Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Traduction de J. ALIX, professeur au Lycée de Tunis
Les Romains vainqueurs ne goûtèrent pas tous pendant la nuit un paisible repos, mais à tour de rôle, ils gardent le camp, veillant sur le butin, et leurs yeux ne se ferment point au sommeil. L'allégresse tient leur esprit en éveil. Le vaillant soldat n'éprouve après la bataille aucune fatigue. La victoire a réparé ses forces affaiblies. L'espoir de jouir du butin conquis sur l'ennemi soutient son courage et son esprit se ranime à la pensée des promesses faites par le loyal général. Cependant les bataillons des Maures, protégés par les ténèbres de la nuit, couraient de toutes parts, dispersés par la crainte. La nuit, qui les protège, ajoute à leurs souffrances. En les couvrant de son manteau, elle les arrache aux étreintes de la mort, mais, en retour, elle remplit d'inquiétude les escadrons incertains de l'issue du combat. Ils s'enfuient tout tremblants, bien que personne ne les poursuive, et dans leur effroi le bruit et la voix de leurs compagnons leur font croire à la présence des ennemis ; épouvantés, ils pressent les flancs de leurs coursiers. Les coups de fouet retentissent à travers les montagnes dans le silence de la nuit. Le sabot rapide des coursiers, en frappant le sol dur de la plaine, remplit d'épouvante l'armée barbare.
L'aube du jour suivant, qui naissait des flots, invitait Phébus à reprendre sa course. L'onde agitée s'échauffe au souffle des chevaux haletants; déjà les gouffres de la mer bouillonnent, la vague s'agite et se gonfle en donnant naissance aux feux sacrés du jour. Le général se lève et dans sa piété rend grâces au Seigneur avec joie ; il adore le Dieu tout-puissant et lui rend, en retour des bienfaits qu'il a reçus, les hommages qu'il lui doit. Alors s’avancent, joyeux, les chefs et les vaillants tribuns et les grands du Conseil. Le général leur adresse le premier la parole en ces termes : « Quelle race valeureuse a succombé sous vos coups, mes compagnons! Jamais, pas même dans le belliqueux pays des Perses, je n'avais vu jusqu'ici une nation si dédaigneuse de la mort, qui, avec un tel courage, présentât, sa gorge à l'épée et marchât à l'ennemi; chaque fois que j'ai contraint l'ennemi à fuir après la défaite, je l'ai vu revenir aussitôt le visage intrépide avec des cris menaçants et des bonds terribles. Cependant, grâce à la volonté souveraine et à la puissance de notre Dieu, leurs armées vaincues se sont retirées, et maintenant j'ai décidé de rétablir sur tes frontières de Libye les garnisons qui les protégeaient et de faire renaître notre bienfaisante domination. Hâtez-vous de ramener vos troupes dans leurs postes respectifs et d'y élever des défenses. Entourez d'un cordon de troupes le haut des montagnes, les grottes, les forêts, les fleuves, les taillis, les abris, et avec soin cernez étroitement les gorges. Sous peu, la race impie des Maures aura succombé en proie à la faim, ou bien elle se soumettra à nos armes et sollicitera la paix; si elle voit que la défaite lui enlève les moyens de se livrer au pillage, peut-être, enfin, fuira-t-elle jusqu'aux confins de l'univers et abandonnera-t-elle pour toujours nos terres. La plus grande préoccupation des deux gouverneurs de la Byzacène doit être de poursuivre et de harceler, à la tête de leurs troupes, les armées des Massyles, de presser sans cesse de l'épée leurs phalanges odieuses et de rejeter l'ennemi loin de nos frontières. »
Il dit, et tous promettent d'obéir à ses ordres. L'armée enrichie de butin se disperse et rejoint ses garnisons respectives. Ils se retirent dans les villes, les forteresses et les postes fortifiés. L'Afrique infortunée, affranchie enfin d'un long deuil, célèbre dans sa joie la victoire du pacifique Jean. La glorieuse Carthage, la cité de Justinien, par des applaudissements sans fin témoigne au général de sa joie et le reçoit dans son sein. La ville ouvre ses portes si longtemps fermées. Le vainqueur s'avance à travers la, ville en triomphateur au milieu de l'allégresse du peuple. Les grands de Carthage portent devant lui des palmes et des lauriers verdoyants. La foule accourt de toutes les rues, attendant l'arrivée des troupes romaines. On voit venir en foule les vieillards accablés par l'Age et les jeunes filles craintives attirées par le spectacle. Debout près des maisons, les femmes regardent et par mille cris témoignent de leur joie. Leur cœur est ému au souvenir des maux que causa la guerre funeste. Leur âme s'attendrit; elles rappellent leurs souffrances passées, racontent les crimes d'un odieux tyran; elles disent comment par trahison il ouvrit aux barbares les portes mal défendues, comment il trompa la ville infortunée et dans sa fureur y déchaîna tous les malheurs. Les enfants, les jeunes gens et les vieillards célèbrent par des louanges sans nombre le nom du prince qu'illustre la victoire du général, et leur cœur bondit d'allégresse. Tous, quel que soit leur âge, contemplent avec admiration les marques glorieuses des combats, les vêtements couverts de poussière et ces soldats auxquels le carnage a donné un aspect terrible. Ils considèrent les cuirasses, les casques, les boucliers et les glaives menaçants, les ceinturons, les rênes, les chevaux, les arcs et les carquois retentissants et les traits dont le fer est rougi du sang des Maures. On se plait à voir les Maures captives qui, le front tatoué, sont assises sans crainte sur le dos élevé des chameaux et tiennent pendus à leur mamelle leurs petits enfants qu'elles entourent de leurs bras et soutiennent au-dessus des bagages et des langes du berceau. Hélas ! mères infortunées! leur visage affligé témoigne de leur angoisse, maïs leur cœur est impie. Bientôt elles vont servir d'esclaves aux mères africaines naguère en deuil. Leur cœur impie a connu la douleur, et le malheur a fait naitre en elles le repentir; elles ont compris combien la guerre est un fléau redoutable : elles accusent les oracles et les dieux. Toutes les captives n'ont pas un teint pareil. L'une, au visage hideux, est assise au milieu de ses enfants noirs comme elle; ainsi l'on voit les petits des corbeaux déjà couverts d'un noir plumage; la mère, penchée sur eux, de son bec leur présente la nourriture accoutumée et les caresse et les enveloppe de ses ailes ouvertes.
