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ŒUVRES D'AUSONE

 

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

 

APPENDICES

 

le jeux des sept sages      action de grâce pour le consulat  

 

 


 

APPENDICES

I. — THÈODOSE AUGUSTE A AUSONE SON PÈRE[i], SALUT.

MON amour pour toi, et mon admiration pour ton génie et ton savoir qui sont bien grands, ont fait, mon bien-aimé père ; que j'ai mis de côté la réserve ordinaire aux autres princes, et que je t'envoie en ami un billet de ma main, pour te demander, non certes en vertu de mon droit royal, mais au nom de notre affection privée, de ne pas me dérober la lecture de tes écrits. Je les ai lus autrefois ; mais, avec le temps, je les ai oubliés, et je les désire encore, non seulement pour revoir ceux qui me sont connus, mais encore pour posséder ceux qui les ont suivis, et que la renommée vante avec éclat. Tu n'hésiteras donc pas, toi qui m'aimes ; à les tirer pour moi de l'armoire de ta bibliothèque, imitant ainsi l'exemple des meilleurs écrivains, dont tu as bien mérité d'être l'égal, et qui soumettaient à l'envi leurs œuvres à Octavien Auguste, maître de l'empire, en l'honneur duquel ils créaient beaucoup et sans fin. Je ne sais s'il les admirait autant que je t'admire ; mais à coup sûr il ne les aimait pas davantage. Adieu, père.

II. — ORAISON D'AUSONE, CONSUL, EN VERS RHOPALIQUES[ii].

DIEU, notre espoir, dispensateur du séjour éternel, si nos veilles, si nos chastes prières, nous. gagnent ton pardon, que ces vœux te fléchissent, ô père ; exauce-les. Donne-nous, Christ, dé connaître le modèle irréprochable : roi bon, qui vivifies les serviteurs de ton culte, majesté sublime engendrée avec le Père ; donne-nous, par l'alliance du Paraclet, un triple appui, afin que longtemps se perpétuent les solennités de notre dévotion. Vers toi s'empressent les fidèles qui se réunissent pour veiller ; la nuit ramènera une lumière préférable aux flambeaux, la nuit qui enfante une clarté indubitable aux croyants, la nuit qui compose les feux pour le travail des astres. Tu éloignes des festins nos jeûnes religieux, tu promets des biens toujours croissants à qui chante ta gloire. Donne, maître, donne aux petits de célébrer le Tout-Puissant. Tes fonts lavent le pécheur justifié par cette régénération, ils donnent à l'âme l'oubli des fautes passées, ils donnent à l'agneau purifié de resplendir comme la neige, aussitôt que l'ablution nouvelle du Jourdain fa sanctifié, quand par ses mérites il s'est montré digne de cette onction sainte. La Lumière unie au Verbe est secourable aux pécheurs ; et le Christ, qui commande au tumulte des éléments, apporte l'onde salutaire d'un baptême sans tache pour effacer les fautes atténuées des mortels. La croix hâta le terme du supplice de l'Immaculé, afin que cette mortification renouvelât la vie qu'il allait perdre. Qui pourra dignement, Seigneur, chanter la suite de tes louanges, écrasé sous les titres de tant d'œuvres immenses ? La terre, avec ses accents humains, peut-elle relever l'éclat de celui dont les voix modulées des anges proclament la gloire ? Tu ouvres la cour céleste à Étienne précieusement lapidé ; tu donnes les clefs d'en haut au fondateur de la chaire. Bien plus, tu réunis aux fidèles assemblés Paul leur ennemi ; il devient le docteur du peuple, il excite la rage de ceux qui le lapident, et, comme le larron qui confessa sa faute, il eut sa part du paradis. Ainsi, je pense, nous attachant aux plus dures épreuves pour nous éclairer, tu nous permettras, à nous tes derniers serviteurs, de grandir en savoir aux leçons d'un tel pontife de ta religion. Raffermis nos sentiments de l'appui de la foi ; fais que je sois compté au nombre de ceux qui revivront pour te glorifier, quand tu appelleras les êtres terrestres au partage du ciel, Dieu, notre espoir, dispensateur du séjour éternel !

III. — EUCHARISTIQUE DE PAULINUS DE PELLA[iii].

PRÉFACE.

Je sais que d'illustres hommes, grâce à l'éclat de leurs vertus, et pour éterniser la dignité de leur gloire, ont écrit eux-mêmes et transmis à la mémoire l'éphéméride de leurs actions. Éloigné comme je le suis de l'excellente de leurs mérites, et par l'insuffisance de mes études, et par la distance des âges, le même motif ne pouvait m'inspirer la résolution de composer un ouvrage d'un genre presque pareil ; car je n'ai pas d'actes si éclatants que j'en puisse tirer la moindre vanité, et je n'ai point assez de confiance en mon talent pour oser facilement imiter l'œuvre d'un écrivain quel qu'il soit. Mais, je ne rougis point de le confesser, abattu, dans le cours d'un si long pèlerinage, par le souvenir de tant de jours perdus dans le malheur, c'est la miséricorde divine, j'en ai l'assurance, qui dut m'attirer à la recherche d'une consolation de ce genre, convenable tout à la fois et à ma vieillesse en paix avec ma conscience, et à mon dessein religieux ; puisque ainsi, n'ayant jamais oublié que je dois ma vie entière à Dieu, je montrerais encore que les actes de toute ma vie ont été voués à son service, et, en repassant les années que sa grâce m'a départies, je lui composerais un Eucharistique du récit de mon éphéméride : car je sais, à n'en pas douter, que c'est par un bienfait de sa miséricorde envers moi, que les plaisirs temporels accordés au genre humain n'ont 'pas manqué à mon premier âge, et que, par cet endroit même, les soins de sa providence m'ont bien servi, puisqu'en m'exerçant modérément par de continuelles adversités, il m'apprit clairement que je ne devais pas m'attacher avec trop d'ardeur au bonheur présent que je savais pouvoir perdre, et ne pas m'effrayer beaucoup des calamités au sein desquelles ses miséricordes pouvaient venir à mon aide, ainsi que je l'avais éprouvé.

Du reste, si mon opuscule tombe un jour aux mains de quelqu'un, en remarquant d'abord le titre du livre, on verra clairement que cette humble méditation, que je dédie au Dieu tout-puissant, avait pour but d'occuper mon loisir plutôt que l'attention des autres, et que mon désir était, surtout, de faire accepter' de Dieu cette expression telle quelle de mon hommage, et non de faire parvenir cette poésie sans culture à la connaissance des savants. Cependant si, par hasard, un lecteur plus curieux avait, en dehors de ses affaires, assez de loisir pour chercher à connaître la série des labeurs de ma vie, je le supplie avec instance, soit qu'il trouve dans mes actions ou dans mes vers quelque chose, soit qu'il n'y trouve rien, qu'il puisse approuver, de livrer, sans blâme, à l'oubli les traits qu'il aura remarqués, plutôt que de les recommander à l'examen et au souvenir.

EUCHARISTIQUE A DIEU, D’APRES LE TEXTE DE MON ÉPHÉMÉRIDE.

