferts. Eumène
par cette ruse ayant non seulement retardé, mais encore arrêté la marche des
ennemis, rassembla de tous les bourgs des environs ses soldats dispersés et
ayant dressé un camp environné d'une forte palissade et d'un fossé profond,
il y reçut les alliés qui lui venaient de divers endroits et le remplit de
toutes les provisions nécessaires pour l'entretien d'une grosse armée.
Mais Antigone arrivé au lieu où il tendait à l'extrémité, du désert,
apprit là qu'Eumène avait eu le temps de rassembler toutes ses forces, à
l'exception néanmoins de ses éléphants, qui sortis tard de leurs quartiers
d'hiver pour le venir joindre, étaient actuellement en chemin, accompagnés
seulement de leurs conducteurs. Sur cet avis Antigone envoya à leur rencontre
deux mille hallebardiers à cheval, deux cens Tarentins et tout ce qu'il avait
d'infanterie légèrement armée. Il espérait de se rendre maître de ces
animaux, qui n'étaient accompagnés d'aucune garde militaire et qu'ainsi il
enlèverait aux ennemis une de leurs plus fortes défenses. Eumène instruit de
ce projet, fit partir pour la garde de ses éléphants quinze cents cavaliers
d'élite et trois mille, hommes d'infanterie légère. Les gens d'Antigone ayant
été aperçus les premiers par les conducteurs, ceux ci formèrent de ces
animaux un carré long au milieu duquel ils mirent leur bagage et par derrière
environ quatre cents hommes de pied qui les suivaient. Mais comme le
détachement d'Antigone tomba sur eux avec violence. Toute cette garde accablée
fut contrainte de reculer. Les conducteurs des éléphants se soutinrent pendant
quelques temps au milieu de tant de traits ; quoique d'ailleurs ils ne fussent
pas armés de manière à pouvoir faire du tort aux ennemis. Ainsi ils allaient
succomber, lorsque les cavaliers d'Eumène arrivant sans être attendus, les
tirèrent de ce danger.
XIII. Malgré cette première disposition des choses qui paraissait favorable à Eumène, la fortune lui prépare un prochain et dernier revers dans la bataille à laquelle il se dispose et qu’il livre à Antigone. Celui-ci donne son aile droite dans laquelle il voulait combattre lui-même à son fils Démétrius qui paraîtra beaucoup dans la suite, et sa gauche à Pithon, satrape de la Médie. Eumène pour faire tête à Antigone avait pris la gauche de sa propre armée, en confiant sa droite à Philippe, satrape des Parthes. Aucune des deux armées ne montait à quarante mille hommes. Mais elles avaient chacune plus de soixante éléphants, ce que l’on comptait pour de grandes forces dans ce temps-là. Eumène envoie d’abord faire des reproches publics et à haute voix aux corps qui avaient servi sous Alexandre et qui s’opposaient aujourd’hui à ses successeurs naturels et légitimes : ce qui les touche et les ébranle. Après divers incidents, les soldats d’Antigone se jettent sur les bagages de ceux d’Eumène, cet aspect décourage ces derniers et les irrite même contre leur chef qu’ils livrent vivant à Antigone qui le fait mourir après quoi il célèbre ses funérailles en considération de leur ancienne liaison et donne son amitié à l’historien Jérôme de Cardie, qui se trouva au nombre des prisonniers.
XIII.
Peu de jours après les deux camps ennemis étant posés à quarante stades l'un
de l'autre, les deux armées se rangèrent en bataille comme pour la décision
finale de cette guerre. Antigone ayant partagé sa cavalerie en deux corps, les
plaça aux deux ailes de son armée. Il confia l'aile gauche à Pithon et la
droite dans laquelle il voulait lui-même combattre, à son fils Démetrius.
L'infanterie occupait le milieu de l'intervalle et bordait ainsi par ses deux
côtés la cavalerie. Les éléphants étaient disposés de sorte que les
soldats légèrement armés, trouvaient leur place dans les intervalles que ces
animaux laissaient entre eux. Cette armée était composée en tout de
vingt-deux mille hommes de pied, de neuf mille hommes de cheval, en y comprenant
ceux qu'on avait tirés de la Médie et de soixante cinq éléphants. Eumène
ayant reconnu qu'Antigone occupait son aile droite avec l’élite de sa
cavalerie, pour s'opposer directement à lui, prit lui-même son aile gauche à
la tête de ses meilleures troupes. Il était escorté là des principaux
satrapes de son parti, suivis eux-mêmes de leurs meilleurs cavaliers ; et il se
préparait à leur donner l'exemple. Un de ces Satrapes était Mithridate, fils
d'Ariobarzane, qui descendait de l'un des sept Perses qui avaient tué le mage
Smerdis. Ce Mithridate était un homme d'un courage distingué, et il avait
été formé à la guerre dès son enfance. Le front de cette aile était garni
de soixante éléphants, posés en forme ovale, accompagnés de soldats armés
à la légère, dans les intervalles qu'ils laissaient entre eux. A la tête de
l'infanterie étaient les portes-boucliers, après lesquels venaient les
Argyraspides, suivis des étrangers, armés d'ailleurs à la Macédonienne. Ces
derniers avaient devant eux d'autres éléphants entremêlés, comme les
premiers, d'armés à la légère. A l'aile droite était toute la cavalerie
avec les éléphants les moins forts ; le tout commandé par Philippe. Eumène
avoir donné ordre à celui-ci d éviter le combat, ou de ne s'y battre qu'en
retraite, en observant de quel côté serait l'avantage pour l'en avertir
lui-même. En un mot toute l'armée d'Eumène était alors composée de trente
six mille sept cents hommes d'infanterie, de six mille cinquante cavaliers, et
de cent quatorze éléphants. Un peu avant le combat Antigène, commandant des
Argyraspides, avait envoyé un des cavaliers Macédoniens à la phalange des
ennemis, avec ordre de s'en approcher jusqu'à la portée de sa voix. Celui-ci
exécutant à la lettre sa commission, s'avança assez pour être aisément
entendu : et adressant la parole à tous ces compatriotes qui servaient sous
Antigone ; il leur dit en criant de toute sa force : Malheureux que vous êtes y
vous allez vous battre contre vos pères qui ont aidé aux conquêtes de
Philippe et d'Alexandre et qui vont bientôt vous faire sentir qu'ils étaient
dignes de leurs succès et de leurs victoires. Et en effet les moins âgés qui
se trouvassent alors parmi les Argyraspides avaient au moins soixante ans ;
plusieurs d'entre eux en avaient soixante et dix et davantage ; ils avaient tous
autant de valeur, que d'expérience et les périls de toute espèce d'où ils
s'étaient tirés leur avaient fait acquérir autant d'adresse que de force. Un
reproche si public et en même temps si juste, excita dans l'armée d'Antigone :
une longue suite de gémissements, sur ce qu'il fallait se battre contre ses
parents et ses anciens : au lieu que du côté d'Eumène c'était une ardeur et
une impatience générale d'être menés contre l’ennemi. Pour profiter de
cette disposition des esprits, ce général fit sonner de toutes parts les
trompettes eues auxquelles son armée répondit par un cri universel et par une
impatience générale d'en venir aux mains. Les éléphants commencèrent le
combat de part et d'autre après quoi les cavaliers se joignirent.
