GAUTIER D’AQUITAINE
TEXTE LATIN DU Xe SIÈCLE
Revu, traduit et annoté par Adrien Vendel
Membre correspondant.
Fauriel, au premier volume de son Histoire de la Poésie provençale, a revendiqué, pour la France du Midi, le poème latin qui chante Walther d'Aquitaine. Mais M. Geyder n'a pas eu de peine à réfuter ses assertions mal établies. Il nous suffira de constater que le principal argument de Fauriel, celui auquel il revient à trois reprises, repose sur une erreur de traduction des mots celtica lingua, sur un contresens si flagrant qu'on pourrait le croire prémédité pour les besoins de la cause.
Et, il y a quelques années (19 septembre 1890), un érudit bordelais, associé-correspondant de la Société des Antiquaires de France, a présenté à l'Académie des Inscriptions un mémoire dans lequel il affirme que le manuscrit parisien du Waltarius provient de l'abbaye de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire), dont un moine, Géraud, serait l'auteur du poème. C'est dans un sentiment patriotique et, par haine pour les Francs et les Germains, que ce moine aquitain aurait célébré les exploits d'un prince aquitain.
N'ayant pu vérifier les assertions de M. G.-B., à qui j'ai vainement demandé communication des preuves qu'il devait avoir, je lui objecterai seulement que le patriotisme aquitain ne peut être intéressé aux exploits d'un prince... Visigoth. Car, au temps d'Attila, époque où se place l'action du poème, les Visigoths tenaient l'Aquitaine et l'Espagne, et le fils du roi Alpher, — si ce roi était un personnage historique, eût été un Visigoth de sang germain et non gallo-aquitain.
L'épopée incontestablement germanique des Nibelungen, où figurent deux des principaux personnages du Waltarius, Hagen et Gunther (sans compter Attila), ne fait même mention que d'un Walther d'Espagne, soit à l'avant-dernière strophe de l'Aventure XXVIII, soit à la strophe 2344 (Aventure XXXIX), où un vieux guerrier, se querellant avec Hagen, lui reproche son attitude passive dans le combat où le héros qui nous occupe extermina ses agresseurs Francs :
Des antwurte Hildebrant : « Zwiu verwizet ir mir daz? nu wer was der ufme schilde vor dem Waskensten saz do im con Spanje Walther so viel der friunde sluoc? »
Hildebrandt répondit: « Comment me reprochez-vous cela?
Qui était donc celui qui resta assis sur son bouclier devant le Wasgenstein,
Pendant que Walther d'Espagne lui tuait tant de ses amis? »
Le Nibelungenlied nous emporte un peu loin de l'abbaye de Fleury. Et il faut espérer que le patriotisme d'aucun érudit espagnol ne va s'émouvoir et revendiquer pour l'Espagne le poème qui chante Walther.
— Parlons sérieusement. Depuis sa découverte ou du moins sa première édition par le professeur Fischer, de Halle (1780), le Waltarius a été généralement considéré comme l'œuvre d'un ou de plusieurs moines allemands, lecteurs familiers de Virgile et des poètes latins de la décadence, de Prudence surtout. Nous verrons tout à l'heure que cette opinion est assise sur un faisceau de preuves solides.
Plusieurs commentateurs sont allés plus loin et ne voient, dans le poème latin qui nous reste, que l'imitation, presque la traduction d'un original allemand perdu, peut-être un de ces vieux chants héroïques que Charlemagne avait fait recueillir avec un soin pieux, et que son dévot fils laissa ou fit détruire. C'était la conviction du noble et regretté poète Scheffel, qui essaya même de nous rendre cet original en élaguant de sa restitution tous les traits de rhétorique latine dont les versificateurs en froc avaient cru embellir la vénérable légende primitive.
Qu'il ait existé, au xe siècle encore, un manuscrit allemand de l'histoire de Walther, rien ne défend de le croire, mais rien ne le prouve. Au moins n'y a-t-il guère lieu de douter que cette histoire se soit conservée oralement jusqu'à cette époque, soit dans les récite des veillées, soit dans des chants populaires. Et l'on pourrait y voir le canevas du Waltarius, dont le latin a gardé plus d'un germanisme, et dont l'auteur avait tellement présente à la mémoire, sinon sous les yeux, une narration en langue vulgaire, qu'il a maladroitement essayé d'en conserver un jeu de mots, lequel n'a plus de sel ni même de sens en latin (au vers 1351).
Si nous admettons cette origine, nous verrons dans le Waltarius une de ces légendes sans fondements historiques bien précis, où se complut la rêverie germanique, quand prirent fin les assauts livrés par le monde barbare au monde romain. Dans l'âge de pacification relative qui suivit la grande lutte, on se souvint des exploits des aïeux, on se plut à les célébrer, à les exalter, en mêlant les temps et les lieux, sans grand souci de la vérité chronologique et historique. Ce que la guerre de Troie avait été pour les Grecs, la conquête et le dépècement de l'Empire Romain le furent pour les Germains de toutes nations, une source presque inépuisable de récits guerriers, de retentissantes épopées. Mais on n'a presque rien conservé des poèmes qui furent chantés alors qu'une langue nationale ne s'était pas dégagée de la diversité des dialectes.
La légende de Walther aurait donc eu cette singulière fortune de périr sous sa forme populaire en langue allemande, pour revivre en langue latine sous une forme littéraire, et, selon l'ingénieuse expression de Wilhelm Bertz, elle ressemble, sous cette parure d'emprunt, à un Germain du temps de la grande migration des peuples affublé des dépouilles d'un Romain.
— Quel est l'auteur de cette transformation?
Le poème lui-même ne fournit pas d'indications certaines sur ce point intéressant; à la fin seulement, une comparaison avec la cigale qui n'a pas encore pris son essor nous apprend que le Waltarius fut composé par un jeune homme. Suivant les historiens de la littérature allemande, c'était un jeune moine de Saint-Gall, Ekkehard, premier du nom, lequel devint doyen de son couvent, conseiller d'Othon-le-Grand, et mourut en 973.
Voici, en effet, ce qu'écrivait sur lui le principal auteur de l'inappréciable Chronique intitulée: Carus sancti Galli, Ekkehard IV, moine de Saint-Gall, mort vers 1000 :
Scripsit et in scholis metrice magistro, vacillanter quidem, quia in affectione, non in habitu, erat puer, vitam Waltarii manu fortis, quam Maguntiae positi, Aribono archiepiscopo jubente, pro posse et nosse nostro correximus : barbaries enim et idiomata ejus Teutonem adhuc affectantem repente Latinum fieri non patiuntur. (Casus sancti Galli, cap. 9).
Ce qui peut se traduire ainsi :
Et, à l'école, il écrivit en vers pour son professeur, — un peu gauchement, il est vrai, étant encore, non d'extérieur mais d'âme, un enfant, — la vie de Walther à la main vaillante. Moi, dans mon séjour à Mayence, sur l'ordre de l'archevêque Aribon, j'ai corrigé son travail selon mes moyens et mon savoir ; car, à raison de son origine barbare (non latine) et de sa langue particulière, l'homme qui a encore l'âme d'un Allemand ne se laisse pas tout à coup transformer en Latin.
Ainsi, c'est dans sa jeunesse d'écolier (vers 930), que le premier des Ekkehard aurait composé le Waltarius, revu et corrigé par le quatrième Ekkehard entre 1021 et 1031, dans les années où se place l'épiscopat d'Aribon à Mayence.
Ce fut bien l'opinion généralement admise tant qu'on ne connut pas le prologue dédicatoire que donnent trois manuscrits seulement, ceux de Paris, de Bruxelles et de Trêves. Dans cette Poesis de Gualtario, un certain Geraldus, s'adressant à un évêque du nom d'Erchambold, lui dit en lui offrant le Waltarius :
Prœsul sancte Dei, nunc accipe munera servi
Quia tibi decrevit de larga promere cura
Peccator fragilis Geraldus nomine vilis.
Saint évêque de Dieu, acceptez ce présent d'un serviteur,
Présent qu'a décidé de vous offrir sans ménager sa peine
Le fragile pécheur Gérald, de nom très humble.
En lisant cela, qui ne serait porté à voir dans ce donateur l'auteur même de l'œuvre qu'il présente? Pourtant, un peu de réflexion met, croyons-nous, cette conclusion à néant.
Tout d'abord remarquons que l'intitulé du prologue est : Poesis Geraldi de Gualtario, ce qui est l'affirmation de la paternité de Gérald pour cette pièce de vers, mais pour elle seulement : car le poème proprement dit, qui porte différents titres, soit, dans le manuscrit de Paris: Versus de Waltario, soit, dans celui de Trêves : Liber Waltarii, soit enfin, dans celui de Karlsruhe (ou de Hirschau): Hystoria Waltarii regis, — reste anonyme et n'est revendiqué par personne.
Puis, il est évident que ces vingt-deux vers léonins, alambiqués, pénibles, obscurs, ne sont pas de la même main que les vers du poème, faciles, coulant d'abondance, très souvent élégants, souvent aussi d'une latinité médiocre, mais non compassée, encore vivante aujourd'hui. Celui qui martela le prologue n'a certes pas chanté le Waltarius.
Et enfin, pourquoi y voir, dans ce prologue, autre chose que ce qu'il contient réellement, à savoir la présentation d'un manuscrit que Gérald a fait exécuter avec grand soin, de larga promere cura, d'un libellus qui charmera les loisirs d'un prélat ami des lettres.