PRÊT à raconter les temps écoulés de mes années, à dérouler la suite des actes de ma vie, de ces jours que j'ai traversés au milieu des hasards d'une destinée incertaine, je te conjure, Dieu tout-puissant, de m'assister avec bonté ; inspire mon œuvre, et si mon dessein t'agrée, seconde-le : accorde une fin utile à mon livre, une heureuse fin à mes vœux ; que je sois digne, avec ton aide, de publier tes bienfaits. Car je te dois tout le temps que j'ai vécu, depuis que j'ai respiré le premier souffle de la lumière de vie : ballotté souvent par les tempêtes contraires de ce monde inconstant, j'ai été soutenu par toi jusqu'à la vieillesse. Outre la douzième semaine qui court de mes années, j'ai vu six brûlants solstices du soleil d'été, et autant de froids hivers, et cela par un don de ta grâce, ô Dieu, qui renouvelles le cours des âges écoulés, en recommençant les révolutions des siècles. Qu'il me soit donc permis de proclamer tes bienfaits dans les vers que je chante, et d'exprimer par le langage les grâces que je veux te rendre. Tu les connais déjà, nous le savons, puisque tu pénètres les replis fermés du cœur ; mais, s'élançant d'elle-même des muettes profondeurs de mon âme, ma voix, sa confidente, épanche le torrent de mes vœux qui débordent.
Tu donnas, dès la mamelle, à mon corps débile la force de supporter les périls des chemins et des flots. Ainsi, né dans Pella, cet antique berceau du roi Alexandre, non loin des remparts de Thessalonicé, aux jours où mon père était chargé des illustres fonctions de la préfecture, on me transporta vers les régions d'un autre monde séparé par les mers, et, confié aux bras tremblants des nourrices, je traversai des montagnes neigeuses, et des alpes déchirées par les torrents, et les détroits de l'Océan, et les vagues des abîmes tyrrhéniens, pour arriver enfin aux murailles de Carthage la Sidonienne ; et la lune alors, en son retour chaque mois renouvelé, n'avait pas encore, depuis ma naissance, arrondi neuf fois son globe lumineux. Là, comme je l'ai su depuis, trois fois six mois s'étant écoulés pendant que mon père était proconsul, on me reporta encore à travers les mers et les routes déjà parcourues, et je vis les remparts et les palais célèbres de la superbe Rome. Mes regards, il est vrai, ne purent distinguer encore d'une manière sensible ces objets placés sous mes yeux ; mais je les connus depuis par les relations continuelles de ceux qui les avaient contemplés alors, et, fidèle au plan de cet ouvrage, j'ai cru devoir en parer. Enfin arriva le terme de mes longs voyages : transporté dans la patrie de mes ancêtres, sous le toit de mes pères, je vins à Burdigala, dans ces murs où la Garonne majestueuse amène le reflux des ondes de l'Océan, par une porte ouverte aux navires, enfermant ainsi un vaste port dans, la vaste enceinte de la cité. Là, pour la première fois, je connus mon aïeul ; il était consul alors, et je touchais à ma troisième année.
Quand elle fut accomplie, mes faibles membres prirent, de la force, ma vigueur s'accrut ; mon intelligence apprit à concevoir, à sentir, et s'habitua bientôt à connaître l'usage des choses. Tout ce que j'ai pu.... c'est un devoir pour moi de retracer fidèlement les faits que je distingue encore en ma mémoire. Mais de ces années de notre enfance, de ces jours que la liberté, les jeux et les joies de cet âge auraient-ils, ce semble, attirer à leurs séductions, que rappellerai-je de préférence en y regardant de près, quel plus digne souvenir oserai-je consigner d'abord dans ce livre dont je forge les vers, que l'œuvre pieuse de mes parents, que leur zèle éclairé qui savait m'instruire en mêlant toujours les caresses aux leçons, que les soins de ces guides habiles qui avaient l'art de m'inspirer les principes d'une bonne morale, de hâter les progrès de mon esprit novice ; qui, pour ainsi dire, avec les premiers éléments de l'alphabet ; m'apprenaient à me bien garder des dix marques spéciales d'ignorance, non moins qu'à éviter les vices des locutions inusitées ? Depuis longtemps l'usage de ces enseignements s'est perdu par la corruption du siècle, et pourtant, je l'avoue, le souvenir de cette antiquité romaine a pour moi plus de charme, et le vieillard préfère encore son temps d'autrefois.
La durée de mon premier lustre est à peine écoulée, qu'on me force d'apprendre la doctrine de Socrate, les récits guerriers d'Homère, et de m'instruire, par la lecture, des voyages d'Ulysse. Bientôt aussi on m'ordonne de passer aux livres de Virgile : à peine encore si je commençais à comprendre la langue latine, accoutumé que j'étais au langage de mes serviteurs grecs, auxquels la longue habitude de nos jeux communs m'avait attaché. Ce qui fit, je le confesse, un plus rude travail, pour moi enfant, de l'étude de ces livres écrits dans une langue inconnue. Cette double science, qui convient si bien à des natures meilleures, pare d'un double éclat ceux qui la possèdent ; mais mon intelligence était trop stérile, je le sens à cette heure, et cette division du travail épuisa facilement une veine aussi pauvre. C'est ce que, bien malgré moi, prouve aujourd'hui cette page, peu méditée ; il est vrai, que je soumets volontairement au lecteur ; mais, j'en ai l'assurance, elle ne fait honte qu'à moi, et non aux faits dont je m'efforce de renouer la trame dans cet écrit. Car l'habile sollicitude de mes chastes parents m'éleva, dès l'enfance, de manière à n'avoir jamais à craindre pour ma réputation les atteintes de la médisance. Et quoique cette réputation bien acquise ait obtenu sa part d'estime, elle m'eût fait briller d'une gloire bien préférable, si, conformes d'abord à mes vœux, les vœux de mes parents avaient persisté dans le dessein de me consacrer pour toujours, dès mon enfance, à ton culte, ô Christ : plus sagement inspirée pour mon bonheur, leur pieuse sollicitude m'aurait privé des voluptés de la chair, dont la durée est si fugitive, pour me faire recueillir les fruits éternels des temps à venir. Mais, puisqu'il me faut croire que ce qui m'est advenu valait mieux, car tu as prouvé que tu le voulais ainsi, Dieu tout-puissant, éternel qui gouvernes toutes choses, et renouvelleras, pour moi pécheur ; les bienfaits de la vie, je te dois aujourd'hui des actions de grâces d'autant plus grandes, que je connais mieux la grandeur de mes fautes et de mes erreurs. Car si mon imprévoyance a commis tant d'actes répréhensibles ou illicites sur le sentier glissant d'une vie errante, je sais que ton indulgence pour moi peut me remettre tous ces péchés, depuis que, réprouvant ma chute, je me suis réfugié sous tes lois ; et si jamais j'ai pu éviter quelques fautes dont l'accomplissement aurait aggravé ma culpabilité, c'est encore toi, je le sais, qui m'accordas cette faveur divine.
Mais je reviens à la suite de mon récit, aux jours écoulés de cet âge, où, appliqué à l'étude des lettres, j'aimais volontiers déjà à voir, à sentir s'opérer en moi, au gré de mes vœux, quelques progrès dans le travail qui m'était imposé, sous l'aiguillon de mon maître de grec et de latin ; et peut-être aurais-je aussi profité dignement de ses leçons, si, par une attaque soudaine, une fièvre aiguë n'eût arrêté les paisibles efforts de mes études, quand s'achevait à peine la cinquième triétéride de mon âge. La tendresse de mes parents en fut consternée, car ils pensèrent qu'il fallait plutôt guérir mon corps malade que m'instruire d'un docte langage : les médecins conseillèrent, avant tout, qu'on ne présentât désormais à mon esprit que des amusements continuels et d'agréables images. Mon père se fit un devoir de me procurer lui-même ces distractions. Il avait eu grand soin de renoncer naguère à l'exercice de la chasse, dans la seule vue de mes études, ne voulant pas ou les troubler en me faisant partager ses plaisirs, ou jouir seul et sans moi de ces divertissements. Pour moi il les reprit avec plus d'ardeur, et, renouvela tous les appareils nécessaires à cet exercice, qui pouvait me rendre une santé si désirée. Ces passe-temps, qui se prolongèrent grâce à la longue durée de ma maladie, m'apportèrent à la fin un continuel dégoût de la lecture, une habitude de paresse qui me fut bien nuisible après ma guérison ; car l'amour d'un monde trompeur changea bientôt mes goûts, et l'affection trop tendre de mes parents céda : c'était assez pour eux de me voir sauvé et de s'en réjouir. Cette faiblesse accrut encore et encouragea mon erreur, qui m'entraîna sans peine à suivre l'ordinaire penchant de fa jeunesse : je voulus un beau cheval, avec un plus riche harnais, un écuyer de haute taille, un chien agile, un bel épervier, une balle bondissante et dorée envoyée exprès de Rome pour servir à mes jeux, un vêtement plus recherché, et souvent neuf, et parfumé des douces odeurs de l'Arabie : comme en pleine santé, j'aimais à courir porté toujours sur un coursier rapide ; et quand je me rappelle aujourd'hui combien de fois j'échappai à des chutes terribles, je dois croire que je n'en fus préservé que par la grâce du Christ, et m'affliger de l'avoir ignoré alors.
Cependant les séductions du monde m'assiégeaient de toutes parts. Je flottais entre elles et les vœux obstinés de mes parents, qui tendaient à me voir une postérité. Brûlé d'amour, mais un peu tard déjà pour mon âge, je me jetai dans les voluptés inconnues des débauches de la jeunesse, dont je pensais en mon enfance pouvoir un jour me garder sans peine. Toutefois, autant qu'il fut possible, je comprimai de l'étreinte et du frein d'une sage modération ces débordements de la luxure, pour ne pas aggraver encore par des crimes le fardeau de mes fautes : je contins mes désirs, je m'imposai la loi de ne point attenter de force à la femme ou aux droits d'un autre, je songeai toujours à respecter la pudeur chérie, je me gardai de céder aux filles de condition libre qui s'offraient d'elles-mêmes, et je me contentai d'user des beautés domestiques qui étaient à mon service. Car j'aimais mieux être coupable d'une faute que d'un crime, et je craignais d'attirer dommage à ma réputation. Mais je ne nierai point, dans ce récit de mes actions, qu'un enfant naquit de mes œuvres en ce temps-là ; je l'ai su, mais je n'ai pu le voir, parce qu'il mourut aussitôt. Et jamais je n'eus d'autres fruits de mes amours illégitimes, alors pourtant que les attraits du libertinage et l'indépendance de la jeunesse pouvaient, par leur double empire, me nuire plus gravement, si déjà, ô Christ, ta sollicitude n'eût veillé sur moi.
Telle fut ma vie, depuis l'âge de dix-huit ans environ jusqu'à l'accomplissement de ma vingtième année. Ce fut alors que, malgré moi, je le confesse, la pieuse sollicitude de mes parents me força de renoncer à ces goûts qu'une douce habitude m'avait fait adopter, et m'engagea dans de nouveaux liens. On me fit épouser une femme dont la maison tirait plutôt sa magnificence de son antique noblesse que de ses biens qui ne pouvaient séduire pour un emploi présent et facile ; car ses affaires embarrassées étaient depuis longtemps à l'abandon par la négligence de son vieux maître ; qui n'avait avec lui qu'une petite-fille, laquelle, survivant seule après la mort de son père, avait pris sa place auprès de l'aïeul, et prit place ensuite en ma couche. Mais une fois décidé à subir le fardeau qui m'était imposé, l'ardeur de la jeunesse vint en aide au zèle qui m'animait : je me contentai de donner quelques jours seulement aux plaisirs que m'apportait cette alliance ; et je me fis bientôt une loi, à moi et aux miens, de remplacer, par des travaux inaccoutumés, une oisiveté funeste, encourageant les plus dociles par l'exemple de mon activité, et soumettant les plus rebelles par la rigueur du commandement. Pressant ainsi sans relâche l'accomplissement de la fâche que j'avais entreprise, je me hâtai de rendre la culture aux champs régénérés, d'apporter un promut soulagement aux vignobles épuisés, de les renouveler par les moyens qui m'étaient connus ; et, ce qui semble particulièrement amer à plusieurs, le premier et de mon chef j'acquittai volontairement aux époques marquées les impôts dus au fisc. Je m'assurai ainsi en peu de temps une tranquillité d'où devait dépendre plus tard le repos de ma vie privée, ce repos qui fut toujours si cher à mon cœur, et qui convenait si bien à,mes goûts : car je n'aspirais qu'à la médiocrité, voisine du bien-être, éloignée de l'ambition ; je voulais une maison commode avec de larges appartements disposés en tout temps pour les diverses saisons de l'année, une table nette et bien garnie, des esclaves jeunes et nombreux, un mobilier abondant et propre à différents usages, une argenterie plus précieuse par le travail que par le poids, des artistes de différents genres, habiles à remplir promptement les commandes, des écuries pleines de chevaux bien nourris, et des voitures, pour la promenade, sûres et élégantes. Cependant je mettais moins de soin à augmenter ces biens que de zèle à les conserver ; et jamais, pour accroître mes richesses, je n'eus à l'excès l'envie ou l'ambition des honneurs : je courais plutôt, je l'avoue, à la recherche du bien-être, mais seulement quand je pouvais l'acheter à peu de frais et de dépenses, et sans qu'il en coûtât rien à la pureté de ma réputation ; car je ne voulais pas souiller mes goûts honnêtes des flétrissures du luxe. Nais toutes ces délices, tous ces plaisirs si doux à recueillir avaient moins de pouvoir sur mon âme que la grande affection que je portais à mes parents : la tendresse qui resserrait nos liens avait sur moi plus de force et d'empire ; aussi, une partie de l'année, ma présence était vouée à les servir, et l'inaltérable conformité de nos désirs nous procurait un mutuel bonheur dont nous partagions les fruits en commun.
