APPENDICES
I.
— THÈODOSE AUGUSTE A AUSONE SON PÈRE[i],
SALUT.
MON
amour pour toi, et mon admiration pour ton génie et ton savoir qui
sont bien grands, ont fait, mon bien-aimé père ; que j'ai mis de côté
la réserve ordinaire aux autres princes, et que je t'envoie en ami
un billet de ma main, pour te demander, non certes en vertu de mon
droit royal, mais au nom de notre affection privée, de ne pas me dérober
la lecture de tes écrits. Je les ai lus autrefois ; mais, avec le
temps, je les ai oubliés, et je les désire encore, non seulement
pour revoir ceux qui me sont connus, mais encore pour posséder ceux
qui les ont suivis, et que la renommée vante avec éclat. Tu n'hésiteras
donc pas, toi qui m'aimes ; à les tirer pour moi de l'armoire de ta
bibliothèque, imitant ainsi l'exemple des meilleurs écrivains,
dont tu as bien mérité d'être l'égal, et qui soumettaient à
l'envi leurs œuvres à Octavien Auguste, maître de l'empire, en
l'honneur duquel ils créaient beaucoup et sans fin. Je ne sais s'il
les admirait autant que je t'admire ; mais à coup sûr il ne les
aimait pas davantage. Adieu, père.
II.
— ORAISON D'AUSONE, CONSUL, EN VERS RHOPALIQUES[ii].
DIEU,
notre espoir, dispensateur du séjour éternel, si nos veilles, si
nos chastes prières, nous. gagnent ton pardon, que ces vœux te fléchissent,
ô père ; exauce-les. Donne-nous, Christ, dé connaître le modèle
irréprochable : roi bon, qui vivifies les serviteurs de ton culte,
majesté sublime engendrée avec le Père ; donne-nous, par
l'alliance du Paraclet, un triple appui, afin que longtemps se perpétuent
les solennités de notre dévotion. Vers toi s'empressent les fidèles
qui se réunissent pour veiller ; la nuit ramènera une lumière préférable
aux flambeaux, la nuit qui enfante une clarté indubitable aux
croyants, la nuit qui compose les feux pour le travail des astres.
Tu éloignes des festins nos jeûnes religieux, tu promets des biens
toujours croissants à qui chante ta gloire. Donne, maître, donne
aux petits de célébrer le Tout-Puissant. Tes fonts lavent le pécheur
justifié par cette régénération, ils donnent à l'âme l'oubli
des fautes passées, ils donnent à l'agneau purifié de resplendir
comme la neige, aussitôt que l'ablution nouvelle du Jourdain fa
sanctifié, quand par ses mérites il s'est montré digne de cette
onction sainte. La Lumière unie au Verbe est secourable aux pécheurs
; et le Christ, qui commande au tumulte des éléments, apporte
l'onde salutaire d'un baptême sans tache pour effacer les fautes
atténuées des mortels. La croix hâta le terme du supplice de
l'Immaculé, afin que cette mortification renouvelât la vie qu'il
allait perdre. Qui pourra dignement, Seigneur, chanter la suite de
tes louanges, écrasé sous les titres de tant d'œuvres immenses ?
La terre, avec ses accents humains, peut-elle relever l'éclat de
celui dont les voix modulées des anges proclament la gloire ? Tu
ouvres la cour céleste à Étienne précieusement lapidé ; tu
donnes les clefs d'en haut au fondateur de la chaire. Bien plus, tu
réunis aux fidèles assemblés Paul leur ennemi ; il devient le
docteur du peuple, il excite la rage de ceux qui le lapident, et,
comme le larron qui confessa sa faute, il eut sa part du paradis.
Ainsi, je pense, nous attachant aux plus dures épreuves pour nous
éclairer, tu nous permettras, à nous tes derniers serviteurs, de
grandir en savoir aux leçons d'un tel pontife de ta religion.
Raffermis nos sentiments de l'appui de la foi ; fais que je sois
compté au nombre de ceux qui revivront pour te glorifier, quand tu
appelleras les êtres terrestres au partage du ciel, Dieu, notre
espoir, dispensateur du séjour éternel !
III.
— EUCHARISTIQUE DE PAULINUS DE PELLA[iii].
PRÉFACE.
Je
sais que d'illustres hommes, grâce à l'éclat de leurs vertus, et
pour éterniser la dignité de leur gloire, ont écrit eux-mêmes et
transmis à la mémoire l'éphéméride de leurs actions. Éloigné
comme je le suis de l'excellente de leurs mérites, et par
l'insuffisance de mes études, et par la distance des âges, le même
motif ne pouvait m'inspirer la résolution de composer un ouvrage
d'un genre presque pareil ; car je n'ai pas d'actes si éclatants
que j'en puisse tirer la moindre vanité, et je n'ai point assez de
confiance en mon talent pour oser facilement imiter l'œuvre d'un écrivain
quel qu'il soit. Mais, je ne rougis point de le confesser, abattu,
dans le cours d'un si long pèlerinage, par le souvenir de tant de
jours perdus dans le malheur, c'est la miséricorde divine, j'en ai
l'assurance, qui dut m'attirer à la recherche d'une consolation de
ce genre, convenable tout à la fois et à ma vieillesse en paix
avec ma conscience, et à mon dessein religieux ; puisque ainsi,
n'ayant jamais oublié que je dois ma vie entière à Dieu, je
montrerais encore que les actes de toute ma vie ont été voués à
son service, et, en repassant les années que sa grâce m'a départies,
je lui composerais un Eucharistique du récit de mon éphéméride :
car je sais, à n'en pas douter, que c'est par un bienfait de sa miséricorde
envers moi, que les plaisirs temporels accordés au genre humain
n'ont 'pas manqué à mon premier âge, et que, par cet endroit même,
les soins de sa providence m'ont bien servi, puisqu'en m'exerçant
modérément par de continuelles adversités, il m'apprit clairement
que je ne devais pas m'attacher avec trop d'ardeur au bonheur présent
que je savais pouvoir perdre, et ne pas m'effrayer beaucoup des
calamités au sein desquelles ses miséricordes pouvaient venir à
mon aide, ainsi que je l'avais éprouvé.
Du
reste, si mon opuscule tombe un jour aux mains de quelqu'un, en
remarquant d'abord le titre du livre, on verra clairement que cette
humble méditation, que je dédie au Dieu tout-puissant, avait pour
but d'occuper mon loisir plutôt que l'attention des autres, et que
mon désir était, surtout, de faire accepter' de Dieu cette
expression telle quelle de mon hommage, et non de faire parvenir
cette poésie sans culture à la connaissance des savants. Cependant
si, par hasard, un lecteur plus curieux avait, en dehors de ses
affaires, assez de loisir pour chercher à connaître la série des
labeurs de ma vie, je le supplie avec instance, soit qu'il trouve
dans mes actions ou dans mes vers quelque chose, soit qu'il n'y
trouve rien, qu'il puisse approuver, de livrer, sans blâme, à
l'oubli les traits qu'il aura remarqués, plutôt que de les
recommander à l'examen et au souvenir.
EUCHARISTIQUE
A DIEU, D’APRES LE TEXTE DE MON ÉPHÉMÉRIDE.
PRÊT
à raconter les temps écoulés de mes années, à dérouler la
suite des actes de ma vie, de ces jours que j'ai traversés au
milieu des hasards d'une destinée incertaine, je te conjure, Dieu
tout-puissant, de m'assister avec bonté ; inspire mon œuvre, et si
mon dessein t'agrée, seconde-le : accorde une fin utile à mon
livre, une heureuse fin à mes vœux ; que je sois digne, avec ton
aide, de publier tes bienfaits. Car je te dois tout le temps que
j'ai vécu, depuis que j'ai respiré le premier souffle de la lumière
de vie : ballotté souvent par les tempêtes contraires de ce monde
inconstant, j'ai été soutenu par toi jusqu'à la vieillesse. Outre
la douzième semaine qui court de mes années, j'ai vu six brûlants
solstices du soleil d'été, et autant de froids hivers, et cela par
un don de ta grâce, ô Dieu, qui renouvelles le cours des âges écoulés,
en recommençant les révolutions des siècles. Qu'il me soit donc
permis de proclamer tes bienfaits dans les vers que je chante, et
d'exprimer par le langage les grâces que je veux te rendre. Tu les
connais déjà, nous le savons, puisque tu pénètres les replis
fermés du cœur ; mais, s'élançant d'elle-même des muettes
profondeurs de mon âme, ma voix, sa confidente, épanche le torrent
de mes vœux qui débordent.
Tu donnas, dès la mamelle, à mon corps débile la force de
supporter les périls des chemins et des flots. Ainsi, né dans
Pella, cet antique berceau du roi Alexandre, non loin des remparts
de Thessalonicé, aux jours où mon père était chargé des
illustres fonctions de la préfecture, on me transporta vers les régions
d'un autre monde séparé par les mers, et, confié aux bras
tremblants des nourrices, je traversai des montagnes neigeuses, et
des alpes déchirées par les torrents, et les détroits de l'Océan,
et les vagues des abîmes tyrrhéniens, pour arriver enfin aux
murailles de Carthage la Sidonienne ; et la lune alors, en son
retour chaque mois renouvelé, n'avait pas encore, depuis ma
naissance, arrondi neuf fois son globe lumineux. Là, comme je l'ai
su depuis, trois fois six mois s'étant écoulés pendant que mon père
était proconsul, on me reporta encore à travers les mers et les
routes déjà parcourues, et je vis les remparts et les palais célèbres
de la superbe Rome. Mes regards, il est vrai, ne purent distinguer
encore d'une manière sensible ces objets placés sous mes yeux ;
mais je les connus depuis par les relations continuelles de ceux qui
les avaient contemplés alors, et, fidèle au plan de cet ouvrage,
j'ai cru devoir en parer. Enfin arriva le terme de mes longs voyages
: transporté dans la patrie de mes ancêtres, sous le toit de mes pères,
je vins à Burdigala, dans ces murs où la Garonne majestueuse amène
le reflux des ondes de l'Océan, par une porte ouverte aux navires,
enfermant ainsi un vaste port dans, la vaste enceinte de la cité. Là,
pour la première fois, je connus mon aïeul ; il était consul
alors, et je touchais à ma troisième année.
Quand elle fut accomplie, mes faibles membres prirent, de la force,
ma vigueur s'accrut ; mon intelligence apprit à concevoir, à
sentir, et s'habitua bientôt à connaître l'usage des choses. Tout
ce que j'ai pu.... c'est un devoir pour moi de retracer fidèlement
les faits que je distingue encore en ma mémoire. Mais de ces années
de notre enfance, de ces jours que la liberté, les jeux et les
joies de cet âge auraient-ils, ce semble, attirer à leurs séductions,
que rappellerai-je de préférence en y regardant de près, quel
plus digne souvenir oserai-je consigner d'abord dans ce livre dont
je forge les vers, que l'œuvre pieuse de mes parents, que leur zèle
éclairé qui savait m'instruire en mêlant toujours les caresses
aux leçons, que les soins de ces guides habiles qui avaient l'art
de m'inspirer les principes d'une bonne morale, de hâter les progrès
de mon esprit novice ; qui, pour ainsi dire, avec les premiers éléments
de l'alphabet ; m'apprenaient à me bien garder des dix marques spéciales
d'ignorance, non moins qu'à éviter les vices des locutions inusitées
? Depuis longtemps l'usage de ces enseignements s'est perdu par la
corruption du siècle, et pourtant, je l'avoue, le souvenir de cette
antiquité romaine a pour moi plus de charme, et le vieillard préfère
encore son temps d'autrefois.