Comme le champ de bataille était d'une grande étendue et couvert partout d'un
sable fort sec, il s'éleva une poussière si forte qu'à peine pouvait-on se
voir à la moindre distance les uns des autres. Antigone profitant de cette
circonstance, envoya des cavaliers Mèdes, accompagnés de quelques braves
Tarentins, dans l'endroit où les ennemis tenaient leur bagage, espérant avec
beaucoup d'apparence de l'enlever sans obstacle et même sans qu'on les vît. Et
en effet, ceux qui furent chargés de cette commission rasant l'aile des
ennemis, tombèrent sur les valets d'armée, posés à cinq stades ou environ du
champ de bataille. Trouvant là une multitude de gens qui ne savaient pas se
défendre, ils mirent bientôt à bas ceux qui firent quelque résistance et se
rendirent maîtres et du bagage et de ses gardiens. Pendant ce temps-là,
Antigone qui à la tête de sa cavalerie avait déjà livré le combat, pressait
vivement Peucestès Satrape de Perse : celui-ci pour se tirer de la poussière
qui l'aveuglait, entraîna avec lui quinze cents cavaliers. Eumène laissé
ainsi presque seul dans son aile et ne voulant point subir la honte de la fuite,
prit au contraire la généreuse résolution de tenir la parole qu'il avait
donnée aux rois ; et au péril de sa propre vie, il se lança le premier sur
Antigone. Il se forma là un vigoureux combat de cavalerie, où la valeur
éprouvée des soldats d'Eumène le disputait au nombre très supérieur de ceux
d'Antigone, et coûta la vie de part et d'autre à un grand nombre de
combattants. Il arriva même alors que les éléphants s'étant attaqués
réciproquement, le plus fort de ceux d'Eumène se lançant contre le premier de
ceux d'Antigone, perdit la vie du coup même qu'il porta. Eumène qui vit alors
que la fortune ne le favorisait d'aucun côté et que les siens reculaient
partout, tira de la bataille le reste de ses cavaliers pour les joindre à
l'autre aile, commandée par Philippe, auquel il avait donné ordre de battre
comme en retraite. Telle fut la fin du combat de sa cavalerie.
Du côté de l'infanterie les Argyraspides s'étant extrêmement serrés
tombèrent avec une telle violence sur leurs adversaires, qu'ils en tuèrent la
plus grande partie avec l'épée et mirent tout le reste en fuite. Ces hommes
s'étaient rendus si vigoureux par l'exercice continuel de la guerre,
qu'attaquant de front toute la phalange ennemie, ils ne perdirent pas un seul
d'entr’eux, en faisant périr de leur main plus de cinq mille des ennemis et
mettant en fuite un bien plus grand nombre.