Plût au ciel qu'une vie ainsi employée eût passé moins vite, et qu'un immense bienfait du Christ en eût prolongé la durée. Si en même temps aussi l'antique paix s'était maintenue, ma jeunesse aurait pu de mille sortes profiter encore de la parole et des conseils de mon père, de ses continuels entretiens et de ses bons exemples, qui ajoutaient de jour en jour aux progrès de mon éducation. Mais j'achevais à peine ma trentième année, quand survinrent pour mon malheur les soucis d'une double infortune : une calamité publique, un désastre déplorable pour tous, l'invasion de l'ennemi dans les entrailles de l'empire romain ; et un deuil privé, la mort de mon père, car les derniers jours de sa vie touchent presque à l'époque où la paix fut rompue. Mais la ruine de ma maison, dévastée par l'ennemi, ne fut, malgré toute l'étendue du mal, qu'un léger dommage, si on la compare à cette immense douleur de la perte d'un père, qui me faisait chérir tout ensemble et ma patrie et ma famille. En effet, grâce à cette affection sûre, à ce mutuel échange de bons offices, nous vivions plus attachés, plus unis, que des amis rapprochés par un même âge. Aussi, à peine ce compagnon chéri, ce fidèle conseiller, me fut-il enlevé dans ces premiers temps de ma jeunesse, qu'il me fallut combattre l'âpre mésintelligence d'un frère indocile, qui essaya de faire casser, quoique valide, le testament de notre père : il voulait attaquer les avantages particuliers stipulés en faveur de notre mère mais je pris alors d'autant plus de soin de la défendre, que ma cause était plus juste, et ma pieuse tendresse, qui ne l'était pas moins, soutenait la pureté de mon zèle.
D'autres adversités devaient ajouter encore à mes tourments. Mes richesses étalent célèbres : leur funeste renommée se répandit, et m'exposa, au milieu des séductions flatteuses d'une vaine ambition, à des désastres mêlés de graves périls. Ces souvenirs m'affligent encore, et j'aimerais mieux taire ces événements si anciens déjà et qui dorment dans leur oubli ; mais le besoin de redire les consolations qu'un don de ta grâce, ô Christ, me fit connaître en mes malheurs, et les bienfaits que j'ai reçus de toi dans cette longue série de mes infortunes, m'encourage à parler, à produire au jour les secrets de mon cœur. C'est grâce à toi, et l'expérience me l'a prouvé sans peine, qu'un ennemi puissant m'accorda ces éclatantes faveurs qui m'élevèrent à de nobles et brillantes dignités, dont je profitai souvent même avant de savoir que j'en étais possesseur. Mais. combien aussi, en butte à la malice d'un sort contraire, j'eus à regretter le zèle ambitieux de mes protecteurs, et ces honneurs mêmes qui me furent évidemment nuisibles, à moi plus qu'à personne ! car une autre partie du monde, l'Orient était ma patrie, et dans ces lieux de ma naissance, je possédais des biens qui passaient pour n'être pas les derniers du pays : mais les maux qui m'étaient réservés jetèrent la main sur moi, et me retinrent contre mon gré en prolongeant mon erreur. Mes projets de départ se formèrent lentement d'abord, combattus tantôt par le dissentiment de ceux qui m'étaient chers, plus souvent par un retour en moi de sentiments contraires, chaque fois que le doute et la crainte des hasards retardaient mes préparatifs décidés, auxquels le sort s'opposait toujours. D'un autre côté, mon esprit s'abandonnait au charme de l'habitude du repos, des loisirs connus du logis, du bien-être particulier à cette demeure, remplie, hélas ! de trop grandes et de trop flatteuses délices ; car elle était comblée de tous les biens, malgré la dureté des temps, et seule elle fut dispensée alors de loger un Goth. Ce qui pour moi ne tarda pas à produire un résultat funeste ; car, nul n'étant là pour s'arroger le droit de la défendre, elle fut abandonnée au pillage et livrée à la foule au ' moment du départ. Or, je sais que quelques Goths par grande humanité, prirent à cœur de veiller à la défense de leurs hôtes.
Au malheur de cette déplorable aventure vint se joindre encore une cause nouvelle de plus graves souffrances. Le tyran Attalus, cherchant une vaine consolation, me chargea en mon absence d'une dignité imaginaire, me donnant le titre de comte des Largesses-Privées, quoiqu'il sût bien que nul revenu ne pouvait fournir à ses largesses. Déjà lui même il aurait dû cesser d'avoir confiance en sa royauté : car il n'avait d'autre appui que les Goths, appui qu'il savait mal fondé, et qui suffisait à sa sûreté du moment ; mais il ne pouvait par lui-même exercer aucun empire, n'ayant pour soutenir ses droits ni argent ni soldats à lui. Aussi ce n'est point à la fortune chancelante de ce tyran que je m'attachai, mais, je le confesse, à l'espoir de rester en paix avec les Goths ; et cette paix, consentie et désirée des Goths eux-mêmes, fut obtenue peu de temps après par d'autres qui l'achetèrent à prix d'or, et qui n'eurent point à s'en repentir, car il en est plusieurs en notre république que nous voyons aujourd'hui dans un état florissant, grâce à la faveur des Goths ; et cependant beaucoup avaient enduré auparavant toutes les misères dont j'eus une si grande part, moi qui survis aujourd'hui à la ruine de tous mes biens et de ma patrie. En effet, le roi Atiulfus (Ataulphe) ayant donné l'ordre aux Goths de sortir de notre ville, où ils avaient été reçus en amis, ils nous traitèrent, selon les droits de la guerre, en peuple conquis, et après avoir cruellement désolé la ville, ils la brûlèrent. Je m'y trouvais, et, malgré ma qualité de comte de ce prince ; au pouvoir duquel ils savaient que j'étais associé ils me dépouillèrent de tous mes biens, ainsi que ma mère forcée de subir mon sort ; et ils crurent nous faire une grâce, pouvant nous retenir captifs, que de nous permettre, sans aucun châtiment, de quitter la ville avec toutes les compagnes et les servantes qui avaient suivi notre fortune, et dont la pudeur respectée n'eut à souffrir aucune atteinte. J'avais une crainte plus grave, dont je fus délivré par un bienfait de la divine providence à laquelle je dois une reconnaissance éternelle : ma fille, dont j'avais auparavant uni le sort à celui d'un époux, échappé aussi, en sortant de sa patrie, au commun désastre.
Cependant je ne touchais pas encore au terme des maux que j'ai supportés, comme je l'ai dit. Chassé du foyer de mes pères et de ma maison en cendres, je me trouvai bientôt assiégé par l'ennemi dans une ville voisine, à Vasates, patrie de mes ancêtres : et là, plus terribles que l'ennemi qui entourait la ville, les esclaves soulevés, mêlés à quelques jeunes gens de condition libre égarés par la rage, s'étaient armés spécialement pour le massacre de la noblesse ; mais tu détournas, Dieu juste, le danger qui menaçait des têtes innocentes, et tu 'apaisas la sédition par la mort de quelques coupables. Un meurtrier avait été désigné pour me frapper ; tu voulus qu'il périt, et, à mon insu, tu me vengeas par la main d'un autre ; car tu aimais à renouveler tes bienfaits pour me rattacher à toi sans cesse, et m'apprendre ainsi que je te devrais une éternelle reconnaissance. Un péril d'une nature si imprévue m'épouvanta, je vis que je pouvais être égorgé dans cette ville, et je conçus, abusé, je l’avoue, par un excès de crainte, un nouveau projet. J'avais eu pour ami autrefois le roi d'un de ces peuples qui depuis si longtemps nous tenaient assiégés : avec sa protection j'espérai pouvoir sortir de la ville, accompagné de la suite nombreuse de ceux qui m'étaient chers. Un autre espoir d'ailleurs m'encourageait dans cette entreprise : je savais que c'était malgré lui, et parce que la nation des Goths avait eu le pouvoir de l'y contraindre, que ce roi pesait ainsi sur nos peuples. Impatient de tenter l'aventure, je m'avançai hors de la ville, et je marchai vers le roi sans obstacle et sans crainte ; mais j'avais conçu trop de joie, avant d'adresser les premiers mots à cet ami que je croyais plus disposé à me servir. Quand j'eus interrogé, autant qu'il fut possible, les secrètes intentions du guerrier, il me dit qu'il ne pouvait me prêter son appui hors de la ville, et il me déclara qu'il y aurait même du danger pour lui à me permettre d'y retourner ainsi à la vue de tous, si lui-même n'était aussitôt reçu dans ses murs avec-moi ; il savait que la cruauté des Goths me menaçait encore, et il désirait s'affranchir lui-même de leur autorité. Je restai stupéfait, je l'avoue ; la condition qu'il me proposait me fit trembler, et le péril qu'il m'annonçait accrut l'excès de ma terreur. Mais, avec la miséricorde de Dieu, qui toujours et partout exauce l'affligé qui l'implore, je repris bientôt mes sens, et, malgré mon trouble, je résolus d'encourager avec audace, afin d'en profiter, les intentions de cet ami qui balançait encore : je le décidai à renoncer à quelques conditions, difficiles, que la ville, je le savais, aurait refusées, et je le pressai vivement de saisir l'occasion qui s'offrait, plutôt que d'attendre, poux le succès de la tentative. II ne tarda guère à m'approuver : le guerrier me suivit avec précaution ; il voulut s'entendre aussitôt lui-même avec les magistrats de la ville, et, pour mener à prompte fin son entreprise, il acheva en une seule nuit tous ses préparatifs, avec l'aide de Dieu dont la grâce déjà lui était acquise, afin qu'il pût secourir et nous et son peuple. De toutes leurs tentes les femmes des Alains se précipitèrent en foule, accompagnées de leurs maris en armes. La première entre toutes, l'épouse du roi, est livrée aux Romains comme otage, et avec elle aussi le fils bien-aimé du roi. Grâce à ce traité de paix qui est mon ouvrage, je suis rendu à ma famille, et délivré des Goths, devenus, pour ainsi dire, notre ennemi commun : l'enceinte extérieure de la ville est palissadée de soldats alains, qui, une fois les serments échangés de part et d'autre, sont prêts à combattre pour nous, après nous avoir assiégés naguère comme ennemis. La ville avait un aspect étrange : de tous côtés une foule immense de l'un et de l'autre sexe se répand sans armes sur les remparts ; et au-dessous, en dehors, pressés devant nos murs, les bataillons des barbares se retranchent derrière des chariots et des armes. Se voyant ainsi dépouillée d'une partie assez considérable de ses forces, la troupe des Goths dévastateurs, campée autour de la ville, craignit aussitôt de ne pouvoir demeurer là en sûreté : un ennemi intérieur s'était tourné soudain contre ses propres entrailles ; elle n'osa plus rien tenter désormais, et prit d'elle-même le parti de s'éloigner au plus vite. Nos auxiliaires ne tardèrent pas à suivre son exemple : ils se retirèrent, mais toujours disposés à observer la paix jurée aux Romains, partout où le sort leur en offrirait l'occasion. Ainsi, une tentative témérairement commencée par moi s'accomplit heureusement avec l'aide bienveillante du Seigneur, et Dieu tourna encore en joie mon erreur, car beaucoup d'autres furent délivrés du siège en même temps que moi. Tous ces motifs augmentent la somme d'actions de grâces que je te dois rendre, ô Christ ; et si mes paroles ne peuvent m'acquitter entièrement, je paye au moins en partie, et je me reconnais ton débiteur à jamais.