L'évoque Erchambold occupa le siège de Strasbourg de 905 à 991. Gérald, moine et écolâtre à Saint-Gall durant toute sa vie (a subdiaconatus sui principio... ab adolescentia usque ad senilem vitae finem semper scholarum magister), Gérald lui mourut entre 970 et 975 dans un âge très avancé, longo senio fessus, était donc bien vieux quand il offrit à l'évêque l’Histoire de Walther. S'il l'eut présentée comme son œuvre, il aurait eu mauvaise grâce à se comparer (aux vers 1453-1454) à une jeune cigale susurrant au bord de son nid.
Mais Gérald, dira-t-on, pouvait, dans sa vieillesse, faire hommage, à un protecteur ou ami, d'une œuvre de sa jeunesse.
Eh bien, non ; ce qu'il offrait, c'était l'œuvre de jeunesse d'un de ses anciens élèves, un de ceux à qui il faisait la classe quand il était sous-diacre, un élève presque aussi âgé que son professeur, Ekkehard premier du nom.
Rappelons-nous le scripsit et in scholis metrica magistro... vitam Waltarii.., que nous avons cité plus haut. Et comment faut-il entendre que l'écolier Ekkehard avait versifié pour son maître l'histoire de Walther?
J'en emprunte l'explication à Scheffel.
Une histoire, d'assez longue haleine parfois, servait de thème pour les exercices de versification latine dans les écoles de Saint-Gall. Chacun de ces exercices était ce qu'on appelait le debilum diei magistro, et se composait, en moyenne, de vingt-deux vers latins par jour, ce qui n'est pas déjà, comme le fait remarquer Scheffel, une mince besogne. C'est ainsi que Notker-Labeo, ayant donné pour sujet de vérification à ses élèves, la vie de saint Othmar, le poème en vers léonins intitulé Rythmi de sancto Othmaro, qui a pour auteur Ekkehard IV, porte cette inscription : Debilum diei magistro. Or, Notker annexa à ses propres écrits l'œuvre de son élève, et plus tard, Ekkehard IV, reprenant son bien dans la succession de son maître pour l'insérer au Liber benedictionum (manuscrit 303 de la bibliothèque de Saint-Gall) mit cette note en marge : Dictamen debitum magistro. Hoc et cietera quœ scripsi ipse scribi jussit in cartis suis, in quibus ea post inveniens in hac scedd pro lotis ascripsi, ut juvenes nostros i» idipsum adortaner. — « Composition due au maître. Cette poésie et d'autres dont je suis l'auteur, il (Notker) les fit transcrire dans ses propres cahiers, et moi, les y retrouvant, je les ai recopiées ici pour exciter l'émulation de nos jeunes gens. »
Un maître pensait donc faire honneur à ses bons élèves en accueillant leurs compositions au milieu de ses propres œuvres. Après tout, il leur avait donné des indications, des conseils, il avait dû corriger leurs fautes; il était quelque peu leur collaborateur. Et voilà comme Gérald a pu disposer sans façon du poème composé sous sa direction par Ekkehard Ier et qu'il jugeait digne d'être offert en hommage à Erchambold.
D'après les considérations que nous venons d'exposer, nous pouvons regarder comme vaine et téméraire la tentative d'enlever à Ekkehard Ier la paternité du Waltarius, pour la forme poétique du moins; car, pour le fond, il a dû suivre, et de très près, quelque vieille légende germanique dont il a tout au plus agencé ou modifié certains détails.
— Le poème nous est-il parvenu dans sa rédaction première, tel que l'écrivit l'écolier de Saint-Gall, ou bien dans le texte revu et corrigé par Ekkehard IV pour l'archevêque Aribon? Nous n'en savons rien et nous croyons qu'on l'ignore. Il ne reste plus de manuscrit mayennais du Waltarius.
Quant à sa valeur littéraire, on l'appréciera diversement selon qu'on s'attachera plus particulièrement à l'élément germanique ou à l'élément latin qui, tous deux, ont concouru à sa formation.
Considérons d'abord la rédaction latine.
Au xie siècle, les lettres n'étaient nulle part plus en honneur que dans les abbayes de Reichenau et de Saint-Gall. Les annales de ce dernier monastère nous montrent ses habitants comme des hommes d'une piété exempte d'austérité, cultivant toutes les connaissances qui formaient, à cette époque en Occident, le patrimoine «le l'esprit humain. Quiconque avait fréquenté leur école était tenu partout pour lettré. Pour la poésie latine, on y proposait aux élèves deux modèles bien dissemblables, mais qu'un goût peu éclairé associait dans la même admiration, Virgile et Prudence. Virgile personnifiait la gloire de Rome, qui imposait aux barbares victorieux et à leurs éducateurs chrétiens. Et puis, ne passait-il pas pour avoir été le prophète inspiré des temps nouveaux? Prudence, poète lyrique d'une belle envolée parfois, polémiste vigoureux et entraînant, mais écrivain et versificateur souvent incorrect, avait, pour des moines, le grand mérite d'être un apologiste éloquent du Christianisme.
A Virgile, Ekkehard a pris quantité d'expressions, des hémistiches, jusqu'à des vers entiers. Prudence aussi a été mis au pillage, sa Psychomachia surtout, poème qui célèbre les triomphants combats des Vertus contre les Vices, et qui a pu inspirer les descriptions si variées, si bien ordonnées des combats de Walther contre ses agresseurs. Mais, répétons-le, Prudence est un modèle hasardeux, plein de mots et de tournures barbares, enfreignant comme à plaisir les lois classiques de la prosodie. Un tel exemple devait pervertir et a perverti, hélas! un écolier qui avait, pour seule tutelle, le savoir et le bon goût d'un Geraldus.
Soyons donc indulgents pour le latin du Waltarius, et rendons justice au poète. Son œuvre a la plus rare des qualités, la vie; le récit ne languit pas un instant, l'intérêt va toujours en croissant jusqu'à la fin, et si barbares que soient les héros mis en scène, ce sont incontestablement de vaillants cœurs et leur histoire, une bonne et belle époquée.
Toutefois, une grande part de ces mérites revient au vieux barde germain dont le lied, avant de sombrer dans l'oubli, a servi de canevas à la versification latine d'Ekkehard. Elle est de lui, sans doute, cette représentation fidèle des mœurs d'un âge héroïco-barbare où la vigueur musculaire et l'adresse sont les premières des vertus, où la violence et la cupidité ne se déguisent pas, connue dans les épopées des xiiie et xive siècles, et dans le Nibelungenlied lui-même, sous un vernis chevaleresque.
Le noble poète Scheffel, qui a donné, avec M. Holder, une précieuse édition du Waltarius, a éloquemment loué le poème; seulement, ce qu'il en dit doit surtout s'entendre du lied tudesque que nous ne possédons plus.
« Le lai de Walther, dit-il, est un monument vénérable du génie allemand, le premier grand poème du cycle des légendes indigènes qui, en dépit de la rouille rongeuse des siècles, soit parvenu à la postérité. Il faut l'avouer, ce sont là d'autres accents que ceux des petits volumes dorés sur tranches comme en produit notre littérature d'Epigones : l'inspiration d'une grande époque héroïque y souffle, farouche et presque terrifiante, comme le grondement de la tempête dans une forêt de chênes; il n'y manque pas de grands coups d'épée sonores faisant jaillir dos étincelles des casques et des boucliers fendus, et la chanson de la flûte amoureuse en est aussi complètement bannie que les bavardages quintessenciés sur Dieu, l'univers, ou tout autre sujet pareil. Un combat de géants et des jovialités énormes, l'héroïsme antique dans sa bonhomie formidable, l'amour honnête, pieux, discret, et la haine franche qui frappe sans ménagements, tels furent les matériaux d'Ekkehard; voilà aussi pourquoi son œuvre s'est trouvée saine et robuste, et se tient, grande et imposante, à l'entrée de lu vieille poésie allemande, comme un de ces géants à l'armure d'airain que la statuaire des temps modernes pose en manière de gardes à la porte des palais. »
— « A l'entrée de la vieille poésie allemande » — a dit Scheffel. Et cela est vrai. Les pensées que le moine de Saint-Gall habillait de vers latins étaient des pensées tudesques ; les sentiments, les mœurs de ses héros sont bien ceux des Germains de Tacite ou des Goths de Procope et de Jornandès; et si la trame du poème le conduit du lointain Danube au Rhin, et même à l'incertaine frontière des Vosges, nous pouvons être assurés qu'il ne la dépassera pas. Il ne connaît du monde gallo-romain que les barbares attachés à ses flancs. Cette « rauque cigale », ainsi qu'elle se nomme, n'est certes pas éclose aux bords fleuris de la Loire ou de la Garonne, ni dans la molle et mélodieuse Provence.
Cent ans plus tard, la légende est défigurée dans la Chronique de Novalèse (Chronicon novaliciense), où Walther devient un chevalier accompli, d'une piété exemplaire, dompteur de l'univers, et finissant ses jours dans un cloître. Ce dernier trait n'est sans doute qu'une réminiscence de la légende de Guillaume d'Orange.
Au xiiie siècle enfin, un poème allemand de Walther und Hiltgunt, dont on a retrouvé un fragment, met en scène des personnages du Nibelungenlied. Le brave Volker, avec soixante guerriers, escorte Walther, à son retour à travers le pays des Burgondes (la Francie du Waltharius, et laissant de côté Metz, dont le roi Ortwin pourrait leur chercher noise, il va remettre le fils d'Alpher à son père, à Langres (Lengers).