Eumène apprenant que son bagage était pillé et que Peucestès, à la tête de
son infanterie n'était pas loin de lui, tenta de rassembler l'un et l'autre
corps et de fondre encore une fois sur Antigone ; espérant si cette attaque lui
réussissait, non seulement de recouvrer son bagage, mais d'enlever encore celui
des ennemis ; mais Peucestès au lieu d'entrer dans ce projet s'étant retiré
au loin, Eumène manqua absolument cette conjoncture. Alors Antigone séparant
sa cavalerie en deux corps, songeait à tomber avec l'un sur Eumène dont il
observait la marche, et donnant l'autre à Pithon, il le chargea de se jeter sur
les Argyraspides, dénués alors du secours de leur cavalerie. A ce mouvement
les Argyraspides qui s'en aperçurent se formèrent en bataillon carré et se
retirèrent en sûreté sur les bords du fleuve, en reprochant de loin à
Peucestès le malheur qui était arrivé à leur cavalerie. Eumène rendu
auprès d'eux à la chute du jour, consulta avec eux sur le parti qui leur
restait à prendre dans cette conjoncture. Les Satrapes opinaient tous à
retourner dans leurs gouvernements mais Eumène soutint qu'il fallait encore
tenter le combat sur ce que la phalange des ennemis était ruinée et que la
cavalerie était encore de part et d'autre sur le même pied. Les Macédoniens
s'opposèrent à cet avis, sur ce qu'ils avaient perdu tout leur bagage et que
leurs femmes, leurs enfants et la plus grande partie de leur famille
demeureraient entre les mains des ennemis. La dessus il se séparèrent sans
avoir rien conclu sur le fond d'une question si importante. Mais peu de temps
après les Macédoniens ayant traité secrètement avec Antigone, lui livrèrent
Eumène saisi comme un prisonnier et recouvrant à ce prix tout ce qui leur
appartenait, ils s'engagèrent à l'ennemi et furent incorporés dans ses
troupes. Sur cet exemple, la plupart des satrapes et des autres principaux chefs
sacrifièrent leur général à leur sûreté et à leur tranquillité
particulière. Antigone, par un revers si singulier, devenu maître de toute une
armée ennemie, fit saisir Antigène chef der Argyraspides et le condamna à
être brûlé sur un bûcher, il fit périr ensuite Eudamus qui avait amené
lui-même les éléphants des Indes, Celbanus et quelques autres qui le
haïssaient depuis longtemps. Mais il fit enfermer Eumène dans une prison,
jusqu'à ce qu'il eut décidé en lui-même ce qu'il en ferait. Il aurait bien
voulu s'en faire un ami fidèle, et qui entrât dans ses intentions : mais il
n'aurait pu se fier à ses promesses par l'attachement qu'il lui connaissait
pour Olympias et pour les rois ; d'autant plus que l'ayant lui-même tiré de la
citadelle de Nora, il n'avait pas laissé de retourner à son premier part.
Voyant d'ailleurs les Macédoniens actuellement très irrités contre Eumène,
il le fit mourir. Cependant se ressouvenant de l'ancienne amitié qui avait
été entre eux, il fit brûler son corps en cérémonie et envoya ses cendres
dans une urne à sa famille. On lui avait amené aussi l'historien Jérome de
Cardie trouvé parmi les blessés et fait prisonnier, il avait toujours été en
très grande considération auprès d'Eumène ; et après la mort de ce premier
protecteur, il trouva la même bienveillance dans Antigone.
XVI. En Europe Cassandre fait environner la ville de Pydna, retraite d'Olympias et de sa cour, si exactement par mer et par terre, qu'il réduit cette reine et ses troupes à une famine déplorable dont l'auteur fait la description. Elle permet à ses soldats et même à ses officiers de guerre de passer dans le aprti de Cassandre, et se voit contrainte de se livrer elle-même à cet ennemi, qui la fait appeler en jugement par les parents de ceux à qui elle avait fait ôter la vie et qui la font condamner à la mort en plein conseil. Cassandre lui offre un vaisseau pour la conduire à Athènes, espérant que quelque tempête donnerait à sa mort l'apparence d'une punition divine, et craignant pour lui-même le repentir des Macédoniens. mais les amis qu'il y avait dans le vaisseau y égorgent cette Reine de leur propre mouvement, pour le délivrer d'inquiétude. En effet il aspire bientôt lui-même à la couronne de Macédoine et il épouse dans cette vue Thessalonique fille de Philippe. Il fait bâtir dans ce royaume une ville superbe qu'il nomme Cassandrie. Il fait enfermer le jeune Alexandre et Roxane sa mère dans la citadelle d'Amphipolis, en leur ôtant tous les indices de la royauté et il fait célébrer à Aegues de Macédoine les obsèques de Philippe Arrhidée et de son épouse Euryduce, comme ayant laissé par leur mort le trône vaquant.
VI. Olympias ne leur survécut pas longtemps. Femme vindicative bien plus que souveraine, elle répandit le sang des nobles, et vit bientôt l'amour de ses sujets dégénérer en haine. Aussi, à l'approche de Cassandre, n'osant plus compter sur les Macédoniens, elle se retira à Pydna avec sa bru Roxane et Hercule son petit-fils : elle fut suivie de Deidamie, fille du roi Eacide, de sa belle-fille Thessalonice, princesse qu'illustrait le nom de son père Philippe, et de plusieurs femmes d'un haut rang, cortège plus brillant qu'utile. A cette nouvelle, Cassandre marche à la hâte sur Pydna, qu'il assiège, et Olympias, pressée par le fer et la disette, fatiguée de la longueur du siège, se rend au vainqueur sous promesse de la vie. Mais Cassandre, ayant assemblé le peuple pour le consulter sur le sort de la reine captive, détermine secrètement les familles des victimes à venir en habits de deuil accuser la cruauté d'Olympias. Enflammés par ce spectacle, les Macédoniens ne voient plus la majesté de son ancien rang : ils la condamnent à mort, oubliant que c'est par la valeur de son époux et de son fils qu'ils ont, non seulement vécu sans crainte au milieu