Tandis que les pères et les mères se plaisent à montrer à leurs jeunes enfants les visages hideux des barbares, le magnanime général franchit le seuil du temple au milieu de ses soldats; il prie le Maître du ciel, de la terre et de la mer et présente l'offrande que, selon l'usage, le prêtre place sur l'autel en actions de grâces pour le retour du général et la défaite des ennemis. L'auguste Jean consacre au Christ l'offrande sainte.
Cependant Carcasan, le guerrier des Syrtes, rassemble de toutes les contrées les troupes que la terreur avait dispersées, et versant des torrents de larmes il s'adresse à ses soldats affligés: « Soldats indomptables, je n'aurais jamais pensé voir un jour les Maures ainsi abattus. L'Ilague, jusqu'ici invincible, dépouillé de tout, revient vaincu dans son pays. Nous avons perdu nos mères, nos brus et nos enfants. Que nous reste-t-il désormais, à nous guerriers, si ce n'est la mort? A quel parti vous arrêtez-vous? Est-ce la paix que vous voulez? Ou plutôt n'est-il pas préférable de harceler par les combats les troupes de ce peuple impitoyable? C'est une honte et un crime indigne que de renoncer à la lutte après une défaite. Les dieux ne nous ont point abandonnés dans ces plaines en nous refusant tout appui. Telle n'est point la volonté d'Ammon, ni celle de Gurzil, indigné de voir sa divinité outragée. La fortune n'est pas pour nous si pleine de menaces, elle qui a permis que nos guerriers fussent sauvés. Nous n'avons perdu que nos troupeaux, notre vigueur est encore entière. Considérez combien de guerriers ont succombé; un tonneau suffirait-il à épuiser les ondes de l'Océan? Les mers diminueraient-elles, subiraient-elles même la plus légère perte ? Que d'étoiles tombent en laissant un sillon ; cependant, le ciel plein d'étoiles compte toujours le même nombre d'astres. De même notre nation a reçu une cruelle atteinte, et cependant ce vaillant peuple ne s'en est point ressenti. Décidez-vous donc et, promptement, portez remède à nos maux. »
Dès que Bruten eut entendu ces reproches, avec ardeur il choisit les combats. « Chef auguste, dit-il, en recommençant la guerre, tu peux soulager nos infortunes, venger nos épouses et nos fils. C'est au milieu du carnage et des combats que nous devons terminer notre vie. Quel sera notre renom parmi les tribus de notre race, si le vaste univers apprend que l'outrage fait à notre nom par la défaite est resté sans vengeance? Ah ! que plutôt la terre, s'entrouvrant tout à coup, engloutisse et perde à jamais notre race. Que le Tartare, que ses sombres et pâles demeures élargissent leurs gouffres. Que Proserpine éloignée de son père occupe, tant que dureront les guerres, le royaume de son noir époux. Tu as des soldats et désarmes. Debout ! hâte-toi de combattre. Sous ta conduite, percé de coups, je quitterai sans regret la vie. Là est notre salut assuré. Tu es la gloire de notre race, en toi brille le courage, en toi les Maures ont placé leurs plus fermes espérances. »
A peine Bruten a-t-il achevé que tous l'approuvent avec des cris et font entendre le nom de Carcasan. Carcasan est le chef suprême que proclame leur bouche et que leur cœur désire. Lorsqu'il voit que l'ardeur qui les anime s'est accrue et que la fureur des combats s'est allumée dans leur cœur, il gagne les frontières des Marmarides, séjour d'Ammon, le dieu orné de cornes, et sollicite les oracles du cruel Jupiter. Ce dieu que tu invoques dans ton aveuglement se plaît à tromper par de décevantes espérances les infortunés mortels. Il aime à voir verser le sang et ne cherche qu'à ruiner les nations. A peine le taureau farouche, frappé au front de la hache à deux tranchants, a-t-il succombé, qu'aussitôt la prêtresse sinistre saisit dans ses mains le tambour retentissant et en proie au délire bondit autour des autels en poussant de grands cris. Sa tête s'agite, ses yeux sont pleins de flammes, ses cheveux se dressent sur son front, et la rougeur répandue sur son visage atteste la présence du dieu. Tantôt la pâleur marbre ses joues, tantôt elle roule les yeux, tantôt elle agite la tête en frémissant dans tout son être, en proie à une exaltation funeste. Alors, tandis qu'elle est pleine du souffle de la divinité, elle contemple de ses yeux ardents la lune qui en cette nuit brille au sommet du ciel et interroge avec soin la Destinée. Son corps est brûlant, sa respiration haletante; sa bouche s'entrouvre; elle pâlit, rougit, elle est tour à tour brûlante et glacée tandis qu'elle cherche à connaître les secrets du Destin. Enfin, de sa bouche cruelle sa voix odieuse révèle les mystères de l'avenir : « L'Ilague vainqueur, après un combat acharné, jettera le désordre parmi les Latins. Eternellement le Mazace occupera les plaines de Byzacène. Alors régnera la paix bienfaisante. Carcasan, pénétrant à travers les portes tout ouvertes dans la citadelle élevée de Carthage, s'avancera majestueux à travers la ville, au milieu du concours du peuple. L'Africain contemplera son visage terrible. A son approchera foule accourra, portant des lauriers et des palmes. Carthage recevra chez tous les peuples le titre de cité glorieuse. Carcasan, par la terreur attachée à son nom, soumettra les peuples indomptables, et la paix sera chère à toutes les nations. » Tandis que la prophétesse annonce ces événements, son souffle prophétique paralyse toutes les bouches et ces infortunés se laissent séduire à ces trompeuses promesses. C'est par ces tromperies que le perfide Ammon abuse les Massyles, et sous un voile obscur cachant la vérité il prépare ses perfidies. Car de tout temps les champs de Byzacène ont gardé les cadavres des Maures, et ils garderont éternellement les ossements de ceux qui gisent sur le sol, immolés par la vaillance du puissant Jean; et Carcasan dominant la foule du peuple s'avançait vers la citadelle élevée de Carthage, lorsque sa tôle détachée du tronc et fixée au bout d'une pique fut exposée aux regards de l'Afrique entière.