Mais que cela suffise : c'est assez parler de ce que j’ai fait pendant le long espace de temps où je fus exposé au milieu des nations barbares. Tant de cruelles épreuves m'inspirèrent de nouveau le désir d'abandonner à la hâte le séjour de ma patrie (ce qu'il m’eût été plus utile de faire d'abord), et de fuir à marches forcées vers les plages lointaines où une grande partie de mes biens était demeurée intacte. Ma mère avait encore des revenus épars dans plusieurs villes de la Grèce et de l'Épire ancienne et nouvelle, où ses terres immenses, engraissées par de nombreux fermiers, répandues au loin sans être trop divisées, malgré la dispersion et le délabrement de leurs maîtres, auraient pu nous fournir d'abondantes ressources. Mais ces vœux tardifs même ne devaient pas se réaliser. Je ne pus ni retourner vers ces lieux désirés, ni conserver la moindre portion des biens de mes ancêtres, grâce aux rapines exercées par un ennemi barbare en vertu du droit de la guerre, et aux spoliations des Romains, dont la licence, contraire à toute justice, se déchaîna en divers temps pour accélérer ma ruine. Et de ces attentats ne peuvent se justifier des noms même qui me sont chers, ce qui augmente encore la cause de ma douleur : car à la ruine de mes biens s'ajoute la ruine de mon amour, que je dois avant tout, je le sais, conserver fidèlement à mes proches malgré leurs offenses, et que même, à mon sens, c'est un crime de ne leur pas rendre. Cependant, si je suis sage, je dois me féliciter encore de cette épreuve, puisqu'il t'a plu de me l'envoyer, ô Christ ; car tu me préparais ainsi un sort bien préférable à celui qui me souriait, alors que, plus tranquille, je croyais que ta faveur secondait mes désirs, alors que ma maison florissait joyeuse au sein de l'abondance et des délices, au milieu des pompes de la puissance et des honneurs, environnée d'hommages et forte de la foule de ses clients : dons fugitifs et périssables, que je regrette aujourd'hui d'avoir aimés en ce temps-là. Ramené enfin par la vieillesse à des sentiments meilleurs, je reconnais qu'ils m'ont été utilement ravis : je n'ai perdu ces richesses terrestres et fragiles que pour apprendre à rechercher de préférence les biens éternellement durables. Je l'appris tard, il est vrai ; mais jamais il n'est trop tard pour toi, ô mon Dieu, qui, durant sans fin, ne sais pas imposer de fin à ta miséricorde, qui seul sais venir en aide à ceux qui ignorent, qui préviens souvent les vœux de ceux qui prient, et nous ménages des biens qui passent nos souhaits. Quand la prière douteuse se partage entre plusieurs désirs, tu repousses les demandes excessives, mais tu prépares de plus convenables dons à ceux qui savent préférer tes dons à leurs vœux. Car....[iv] tu as prouvé combien tu me connais-sais mieux que moi-même, en trahissant mon envie, au moment où, mon audace passant mes forces, ta prévoyance veilla de loin sur moi, et arrêta mon essor qui tendait trop haut, alors que j'aspirais à vivre selon les règles et la perfection des moines. Ma maison était pleine de chères affections, qui semblaient : m'inviter à leur conserver l'objet accoutumé de leur sollicitude, des fils, une mère, une belle-mère, une épouse, et la troupe assez nombreuse des femmes de leur suite, que ni la raison, ni la tendresse, ni la religion, ne permettaient d'exposer avec moi sur une terre étrangère. Mais ta main puissante, ta vertu providentielle et divine, détermina toute ma conduite dans le conseil des saints, qui me persuadèrent de suivre l'ancien usage, lequel, une fois apporté par la tradition des ancêtres, s'observe encore aujourd'hui et se maintient dans notre église. Je confessai donc.... Je m'appliquai à vivre selon l'étroite lot que je m'étais proposée : sans pouvoir peut-être expier mes fautes par une digne pénitence, je n'oubliai cependant pas d'observer la droiture et la foi ; j'appris les voies qui mènent à l'erreur par des dogmes dépravés, One je réprouve et que je répudie aujourd'hui que je les vois associés à d'autres vices. Après avoir ainsi vécu l'espace de cinq triétérides, quand le temps marqué ramena les solennités de la Pâque, je me présentai, Dieu Christ, à tes sacrés autels, et, grâce à ta miséricorde, j'eus la joie de recevoir tes sacrements, trente-huit ans avant cette année où j'écris.
J'avais conservé jusqu'alors, avec toute sa suite, ma maison que quinze ans auparavant je n'avais pu quitter, ainsi que je l'ai prouvé, et je ne pouvais cependant continuer à la garder dans le même état, errant comme je l'étais et avec un revenu bien réduit déjà. J'avais toujours à recouvrer des biens dont j'ai décrit plus haut, je me le rappelle, l'importance et la situation ; mais à, ce voyage d'un intérêt commun s'opposait l'inflexible résistance de ma femme, qui refusait, par un excès de crainte, de traverser les mers, et je ne pensai pas qu'il me fût permis de l'entraîner malgré elle, non plus que d'emmener ses enfants et de la laisser seule. Ainsi frustré de l'espoir d'un sort meilleur et du repos que j'aurais goûté au sein de mes domaines, après tant d'infortunes, me voilà désormais condamné à subir dans un exil perpétuel la changeante fortune des temps, perdant l'une après l'autre toutes mes affections, ma belle-mère d'abord, ma mère ensuite, puis ma femme, qui, après avoir contrarié mes justes vœux de ses craintes importunes, m'affligea plus encore en mourant ; puisqu'elle me quittait alors qu'elle eût pu être surtout utile à ma vieillesse, et que son attachement eût rendu à ma vie des consolations qui lui manquèrent bientôt. Car mes fils s'éloignèrent de moi, non pas en même temps et pour suivre une carrière semblable ; mais ils brûlaient d'un égal amour de l'indépendance, et ils espéraient pouvoir la rencontrer plutôt à Burdigala, malgré la compagnie des Goths qui habitaient ces murs. Bien qu'attristé de cette résolution qu'ils avaient prise contre mon gré, je trouvai cependant une compensation à ma douleur dans l'idée que leur présence en cette ville servirait utilement les intérêts de leur père absent. En effet, les revenus, quels qu'ils fussent, des biens que j'y possédais, ils les touchèrent peu à peu et les partagèrent volontairement avec moi. Mais bientôt un de ces jeunes fils, qui était déjà prêtre, me fut enlevé par une mort soudaine, et sa perte me laissa un amer chagrin. Tous mes biens, ma dernière ressource, me furent arrachés ensuite, unique proie de nombreux ravisseurs. Bien plus, celui-là même qui semblait rester encore pour ma consolation, et qui passait sa vie entre les amitiés et les colères d'un roi, victime à la fois d'un hasard et d'un acte funeste, eut le sort de son frère, et me laissa presque dénué de tout secours.
Ainsi dépouillé de l'espoir de tous les soulagements que je croyais pouvoir attendre encore de mes enfants, et comprenant bien tard que c'est à toi plutôt qu'il faut demander ce que nous désirons, Dieu bienfaisant, à 'qui revient la souveraine puissance, je résolus enfin dans ma pauvreté de m'établir à Massilia. Je retrouvais dans cette ville, où plusieurs saints hommes m'étaient chers, quelques débris de mon patrimoine, mais d'un faible revenu ; et je ne pouvais fonder grand espoir sur ces nouvelles ressources. Je n'avais point un champ pourvu de fermiers à moi, ni de ces vignobles qui seuls fournissent à 'cette cité les moyens d'acheter ailleurs toutes les nécessités de la vie ; mais seulement une maison en ville, avec un jardin à côté, et, pour refuge en ma vieillesse, un tout petit champ, où ne manquaient ni la vigne, ni les fruits, mais où manquait la terre. Il y en avait si peu en état d'être cultivée, que t'eût été du travail perdu ; c'est ce qui m'inspira l'idée d'étendre les soins de la culture aux parties abandonnées de ce champ si rogné qu'il contenait à peine quatre arpents, et d'asseoir ma maison au sommet et au bord d'un rocher, de peur de paraître retrancher le moindre espace du terrain. Mais les besoins de la vie exigeaient des dépenses auxquelles, en prenant d'autres terres à ferme, j'espérai suffire, tant que ma maison demeura remplie d'esclaves plus nombreux, tant qu'un âge meilleur me prêta plus de forces. Mais quand l'instabilité des choses, condition générale des temps, eut altéré de nouveau ma fortune et ma santé tout ensemble, alors, je l'avoue, le vieillard peu à peu fut vaincu par les soucis et les années : exilé, pauvre, isolé, facile à tourner vers des projets nouveaux, après avoir balancé beaucoup entre divers motifs, je me déterminai à reprendre le chemin de Burdigala. Toutefois ma résolution ne fut suivie d'aucun effet, quand pourtant mes besoins étaient d'accord avec mes vœux pour la seconder. Mais ce fut ta providence, autant que je puis croire, qui le voulut ainsi, pour me fortifier dans la foi, il m'est permis de le penser, ô Christ, et pour qu'une longue expérience m'apprît peu à peu tout ce que je pouvais obtenir de ta grâce ; puisque alors même que tant de pertes avaient épuisé mes revenus, une apparence de maison me restait encore, et que je voyais mes ressources se renouveler sans cesse, par un don de ta prévoyance. Et pour un tel sort, je sais que je te dois, ô mon Dieu, une reconnaissance sans bornes ; mais pour moi-même, je ne sais si je puis me féliciter sans rougir. Car en ce moment encore, où j'ai pour mon usage une apparence de maison à moi, content de céder à mes enfants enrichis tout ce qui peut paraître aujourd'hui même m'appartenir, je me laisse subsister aux dépens d'autrui. Mais notre foi me console : elle nous enseigne que nous n'avons rien qui nous soit propre, et que nous pouvons croire que le bien d'autrui est à nous, comme il est sûr que nous devons à autrui une part du nôtre. Cependant tu ne me laissas pas longtemps chanceler au milieu des incertitudes d'un tel genre de vie, ô mon Dieu ; tu daignas m'offrir un prompt soulagement, car tu avais pris l'habitude de raviver sans cesse de tes doux remèdes notre vieillesse épuisée en divers temps par différentes maladies. C'est ainsi que maintenant encore tu m'as donné de rajeunir au bonheur : tu m'avais prouvé que je ne pouvais plus espérer désormais aucun fruit de mon patrimoine ; tous les biens que j'avais pu posséder à Massilia s'étaient amoindris de jour en jour, et la propriété même m'en avait été ravie en vertu des dures conditions où je les avais engagés, quand tu me suscitas du milieu des Goths un acquéreur inconnu : désirant acheter un petit champ qui m'avait autrefois appartenu, il m'en transmit volontairement le prix ; ce n'était pas la juste va-leur du champ, mais c'était, je l'avoue, tout ce que je souhaitais de recevoir. Grâce à cet argent, je pouvais relever les vieux débris de ma fortune écroulée, et en même temps épargner de nouveaux affronts à mon honneur chéri.
Rendu à la joie par ce don signalé de ta munificence, voici que je te dois, Dieu tout-puissant, de nouvelles actions de grâces qui dépassent presque les autres, et mettent le comble aux premières. Cette page tout entière contient le témoignage écrit de ma reconnaissance ; et bien que son étendue, après avoir parcouru de trop vastes espaces, demande enfin un terme, ma dévotion infinie ne voudrait point la clore, afin de te rendre au complet les hommages qui te sont dus, ô Christ : car le seul bien que j'estime, le seul que je sache digne d'attache, le seul que je désire de tout mon cœur acquérir encore, c'est de pouvoir en tous lieux et toujours, en tout temps et partout, te glorifier dans mes paroles, et ne point t'oublier dans mon silence. C'est pourquoi, Dieu très bon, puisque je me dois à toi tout entier, et, avec moi, tout ce qui vient de moi, cet ouvrage que par toi j'ai commencé, ô mon Dieu, c'est aussi par toi que je le termine, et après t'avoir si souvent imploré avec recueillement, je t'adresse à présent de plus ferventes prières encore : car, dans cette vie, où se traîne aujourd'hui ma vieillesse, je reconnais que la mort même n'est pas ce qu'il y a de plus à craindre, et je ne saurais discerner sans peine ce que je puis désirer de préférence, ignorant de quel côté déjà penche ton jugement. Donne-moi, je t'en conjure, une âme intrépide contre toutes les douleurs ; prête à ma constance l'appui de ta vertu, et puisque j'ai consacré depuis longtemps ma vie aux lois que tu m'as faites, puisque je m'efforce de mériter le salut promis, que la condition de la vieillesse, en me rapprochant du terme, n'augmente pas en moi la terreur de la mort qui menace tous les âges, et que les traverses d'une vie incertaine ne troublent plus mon âme défiante de la crainte des divers écueils que je puis éviter, j'en ai l'assurance, ô mon Dieu, si tu es mon guide. Mais quel que soit le sort réservé à mes derniers ;jours, que l'espoir de te contempler, ô Christ, en adoucisse les rigueurs, et que tous les doutes de la peur se dissipent devant cette ferme confiance : tant que je vivrai dans ce corps mortel, être à toi, à qui sont toutes choses ; et, tombé en poussière, revivre dans une partie quelconque de ton corps.