La durée de mon premier lustre est à peine écoulée, qu'on me
force d'apprendre la doctrine de Socrate, les récits guerriers
d'Homère, et de m'instruire, par la lecture, des voyages d'Ulysse.
Bientôt aussi on m'ordonne de passer aux livres de Virgile : à
peine encore si je commençais à comprendre la langue latine,
accoutumé que j'étais au langage de mes serviteurs grecs, auxquels
la longue habitude de nos jeux communs m'avait attaché. Ce qui fit,
je le confesse, un plus rude travail, pour moi enfant, de l'étude
de ces livres écrits dans une langue inconnue. Cette double
science, qui convient si bien à des natures meilleures, pare d'un
double éclat ceux qui la possèdent ; mais mon intelligence était
trop stérile, je le sens à cette heure, et cette division du
travail épuisa facilement une veine aussi pauvre. C'est ce que,
bien malgré moi, prouve aujourd'hui cette page, peu méditée ; il
est vrai, que je soumets volontairement au lecteur ; mais, j'en ai
l'assurance, elle ne fait honte qu'à moi, et non aux faits dont je
m'efforce de renouer la trame dans cet écrit. Car l'habile
sollicitude de mes chastes parents m'éleva, dès l'enfance, de manière
à n'avoir jamais à craindre pour ma réputation les atteintes de
la médisance. Et quoique cette réputation bien acquise ait obtenu
sa part d'estime, elle m'eût fait briller d'une gloire bien préférable,
si, conformes d'abord à mes vœux, les vœux de mes parents avaient
persisté dans le dessein de me consacrer pour toujours, dès mon
enfance, à ton culte, ô Christ : plus sagement inspirée pour mon
bonheur, leur pieuse sollicitude m'aurait privé des voluptés de la
chair, dont la durée est si fugitive, pour me faire recueillir les
fruits éternels des temps à venir. Mais, puisqu'il me faut croire
que ce qui m'est advenu valait mieux, car tu as prouvé que tu le
voulais ainsi, Dieu tout-puissant, éternel qui gouvernes toutes
choses, et renouvelleras, pour moi pécheur ; les bienfaits de la
vie, je te dois aujourd'hui des actions de grâces d'autant plus
grandes, que je connais mieux la grandeur de mes fautes et de mes
erreurs. Car si mon imprévoyance a commis tant d'actes répréhensibles
ou illicites sur le sentier glissant d'une vie errante, je sais que
ton indulgence pour moi peut me remettre tous ces péchés, depuis
que, réprouvant ma chute, je me suis réfugié sous tes lois ; et
si jamais j'ai pu éviter quelques fautes dont l'accomplissement
aurait aggravé ma culpabilité, c'est encore toi, je le sais, qui
m'accordas cette faveur divine.
Mais je reviens à la suite de mon récit, aux jours écoulés de
cet âge, où, appliqué à l'étude des lettres, j'aimais
volontiers déjà à voir, à sentir s'opérer en moi, au gré de
mes vœux, quelques progrès dans le travail qui m'était imposé,
sous l'aiguillon de mon maître de grec et de latin ; et peut-être
aurais-je aussi profité dignement de ses leçons, si, par une
attaque soudaine, une fièvre aiguë n'eût arrêté les paisibles
efforts de mes études, quand s'achevait à peine la cinquième triétéride
de mon âge. La tendresse de mes parents en fut consternée, car ils
pensèrent qu'il fallait plutôt guérir mon corps malade que
m'instruire d'un docte langage : les médecins conseillèrent, avant
tout, qu'on ne présentât désormais à mon esprit que des
amusements continuels et d'agréables images. Mon père se fit un
devoir de me procurer lui-même ces distractions. Il avait eu grand
soin de renoncer naguère à l'exercice de la chasse, dans la seule
vue de mes études, ne voulant pas ou les troubler en me faisant
partager ses plaisirs, ou jouir seul et sans moi de ces
divertissements. Pour moi il les reprit avec plus d'ardeur, et,
renouvela tous les appareils nécessaires à cet exercice, qui
pouvait me rendre une santé si désirée. Ces passe-temps, qui se
prolongèrent grâce à la longue durée de ma maladie, m'apportèrent
à la fin un continuel dégoût de la lecture, une habitude de
paresse qui me fut bien nuisible après ma guérison ; car l'amour
d'un monde trompeur changea bientôt mes goûts, et l'affection trop
tendre de mes parents céda : c'était assez pour eux de me voir
sauvé et de s'en réjouir. Cette faiblesse accrut encore et
encouragea mon erreur, qui m'entraîna sans peine à suivre
l'ordinaire penchant de fa jeunesse : je voulus un beau cheval, avec
un plus riche harnais, un écuyer de haute taille, un chien agile,
un bel épervier, une balle bondissante et dorée envoyée exprès
de Rome pour servir à mes jeux, un vêtement plus recherché, et
souvent neuf, et parfumé des douces odeurs de l'Arabie : comme en
pleine santé, j'aimais à courir porté toujours sur un coursier
rapide ; et quand je me rappelle aujourd'hui combien de fois j'échappai
à des chutes terribles, je dois croire que je n'en fus préservé
que par la grâce du Christ, et m'affliger de l'avoir ignoré alors.
Cependant les séductions du monde m'assiégeaient de toutes parts.
Je flottais entre elles et les vœux obstinés de mes parents, qui
tendaient à me voir une postérité. Brûlé d'amour, mais un peu
tard déjà pour mon âge, je me jetai dans les voluptés inconnues
des débauches de la jeunesse, dont je pensais en mon enfance
pouvoir un jour me garder sans peine. Toutefois, autant qu'il fut
possible, je comprimai de l'étreinte et du frein d'une sage modération
ces débordements de la luxure, pour ne pas aggraver encore par des
crimes le fardeau de mes fautes : je contins mes désirs, je
m'imposai la loi de ne point attenter de force à la femme ou aux
droits d'un autre, je songeai toujours à respecter la pudeur chérie,
je me gardai de céder aux filles de condition libre qui s'offraient
d'elles-mêmes, et je me contentai d'user des beautés domestiques
qui étaient à mon service. Car j'aimais mieux être coupable d'une
faute que d'un crime, et je craignais d'attirer dommage à ma réputation.
Mais je ne nierai point, dans ce récit de mes actions, qu'un enfant
naquit de mes œuvres en ce temps-là ; je l'ai su, mais je n'ai pu
le voir, parce qu'il mourut aussitôt. Et jamais je n'eus d'autres
fruits de mes amours illégitimes, alors pourtant que les attraits
du libertinage et l'indépendance de la jeunesse pouvaient, par leur
double empire, me nuire plus gravement, si déjà, ô Christ, ta
sollicitude n'eût veillé sur moi.
Telle fut ma vie, depuis l'âge de dix-huit ans environ jusqu'à
l'accomplissement de ma vingtième année. Ce fut alors que, malgré
moi, je le confesse, la pieuse sollicitude de mes parents me força
de renoncer à ces goûts qu'une douce habitude m'avait fait
adopter, et m'engagea dans de nouveaux liens. On me fit épouser une
femme dont la maison tirait plutôt sa magnificence de son antique
noblesse que de ses biens qui ne pouvaient séduire pour un emploi
présent et facile ; car ses affaires embarrassées étaient depuis
longtemps à l'abandon par la négligence de son vieux maître ; qui
n'avait avec lui qu'une petite-fille, laquelle, survivant seule après
la mort de son père, avait pris sa place auprès de l'aïeul, et
prit place ensuite en ma couche. Mais une fois décidé à subir le
fardeau qui m'était imposé, l'ardeur de la jeunesse vint en aide
au zèle qui m'animait : je me contentai de donner quelques jours
seulement aux plaisirs que m'apportait cette alliance ; et je me fis
bientôt une loi, à moi et aux miens, de remplacer, par des travaux
inaccoutumés, une oisiveté funeste, encourageant les plus dociles
par l'exemple de mon activité, et soumettant les plus rebelles par
la rigueur du commandement. Pressant ainsi sans relâche
l'accomplissement de la fâche que j'avais entreprise, je me hâtai
de rendre la culture aux champs régénérés, d'apporter un promut
soulagement aux vignobles épuisés, de les renouveler par les
moyens qui m'étaient connus ; et, ce qui semble particulièrement
amer à plusieurs, le premier et de mon chef j'acquittai
volontairement aux époques marquées les impôts dus au fisc. Je
m'assurai ainsi en peu de temps une tranquillité d'où devait dépendre
plus tard le repos de ma vie privée, ce repos qui fut toujours si
cher à mon cœur, et qui convenait si bien à,mes goûts : car je
n'aspirais qu'à la médiocrité, voisine du bien-être, éloignée
de l'ambition ; je voulais une maison commode avec de larges
appartements disposés en tout temps pour les diverses saisons de
l'année, une table nette et bien garnie, des esclaves jeunes et
nombreux, un mobilier abondant et propre à différents usages, une
argenterie plus précieuse par le travail que par le poids, des
artistes de différents genres, habiles à remplir promptement les
commandes, des écuries pleines de chevaux bien nourris, et des
voitures, pour la promenade, sûres et élégantes. Cependant je
mettais moins de soin à augmenter ces biens que de zèle à les
conserver ; et jamais, pour accroître mes richesses, je n'eus à
l'excès l'envie ou l'ambition des honneurs : je courais plutôt, je
l'avoue, à la recherche du bien-être, mais seulement quand je
pouvais l'acheter à peu de frais et de dépenses, et sans qu'il en
coûtât rien à la pureté de ma réputation ; car je ne voulais
pas souiller mes goûts honnêtes des flétrissures du luxe. Nais
toutes ces délices, tous ces plaisirs si doux à recueillir avaient
moins de pouvoir sur mon âme que la grande affection que je portais
à mes parents : la tendresse qui resserrait nos liens avait sur moi
plus de force et d'empire ; aussi, une partie de l'année, ma présence
était vouée à les servir, et l'inaltérable conformité de nos désirs
nous procurait un mutuel bonheur dont nous partagions les fruits en
commun.
Plût au ciel qu'une vie ainsi employée eût passé moins vite, et
qu'un immense bienfait du Christ en eût prolongé la durée. Si en
même temps aussi l'antique paix s'était maintenue, ma jeunesse
aurait pu de mille sortes profiter encore de la parole et des
conseils de mon père, de ses continuels entretiens et de ses bons
exemples, qui ajoutaient de jour en jour aux progrès de mon éducation.