*
* *
J'ai présenté le Waltarius au lecteur, et je n'aurais plus, je crois, qu'à le lui remettre entre les mains. Mais quoique cet avant-propos ait dépassé de beaucoup les bornes que je lui assignais, il me faut affleurer une question sans grande importance, à mon avis, et qui semble en avoir beaucoup pour les lettrés allemands, commentateurs ou éditeurs du Waltarius.
Où faut-il chercher ce Wasgenstein, ce roc des Vosges qui servit de retraite à Walther et vit ses combats contre les Francs?
Grimm indiquait le Framont, entre Schirmeck et Raon-sur-Plaine. Uhland, le marcheur infatigable, comme il se qualifie dans une de ses poésies, découvrit et signala, à dix-huit lieues au nord du Framont, entre Bitche et Wissembourg, non loin du village de Niedersteinbach, une localité du nom de Wasenstein, qui lui sembla correspondre à la description donnée dans le poème. Et Scheffel accueillit cette découverte avec une sorte d'enthousiasme.
Remarquons toutefois que Niedersteinbach est à quatre-vingt-dix kilomètres ou vingt-deux lieues de Worius, à vol d'oiseau. Comment faire concorder une pareille distance, qui s'accroît des détours des chemins, avec les appréhensions de Walther aux vers 1142-1145 du poème? C'est le soir, et le héros craint que les deux seuls adversaires qui lui restent ne profitent de la nuit pour aller à Worms chercher de l'aide, et revenir au matin (primo mane) l'assaillir avec des forces fraîches. Quarante-cinq à cinquante lieues à faire en dix ou douze heures ! Même dans ces temps légendaires, c'était trop.
Mais pour nous qui lisons le poème pour lui-même, sans aucune préoccupation d'archéologie nationale, ces questions de topographie n'importent guère, et je me hâte de terminer cette digression.
A. Vendel.
(Décembre 1893).
Les manuscrits du Waltarius, nombreux au moyen-âge, sont réduits actuellement au nombre de huit.
Trois seulement font précéder le poème de la dédicace de Gérald. Ce sont: 1° celui de Bruxelles, à la bibliothèque de Bourgogne. Il provient du monastère de Gemblours et fut écrit au xie ou au xiie siècle. — 2° celui de Paris (Bibliothèque Nationale), du xie siècle. Son origine est incertaine. Tandis que Scheffel et Holder supposent qu'il provient du couvent d'Echternach, dans le Luxembourg, M. Grellet-Balguerie prétend qu'il est du xe et non du xie siècle; qu'il appartenait aux Carmes de Clermont-Ferrand, et qu'il fut acheté et emporté à Paris par Baluze en 1690. Contrôlera ces assertions qui voudra. — 3° celui de Trêves, du xvie siècle, sur papier, qui appartenait aux Jésuites. Après la suppression de leur Ordre en 1773, il fut remis à la bibliothèque de l'Université, dont tous les livres et manuscrits revinrent, en 1799, à la bibliothèque de la ville.
Ces trois manuscrits forment un groupe à part. Ils se distinguent de tous les autres par certaines tournures et expressions, et M. W. Meyer (de Spire) les tient pour les meilleurs. Scheffel et Holder supposent qu'ils sont des reproductions de l'exemplaire, aujourd'hui perdu, offert par Gérald à l'évêque de Strasbourg Erchambold.
Citons ensuite : le manuscrit de Karlsruhe, du xiie siècle, provenant des Bénédictins de Hirschau. Puis celui de Stuttgart, à la bibliothèque publique de cette ville, acquis à la vente des livres du conseiller intime von Mosheim. Ce bibliophile l'avait communiqué au professeur Fischer, de Halle, qui fut le premier éditeur-du Waltarius. Et enfin, le manuscrit de Vienne, du xiiie siècle (Bibliothèque Impériale) qui vient du couvent de Saint-Pierre de Salzbourg, et deux copies incomplètes du susdit, l'une, sur deux feuilles de parchemin, du commencement du xiiie siècle, à la Bibliothèque de l'Université de Leipzig, l'autre sur papier, du xve siècle, avec ce titre: Poesis de herœ Waltario, à Vienne.
Scheffel et Holder croient voir, dans ces trois manuscrits viennois, la rédaction définitive, celle que revit Ekkehard IV.
Il reste encore des fragments d'un poème anglo-saxon de Valdere, rimé par allitération, et dont on fait remonter la date au ixe siècle. Ces Fragments ont été découverts en 1869, à la bibliothèque de Copenhague.
Neuf manuscrits latins du Waltarius, indiqués sur d'anciens catalogues de bibliothèques, sont aujourd'hui perdus. Ainsi le seul catalogue des Bénédictins de Saint-Epvre de Toul, de l'an 1084, conservé à Munich, mentionne trois exemplaires du Waltarius, deux où le poème est transcrit seul, et un troisième où il est réuni à des ouvrages d’Avien, d'Esope et de Hincmar.
Ces renseignements bibliographiques sont empruntés à l'édition du Waltarius par Joseph de Schedel et Alfred Holder (Stuttgart, librairie Metzler, 1874).
Pour rétablissement du texte que je donne et que je traduis, je n'ai pas eu d'autres sources que l'édition Scheffel-Holder, où sont rapportées les leçons diverses de tous les manuscrits.
Dans ces leçons, j'ai suivi de préférence celles du groupe Bruxelles-Paris-Trèves.
Les Philologische Bemerkungen (Observations philologiques) de M. W. Meyer (de Spire) sur le Waltarius m'ont été plusieurs fois d'un bon secours, bien que je n'aie pas cru devoir me ranger toujours à son opinion.
Enfin, je ne me suis permis que de très rares et indispensables corrections, que mes notes devront justifier, et j'ai respecté, tout en les signalant, certaines dérogations aux règles classiques de la prosodie.
A. V.
WALTHARIUS MANUS FORTISOmnipotens genitor,
summae virtutis amator, PARS PRIMATertia pars orbis,
fratres, Europa vocatur, Attila rex quodam tulit
illud tempore regnum, Fama volans pavidi regis
transverberat aures, Nobilis hoc Hagano fuerat
sub tempore tiro Tempore quo validis
steterat Burgundia sceptris, Namque Avares firma cum
Francis pace peracta 40 Forte Cabillonis sedit
Heriricus, et ecce Ibant legati totis
gladiis spoliati, |
POESIS GERALDI DE GUALTARIO. POÉSIE DE GÉRALD SUR LE WALTARIUS.
Père tout puissant, ami de la très haute vertu, et avec droits égaux, Fils, et vous, Esprit saint des deux autres, Trinité de personnes vraiment Une en divinité, ô Vous qui, étant la vie même, disposerez éternellement de toutes choses, sauvez maintenant et à jamais le grand pontife Erchambold, dont le nom glorieux jette tant d'éclat, et laites que son cœur continue à s'emplir d'un souffle saint qui soit un remède à beaucoup de gens contre la corruption du siècle ! Et vous, saint évêque de Dieu, acceptez ce présent d'un serviteur, présent qu'a décidé de vous offrir, sans ménager sa peine, le fragile pécheur Gérald, de nom très humble, mais ayant pour vous le sur attachement d'un fidèle disciple. Ce que je demande dans mes constantes prières au Seigneur qui dispose de tout, ces vœux que j'exprime en paroles, puissent-ils se réaliser pour vous par la grâce du Père qui, d'en haut, gouverne le ciel et la terre. O serviteur du Très-Haut, ne méprisez pas ce que dit ce petit livre! Il ne chante pas la gloire de Dieu, mais célèbre les prouesses d'un guerrier nommé Walther, mutilé par suite de nombreux combats; c'est un livre d'amusement plutôt que de prières au Seigneur ; par sa lecture on se reporte aux exploits des anciens jours. Soyez pendant de longues années un heureux et saint prêtre, et pensez à Gérald comme à votre cher frère.
***************************** — Je n'ose me flatter d'avoir dissipé toutes les obscurités de ce prologue. Mais je crois pouvoir affirmer que son malencontreux auteur n'a pas écrit le poème qui va suivre. Le traducteur. UN POÈME LATIN DU Xe SIÈCLE. WALTARIUSWALTARIUS MANU FORTIS.LAI DE WALTHER D'AQUITAINE.