de tant de voisins puissants, mais acquis leurs immenses richesses et l'empire, de l'univers. Olympias, voyant des hommes armés s'avancer vers elle d'un air menaçant, se présente à eux, appuyée sur deux de ses femmes, et couverte de ses ornements royaume. A son aspect, les assassins, frappés de l'idée de ses grandeurs passées, et du souvenir de tant de rois que leur rappelait sa présence, s'arrêtèrent devant elle : mais d'autres satellites, envoyés par Cassandre, la frappèrent enfin : elle ne recula pas devant le fer levé pour la percer, elle ne poussa point ces cris que laisse échapper la faiblesse de son sexe ; elle reçut la mort avec une fermeté digne des héros de son illustre race, et l'on eût pu reconnaître Alexandre dans le dernier soupir de sa mère. On rapporte qu'en tombant elle se couvrit le corps de ses cheveux et de sa robe, pour ne rien offrir aux yeux qui blessât la pudeur. Après sa mort, Cassandre épousa Thessalonice, fille du roi Aridée, et relégua le fils d'Alexandre, avec sa mère, dans la citadelle d'Amphipolis. JUSTIN, XIV |
XVI. Cassandre qui avait réduit Olympias à se renfermer dans Pydna de Macédoine, ne pouvait continuer pendant l'hiver les attaques de cette place. Mais il vint à bout d'en former si parfaitement l'enceinte, tant par ses derrieres d'un côté à l'autre de la mer qu'en face du port, qu'il la rendit inaccessible à toute espece de secours. Par là elle tomba bientôt dans une indigence universelle ; on en vint au point de ne pouvoir donner à chaque soldat que cinq choenix de blé par mois. On ne nourrissait les éléphants que de sciures de bois et les hommes en étaient venus à tuer les chevaux et les bêtes de charge pour leur nourriture. Dans cette calamité pendant laquelle Olympias ne laissait pas de se flatter encore de quelques espérances étrangères, tous les élephants périrent de faim. Les cavaliers volontaires auxquels on ne faisait aucune distribution de vivres succomtberent les premiers à cette disette ; les soudoyés ne subsistèrent guère pus longtemps. Quelques soldats barbares surmontés par le besoin, mangèrent les premiers de la chair humaine prise des corps morts. Toute la ville s'étant bientôt remplie de cadavres, les gardes du palais enterraient les uns et jettaient les autres par-dessus les remparts dans le fossé. Le spectacle et la puanteur devenaient de plus en plus insoutenables, non seulement aux personnes de la cour élevées dans la magnificence et dans le luxe, mais aux soldats mêmes nourris dans le sang et dans la fange. Au printemps suivant, l'indigence ayant toujours augmenté jusqu'alors, plusieurs d'entr'eux s'assemblerent pour inviter Olympias à leur donner leur congé, puisqu'elle ne pouvait plus les entretenir. La Reine très persuadée de cette impossibilité et sentant les entraves où on la tenait elle-même, leur accorda leur demande. Cassandre ayant reçu favorablement tous ces transfuges, les distribua dans les villes de son parti ; comptant bien que les Macédoniens habitants de toutes ces villes, apprenant par eux l'état déplorable où elle se trouvait, abandonneraient sa caufe. Il ne se trompa point dans fa conjecture : car le plus grand nombre de ceux qui songeaient encore à envoyer du secours à la Reine, jugeant par cette désertion du mauvais état de ses affaires, l'abandonnerent à sa fortune ; et se tournèrent du côté de Cassandre. Les deux seuls hommes de la Macédoine qui fussent demeurés fidèles à cette malheureuse Reine, furent Aristonoüs et Monimus, dont le premier était gouverneur d'Amphipolis, etle second de Pella. Olympias instruite de l'état présent des choses et jugeant le peu d'amis qui lui restaient incapables de la défendre, fit préparer pour sa retraite un vaisseau à cinq rangs de rames, où elle s'embarquerait avec eux : mais un déserteur ayant porté cette nouvelle aux ennemis, Cassandre vint lui-même s'emparer de ce vaisseau : de sorte qu'Oympias hors de toute ressource, se vit contrainte de s'adresser elle-même à Cassabdre et en se livrant absolument à lui, elle eut encore bien de la peine à obtenir la sûreté de sa vie. Cassandre devenu ainsi maître de Pydna envoya des troupes pour se saisir de même de Pella et dAmphipolis. Monimus qui gardait Pella, sachant ce qui venait d'arriver â Olympias ; livra sa ville sans hésiter. Aristonoüs avait d'abord eu la pensée de défendre la sienne, se voyant un corps de troupes et ayant eu des succès à la guerre : car peu de temps auparavant il avait rencontré Cratevas un des commandants de l'armée de Cassandre et lui avoit tué un assez grand nombre de soldats , après quoi se mettant à la poursuite de Cratevas lui-même qui était passé pour plus grande sûreté de la ville de Bisalte à celle de Bedys, il l'assiégea et le prit dans ce dernier fort ; et, après lui avoir enlevé ses armes, il l'avait renvoyé sur sa parole et sur son serment. Aristonoüs flatté de ces avantages croyant Eumène encore vivant et comptant sur la faveur et sur la protection d'Alexandre et de Polysperchon, refusa hautement à Cassandre de lui remettre Amphipolis. Mais Olympias lui ayant rendu elle-même le serment qu'elle avait tiré de lui il céda cette ville au vainqueur en recevant des gages pour sa propre sûreté. Cassandre se souvenant dans la suite de la haute estime où Aristonoüs avait été auprès d'Alexandre et voulant couper la racine à toute nouveauté contraire à ses prétentions, fît d'abord périr Aristonoüs par les mains des parents de Cratevas : après quoi dans une assemblée de Macédoniens, il suscita contre la Reine tous les parents de ceux auxquels elle avait fait ôter la vie. Cette accusation ayant été portée contre elle en son absence et sans que personne entreprit son apologie, les Macédoniens la condamnèrent