Mais j'achevais à peine ma trentième année, quand survinrent pour
mon malheur les soucis d'une double infortune : une calamité
publique, un désastre déplorable pour tous, l'invasion de l'ennemi
dans les entrailles de l'empire romain ; et un deuil privé, la mort
de mon père, car les derniers jours de sa vie touchent presque à
l'époque où la paix fut rompue. Mais la ruine de ma maison, dévastée
par l'ennemi, ne fut, malgré toute l'étendue du mal, qu'un léger
dommage, si on la compare à cette immense douleur de la perte d'un
père, qui me faisait chérir tout ensemble et ma patrie et ma
famille. En effet, grâce à cette affection sûre, à ce mutuel échange
de bons offices, nous vivions plus attachés, plus unis, que des
amis rapprochés par un même âge. Aussi, à peine ce compagnon chéri,
ce fidèle conseiller, me fut-il enlevé dans ces premiers temps de
ma jeunesse, qu'il me fallut combattre l'âpre mésintelligence d'un
frère indocile, qui essaya de faire casser, quoique valide, le
testament de notre père : il voulait attaquer les avantages
particuliers stipulés en faveur de notre mère mais je pris alors
d'autant plus de soin de la défendre, que ma cause était plus
juste, et ma pieuse tendresse, qui ne l'était pas moins, soutenait
la pureté de mon zèle.
D'autres adversités devaient ajouter encore à mes tourments. Mes
richesses étalent célèbres : leur funeste renommée se répandit,
et m'exposa, au milieu des séductions flatteuses d'une vaine
ambition, à des désastres mêlés de graves périls. Ces souvenirs
m'affligent encore, et j'aimerais mieux taire ces événements si
anciens déjà et qui dorment dans leur oubli ; mais le besoin de
redire les consolations qu'un don de ta grâce, ô Christ, me fit
connaître en mes malheurs, et les bienfaits que j'ai reçus de toi
dans cette longue série de mes infortunes, m'encourage à parler,
à produire au jour les secrets de mon cœur. C'est grâce à toi,
et l'expérience me l'a prouvé sans peine, qu'un ennemi puissant
m'accorda ces éclatantes faveurs qui m'élevèrent à de nobles et
brillantes dignités, dont je profitai souvent même avant de savoir
que j'en étais possesseur. Mais. combien aussi, en butte à la
malice d'un sort contraire, j'eus à regretter le zèle ambitieux de
mes protecteurs, et ces honneurs mêmes qui me furent évidemment
nuisibles, à moi plus qu'à personne ! car une autre partie du
monde, l'Orient était ma patrie, et dans ces lieux de ma naissance,
je possédais des biens qui passaient pour n'être pas les derniers
du pays : mais les maux qui m'étaient réservés jetèrent la main
sur moi, et me retinrent contre mon gré en prolongeant mon erreur.
Mes projets de départ se formèrent lentement d'abord, combattus
tantôt par le dissentiment de ceux qui m'étaient chers, plus
souvent par un retour en moi de sentiments contraires, chaque fois
que le doute et la crainte des hasards retardaient mes préparatifs
décidés, auxquels le sort s'opposait toujours. D'un autre côté,
mon esprit s'abandonnait au charme de l'habitude du repos, des
loisirs connus du logis, du bien-être particulier à cette demeure,
remplie, hélas ! de trop grandes et de trop flatteuses délices ;
car elle était comblée de tous les biens, malgré la dureté des
temps, et seule elle fut dispensée alors de loger un Goth. Ce qui
pour moi ne tarda pas à produire un résultat funeste ; car, nul n'étant
là pour s'arroger le droit de la défendre, elle fut abandonnée au
pillage et livrée à la foule au ' moment du départ. Or, je sais
que quelques Goths par grande humanité, prirent à cœur de veiller
à la défense de leurs hôtes.
Au malheur de cette déplorable aventure vint se joindre encore une
cause nouvelle de plus graves souffrances. Le tyran Attalus,
cherchant une vaine consolation, me chargea en mon absence d'une
dignité imaginaire, me donnant le titre de comte des Largesses-Privées,
quoiqu'il sût bien que nul revenu ne pouvait fournir à ses
largesses. Déjà lui même il aurait dû cesser d'avoir confiance
en sa royauté : car il n'avait d'autre appui que les Goths, appui
qu'il savait mal fondé, et qui suffisait à sa sûreté du moment ;
mais il ne pouvait par lui-même exercer aucun empire, n'ayant pour
soutenir ses droits ni argent ni soldats à lui. Aussi ce n'est
point à la fortune chancelante de ce tyran que je m'attachai, mais,
je le confesse, à l'espoir de rester en paix avec les Goths ; et
cette paix, consentie et désirée des Goths eux-mêmes, fut obtenue
peu de temps après par d'autres qui l'achetèrent à prix d'or, et
qui n'eurent point à s'en repentir, car il en est plusieurs en
notre république que nous voyons aujourd'hui dans un état
florissant, grâce à la faveur des Goths ; et cependant beaucoup
avaient enduré auparavant toutes les misères dont j'eus une si
grande part, moi qui survis aujourd'hui à la ruine de tous mes
biens et de ma patrie. En effet, le roi Atiulfus (Ataulphe) ayant
donné l'ordre aux Goths de sortir de notre ville, où ils avaient
été reçus en amis, ils nous traitèrent, selon les droits de la
guerre, en peuple conquis, et après avoir cruellement désolé la
ville, ils la brûlèrent. Je m'y trouvais, et, malgré ma qualité
de comte de ce prince ; au pouvoir duquel ils savaient que j'étais
associé ils me dépouillèrent de tous mes biens, ainsi que ma mère
forcée de subir mon sort ; et ils crurent nous faire une grâce,
pouvant nous retenir captifs, que de nous permettre, sans aucun châtiment,
de quitter la ville avec toutes les compagnes et les servantes qui
avaient suivi notre fortune, et dont la pudeur respectée n'eut à
souffrir aucune atteinte. J'avais une crainte plus grave, dont je
fus délivré par un bienfait de la divine providence à laquelle je
dois une reconnaissance éternelle : ma fille, dont j'avais
auparavant uni le sort à celui d'un époux, échappé aussi, en
sortant de sa patrie, au commun désastre.
Cependant je ne touchais pas encore au terme des maux que j'ai
supportés, comme je l'ai dit. Chassé du foyer de mes pères et de
ma maison en cendres, je me trouvai bientôt assiégé par l'ennemi
dans une ville voisine, à Vasates, patrie de mes ancêtres : et là,
plus terribles que l'ennemi qui entourait la ville, les esclaves
soulevés, mêlés à quelques jeunes gens de condition libre égarés
par la rage, s'étaient armés spécialement pour le massacre de la
noblesse ; mais tu détournas, Dieu juste, le danger qui menaçait
des têtes innocentes, et tu 'apaisas la sédition par la mort de
quelques coupables. Un meurtrier avait été désigné pour me
frapper ; tu voulus qu'il périt, et, à mon insu, tu me vengeas par
la main d'un autre ; car tu aimais à renouveler tes bienfaits pour
me rattacher à toi sans cesse, et m'apprendre ainsi que je te
devrais une éternelle reconnaissance. Un péril d'une nature si
imprévue m'épouvanta, je vis que je pouvais être égorgé dans
cette ville, et je conçus, abusé, je l’avoue, par un excès de
crainte, un nouveau projet. J'avais eu pour ami autrefois le roi
d'un de ces peuples qui depuis si longtemps nous tenaient assiégés
: avec sa protection j'espérai pouvoir sortir de la ville,
accompagné de la suite nombreuse de ceux qui m'étaient chers. Un
autre espoir d'ailleurs m'encourageait dans cette entreprise : je
savais que c'était malgré lui, et parce que la nation des Goths
avait eu le pouvoir de l'y contraindre, que ce roi pesait ainsi sur
nos peuples. Impatient de tenter l'aventure, je m'avançai hors de
la ville, et je marchai vers le roi sans obstacle et sans crainte ;
mais j'avais conçu trop de joie, avant d'adresser les premiers mots
à cet ami que je croyais plus disposé à me servir. Quand j'eus
interrogé, autant qu'il fut possible, les secrètes intentions du
guerrier, il me dit qu'il ne pouvait me prêter son appui hors de la
ville, et il me déclara qu'il y aurait même du danger pour lui à
me permettre d'y retourner ainsi à la vue de tous, si lui-même n'était
aussitôt reçu dans ses murs avec-moi ; il savait que la cruauté
des Goths me menaçait encore, et il désirait s'affranchir lui-même
de leur autorité. Je restai stupéfait, je l'avoue ; la condition
qu'il me proposait me fit trembler, et le péril qu'il m'annonçait
accrut l'excès de ma terreur. Mais, avec la miséricorde de Dieu,
qui toujours et partout exauce l'affligé qui l'implore, je repris
bientôt mes sens, et, malgré mon trouble, je résolus d'encourager
avec audace, afin d'en profiter, les intentions de cet ami qui balançait
encore : je le décidai à renoncer à quelques conditions,
difficiles, que la ville, je le savais, aurait refusées, et je le
pressai vivement de saisir l'occasion qui s'offrait, plutôt que
d'attendre, poux le succès de la tentative. II ne tarda guère à
m'approuver : le guerrier me suivit avec précaution ; il voulut
s'entendre aussitôt lui-même avec les magistrats de la ville, et,
pour mener à prompte fin son entreprise, il acheva en une seule
nuit tous ses préparatifs, avec l'aide de Dieu dont la grâce déjà
lui était acquise, afin qu'il pût secourir et nous et son peuple.
De toutes leurs tentes les femmes des Alains se précipitèrent en
foule, accompagnées de leurs maris en armes. La première entre
toutes, l'épouse du roi, est livrée aux Romains comme otage, et
avec elle aussi le fils bien-aimé du roi. Grâce à ce traité de
paix qui est mon ouvrage, je suis rendu à ma famille, et délivré
des Goths, devenus, pour ainsi dire, notre ennemi commun :
l'enceinte extérieure de la ville est palissadée de soldats
alains, qui, une fois les serments échangés de part et d'autre,
sont prêts à combattre pour nous, après nous avoir assiégés
naguère comme ennemis. La ville avait un aspect étrange : de tous
côtés une foule immense de l'un et de l'autre sexe se répand sans
armes sur les remparts ; et au-dessous, en dehors, pressés devant
nos murs, les bataillons des barbares se retranchent derrière des
chariots et des armes. Se voyant ainsi dépouillée d'une partie
assez considérable de ses forces, la troupe des Goths dévastateurs,
campée autour de la ville, craignit aussitôt de ne pouvoir
demeurer là en sûreté : un ennemi intérieur s'était tourné
soudain contre ses propres entrailles ; elle n'osa plus rien tenter
désormais, et prit d'elle-même le parti de s'éloigner au plus
vite. Nos auxiliaires ne tardèrent pas à suivre son exemple : ils
se retirèrent, mais toujours disposés à observer la paix jurée
aux Romains, partout où le sort leur en offrirait l'occasion.
Ainsi, une tentative témérairement commencée par moi s'accomplit
heureusement avec l'aide bienveillante du Seigneur, et Dieu tourna
encore en joie mon erreur, car beaucoup d'autres furent délivrés
du siège en même temps que moi. Tous ces motifs augmentent la
somme d'actions de grâces que je te dois rendre, ô Christ ; et si
mes paroles ne peuvent m'acquitter entièrement, je paye au moins en
partie, et je me reconnais ton débiteur à jamais.
