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HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE
traduite en français par Monsieur l'Abbé TERRASSON
Tome cinquième
Paris 1744
dix-huitième Livre de Diodore.
Sur Phocion : voir Plutarque (site nimispauci) ainsi que Cornelius Nepos (même site)
XIX. Nicanor qui détenait le fort de Munychie, de la part de Cassandre et malgré les Athéniens, invité par ceux-ci de le leur rendre, s'empare au contraire du port du Pirée. On a recours à Alexandre, fils de Polysperchon, qui se saisit lui-même de ce port pour les besoins de la guerre, et de l'avis même du fameux Athénien Phocion, qui dans les fâcheuses conjonctures de ces temps-la ne favorisait pas la pure Démocratie. Mais le peuple ayant envoyé des députés à Polysperchon: celui-ci qui pensait comme son fils sur la détention de Munychie et du Pirée, a la faiblesse de livrer Phocion à la vengeance populaire. Phocion entreprend en vain à plusieurs reprises de se défendre devant le peuple et au grand regret de tous les honnêtes gens, il est conduit avec un grand nombre de citoyens distingués dans la prison, où on leur fait avaler de la ciguë.
XIX. Pendant ce temps-là Nicanor qui
détenait le Fort de Munychie dans l'Attique apprenant que Cassandre était
passé de la Macédoine en Asie auprès d'Antigone et que Polysperchon se
disposait à venir dans l'Attique à la tête d'une armée invitait les
Athéniens à conserver la bonne volonté, qu'ils avaient paru avoir pour
Cassandre. Mais comme on ne le prêtait point à ces invitations et que les
Athéniens persistaient toujours à prétendre qu'on devait retirer la garnison
de Munychie, il entreprit d'abord d'adoucir le peuple par des harangues, de leur
faire accepter au sujet de leur demande le délai de quelques jours, après
lesquels ils s'emploierait lui-même à leur service. Les Athéniens l'ayant
laissé en repos pendant ce temps-là, il employa les nuits à faire entrer de
nouveaux soldats dans Munychie , pour mettre la citadelle en état de résister
à un siège en forme. Les Athéniens qui s'aperçurent de l'infidélité et des
mauvaises intentions de Nicanor, s'adressèrent directement à Polysperchon , et
lui envoyèrent une ambassade pour le prier de les soutenir et de les défendre,
suivant le décret public qui assurait aux Grecs leur liberté ; ils tinrent
cependant de fréquentes assemblées, pour se disposer à la guerre qu'ils
allaient avoir contre Nicanor. Ils n'en étaient encore qu'à ces préparatifs,
lorsque Nicanor qui avait déjà assemblé un corps d'armée, le fit partir de
nuit et se trouva avant le jour devant le port du Pirée , dont il environnait
toute l’enceinte. Les Athéniens qui au lieu de recouvrer Munychie perdaient
actuellement le Pirée , se trouvaient dans une triste situation : ainsi
choisissant les plus considérables d'entr'eux et ceux qui avaient eu quelque
liaison d'amitié ou de société avec Nicanor, tels que Phocion fils de Phocus
, Conon fils de Timothée , et Cléarque fils de Nasiclès, pour se plaindre à
lui d'un pareil acte d'hostilité et pour l'inviter à leur laisser leur propre
gouvernement suivant les conventions qui en aient été signées de part et
d'autre. Nicanor leur répondit qu'ils pouvaient envoyer fur ce sujet leurs
députés à Cassandre qui lui avait confié lui-même la citadelle de Munychie,
de sorte que sur cet article, il ne pouvait rien faire de son chef. Cependant il
vint en ce temps-là même une lettre à Nicanor de la part d'Olympias, qui lui
ordonnait de remettre aux Athéniens Munychie et le Pirée. Il apprit d'un autre
côté que les Rois et Polysperchon allaient amener la Reine en Macédoine , où
l'on devait lui confier l'éducation du jeune Prince et toute la puissance
qu'Alexandre lui-même avait eue dans ce Royaume. Nicanor alarmé de cette
nouvelle promit de remettre le Fort qu'on lui demandait ; mais imaginant tous
les jours de nouvelles difficultés, il traînait la chose en longueur. Les
Athéniens avaient de tout temps beaucoup respecté Olympias , et jugeant qu'on
allait lui rendre ses anciens honneurs , ils s'attendaient eux-mêmes à
recouvrer sous sa domination leur propre liberté, sans aucun risque de leur
part ; et cette' espérance leur donnait beaucoup de joie. Mais toutes ces
nouvelles se trouvant fausses : Alexandre fils de Polysperchon arrivé dans