La tierce partie du monde, frères, est appelée Europe. Elle renferme des nations qui durèrent de mœurs, de langues et de noms, que distingue leur genre de vie, que leur religion sépare. Là réside entre autres la gent Pannonienne, connue chez nous sous le nom de Huns. Ce vaillant peuple était fort par le courage et les armes; il n'avait pas seulement dompté les pays circonvoisins, il avait même parcouru les plages de l'Océan, accordant son alliance aux suppliants, écrasant toute résistance; il domina, dit-on, pendant plus de mille ans. En ce temps-là, le roi des Huns était Attila, impatient de renouveler pour lui-même leurs anciens triomphes. Levant son camp, il fit savoir qu'on rendrait visite aux Francs, dont le puissant roi Gibich, sur son trône superbe, se réjouissait de la naissance d'un fils. Ce fils, nommé Gunther, reviendra plus loin dans mon récit. La Renommée, dans son vol, frappe les oreilles du roi épouvanté; elle lui dit qu'une armée ennemie passe le Danube, plus nombreuse que les étoiles et que les sables du fleuve. Lui, ne comptant point sur les armes ni sur la force de son peuple, il réunit une assemblée et demande ce qu'il faut faire. Et l'avis de tous fut d'implorer un traité, de serrer la main que tendrait peut-être l'ennemi, de donner des otages et de payer le tribut imposé. Cela vaudrait mieux que de sacrifier inutilement leur vie et leurs pays, leurs enfants et leurs femmes. Il y avait alors chez les Francs un jeune homme de distinction, Hagen, dont la race descendait des héros de Troie. Et comme Gunther était encore d'un âge trop tendre pour pouvoir vivre sans les soins de sa mère, ce fut Hagen qu'on résolut d'envoyer comme otage, accompagné d'un gros trésor. Sans délai, des ambassadeurs emmènent le jeune homme et l'argent, arrivent, demandent la paix et concluent l'alliance. Auquel temps le roi Herrich tenait d'une main ferme le sceptre de Bourgogne. Il n'avait qu'une fille, appelée Hildegonde, éclatante de noblesse et de beauté. Héritière du trône, elle résidait à la cour de son père, et, si le destin le voulait, devait jouir de tant de richesses accumulées. Déjà les Huns, la paix solidement conclue, suspendent leur marche vers le pays des Francs. Mais bientôt Attila tourne du coté de la Bourgogne son coursier rapide, et le reste s'élance sur les traces du roi. L'armée marchait en détachements égaux, mais en longue colonne ; la terre gémissait sous le heurt des chevaux, le cliquetis des boucliers épouvantait les airs, une forêt de lances étincelait au loin dans la campagne ; — tel resplendit au matin le beau soleil, lorsque, aux extrémités du monde, il lance ses premiers rayons sur les mers. Déjà la Saône et le Rhône, ces fleuves profonds, sont franchis, et toute l'armée se disperse pour butiner. D'aventure Herrich se trouvait à Chalon, quand le guetteur, levant les yeux, s'écria: « Quelle est cette poussière qui monte en nuage épais? C'est un ennemi qui vient, fermez les portes ! » Le roi savait déjà ce que les Francs avaient fait; il réunit tous les seigneurs et leur dit : « Si une nation tant vaillante, à laquelle nous ne pouvons nous comparer, a plié devant les Huns, nous croyez-vous capables d'en venir aux mains avec eux et de défendre notre douce patrie? Le mieux est de faire un arrangement et de leur laisser prendre un tribut. Ma fille unique, je n'hésite pas à la livrer pour le salut du pays. Allez seulement et assurez la paix. » Les députés s'avancent, dépouillés de toutes armes ; ils exposent le mandat dont le roi les a chargés, et prient les ennemis de cesser leurs ravages. Attila, le souverain, les accueille avec douceur, suivant son habitude, et dit: « J'aime mieux traiter que de livrer des batailles. Ce que les Huns préfèrent, c'est de régner par la paix, et ils ne prennent les armes qu'à regret, pour frapper des rebelles. Votre roi n'a qu'à venir ici donner et recevoir la paix. » Herrich sortit de la ville, apportant d'innombrables trésors, et il conclut le traité et il laissa sa fille en otage. Son plus beau joyau prit le chemin de l'exil. |
Postquam complevit pactum
statuitque tributum, 75
Attila Pannonias ingressus
et urbe receptus
Interea Gibicho defungitur,
ipseque regno
Ospirin elapsum Haganonem,
regia coniunx,
Waltharius venit, cui
princeps talia pandit,
His precibus victus suasus
rex deserit omnes,
Venerat interea satrapae
certissima fama 170
Nec mora, consurgit
sequiturque exercitus omnis.
Illius aspectu hilares
equitemque tenebant, |
Cette paix conclue et ce tribut imposé, Attila avait poussé ses armées vers l'Occident. Là, sur les Aquitains régnait Alpher, dont le fils, appelé Walther, brillait de tout l'éclat de la jeunesse. Or, les deux rois Herrich et Alpher, s'étaient promis par serment d'unir leurs enfants lorsqu'ils seraient nubiles. En apprenant la soumission des Francs et de la Bourgogne, le prince des Aquitains eut le cœur secoué d'émotion. Nul espoir de secours contre ces armes terribles. « Pourquoi hésiter, dit-il, si nous ne pouvons nous lancer dans la guerre. La Bourgogne, la Francie nous donnent l'exemple. On ne nous blâmera pas de nous mettre au même niveau. J'envoie donc des ambassadeurs et leur ordonne de conclure une alliance ; comme otage, j'offre mon fils chéri, et je paie à l'instant le tribut qui revient aux Huns. » Mais qu'ai-je à m'attarder? Des actes ont complété ces paroles, et les Huns chargés de butin, emmenant en otages Hagen, la belle Hildegonde et Walther, s'en retournent le cœur joyeux. Rentré en Pannonie et reçu dans sa capitale, Attila témoigna de grands égards aux jeunes exilés, et ordonna de les élever comme ses enfants propres. La jeune fille, il la confia aux soins de la reine; quant aux adolescents, il voulait les avoir sans cesse sous les yeux, leur fit donner tous les talents, et surtout les façonna aux exercices que réclame la guerre. Croissant à la fois en sagesse et en âge, ils triomphaient des plus vaillants par leur force, des plus subtils par leur esprit, et surpassèrent enfin en bravoure tous les Huns. Attila fit d'eux les premiers de son armée, et non à tort, car, dans toutes les guerres qu'il entreprit, ils se signalèrent par d'éclatants triomphes. Aussi les avait-il tous deux en extrême affection. La jeune captive aussi, Dieu aidant, trouva grâce aux yeux de lu reine, et s'en fit chérir par sa vertu et son adresse à quantité d'ouvrages. Elle fut même préposée à la garde de tous les trésors, avec un pouvoir presque royal, car elle faisait en toutes choses à sa volonté. Cependant Gibich mourut, Gunther lui succéda sur le trône, et rompant aussitôt le pacte conclu avec les Huns, refusa de subir l'obligation d'un tribut. Dès que, dans son exil, Hagen connut cette nouvelle, il prit ses mesures pour fuir pendant la nuit, et courut rejoindre son maître. Pendant ce temps, Walther guidait les Huns aux combats, et partout où il allait, le succès l'accompagnait. En apprenant l'évasion d'Hagen, la reine Ospirine donna ce conseil à son époux : « Que votre royale sagesse veille et avise, je l'en prie, à ne pas laisser crouler la colonne de votre empire. Autrement dit, empêchez votre ami Walther de partir, car notre puissance repose sur lui pour une grande part. Et je crains qu'à l'exemple d'Hagen il ne s'enfuie. Pesez donc bien mon conseil ; lorsqu'il viendra, dites-lui : « Tu as supporté à notre service de grands et nombreux labeurs : sache donc que notre faveur te préfère à Unis nos amis. Des faits te le prouveront bien mieux que des paroles : choisis une épouse parmi les plus nobles de Pannonie, et ne prends point souci de ta pauvreté ; je te ferai si grands domaines, un tel état de maison, que nul ne rougira de t'avoir donné sa fille. — Faites cela et vous pourrez le fixer. » Ce langage plut au roi, et sans retard il mit le conseil en pratique. Walther vint, et le roi s'ouvrit à lui, l'engageant à prendre femme. Mais le jeune homme, préméditant déjà ce qu'il devait accomplir, opposa cette réponse à ces insinuations : « C'est votre bonté qui vous fait prendre les intérêts d'un pauvre serviteur, et je n'aurais jamais pu mériter que vous supportiez mes négligences en ne considérant que mes intentions. Mais, je vous en supplie, écoutez la parole d'un esclave fidèle : si j'accepte une épouse, selon le conseil de mon maître, les soins de mon amour m'enchaîneront tout d'abord et me retarderont le plus souvent pour le service du roi. Une demeure à construire, des champs à cultiver, m'éloigneront des yeux de mon seigneur et entraveront mon zèle accoutumé pour la défense du royaume. Car une fois qu'on a goûté la volupté, on a plus de peine ensuite à supporter les labeurs. Rien n'est si doux pour moi que de me trouver toujours prêt à fidèlement servir mon souverain ; voilà pourquoi je vous prie de me laisser vivre franc du joug conjugal. Le soir ou dans la nuit, si vous me donnez une mission, quoi que vous m'ordonniez, j'irai dispos et sans crainte. A la guerre, nulle préoccupation ne me fera plier, point de regrets ne me tireront en arrière vers une épouse ou des enfants, ni ne me porteront à fuir. Par votre propre vie, par votre peuple invincible, ô mon excellent père ! je vous en conjure, renoncez désormais à m'imposer l'hymen. » Vaincu par de telles prières, le roi n'insista point, comptant bien que Walther ne s'enfuirait jamais. Sur ces entrefaites, le monarque reçut l'avis sur qu'une des nations récemment domptées se mettait en révolte, prête à faire sur le champ la guerre aux Huns. Alors on recourt à Walther, qui se hâte de passer en revue toute l'armée. Il réconforte le cœur de ses soldats en les exhortant à se rappeler leurs anciens triomphes, et il leur promet qu'avec leur courage ordinaire, ils vaincront tous les princes et feront courber d'effroi l'étranger. Sans tarder, l'armée se lève et le suit. Walther examine le champ de bataille, compte ses troupes et les dispose dans la vaste plaine. Bientôt les armées sont en présence à une portée de trait ; une immense clameur monte alors dans les airs, les trompes y mêlent leur voix terrible, et les javelots volent drus et incessants de part et d'autre. Le frêne et le cornouiller prennent les mêmes ébats, et le fer projeté brille comme l'éclair. Et telles qu'une neige épaisse chassée par l'Aquilon se précipitent les flèches meurtrières. Lorsque enfin les deux troupes ont épuisé tous leurs traits, on met la main à l'épée, les lames sortent flamboyantes, et chacun ramène à l'épaule son bouclier. Les deux armées s'élancent l'une sur l'autre et reprennent le combat, c'est là que les chevaux s'entre-heurtent et se défoncent le poitrail ; plus d'un guerrier roule à terre sous le choc d'un dur bouclier. Mais Walther fait rage au fort de la mêlée, moissonne tout devant lui, et se fraie un large chemin. En le voyant faire de tels massacres, les ennemis terrifiés le prennent pour la Mort en personne, et partout où il se porte, à droite ou à gauche, chacun lui tourne le dos et fuit à bride abattue, le bouclier en arrière. A l'exemple de son chef, la forte armée des Huns s'élance avec furie et multiplie le carnage. On brise toute résistance, on écrase les fuyards, jusqu'à ce qu'on soit certain d'une victoire complète. Puis on se jette sur les morts et on les dépouille tous ; mais enfin le chef sonne du cor pour rappeler ses troupes, et ceint le premier son front d'un gai feuillage, emblème des lauriers de la victoire. Après lui les porte-étendards., puis les soldats, font de même. C'est ainsi qu'ils reviennent parés de couronnes triomphales, et, de retour au pays, chacun regagne son logis, tandis que Walther se hâte vers le trône du roi. A son aspect, les serviteurs du pays accourent tout joyeux, et tiennent son cheval jusqu'à ce qu'il soit descendu de sa haute selle. Ils lui demandent enfin si la guerre a été heureuse. Mais lui, leur jetant quelques mots à peine, il est entré au palais, car la fatigue l'accable, et il cherche la salle de repos du roi. Il y trouve Hildegonde toute seule, il lui dit après l'avoir pressée dans ses bras, après de doux baisers : « Donne-moi vite à boire, je suis haletant de fatigue. » Elle remplit de vin en toute hâte une coupe précieuse, et la présente au héros qui la reçoit en se signant. Il serre alors dans sa main la main de la jeune fille ; celle-ci reste debout devant lui, contemplant en silence son mâle visage, et Walther, ayant bu, lui rend la coupe vide. Ils se savaient fiancés l'un à l'autre.