Mais que cela suffise : c'est assez parler de ce que j’ai
fait pendant le long espace de temps où je fus exposé au milieu
des nations barbares. Tant de cruelles épreuves m'inspirèrent de
nouveau le désir d'abandonner à la hâte le séjour de ma patrie
(ce qu'il m’eût été plus utile de faire d'abord), et de fuir à
marches forcées vers les plages lointaines où une grande partie de
mes biens était demeurée intacte. Ma mère avait encore des
revenus épars dans plusieurs villes de la Grèce et de l'Épire
ancienne et nouvelle, où ses terres immenses, engraissées par de
nombreux fermiers, répandues au loin sans être trop divisées,
malgré la dispersion et le délabrement de leurs maîtres, auraient
pu nous fournir d'abondantes ressources. Mais ces vœux tardifs même
ne devaient pas se réaliser. Je ne pus ni retourner vers ces lieux
désirés, ni conserver la moindre portion des biens de mes ancêtres,
grâce aux rapines exercées par un ennemi barbare en vertu du droit
de la guerre, et aux spoliations des Romains, dont la licence,
contraire à toute justice, se déchaîna en divers temps pour accélérer
ma ruine. Et de ces attentats ne peuvent se justifier des noms même
qui me sont chers, ce qui augmente encore la cause de ma douleur :
car à la ruine de mes biens s'ajoute la ruine de mon amour, que je
dois avant tout, je le sais, conserver fidèlement à mes proches
malgré leurs offenses, et que même, à mon sens, c'est un crime de
ne leur pas rendre. Cependant, si je suis sage, je dois me féliciter
encore de cette épreuve, puisqu'il t'a plu de me l'envoyer, ô
Christ ; car tu me préparais ainsi un sort bien préférable à
celui qui me souriait, alors que, plus tranquille, je croyais que ta
faveur secondait mes désirs, alors que ma maison florissait joyeuse
au sein de l'abondance et des délices, au milieu des pompes de la
puissance et des honneurs, environnée d'hommages et forte de la
foule de ses clients : dons fugitifs et périssables, que je
regrette aujourd'hui d'avoir aimés en ce temps-là. Ramené enfin
par la vieillesse à des sentiments meilleurs, je reconnais qu'ils
m'ont été utilement ravis : je n'ai perdu ces richesses terrestres
et fragiles que pour apprendre à rechercher de préférence les
biens éternellement durables. Je l'appris tard, il est vrai ; mais
jamais il n'est trop tard pour toi, ô mon Dieu, qui, durant sans
fin, ne sais pas imposer de fin à ta miséricorde, qui seul sais
venir en aide à ceux qui ignorent, qui préviens souvent les vœux
de ceux qui prient, et nous ménages des biens qui passent nos
souhaits. Quand la prière douteuse se partage entre plusieurs désirs,
tu repousses les demandes excessives, mais tu prépares de plus
convenables dons à ceux qui savent préférer tes dons à leurs vœux.
Car....[iv]
tu as prouvé combien tu me connais-sais mieux que moi-même, en
trahissant mon envie, au moment où, mon audace passant mes forces,
ta prévoyance veilla de loin sur moi, et arrêta mon essor qui
tendait trop haut, alors que j'aspirais à vivre selon les règles
et la perfection des moines. Ma maison était pleine de chères
affections, qui semblaient : m'inviter à leur conserver l'objet
accoutumé de leur sollicitude, des fils, une mère, une belle-mère,
une épouse, et la troupe assez nombreuse des femmes de leur suite,
que ni la raison, ni la tendresse, ni la religion, ne permettaient
d'exposer avec moi sur une terre étrangère. Mais ta main
puissante, ta vertu providentielle et divine, détermina toute ma
conduite dans le conseil des saints, qui me persuadèrent de suivre
l'ancien usage, lequel, une fois apporté par la tradition des ancêtres,
s'observe encore aujourd'hui et se maintient dans notre église. Je
confessai donc.... Je m'appliquai à vivre selon l'étroite lot que
je m'étais proposée : sans pouvoir peut-être expier mes fautes
par une digne pénitence, je n'oubliai cependant pas d'observer la
droiture et la foi ; j'appris les voies qui mènent à l'erreur par
des dogmes dépravés, One je réprouve et que je répudie
aujourd'hui que je les vois associés à d'autres vices. Après
avoir ainsi vécu l'espace de cinq triétérides, quand le temps
marqué ramena les solennités de la Pâque, je me présentai, Dieu
Christ, à tes sacrés autels, et, grâce à ta miséricorde, j'eus
la joie de recevoir tes sacrements, trente-huit ans avant cette année
où j'écris.
J'avais conservé jusqu'alors, avec toute sa suite, ma maison que
quinze ans auparavant je n'avais pu quitter, ainsi que je l'ai prouvé,
et je ne pouvais cependant continuer à la garder dans le même état,
errant comme je l'étais et avec un revenu bien réduit déjà.
J'avais toujours à recouvrer des biens dont j'ai décrit plus haut,
je me le rappelle, l'importance et la situation ; mais à, ce voyage
d'un intérêt commun s'opposait l'inflexible résistance de ma
femme, qui refusait, par un excès de crainte, de traverser les
mers, et je ne pensai pas qu'il me fût permis de l'entraîner malgré
elle, non plus que d'emmener ses enfants et de la laisser seule.
Ainsi frustré de l'espoir d'un sort meilleur et du repos que
j'aurais goûté au sein de mes domaines, après tant d'infortunes,
me voilà désormais condamné à subir dans un exil perpétuel la
changeante fortune des temps, perdant l'une après l'autre toutes
mes affections, ma belle-mère d'abord, ma mère ensuite, puis ma
femme, qui, après avoir contrarié mes justes vœux de ses craintes
importunes, m'affligea plus encore en mourant ; puisqu'elle me
quittait alors qu'elle eût pu être surtout utile à ma vieillesse,
et que son attachement eût rendu à ma vie des consolations qui lui
manquèrent bientôt. Car mes fils s'éloignèrent de moi, non pas
en même temps et pour suivre une carrière semblable ; mais ils brûlaient
d'un égal amour de l'indépendance, et ils espéraient pouvoir la
rencontrer plutôt à Burdigala, malgré la compagnie des Goths qui
habitaient ces murs. Bien qu'attristé de cette résolution qu'ils
avaient prise contre mon gré, je trouvai cependant une compensation
à ma douleur dans l'idée que leur présence en cette ville
servirait utilement les intérêts de leur père absent. En effet,
les revenus, quels qu'ils fussent, des biens que j'y possédais, ils
les touchèrent peu à peu et les partagèrent volontairement avec
moi. Mais bientôt un de ces jeunes fils, qui était déjà prêtre,
me fut enlevé par une mort soudaine, et sa perte me laissa un amer
chagrin. Tous mes biens, ma dernière ressource, me furent arrachés
ensuite, unique proie de nombreux ravisseurs. Bien plus, celui-là même
qui semblait rester encore pour ma consolation, et qui passait sa
vie entre les amitiés et les colères d'un roi, victime à la fois
d'un hasard et d'un acte funeste, eut le sort de son frère, et me
laissa presque dénué de tout secours.
Ainsi dépouillé de l'espoir de tous les soulagements que je
croyais pouvoir attendre encore de mes enfants, et comprenant bien
tard que c'est à toi plutôt qu'il faut demander ce que nous désirons,
Dieu bienfaisant, à 'qui revient la souveraine puissance, je résolus
enfin dans ma pauvreté de m'établir à Massilia. Je retrouvais
dans cette ville, où plusieurs saints hommes m'étaient chers,
quelques débris de mon patrimoine, mais d'un faible revenu ; et je
ne pouvais fonder grand espoir sur ces nouvelles ressources. Je
n'avais point un champ pourvu de fermiers à moi, ni de ces
vignobles qui seuls fournissent à 'cette cité les moyens d'acheter
ailleurs toutes les nécessités de la vie ; mais seulement une
maison en ville, avec un jardin à côté, et, pour refuge en ma
vieillesse, un tout petit champ, où ne manquaient ni la vigne, ni
les fruits, mais où manquait la terre. Il y en avait si peu en état
d'être cultivée, que t'eût été du travail perdu ; c'est ce qui
m'inspira l'idée d'étendre les soins de la culture aux parties
abandonnées de ce champ si rogné qu'il contenait à peine quatre
arpents, et d'asseoir ma maison au sommet et au bord d'un rocher, de
peur de paraître retrancher le moindre espace du terrain. Mais les
besoins de la vie exigeaient des dépenses auxquelles, en prenant
d'autres terres à ferme, j'espérai suffire, tant que ma maison
demeura remplie d'esclaves plus nombreux, tant qu'un âge meilleur
me prêta plus de forces. Mais quand l'instabilité des choses,
condition générale des temps, eut altéré de nouveau ma fortune
et ma santé tout ensemble, alors, je l'avoue, le vieillard peu à
peu fut vaincu par les soucis et les années : exilé, pauvre, isolé,
facile à tourner vers des projets nouveaux, après avoir balancé
beaucoup entre divers motifs, je me déterminai à reprendre le
chemin de Burdigala. Toutefois ma résolution ne fut suivie d'aucun
effet, quand pourtant mes besoins étaient d'accord avec mes vœux
pour la seconder. Mais ce fut ta providence, autant que je puis
croire, qui le voulut ainsi, pour me fortifier dans la foi, il m'est
permis de le penser, ô Christ, et pour qu'une longue expérience
m'apprît peu à peu tout ce que je pouvais obtenir de ta grâce ;
puisque alors même que tant de pertes avaient épuisé mes revenus,
une apparence de maison me restait encore, et que je voyais mes
ressources se renouveler sans cesse, par un don de ta prévoyance.
Et pour un tel sort, je sais que je te dois, ô mon Dieu, une
reconnaissance sans bornes ; mais pour moi-même, je ne sais si je
puis me féliciter sans rougir. Car en ce moment encore, où j'ai
pour mon usage une apparence de maison à moi, content de céder à
mes enfants enrichis tout ce qui peut paraître aujourd'hui même
m'appartenir, je me laisse subsister aux dépens d'autrui. Mais
notre foi me console : elle nous enseigne que nous n'avons rien qui
nous soit propre, et que nous pouvons croire que le bien d'autrui
est à nous, comme il est sûr que nous devons à autrui une part du
nôtre. Cependant tu ne me laissas pas longtemps chanceler au milieu
des incertitudes d'un tel genre de vie, ô mon Dieu ; tu daignas
m'offrir un prompt soulagement, car tu avais pris l'habitude de
raviver sans cesse de tes doux remèdes notre vieillesse épuisée
en divers temps par différentes maladies. C'est ainsi que
maintenant encore tu m'as donné de rajeunir au bonheur : tu m'avais
prouvé que je ne pouvais plus espérer désormais aucun fruit de
mon patrimoine ; tous les biens que j'avais pu posséder à Massilia
s'étaient amoindris de jour en jour, et la propriété même m'en
avait été ravie en vertu des dures conditions où je les avais
engagés, quand tu me suscitas du milieu des Goths un acquéreur
inconnu : désirant acheter un petit champ qui m'avait autrefois
appartenu, il m'en transmit volontairement le prix ; ce n'était pas
la juste va-leur du champ, mais c'était, je l'avoue, tout ce que je
souhaitais de recevoir. Grâce à cet argent, je pouvais relever les
vieux débris de ma fortune écroulée, et en même temps épargner
de nouveaux affronts à mon honneur chéri.