à la mort. Alors Cassandre lui dépêcha quelques-uns de ses amis pour lui conseiller de se retirer paisiblement, en lui offrant même un vaisseau qui la porterait en toute sûreté à Athènes. Le salut de cette Reine n'était pourtant pas l'objet de Cassandre : au contraire il se flattait que ravie de s'embarquer et périssant dans le trajet, sa mort donnerait l'idée d'une punition divine : car il craignait au fond de lui-même, et la dignité d'Olympias, et le repentir des Macédoniens. En effet Olympias rejetta la proposition de sa retraite et dit au contraire qu'elle était prête à se justifier devant les Macédoniens. Cassandre qui redoutait cette apologie et le poids que lui donnerait dans l'esprit de toute la nation la mémoire d'Alexandre et de Philippe, envoya deux cents de ses soldats les plus résolus, avec l'ordre de l'expédier dans un instant. Ces assassins néanmoins frappés de respect à la vue d'Olympias, reculèrent d'abord sans avoir osé rien entreprendre. Mais les parents de ceux que l'on avait fait mourir par ses ordres ; soit par un esprit de vengeance, soit pour gagner les bonnes grâces de Cassandre, égorgèrent la Reine qui ne fit aucune priere et ne prononça même aucune parole indigne de son rang. C'est ainsi que mourut Olympias, femme respectable par elle-même, fille de Néoptolème roi d'Epire, soeur du roi Alexandre qui avait porté la guerre en Italie, femme de Philippe de Macédoine et qui avoit surpassé en puissance et en réputation tous les Rois ses prédécesseurs et mère enfin d'Alexandre, celui de tous les Rois du monde qui a fait un plus grand nombre de grandes choses. La fortune ayant porté jusque là les succès de Cassandre, fit naître dans son âme l'espérance de monter sur le trône de Macédoine : ce fut même dans cette vue qu'il épousa Théssalonique fille de Philippe et soeur de père d'Alexandre pour se donner une apparence de droit héreditaire à cette couronne. Il fit bâtir auprès de Pallène une ville qu'il nomma Cassandrie de son nom, dans laquelle il fit passer les habitants de plusieurs villes de cette Chersonnèse ou langue de terre et surtout ceux de Potidée et un grand nombre d'Olynthiens reste de la guerre que Philippe leur avait faite. Cassandre attribua aux habitants de sa ville une grande étendue d'excellentes terres, ce qui contribua beaucoup à l'accroissement de leurs richesses et rendit bientôt Cassandrie une des villes les plus considérables de la Macédoine. Il lui avait bien passé par l'esprit de se défaire du jeune Alexandre et de sa mere Roxane pour faire vaquer la succession naturelle de la couronne. Mais voulant sonder auparavant ce qu'on penserait dans le public de la mort d'Olympias et ne sachant pas bien encore en quelle situation était la fortune d'Antigone, il se contenta pour lors de faire enfermer Roxane et son fils dans la citadelle d'Amphipolis, sous la garde de Glaucias, un de ses ministres les plus dévoués. Il fit ôter â ses prisonniers tous les officiers attachés à leur personne, comme pour écarter d'eux, tout indice de royauté et leur laisser toute l'apparence de personnes privées. Prenant lui-même ensuite des airs de Roi il eut foin de faire ensevelir à Aeques de Macédoine Eurydice et Philippe son époux, aussi bien qu'un nommé Cinna. qu'Alcetas avait tué en accompagnant cette cérémonie de jeux funèbres, comme on le pratique à l'égard des Rois. Se disposant ensuite à une expédition dans le Peloponnèse, il fit inscrire les plus braves des Macédoniens.
XVII. Polysperchon après la mort d'Olympias s'échappant de Naxe en perrabie où il était assiégé avec Eacide, roi d'Epire jusques dans l'Etolie. Alexandre fils de Polysperchon opposait toujours quelques troupes du Péloponnèse à cassandre ; et ce n'est pas sans peine que celui-ci passe de la Thessalie en Béotie, où pour se rendre célèbre il entreprend de relever la ville de Thèbes, détruite depuis vingt ans, par Alexandre avant son départ pour l'Asie. A cette occasion l'auteur fait une histoire abrégée de cette ville depuis sa fondation par Amphion et Zétus fils de Jupiter et d'Antiope, jusqu'au rétablissement dont il s'agit. Cassandre entré enfin dans le Péloponnèse malgré les différentes oppositions d'Alexandre fils de Polysperchon, juge à propos de se retirer dans la Macédoine, avant que d'en venir contre son adversaire à une bataille en forme.
XVII.
Pendant qu'il s'occupait de toutes ces choses, Polysperchon toujours assiégé dans Naxe de Perrhaebie, apprenant
la fin malheureusfe d'Olympias et jugeant que les affaires de la Macédoine étaient perdues, s'échappa
avec un petit nombre des siens, de la ville où il était enfermé ; et sortant de
la Thessalie même, il vint accompagné d'Aeacidas jusque dans l'Etolie, d'où il comptait d'observer tranquillement
le cours que prendraient les choses ; car il était aimé dans cette nation. Mais Cassandre sortant en armes de la
Macédoine, voulait d'abord chasser du Péloponnèse Alexandre fils de Polysperchon. Car celui-ci resté
seul en état de lui résister ; s'était emparé de quelques villes et de quelques places-fortes : Cassandre traversa d'abord
1a Thessalie sans aucune opposition mais trouvant à Pyles les passages défendus par les
étoliens, ce ne fut pas sans peine que les ayant forcés, il arriva enfin dans la Béotie. Là rappelant de tous les côtés ce qui restait encore de Thebains, il entreprit de rebâtir
Thèbes, jugeant qu'il avait la plus belle occasion du monde d'assurer sa propre gloire, en
tirant de ses ruines une ville fameuse par les exploits de ses citoyens ;et par les fables même de son origine. Cette ville avait essuyé des révolutions terribles dont elle s'était heureusement relevée
et on sera peut-être bien aise d'en trouver ici une relation abregée.