Dans son égarement, le barbare trop confiant dans des oracles trompeurs se prépare à la guerre. Le bruit se répand qu'Ammon a promis aux Maures l'empire souverain. Des cavaliers accourent rapides des Syrtes embrasées et excitent les barbares par l'appât de la domination. Ils se rassemblent aussitôt en foule. Leur nombre s'accroît ainsi que leur armement. On voit accourir à la hâte fantassins et cavaliers et ceux qui, selon l'usage des Maures, sont montés sur les chameaux élevés. Et ce n'est pas l'Hague seul ou les peuples qui donnèrent autrefois le signal de la révolte qu'on voit paraître au rendez-vous; le farouche Nasamon, qui cultive les champs des Syrtes, le barbare qui laboure les terres voisines du pays des Garamantes, celui qui, sur les bords du Nil, s'abreuve à l'eau abondante du fleuve se sont réunis également. Qui pourrait nommer ou compter tous ces peuples? Autant vaudrait faire le dénombrement des flots de la mer ou des gouttes d'eau tombant des nuages, des grains de sable du rivage, des poissons que renferment les mers, des oiseaux que contiennent les terres, des moissons qu'au printemps porte le champ aux couleurs variées ou des astres innombrables qui ornent la voûte céleste. Le général ennemi, pensant que les déserts offriront à ses troupes une position solide et sûre, rétablit les images des dieux et ses enseignes, et à la tête de son armée qu'il amène des contrées les plus lointaines, plein d'une ardeur nouvelle il marche au-devant de l'ennemi. Ainsi Antée, terrassé par les bras d'Hercule, en touchant le sol retrouvait à ce contact sa vigueur, jusqu'au moment où le héros tirynthien, pénétrant sa ruse, enserre son ennemi de toute sa puissance : il le tient avec force incliné vers le sol et presse sa gorge cruelle ; dès que le monstre ne put plus toucher la terre sa mère, la mort victorieuse ferma les yeux du misérable. C'est ainsi que Carcasan vaincu reconstitue son armée qu'il tire des Syrtes sa patrie. C'est ainsi que le héros que la mort attend, dans son ignorance se prépare à combattre. Alors ont disparu de son cœur l'effroi de la bataille et le souvenir des dangers terribles affrontés dans une nuit ténébreuse.
Voici que tout à coup arrive un messager rapide envoyé par le glorieux Rufin, et les villes de Libye, déjà confiantes dans l'avenir, apprennent une nouvelle qui les remplit d'épouvante : les escadrons vaincus ont repris les armes; des contrées du couchant déjà accourent les cavaliers, dévastant les maisons de la Tripolitaine; sous la conduite de Carcasan, des peuples farouches se dirigent vers les murs de la haute Carthage et se promettent déjà l'empire.
A peine le soldat chargé de ce message a-t-il franchi le seuil du palais, qu'aussitôt à son récit une violente colère anime le cœur du général. Mais la sagesse dominant les ardents transports de son esprit généreux lui fait chercher une décision plus calme. Mille préoccupations s'agitent dans son cœur; son regard reste fixé au sol. L'attention de son esprit se porte sur mille objets. Il embrasse, dans sa pensée, la situation, qu'il pèse avec attention, et de tous côtés ne voit que des dangers terribles. Alors selon l'usage convoquant son conseil, il sollicite son avis et en ces termes dévoile ses pensées et ses inquiétudes: « L'Ilague vaincu et dont il nous faudra triompher pour la seconde fois vient de reprendre les armes. Il ose lutter contre des armées dont il a éprouvé la valeur; déjà il ravage les champs de Tripoli, déjà ses bandes révoltées se livrent au pillage et menacent d'envahir nos terres. Je me dispose à lever le camp, à marcher au-devant de ces peuples innombrables, afin de combattre sur un sol étranger, et en accablant l'ennemi loin des terres situées sous notre empire, je veux épargner à l'Afrique le retour de ces misères dont elle a souffert et une ruine plus profonde encore. Mais mon esprit s'effraie en pensant à la difficulté des approvisionnements, des lieux et des chemins. Car Tannée s'annonce stérile. Toutes les ressources de la province ont été anéanties par les guerres; le pays est maintenant épuisé. Une armée aussi nombreuse ne pourra pas supporter les privations. Si nous laissons les ennemis atteindre seulement les frontières de la Byzacène, bientôt ils les auront franchies, ils ruineront tout par leurs pillages, et la guerre de nouveau tourmentera cette malheureuse province. Délibérez, et par vos conseils raffermissez mon esprit hésitant. »
A ces paroles, tous sont d'avis qu'il faut marcher en avant; ils se déclarent capables de supporter les ardeurs brûlantes du soleil de Libye, ils promettent l'appui de leurs bras et de leur indomptable courage, prêts à affronter pour la patrie les plus pénibles souffrances, dédaigneux des barbares révoltés et de leur farouche ardeur. Dès que le général voit son armée pleine d'un ardent courage et prête à marcher avec assurance au combat, il donne le signal du départ. Alors la trompette d'airain fait entendre dans les airs ses sons retentissants. La voix impérieuse des chefs appelle aux armes les bataillons. On voit accourir en foule les cavaliers des postes qu'ils occupaient, et les fantassins dociles aux ordres donnés, les soldats de la garde et les chefs latins, et Cusina l'allié fidèle de Rome, entraînant au combat les armées des Massyles. Le vaillant général se dirige vers les contrées du Sud, où sous la constellation du Cancer le soleil ardent brûle de ses rayons le sol aride, où toujours les terres sont désolées par la sécheresse et ne connaissent point les zéphyrs. Car là le vent du Sud dessèche les champs de ses tourbillons embrasés. Là, altéré et haletant, l'Africain erre à travers les sables brûlants et dans sa détresse atteint en fouillant le sol les ondes mêmes du Styx.