Rendu à la joie par ce don signalé de ta munificence, voici que je
te dois, Dieu tout-puissant, de nouvelles actions de grâces qui dépassent
presque les autres, et mettent le comble aux premières. Cette page
tout entière contient le témoignage écrit de ma reconnaissance ;
et bien que son étendue, après avoir parcouru de trop vastes
espaces, demande enfin un terme, ma dévotion infinie ne voudrait
point la clore, afin de te rendre au complet les hommages qui te
sont dus, ô Christ : car le seul bien que j'estime, le seul que je
sache digne d'attache, le seul que je désire de tout mon cœur acquérir
encore, c'est de pouvoir en tous lieux et toujours, en tout temps et
partout, te glorifier dans mes paroles, et ne point t'oublier dans
mon silence. C'est pourquoi, Dieu très bon, puisque je me dois à
toi tout entier, et, avec moi, tout ce qui vient de moi, cet ouvrage
que par toi j'ai commencé, ô mon Dieu, c'est aussi par toi que je
le termine, et après t'avoir si souvent imploré avec
recueillement, je t'adresse à présent de plus ferventes prières
encore : car, dans cette vie, où se traîne aujourd'hui ma
vieillesse, je reconnais que la mort même n'est pas ce qu'il y a de
plus à craindre, et je ne saurais discerner sans peine ce que je
puis désirer de préférence, ignorant de quel côté déjà penche
ton jugement. Donne-moi, je t'en conjure, une âme intrépide contre
toutes les douleurs ; prête à ma constance l'appui de ta vertu, et
puisque j'ai consacré depuis longtemps ma vie aux lois que tu m'as
faites, puisque je m'efforce de mériter le salut promis, que la
condition de la vieillesse, en me rapprochant du terme, n'augmente
pas en moi la terreur de la mort qui menace tous les âges, et que
les traverses d'une vie incertaine ne troublent plus mon âme défiante
de la crainte des divers écueils que je puis éviter, j'en ai
l'assurance, ô mon Dieu, si tu es mon guide. Mais quel que soit le
sort réservé à mes derniers ;jours, que l'espoir de te
contempler, ô Christ, en adoucisse les rigueurs, et que tous les
doutes de la peur se dissipent devant cette ferme confiance : tant
que je vivrai dans ce corps mortel, être à toi, à qui sont toutes
choses ; et, tombé en poussière, revivre dans une partie
quelconque de ton corps.
IV.
— LES EMPEREURS VALENS, GRATIEN ET VALENTINIEN, AUGUSTES
A
ANTONIUS, PRÉFET DU PRÉTOIR DES GAULES[v]
PAR
tout le diocèse commis à ta magnificence, dans les cités les plus
peuplées, qui brillent et excellent par la célébrité des précepteurs,
les meilleurs présideront à l'instruction de la jeunesse : nous
parlons des rhéteurs et des grammairiens, pour l'enseignement des
lettres grecques et romaines. Les orateurs recevront du fisc, pour
émoluments, vingt-quatre annones : au grammairien latin ou grec
seront accordées douze annones, somme un peu moindre selon l'usage.
Chacune des villes qui portent le nom de 9nétropoles, aura le droit
de choisir ses nobles professeurs ; néanmoins nous ne jugeons pas
à propos de laisser à chaque cité la liberté de payer, suivant
son gré, ses docteurs et ses maîtres. Quant à l'illustre cité
des Treveri, nous avons pensé qu'il lui fallait départir quelques
avantages de plus : au rhéteur sont accordées trente annones,
vingt au grammairien latin, et douze au grec, si on peut en trouver
un capable. — Donné le 10 des calendes de juin, sous le cinquième
consulat de Valens, et le premier de Valentinien, Augustes (23 mai
376).
V.
— ÉPIGRAMME DE CITERIUS SIDONIUS, DE SYRACUSE, SUR TROIS BERGERS[vi].
ALMO,
Théon, Thyrsis, sont nés au pied du mont Pélore, de pères différents,
Laurentin, Lacon, Sabin ; connus, le Sabin pour sa vigne, le Lacon
pour ses sillons, le Laurentin pour ses porcs. Thyrsis mène les
brebis, Théon les veaux, Almo les chèvres. Almo est enfant, Théon
pubère, Thyrsis adolescent. Almo fait résonner le roseau, Thyrsis
le chalumeau, Théon ses lèvres. Nais aime Thyrsis, Glaucé Almo,
Nisa Théon. Nisa donne des roses, Glaucé des violettes, Nais donne
des lis.
VI.
— AGRÉTIUS[vii]. SUR L'ORTHOGRAPHE, LA
PROPRIÉTÉ ET LA DIFFÉRENCE DES MOTS.
AU
SEIGNEUR EUCHERIUS, ÉVÊQUE, AGRÉTIUS.
Tu
m'as envoyé le livre de Caper sur l'orthographe : c'est agir
conformément à ton but et à ton caractère ; toi qui veux nous
corriger dans les actes de cette vie, tu désires nous amender aussi
dans l'étude des lettres. Ainsi, selon toi, rien de ce qui est en
nous ne doit échapper à tes corrections : tout notre être,
jusqu'en ses moindres détails, est l'objet de tés inquiètes
recherches et de ton examen. De la manière de vivre tu passes à la
manière d'écrire, de l'esprit à la main, du cœur aux
articulations des doigts. C'est là être vraiment le prêtre suprême
de Dieu, qui vous a confié les hommes, que de les nourrir ainsi,
comme vous le dites, selon l'esprit, et de les instruire selon la
lettre. A ce livre de Caper, sur l'orthographe, la propriété et la
différence des mots, j'ai fait quelques additions que je te soumets
: non qu'un homme d'un si grand savoir ait oublié quelque chose,
lui dont tant d'œuvres littéraires surtout ont fait la gloire, lui
le premier des commentateurs de Cicéron ; mais il a négligé comme
faciles des choses que nous trouvons difficiles : j'ai cru qu'elles
pourraient paraître douteuses à plusieurs, après avoir été si
souvent obscures pour moi. Je t'envoie donc cet ouvrage, qui va te
donner bien du mal, forcé que tu es de corriger celui-là même qui
a pris sur lui de corriger les autres. La bonté divine nous donnera
la grâce, à nous qui voulons observer ce que tu prescris, de
pouvoir aussi conserver tes écrits. Adieu, souviens-toi de nous, de
ma gloire et mon appui.
Agrœtius,
quand on l'écrit en latin, doit s'écrire par une diphthongue, et
non, comme quelques-uns le pensent, par un y, Agrytius.
Triceni
se dit de trois cents hommes, Trigeni de trente.
Accersit,
celui qui invite ; Arcessit, celui qui accuse. Ainsi dans Cicéron
: « Nos capitis arcessere. »
Ecquando
est un adverbe interrogatif, quand on fait un reproche ou une
question ; Etquando, quand on parle simplement.
On
dit Ecce pour montrer, En pour faire un reproche. Cicéron
: « En cui tuos liberos tute committas ! » En s'emploie
aussi dans un mouvement de colère excité par la douleur, ou dans
la stupeur causée par l'étonnement ou la réflexion.
Acervus
désigne un monceau ; Acerbus, ce qui n'est pas mûr ; Asper
signis, ce qui est remarquable.
Abitus,
sans aspiration, signifie le départ ; Habitus se dit du vêtement
et du maintien du corps.
Comme
Primus désigne le premier entre plusieurs, et Prior
entre deux ; ainsi Postremus, le dernier de plusieurs, et Posterior,
de deux. Alter se dit de deux seulement, Alius de
plusieurs.
Vœ
est une interjection de douleur ; Ve est une conjonction
subjonctive.
Prœmium
s'écrit avec la diphthongue, Pretium et Precatus sans
œ. Car les anciens ont voulu qu'on prononçât et qu'on écrivît
avec la diphthongue et avec une certaine dignité les mots qui
exprimaient une chose plus importante.
Precari,
c'est prier ; Imprecari, maudire ; Deprecari,
s'excuser et se justifier. Virgile : « Equidem
merui, nec deprecor. » Cicéron : « Quid
faciet Hortensius ? Avaritiæne crimina frugalitatis laudibus
deprecabitur ? »
Nubo
fait nupsit, Scribo, scripsit : le b
doit se mettre devant une voyelle, et le p devant une
consonne.
Fides
se dit de la fidélité ; Fidis, d'une corde.
Disertus
se dit d'un orateur ; Desertus, d'un homme à l'abandon.
Delator
est celui qui dépose pour accuser ; Dilator, celui qui diffère
pour traîner en longueur. Martial (Spect., IV) :
« Traducta est Gyaris, nec cepit arena
nocentes,
Et delator, habet, quod dedit, exsilium. »
Deluit,
il lave ; Diluit, il délaye. Tite-Live, racontant la mort de
Mithridate : « Quod quum diluisset.
»
Adversum
te s'entend d'un adversaire ; Adversus te, d'un émule.
Deduco
se dit pour faire cortége à un ami ; Diduco signifie je
divise.
Derectum
est ce qui va tout droit ; Directum ce qui est dirigé sur
les côtés.
Partem
est un substantif ; Partim, un adverbe.
Fastus,
orgueil, fait au génitif pluriel fastuum ; Fastus,
livres, fait fastorum.
Exspectatur,
celui qui doit venir ; Spectatur, celui qui est vu, ou mis à
l'épreuve.
On
écrit Apparet de celui qui est vu, Adparet de celui
qui obéit ; non pour se conformer à la règle, mais pour permettre
de distinguer le sens.
Hercules,
Achilles, Verres ; s'écrivent au nominatif par un e,
au génitif par un i, ainsi que tous les noms de même sorte.
On
dit Fuerimus au prétérit passé du subjonctif, et il est
bref ; Fuerimus au futur du même mode, et il est long.
Quum
diceres est le verbe actif au subjonctif ; Diceris est le
passif à l'indicatif.
Miramur
des travaux ; Admiramur des vertus.
Labium
est la lèvre supérieure ; Labrum, la lèvre inférieure.
Rostrum
ne s'entend que de ce qui est crochu.
On
dit Exercitus par le travail, Exercitatus par l'étude.
Nous
disons Minores en parlant des choses comme des hommes. Car
nous disons très bien Minores de ce qui est acheté ou estimé
à un moindre prix, comme Pluris de ce qui est taxé à une
plus forte somme.
Nous
écrivons Plures pour exprimer un grand nombre, Plures
est un degré de comparaison. Cicéron : « Unus
plures prædonum duces cepit P. Servilius, quam ceteri. »
Multi
désigne le positif, Plurimi le superlatif.
Nous
écrivons Cepit quand on prend, Cœpit quand on
commence.
Nous
disons Uterque de deux personnes distinctes ; Utrique,
de deux personnes réunies, ou de plusieurs placées de part et
d'autre. Uterque vint ; Utrique vinrent. Cicéron «
Jubeo promi utrosque, binos habebam. »
Les
vases de Delphes sont toujours par paires, comparia ; c'est
pour cela que Cicéron disait : « Scyphorum
paria complura. »
On
écrit Quœritur s'il s'agit d'une recherche, et Queritur
de celui qui pleure. Ainsi, Quœstus en matière de gain et Questus
dans les larmes.