l'Attique à la tête d'un corps de troupes, les Athéniens crurent d'abord
qu'il venait rendre au peuple Munychie et le Pirée. Mais tout au contraire, il
se saisit de l'un et de l'autre pour les besoins de la guerre. Car quelques
Athéniens qui avaient été amis d'Antipater, et entr'autres Phocion qui
craignait le ressentiment des Républicains outrés, allèrent au-devant
d'Alexandre et lui dictant ce qu'il croyaient de plus convenable à l'état
présent des choses, ils lui conseillèrent de se rendre maître des forts et de
ne les remettre aux Athéniens que quand on aurait défait et soumis Cassandre.
Sur cet avis Alexandre environna le Pirée et interdit aux Athéniens toute
entrevue et toute communication avec Nicanor , et se réservant à lui seul le
privilège de conférer avec lui en secret et tête à tête, il paraissait
tramer quelque chose de très contraire à la liberté des Athéniens. Ainsi le
peuple assemblé dans la place publique, déposa tous les Magistrats
actuellement en fonction, pour leur substituer des hommes pris dans le peuple et
zélés pour la Démocratie. Il appela même en jugement tous ceux qui avaient
favorisé l'Oligarchie , et il condamna les uns à la mort et les autres à l’exil
et à la vente publique de leurs biens. Phocion lui-même qui gouvernait tout
sous Antipater fut de ce nombre. Dans ce revers de fortune, tous les malheureux
se réfugièrent auprès d'Alexandre fils de Polysperchon, dans l'espérance de
trouver quelque ressource sous sa protection. Il les reçut favorablement, leur
donna des lettres pour son père par lesquelles il le priait de prendre la
défense de Phocion et de ses adhérents qui étaient de son parti, et qui
aujourd'hui fur tout étaient résolus de le seconder dans tous ses desseins.
Le peuple de son côté envoya une ambassade à Polysperchon, par laquelle on
aggravait les torts de Phocion et on persistait à demander la restitution de
Munychie et la liberté d'Athènes.
Polysperchon souhaitait extrêmement de conserver le Pirée, par les grands
avantages qu'on pouvait tirer de ce port en temps de guerre et en même temps il
avait quelque honte d'agir manifestement contre un ordre par écrit qu'il avait
donné lui-même ; manquement de parole, qui regardant la première ville de la
Grèce l'aurait décrié dans toute la nation. Le parti qu'il prit fut de
recevoir de bonne grâce les députés du peuple et de leur faire en général
une réponse très gracieuse : mais de plus, il fit donner des chaînes à
Phocion et à ceux de son parti et les envoya ainsi liés jusqu'à Athènes,
avec un plein pouvoir de sa part aux Athéniens de les condamner à la mort ou
de les absoudre. Le peuple s'étant assemblé, plusieurs de ceux qui avaient
étés bannis fous la Régence d’Antipater et qui pensaient autrement que
Phocion sur l’article du gouvernement le condamnèrent à la mort avec ses
adhérents. Les chefs d'accusation étaient, qu'au sortir de la guerre Lamiaque
; ils avaient contribué à la servitude de leur patrie, à l'abrogation des
loir et à l’extinction du gouvernement populaire, sous lequel ils vivaient
auparavant. Quand le temps qu'on paraissait donner aux accusés pour se
défendre fut arrivé, Phocion entreprit son apologie. Mais la multitude la
rejeta par un grand tumulte ; de sorte que tous ceux qui étaient en cause avec
lui entrèrent dès lors dans une grande défiance de leur salut. Cependant
l'émotion populaire paraissant un peu se calmer, Phocion reprit la parole. Mais
le peuple re commença ses cris et l'accusé ne pouvait se faire entendre. La
populace qui avait été exclue du gouvernement et qui croyait être au moment
d'y rentrer, ne cherchait qu'à exercer sa vengeance contre ceux qui lui avaient
ôté son pouvoir. Cependant comme Phocion faisait les plus grands efforts de
voix pour plaider une cause à laquelle tenait sa vie, ceux qui étaient les
plus proches de lui l'entendaient encore et entraient même dans ses raisons :
mais ceux qui étaient un peu loin , étourdis par le bruit d'une multitude
irritée, ne pouvaient apercevoir que l'action et les gestes d'un homme qui
tentait que son salut dépendait du succès d'une harangue si mal reçue. Ainsi
Phocion désespérant enfin de sa vie, fit un dernier effort de voix pour crier
qu'il acceptait la mort pour lui-même, mais qu'on épargnât les défenseurs.