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Provocat et tali caram
sermone puellam: 230
Virgo per hyroniam meditans
hoc dicere sponsum 235
Vir sapiens contra respondit
et intulit ista: 240
Tandem virgo viri genibus
curvata profatur:
Waltharius tandem sic
virginis inquit in aurem: 260
Nunc, quo more fugam
valeamus inire, recludo:
Virgo memor praecepta viri
complevit; et ecce
Ingrediturque aulam velis rex
undique septam. |
Puis il tint ce langage à la chère enfant : « Voilà bien longtemps que nous souffrons le même exil, sans ignorer ce que nos parents décidèrent entre eux de notre avenir. Continuerons-nous à refouler cela comme un secret sur nos lèvres? » La jeune fille, croyant que son fiancé parlait ainsi par ironie, se tut un instant, puis répondit: « Pourquoi feindre en paroles ce qui est loin de tes sentiments intimes, et me tenir un langage contre lequel tout ton cœur se révolte? Comme si tu avais grande honte à prendre pareille épouse! » Mais le sage Walther réplique aussitôt : «. Loin de moi ce que tu veux dire! Ne laisse pas s'égarer ta pensée. Sache que jamais je ne t'ai rien dit avec feinte, et ne crois pas qu'il y ait entre nous rien de nébuleux ou de faux. Nous sommes seuls ici, et si je savais que tu voulusses m'écouter et me seconder fidèlement dans l'exécution du tour que je médite, je t'ouvrirais tous les secrets de mon cœur. » La vierge s'incline aux genoux du héros. « O mon seigneur, répondit-elle, n'importe pourquoi tu m'appelles, je te suivrai avec ardeur sans rien vouloir mettre au-dessus de tes ordres. » Lui alors : « Je suis las enfin de notre exil, et je pense souvent à la patrie délaissée ; aussi je songe à fuir rapidement, en secret, et j'aurais pu le faire depuis longtemps déjà, n'eût été le chagrin de te laisser seule, Hildegonde ! » A ces mots la jeune fille s'écrie du fond du cœur : « Votre vouloir est le mien, c'est mon seul et ardent désir. Que mon seigneur commande, et dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, je suis prête à tout souffrir pour l'amour de lui. » Walther enfin lui dit à l'oreille: « C'est à toi qu'a été remise la garde des trésors, marque donc, bien ceci dans ta mémoire: tout d'abord, je réclame le casque du roi, et sa cotte à triple rang de mailles : prends aussi sa cuirasse portant la marque de ses armuriers. Ensuite, mets de côté deux coffres de moyenne grandeur, et remplis-les de bracelets pannoniens, de façon que tu aies de la peine à en soulever un jusqu'au bas de ta poitrine. Puis, fais-moi quatre paires de chaussures ordinaires, fais-en autant pour toi, et place-les sur le précieux bagage ; cela remplira peut-être les coffres jusqu'au bord. Commande en secret aux forgerons des hameçons recourbés, car nous vivrons en route de poissons et d'oiseaux, et il faudra que je sois pécheur et oiseleur. Tous ces préparatifs, termine-les adroitement dans la semaine ; tu sais maintenant ce qu'il faut pour le voyage. » Et je vais te révéler comment peut se faire notre fuite. Quand le soleil aura sept fois recommencé sa course circulaire, j'inviterai le roi, la reine, les grands, les chefs et leurs serviteurs à un joyeux banquet préparé à grands frais, et j'emploierai tous les moyens pour les plonger dans l'ivresse, de façon qu'aucun d'eux n'ait plus conscience de ses actes. Toi, au contraire, bois peu de vin, tout au plus ce qu'il en faudra pour te désaltérer à table. Quand les autres se lèveront (pour boire une rasade), prétexte pour t'esquiver les menus soins dont on te sait chargée. Lorsqu’enfin ils seront tous abattus par le vin, alors nous hâterons ensemble notre course vers l'Occident. » La jeune fille n'oublia rien dans l'accomplissement de ces instructions, et enfin, vint le jour fixé pour le festin que Walther disposa lui-même avec somptuosité. La table du milieu surtout étalait un grand luxe. Le roi fit son entrée dans la cour toute tapissée de draperies, et notre héros, le saluant avec le cérémonial accoutumé, le conduisit au trône tendu de lin et de pourpre. Le monarque s'assied et fait asseoir deux chefs à sa droite et à sa gauche ; l'intendant place les autres. Cent convives s'accoudent à la fois sur des coussins, et, à goûter tant de mets divers, la sueur leur vient au front. Ces premiers plats emportés sont remplacés par d'autres ; de savoureuses senteurs de ragoûts montent dans l'air. On ne voit que des vases d'or sur les nappes de lin, et le vin pourpré embellit les coupes; son éclat, sa douceur invitent à boire, et Walther presse chacun à faire honneur à la boisson et aux mets.
