Gloire aux écrivains infatigables qui s'efforcèrent, dans le moyen âge, de
reconstruire le frêle sanctuaire des lettres, ruiné par tant d'invasions
successives des barbares! Après l'orage et la destruction, c'était l'âge d'or de
la renaissance et du calme réparateur. Que de veilles laborieuses, que de
fouilles savantes pour arracher à l'injure de l'oubli les monuments les plus
précieux de l'intelligence humaine! Mais aussi combien d'erreurs et de
mécomptes! combien d'infructueuses recherches et d'investigations en pure perte!
et puis, les doctes reliques une fois retrouvées, le pédantisme opiniâtre des
commentateurs vint presque gâter tous les fruits de la découverte. Ajoutons
encore à cet abus des meilleures choses, les controverses sans fin, les
querelles brutales et le cynisme de polémique du vieux classicisme grec et
latin; enfin, par-dessus tout, la crasse ignorance des copistes. Ces nouveaux
barbares firent passer les différents textes et manuscrits par les plus cruelles
mutilations; l'homme de goût en vint jusqu'à gémir sur les efforts de travail
des premiers réparateurs, puisqu'ils en étaient si mal récompensés. Le zèle et
la bonne foi des conservateurs furent méconnus. Le dirai-je? les modernes
interprètes eux-mêmes firent, en désespoir de cause, dans leur superbe
ingratitude, un crime réel aux originaux, de toutes les bévues de leurs
infidèles copies.
L'historien Sextus Aurelius Victor, objet de celte notice, en aurait-il souffert
comme tant d'autres auteurs, plus célèbres du reste? Oui, certes, et peut-être
autant que personne. Pour ne parler que des écrivains de l'ancienne Rome, si
c'était un Salluste, un Tite-Live, un Tacite un des maîtres classiques, en un
mot du siècle d'Auguste, ne pourrait-on pas reprocher aux arrangeurs quand même
d'avoir ici tout altéré, tout dénaturé, tout perverti sans scrupule, ni remords
de conscience? Heureux Aurelius Victor de les sauver d'un trop juste anathème,
par le rang modeste, pour ne pas dire obscur, qu'il occupe dans la galerie
historique des abréviateurs latins, quel que soit d'ailleurs son mérite, bien
que toujours secondaire.
Car enfin, même sous le rapport biographique, on ne saurait le juger
qu'imparfaitement et sur de simples probabilités. Le nom de sa patrie, l'époque
de sa naissance, les ouvrages dont il fut le véritable auteur, la date de sa
mort et des règnes sous lesquels il exerça des fonctions publiques, tout reste
incertain à cet égard. Examinons succinctement ces divers points l'un après
l'autre, en terminant par les livres que l'on a cru devoir lui attribuer; c'est
le côté critique et littéraire, celui sur lequel nous devons le plus nous
étendre.
Était-il Africain? C'est probable, à lire dans l'histoire des Césars, le seul
écrit qu'il ait composé peut-être, les louanges qu'il prodigue au cauteleux et
inflexible Septime Sévère. Là respire je ne sais quel sentiment d'amour-propre
national, qui pourrait faire suspecter la candeur du panégyriste. Dans un autre
passage des Césars, il dit que les meilleurs empereurs romains furent étrangers;
de là, l'éloge de Septime Sévère, qu'il s'efforcerait vainement toutefois de
faire passer pour le modèle des bons princes, Quant à Carthage, permis à
l'Africain Aurelius Victor (s'il était réellement Africain) de l'appeler
l'ornement du monde, (terrarum decus) : ruinée par la fureur des guerres
civiles sous les Gordiens, l'ancienne patrie d'Hannibal méritait une si noble
épithète de la part d'un écrivain d'origine africaine.
À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
Né au IVe siècle, qu'importe la date de sa naissance, Aurelius Victor
aurait pu fleurir depuis le règne de Constance jusqu'à ce-lui de Théodose. En
effet, au ch. XXVIII de son livre réel ou supposé des Césars, il parlerait,
comme d'une année qui lui serait contemporaine, de la 1110e
année depuis la fondation de Rome, c'est-à-dire de la 348e de J.-C.,
ou de la 12e du règne de Constance. Il ferait aussi mention d'un
tremblement de terre arrivé alors dans la ville de Nicomédie, sous le consulat
de Cerealis : ce qui répondrait, faut-il le répéter encore, à la 1110e
année de Rome, ou bien, si l'on veut, à la 348e
année de l'ère du Christ. Il est inutile de dire qu'au milieu de tant
d'incertitudes historiques, nous n'assurons rien, nous ne précisons rien,
toujours en conjecturant selon les probabilités. Continuons donc, et procédons,
pour cause, sur le même mode, non de pyrrhonisme, mais de doute historique.