Poculum,
c'est le vase ; Potio, c'est le breuvage. Cicéron : « Accepto
poculo subito in media potione exclamavit. »
Nous
devons dire Dimidiatum calicem bibi, et non Dimidium ;
car on ne boit pas le vase, mais ce qui est dans le vase.
Olim,
Quondam et Aliquando s'emploient avec les trois temps
du passé, du présent et du futur. On en trouve de nombreux
exemples. Donnons-en du présent, qui sont les plus rares. Virgile :
« Tumidis quod fluctibus olim
Tunditur. »
Le même :
« Quondam etiam victis redit in præcordia
virtus. »
Cicéron : « Expergiseimini
aliquando et capessite rempublicam. »
Conscribere,
c'est écrire beaucoup à la fois ; Exscribere, c'est copier
ce qui est écrit ailleurs ; Transcribere, c'est transférer
notre droit à autrui ; Inscribere se dit d'une action qu'on
intente ou d'une accusation ; Adscribere, c'est rédiger une
assignation ; Describere, c'est dépeindre par l'arrangement
du discours.
Exstruere,
c'est élever une construction ; on dit Instruere une armée,
ou une action en justice ; Adstruere, c'est affirmer ; Construere,
bâtir avec ou auprès ; Substruere, bâtir au-dessous d'un
objet superposé.
Nous
devons dire Memini me facere, et non Memini me fecisse
; car memini est un prétérit qui rappelle au présent une
chose déjà faite. Et si vous dites Memini me fecisse, vous
mettez deux prétérits ensemble. Cicéron : « Memini Pamphilum
Lilybetanum mihi narrare solitum. » Le même, plus bas : «
Respondi Metello ut debui, etiam illud memini me dicere. » Térence
:
« Ego, illam vidi virginem, forma bona
Memini videre. »
Virgile :
« Cantando
solitum memini me condere soles....
Memini (fama est obseurior annis)
Auruncos ita ferre senes. »
Et ainsi dans beaucoup d'autres endroits. On ne trouve même pas
dans les grands auteurs Memini autrement employé sans qu'on
y joigne esse ou quelque mot pareil qui lui rende le temps présent
; excepté pourtant dans le passage suivant, qui tient du prodige :
« Namque sub Œbaliæ memini me turribus
altis
Corycium vidisse senem. »
Mais c'est une licence imposée au poète par la nécessité de la
mesure.
Nous
devons dire Instar illius rei et non Ad instar.
On
demande quelquefois pourquoi la lettre s est placée parmi
les liquides, quand pourtant elle semble presque à elle seule faire
une syllabe, ce qui a fait dire qu'elle avait à elle une certaine
valeur propre, au lieu que les autres liquides sont tellement écrasées
dans le concours des lettres et des mots, qu'elles semblent presque
mortes. En voici la raison. Dans le Latium, où le latin a pris
naissance, un des peuples les plus grands et les plus puissants dans
la culture des beaux-arts, les Toscans, par la nature même de leur
langue, emploient rarement la lettre s : c'est pour cela
qu'on en a fait une liquide.
Arbor
se dit de toute espèce de bois ; Arbos, de l'arbre fruitier
seulement.
Hora
désigne les heures du jour, Ora les frontières.
Pignera
s'applique aux choses ; Pignora, aux enfants et aux
affections de famille.
Columbœ
sont les colombes qui peuvent s'apprivoiser et s'accoutumer à nos
maisons ; Palumbes, les colombes sauvages, qui habitent les
arbres, les forêts, les rochers.
Rubor
est une couleur, Robur est une vertu, Robor est un
arbre.
Veniunt,
ceux qui vendent ; Veneunt, ceux qui sont vendus.
Consuescimus
se prend en bonne part ; Insuescimus, en mauvaise ; Assuescimus,
dans les deux sens.
Contingunt
se dit des biens ; Accidunt, des maux ; Eveniunt, des
uns et des autres.
Fungi,
c'est faire ; Defungi, parfaire.
Adolescere,
c'est croître ; Inolescere, croître avec ; Exolescere,
décroître.
Avence,
le germe stérile, Habenæ, les rênes des chevaux, viennent,
l'un du pouvoir de posséder (habendi), l'autre de l'envie (aviditate)
de recueillir.
Nous
disons Deunx pour dix onces ; Diunx, pour onze.
Dignitas
est la beauté de la forme dans les hommes. Cicéron, pour Célius :
« Quis non possit huit ætati, atque
dignitati, etiamsi sine suspicione, at non sine argumento maledicere
? » Honestus se dit des femmes. Térence,
parlant de son Eunuque vieux et laid :
« Illumne, obsecro,
Inbonestnm hominem, senem, mulierem ? »
Formositas,
c'est la beauté pour les amoureux. Virgile :
« Formosum pastor Corydou ardebat
Alexim. »
Ipse,
pronom, exprime la noblesse ; Isle, l'abjection. Térence
dans l'Andrienne :
« Id isti vituperant factum. »
Donum
est le présent qu'on donne ; Munus, celui qu'on reçoit :
l'un vient de do, l'autre de munio ou moneo.
Nous
disons Has manas des mains d'un homme, Hanc manum
d'une poignée d'hommes.
Coarguere,
c'est contenir ou réprimer ; Arguere, c'est montrer et découvrir.
Virgile :
« Degeneres animos timor arguit. »
De
là le mot argumenta pour désigner tout ce qui démontre la
cause d'un effet quelconque.
Il
y a des mots que j'appellerais des mots communs, parce qu'ils ont
une double signification toute contraire. Ainsi :
Vector
se dit de celui qui porte et de celui qui est porté ;
Hospes,
de celui qui reçoit et de celui qui est reçu ;
Sacer,
d'un objet vénérable et d'un objet exécrable. Virgile : « Auri
sacra fames. »
Ultus,
de celui qui est vengé et de celui qui est puni.
Gratia
s'emploie en bonne et en mauvaise part. Ainsi nous disons : « Amicitiarum
et beneficii gratia, » tout comme Salluste : « Opprobrii
gratia. » Cicéron : « Religionis ac
supplicii gratia, colenda et servanda tradiderat. » Et Térence :
« Qui referam sacrilego illi gratiam ? »
Le
mot Suffragia désigne l'acte par lequel le peuple honore ou
condamne. Cicéron, sur la Préfecture de la ville : « Istum
vis illa populi suffragiis eximere poterit. »
Donamus,
ce que nous donnons et celui à qui nous donnons.
Adficimur,
les honneurs et des injures que nous recevons.
Elevamus,
ce que nous élevons en l'air, et ce que, nous allégeons, ce que
nous rendons plus léger.
Subducimus,
ce que nous retirons en arrière, et ce que nous présentons en face
à la guerre. Salluste, Catilina : « Optimum
quemque in primant aciem subduxit. »
Me
tui pudet se dit et par celui qui rougit de l'action d'un autre
et par celui qui rougit de la sienne propre. Térence, A Delphes
(acte IV, sc. 6, v. 49), a mis cette phrase dans la bouche
d'Eschinus, quand il rougit de n'avoir pas tout avoué d'abord à
son père.
Supremus,
Summus et Ultimus désignent les extrémités supérieure
et inférieure.
Altum
s'entend également du haut et du bas.
Procul
signifie loin et près, comme :
« Clypeo est excussa sagitta, proculque
Egregium Anthorem latus inter et ilia fixit. »
Damnatus
est celui qui est engagé et celui qui est dégagé Virgile :
« Quem damnet Tabor, »
c'est-à-dire celui que son courage peut délivrer ou rend
vainqueur. Car jamais Virgile ne plaçait une même chose dans deux
balances, surtout quand il intercalait la conjonction disjonctive aut.
Il dit dans un autre endroit : « Damnabis
tu quoque votis. » Il avait parlé ailleurs de ceux qui
étaient engagés par leurs vœux ; de même il parle ici de ceux
qui en seront dégagés. Ainsi dans le droit on dit : « Damnas
esto legamen, » c'est-à-dire Paye, et acquitte le
legs, car, de toute manière, il faut t'acquitter, quand bien même
la chose d'autrui aurait été léguée.
In,
préposition, s'emploie avec les deux cas. Quand elle passe dans la
composition des mots, elle a aussi un double sens. Elle désigne
alors, ou assez on peu, ou une perfection ou une imperfection, comme
dans Impotens et Infractus.
Latere
veut, dire être caché ou paraître de loin. Virgile :
« Et scuta latentia condunt ; »
Et :
« Quod torva solum sub fronte latebat. »
Nous
appelons Horridum ce qui est rebutant ; Horrendum, ce
qui est merveilleux. Virgile : « Oculos
horrenda in virgine fixos. »
Advocatur,
celui qui doit défendre une cause ; Invocatur, celui qui
doit prêter secours ; Evocatur, celui qui doit rendre
hommage.
Illuvies
se dit des ordures ; Ingluvies, du ventre : l'un vient de non
lavare, ne pas laver ; l'autre de inglutire, avaler
gloutonnement.
Torres,
c'est un bâton brûlé par le bout ; Torrens, la chute de
l'eau sur des pentes rapides.
Commonemus
s'applique au passé ; Admonemus, au présent ; Prœmonemus,
à l'avenir.
Ne
a plusieurs significations : Ne, long, est un adverbe
prohibitif, comme : « Ne quære doceri. » Ne,
bref, est une conjonction disjonctive, comme : « Hominesne
feræne. » Ne, long, est une conjonction
causative, comme : « Ne tenues pluviæ
; » et « Ne subeant herbæ. »
On
dit Temeritas, quand on agit sans réflexion ; Audacia,
après réflexion.
Velocitas
se dit des pieds et du temps ; Celeritas, de l'esprit et des
actions.
Gaudium,
de l'âme ; Lœtitia et Exsultatio, des membres et du
langage.
Ulcus
est la plaie qui vient d'elle-même ; Vulnus, celle qui est
faite par autrui.
Nous
disons Vivus de celui qui doit vivre ; Vivens, de
celui qui mourra.
Nascitur,
ce qui tombe de l'utérus ; Enascitur, de qui surgit de la
terre ou de l'eau.
On
dit d'un homme, Abducitur à une action déshonnête ; Perducitur
vers l'étude ; Deducitur aux honneurs.
Eluxit,
il a quitté le deuil ; Illuxit, la lumière a paru.
Nunciatur,
c'est la nouvelle qui vient de loin ; Denunciatur s'applique
au présent ; Adnunciatur, à l'avenir ; Renunciatur
exprime qu'on se dédit ou qu'on répudie. Cicéron : « Renunciata
est tota conditio. »
Deportare,
c'est déposer ; Adportare, apporter ; Comportare,
transporter dans un même lieu ; Exportare, emporter.
Temperantia
se dit des esprits ; Temperatio, des choses ; Temperies,
de l'air.
Quand
on dit qu'une chose se trouve Passim, on désigne une chose
corporelle ; Affatim, une chose incorporelle : car l'un vient
de la démarche (passus) ; l'autre du langage (affatus).
Lepus
est un animal ; Lepor, l'agrément du plaisir : car nous
appelons lepidum ce qui est agréable. Lepos est le
charme de l'élocution.
Recipimus,
quand on nous prie d'accepter ; Suscipimus, quand nous
acceptons volontairement ; Aspicimus, quand nous regardons en
l'air ; Conspicimus, en face ; Respicimus, en arrière
; Inspicimus, en dedans.