Cadmus qui la fonda au sortir du déluge de Deucalion, lui donna le nom de Cadmée
et la remplit d'un peuple que quelques-uns appelaient Spartan, comme réuni et rassemblé de plusieurs
endroits ; et que d'autres, nommèrent Thébagène, parce qu'il avait été chassé par le même déluge d'une ville déja nommée Thèbes. Ceux qui y revinrent après la cessation de ce fléau en furent dépossédés par un peuple de l'Illyrie, nommé les Enchelenses, ce qui donna lieu
à Cadmus de se retirer lui-même chez les vrais Illyriens. Dans la fuite Amphion et Zethus s'étant mis en possession du territoire de cette même ville ruinée par les eaux, y bâtirent la première qui méritât véritablement le nom de ville.
C'est ce que le poète Homère fait entendre lorsqu'il les appelle :
Les premiers fondateurs de la ville à sept portes.
Les nouveaux habitants en furent pourtant encore mis dehors par Polydore fils de Cadmus, qui profita pour rentrer dans la succession de son père, de l'infortune où tomba Amphion par la perte de tous ses enfants. Dans la
suite de la postérité de Cadmus, toute la province ayant déja pris le nom de Béotie, de Baeotus fils de Neptune
et de Mélanippe, et souverain de tout les pays ; les Thébains succombèrent pour la troisième fois
sous les Epigones, ou fils des sept chefs Argiens qui emportèrent la ville d'assaut. Les citoyens qui échappèrent à ce désastre se réfugièrent les uns à Alalcomène, et les autres sur le mont Tilphose. Mais d'abord après la retraite des Argiens, ils revinrent dans leur patrie. Depuis,
et au temps de la guerre de Troie, la plupart des Thébains étant passés avec les autres Grecs en Asie, ceux qui restèrent dans la ville et même
dans toute la Béotie, furent chassés par les Pélagiens et de la ville et de la province et après avoir essuyé différentes calamités, ce ne fut qu'à la quatrième génération, que suivant un augure tiré du vol des corbeaux, ils revinrent dans la Béotie et rentrerent dans la ville même de
Thèbes. Depuis ce temps cette ville subsista près de huit cents ans et ses citoyens étaient parvenus
à tenir le premier rang entre toutes les nations voisines ; ce fut enfin dans le temps même qu'à elle prétendait avoir le commandement militaire dans les guerres générales de la Grèce, qu'Alexandre fils de Philippe la renversa de, fond en comble. Ce fut donc vingt ans après cette destruction que Cassandre voulant se faire un nom, persuada
à ce qui restait de Thébains de revenir dans la ville qu'il rétablissait pour eux. Plusieurs autres
villes grecques prirent part à ce rétablissement, soit par compassion pour ces fugitifs, soit par considération pour leur gloire précédente. Les
Athéniens, par exemple, relevèrent à leurs frais la plus grande partie de leurs
murailles, d'autres y firent bâtir des maisons d'autres enfin leur firent tenir des sommes d'argent pour leurs
besoins ; et il leur en vint non seulement de la Grèce ; mais encore
de la Sicile et de l'Italie. C'est ainsi que les Thébains recouvrèrent leur patrie.
Cassandre ayant entrepris ensuite d'entrer à main armée dans le Péloponnèse
et trouvant l'Isthme défendu par Alexandre, fils de Polysperchon, tourna du côté de Megare ; d'où il fit équiper des
barques propres à transporter à Épidaure ses éléphants, et accompagné d'autres vaisseaux chargés de ses troupes. Passant de là à Argos, il obligea les habitants de cette ville d'abandonner
l'alliance qu'elle avait faite avec Alexandre, pour entrer dans son parti. Il en fit de même à l'égard de toutes les villes de la Messénie, à l'exception d'Ythome
seule et il prit Hermionide par composition. Enfin lorsqu'Alexandre cherchait à en venir avec lui
à un combat reglé, il laissa dans Géranie auprès de l'Isthme deux mille hommes
sous le commandement de Molycus et s'en revint en Macédoine.
Praxibule étant Archonte d'Athènes, les Romains eurent pour Consuls Sp. Nautius
et M. Popilius.
Olympiade 116. An 2
315 ans avant l'ère chrétienne
XVIII.Antigone partant de Suse pour s'approcher des mers occidentales, passe par Babylone dont Séleucus était satrape et qui le reçoit magnifiquement en donnant un festin à son armée entière. Antigone qui se regardait lui-même comme souverain de l'Asie lui demande compte de ses revenus ; ce qui commence à aliéner Séleucus contre lequel il fera bientôt la guerre. des devins de Babylone se mêlent de prédire à Antigone que Séleucus lui ôterait la vie ; et l'auteur qui paraît assez prévenu lui-même de ces anciennes superstitions, promet un petit détail des succès de leurs annonces, dans la suite de son histoire. Séleucus passe en egypte auprès du roi Ptolémée qui l'anime contre Antigone, et l'un et l'autre attirent à leur parti Cassandre et lysimaque, ce qui donne lieu à de longues guerres. Antigone de son côté recherche l'alliance des princes de Chypre et de Rhodes, aussi bien que de Polysperchon et d'Alexandre son fils, en Europe, en un mot de tous les ennemis de Cassandre. Il se hâte d'arriver dans la Phénicie, où pendant qu'il assiège Tyr, il emploie la forêt du Mont Liban à se faire une marine, genre de forces militaires qu'il n'avait pas encore eues. Dans ce même temps on apporte le coprs de Cratère tué dans une bataille contre Eumène, à Phila fille d'Antipater et veuve du mort, mariée depuis à Démétrius fils d'Antigone. Grand éloge de cette princesse.
XVIII.