La renommée, répandant ses messages en mille langues différentes, vole et annonce que le vaillant Jean accourt entouré de tous les chefs. La nouvelle funeste parvient aux oreilles de l'Ilague nomade. Déjà ses cavaliers avides de pillage dévastaient les confins de la Byzacène. Au seul nom du valeureux Jean, leurs cœurs sont saisis d'épouvante, leur armée innombrable se retire. Déjà ils croient que l'ennemi les poursuit. Instruits par l'expérience, ils cèdent à la terreur que leur inspire le général. Ils se rappellent le visage redoutable et l'armée vaillante du héros. Ils n'hésitent pas à s'avancer jusqu'au delà de l'aride Gadaïa et de ces terres désolées qui n'offrent ni chemins ni moyens de subsistance. Là aucun oiseau se soutenant de ses ailes ne traverse le ciel embrasé. Le satellite même de Jupiter, qui porte les feux de la foudre, peut à peine sans danger sous ce ciel brûlant supporter l'atmosphère embrasée de ces lieux où la terreur l'a poussé. Le général s'aperçoit que les bataillons ennemis, frappés d'épouvante, se sont retirés dans les déserts, et aussitôt n'écoutant que son courage, il les poursuit dans leur fuite et s'avance sans hésitation à travers les sables brûlants de cette aride contrée. Il donne toutefois à ses soldats l'ordre d'apporter avec eux l'eau et le pain. Ils accomplissent aussitôt l'ordre du général. Mais que d'approvisionnements n'eût-il pas fallu pour rassasier en ces contrées tant de soldats, et pendant combien de jours n'allait-on pas être obligé de nourrir cette innombrable armée ! Les outres sont vidées, bientôt le pain fait partout défaut. Les soldats sont dévorés par la soif, leur gorge est desséchée : ils succombent à la faim. Le soldat erre haletant, échauffé par l'ardeur du soleil, brûlé par des feux dévorants. Nulle part dans ces déserts il ne rencontre de rivière ; il cherche inutilement de l'eau et se dépense en vains efforts: ainsi, autrefois, l'armée glorieuse des Grecs, gagnant les champs thébains, fut saisie d'épouvante à la vue des lacs et des sources taries par la puissance de Bacchus, et son chef Adraste altéré chercha vainement un fleuve à travers les vastes plaines.
Le soldat romain laisse échapper des plaintes amères : « Si les destins contraires, dit-il, menacent d'anéantir d'un seul coup l'armée, c'est dans la mêlée, parmi les combats, c'est sous la fureur des barbares que nous devrions succomber; que plutôt la lance ennemie nous transperce; semblables à la foudre, que les traits volent de tous côtés a la fois. Que le javelot traverse notre chair et que notre vie ne s'échappe que par nos blessures. Mais pourquoi la faim cruelle, la chaleur et la soif nous accablent-elles d'une longue agonie, épuisant nos corps par une mort si lente à venir? Que nos mains retrouvent l'usage de l'épée. Reviens sur tes pas, cette foule épuisée par la faim t'en supplie, glorieux général. Aie pitié, nous t'en prions, à la fois de nous et de toi-même. Jette les yeux, chef suprême, sur tes soldats. La maigreur déjà a réduit nos corps; nos membres dépouillés de leur chair ont perdu leur souplesse et se sont desséchés jusqu'aux moelles. Nos muscles sont contractés, notre peau est aride, nos yeux sont enfoncés dans leur orbite, et nos joues pâlies. Déjà notre corps offre l'apparence de la mort; notre souffle est brûlant. » C'est ainsi que parlaient les soldats infortunés. Le général auguste calme leurs souffrances et avec bonté les soutient dans leur accablement en leur adressant ces sages paroles : « O vous, l'espoir de Rome, l'orgueil et le salut de la patrie, supportez avec courage ces souffrances pénibles, triomphez de la soif et de la faim cruelles. Souvenez-vous des exploits courageux de vos ancêtres. Les barbares ont éprouvé la vaillance de vos pères. C'est par leurs vertus, c'est en supportant avec fermeté les rigueurs de la fortune que vos aïeux ont conquis l'univers. La fermeté est une haute vertu, c'est elle surtout dont les barbares redoutent les effets, c'est elle qui tantôt répand l'effroi, tantôt sème la mort parmi les ennemis. L'armée barbare succombe à un double fléau : la soif dévorante, la chaleur et la faim l'accablent; d'autre part la terreur inspirée par le Romain la pousse vers ces régions où le soleil achève son cours et ces contrées interdites aux humains. La zone embrasée, témoin de vos labeurs, en transmettra le souvenir à la postérité. On dira que depuis le grand Caton, nul autre que moi n'a pénétré dans ces contrées et que vous seuls avez franchi ces limites. Que l'amour de la patrie triomphe de vos sentiments; apaisez dans des flots de sang la soif qui vous dévore, et vos ardents désirs trouveront leur satisfaction. »
C'est ainsi que le glorieux, général cherchait à apaiser par ses graves paroles les cohortes latines, faisant couler dans les cœurs le flot tranquille de ses paroles, et distribuait aux soldats la nourriture. Mais un événement funeste aux Latins survient et paralyse leur vigueur en brisant leur courage. Les chevaux erraient à travers les champs, en quête de nourriture. Car tous étaient en proie aux tourments de la faim cruelle et de la soif. Là n'apparaissaient ni herbe verdoyante, ni arbres aux branches couvertes de feuillage. Tout à coup, la plaine apparaît couverte d'une pâle et abondante végétation, le sol se montre au loin tout rouge de fleurs. Les malheureux animaux, à la vue d'une nourriture si ardemment désirée, et poussés par la faim, accourent de tous côtés et se mettent à brouter les herbes. Déjà ils mordent le sable dépouillé de végétation, et sans pouvoir apaiser leur faim se repaissent de plantes nuisibles. Bientôt ils succombent en foule dans les champs à une mort inattendue, serrant encore les herbes entre leurs lèvres glacées. La perte des chevaux accable les soldats romains. Leur colère ardente tombe aussitôt. Ils marchent tristes et inquiets, et des soucis cuisants troublent leur cœur. Leur courage succombe à ce malheur. La fortune ennemie commence à répandre le désordre dans les camps. Telle est l'infortune dont elle accable les Romains.