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Postquam epulis depulsa
fames sublataque mensa,
Ast urbis populus somno
vinoque solutus
Iam princeps nimia
succenditur efferus ira, 380
Vix tamen erupit cras, rex
patribusque vocatis
Waltharius fugiens, ut dixi,
noctibus ivit, |
Après manger, on se repose ; les tables sont enlevées. Le héros, s'adressant d'un air joyeux à son souverain, lui dit: « J'implore de votre grâce cette faveur insigne que vous appeliez la joie sur vous d'abord, puis sur les autres. » En même temps il lui présente un grand hanap artistement travaillé, sur lequel une suite de sculptures représente les exploits des aïeux. Le roi l'accepte et le vide d'un trait, en ordonnant à tous de l'imiter. Et les échansons d'accourir, de se croiser, offrant des coupes pleines et remportant les vides ; tous les convives à l'envi obéissent aux instances de leur hôte et du roi. Bientôt l'ivresse fermente et domine dans toute la cour; les langues imbibées balbutient, et l'on voit de robustes guerriers chanceler sur leurs jambes. Ainsi Walther prolonge bien avant dans la nuit ses largesses bachiques, et relient ceux qui veulent se retirer, jusqu'à ce que, vaincus par le vin et le sommeil, tous s'étendent pêle-mêle à terre sous les portiques. S'il lui plaisait maintenant de livrer le palais aux flammes, il n'y aurait plus personne pour s'en apercevoir. Enfin il appelle à lui sa bien-aimée, et lui dit d'apporter vite tout ce qu'elle a préparé. Lui-même, il sort de l'écurie son triomphant coursier, celui que, pour sa vaillance, il appelait Lion. Dans son ardeur, l'animal frappe du pied et ronge son frein chargé d'écume. Après l'avoir harnaché comme de coutume, Walther lui attache aux flancs les deux précieux coffrets, quelques vivres aussi pour ce long voyage, et il confie à la main de la jeune fille la bride flottante. Lui-même, il se revêt d'une cuirasse qui lui donne l'air d'un géant, met sur sa tête un casque au rouge panache, et autour de ses jambes énormes des cuissards dorés ; il avait ceint à son flanc gauche un glaive à deux tranchants, et à son liane droit un sabre à la mode des Huns ; celui-là ne coupait que d'un côté. Enfin sa lance dans la main droite, son bouclier au bras gauche, il se met en route, non sans trembler, pour quitter cette terre odieuse. La jeune fille conduisait le cheval chargé d'or, et en même temps tenait à la main la gaule de coudrier qui sert au pécheur à déposer l'appât dans l'onde, pour que l'avide poisson avale l'hameçon recourbé. Car le héros avait grosse charge d'armes et s'attendait à tout moment à combattre. Pendant la nuit entière, ils précipitent leur course; mais dès que se montrent les premières rougeurs du soleil, ils ont soin de se cacher au plus épais des bois, et la crainte s'acharne sur eux dans les abris les plus sûrs. La peur secoue tellement le cœur de la jeune fille, qu'elle tressaille au moindre soupir de la brise ou du vent, au bruit de l'aile d'un oiseau, au craquement des branches. Mais la haine de l'exil et l'amour de la patrie dominent tout ; les fugitifs évitent les villages, laissent de côté les plaines découvertes, gagnant des chemins détournés sur des hauteurs non défrichées encore, et multipliant les écarts de leur marche inquiète. Cependant le peuple de la cité royale, accablé de sommeil et d'ivresse, reposa en silence jusqu'au milieu du jour suivant. Puis chacun, en se levant, réclame le jeune homme pour le remercier et le saluer d'éloges solennels. Attila lui-même, serrant sa tête de ses deux mains, sort de sa chambre à coucher et appelle Walther d'une voix dolente, peut-être pour se plaindre à lui de son malaise. Justement les serviteurs répondent qu'ils n'ont pu trouver le héros ; c'est qu'alors, suppose le roi, il est encore retenu par le sommeil et a choisi pour dormir quelque lieu caché. Mais la reine Ospirine, lorsqu'elle apprit l'absence d'Hildegonde qui ne venait pas comme de coutume pour l'habiller, elle poussa de grands cris et dit tristement au roi : « Oh ! maudit soit le festin que nous acceptâmes hier, et maudit le vin qui terrassa tous les Huns ! Ce que j'ai depuis longtemps prévu et dit à mon seigneur, une fatalité insurmontable nous le prouve en ce jour. Elle est à bas, la colonne de votre empire ! La voilà loin, cette force et cette vertu insigne, et la gloire de la Pannonie a fui avec Walther. Il m'a même pris Hildegonde, ma chère enfant d'adoption ! » A son tour le roi est embrasé d'une farouche colère, et la tristesse remplace la joie dans son cœur. Il déchire son manteau royal depuis l'épaule jusqu'à terre, et son chagrin ne sait à quoi se résoudre. Comme le sable tourbillonne au gré des vents orageux, de même Attila flotte d'un souci à l'autre ; son visage reflète l'agitation de son cœur et trahit au dehors sa souffrance intime ; la colère l'empêche de parler. Ce jour-là, il dédaigne le boire et le manger, et le souci éloigne de son corps le doux repos. Car lorsque la nuit noire a effacé la couleur des objets, il se jette sur son lit, mais sans fermer les yeux, couché tantôt sur un flanc, puis sur l'autre; et comme si un dard aigu lui transperçait la poitrine, il tressaille, jette la tête de côté et d'autre, se redresse et s'assied sur sa couche d'un air égaré, puis se lève tout à fait, parcourt la ville, et ne regagne son lit que pour le quitter aussitôt. C'est ainsi que, pour Attila, cette nuit tout entière se passe dans l'insomnie. En attendant les fugitifs, dans le silence des ténèbres propices, pressent le pas pour mettre loin derrière eux cette terre de péril. Mais, dès l'aube du lendemain, le roi convoque les premiers du royaume, et leur dit : « Oh ! celui qui saisirait Walther dans sa fuite, et me l'amènerait lié comme un chien-loup malfaisant, celui-là, je le revêtirais de l'or le plus pur; je le chargerais à l'instant de domaines à droite et à gauche, et je l'enfermerais tout vif dans une clôture de trésors ! » Mais il n'est pas de prince dans un si grand pays, pas de duc, de comte, de soldat, de valet, à qui le désir de montrer sa force et de s'illustrer par sa valeur, tout en bourrant d'écus sa bourse, puisse se donner l'audace de poursuivre Walther irrité, et d'affronter le héros, glaive en main. Car tous connaissent sa vaillance, et savent de quels carnages il est sorti sain et sauf et vainqueur. Le roi ne réussit donc à décider personne par des trésors promis sous une pareille condition. Walther fuyant, comme je l'ai dit, marchait durant les nuits, et recherchait pour le jour les bois et les buissons touffus. Sachant l'art d'attirer les oiseaux, il les prenait adroitement à l'aide de gluaux ou de baguettes fendues. Puis, lorsqu'il arrivait au tournant de quelque rivière, plongeant ses hameçons, il ravissait sa proie au fond du gouffre, et chassait le fléau de la faim à force d'industrie. Par une continence digue d'éloge, Walther, tant que dura sa fuite, respecta la virginité de sa compagne.
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PARS SECUNDAEcce quater denos sol
circumflexerat orbes, Orta dies postquam
tenebras discusserat atras, His Hagano auditis (ad
mensam quippe resedit) Interea vir magnanimus de
flumine pergens Ast ubi Guntharius
vestigia pulvere vidit, |
Quarante fois le soleil avait décrit son orbe depuis que notre héros s'était échappé de la cité pannonienne. Et, ce quarantième jour, vers le milieu du soir, Walther arriva au bord du Rhin, là où le fleuve se dirige vers une ville nommée Worms, résidence illustre d'un roi. Pour payer un batelier, il lui donna des poissons d'une précédente capture, et bientôt déposé sur l'autre bord, il poursuivit sa marche précipitée. Quand le jour eut dissipé les noires ténèbres, le batelier se leva, gagna la ville, et porta au cuisinier du roi, chef des autres serviteurs, les poissons que le voyageur lui avait donnés. Ces poissons, assaisonnés furent servis au roi, et Gunther, saisi d'étonnement, dit du haut de son siège : « Des poissons de cette espèce, jamais la Francie ne m'en a fourni; je pense qu'ils proviennent d'un pays étranger. Dis-moi vite, d'où vient celui qui les apportés? » Le cuisinier répondit les tenir du batelier. Le roi fit quérir cet homme, qui aussitôt arrivé, interrogé, raconta de point en point ce qui suit : « Hier soir, j'étais assis au bord du Rhin, quand je vis venir en hâte un voyageur tout préparé, semble-t-il, à un combat certain. Car sachez-le, grand roi, il était revêtu d'une armure complète, il portait en marchant un bouclier et une lance reluisante, il avait l'air d'un vaillant, et bien que lourdement chargé, s'avançait d'un pas alerte. Sur ses talons le suivait une jeune fille d'une beauté si éclatante qu'on ne le saurait croire. Elle menait par la bride un vigoureux cheval qui portait sur son dos deux coffres assez grands : et lorsque le cheval secouait haut la tête et essayait fièrement de prendre le trot, ces coffres rendaient un son comme de pierreries et d'or entrechoqués. Cet homme m'a donné pour mon salaire les poissons que voilà. » Entendant cela, Hagen, qui était assis à la table, interrompit le batelier en s'écriant tout joyeux : « Partagez, je vous prie, la joie que me causent ces nouvelles ! Walther, mon compagnon, est revenu de chez les Huns ! » Il pousse un cri d'allégresse auquel répondent les acclamations de toute la cour. Mais Gunther, l'orgueilleux prince, raisonne autrement: «Partagez, je l'ordonne, la joie que me causent ces nouvelles ! Le trésor que Gibich dut livrer au roi d'Orient, le Tout-Puissant vient de le faire rentrer dans mon royaume. » Il dit, repousse du pied la table, et bondissant de la salle, il fait amener et seller son cheval. Puis, dans tout le peuple, il choisit pour l'accompagner douze hommes d'une force insigne, du courage le plus éprouvé. Hagen reçut l'ordre de marcher parmi eux ; mais se rappelant l'amitié qui l'unissait à son ancien compagnon, il s'efforça de détourner son maître d'une telle entreprise. Le roi n'en insista pas moins et dit : « Ne tardez pas, mes hommes, ceignez de fer vos vaillants corps, qu'une cotte de mailles couvre vos reins! Emportera-t-on de la terre des Francs un si gros trésor? » Bien munis d'armes, sur l'ordre pressant du roi, ils sortirent des portes, désireux de t'étendre, ô Walther ! et pensant le dépouiller de ton gain sans combat. Hagen pourtant fit tous ses efforts pour arrêter l'aventure, mais le roi, pour son malheur, n'y voulut point renoncer. Cependant le héros, s'éloignant du fleuve, était arrivé dans un pays boisé qu'on appelait en ce temps déjà les Vosges. Cette forêt immense, repaire des bêtes sauvages, retentissait fréquemment de l'aboi des chiens, du son du cor. Dans un canton retiré se dressent deux monts rapprochés, entre lesquels s'ouvre une grotte étroite mais riante, formée non par une cavité du sol, mais par la réunion des cimes des rochers : un poste à souhait pour des brigands sanguinaires. Ce coin de terre verdoyait, couvert d'un maigre gazon. Aussitôt qu'il l'aperçut, Walther dit : « Allons là ! Je serai bien dans cet abri pour reposer mon corps de ses fatigues. » Car depuis qu'il avait quitté la terre des Huns, s'il avait pris un peu de sommeil et de repos, c'était en s'appuyant sur son bouclier, fermant à peine les yeux. Alors enfin il dépose son pesant harnais de guerre, il s'étend, la tête sur le giron de la jeune fille. « Surveille bien, dit-il, les alentours, Hildegonde, si tu vois s'élever un noir nuage de poussière, que ta douce main m'avertisse de me lever. Mais quand même tu verrais défiler une grosse troupe, n'interromps pas tout de suite mon sommeil, ma bien-aimée; d'ici tes beaux yeux clairs peuvent porter loin leurs regards. Explore avec soin tout le pays. » IL dit, ferme ses yeux brillants, et jouit enfin du repos tant désiré. Mais en apercevant des traces sur le sable, Gunther donne de l'éperon à son coursier rapide et jette aux airs ces vaines fanfaronnades : « Hâtez-vous, mes hommes, vous allez le prendre, il ne peut s'échapper, il nous abandonnera ses trésors volés ! » Hagen lui répond : « Je n'ai qu'une chose à te dire, ô le plus vaillant des rois : si tu avais aussi souvent que moi vu Walther combattant et faisant devant lui un furieux carnage, tu ne le croirais pas si facile à dépouiller. J'ai vu les Huns guerroyer au Nord comme au Midi. Là Walther, par l'éclat de son courage, était l'effroi des ennemis, l’étonnement de ses compagnons; quiconque l'affrontait courait droit au trépas. O roi, et vous, camarades, croyez en mon expérience quand je vous dis comme il est grand sous les armes, avec quelle force il lance le javelot. » Mais pendant ces tentatives inutiles pour détourner Gunther de sa folle présomption, on approchait du campement de Walther.