Antigone laissant pour gouverneur de la Susiane Aspisas, originaire du
pays même, entreprit de transporter plus près de la mer ce qu'il avoit d'or et
d'argent, et se pourvut à ce dessein d'un grand nombre de chariots et de chameaux, avec lesquels ils se mit en marche
à la tête de son armée du côté de Babylone. Seleucus satrape de la Babylonie, alla au-devant de lui accompagné de présents
maniqfiques et fit un festin à toute son armée. Antigone lui ayant ensuite
demandé compte de ses revenus, il répondit qu'il n'était comptable à personne d'un bien que les Macédoniens lui
avaient donné en récompense des services qu'il leur avait rendus du vivant
même d'Alexandre. Cette dispute s'aigrissait de jours en jours.
Seleucus se rappelait ce qui était arrivé à Pithon et craignait beaucoup
qu'Antigone ne cherchât quelque prétexte ou quelque occasion de lui ôter la vie, bien persuadé qu'il ne
tendait qu'à se défaire de tous les hommes de quelque distinction et en état de lui
disputer quelque chose. Là-dessus il prit ses mesures pour se retirer incessamment avec une cinquantaine de cavaliers en Egypte, auprès de
Ptolémée, célébré partout à cause de sa générosité et de l'accueil favorable qu'il
faisait à tous ceux qui se réfugiaient auprès de lui. Antigone fut ravi d'apprendre cette résolution
de Seleucus et il se trouvait très heureux d'être délivré de lui sans être obligé d'employer des voies de fait
à l'égard d'un homme qui avoit été son ami et qui lui rendait aujourd'hui sa Satrapie volontairement
et sans combat. Cependant quelques Chaldéens étant venus dire à Antigone que s'il laissait échapper Seleucus de ses mains, toute
l'Asie passerait au pouvoir de celui-ci, et qu'Antigone lui-même perdrait la vie dans une bataille qui se
donnerait à cette occasion ; il fit courir après Seleucus des gens qui l'ayant poursuivi pendant quelque temps s'en revinrent
sans avoir pu le prendre. Antigone qui en d'autres circonstances avait marqué un très
grand mépris pour ces sortes de prédictions, fut extrêmement frappé de celle-ci
et conçut en ce moment un profond respect pour ces devins que l'on vante en effet d'une grande connaissancce du mouvement des corps célestes
et de leur influence sur les fortunes humaines. Ils prouvent par les dates de plusieurs milliers d'années, l'ancienneté du temps où leurs ancêtres se font consacrés
à cette étude. Ils paraissent du moins avoir prédit à Alexandre que s'il
entrait dans Babylone, il y mourrait ; et ils ne rencontrèrent pas moins juste dans celle qu'ils avoient faite à Seleucus, qui mourut en effet dans
le temps qu'ils le lui avaient annoncé ; comme nous le raconterons en détail quand le cours de notre histoire
nous y aura fait arriver. Ce général s'étant donc réfugié en Egypte, y trouva tous les agréments d'une hospitalité favorable de la part de Ptolémée, auxquels il exposa tous
les sujets qu'il avait de se plaindre d'Antigone. Il ajouta qu'il traitait avec la même indignité tous les capitaines qui avaient servi sous
Alexandre, auxquels il enlevoit leurs satrapies. C'est ainsi qu'il en avait usé avec Peucestès qu'il
avait chassé de la Perse et avec Pithon, auquel il avait ôté la vie ; il ne se donna lui-même qu'en troisième exemple d'une semblable persécution, d'autant
plus injuste, que bien loin d'être tombés les uns ni les autres dans aucune prévarication, ils avaient tous rendu des services considérables à leur propre persécuteur. Il lui fit
ensuite un détail des trésors et des forces de cet ennemi commun, aussi bien que de ses derniers succès, qui le
rendaient assez vain et peut-être assez puissant pour prétendre à la succession entière de l'Empire d'Alexandre.
Ayant déterminé par de semblables discours Ptolémée une guerre sérieuse contre Antigone ; il envoya aussi en Europe quelques amis chargés de faire entrer
dans les mêmes vues Cassandre et Lysimaque : ce qui en effet commença à jeter les semences
de grandes divisions et de grandes guerres.
Antigone qui pénétra aisément les vues et les intrigues de Séleucus envoya incessamment des
ambassadeurs à Ptolemée, à Cassandre et à Lysimaque pour les inviter à lui conserver leur ancienne amitié
et nommant aussitôt Pithon qui revenait des Indes, satrape de Babylone, il se mit en marche
à la tête d'une armée du côté de la Cilicie. Étant arrivé à Malos, ville
de cette province, il y distribua son armée en quartiers d'hiver, au coucher de
l'Orion. Il avait pris à Quindes de Cappadoce dix mille. talents et il en avait touché onze mille
de ses revenus annuels : de sorte qu'il n'était pas moins formidable, par ses trésors que par ses troupes. Antigone s'avançait donc vers la haute
Syrie lorsqu'il lui vint des ambassadeurs de la part de Ptolémée, de.Lysimaque et de Cassandre : ayant été admis dans le conseil, ils demandèrent la Lycie
pour Cassandre, la Phrygie sur l'Hellespont pour Lysimaque, la Syrie entière pour Ptolemée
et la Babylonie pour Seleucus. Outre cela, ils proposèrent comme une chose convenable un partage égal entre eux des dépouilles qu'Antigone
avait recueillies de la défaite d'Eumène, puiqu'ils avaient tous contribué à
cette guerre et à la chute de cet ennemi : sinon qu'ils se réuniraient tous contre lui-même. Antigone s'irrita d'un pareil discours, répondit qu'il
était actuellement prêt à marcher contre Ptolémée : ce qui renvoya les ambassadeurs, comme
ils devaient s' y attendre. Là-dessus Ptolemée, Lysimaque et Cassandre formant une ligue entre eux assemblèrent des troupes, et
se pourvurent d'armes et de toutes les munitions nécessaires pour une guerre sérieuse. Antigone de son
côté qui voyait se réunir contre lui un assez grand nombre de capitaines illustres,
chercha, à joindre à son parti des nations, des villes, et surtout des puissances
considérables. Dans cette vue il s'adresse d'abord à Agésilas roi de Chypre,
à Idomenée et à Maschion princes de Rhodes. Il envoye en Cappadoce avec une armée le
capitaine Ptolémée, fils de son frère pour faire lever le siège d'Amisus et chasser de
cette province tout ce qui était de la part de Cassandre. Il le chargea de plus de croiser sur l'Hellespont pour arrêter Cassandre lui-même,
s'il entreprenait de
passer d'Europe en Asie. Il fit partir en même temps pour le Peloponnèse le
Milésien Aristodème chargé de mille
talents. Il lui avait recommandé de se
lier d'amitié avec Polysperchon et Alexandre son fils, comme avec tous
.ceux qu'il trouverait disposés à faire la guerre à Cassandre. De son côté il
établit dans toute l'Asie dont il était
maître des signaux de feu, des portteurs de lettres et tout ce qui pouvait servir
à une plus prompte exécution de ses ordres ; après quoi il se mit en route pour la
Phénicie, dans le dessein d'y équiper une flotte, car jusqu'alors ses ennemis qui
avaient une forte marine, se voyaient maitres de la mer ; au lieu que lui qui n'avait pas encore porté ses vues de ce côté-là , ne possédait pas un seul vaisseau.