Le général, témoin d'un si grand désastre et voyant faiblir le courage de ses soldats, se hâte de transporter son camp vers le rivage de la mer, dans le désir d'apaiser les souffrances de son armée et de réparer ses forces. Déjà le soldat respire un air plus léger et en approchant de la mer rencontre des plantes capables de le nourrir; mais nulle part un fleuve ne se présente à sa vue. Ils pressent de leurs lèvres desséchées le suc des fleurs, ils mouillent avec des algues leur bouche ardente et à l'aide de ces mets nouveaux que leur fournissent les plantes, ils cherchent à tromper leur faim sans jamais pouvoir l'assouvir. A la faveur de la nuit beaucoup s'éloignent; les uns se dispersent à travers les champs, en quête de nourriture, les autres errent à !a recherche de sources; la faim cruelle pousse les autres à s'enfuir de tous côtés : ils abandonnent les étendards d'un chef dont la voix n'est plus écoutée. Le général établit son camp auprès d'un fleuve qui lui a été indiqué. Le soldat romain altéré se couche sur les berges et apaise ses souffrances en s'abreuvant aux flots limpides. De tous côtés, les soldais accourent vers l'eau et boivent l'onde bienfaisante. Le manque de pain les oblige à se nourrir des fleurs et des herbes verdoyantes. Ce sont les aliments à l'aide desquels ils cherchent à apaiser leur faim. Le général envoie aux villes du littoral l'ordre d'amener des navires chargés de vivres pour ses soldats. Hélas ! fatale destinée! les vaisseaux eurent contre eux les vents du nord. Le sort funeste empêche les navires de voler à l'aide de la voile sur les flots de la mer, privant les soldats de cette nourriture pourtant si rapprochée d'eux.
Le peuple des Urceliens, trahissant les Latins, ajoute aux infortunes de Rome. Les Astrices depuis longtemps déjà avaient établi sur ces terres, leurs odieuses habitations. C'était une nation belliqueuse féconde en guerriers, et qui pendant de longues années n'avait jamais connu la défaite. A la nouvelle que l'armée de Jean pénètre sur son territoire, effrayée d'abord à l'approche de l'ennemi, elle se hâte d'envoyer des députés pour solliciter humblement la paix. Le général les accueille avec dignité au milieu du camp. Les barbares d'un air soumis supplient Jean de leur faire grâce, de leur accorder la paix et d'épargner leur nation. « Ta renommée glorieuse, illustre chef, le renom de courage et de loyauté qui le précédait ont jeté l'épouvante parmi tous les peuples et les poussent à accepter avec joie tes lois. La nation illustre des Astrices, courbant la tête, se soumet d'elle-même à tes ordres, héros valeureux. Les grands de notre nation acceptent avec joie ton autorité. Empressés à obéir, ils soumettent leur cou à ton joug. Illustre guerrier, épargne ce peuple qui t'implore. Nous sollicitons la paix et un repos tranquille à la suite des guerres. »
Tandis qu'ils parlent, les soldats qui ignorent les événements font entendre dans les camps des murmures: «Jusqu'à quand la faim décimera-t-elle l'armée? Nous n'avons plus l'espoir de vivre et de nous sauver. Infortunés, nous succombons à nos maux. » Dès que le général est instruit de ces plaintes, vivement ému, il se penche à l'oreille de Recinaire et lui dit : « Ecarte ces plaintes importunes d'un soldat efféminé. Quelle folie égare et pousse à leur perte les bataillons infortunés? Ils ont devant les yeux les députés barbares. Ces peuples sollicitent la paix ; ils sont devant moi dans une humble attitude, m'implorent avec des prières : et nos soldats, cependant, dévoilent nos secrètes blessures et les maux cachés dont nous souffrons. Honte à ces lâches soldats, esclaves de leurs appétits comme la brute ou l'animal sauvage. » Aussitôt Recinaire sort, et docile aux ordres du général, par ses graves paroles apaise en peu de temps tous les murmures. Lorsque le silence est rétabli, Jean répond aux légats avec fermeté : « Vous avez entendu les cris de colère que poussaient nos soldats? Nos troupes, brûlant de combattre, se préparent à franchir vos frontières, mais la loi constante de notre gouvernement est d'épargner les peuples qui se soumettent; nous foulons aux pieds ceux qui résistent, nous mettons au nombre de nos amis ceux qui s'humilient. Allez, guerriers. Si c'est avec bonne foi que vous sollicitez mon appui, envoyez dans notre camp vos enfants en otages et acceptez la paix que je vous offre. Le peuple entier des Astrices continuera à jouir de la paix et de la prospérité sous l'autorité de notre prince. » Après avoir achevé, il comble de présents les députés. Ceux-ci se déclarent prêts à obéir à l'Empire romain et promettent de livrer leurs enfants comme gages de la paix. Ils admirent les vertus et la probité des Latins, ils louent la vaillance et la loyauté de l'empereur et du général et se retirent après avoir conclu la paix.
Cependant au loin dans les plaines désolées, l'Ilague accablé errait en proie à la soif, incapable de supporter plus longtemps ses pénibles souffrances et la faim cruelle. Pour lui aucun moyen de salut: aucun chemin ne s'offre à sa vue. Derrière lui, c'est Jean qui le menace ; en avant, les régions que dévore un soleil embrasé. De tous côtés la mort s'offre aux yeux des barbares. Ils ne peuvent ni marcher droit devant eux, ni reculer. Effrayés par le péril, en proie à l'anxiété, ils poussent des gémissements et souhaitent de mourir. La fortune jalouse les pousse à s'enfuir et détourne de leur chemin funeste les farouches barbares. Poussés par les destins, les peuples belliqueux des Syrtes reviennent sur leurs pas, non pas pour solliciter le combat, mais dans la pensée de tenter la chance d'une fuite hasardeuse. Partout le cavalier romain courait en éclaireur, et aux côtés des Latins ou voyait le fidèle Mazace cherchant lui aussi les traces des barbares. On n'avait point entendu parler d'eux, aucun ennemi n'était dans le voisinage, lorsque tout à coup dans l'obscurité de la nuit on voit briller des feux et les soldats dans l'incertitude se demandent si ce sont les Astrices, ou l'Ilague qui revient sur ses pas.