S'il est vraiment l'auteur des Césars, Aurelius Victor serait sorti d'une
famille obscure et tout à fait illettrée. Nous renvoyons à la partie littéraire
ses nobles réflexions sur ce sujet... Malgré son humble origine, les talents de
l'historien des Césars l'auraient élevé aux honneurs sous les règnes de
Constance et de Julien, voire même de Valentinien et de Théodose. Nommé par
Julien, en 361, préfet de la basse Pannonie, il aurait été honoré d'une statue
d'airain en récompense de ses services : nous ne citerons pas, ici même, les
paroles flatteuses d'Ammien Marcellin, tout estimable et tout digne de foi qu'il
nous paraisse, Aurelius Victor n'ayant point cessé d'être pour nous un être de
raison, presque un mythe, une énigme inexplicable. Ces paroles, d'ailleurs, on
va bientôt les trouver dans la partie littéraire.
Longtemps après avoir obtenu les honneurs de sa statue, si l'on s'en rapporte au
liv, XXI, ch. 18, du même Ammien Marcellin, notre auteur aurait été créé préfet
de Rome, puis enfin, consul avec Valentinien en 369. Quel était ce Valentinien?
Mais non, demandons plutôt quel était ce Victor? Nous nous permettrons cette
demande, parce qu'un moderne biographe de Sextus Aurelius Victor, M. Durdent (Biogr.
universelle), semble croire que cette dernière dignité de consul fut
probablement obtenue par notre historien sous Théodose... Mais le règne de
Valentinien précéda celui de Théodose; ou s'agirait-il deThéodose le Jeune ?...
On s'embrouille soi-même à vouloir éclaircir des points embrouillés... À moins
peut-être, comme nous osons le présumer d'après le savant Vossius, qu'il y ail
eu deux Victor, l'historien des Césars, le contemporain de Julien et de
Constance, puis un autre, à peu près du même nom Victorius ou Victorinus,
l'auteur de l'Épitomé, par exemple, lequel aurait vécu sous les règnes de
Théodose, d'Arcadius et d'Honorius. Dans cette dernière hypothèse, on peut
conjecturer aussi que la dignité de consul eût été probablement obtenue sous
Théodose, par le Victor des Césars; et toujours le même Victor, préfet de Reine
ou consul, consul ou préfet de Rome, aurait pu graver sur un monument une
inscription en l'honneur de Théodose. Quoi qu'il puisse être, en supposant que
tous ces passages cités aient rapport au même Sextus Aurelius Victor, il n'est
pas improbable non plus (pour employer les termes de la Biographie
universelle) que notre Aurelius Victor, le Victor de cette notice, ait
peut-être occupé sous plusieurs empereurs des postes d'une grande distinction,
et vécu jusque vers la tin du IVe siècle... Remarquez aussi que je me
sers à dessein du mot peut-être, toujours par suite de la méthode problématique
ayant force de loi dans ce dédale inextricable de noms, de personnes, d'époques
et d'événements.
Abordons le point de vue critique et littéraire : par là, nous entendons
l'examen des ouvrages attribués à S. Aurelius Victor. On ne prête qu'aux riches
: Aurelius Victor est-il assez riche de son propre fonds pour qu'on puisse lui
appliquer le proverbe? Oui, d'un côté; non de l'autre : oui pourtant, plutôt que
non, puisque, selon tous les critiques, une seule fois d'accord après leurs
longues contestations, on ne saurait prêter à d'autres le livre des Césars. Or,
ce livre est plein de vigueur et de nerf : style africain, soit; style rude,
âpre et tout de fer, nous le voulons bien encore; mais il n'y a pas moins là du
Tacite, pour le tour, la force de l'expression et la profondeur des pensées.
D'une autre part, un historien à qui l'on donne ou à qui l'on prête ces trois
ouvrages, savoir : l'Origine du peuple romain, les Hommes illustres, et
l'Épitomé, ou Abrégé de la vie des empereurs; un écrivain de ce mérite, et qui,
si l'on excepte Ammien Marcellin, devrait obtenir la palme de la composition
historique du IVe siècle; le Tacite africain, répétons-le, ne saurait
avoir produit les trois opuscules qu'on vient de citer. Eh bien, c'est la faute
de l'ignorance complètement démentie par les plus savants commentateurs, par
Vossius entre autres, si quelqu'un peut croire encore Sextus Aurelius Victor
auteur de ces faibles compilations (l'Épitomé surtout) empruntées de Suétone,
d'Europe, de Spartien, etc., etc.