S'étant donc campé aux environs de Tyr, dans le dessein d'assiéger cette capitale de la Phénicie il fit assembler les petits
rois de cette province et les différents gouverneurs de la Syrie. Il invita tous ces
rois à mettre sur pied une nouvelle marine, puisque Ptolemée avait fait venir dans les ports de l'Egypte tout ce qu'ils
avaient de vaisseaux armés en guerre. Il ordonna à tous les intendants de
faire au plutôt une provision on de quatre cent cinquante mille mesures de blé qu'il regardait comme la
provision d'une année. De son côté rassemblant tout ce qu'on pouvait trouver de bûcherons, de scieurs de bois, et de constructeurs de vaisseaux,
il fit tranfporter en quelque sorte la forêt du Mont Liban sur le rivage de la mer.
Les ouvriers montaient, au nombre de huit mille hommes, et le transport des matériaux se faisait par mille paires de boeufs. Cette
montagne domine par la longueur de sa cime sur les villes de Tripoli, de Biblos,
et de Sidon. Elle est couverte de cèdres, de pins et de cyprès admirables par
leur beauté et par leur hauteur. Outre les trois manufactures établies dans les villes que nous venons de nommer, il en fit commander une
quatrième dans la Cilicie, à laquelle le mont Taurus fournissait des matériaux
et même une cinquième à Rhodes, où ces insulaires lui permettaient de faire apporter des bois des côtes voisines.
Pendant qu'Antigone s'occupait de ces préparatifs et qu'il campait sur les rivages de la Phénicie,
Séleucus venant d'Égypte, parut à la tête de cent vaisseaux, équipés avec une magnificence royale,
et qui voguaient pleines voiles et passa fièrement à
la vue du camp d'Antigone. Cet aspect et cette contenance ne laissèrent pas d'effrayer
et de décourager les troupes qui s'étaient attachées à ce général. Car il
n'y avait pas lieu de douter que les ennemis maîtres de la mer, n'exerçassent leur vengeance sur tous les habitants des rivages qu'ils sauraient être de son parti. Antigone les
exhortait à se rassurer en leur promettant que dans cet été même, il assemblerait cinq
cents voiles. Il en était là lorsqu'Agésilas son ambassadeur en Chypre lui rapporta à son retour, que
Nicocréon et quelques autres citoyens considérables avaient signé un traité d'alliance avec Ptolémée, et que Cittieus, Lapithius, Marius et Cerynités s'étaient liés d'amitié avec lui.
Là-dessus il laissa pour continuer le siège de Tyr trois mille hommes, commandés par
Audronicus et conduisant lui-même le reste de son année du côté de Joppé et de Gaza qui s'étaient soustraites à son obéissance, il les emporta de
force et distribuant dans ses troupes les soldats de Ptolemée qui avaient soutenu le siège, il laissa dans ces villes une garnison des
siens propres, pour en maintenir les citoyens dans la soumission. Revenant de là à son entrerise
sur Tyr, il prépara tout pour un siège en forme et dans lequel il voulait réussir.
En ce même tems Ariston à qui Eumène avait remis le corps de Craterus pour l'ensevelir, vint
l'apporter à Phila veuve du, mort, et qui depuis avait été mariée à Démétrius fils
d'Antigone. C'était une princesse d'une intelligence et d'une vertu supérieure. Elle
apaisait elle-même les troubles et les dissenssions qui s'élevaient entre les soldats. Elle mariait
et dotait de son argent les soeurs et les filles de ceux qui étaient pauvres,
et elle tirait du péril ceux qui étaient prêts de-succomber sous des accusations calomnieuses. On dit qu'Antipater
son père, un des hommes qui gouvernait avec le plus d'intelligence, dans le temps même qu'elle était
encore une jeune fille, la consultait avec succès pour lui-même dans les affaires les plus importantes
et dans les conjonctures les plus difficiles. Mais la suite de cette histoire et toutes les révolutions qui doivent amener la fin du règne de Démétrius nous feront
encore mieux connaître cette princesse. Nous n'en dirons pas actuellement
davantage au sujet de Démétrius et de son épouse Phila.
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