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At procul aspiciens
Hiltgunt de vertice montis
Hoc heros dicto
introitum stationis adibat,
Ast ubi Waltharium tali
statione receptum
Praecipit ire virum
cognomine rex Camalonem,
His auscultatis suggesserat
hoc adolescens:
Waltharius contra fidenter
protulit ista:
Tunc Hagano ad regem:
«porrectam suscipe gazam,
His animadversis clamat rex
ille superbus:
Tunc heros magnam iuste
conceperat iram,
Post haec Guntharius
Camaloni praecipit aiens: 640
Conticuit paulum verbo
fortissimus heros,
Haec postquam Camalo
percepit corde ferino,
Waltharius tandem: «si sic
placet», inquit «agamus!»
Et dum forte nepos
conspexerat hoc Camalonis,
Hunc ubi Guntharius
conspexit obisse superbus, 720 |
Soudain Hildegonde, faisant le guet au loin du haut de la montagne, vit s'élever une poussière qui annonçait des gens en marche, et elle toucha doucement du doigt Walther pour l'éveiller. Il leva la tête pour regarder qui venait. Elle lui dit qu'au loin une troupe volait sur la plaine. Alors, se frottant les yeux pour en ôter le voile du sommeil, il revêt lentement de fer ses membres encore raides, et ramasse son pesant bouclier et sa lance; puis, bondissant, il frappe des coups dans l'air, et prélude au dur combat en maniant lestement ses armes. En ce moment, la jeune fille voit non loin de là briller des lances, et dans son saisissement : « Voici les Huns! » dit-elle. Et se jetant à terre, elle s'écrie tristement : « Je t'en conjure, mon seigneur, tranche-moi la tête, pour que, si le sort me refuse l'hymen convenu entre nous, je n'aie du moins pas d'autre union à subir! » Mais lui : « Quoi ! dit-il, me couvrir de sang innocent! Mériterait-il encore d'abattre des ennemis, le fer qui n'aurait pas eu pitié d'une telle amie? Ne me demande rien de pareil, et mets de côté tes craintes. Celui qui m'a tiré de tant de périls divers a bien, je crois, le pouvoir de confondre cette fois encore nos ennemis. » Puis, ayant levé les yeux, il ajoute : « Ce ne sont pas des Huns, mais des Francs Nibelungs, des habitants du pays. » Et reconnaissant le casque d'Hagen, il se met à rire : « Eh! le voilà mon camarade Hagen, mon vieux compagnon d'exil! » Cela dit, le héros se poste à l'entrée du refuge, et s'adressant à la jeune fille restée en arrière : « Ecoute la Mère parole que je lance devant ce seuil : qu'aucun de ces Francs ne se flatte de retourner dire à son épouse qu'il a pris impunément la moindre parcelle de nos trésors ! » Mais il n'a pas encore achevé qu'il se jette à terre, demandant à Dieu pardon d'un tel langage. Et, s'étant relevé, il examina prudemment ses adversaires : « Hagen est de tous ceux-là le seul que je redoute, car il connaît ma manière de combattre, et certes il ne manque pas d'adresse. Mais si seulement Dieu veut que je déjoue ses ruses, je te reviendrai de ce combat, chère épouse. » De son côté, Hagen, voyant le poste occupé par Walther, donne au roi ce conseil : « O seigneur, ne vous acharnez pas à combattre cet homme! Qu'on aille d'abord lui demander quelle est sa race, sa patrie, son nom, le lieu d'où il vient, s'il veut avoir la paix sans effusion de sang en livrant son trésor. Par la réponse nous connaîtrons l'homme, et si Walther n'a pas changé, — il est raisonnable, — peut-être cèdera-t-il par égard pour vous. » Le roi chargea du message un certain Camelon, préfet de Metz pour la noble Francie, et qui était venu apporter le tribut de cette ville, la veille du jour où le prince apprenait le passage des fugitifs. Camelon, rendant la bride à son cheval, vole comme le vent, traverse la plaine, et s'approche de Walther qui lui barre le chemin. Il l'interpelle ainsi : « Homme, dis-moi qui tu es, d'où tu viens, où tu vas. » — « Et moi, dit le héros, je voudrais bien savoir si tu viens de toi-même ou si quelqu'un t'envoie. » Camelon alors d'un ton d'arrogance : «Apprends que le puissant roi Gunther m'envoie rechercher les raisons de ton voyage. » Walther répond : « Je ne comprends pas quel besoin on peut avoir de pénétrer les secrets d'un voyageur, mais moi je n'hésite pas à les produire au jour. Je m'appelle Walther, je suis natif d'Aquitaine; tout enfant je fus livré en otage aux Huns par mon père. J'ai vécu depuis lors chez les Huns, et je viens de les quitter par grand désir de revoir ma patrie et ma nation bien aimée. » — « Eh bien, reprend l'envoyé, le roi que je t'ai nommé t'ordonne par ma voix de livrer tes coffrets, ton cheval et la jeune fille. Si tu le fais de bonne grâce, il te laissera et la vie et les membres. » Walther riposte hardiment : « Je n'ai jamais, que je pense, entendu plus sot bavard. A ton dire, je ne sais quel prince me promettrait ce qui n'est pas et ne sera, j'espère, jamais en son pouvoir. Est-il Dieu pour se croire le droit de m'accorder la vie? A-t-il mis la main sur moi? Me tient-il en prison? Mes bras sont-ils tordus, liés derrière mon dos? Ecoute pourtant : s'il me dispense de combattre, — car, je le vois à son armure, il est venu en ennemi, — je lui remettrai cent bracelets d'or, par égard pour son titre de roi. » L'envoyé part avec cette réponse, et va raconter aux nobles Francs ce qu'il a proposé et ce qu'il rapporte. Là-dessus Hagen dit au roi : « Acceptez le présent que l'on vous offre ; avec cela vous pourrez, ô père, honorer votre suite, et surtout retirez la main que vous avanciez pour combattre. Vous ne connaissez Walther ni sa valeur insigne. Et la nuit dernière un rêve m'a présagé que, si nous attaquons, le succès ne nous suivra pas. Vous m'êtes apparu aux prises avec un ours qui, après une longue lutte, mordit une de vos jambes et l'arracha, ainsi que le genou jusqu'à la cuisse; et comme je venais à votre aide, le javelot en main, la bête fondit sur moi et me fit sauter un œil et plusieurs dents. » A ces représentations l'orgueilleux monarque répond en s'écriant : « A ce que je vois, tu suis l'exemple de ton père Agath. C'était aussi une âme timide dans un cœur de glace et un verbeux détracteur de batailles. » Hagen alors conçoit une juste colère, s'il est permis à personne de s'irriter contre son souverain. « Eh bien, dit-il, c'est l'affaire de vos armes. Votre homme est devant vous que chacun le combatte! Vous êtes à portée, et la peur ne vous retient pas, vous autres. Moi, je vous regarderai faire, et je renonce à partager le butin. » Sur ces mots, il gagna une colline prochaine, descend de cheval, et s'assoit en spectateur. Cependant Gunther commande à Camelon : « Vu, et somme l'étranger de me rendre tout le trésor. S'il hésite, je te sais brave et audacieux, attaque-le et dépouille-le vaincu. » Et le gouverneur de Metz se met en marche; son jaune casque brille sur sa tête, sa cuirasse sur sa poitrine. De loin il crie: « Eh! l'ami, écoute-moi! Donne tout ton or au roi des Francs, si tu veux avoir la vie sauve. » Le brave Walther reste un moment sans répondre, attendant l'approche de son farouche ennemi. Celui-ci, en accourant, répète sa sommation : « Livre ton or au roi des Francs! » Le héros répond enfin : « Hue demandes-tu, que réclames-tu, importun? ai-je rien volé de tel au roi Gunther? Ou m'a-t-il fait par intérêt quelque don qu'il ait le droit de me reprendre avec tant d'usure? Est-ce qu'en traversant votre pays j'y ai commis un dommage qui semble t'autoriser à me dépouiller? Si les gens d'ici sont assez jaloux de tout le monde pour ne laisser personne fouler leur sol en passant, soit, j'achète mon passage, et j'offre au roi deux cents bracelets. Qu'il me donne seulement la paix et renonce à la guerre. » A cela l'impitoyable Camelon réplique : « C'est pour un plus gros présent qu'il faut ouvrir les coffres. Au surplus, voici mon dernier mot : ou tu donneras ce qu'on exige, ou ta vie s'écoulera avec ton sang ! » Ayant dit, il ramène sur son bras son triple bouclier, brandit sa javeline luisante, et la lance de toutes ses forces. Mais le jeune homme sur ses gardes évite le coup, et le fer