IV. — LES EMPEREURS VALENS, GRATIEN ET VALENTINIEN, AUGUSTES

A ANTONIUS, PRÉFET DU PRÉTOIR DES GAULES[v]

PAR tout le diocèse commis à ta magnificence, dans les cités les plus peuplées, qui brillent et excellent par la célébrité des précepteurs, les meilleurs présideront à l'instruction de la jeunesse : nous parlons des rhéteurs et des grammairiens, pour l'enseignement des lettres grecques et romaines. Les orateurs recevront du fisc, pour émoluments, vingt-quatre annones : au grammairien latin ou grec seront accordées douze annones, somme un peu moindre selon l'usage. Chacune des villes qui portent le nom de 9nétropoles, aura le droit de choisir ses nobles professeurs ; néanmoins nous ne jugeons pas à propos de laisser à chaque cité la liberté de payer, suivant son gré, ses docteurs et ses maîtres. Quant à l'illustre cité des Treveri, nous avons pensé qu'il lui fallait départir quelques avantages de plus : au rhéteur sont accordées trente annones, vingt au grammairien latin, et douze au grec, si on peut en trouver un capable. — Donné le 10 des calendes de juin, sous le cinquième consulat de Valens, et le premier de Valentinien, Augustes (23 mai 376).

V. — ÉPIGRAMME DE CITERIUS SIDONIUS, DE SYRACUSE, SUR TROIS BERGERS[vi].

ALMO, Théon, Thyrsis, sont nés au pied du mont Pélore, de pères différents, Laurentin, Lacon, Sabin ; connus, le Sabin pour sa vigne, le Lacon pour ses sillons, le Laurentin pour ses porcs. Thyrsis mène les brebis, Théon les veaux, Almo les chèvres. Almo est enfant, Théon pubère, Thyrsis adolescent. Almo fait résonner le roseau, Thyrsis le chalumeau, Théon ses lèvres. Nais aime Thyrsis, Glaucé Almo, Nisa Théon. Nisa donne des roses, Glaucé des violettes, Nais donne des lis.

VI. — AGRÉTIUS[vii]. SUR L'ORTHOGRAPHE, LA PROPRIÉTÉ ET LA DIFFÉRENCE DES MOTS.

AU SEIGNEUR EUCHERIUS, ÉVÊQUE, AGRÉTIUS.

Tu m'as envoyé le livre de Caper sur l'orthographe : c'est agir conformément à ton but et à ton caractère ; toi qui veux nous corriger dans les actes de cette vie, tu désires nous amender aussi dans l'étude des lettres. Ainsi, selon toi, rien de ce qui est en nous ne doit échapper à tes corrections : tout notre être, jusqu'en ses moindres détails, est l'objet de tés inquiètes recherches et de ton examen. De la manière de vivre tu passes à la manière d'écrire, de l'esprit à la main, du cœur aux articulations des doigts. C'est là être vraiment le prêtre suprême de Dieu, qui vous a confié les hommes, que de les nourrir ainsi, comme vous le dites, selon l'esprit, et de les instruire selon la lettre. A ce livre de Caper, sur l'orthographe, la propriété et la différence des mots, j'ai fait quelques additions que je te soumets : non qu'un homme d'un si grand savoir ait oublié quelque chose, lui dont tant d'œuvres littéraires surtout ont fait la gloire, lui le premier des commentateurs de Cicéron ; mais il a négligé comme faciles des choses que nous trouvons difficiles : j'ai cru qu'elles pourraient paraître douteuses à plusieurs, après avoir été si souvent obscures pour moi. Je t'envoie donc cet ouvrage, qui va te donner bien du mal, forcé que tu es de corriger celui-là même qui a pris sur lui de corriger les autres. La bonté divine nous donnera la grâce, à nous qui voulons observer ce que tu prescris, de pouvoir aussi conserver tes écrits. Adieu, souviens-toi de nous, de ma gloire et mon appui.

Agrœtius, quand on l'écrit en latin, doit s'écrire par une diphthongue, et non, comme quelques-uns le pensent, par un y, Agrytius.

Triceni se dit de trois cents hommes, Trigeni de trente.

Accersit, celui qui invite ; Arcessit, celui qui accuse. Ainsi dans Cicéron : « Nos capitis arcessere. »

Ecquando est un adverbe interrogatif, quand on fait un reproche ou une question ; Etquando, quand on parle simplement.

On dit Ecce pour montrer, En pour faire un reproche. Cicéron : « En cui tuos liberos tute committas ! » En s'emploie aussi dans un mouvement de colère excité par la douleur, ou dans la stupeur causée par l'étonnement ou la réflexion.

Acervus désigne un monceau ; Acerbus, ce qui n'est pas mûr ; Asper signis, ce qui est remarquable.

Abitus, sans aspiration, signifie le départ ; Habitus se dit du vêtement et du maintien du corps.

Comme Primus désigne le premier entre plusieurs, et Prior entre deux ; ainsi Postremus, le dernier de plusieurs, et Posterior, de deux. Alter se dit de deux seulement, Alius de plusieurs.

est une interjection de douleur ; Ve est une conjonction subjonctive.

Prœmium s'écrit avec la diphthongue, Pretium et Precatus sans œ. Car les anciens ont voulu qu'on prononçât et qu'on écrivît avec la diphthongue et avec une certaine dignité les mots qui exprimaient une chose plus importante.

Precari, c'est prier ; Imprecari, maudire ; Deprecari, s'excuser et se justifier. Virgile : « Equidem merui, nec deprecor. » Cicéron : « Quid faciet Hortensius ? Avaritiæne crimina frugalitatis laudibus deprecabitur ? »

Nubo fait nupsit, Scribo, scripsit : le b doit se mettre devant une voyelle, et le p devant une consonne.

Fides se dit de la fidélité ; Fidis, d'une corde.

Disertus se dit d'un orateur ; Desertus, d'un homme à l'abandon.

Delator est celui qui dépose pour accuser ; Dilator, celui qui diffère pour traîner en longueur. Martial (Spect., IV) :
« Traducta est Gyaris, nec cepit arena nocentes,
Et delator, habet, quod dedit, exsilium
. »

Deluit, il lave ; Diluit, il délaye. Tite-Live, racontant la mort de Mithridate : « Quod quum diluisset. »

Adversum te s'entend d'un adversaire ; Adversus te, d'un émule.

Deduco se dit pour faire cortége à un ami ; Diduco signifie je divise.

Derectum est ce qui va tout droit ; Directum ce qui est dirigé sur les côtés.

Partem est un substantif ; Partim, un adverbe.

Fastus, orgueil, fait au génitif pluriel fastuum ; Fastus, livres, fait fastorum.

Exspectatur, celui qui doit venir ; Spectatur, celui qui est vu, ou mis à l'épreuve.

On écrit Apparet de celui qui est vu, Adparet de celui qui obéit ; non pour se conformer à la règle, mais pour permettre de distinguer le sens.

Hercules, Achilles, Verres ; s'écrivent au nominatif par un e, au génitif par un i, ainsi que tous les noms de même sorte.

On dit Fuerimus au prétérit passé du subjonctif, et il est bref ; Fuerimus au futur du même mode, et il est long.

Quum diceres est le verbe actif au subjonctif ; Diceris est le passif à l'indicatif.

Miramur des travaux ; Admiramur des vertus.

Labium est la lèvre supérieure ; Labrum, la lèvre inférieure.

Rostrum ne s'entend que de ce qui est crochu.

On dit Exercitus par le travail, Exercitatus par l'étude.

Nous disons Minores en parlant des choses comme des hommes. Car nous disons très bien Minores de ce qui est acheté ou estimé à un moindre prix, comme Pluris de ce qui est taxé à une plus forte somme.

Nous écrivons Plures pour exprimer un grand nombre, Plures est un degré de comparaison. Cicéron : « Unus plures prædonum duces cepit P. Servilius, quam ceteri. »

Multi désigne le positif, Plurimi le superlatif.

Nous écrivons Cepit quand on prend, Cœpit quand on commence.

Nous disons Uterque de deux personnes distinctes ; Utrique, de deux personnes réunies, ou de plusieurs placées de part et d'autre. Uterque vint ; Utrique vinrent. Cicéron « Jubeo promi utrosque, binos habebam. »

Les vases de Delphes sont toujours par paires, comparia ; c'est pour cela que Cicéron disait : « Scyphorum paria complura. »

On écrit Quœritur s'il s'agit d'une recherche, et Queritur de celui qui pleure. Ainsi, Quœstus en matière de gain et Questus dans les larmes.

Poculum, c'est le vase ; Potio, c'est le breuvage. Cicéron : « Accepto poculo subito in media potione exclamavit. »

Nous devons dire Dimidiatum calicem bibi, et non Dimidium ; car on ne boit pas le vase, mais ce qui est dans le vase.