L'aurore tristement faisait émerger des flots de l'Océan les feux voilés que jetait son attelage et montait vers le ciel, entraînant dans sa course Tithon menaçant et les chevaux du Soleil messagers des sombres destinées. Les nuages dérobent sa course, et les rayons ternis du soleil répandent une lumière voilée. Tout à coup accourt un messager annonçant que dans la nuit silencieuse, il a vu loin des remparts du camp briller dans la plaine des feux innombrables, soit que l'Ilague dans sa détresse cherche à s'enfuir, soit que le peuple des Astrices ait établi son camp dans le voisinage. Cette nouvelle laissait place au doute. Tandis que le général prudemment dans ces circonstances difficiles examine la situation, et dans le doute, reste perplexe, voici que survient le fidèle Cusina entouré de nombreux soldats, et l'air joyeux, s'adresse au général en ces termes : « L'Ila-gue fugitif épuisé, sans armes et traînant ses soldats languissants cherche à s'échapper par surprise. Déploie tes étendards, auguste général, le temps est veau d'anéantir cette nation tandis qu'elle est épuisée. La lutte sera aisée. Un fleuve profond coule entre des berges couvertes d'une ombre verdoyante : de chaque côté s'élèvent des arbres d'espèces variées et des roseaux au pâle feuillage. C'est de ce côté que se dirigent les barbares. Accourons les premiers vers le fleuve et occupons ses bords. »
Ces paroles plurent à l'armée. Toutefois, le général s'opposait encore à la marche en avant et l'esprit anxieux, cherchait à apaiser les murmures des soldats accablés. Mais qui pourrait l'emporter sur les volontés immuables de Dieu ou résister à ses ordres? Le général se décide à lever le camp et donne aux soldats l'ordre de s'avancer en ordre par cohortes et par escadrons. Alors la poussière s'élève dans les airs en nuages épais et le sable obscurcit le ciel. Déjà l'armée avait commencé sa marche funeste et déjà au loin apparaissaient les collines néfastes de l'aride Gallica et ses plaines sinistres. Déjà le soleil, parvenu au milieu de sa course, embrasait le ciel des feux de son char, lorsque les deux armées prirent position de chaque côté du fleuve. Mais l'habitant des Syrtes, effrayé, suspend sa marche, et tournant le dos, il abandonne les rives du fleuve et les eaux si ardemment désirées. Alors le général fait établir le camp; il ordonne de différer l'action et prend ses dispositions pour combattre le lendemain, se contentant de faire défendre par des soldats armés les approches du fleuve et de ses eaux. Sage résolution, si l'armée romaine s'était conformée aux ordres du chef! Mais la fortune ennemie rend les soldats audacieux. Çà et là ils se dispersent dans la plaine et les premiers arrivés déjà commencent à harceler l'ennemi. Les Latins accourent sans ordre, et poussent le cri accoutumé sans prendre soin de se ranger en bataille. La trompette de ses accents ne donne point, sur l'ordre du général, le signal du combat; les étendards ne flottent point aux places qui leur sont assignées dans la bataille. L'armée court en désordre à l'ennemi, se fiant, hélas 1 â tort, à la destinée jalouse.
Tout d'abord, les bataillons des Marmarides effrayés se replièrent. Les soldats romains les poursuivent et combattent en espaçant les traits. Les cavaliers latins çà et là dans la plaine frappent de la lance les ennemis qui se dérobent au combat, ils les blessent et les harcèlent, et la crainte contraint les vaincus à se réfugier au milieu des chameaux. Cependant au loin le valeureux Jean disposait les enseignes à leurs rangs, faisait établir le camp et donnait aux chefs l'ordre de ne combattre qu'en vue de garder le cours du fleuve. L'armée se range en bataille. A l'aile droite se tient Cusina entouré des Massyles et des Latins. Auprès de lui est Froninsuth, le vaillant chef des soldats romains, et Jean, ce héros valeureux qui porte avec orgueil le nom heureux du général. Mais il touche déjà à la vieillesse et sa destinée est moins glorieuse. A l'aile gauche commandent le grand Putzintulus, Géisirith armé de l'arc et Sinduit au long javelot. Au milieu d'eux se tenait le chef des chefs, et vainement il prodiguait ses conseils aux soldats, sur lesquels planait déjà une destinée funeste. Devant lui Tarasis fait prendre le bouclier aux cohortes nombreuses de l’infanterie et au galop de son coursier rapide, court disposer pour le combat ses soldats. Cependant un messager arrive à la hâte auprès du général, annonçant que les ennemis vaincus s'enfuient en désordre dans la plaine. Toutefois, ces nouvelles ne peuvent le détourner de ses sages résolutions. son esprit demeure inébranlable. Mais la volonté de Dieu tout-puissant en avait décidé autrement.
Tandis qu'il hésite à marcher au combat, il se laisse enfin convaincre par deux de ses gardes, le vaillant Ariarith et le courageux Ziper, ces deux foudres de guerre, l'effroi des troupes massyles, tous deux doués d'un courage égal et qu'unit une même destinée. Ziper parle en ces termes: «Viens en aide aux Latins, chef suprême. Nos compagnons livrent dans la plaine de rudes combats, mais trop faibles, ils succombent sous les coups d'un ennemi plus nombreux. Ils plient sous le nombre. Suivons au combat nos compagnons; prends tes armes et porte secours à tes soldats. » Le vaillant Ariarith, tout enflammé du désir de combattre, décide enfin le général, malgré ses hésitations, à marcher en avant. Jean se laisse toucher par les paroles de son fidèle serviteur. La trompette terrible fait entendre ses accents guerriers et pousse au combat les bataillons. L'armée s'avance en bon ordre, mais inutilement. Les destins l'avaient condamnée. Telle était ta volonté, Père auguste : tu voulais punir les peuples coupables de la Libye. Leurs fautes ont été la cause d'un si grand désastre : le général en fut innocent.
Carcasan, voyant de loin se former un nuage de poussière, appelle aussitôt à lui ses Nasamons et par ces paroles raffermit leurs cœurs tremblants : « Peuples indomptables, dont le courage éprouvé m'a poussé à attaquer les armées romaines, le jour fameux est venu où Ammon au front orné de cornes vous donnera selon sa promesse cette terre que les destins vous réservent. Maintenant marchez sans trembler au milieu des ennemis; que votre épée fasse renaître, les triomphes de vos ancêtres. Combattez chacun avec ardeur et fiez-vous aux destins. Des divinités puissantes vous protègent; une victoire assurée vous attend : croyez, soldats, en mes paroles. Loin de vous la crainte déshonorante, et portez au combat votre vigueur et votre courage accoutumés. » A peine Carcasan a-t-il achevé qu'aussitôt un cri terrifiant, au milieu d'un affreux tumulte s'élève dans le camp des barbares. Les armées des Marmarides font entendre un sourd murmure. Les destins jaloux excitent leur fureur, Bellone stimule les bataillons redoutables, poussant les barbares de son fouet sanglant. Alors la rage gonfle les cœurs farouches. Déjà la cavalerie immense abandonne le camp et descend dans la plaine. Le fleuve qui séparait les deux armées se prêtait aux embuscades et aux ruses des Massyles. Un fourré épais embarrasse les soldats de ses branches entremêlées. Des myrtes stériles et l'olivier sauvage au feuillage amer remplissent ces vallées funestes. Les deux armées, celle des Marmarides et celle des Latins, étaient en présence et préludaient aux luttes néfastes. La forêt par ses rameaux entrelacés oppose un obstacle aux traits des soldats et aux rapides javelots; la flèche légère lancée d’une main vigoureuse s'arrête et le cavalier ne peut librement diriger son coursier vers l'ennemi; embarrassé de tous côtés par les rameaux touffus, le soldat est impuissant à brandir le lourd javelot dans cette position désavantageuse, les chefs inquiets et le prudent général s'abstiennent de combattre; l'armée est contrainte de s'arrêter. Le soldat suspend sa marche, et n'osant engager le combat, reste sur la rive abrupte.