Prœterea
se dit du passé. Salluste : « Nunquam
Hispanos præterea tale facinus fecisse. » Et du futur :
« Præterea aut supplex aris. »
Eo
est un verbe, à la première personne : Eo, is, it.
Eo est aussi un adverbe de lieu, comme quand on dit : « Eo
redactus sum. » Eho est un adverbe interrogatif. Térence
: « Eho ! Parmeno mi, nostin' ? »
Eho est aussi une interjection, pour ordonner ou pour
exhorter. Térence : « Eho ! puer,
curre ad Bacchidem. »
Heu
est une interjection qui exprime la douleur ; Eu exprime la
louange. Térence : « Eu ! Phormio. »
Le même : « Eu ! noster, laudo. »
Heus,
adverbe, pour appeler, Heu, pour répondre.
Limen
s'applique aux maisons ; Lines, aux contrées.
Arundo,
c'est le roseau, ainsi appelé du mot ariditas ; Harundo,
c'est la flèche faite avec le roseau.
Hirundo,
c'est l'oiseau qui fait son nid aux poutres des maisons ; Hirudo,
c'est la sangsue.
Spirare,
c'est vivre ; Exspirare, mourir.
Pertinacia,
c'est une mauvaise obstination ; Perseverantia, c'est une
constance louable.
On
dit Consequimur, de l'étude ; Obsequimur, du respect
; Persequimur, de l'outrage ; Prosequimur, de l'ordre
à suivre ; Assequimur, d'un vœu.
Nihil
est un adverbe ; Nihili, un substantif. Car on dit d'un homme
nul que c'est un homme de rien (nihili).
Genus
désigne la famille ; Gens, le pays.
Lætamur
de notre propre bonheur, Gratulamur du bonheur d'un ami ;
comme si on disait gratificans lœtitia. Cicéron : « Neque
tam istius hominis perditi subita lætitia, quam hujus hominis
amplissimi nova gratulatio, divitiis eum commovebat. »
Herbidus
se dit d'un lieu où il y a de l'herbe, quand même il serait
ordinairement aride ; Herbosus, du lieu où l'herbe pousse
facilement, quoiqu'il soit quelquefois aride. Ainsi on dit Aquatica
d'une potion où on verse de l'eau ; Aquosus, au contraire,
du lieu qui fournit de l'eau. De même nous appellerons Neraca
la potion, et Merosus le vin lui-même.
Il
faut écrire Attollit, Aggerat, et non Adtollit,
Adgerat. Car, dans la composition des mots, la préposition ad
qui gouverne l'accusatif, s'altère au commencement des mots si elle
est suivie d'une muette. Mais elle demeure entière, quand elle est
suivie d'une demi voyelle, comme dans Adfacit, Adripit.
En voici la raison. Les voyelles sont les reines des mots, les maîtresses
lettres, et elles font naturellement. comme toutes les puissances
sur la terre : elles protègent ce qui leur est soumis ou allié ;
elles écrasent ce qui fait rivalité ou résistance. Or, de même
que souvent, quand elles se rencontrent, elles se brisent et font élision
; ainsi elles conservent les consonnes qui leur sont confiées. Il
faut donc que les demi voyelles, imitant leur vertu, protégent les
muettes, leurs voisines.
On
demande quelquefois quelle différence il y a entre Super et Supra,
Subter et Subtus. Super, c'est ce qui domine, Supra,
ce qui tient quelque chose sous sa loi. De même, Subter est
ce qui est écrasé et foulé par quelque objet supérieur ; Subtus,
ce qui est si bas qu'on n'y peut atteindre.
Nous
appelons Sinus la cavité des plis extérieurs d'un vêtement
; Gremium, l'intérieur secret d'un vêtement fermé. Virgile :
« Pandentemque sinus, et tota veste
vocantem
Cæruleum in gremium. »
On
dit Gremium (de ingressus) par antiphrase, comme pour
d'autres semblables : ainsi on appelle Adytum, Penum
et Penetrale, ce qu'on ne peut que rarement ouvrir et pénétrer.
Largitas
exprime l'humanité ; Largitio, ambition.
Crassari
s'entend du corps et de l'embonpoint ; Grassari, de l'esprit
et de la cruauté.
Album
ne se dit que de l'action de la nature ; Candidum se dit
souvent des efforts de l'homme, car on l'applique quelquefois au
corps et à l'âme. Ainsi on dira bien albi capilli, des
cheveux blancs, et caro candida, une chair blanche.
Nous
disons Muliebris de ce qui est fait par des femmes ; et Mulierarius
de ce qui est organisé par des femmes et exécuté par des hommes.
Juventus
désigne les jeunes gens en général ; Juventas, l'âge d'un
seul homme ; Juventa, la déesse de la jeunesse, qui, selon
les Grecs et les poètes, est fille de Junon et femme d'Hercule, et
qui donna son nom au mois de juin, comme nous le lisons dans les
livres des Fastes.
Nous
appelons Deliction une faute ; Delectus une élection
militaire, ou de toute autre réunion d'hommes ; car diligi
exprime l'affection ; deligi, l'action de juger.
Il
y a quelque différence entre Commodatus et Mutuo datus.
Commodamus à un ami, suivant le temps, un animal, un
esclave, un habit, toute chose enfin qu'on nous rendra la même ; et
Mutuo damus de l'argent, du blé, du vin, et autres choses
semblables qui, pour nous être rendues, ne peuvent plus être
celles que nous avons prêtées.
On
dit Ligat quand il s'agit d'un lien ; Legat, d'un
testament.
Loqui
se dit de l'homme qui parle ; Obloqui, de celui qui
contredit, comme objicit, opponit ; Alloqui, de
celui qui conseille, qui exhorte, qui ordonne ; Eloqui, de
l'orateur.
Nous
disons Percussus en parlant du corps ; Perculsus en
parlant de l'esprit. Cicéron, sur les Signes : « Tanquam
illa ipsa face perculsus esset. »
Efferunt,
ceux qui emportent, et ceux qui relèvent quelqu’un par l'éloge.
Cicéron : « Nimium hæc illi fortasse efferant. »
Discrimen
s'entend et d'un péril et d'une épreuve.
Indigenæ
se dit des hommes ; Indigetes, des dieux ; Indigetes
se dit aussi de ceux dont on a fait des dieux.
Circumpedes
s'applique aux hommages des esclaves ; Antepedes, à ceux des
amis. Juvénal :
« Togati
Antepedes. »
Insita
arbor, c'est l'arbre qu'on a fendu pour y introduire un germe étranger
: Adsita, celui qui est assez vigoureux pour qu'on lui en
donne un autre à soutenir. Horace : « Qua
populus adsita surgit. » désignant le peuplier marié
à la vigne.
Fremor,
c'est le grondement de l'homme ; Fremitus, celui de la bête.
Flavus,
c'est ce qui est roue, comme « flava Ceres » ; Furvus,
ce qui est noir. Horace : « Quam
pane furvœ regna Proserpinæ. » Fulvus, ce qui
est noir, rouge, sauvage et superbe, comme « fulvus leo, » et «
fulva aquila, » et « fulvum aurum. » Virgile, dans ce vers,
« Fulva pugnas de nube tuentem »,
décrit une nuée qui avait quelque chose du feu céleste et des ténèbres
de la douleur, un reflet de la colère d'Énée, de la tristesse de
Turnus. Fulvus s'applique très bien à l'or ; car une teinte
un peu foncée s'ajoute à l'éclat dont il brille.
Postulatur
ce qu'on demande poliment ; Poscitur ce qu'on réclame avec
violence. Cicéron, dans le discours sur les Blés : «
Incipiunt postulare, poscere, minari. »
Alvus
se dit du ventre de l'homme ; Uterus, de celui de la femme ; Venter
s'emploie pour les deux sexes.
Nous
disons Supplicia des tortures, et des prières aux dieux.
VII.
— REPOSIANUS (ou plutôt NEPOTIANUS)[viii].
LES AMOURS DE MARS ET DE VÉNUS,
APPRENEZ
qu'il ne faut jamais croire à la sécurité dans les amours. Vénus
elle-même, qui commande à la flamme, à l'ardente milice, qui
pouvait aimer sans crainte sous la garde de Cupidon, qui enseigne la
ruse et protège les larcins des amours, Vénus ne put trouver pour
elle un réduit assuré. Dur et méchant enfant, cruel par le crime
de ta mère, tu promènes partout tes triomphes, Amour, et nulle
conquête ne peut t'assouvir. Puisque tu te ris de Jupiter, que tu
forces toujours de détourner ses foudres, prouve-lui aujourd'hui,
à ta gloire, que tes flèches ont des feux plus puissants. Enlace,
enfant, Vénus et Mars dans les anneaux d'une même chaîne ; que
Mavors amoureux porte la marque de l'esclavage ; qu'il soit chargé
de liens et captif à son tour, ce guerrier redouté ; qu'il traîne
ton char, et que, dompté par l'amour, il fléchisse son cou
farouche sous ton joug de roses. Après le carnage, après la
guerre, le puissant Gradivus soupire, soldat novice, en ton camp ;
lui devant. qui tout tremble, il tremble devant toi, et suit la chaîne
qui le mène au plaisir. Allez, Muses que j'implore ; pendant que
Mars, pendant que la caressante Cythérée, exhalent de leur, sein
de nombreux soupirs, pendant que leurs lèvres enlacées confondent
leur haleine, préparez dans des vers harmonieux ces chaînes de
Vulcain, qui doivent emprisonner Mars, sans blesser au milieu des
plaisirs les bras de Vénus que meurtrirait presque un lieu de
roses. Car on dit que la déesse de Paphos, aimée de Vulcain et de
Mars, fut surprise en adultère et trahie par Phébus, et que son époux,
usant de ses justes droits, la chargea de chaînes. Elle porta aux
mains de dures étreintes, elle subit les liens de fer de son époux.
Quelle vive douleur pour elle ! Est-ce l'Amour qui lui donna du
courage ? Cruel Vulcain, pourquoi ce travail ? Pourquoi forger dans
les feux des Cyclopes des fers à Vénus ? Il faut à ses mains des
chaînes de roses et ne les attache pas toi-même ; laisse Cupidon
l'enlacer avec adresse ; il ne lui déchirera pas le bras des durs nœuds
de tes étreintes.
Il y avait un bois cher à Mars, où se plaisait la déesse depuis
la perte d'Adonis : star asile pour l'adultère, si Phébus ne l'eût
pas éclairé, il était digne de l'amour de Cypris, digne des
hommages de Byblos et de la protection des Grâces. Dans ce bois ne
s'élèvent pas de vils herbages, mais des fleurs dont la pourpre se
nuance à la blancheur des lis. La terre prodigue au bois sa parure
; ici la vigne étend son ombrage ; plus loin le laurier, puis le
myrte : et les lauriers ont là des beautés nouvelles ; car, parmi
leur feuillage, le lis penche sa tige odorante : là aussi la rose
et la violette, et tout l'éclat des fleurs ; là, parmi les
violettes, le tendre hyacinthe à la riante chevelure. Aimable séjour,
riche de tant de dons ! Et pourtant ni l'or ni la pourpre ne brille
en ces bocages : partout des lits de fleurs, retenus par des
guirlandes de fleurs, et jonchés d'une litière de fleurs.