Olim, Quondam et Aliquando s'emploient avec les trois temps du passé, du présent et du futur. On en trouve de nombreux exemples. Donnons-en du présent, qui sont les plus rares. Virgile :
« Tumidis quod fluctibus olim
Tunditur.
 »
Le même :
« Quondam etiam victis redit in præcordia virtus. »
Cicéron : « Expergiseimini aliquando et capessite rempublicam. »

Conscribere, c'est écrire beaucoup à la fois ; Exscribere, c'est copier ce qui est écrit ailleurs ; Transcribere, c'est transférer notre droit à autrui ; Inscribere se dit d'une action qu'on intente ou d'une accusation ; Adscribere, c'est rédiger une assignation ; Describere, c'est dépeindre par l'arrangement du discours.

Exstruere, c'est élever une construction ; on dit Instruere une armée, ou une action en justice ; Adstruere, c'est affirmer ; Construere, bâtir avec ou auprès ; Substruere, bâtir au-dessous d'un objet superposé.

Nous devons dire Memini me facere, et non Memini me fecisse ; car memini est un prétérit qui rappelle au présent une chose déjà faite. Et si vous dites Memini me fecisse, vous mettez deux prétérits ensemble. Cicéron : « Memini Pamphilum Lilybetanum mihi narrare solitum. » Le même, plus bas : « Respondi Metello ut debui, etiam illud memini me dicere. » Térence :
« Ego, illam vidi virginem, forma bona
Memini videre.
 »
Virgile :
« Cantando solitum memini me condere soles....
Memini (fama est obseurior annis)
Auruncos ita ferre senes. 
»
Et ainsi dans beaucoup d'autres endroits. On ne trouve même pas dans les grands auteurs Memini autrement employé sans qu'on y joigne esse ou quelque mot pareil qui lui rende le temps présent ; excepté pourtant dans le passage suivant, qui tient du prodige :
« Namque sub Œbaliæ memini me turribus altis
Corycium vidisse senem.
 »
Mais c'est une licence imposée au poète par la nécessité de la mesure.

Nous devons dire Instar illius rei et non Ad instar.

On demande quelquefois pourquoi la lettre s est placée parmi les liquides, quand pourtant elle semble presque à elle seule faire une syllabe, ce qui a fait dire qu'elle avait à elle une certaine valeur propre, au lieu que les autres liquides sont tellement écrasées dans le concours des lettres et des mots, qu'elles semblent presque mortes. En voici la raison. Dans le Latium, où le latin a pris naissance, un des peuples les plus grands et les plus puissants dans la culture des beaux-arts, les Toscans, par la nature même de leur langue, emploient rarement la lettre s : c'est pour cela qu'on en a fait une liquide.

Arbor se dit de toute espèce de bois ; Arbos, de l'arbre fruitier seulement.

Hora désigne les heures du jour, Ora les frontières.

Pignera s'applique aux choses ; Pignora, aux enfants et aux affections de famille.

Columbœ sont les colombes qui peuvent s'apprivoiser et s'accoutumer à nos maisons ; Palumbes, les colombes sauvages, qui habitent les arbres, les forêts, les rochers.

Rubor est une couleur, Robur est une vertu, Robor est un arbre.

Veniunt, ceux qui vendent ; Veneunt, ceux qui sont vendus.

Consuescimus se prend en bonne part ; Insuescimus, en mauvaise ; Assuescimus, dans les deux sens.

Contingunt se dit des biens ; Accidunt, des maux ; Eveniunt, des uns et des autres.

Fungi, c'est faire ; Defungi, parfaire.

Adolescere, c'est croître ; Inolescere, croître avec ; Exolescere, décroître.

Avence, le germe stérile, Habenæ, les rênes des chevaux, viennent, l'un du pouvoir de posséder (habendi), l'autre de l'envie (aviditate) de recueillir.

Nous disons Deunx pour dix onces ; Diunx, pour onze.

Dignitas est la beauté de la forme dans les hommes. Cicéron, pour Célius : « Quis non possit huit ætati, atque dignitati, etiamsi sine suspicione, at non sine argumento maledicere ? » Honestus se dit des femmes. Térence, parlant de son Eunuque vieux et laid :
« Illumne, obsecro,
Inbonestnm hominem, senem, mulierem ?
 »

Formositas, c'est la beauté pour les amoureux. Virgile :
« Formosum pastor Corydou ardebat Alexim. »

Ipse, pronom, exprime la noblesse ; Isle, l'abjection. Térence dans l'Andrienne :
« Id isti vituperant factum. »

Donum est le présent qu'on donne ; Munus, celui qu'on reçoit : l'un vient de do, l'autre de munio ou moneo.

Nous disons Has manas des mains d'un homme, Hanc manum d'une poignée d'hommes.

Coarguere, c'est contenir ou réprimer ; Arguere, c'est montrer et découvrir. Virgile :
« Degeneres animos timor arguit. »

De là le mot argumenta pour désigner tout ce qui démontre la cause d'un effet quelconque.

Il y a des mots que j'appellerais des mots communs, parce qu'ils ont une double signification toute contraire. Ainsi :

Vector se dit de celui qui porte et de celui qui est porté ;

Hospes, de celui qui reçoit et de celui qui est reçu ;

Sacer, d'un objet vénérable et d'un objet exécrable. Virgile : « Auri sacra fames. »

Ultus, de celui qui est vengé et de celui qui est puni.

Gratia s'emploie en bonne et en mauvaise part. Ainsi nous disons : « Amicitiarum et beneficii gratia, » tout comme Salluste : « Opprobrii gratia. » Cicéron : « Religionis ac supplicii gratia, colenda et servanda tradiderat. » Et Térence : « Qui referam sacrilego illi gratiam ? »

Le mot Suffragia désigne l'acte par lequel le peuple honore ou condamne. Cicéron, sur la Préfecture de la ville : « Istum vis illa populi suffragiis eximere poterit. »

Donamus, ce que nous donnons et celui à qui nous donnons.

Adficimur, les honneurs et des injures que nous recevons.

Elevamus, ce que nous élevons en l'air, et ce que, nous allégeons, ce que nous rendons plus léger.

Subducimus, ce que nous retirons en arrière, et ce que nous présentons en face à la guerre. Salluste, Catilina : « Optimum quemque in primant aciem subduxit. »

Me tui pudet se dit et par celui qui rougit de l'action d'un autre et par celui qui rougit de la sienne propre. Térence, A Delphes (acte IV, sc. 6, v. 49), a mis cette phrase dans la bouche d'Eschinus, quand il rougit de n'avoir pas tout avoué d'abord à son père.

Supremus, Summus et Ultimus désignent les extrémités supérieure et inférieure.

Altum s'entend également du haut et du bas.

Procul signifie loin et près, comme :
« Clypeo est excussa sagitta, proculque
Egregium Anthorem latus inter et ilia fixit. 
»

Damnatus est celui qui est engagé et celui qui est dégagé Virgile : « Quem damnet Tabor, » c'est-à-dire celui que son courage peut délivrer ou rend vainqueur. Car jamais Virgile ne plaçait une même chose dans deux balances, surtout quand il intercalait la conjonction disjonctive aut. Il dit dans un autre endroit : « Damnabis tu quoque votis. » Il avait parlé ailleurs de ceux qui étaient engagés par leurs vœux ; de même il parle ici de ceux qui en seront dégagés. Ainsi dans le droit on dit : « Damnas esto legamen, » c'est-à-dire Paye, et acquitte le legs, car, de toute manière, il faut t'acquitter, quand bien même la chose d'autrui aurait été léguée.

In, préposition, s'emploie avec les deux cas. Quand elle passe dans la composition des mots, elle a aussi un double sens. Elle désigne alors, ou assez on peu, ou une perfection ou une imperfection, comme dans Impotens et Infractus.

Latere veut, dire être caché ou paraître de loin. Virgile :
« Et scuta latentia condunt ; »
Et :
« Quod torva solum sub fronte latebat. »

Nous appelons Horridum ce qui est rebutant ; Horrendum, ce qui est merveilleux. Virgile : « Oculos horrenda in virgine fixos. »

Advocatur, celui qui doit défendre une cause ; Invocatur, celui qui doit prêter secours ; Evocatur, celui qui doit rendre hommage.

Illuvies se dit des ordures ; Ingluvies, du ventre : l'un vient de non lavare, ne pas laver ; l'autre de inglutire, avaler gloutonnement.

Torres, c'est un bâton brûlé par le bout ; Torrens, la chute de l'eau sur des pentes rapides.

Commonemus s'applique au passé ; Admonemus, au présent ; Prœmonemus, à l'avenir.

Ne a plusieurs significations : Ne, long, est un adverbe prohibitif, comme : « Ne quære doceri. » Ne, bref, est une conjonction disjonctive, comme : « Hominesne feræne. » Ne, long, est une conjonction causative, comme : « Ne tenues pluviæ ; » et « Ne subeant herbæ. »

On dit Temeritas, quand on agit sans réflexion ; Audacia, après réflexion.

Velocitas se dit des pieds et du temps ; Celeritas, de l'esprit et des actions.

Gaudium, de l'âme ; Lœtitia et Exsultatio, des membres et du langage.

Ulcus est la plaie qui vient d'elle-même ; Vulnus, celle qui est faite par autrui.

Nous disons Vivus de celui qui doit vivre ; Vivens, de celui qui mourra.

Nascitur, ce qui tombe de l'utérus ; Enascitur, de qui surgit de la terre ou de l'eau.

On dit d'un homme, Abducitur à une action déshonnête ; Perducitur vers l'étude ; Deducitur aux honneurs.

Eluxit, il a quitté le deuil ; Illuxit, la lumière a paru.

Nunciatur, c'est la nouvelle qui vient de loin ; Denunciatur s'applique au présent ; Adnunciatur, à l'avenir ; Renunciatur exprime qu'on se dédit ou qu'on répudie. Cicéron : « Renunciata est tota conditio. »

Deportare, c'est déposer ; Adportare, apporter ; Comportare, transporter dans un même lieu ; Exportare, emporter.

Temperantia se dit des esprits ; Temperatio, des choses ; Temperies, de l'air.

Quand on dit qu'une chose se trouve Passim, on désigne une chose corporelle ; Affatim, une chose incorporelle : car l'un vient de la démarche (passus) ; l'autre du langage (affatus).

Lepus est un animal ; Lepor, l'agrément du plaisir : car nous appelons lepidum ce qui est agréable. Lepos est le charme de l'élocution.

Recipimus, quand on nous prie d'accepter ; Suscipimus, quand nous acceptons volontairement ; Aspicimus, quand nous regardons en l'air ; Conspicimus, en face ; Respicimus, en arrière ; Inspicimus, en dedans.