(Suite de vers tronqués, 685-592.)
Apercevant le Nasamon en face de lui, il fuit plus rapide que l’Auster, aussi prompt que l'image vue dans un rêve. Tout à coup une nouvelle sûre parvient aux oreilles du général : on annonce que les Maures abandonnent le combat sous le coup d'une vive terreur. Sur l'ordre de Jean, le sage Paul et Amantius courent raffermir le courage des soldats. On n'aperçoit nulle part les traces des Maures. Le Mazace qui fuit, dans son effroi ne jette point ses regards vers le champ de bataille et n'ose détourner son visage du côté de l'ennemi. Alors les chefs s'enfuient, les tribuns épouvantés se dispersent, laissant le général soutenir seul le combat. L'Ilague vainqueur poursuit les bataillons en déroute. Un cri s'élève vers les cieux. L’ennemi qui surgit du fond des vallées abruptes disperse les troupes à travers les vastes plaines. On croirait que des entrailles de la terre entrouverte subitement sortent les guerriers. Ils entourent les bataillons et fondent sur eux de toutes parts. Des nuées de guerriers se jettent sur les chefs dispersés. La lumière est interceptée par les javelots qui volent et des ténèbres profondes enveloppent au loin la plaine. L'armée infortunée pousse des gémissements et les chevaux succombent dans la plaine sous les traits cruels. L’ennemi farouche exerce sans pitié sa colère.
L'armée entière des Latins eût peut-être en ce jour succombé à une ruine totale si le Père tout-puissant, du haut des cieux n'eût, dans sa pitié, arraché les bataillons romains des mains des innombrables ennemis et n'eût, par la voix de l'auguste Jean, assuré le salut des fuyards. A la vue des troupes alliées qui lâchent pied, d'une voix retentissante il exhale en ces termes sa colère : « Si nous devons mourir, soldats, si le jour suprême est venu pour les Latins, si nous devons succomber dans la mêlée terrible, pourquoi périr d'un indigne trépas? Tant qu'il y aura en nous quelque reste de vie, pourquoi fuir lâchement? Soldats, faites tourner bride à vos coursiers. Guerriers, plantez en terre vos étendards. Méprisez la fureur des barbares, luttez avec acharnement. Nous triompherons des ennemis si Dieu le veut ; ou, si vos fautes et les miennes nous interdisent la victoire, nous nous couvrirons de gloire en mourant. Revenez sur vos pas, tirez l'épée hors du fourreau. Que chacun imite l'exemple que je donne. » A ces mots, le visage menaçant, il grince des dents, il saisit la garde brillante de son épée, et plein de fureur tire son glaive prêt à frapper. Quelques soldats reviennent à sa voix. Alors, la rude mêlée recommence et la lance décrit dans l'air un cercle continuel. Les cuirasses et les casques retentissent, le bouclier d'airain gémit sous les coups, et de la poitrine dont les veines sont déchirées s'échappe un sang pourpré.
Ziper, plein d'une ardeur farouche, s'avance sous les traits, au milieu des ennemis, accablant de ses flèches meurtrières les guerriers des Syrtes. Avec lui Solomuth, que la destinée allait séparer de son compagnon, perce de ses longs javelots la poitrine des guerriers qui se présentent à ses coups. Tous deux poussent leur lance à travers le foie palpitant et le cœur des barbares. Leurs javelots rapides fracassent les tempes creuses. L'un fait voler la tête, l'autre tranche la cuisse d'un ennemi. Tels deux lions exercent au milieu des troupeaux leur fureur de carnage. L'un de ses griffes terribles saisit sa proie ; l'autre entre ses dents sanglantes déchire la tendre victime et s'abreuve avec joie du sang tiède. Cependant d'un autre côté Bulmitzis et le grand Ariarith, le farouche Dorotis et Jean garde du corps, au milieu des vastes plaines faisaient périr dans différents genres de morts les guerriers qu'ils rencontraient. L'un combat avec ardeur armé du glaive, l'autre excelle à manier le javelot, celui-ci décoche à l'aide de la corde retentissante la flèche rigide, celui-là avec un cri puissant combat armé de ses deux javelots. Au milieu d'eux brille le général armé de son glaive étincelant, et la terreur qu'il inspire tient éloignées les phalanges ennemies. De même, ainsi que le racontent les poètes, les géants soulevés tremblèrent devant Jupiter armé lorsque sous les coups de sa foudre embrasée le dieu accablait leurs frères hideux.
Les Romains eussent vaincu si la fortune irritée contre eux ne leur eût refusé ses faveurs. La foule innombrable des barbares s'accroît. On voit accourir l'infanterie des Marmarides. De tous côtés volent autour des Romains les traits innombrables, les lourds javelots de chêne et les pierres menaçantes pareilles à la foudre. La plaine disparaît sous un sombre nuage de poussière ; c'est à peine si le soldat peut dans la mêlée suivre de l'œil le trait qu'il lance. Ferme à son poste, le général résiste à tous les coups et défend de fuir. Au milieu d'un effrayant tumulte deux de ses gardes succombent : le grand Ariarith tombe frappé de mille coups ainsi que le magnanime Ziper, couvert de blessures. Un coup terrible porté de près transperce le cheval du général tandis qu'il accourt. Le chef valeureux, arrachant le trait du corps de l'ardent coursier, le brise et plein de fureur marche droit à l'ennemi. Alors il frémit de douleur à la vue de ses soldats mis en fuite et des coups qui l'ont atteint. Il s'élance sur la croupe élevée d'un coursier et le visage menaçant, l'air terrible, il fend rapidement la foule serrée des ennemis. Entouré de ses soldats il se fraye l'épée à la main un chemin parmi les barbares. Ceux-ci sous l'effet de la terreur qu'inspire le général cèdent et s'enfuient. Le héros se fait le champ libre, et traçant aux siens une route au milieu des ennemis, il range par cohortes ses soldats et écarte à coups de flèches les armées des Massyles. Personne n'ose s'attaquer à l'ardent général. Ceux qui le poursuivent succombent sous les flèches que décochent les soldats en se retournant. Si quelque ennemi l'attaque en face, aussitôt il tombe la poitrine percée d'un coup de lance. Ceux qui attaquent sur les flancs expirent sous les coups des javelots rapides et le fer traverse les flancs de part en part. Alors le Nasamon effrayé cesse d'attaquer les troupes du général, et bouillant d'ardeur il lance à travers les vastes plaines ses coursiers à la poursuite des ennemis, il massacre les fuyards qui ont abandonné leurs rangs et qui, effrayés dès la première attaque, avaient tourné le dos.