Ainsi, des quatre livres attribués à notre historien, un seul lui reste, et
c'est le meilleur des quatre, le seul même qui soit bon : c'est ce qui fait son
éloge; d'où les ignorants se sont empressés de le charger des trois autres.
L'Origine du peuple romain n'est point d'Aurelius Victor, de l'aveu des plus
illustres critiques et de madame Dacier. Mais l'ouvrage serait-il d'Asconius
Pedianus, commentateur de Cicéron et contemporain des premiers empereurs? On le
croit, sur cette simple donnée, que l'auteur de ce livre en a écrit un livre
intitulé de Origine Patavina. Or, comme Asconius Pedianus était de Padoue, donc
il faut en conclure, dit-on, qu'il est l'auteur de celui-ci. C'est bien le cas
de s'écrier :
Belle conclusion et digne de l'exorde.
Mais Tite-Live était aussi de Padoue; donc on pourrait lui attribuer, selon le
même raisonnement, l'Origine du peuple romain !...
En conscience, nous aimerions bien mieux, et pour cause, avoir retrouvé ses
Décades perdues.
Au surplus, l'auteur inconnu qui composa l'Origine du peuple romain déclare
qu'il a fait plusieurs emprunts à l'Africain Victor, preuve incontestable que
l'ouvrage n'est point de ce dernier, mais qu'il en avait écrit, sur le même
sujet, un autre qu'a mis à contribution l'imitateur plagiaire, ainsi que cela
s'est tant de fois pratiqué. Plaignons les lettres d'avoir perdu l'ouvre
véritable de l'auteur pillé; car on doit à cet auteur l'histoire des Césars.
Mais n'en jugeons pas avec moins de mépris l'élocution verbeuse et diffuse du
compilateur. Est-ce là le style serré, nerveux et concis d'Aurellus Victor?
Philologue à la glace, le faux Victor de l'Origine, etc., disserte pesamment; il
vous embarrasse, il vous surcharge de citations, de notes explicatives,
interprétatives, et des noms de tous les écrivains qu'il a consultés ou pillés.
D'après son titre, le livre de l'Origine, etc., remontait jusqu'aux temps
incertains de Janus, pour se terminer vers le dixième consulat de Constance;
mais ce qui nous en reste ne s'étend qu'à la première année de la fondation de
Rome.
Les Hommes illustres commencent à Procas, roi des Albains, et finissaient
d'abord à Pompée : mais ensuite André Schott a donné, d'après d'anciens
manuscrits, un supplément de neuf chapitres, qui se terminent à la reine
Cléopâtre. Souvent imprimé au XVIe siècle, sous les noms de Suétone,
de Pline le Jeune et d'Émilius Probus, le de Viris fut aussi attribué à
Cornelius Nepos, et même à Tacite (c'était lui faire bien de l'honneur), sans
doute parce que l'historien des Annales passe pour avoir écrit un Dialogue sur
les illustres orateurs latins.
Au milieu de toutes ces fausses assertions, n'oublions pas que le savant Juste
Lipse avait cru devoir en restituer la paternité véritable à Fabius Quintilien,
autre riche à qui l'on prête volontiers... Puisque Fabricius et Schott ont
pensé, malgré ces différentes opinions, que le de Viris
était d'Aurelius Victor, disons en passant qu'il est glorieux pour ce dernier de
se trouver mêlé à si bonne compagnie. Le de Viris toutefois n'est pas
plus de lui que de Pline, de Cornelius Nepos, de Suétone, de Quintilien, ou de
Tacite. Ce qui probablement a pu le taire croire, c'est que le style trahit un
auteur étranger à l'élégance latine des siècles d'Auguste, ou de Tacite et de
Pline le Jeune; présomption qui serait beaucoup moins honorable pour notre
historien. Mais, encore une fois, le de Viris ne lui appartient
nullement; car pour quel motif aurait-il composé trois fois la Vie de César
Auguste Octavien : celle, ch. LXXIX des hommes illustres; celle, ch. 1er, des
Césars, et celle, ch. 1er, de l'Épitomé? Pourquoi, d'une autre part, un si grand
contraste sous le rapport d'écrire l'histoire? Chez l'un, dans les Césars,
facilité, clarté, concision ; chez l'autre, dans les hommes illustres,
obscurité, pesanteur et sécheresse. Dans les Césars, la sagesse des réflexions
prouve qu'Aurelius Victor, comme écrivain, n'eut pas moins de jugement que de
probité. Rien de pareil dans les hommes illustres... Ce livre cependant n'offre
pas moins d'intérêt historique que l'on n'en trouve dans les Césars.