Cependant comme le peuple demeurait implacable dans fa fureur, quelques amis de
Phocion s'avancèrent pour plaider eux-mêmes sa cause. On les écouta d'abord,
et avant qu'on sût le parti qu'ils allaient prendre ; mais dès qu'avançant
dans leur discours, on leur vit entamer l'apologie de l’accusé, on les
interrompit par un murmure qui s'élevait sensiblement et qui dégénéra
bientôt en des cris immodérés contre lui et contre eux. Enfin mettant les
mains sur sa personne et sur celles de ses défenseurs, ils les traînèrent
dans la prison pour y être exécutés. Ils y furent accompagnés par les plus
honnêtes gens de la ville , qui les larmes aux yeux prenaient part à
l'infortune de tant de braves citoyens, qui distingués par leur condition, par
leur vertu, par leurs bienfaits mêmes, allaient être condamnés sans aucune
forme de justice, et sans avoir même été entendus : exemple de fougue
populaire qui faisait trembler tout le monde. Quelques hommes du bas peuple plus
irrités que les autres, l’accablaient d'injures, et lui reprochaient son
malheur même. Car la haine publique qui s'est tue dans la prospérité de celui
qu'on regarde comme son ennemi, s'exhale à l'occasion de sa chute, et le peuple
devient pour lui une bête féroce. Les condamnés, suivant la pratique de ce
temps-là avalèrent de la ciguë, et après leur mort, furent jetés sans
sépulture, hors des confins de l'Attique. Ce fut là la destinée de Phocion et
de ceux qui avaient voulu prendre sa défense.
A la mort d'Antipater, son
fils Cassandre devient chiliarque, commandant de la cavalerie et Polyperchon est
régent, en - 317. Une décision de ce dernier, relative au retour des bannis
provoque une agitation des démocrates athéniens. Cassandre en lutte contre
Polyperchon prend possession du Pirée avec une petite armée et résiste aux
troupes de ce dernier qui perd ses éléphants au siège de Mégalopolis.
Polysperchon était un des généraux
d'Alexandre. Antipater mourant lui avait légué ses États, à l'exclusion de
son fils Cassandre: préférence qui fut la cause de plusieurs guerres. La
popularité de Polysperchon parmi les Athéniens venait de ce qu'il avait promis
de leur rendre la liberté.