L'opulente nature est en travail pour les plaisirs de Vénus. Là,
de limpides fontaines se couvrent de roseaux, non de roseaux
vulgaires, mais de ceux dont l'enfant Cupidon façonne ses flèches
cruelles. C'était, je crois, le seul bois réservé par la déesse
de Paphos à ses amours : c'est là que d'ordinaire elle attend
Mars. Où sont les Grâces ? où sont les Charites ? Pourquoi, cruel
enfant, ne point enlacer les bandelettes ? Toi, fais-lui un lit de
roses : toi, prépare les guirlandes, et rattache gracieusement sa
chevelure avec des nœuds de roses. Toi, cueille la fleur purpurine,
respire-la longtemps pour en savourer le parfum, et que ta douce
main.... la plonge dans ton sein ; mais, de peur que la rose
empourprée ne te blesse de son épine, effeuille-la avant de la
presser sur ta tendre gorge. Tels sont les divertissements qui
conviennent aux Nymphes dans le bois de Vénus. Protégez contre
toute atteinte les amours de la déesse ; entrelacez prudemment de
liens serrés les rameaux épais, pour que Titan ne puisse percer le
feuillage de l'éclat de ses rayons.
Ainsi dans ces bocages, pendant que Mars livre d'horribles
batailles, et frappe cruellement les peuples d'épouvante, Vénus se
divertit, mêlée aux tendres filles de Byblos. Tantôt elle
rappelle en ses chants les divers~amours des dieux ; tantôt, en
s'accompagnant de la voix, elle balance son beau corps avec grâce,
elle entremêle vivement ses pas, elle pose ou soulève son pied
tour à tour ; puis, mollement soutenue sur son jarret qui plie,
elle s'assied. Souvent aussi elle attache de belles fleurs dans les
tresses de sa chevelure, ou pare d'un peigne divin ses cheveux
parfumés d'ambroisie. Pendant que la douce Vénus cherche ainsi, en
variant ses jeux et ses plaisirs, à soulager son amour qui languit
dans l'attente, pendant qu'elle pleure, parce que les voluptés
qu'elle aime tardent à venir, voici le dieu de retour après la
guerre ; après les combats, voici le farouche vainqueur vaincu par
l'amour. Pourquoi porter ces armes de fer ? Pour ne point effrayer
Cypris, il faut te couronner de roses. Ah ! que de fois la déesse,
affectant un courroux menteur, accusa du regard son tardif amant !
Souvent aussi en pleurant elle le menaça d'un faible coup de son
bouquet ; ou pour mieux séduire encore le guerrier qu'elle embrase,
elle s'approche, suspendant un baiser à ses tendres lèvres ; elle
ne se livre pas tout entière, elle ménage ses caresses et mesure
son amour. Mars subjugué dépose ou de ses mains laisse glisser sa
lance : elle tombe ; un myrte la retient suspendue à ses branches.
Emporte ce glaive, enfant ; toi, Grâce, dégrafe ce casque : que
l'une d'entre vous détache ces nœuds, qu'une autre brise ces
courroies de fer ! Débarrassez, filles de Byblos, la poitrine
endurcie de Mars du poids de la cuirasse, prenez son bouclier et ses
javelots ; il ne doit aujourd'hui toucher que des violettes. Réjouis-toi,
Cupidon, ta seule puissance a dompté le dieu terrible. Pour
javelots il veut des fleurs, pour boucliers des guirlandes de myrte,
et une rose au lieu du glaive qui pourrait te nuire et qu'avec
raison tu redoutes. Mars s'était dirigé vers le lit, et pesant
durement de toute sa lourdeur sur les roses, il en flétrit toute la
fraîcheur. La belle Vénus marchait avec précaution, marquant à
peine la trace de ses pas, craignant de blesser ses tendres pieds
aux aiguillons des fleurs : tantôt elle renoue sa chevelure qui se
détacherait sous les baisers ; tantôt, laissant flotter sa robe,
elle en relève les plis à peine : elle ne veut ni se cacher tout
entière, ni mettre à nu tout son amour. Lui, du milieu des fleurs
qui le couvrent pour voiler ses larcins, contemple Vénus d'un œil
avide, et tout entier s'enflamme et frissonne. La déesse s'étend
sur la Bouche. Saint Cupidon ! quelles douces paroles, quels tendres
mots ils murmurent ! Que de baisers s'échangent et s'attachent à
leurs lèvres ! Que leurs membres s'enlacent bien dans ces chaudes'
étreintes ! Mars presse de sa main droite la poitrine de Vénus,
lui passe autour du cou son bras, gauche, et de peur que son poids
ne la blesse, ramasse au-dessous d'elle les lis blancs et les
feuilles de roses. Souvent, d'un léger mouvement de sa cuisse, la déesse
a réveillé dans son amant les flammes qu'elle seule allume. Enfin
la fatigue abat les membres de Mars, qui s'abandonne aux langueurs
du repos, mais tout l'amour, toute la flamme du dieu ne l'ont point
quitté : du fond de sa poitrine, des soupirs s'échappent pendant
son sommeil, et ses poumons haletants soufflent Vénus et tous ses
feux. Vénus elle-même est embrasée de poisons brûlants dont
l'ardeur -la dévore, et son sommeil n'est pas moins agité. Quel
doux repos pourtant ! Qu'elle est belle ainsi, avec ses membres nus
abattus par le sommeil ! Soutenu sur ses bras de neige, son cou
brille d'un pur éclat, de sa poitrine qui se gonfle deux boutons étincellent.
A demi renversé, son corps s'incline mollement sur le côté ; et
les cuisses repliées, l'œil tourné vers Mars, elle s'est endormie
gracieuse et décente. A l'entrée du bois, Cupidon, maître des
armes de Mars, après les avoir examinées l'une après l'autre,
attache d'un lien de fleurs la cuirasse, le bouclier, le glaive, le
casque et son aigrette menaçante : puis il lève la lance, il la pèse,
et s'étonne que ses flèches aient eu tant de puissance.
Déjà Phébus avait envahi de ses rayons la moitié de l'univers ;
déjà, dans les espaces élevés qu'il embrase, il partageait également
les heures du jour, et retenait ses coursiers enflammés. Lumière
jalouse, hélas ! qui découvre les amants ! Pourquoi, Phébus,
trahir par tes clartés les amours de Vénus ? Interdits devant un
tel juge, Mars, Amour et Vénus tremblent à la vue de tes rayons
qui se glissent à travers les branches ; ils ne peuvent nier leur
crime dont u es témoin. Phébus, qui laissait aller ses rênes,
aperçoit Mars aspirant sur le sein de Vénus tous les feux de
l'amour. Ô trompeuse sécurité des choses ! les dieux eux-mêmes
ne peuvent goûter des plaisirs tranquilles. Qui ne compterait,
quand Cypris aime, et avec un tel garant, sur un amour sans trouble
? Si nous avons l'exemple d'une divinité prise en défaut, que peut
espérer le mortel pour ses amours ! Où porter nos vœux, quels
dieux implorer, pour être en sûreté dans l'adultère ? Cypris
aime, et n'aime point sans danger ! Phébus retient ses rênes, et
tournant, je crois, tous ses rayons vers le bois, il prononce ce peu
de mots : « Lance à présent tes traits, Cupidon ! à présent,
divine Vénus, que te voilà vaincue par les flèches de ton fils,
tu me consoles : sous ton joug j'ai aimé sans crainte ; nos amours
sont la fable du monde, mais ne sont point un crime. » Il dit, et
irrite Vulcain de ces amères paroles : « Dis-moi où peut être la
pudique Cythérée, mari sans défiance ; elle M'appelle en
pleurant, elle te réserve son chaste amour. Cherche-moi aussi Mars,
à qui tu as naguère forgé des armes ; ou si par hasard tu ignores
les vices effrontés de ta Vénus... » Il dit, et illumine le bois
des flots de sa lumière ; il verse tous ses feux pour dévoiler le
crime. Le dieu du feu demeure stupéfait à la vue d'un tel outrage
: presque immobile de torpeur, il maîtrise à peine sa douleur et
sa colère ; ses lèvres frémissent, il pousse du fond de sa
poitrine des sanglots lamentables ; il exhale en courroux des
soupirs étouffés. Il court dans sa fureur aux antres de l'Etna. A
ses ordres, tous les bras s'empressent ; la douleur seconde les
efforts de l'art. Quels prompts serviteurs que l'art, la divinité,
la flamme, l'hymen, la rage et la douleur ! A peine, en donnant ses
ordres, il en avait expliqué le motif, que déjà l'époux
emportait des chaînes pour sa vengeance. Il s'approche du bois sans
être vu de l'Amour ni des Grâces toutes ses colères sont protégées
par la ruse. Alors, à coups légers et suspendus, il rive des fers
aux mains des coupables ; il enlace les bras robustes aux tendres
bras. Mars et la belle Cythérée s'éveillent. Mars pourrait briser
ces solides entraves, mais son amour le retient, il blesserait les
bras de Vénus. Et toi, alors, tu te cachais sous le casque et parmi
les armes ; tu tremblais, Cupidon cruel ! Debout, l'œil menaçant,
Mavors s'indigne d'être surpris en adultère. Mais la déesse de
Paphos ne s'abaisse point à déplorer la découverte de sa faute ;
elle songe à la vengeance : après avoir, roulé plusieurs projets
en son esprit, elle comprend que, pour punir Phébus, il faut qu'il
aime ; et, sans attendre, elle prépare déjà ses piéges, elle
embellit les cornes du taureau qui doit rendre Pasiphaé coupable,
et venger Cupidon son complice.
VIII.
— DINAMIUS LE GRAMMAIRIEN dit à son disciple[ix]
:
Ô
quelle condition déplorable et fortement maudissable ! Dieu
nous appelle au ciel, et le diable nous plonge dans l'enfer. Nous
suivons le ravisseur, nous laissons passer le rédempteur : celui
qui nous aima, nous le baissons ; et celui qui nous asservit, nous
l'aimons : nous chérissons plus celui qui nous a réduits en
esclavage que celui qui nous a rendus à la liberté. Aie toujours
cette pensée devant les yeux : que ni la foule des amis, ni la
multitude des serviteurs, ni les monceaux d'or et d'argent, ni l'éclat
des pierres précieuses, ni l'abondance de la vendange, ni le poids
des moissons, ni le nombre des olives, ni l'agréable étendue des
prairies, ne peuvent apporter du secours à l'âme qui s'échappe du
corps ; mais que, plus on a aimé, plus on pleure, et, ne pouvant
porter aucun remède, on se meurtrit du poing les bras et la
poitrine, ce qui pourtant n'est d'aucun soulagement à celui qui est
enfermé dans le sépulcre. C'est pourquoi il faut chérir notre ami
véritable, dont partout, avant comme après la mort, l'appui nous
accompagne, et qui pour cela s'appelle notre rédempteur, car il
nous a rachetés de la captivité du diable ; notre sauveur, car il
nous a délivrés de nos péchés ; notre aide, car il nous assiste
à propos dans les tribulations ; notre protecteur, car sa
protection nous conserve invulnérables au milieu de nos ennemis ;
notre refuge, car il nous ouvre l'accès des tabernacles éternels.
le jeux des sept sages action de grâce pour le
consulat