Avant de passer à quelques citations remarquables de ce dernier ouvrage, le seul
qu'on reconnaisse comme appartenant en propre à Aurelius Victor, disons quelques
mots sur l'Épitomé ou Abrégé de la vie et des mœurs des empereurs.
À lire le titre seul, une grave difficulté s'élève sur son véritable auteur.
L'Épitomé serait-il de Victor, de Victorien ou de Victorin? car tels sont les
trois noms que portent les manuscrits : Victor, Victorius, Victorinus.
Là-dessus, les critiques de s'escrimer à qui mieux mieux, sans pouvoir découvrir
le véritable père de l'Abrégé. Nous avons expliqué, dès le commencement de cette
Notice. les raisons qui font récuser Aurelius Victor, comme auteur de ce livre.
Ainsi donc, sans revenir sur les lambeaux d'expressions et de phrases dérobés
pèle-mêle dans Eutrope, Spartien Orose, etc., l'Épitomé présente encore de si
fortes contra-dictions avec les Césars, pour les dates ou pour l'exposé des
faits et de leurs circonstances particulières, qu'il serait impossible
d'imaginer que la même plume dl composé ces deux écrits. Soyons juste cependant
: l'Épitomé n'est point tout à fait sans mérite: le bon goût, la nerveuse et
sage précision d'Aurelius Victor sembleraient s'être reflétés sur plusieurs
chapitres de l'opuscule anonyme. Nous recommandons surtout aux lecteurs
instruits le commencement et la fin de l'œuvre : je veux dire, la Vie d'Auguste
et celle de Théodose. Il n'y a pas moins do tact dans les réflexions relatives
au règne de Vespasien. Enfin, le règne d'Adrien est un tableau rapide, animé,
plein de verve et de mouvement. Il y a là quelque chose de la vie mobile, si
multiple et si variée du plus docte et du plus spirituel des empereurs romains.
Quoi qu'il en soit, tout cela est bien loin do valoir Sextus Aurelius Victor
parlant de lui-même dans les Césars.
Après une touchante et noble réflexion sur l'ordre donné par Septime Sévère pour
faire supprimer les écrits de Salvius Julianus, l'auteur ajoute : « ce qui doit
inspirer plus de confiance à tous les gens vertueux, et surtout à moi, qui, né à
la campagne, d'un pauvre laboureur sans instruction, ai su jusqu'ici, par des
études sérieuses, me procurer une existence des plus honorables. »
Voilà bien celui que le meilleur historien d'une époque de décadence, Ammien
Marcellin, citait hautement (liv. XXI, ch. 18) comme un homme digne des plus
beaux éloges pour sa grande sobriété.
On a demandé et l'on demandera plus d'une fois encore si cet auteur honnête
homme, aux principes solides et purs de toute faiblesse humaine, était chrétien.
Si l'on examine la morale austère qui respire dans ses écrits, et l'indignation
généreuse avec laquelle il flétrit les vices monstrueux de certains empereurs,
on sera tenté, avec grande apparence de raison, de le proclamer chrétien. De
plus, il en avait toute la modestie, toute l'humilité : car, au lieu de rougir
de son humble naissance, il s'en faisait honneur et gloire, principalement
lorsqu'il songeait à ses travaux consciencieux. C'est par là qu'il avait obtenu
l'estime et la confiance du grand Théodose, qui l'honora des postes les plus
éminents. Mais, bien qu'il ait mérité, par ses vertus, d'être chrétien,
peut-être serait-il téméraire d'affirmer positivement qu'il le fut en réalité.
Examinons impartialement ce difficile problème, qu'assurément nous ne nous
flattons pas de résoudre : nous exposerons seulement nos conjectures et nos
doutes. Trois fois Aurelius Victor trace la vie d'Auguste, si l'on admet qu'il
ait écrit les Hommes illustres et l'Épitomé comme on le reconnaît pour être
l'auteur des Césars; trois fois il garde le silence sur la naissance du Christ,
que n'aurait pas manqué de célébrer, avec joie, avec enthousiasme, mi écrivain
qui eût suivi la religion chrétienne. Sous plusieurs empereurs les chrétiens
sont horriblement persécutés; leurs angoisses, leurs tortures, leur martyre
sublime n'arrachent pas une seule plainte à Aurelius Victor; il ne voue pas à
l'exécration universelle les Néron, les Dèce, les Dioctétien ; pas un mot en
faveur de ses frères en religion; pas une apostrophe à leurs ardents
persécuteurs; pas un éloge pour Constantin, lorsqu'il embrasse le christianisme.