XX. Cassandre qui avait obtenu d'Antigone une flotte de trente-cinq vaisseaux vient au port du Pirée, où il est introduit par Nicanor qui rentre dans son fort de Munychie. Polysperchon laissant son fils Alexandre à la défense de l'Attique, vient attaquer dans le Péloponnèse Mégalopolis, ville attachée au parti de Cassandre qui favorisait l'Oligarchie. Détail du siège de cette ville que Polysperchon attaque avec deux corps d'armée et soixante-cinq Eléphants. Il voulut employer ces animaux à enfoncer les portes; mais les assiégés à celle où on les attendait, avaient garni de pointes de fer le dessous du terrain, ce qui rendait ces animaux inutiles et même dommageables aux assiégeants. Polysperchon abandonne lui-même la place. Clitus, Commandant de la flotte Royale a d'abord quelques avantages sur celle d'Antigone: mais il est défait bientôt après, et tué même en essayant de s'enfuir par terre. La réputation d'Antigone s'établit en Asie, et le crédit de Cassandre en Europe, à proportion de la décadence de Polysperchon. Les Athéniens eux-mêmes traitent avec Cassandre qui leur donne de leur propre consentement, Démétrius de Phalère pour Gouverneur, emploi dont ce dernier s'acquitta avec une approbation universelle. Mais Cassandre fait tuer secrètement l'ancien Gouverneur du fort de Munychie, Nicanor, qui paraissait vouloir garder ce fort en son propre nom.
XX. Cependant
Cassandre qui avait obtenu d'Antigone trente-cinq vaisseaux longs, et quatre
mille hommes de troupes vint aborder au Pirée. Il y fut introduit par le
Gouverneur Nicanor , qui le rendit maître de toute d'étendue du port ; pendant
que lui-même continuait, de garder le fort de Munychie, avec un nombre
convenable de soldats. Polysperchon se trouvait alors dans la Phocide , où
apprenant l’invasion du Pirée par Cassandre, il vint lui-même dans l'Attique
, et campa dans le voisinage de ce port. Il amenait vingt mille hommes
d'infanterie, tous Macédoniens, mille cavaliers et soixante-cinq éléphants.
Son premier dessein avait été d'environner Cassandre avec cette armée : mais
de peur de mettre la disette dans le camp avec tant de troupes, il crut n'en
devoir laisser à son fils Alexandre qu'une partie suffisante la défense de
l'Attique ; et pour lui , avec tout le reste qui faisait encore le gros de son
armée , il passa dans le Péloponnèse. Son dessein était de soumettre aux
Rois successeurs les Mégalopolitains, qui ayant accepté le gouvernement
oligarchique établi chez eux par Antipater, favorisaient Cassandre son fils.
Pendant que Polysperchon s'occupait de cette entreprise., Cassandre à la tête
de ses troupes , et aidé des Éginètes, investit l'île de Salamine, trop
voisine d'Athènes pour n'être pas contraire à lui. Comme il ne manquait ni de
soldats ni de traits, il réduisit bientôt cette île à la dernière
extrémité : elle était sur le point de se rendre , lorsque Polysperchon :
envoya à son secours une flotte et des soldats, Cassandre ne jugea pas à
propos de les attendre , et partant de là il revint devant le Pirée.
Polysperchon qui voulait terminer les affaires du Péloponnèse d'une manière
avantageuse pour les Rois, fit venir des députés ces toutes les villes, et
leurs proposa dans une assemblée générale d'entrer avec lui en société de
guerre. En conséquence des résolution qui furent prises, il envoya dans toutes
ces villes des députés qui leur portent l'ordre de faire mourir ceux qui
avaient introduit l'oligarchie , et de rendre par tout au peuple son
gouvernement et fa liberté. La plupart des villes acceptèrent avec joie cette
restitution , qui donna lieu à beaucoup d'exécutions ou de fuites, qui firent
périr un grand nombre des anciens amis d'Antipater , et qui procurèrent de
fortes recrues à l'armée de Polysperchon. Celui-ci, voyant que les
Mégalopolitains seuls demeuraient attachés à Cassandre, résolut de les
assiéger, dès qu'ils furent instruits de son dessein, ils prirent le parti de
retirer dans la ville tous les effets qu'ils avaient à la campagne. Faisant
ensuite le dénombrement de leurs citoyens, de leurs
esclaves et des étrangers qu'ils pouvaient avoir parmi eux, ils se trouvèrent
en état de mettre quinze mille hommes sur pied. Les uns furent destinés au
service militaire, et les autres aux travaux nécessaires en cas de siège.