Prœterea se dit du passé. Salluste : « Nunquam Hispanos præterea tale facinus fecisse. » Et du futur : « Præterea aut supplex aris. »

Eo est un verbe, à la première personne : Eo, is, it. Eo est aussi un adverbe de lieu, comme quand on dit : « Eo redactus sum. » Eho est un adverbe interrogatif. Térence : « Eho ! Parmeno mi, nostin' ? » Eho est aussi une interjection, pour ordonner ou pour exhorter. Térence : « Eho ! puer, curre ad Bacchidem. »

Heu est une interjection qui exprime la douleur ; Eu exprime la louange. Térence : « Eu ! Phormio. » Le même : « Eu ! noster, laudo. »

Heus, adverbe, pour appeler, Heu, pour répondre.

Limen s'applique aux maisons ; Lines, aux contrées.

Arundo, c'est le roseau, ainsi appelé du mot ariditas ; Harundo, c'est la flèche faite avec le roseau.

Hirundo, c'est l'oiseau qui fait son nid aux poutres des maisons ; Hirudo, c'est la sangsue.

Spirare, c'est vivre ; Exspirare, mourir.

Pertinacia, c'est une mauvaise obstination ; Perseverantia, c'est une constance louable.

On dit Consequimur, de l'étude ; Obsequimur, du respect ; Persequimur, de l'outrage ; Prosequimur, de l'ordre à suivre ; Assequimur, d'un vœu.

Nihil est un adverbe ; Nihili, un substantif. Car on dit d'un homme nul que c'est un homme de rien (nihili).

Genus désigne la famille ; Gens, le pays.

Lætamur de notre propre bonheur, Gratulamur du bonheur d'un ami ; comme si on disait gratificans lœtitia. Cicéron : « Neque tam istius hominis perditi subita lætitia, quam hujus hominis amplissimi nova gratulatio, divitiis eum commovebat. »

Herbidus se dit d'un lieu où il y a de l'herbe, quand même il serait ordinairement aride ; Herbosus, du lieu où l'herbe pousse facilement, quoiqu'il soit quelquefois aride. Ainsi on dit Aquatica d'une potion où on verse de l'eau ; Aquosus, au contraire, du lieu qui fournit de l'eau. De même nous appellerons Neraca la potion, et Merosus le vin lui-même.

Il faut écrire Attollit, Aggerat, et non Adtollit, Adgerat. Car, dans la composition des mots, la préposition ad qui gouverne l'accusatif, s'altère au commencement des mots si elle est suivie d'une muette. Mais elle demeure entière, quand elle est suivie d'une demi voyelle, comme dans Adfacit, Adripit. En voici la raison. Les voyelles sont les reines des mots, les maîtresses lettres, et elles font naturellement. comme toutes les puissances sur la terre : elles protègent ce qui leur est soumis ou allié ; elles écrasent ce qui fait rivalité ou résistance. Or, de même que souvent, quand elles se rencontrent, elles se brisent et font élision ; ainsi elles conservent les consonnes qui leur sont confiées. Il faut donc que les demi voyelles, imitant leur vertu, protégent les muettes, leurs voisines.

On demande quelquefois quelle différence il y a entre Super et Supra, Subter et Subtus. Super, c'est ce qui domine, Supra, ce qui tient quelque chose sous sa loi. De même, Subter est ce qui est écrasé et foulé par quelque objet supérieur ; Subtus, ce qui est si bas qu'on n'y peut atteindre.

Nous appelons Sinus la cavité des plis extérieurs d'un vêtement ; Gremium, l'intérieur secret d'un vêtement fermé. Virgile :
« Pandentemque sinus, et tota veste vocantem
Cæruleum in gremium.
 »

On dit Gremium (de ingressus) par antiphrase, comme pour d'autres semblables : ainsi on appelle Adytum, Penum et Penetrale, ce qu'on ne peut que rarement ouvrir et pénétrer.

Largitas exprime l'humanité ; Largitio, ambition.

Crassari s'entend du corps et de l'embonpoint ; Grassari, de l'esprit et de la cruauté.

Album ne se dit que de l'action de la nature ; Candidum se dit souvent des efforts de l'homme, car on l'applique quelquefois au corps et à l'âme. Ainsi on dira bien albi capilli, des cheveux blancs, et caro candida, une chair blanche.

Nous disons Muliebris de ce qui est fait par des femmes ; et Mulierarius de ce qui est organisé par des femmes et exécuté par des hommes.

Juventus désigne les jeunes gens en général ; Juventas, l'âge d'un seul homme ; Juventa, la déesse de la jeunesse, qui, selon les Grecs et les poètes, est fille de Junon et femme d'Hercule, et qui donna son nom au mois de juin, comme nous le lisons dans les livres des Fastes.

Nous appelons Deliction une faute ; Delectus une élection militaire, ou de toute autre réunion d'hommes ; car diligi exprime l'affection ; deligi, l'action de juger.

Il y a quelque différence entre Commodatus et Mutuo datus. Commodamus à un ami, suivant le temps, un animal, un esclave, un habit, toute chose enfin qu'on nous rendra la même ; et Mutuo damus de l'argent, du blé, du vin, et autres choses semblables qui, pour nous être rendues, ne peuvent plus être celles que nous avons prêtées.

On dit Ligat quand il s'agit d'un lien ; Legat, d'un testament.

Loqui se dit de l'homme qui parle ; Obloqui, de celui qui contredit, comme objicit, opponit ; Alloqui, de celui qui conseille, qui exhorte, qui ordonne ; Eloqui, de l'orateur.

Nous disons Percussus en parlant du corps ; Perculsus en parlant de l'esprit. Cicéron, sur les Signes : « Tanquam illa ipsa face perculsus esset. »

Efferunt, ceux qui emportent, et ceux qui relèvent quelqu’un par l'éloge. Cicéron : « Nimium hæc illi fortasse efferant. »

Discrimen s'entend et d'un péril et d'une épreuve.

Indigenæ se dit des hommes ; Indigetes, des dieux ; Indigetes se dit aussi de ceux dont on a fait des dieux.

Circumpedes s'applique aux hommages des esclaves ; Antepedes, à ceux des amis. Juvénal :
« Togati
Antepedes.
 »

Insita arbor, c'est l'arbre qu'on a fendu pour y introduire un germe étranger : Adsita, celui qui est assez vigoureux pour qu'on lui en donne un autre à soutenir. Horace : « Qua populus adsita surgit. » désignant le peuplier marié à la vigne.

Fremor, c'est le grondement de l'homme ; Fremitus, celui de la bête.

Flavus, c'est ce qui est roue, comme « flava Ceres » ; Furvus, ce qui est noir. Horace : « Quam pane furvœ regna Proserpinæ. » Fulvus, ce qui est noir, rouge, sauvage et superbe, comme « fulvus leo, » et « fulva aquila, » et « fulvum aurum. » Virgile, dans ce vers, « Fulva pugnas de nube tuentem », décrit une nuée qui avait quelque chose du feu céleste et des ténèbres de la douleur, un reflet de la colère d'Énée, de la tristesse de Turnus. Fulvus s'applique très bien à l'or ; car une teinte un peu foncée s'ajoute à l'éclat dont il brille.

Postulatur ce qu'on demande poliment ; Poscitur ce qu'on réclame avec violence. Cicéron, dans le discours sur les Blés : « Incipiunt postulare, poscere, minari. »

Alvus se dit du ventre de l'homme ; Uterus, de celui de la femme ; Venter s'emploie pour les deux sexes.

Nous disons Supplicia des tortures, et des prières aux dieux.