Il passe sous silence l'apostasie de Julien, et il ne le blâme nulle part d'être
revenu au culte des faux dieux; il ne se félicite point lui-même de ne plus
adorer les idoles, ce qu'il n'aurait pas manqué de faire s'il avait été
chrétien. Dans son style, il emploie toujours les expressions religiones,
deos, qui prouvent bien que la lumière de la foi n'avait point lui à ses
yeux; il aime à imiter, et il le fait souvent avec un rare bonheur, les belles
pensées du païen Tacite. Disons enfin que, animé par l'inspiration du
christianisme, Aurelius Victor se fût élevé sans doute à la hauteur des Lactance
et des saint Augustin; mais, à part le mérite que nous nous plaisons à lui
reconnaître, il ne sera jamais cité comme un auteur latin de premier ou même de
second ordre. Toutefois, sans mériter, comme les Tacite et les Tite-Live, de
servir de modèle, pour le style surtout, il serait, nous le pensons, d'un grand
secours et d'une véritable utilité aux jeunes gens dans leurs études
historiques, non seulement à cause des faits importants qu'il renferme et qu'il
environne de circonstances toutes différentes de celles des autres écrivains,
mais encore par la sagesse et la solidité de ses réflexions. Je ne sais quel
goût inné de vertu respire dans chaque page de cet écrivain aussi judicieux
qu'original. S'il n'a pas, en qualité de peintre eu de narrateur, le charme et
les antithèses brillantes d'un Florus ou d'un Paterculus, à défaut de
développements ou d'un coloris plus agréable, quel coup d'œil rapide et profond
! Il montre d'un seul trait les hommes et les événements... Montesquieu devait
s'inspirer d'Aurelius Victor : peut-être lui doit-il en partie les plus vives
illuminations de la Grandeur et de la décadence des Romains... Son
magnifique portrait de Trajan n'est pas d'Aurelius Victor; mais celui-ci a pu en
faire concevoir l'idée première. Le Tacite africain était digne d'alimenter, par
ses nerveuses réflexions, le génie politique du grand publiciste imbu de la
lecture du Tacite romain. Pour compléter l'éloge des Césars, et ce qui doit
ajouter encore. aux regrets des savants, c'est que nous ne possédons pas tout
entier l'estimable ouvrage d'Aurelius Victor. Les lettres ont fait, il est vrai,
de plus grandes pertes; mais celle-ci n'en est pas moins réelle, surtout si nous
nous rapportons, à cet égard, au témoignage de madame Dacier. Voici comme cette
savante s'exprime, sur ce sujet, dans une langue dont elle était si digne
d'apprécier les plus beaux modèles :Iliud tibi, lector, scrupulum movere
possit, cur si Aurelius Victor sub Arcadio et Honorio vixerit, idem in Carsarum
vitis ultra Julianum non pergat : verum multa etiam in causa esse potuerunt, cur
Aur. Victor in Juliano operi suo modum dederit. Nam forfasse reliquorum
imperatorum vitas non tam praetermisit, quam eas ad majorem scribendi
diligentiam reservavit, quod de se scribit Eutropius. Ut vere dicam quod sentio,
libellum de Caesaribus auctiorem olim fuisse reor, et Theodosi vitam amplexum.
Sed paulo post quum aliquis ejusdem fere ætatis ex hoc libello, et aliis nempe
Suetonio, Eutropio, Ammiamo, Epitomem, vel in sui ipsius, vel in alioriun usum
texuisset, ita factum esse ut libellus de Caesaribus paulatim neglectus in
inanus hominum venerit, et multis mendis inquinatus, et parte sui etiam mutilus.
Hanc iniquam sortem per Abreviatores suos multi alii experti sunt, ut Trogus
Pompeius per Justinum, Livius per Florum, etc. ( Préface de l'édition de
madame Dacier, ad usum Delphini.)
Cette hypothèse de l'érudition ne manque pas d'une certaine probabilité; l'on
peut lui appliquer le proverbe italien : Se non è vero, è ben trovato.