Ainsi les uns creusèrent un fossé profond autour de la ville, les autres
allèrent chercher des pieux à la campagne, d'autres réparaient les endroits
faibles des murs, et d'autres travaillaient à forger des armes ou à fabriquer
des machines de guerre propres à lancer des traits. En un mot , toute la ville
était dans l’occupation , les uns pour faire valoir leur zèle et leur
,talent , et les autres pour se garantir eux-mêmes des maux, dont un siège
prochain les menaçait. Ils avaient lieu en effet de s'effrayer sur ce qu'ils
entendaient dire de la disposition de l'armée royale et surtout de ce nombre
d'éléphants dont on leur annonçait la force et l'impétuosité, lorsque
Polysperchon à la tête de ses troupes vint poser deux camps auprès de la
ville, l'un composé des Macédoniens seuls, et l'autre des alliés. Il fit
poser aussi dans les lieux les plus convenables des tours de bois plus hautes
que les murailles, d'où on lançait sans cesse des traits de toute grosseur et
de toute forme, qui eurent bientôt nettoyé les remparts de leurs défenseurs.
Il fit enlever la terre du pied des murs par ceux qui travaillaient dans les
mines ; et mettant ensuite le feu aux étais qui les soutenaient, on faisait
écrouler les murs et les tours. Cette chute était toujours accompagnée de la
part des Macédoniens, des, cris les plus forts , et qui portaient la terreur
dans l’âme des assiégés. Cependant comme les assiégeants entreprenaient
d'entrer dans la ville par cette ouverture, les Mégalopolitains se partagèrent
en deux corps, dont l'un fut chargé d'arrêter les ennemis ; à quoi l'embarras
même des décombres de leurs murailles tourna pleinement à leur avantage ; et
l'autre corps en travaillant le reste du jour et toute la nuit ,vint à bout de
fermer par une clôture suffisante, du moins pour quelque temps, le passage
ouvert. Le reste des alliés continuait de se défendre contre ceux qui les
attaquaient à coups de traits du haut de leurs tour de bois et ils en
renversèrent un grand, nombre avec des armes de même espèce Enfin plusieurs
ayant été tués ou blessés de part et d'autre, Polysperchon dès la nuit
suivante fit sonner la retraite et rappela toutes ses troupes dans leur camp.
Le lendemain. il fit nettoyer tout intervalle qu'il y avait de là jusqu'aux
murailles , pour en rendre le chemin praticable et aisé à ses éléphants,
comptant de venir à bout de son entreprise par leur moyen. Mais les
Mégalopolitains avaient parmi eux un nommé Damis qui avoir servi autrefois
sous Alexandre , et qui par une longue habitude s'entendait merveilleusement à
se défendre contre ces animaux, et à rendre inutile par son adresse tout le
poids de leur masse et toute l'impétuosité de leur abord. Il fit préparer des
planches de bois très épaisses que l'on garnit de fortes pointes de clous. On
enfonça ces planches un peu au-dessous du niveau du terrain, vis-à-vis les
portes de la ville, et les couvrant ensuite de quelques feuilles, il fît
attendre les éléphants sur ce passage où il voulut même qu'on ne leur
opposât personne. Mais il avait fait mettre sur les deux côtés du chemin un
très grand nombre de gens de traits. De sorte que Polysperchon qui avant qu'on
eût dressé ce piège, avait fait nettoyer tout le terrain du débris causé
par les dernières attaques des murs, fut prodigieusement étonné du désordre
qui se mettait parmi ces animaux. Car comme personne ne venait directement
contre eux, leurs conducteurs Indiens voulurent leur faire enfoncer les portes
de la ville par l'impétuosité de leurs efforts ; ce qui les fit tomber dans le
piège qu’on leur avait dressé. De sorte que le poids même de leur corps
leur ayant fait prodigieusement enfoncer les pointes de fer dans les pieds, ils
ne pouvaient d'abord ni avancer ni reculer. Mais ensuite irrités par une grêle
de traits que l’'on faisait pleuvoir sur eux par les deux côtés, et dont une
partie blessait leurs conducteurs mêmes, les éléphants irrités se jetaient
encore sur eux, et en écrasèrent un grand nombre. Celui qu'on regardait comme
le plus formidable d'entre ces animaux tomba mort, et un grand nombre d'autres
fut mis hors de tout service. Les Mégalopolitains, se tinrent extrêmement
glorieux du succès de cette journée , et Polysperchon se repentit de son
entreprise. Ses autres affaires ne lui permettant pas d'ailleurs de demeurer là
plus longtemps, il laissa une partie de ses troupes devant la place, et revint
lui même à d'autres soins qu'il croyait plus importants ou plus pressés.