VII. — REPOSIANUS (ou plutôt NEPOTIANUS)[viii]. LES AMOURS DE MARS ET DE VÉNUS,

APPRENEZ qu'il ne faut jamais croire à la sécurité dans les amours. Vénus elle-même, qui commande à la flamme, à l'ardente milice, qui pouvait aimer sans crainte sous la garde de Cupidon, qui enseigne la ruse et protège les larcins des amours, Vénus ne put trouver pour elle un réduit assuré. Dur et méchant enfant, cruel par le crime de ta mère, tu promènes partout tes triomphes, Amour, et nulle conquête ne peut t'assouvir. Puisque tu te ris de Jupiter, que tu forces toujours de détourner ses foudres, prouve-lui aujourd'hui, à ta gloire, que tes flèches ont des feux plus puissants. Enlace, enfant, Vénus et Mars dans les anneaux d'une même chaîne ; que Mavors amoureux porte la marque de l'esclavage ; qu'il soit chargé de liens et captif à son tour, ce guerrier redouté ; qu'il traîne ton char, et que, dompté par l'amour, il fléchisse son cou farouche sous ton joug de roses. Après le carnage, après la guerre, le puissant Gradivus soupire, soldat novice, en ton camp ; lui devant. qui tout tremble, il tremble devant toi, et suit la chaîne qui le mène au plaisir. Allez, Muses que j'implore ; pendant que Mars, pendant que la caressante Cythérée, exhalent de leur, sein de nombreux soupirs, pendant que leurs lèvres enlacées confondent leur haleine, préparez dans des vers harmonieux ces chaînes de Vulcain, qui doivent emprisonner Mars, sans blesser au milieu des plaisirs les bras de Vénus que meurtrirait presque un lieu de roses. Car on dit que la déesse de Paphos, aimée de Vulcain et de Mars, fut surprise en adultère et trahie par Phébus, et que son époux, usant de ses justes droits, la chargea de chaînes. Elle porta aux mains de dures étreintes, elle subit les liens de fer de son époux. Quelle vive douleur pour elle ! Est-ce l'Amour qui lui donna du courage ? Cruel Vulcain, pourquoi ce travail ? Pourquoi forger dans les feux des Cyclopes des fers à Vénus ? Il faut à ses mains des chaînes de roses et ne les attache pas toi-même ; laisse Cupidon l'enlacer avec adresse ; il ne lui déchirera pas le bras des durs nœuds de tes étreintes.
Il y avait un bois cher à Mars, où se plaisait la déesse depuis la perte d'Adonis : star asile pour l'adultère, si Phébus ne l'eût pas éclairé, il était digne de l'amour de Cypris, digne des hommages de Byblos et de la protection des Grâces. Dans ce bois ne s'élèvent pas de vils herbages, mais des fleurs dont la pourpre se nuance à la blancheur des lis. La terre prodigue au bois sa parure ; ici la vigne étend son ombrage ; plus loin le laurier, puis le myrte : et les lauriers ont là des beautés nouvelles ; car, parmi leur feuillage, le lis penche sa tige odorante : là aussi la rose et la violette, et tout l'éclat des fleurs ; là, parmi les violettes, le tendre hyacinthe à la riante chevelure. Aimable séjour, riche de tant de dons ! Et pourtant ni l'or ni la pourpre ne brille en ces bocages : partout des lits de fleurs, retenus par des guirlandes de fleurs, et jonchés d'une litière de fleurs. L'opulente nature est en travail pour les plaisirs de Vénus. Là, de limpides fontaines se couvrent de roseaux, non de roseaux vulgaires, mais de ceux dont l'enfant Cupidon façonne ses flèches cruelles. C'était, je crois, le seul bois réservé par la déesse de Paphos à ses amours : c'est là que d'ordinaire elle attend Mars. Où sont les Grâces ? où sont les Charites ? Pourquoi, cruel enfant, ne point enlacer les bandelettes ? Toi, fais-lui un lit de roses : toi, prépare les guirlandes, et rattache gracieusement sa chevelure avec des nœuds de roses. Toi, cueille la fleur purpurine, respire-la longtemps pour en savourer le parfum, et que ta douce main.... la plonge dans ton sein ; mais, de peur que la rose empourprée ne te blesse de son épine, effeuille-la avant de la presser sur ta tendre gorge. Tels sont les divertissements qui conviennent aux Nymphes dans le bois de Vénus. Protégez contre toute atteinte les amours de la déesse ; entrelacez prudemment de liens serrés les rameaux épais, pour que Titan ne puisse percer le feuillage de l'éclat de ses rayons.
Ainsi dans ces bocages, pendant que Mars livre d'horribles batailles, et frappe cruellement les peuples d'épouvante, Vénus se divertit, mêlée aux tendres filles de Byblos. Tantôt elle rappelle en ses chants les divers~amours des dieux ; tantôt, en s'accompagnant de la voix, elle balance son beau corps avec grâce, elle entremêle vivement ses pas, elle pose ou soulève son pied tour à tour ; puis, mollement soutenue sur son jarret qui plie, elle s'assied. Souvent aussi elle attache de belles fleurs dans les tresses de sa chevelure, ou pare d'un peigne divin ses cheveux parfumés d'ambroisie. Pendant que la douce Vénus cherche ainsi, en variant ses jeux et ses plaisirs, à soulager son amour qui languit dans l'attente, pendant qu'elle pleure, parce que les voluptés qu'elle aime tardent à venir, voici le dieu de retour après la guerre ; après les combats, voici le farouche vainqueur vaincu par l'amour. Pourquoi porter ces armes de fer ? Pour ne point effrayer Cypris, il faut te couronner de roses. Ah ! que de fois la déesse, affectant un courroux menteur, accusa du regard son tardif amant ! Souvent aussi en pleurant elle le menaça d'un faible coup de son bouquet ; ou pour mieux séduire encore le guerrier qu'elle embrase, elle s'approche, suspendant un baiser à ses tendres lèvres ; elle ne se livre pas tout entière, elle ménage ses caresses et mesure son amour. Mars subjugué dépose ou de ses mains laisse glisser sa lance : elle tombe ; un myrte la retient suspendue à ses branches. Emporte ce glaive, enfant ; toi, Grâce, dégrafe ce casque : que l'une d'entre vous détache ces nœuds, qu'une autre brise ces courroies de fer ! Débarrassez, filles de Byblos, la poitrine endurcie de Mars du poids de la cuirasse, prenez son bouclier et ses javelots ; il ne doit aujourd'hui toucher que des violettes. Réjouis-toi, Cupidon, ta seule puissance a dompté le dieu terrible. Pour javelots il veut des fleurs, pour boucliers des guirlandes de myrte, et une rose au lieu du glaive qui pourrait te nuire et qu'avec raison tu redoutes. Mars s'était dirigé vers le lit, et pesant durement de toute sa lourdeur sur les roses, il en flétrit toute la fraîcheur. La belle Vénus marchait avec précaution, marquant à peine la trace de ses pas, craignant de blesser ses tendres pieds aux aiguillons des fleurs : tantôt elle renoue sa chevelure qui se détacherait sous les baisers ; tantôt, laissant flotter sa robe, elle en relève les plis à peine : elle ne veut ni se cacher tout entière, ni mettre à nu tout son amour. Lui, du milieu des fleurs qui le couvrent pour voiler ses larcins, contemple Vénus d'un œil avide, et tout entier s'enflamme et frissonne. La déesse s'étend sur la Bouche. Saint Cupidon ! quelles douces paroles, quels tendres mots ils murmurent ! Que de baisers s'échangent et s'attachent à leurs lèvres ! Que leurs membres s'enlacent bien dans ces chaudes' étreintes ! Mars presse de sa main droite la poitrine de Vénus, lui passe autour du cou son bras, gauche, et de peur que son poids ne la blesse, ramasse au-dessous d'elle les lis blancs et les feuilles de roses. Souvent, d'un léger mouvement de sa cuisse, la déesse a réveillé dans son amant les flammes qu'elle seule allume. Enfin la fatigue abat les membres de Mars, qui s'abandonne aux langueurs du repos, mais tout l'amour, toute la flamme du dieu ne l'ont point quitté : du fond de sa poitrine, des soupirs s'échappent pendant son sommeil, et ses poumons haletants soufflent Vénus et tous ses feux. Vénus elle-même est embrasée de poisons brûlants dont l'ardeur -la dévore, et son sommeil n'est pas moins agité. Quel doux repos pourtant ! Qu'elle est belle ainsi, avec ses membres nus abattus par le sommeil ! Soutenu sur ses bras de neige, son cou brille d'un pur éclat, de sa poitrine qui se gonfle deux boutons étincellent. A demi renversé, son corps s'incline mollement sur le côté ; et les cuisses repliées, l'œil tourné vers Mars, elle s'est endormie gracieuse et décente. A l'entrée du bois, Cupidon, maître des armes de Mars, après les avoir examinées l'une après l'autre, attache d'un lien de fleurs la cuirasse, le bouclier, le glaive, le casque et son aigrette menaçante : puis il lève la lance, il la pèse, et s'étonne que ses flèches aient eu tant de puissance.
Déjà Phébus avait envahi de ses rayons la moitié de l'univers ; déjà, dans les espaces élevés qu'il embrase, il partageait également les heures du jour, et retenait ses coursiers enflammés. Lumière jalouse, hélas ! qui découvre les amants ! Pourquoi, Phébus, trahir par tes clartés les amours de Vénus ? Interdits devant un tel juge, Mars, Amour et Vénus tremblent à la vue de tes rayons qui se glissent à travers les branches ; ils ne peuvent nier leur crime dont u es témoin. Phébus, qui laissait aller ses rênes, aperçoit Mars aspirant sur le sein de Vénus tous les feux de l'amour. Ô trompeuse sécurité des choses ! les dieux eux-mêmes ne peuvent goûter des plaisirs tranquilles. Qui ne compterait, quand Cypris aime, et avec un tel garant, sur un amour sans trouble ? Si nous avons l'exemple d'une divinité prise en défaut, que peut espérer le mortel pour ses amours ! Où porter nos vœux, quels dieux implorer, pour être en sûreté dans l'adultère ? Cypris aime, et n'aime point sans danger ! Phébus retient ses rênes, et tournant, je crois, tous ses rayons vers le bois, il prononce ce peu de mots : « Lance à présent tes traits, Cupidon ! à présent, divine Vénus, que te voilà vaincue par les flèches de ton fils, tu me consoles : sous ton joug j'ai aimé sans crainte ; nos amours sont la fable du monde, mais ne sont point un crime. » Il dit, et irrite Vulcain de ces amères paroles : « Dis-moi où peut être la pudique Cythérée, mari sans défiance ; elle M'appelle en pleurant, elle te réserve son chaste amour. Cherche-moi aussi Mars, à qui tu as naguère forgé des armes ; ou si par hasard tu ignores les vices effrontés de ta Vénus... » Il dit, et illumine le bois des flots de sa lumière ; il verse tous ses feux pour dévoiler le crime. Le dieu du feu demeure stupéfait à la vue d'un tel outrage : presque immobile de torpeur, il maîtrise à peine sa douleur et sa colère ; ses lèvres frémissent, il pousse du fond de sa poitrine des sanglots lamentables ; il exhale en courroux des soupirs étouffés. Il court dans sa fureur aux antres de l'Etna. A ses ordres, tous les bras s'empressent ; la douleur seconde les efforts de l'art. Quels prompts serviteurs que l'art, la divinité, la flamme, l'hymen, la rage et la douleur ! A peine, en donnant ses ordres, il en avait expliqué le motif, que déjà l'époux emportait des chaînes pour sa vengeance. Il s'approche du bois sans être vu de l'Amour ni des Grâces toutes ses colères sont protégées par la ruse. Alors, à coups légers et suspendus, il rive des fers aux mains des coupables ; il enlace les bras robustes aux tendres bras. Mars et la belle Cythérée s'éveillent. Mars pourrait briser ces solides entraves, mais son amour le retient, il blesserait les bras de Vénus. Et toi, alors, tu te cachais sous le casque et parmi les armes ; tu tremblais, Cupidon cruel ! Debout, l'œil menaçant, Mavors s'indigne d'être surpris en adultère. Mais la déesse de Paphos ne s'abaisse point à déplorer la découverte de sa faute ; elle songe à la vengeance : après avoir, roulé plusieurs projets en son esprit, elle comprend que, pour punir Phébus, il faut qu'il aime ; et, sans attendre, elle prépare déjà ses piéges, elle embellit les cornes du taureau qui doit rendre Pasiphaé coupable, et venger Cupidon son complice.

VIII. — DINAMIUS LE GRAMMAIRIEN dit à son disciple[ix] :

Ô quelle condition déplorable et fortement maudissable ! Dieu nous appelle au ciel, et le diable nous plonge dans l'enfer. Nous suivons le ravisseur, nous laissons passer le rédempteur : celui qui nous aima, nous le baissons ; et celui qui nous asservit, nous l'aimons : nous chérissons plus celui qui nous a réduits en esclavage que celui qui nous a rendus à la liberté. Aie toujours cette pensée devant les yeux : que ni la foule des amis, ni la multitude des serviteurs, ni les monceaux d'or et d'argent, ni l'éclat des pierres précieuses, ni l'abondance de la vendange, ni le poids des moissons, ni le nombre des olives, ni l'agréable étendue des prairies, ne peuvent apporter du secours à l'âme qui s'échappe du corps ; mais que, plus on a aimé, plus on pleure, et, ne pouvant porter aucun remède, on se meurtrit du poing les bras et la poitrine, ce qui pourtant n'est d'aucun soulagement à celui qui est enfermé dans le sépulcre. C'est pourquoi il faut chérir notre ami véritable, dont partout, avant comme après la mort, l'appui nous accompagne, et qui pour cela s'appelle notre rédempteur, car il nous a rachetés de la captivité du diable ; notre sauveur, car il nous a délivrés de nos péchés ; notre aide, car il nous assiste à propos dans les tribulations ; notre protecteur, car sa protection nous conserve invulnérables au milieu de nos ennemis ; notre refuge, car il nous ouvre l'accès des tabernacles éternels.

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[i] Voir la note 1 de la première Préface.

[ii] Voir la note 5 de l'Éphéméride.

[iii] Voir première la note de la onzième pièce des Parentales.

[iv] J'ai passé les mots memor es quam illos, que je n'ai pas compris.

[v] Voir la deuxième note de la pièce VIII des Professeurs.

[vi] Voir la note première de la pièce XIII des Professeurs.

[vii] Voir la première note de la pièce XIV des Professeurs.

[viii] Voir la première note de la pièce XV des Professeurs.

[ix] Voir la première note de la pièce XXIII des Professeurs.

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