Dans l'armée romaine brillait un chef illustre, portant avec éclat le nom du général, et qui l'égalait en courage. De loin le général l'aperçoit qui cherche à fuir le combat à travers les vastes plaines et il l'apostrophe en ces termes: « Est-ce donc là ta fidélité? dit-il : en combattant ainsi vas-tu donc achever la perte des Romains? Est-ce maintenant que tu abandonnes l'armée? Où fuis-tu, malheureux? C'est par ta faute que périssent nos soldats infortunés et notre réputation. » A ces paroles du général; il rougit et le remords s'élève dans sa poitrine vaillante. Une honte funeste le pousse à attendre de pied ferme les barbares qui le poursuivent. Mais tandis qu'il cherche à passer à travers les bataillons ennemis, la mort cruelle le guette. Il tente de défendre ses compagnons accablés. Déjà l'ennemi vainqueur succombe à son tour; le vaincu leur échappe : les destins changent de face. La fortune seconde d'abord l'audace du chef. Enivré de carnage il va plein d'ardeur, et les barbares sous ses coups succombent à divers genres de mort. Telle dans les champs d'Hyrcanie une tigresse privée de ses petits, éperdue s'abandonne à sa fureur. Un cavalier les a dérobés et les a arrachés à leur retraite du Caucase ; il les apporte pour les offrir en spectacle aux rois perses, et tout tremblant il presse de son talon armé de l'éperon les flancs de son coursier; comme le tigre, la mère farouche gémit sur le sort de ses tendres petits enfants et vole sur leurs traces, plus prompte que le zéphire. De même Jean avec ardeur se précipite contre les barbares. Il tranche de son épée la tête d'un guerrier, et brandissant son javelot il étend sur le sol un autre barbare ; l'un succombe la poitrine transpercée d'un coup terrible de sa pique ; l'autre contre lequel il dirige ses coups meurt atteint par sa lance frémissante, et l'arme perce à la fois le bouclier, la main et le flanc. Un guerrier en mourant voit sa jambe tranchée d'un coup d'épée ; il tombe mutilé, et vivant encore il gémit à la vue de ses membres détachés du corps. Un autre gît blessé, atteint par la chute de son cheval, et sur lui le coursier est étendu percé de coups. Le sang qui jaillit écume et en coulant se mêle au sable tiède. C'est ainsi que le vaillant guerrier, secondé par la fortune, dans sa brillante ardeur répand fa mort sous mille aspects. Mais il est épuisé, hors d'haleine, et son coursier en sueur refuse d'avancer. L'armée des Maures qui s'approche s'accroît à tout moment ; Comalus, Cerans et le farouche Stontans le poursuivent. Les bordes immenses des barbares l'entourent, et les javelots qui volent de tous côtés devançant l'armée, soulèvent la poussière dans la plaine. Le bouclier d'airain en recevant les traits fait entendre un sourd murmure, et l'ennemi qui redouble ses cris porte l'effroi dans le cœur du guerrier. Le bouclier du héros est couvert de mille traits. Il peut à peine supporter le poids des javelots qui chargent son arme : il succombe sous la masse pesante des traits et résiste avec effort à la foule des ennemis qui surviennent. Il se retire lentement et gagne habilement le rivage de la mer, protégé à droite par les flots, à gauche et par derrière se garantissant dans sa marche à l'aide de son bouclier. A coups de traits il se fraye un chemin au-devant de lui. Tel un lion, sans craindre la troupe lâche des chasseurs qui l'entourent, rugit et ouvrant sa gueule menaçante fait entendre un cri terrible ; il s'excite a la colère ; il est plein d'un ardent courage ; personne n'a le cœur et l'audace de marcher au-devant de lui, mais par des cris, par les javelots qu'ils lancent de loin les chasseurs s'attaquent à leur adversaire. Ainsi le guerrier ardent se retirait serré de près par la foule des barbares, en suivant le rivage sinueux et en évitant les traits à l'aide du bouclier.
Au milieu des sables se trouve une profonde dépression, semblable au lit d'un fleuve, que baigne la mer du côté du rivage et qui vers son extrémité se prolonge par les flots amers. Là les algues et !e limon apportés par le flux et une couche profonde de boue fangeuse forment un mouvant abime. Parvenu en ces lieux, le cheval du guerrier frissonne à la vue des algues noires et tremblant il revient sur ses pas. Alors, soufflant dans ses naseaux, il dresse les oreilles en signe de peur, il se tourne de côté, il écume et à la vue de cet obstacle détourne les yeux, n'osant affronter le danger. Tout en combattant, le magnanime héros était parvenu au terme de son existence et de sa route. L'ennemi en nombre le poursuit à grands cris et jette l'effroi dans son cœur. Alors à coups pressés de l'éperon il frappe son coursier et bat les flancs de l'animal en redoublant ses coups. Le cheval prend son élan et cherche en courant à parcourir ce chemin qu'il ne franchira plus ; il tombe et s'enfonce dans l'abîme qui l'engloutit; son maître disparait avec lui dans ce sol affreux qui s'entrouvre. La fortune par une de ses faveurs l'avait arraché aux mains de l'ennemi, ne voulant pas que le héros désarmé et dans une attitude humiliée suppliât le vainqueur; elle lui donne un tombeau afin que son corps dépouillé ne restât point gisant dans les sables de Libye.
[3] A l'origine, ce chant devait porter le numéro VI.