Il envoya d'abord Clitus à le tête de sa flotte entière dans l'Hellespont
fermer là le passage à tous ceux qui vaudraient revenir de l'Asie en Europe
dans le dessein d'amener du secours aux ennemis des Rois. Il le chargea de plus
de prendre avec lui Arridée qui s'était retiré à Ciane sur les bords de
l'Asie , et qui faisait la guerre à Antigone. Clitus passé dans l'Hellespont
avait déjà gagné à son parti les villes des environs de la Propontide , et
avait même joint ses troupes à celles d'Arridée , lorsque Nicanor commandant
de la garnison de Munychie , envoyé par Cassandre avec toute fa flotte , parut
à la même hauteur. Il avoir même reçu de la part d'Antigone des vaisseaux
qui faisaient monter cette armée navale au nombre de plus de cent voiles. Ainsi
le combat s'étant donné à la vue de Byzance, Clitus vainqueur fit couler à
fond dix sept vaisseaux des ennemis , et n'en prit pas moins de quarante avec
tous les hommes qui les montaient : tout le reste se sauva dans le port de
Chalcedoine. Un avantage si considérable fit croire à Clitus que les ennemis
ruinés par cette défaite n'oseraient plus se montrer sur mer. Mais Antigone
fécond en ressources , et qui avait parfaitement la guerre, trouva moyen de
réparer bientôt ce dommage. Car ayant emprunté des Byzantins des barques de
transport il les fit charger pendant la nuit d'archers de fondeurs et autres
armés à la légère et les fit arriver au point du jour au débarquement des
vainqueurs qui croyaient prendre terre tranquillement sur le bord opposé. Cet
objet les mit dans un trouble prodigieux car voulant revenir dans leurs
vaisseaux , sans oublier leurs dépouilles déjà mises à terre , et leurs
prisonniers déjà débarqués , ils se jetèrent eux mêmes dans un embarras
dont ils n'eurent pas le temps de sortir. Antigone s'était pourvu de vaisseaux
long , chargés de sa meilleure infanterie qu'il se disposait à faire tomber
sur ses ennemis dans une circonstance qui lui assurait la victoire. Comme
Nicanor était arrivé cette nuit même ; les deux flottes réunies attaquant
leurs adversaires en désordre les renversèrent du premier choc. Quelques-uns
de leurs vaisseaux étaient brisés d'un seul coup d'éperon ; on enlevait à
d'autres tout un rang de rames en gaffant à côté d'eux : d'autres enfin
venaient se rendre d'eux mêmes pour prévenir un malheur certain. En un mot à
l'exception du vaisseau du commandant, toute la flotte ennemie passa en leur
pouvoir. Clitus seul abandonnant son vaisseau se jeta à terre, dans
l'espérance de se sauver en Macédoine : mais il tomba entre les mains de
quelques soldats de Lysimaque qui l'égorgèrent.
Antigone recueillit parmi les siens une haute estime d'une victoire si
complète. Il forma dès lors le projet de se rendre maître de la mer, et de
s'assurer l'empire absolu de l'Asie. Il choisit donc sur toute son armée vingt
mille hommes d'infanterie et quatre mille cavaliers qu'il mena incessamment en
Cilicie, pour tomber sur Eumène avant qu'il eut le temps de se reconnaître.