Regrettons aussi, avec madame Dacier, la perte des recherches précieuses que
Huet, le savant évêque d'Avranches, avait faites particulièrement sur Aurelius
Victor : elles eussent jeté sans doute un grand jour sur l'obscurité qui
enveloppe cet auteur.
Nous venons de reproduire un passage de la préface de l'édition d'Aurelius
Victor par madame Dacier. À elle donc les premiers honneurs de la publication de
cet historien ! à elle la première palme d'éditeur, non par droit de vétérance,
il est vrai, mais par justice et par sentiment d'amour-propre national, plus
encore que par urbanité française! Telle est maintenant pour terminer, la
nomenclature des diverses éditions et traductions d'Aurelius Victor. C'est la
partie bibliographique.
André Schott donna à Anvers, en 1579, une première édition in-8° d'Aurelius
Victor, avec un commentaire. Il fut réimprimé dans les collections de Sylburgius
(1588-1590, 3 volumes in-f°), dans celles de Gruter (1611, in-f° ), de Boxhorn
( 1632, in-12).
II parut séparément beaucoup d'éditions de cet auteur; les meilleures sont :
celle de Samuel Pitiscus, Trajecti ad Rhenum, 1696, in-8°; celle de
Juncker, Lipsiae et Francofurti, 1704 in-8° (publiée pour les élèves d'un
collège d'Allemagne, avec des constructions explicatives, placées au bas de
chaque chapitre ou de chaque page); celle de John Arntzen (Amstelodami, 1733,
in-4°, cum notis variorum ); celle de Cobourg (1759 et 1768, in-8° ); celle
d'Erlang, cum notis selectis, curante Chr. Harles; celle de madame Dacier, déjà
citée plus haut.
Aurelius Victor fut imprimé en 1793, par Barbou, à la suite d'Eutrope (in-12);
le savant Caperonnier mit le plus grand soin à cette édition.
On trouve également Aurelius Victor dans les Scriptores historiae Romanae
minores (1789, in-8°); il figure aussi dans la collection de Deux-Ponts.
Des quatre parties qui composent, à tort ou à raison, les oeuvres complètes de
S. Aurelius Victor, dont nous donnons une traduction nouvelle, deux n'avaient
jamais été traduites en français jusqu'à ce jour; ce sont : l'Origine du peuple
romain, et l'Epitome ou Abrégé de la vie des empereurs romains, Nous offrons
donc au public un travail tout à fait neuf sur ces deux parties.
Il existe, avant la nôtre, trois et même peut-être quatre traductions du livre
des Hommes illustres. La première est de l'abbé de Marolles. La seconde, qui est
anonyme, porte la date de 1672. Ces deux traductions ne sont accompagnées
d'aucunes notes pour l'éclaircissement du texte : elles sont remarquables par un
luxe vraiment asiatique de... contre-sens, et le style étale le même luxe
d'indigence. On ne peut dire de ces deux traductions que ce sont de belles
infidèles.
La troisième, infiniment supérieure aux deux premières pour l'intelligence du
texte et le style, est de M. A. Caillot.
Quant à la quatrième, imprimée il y a près de quatre-vingts ans, chez Celas,
libraire à Paris, dont n'en pouvons rien dire ; car il nous a été tout à fait
impossible de nous en procurer un seul exemplaire.
Le livre des Césars compte, avant nous, deux traducteurs : l'infatigable abbé de
Marolles, et M. A. Caillot, nommés ci-dessus.
L'abbé de Marolles avait entrepris une tâche d'exécution difficile
(periculosae plenum opus aleae ), parce qu'il manquait des bonnes éditions
qui n'ont paru qu'après lui, et qui seules pouvaient le guider dans le dédale
d'un texte trop souvent obscur et mutilé. Il a donc fait, comme toujours,
beaucoup de contre-sens. Si nous en rejetons un grand nombre sur la difficulté
même de l'entreprise, il en reste encore une assez belle, une assez large part
au traducteur, si riche, à cet égard, de son propre fonds.
La traduction de M. A. Caillot ne manque ni de fidélité, ni d'une certaine
élégance. Il est à regretter seulement que ce traducteur paraphrase souvent un
peu trop, et qu'il n'évite pas toujours l'écueil terrible du contre-sens. Que
dira le publie de notre travail, qui, venant le dernier, appelle sur lui un
examen plus sévère?
Sauf quelques modifications, autorisées par les variantes et surtout par les
manuscrits, nous avons suivi le texte de l'édition de John Arntzen, comme le
meilleur et le plus judicieux dans presque toutes les leçons qu'il adopte.
N. A. DUBOIS.
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