Cependant Eumène bientôt averti entreprit d'abord de ramener à l'obéissance
des Rois la Phénicie injustement usurpée par Ptolémée. Mais trouvant
bientôt cette entreprise trop longue, il sortit de cette province pour passer
par la Caele-Syrie dans les Satrapies supérieures. Ayant campé auprès du
Tigre, il fut attaqué la nuit par les habitants du voisinage qui lui firent
perdre quelques soldats. De là s'étant avancé dans la Babylonie, il fut
arrêté auprès de l'Euphrate par Séleucus, qui faisant rompre une digue du
fleuve le mit en risque de voir périr tout ses soldats dans les eaux. Mais
conservant en cette occasion toute la présence d'esprit qui convient à un
général, il eut le temps de le retirer sur une hauteur jusqu'à ce qu'à force
de bras il eut fait refaire une chaussée qui les sauva. Echappé ainsi contre
sa propre espérance des mains de Séleucus, il entra dans la Perse à la tête
de seize mille hommes de pied et de quinze cents chevaux. Là il donna le temps
à ses soldats de se reposer de leurs longues fatigues et il envoya demander aux
Satrapes des Provinces supérieures des troupes et de l'argent. C'est là
l'état où en étaient pour lors les affaires de l'Asie. En Europe la
réputation de Polysperchon étant tombée par le mauvais succès qu'avait eu
son entreprise sur Mégalopolis ; un grand nombre de villes grecques abandonna
le parti des Rois pour passer à celui de Cassandre. Chez les Athéniens
entr'autres qui ne pouvaient obtenir la délivrance de leur fort de Munychie ,
ni de Polysperchon , ni d'Olympias , il s’éleva un citoyen qui n'était point
de la lie du peuple et qui proposa de traiter avec Cassandre. La nouveauté de
cette proposition excita d'abord quelque murmure : mais quand on eut un peu
examina la situation des choses et l’avantage réel de la République, la
pluralité des voix fut d'envoyer une Ambassade à Cassandre, par laquelle on
s'accommoderait avec lui à quelque prix que ce fut. Le résultat de la
négociation fut que les Athéniens demeureraient en possession de leur ville,
de leur territoire, de leurs revenus et de leur marine à condition de le
déclarer amis et alliés de Cassandre. A l'égard du Fort de Munychie,
Cassandre y tiendrait garnison jusqu'à la conclusion de la guerre contre les
Rois. Cependant aucun homme ne se mêlerait des affaires publiques dans Athènes
qu'il n'eût fait preuve d'avoir au moins dix mines de revenu. Cassandre
nommerait lui même un Intendant général de la ville et il choisit pour cette
place Démétrius de Phalère qui gouverna sous ce titre avec beaucoup de
tranquillité et s'acquit la bienveillance de tous ses concitoyens.
Environ ce même-temps Nicanor rentra dans le Pirée à la tête de fa flotte
décorée de tous les ornements de la victoire. Cassandre lui fit d'abord uni
accueil très favorable. Mais remarquant bientôt en lui beaucoup d'orgueil et
de présomption ; et voyant de plus qu'il s'obstinait à maintenir sa propre
garnison dans Munychie, pour ses vues particulières, il le fit tuer
secrètement. Aussitôt après il passa en Macédoine, où il attira bientôt un
grand nombre de gens à son parti. Beaucoup même de villes grecques se
laissèrent entraîner par cet exemple et se mirent sous la protection de
Cassandre. Car Polysperchon se comportait avec peu de sagesse et beaucoup de
négligence, dans la tutelle des Rois, dans le gouvernement de l'état et dans
l'entretien des alliances étrangères dont il était chargé. Au lieu que
Cassandre entrant avec intelligence dans le détail de toutes les affaires et
traitant d'une manière gracieuse avec tout le monde, faisait aimer ou souhaiter
son gouvernement. Pour nous étant arrivés à l'année où Agathocle commença
sa tyrannie à Syracuse, nous terminerons ici le livre présent, comme nous nous
le sommes d'abord proposé et nous continuerons dans le livre qui suit la
narration des faits qui doivent entrer dans cette Histoire.
fin du dix-huitième Livre de Diodore.