qui vole mord en vain le sol. Walther enfin : « Vous le voulez ainsi, dit-il. Eh bien, à l'œuvre! » En même temps il lance son javelot. Traversant le côté gauche du bouclier, le fer perce la main avec laquelle Camelon commençait de tirer son épée, la lui cloue sur la cuisse, et s'enfonce dans la croupe du cheval. Dès qu'elle sent la blessure, la bête se cabre, furieuse et veut secouer de son dos le cavalier; et peut-être y réussirait-elle sans les traits qui les fixe l'un à l'autre. Cependant Camelon, lâchant son bouclier, saisit de la main gauche l'arme qui l'a frappé, et s'efforce d'en détacher sa main droite. Voyant cela, Walther accourt, lui serre le pied, lui plonge son épée dans le corps jusqu'à la garde, et puis la retire ainsi que son javelot. Cheval et cavalier tombent au même instant. A ce triste spectacle, le neveu de Camelon, le fils de son propre frère, celui qu'on surnommait Kimon, et que certains appellent Scaramond, gémit et tout en larmes crie à ses compagnons : « C'est moi que l'affaire regarde avant vous tous! Ou je périrai avec lui, ou je vengerai celui qui m'était si cher. » — Il faut dire que dans l'étroit défilé les adversaires devaient se mesurer seul à seul et que nul frère d'armes ne pouvait secourir un autre. Ainsi l'infortuné Scaramond vole à la mort, brandissant deux javelines au large fer. Et voyant que Walther restait intrépide et comme fixé à son poste, il lui dit en grinçant des dents, en secouant la queue de cheval qui flotte sur son casque : a Quelle audace est la tienne, et qu'espères-tu? Moi, je n'en veux pas à ton trésor ni à rien de ce qui est à toi; c'est la vie de mon parent que je te réclame. » Walther répond : « Si l'on peut me convaincre d'avoir été l'agresseur, ou si je fis rien pour mériter ce châtiment, soit! que ta lance me perce à l'instant même! » Il n'avait pas fini de parler que déjà Scaramond lui jetait une de ses javelines, puis l'autre, coup sur coup; le héros évita la première, et secoue la seconde qui avait frappé le bouclier. Tirant alors son épée, Scaramond fond sur Walther pour lui fendre le front; mais emporté par l'élan de son cheval, il passe trop près de lui, et au lieu de blesser la tête avec la lame, il frappe seulement le casque avec la poignée de son arme ; le choc produit un tintement, et une étincelle s'envole dans les airs. Et avant qu'il ait pu faire volter son fier coursier, Walther lui plante sa lance sous le menton, et l'enlève de sa haute selle à demi-mort. Puis, sans écouter ses prières, il lui tranche la tête avec son propre glaive, et sur le sang de l'oncle fait couler celui du neveu. Dès qu'il a vu périr Scaramond, l'orgueilleux Gunther exhorte ses compagnons à renouveler l'attaque avec furie : « Assaillons-le, ne le laissons plus respirer, jusqu'à ce qu'il se lasse et succombe, et nous le garrotterons, et il rendra le trésor et il sera puni du sang qu'il a versé! »
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Tertius en Werinhardus abit
bellumque lacessit, 725
Olli Waltharius ridenti
pectore adorsus:
Sed non dementem tria visa
cadavera terrent
Illeque sublato dedit haec
responsa cachinno:
Waltharius contra respondit
cuspide missa:
Tunc a Gunthario clipeum
sibi postulat ipsum
Belliger at contra nil
territus intulit ista: 805
Ille dehinc: «invitus agis,
si sponte recusas. |
Le troisième qui partit au combat, ce fut Wurhard, le descendant d'une longue suite d'aïeux, un de tes arrière-neveux et un archer comme toi, illustre Pandarus, qui poussé (par Minerve) à troubler la trêve conclue, lanças le premier trait au milieu des Grecs. Méprisant la lance, Wurhard portait un carquois et un arc, et pour mettre l'avantage de son côté, il harcela de loin Walther à coups de flèches. Mais celui-ci, faisant brave contenance, et opposant son vaste bouclier, voyait venir les traits et les évitait avec adresse, soit par un saut de côté, soit en inclinant le bouclier au vent pour les faire dévier; aucun ne le toucha. Enfin, furieux de voir toutes ses flèches usées en vain, le descendant de Pandarus tire son épée, s'élance, et avec vanterie : « Va, dit-il, si ta ruse a pu déjouer des traits légers comme le vent, tu n'esquiveras pas, j'espère, un coup asséné par ma main! » Walther lui répond gaillardement : « Assez longtemps tu me fis attendre une lutte à chances égales. Hâte-toi donc, le retard ne viendra pas de moi. » Il dit, et de toutes ses forces lance son javelot. Le fer vole et va trouer le poitrail du cheval, qui se cabre tout droit, battant l'air de ses pieds, fait rouler à terre son cavalier, et se renverse sur lui. Le héros accourt, arrache à Wurhard son épée, son casque, et le saisit par sa blonde chevelure. Aux prières répétées du vaincu, le vainqueur répond : « Tu ne parlais pas ainsi tout à l'heure, fanfaron! » Et sur ces mots il laisse choir le tronc décapité. Mais la vue de trois cadavres n'abat point la démence de Gunther. Il ordonne : à tour de rôle ses hommes courront à la mort. Et le quatrième qui tenta le sort du combat fut Ekefrid, né au pays saxon, un banni forcé de fuir son pays après le meurtre d'un chef. Il montait un cheval bai-moucheté. Voyant Walther déjà prêt pour ce nouveau duel : « Dis-moi, maudit, lui cria-t-il, as-tu un corps palpable, ou n'es-tu qu'une décevante figure aérienne? Tu m'as l'air d'un Faune accoutumé à bondir. » Walther se met à rire et répond : « Ton jargon prouve que tu es de cette race à qui la nature a donné de surpasser les autres en plaisanterie. Mais approche d'abord à portée de ma main; tu seras libre ensuite de raconter aux Saxons que tu as vu dans les Vosges l'apparition d'un Faune. » — « Je tâterai du moins qui tu es ! » dit Ekefrid, et aussitôt il brandit violemment son javelot ferré de cornouiller, qui s'échappe des replis de la courroie, mais se brise en choquant le dur bouclier. Walther répond en faisant voler sa lance : « Tiens, voilà les présents du Faune des bois ! Vois si mes traits, à moi, ne savent pas mieux pénétrer. » La lance fend le bois recouvert de cuir de taureau, perce la cotte de mailles, et se plante dans le poumon. Le pauvre Ekefrid roule à terre et vomit un flot de sang; lui qui fuyait la mort, il vient de courir au-devant d'elle. Walther prend le cheval du vaincu et le met au pâturage derrière lui. Un cinquième champion alors, Hadawart, le cœur gonflé d'illusions, demande à Gunther (pour sa part de butin), le propre bouclier de l'ennemi. Il part, laissant sa lance à ses compagnons, et se confiant avec une folle audace en sa seule épée. Et comme il voit le chemin obstrué par les cadavres gisants, et son cheval empêché de passer, il saute à terre et s'avance à pied. Walther, fièrement campé sous ses armes, donne un éloge au brave qui vient lui offrir un combat égal. Mais Hadawart lui dit : « O serpent pétri de ruses et maître en fourberie! Toi qui caches tes membres sous une cuirasse d'écaillés, et qui, replié en rond comme la couleuvre, évites tant de traits sans recevoir la moindre blessure, toi qui te joues avec un bonheur inouï des flèches empoisonnées, crois-tu pouvoir l'esquiver par artifice, le coup asséné de près et d'une main sûre, le coup qui ne harcèle pas, mais qui blesse? Écoute un conseil : dépose ton bouclier si bien peint, c'est ma part, et le roi me l'a promis. Je ne veux pas que tu le gâtes, il me plaît trop. Au surplus, tu aurais beau me ravir la douce lumière de la vie, j'ai là plusieurs compagnons et parents qui, lors même que tu emprunterais les ailes de l'oiseau, ne te laisseront jamais partir d'ici impuni. » Ces menaces n'épouvantent pas le héros, qui répond : « Je n'ai qu'un mot à te dire, je défendrai mon bouclier. Crois-moi, je lui ai de grandes obligations. Il s'est maintes fois opposé à mes ennemis, il a reçu bien des blessures à ma place. Tu vois de quel secours il m'est aujourd'hui, et s'il m'eût manqué, peut-être Walther ne te parlerait-il pas. O ma main droite, déploie toutes tes forces pour repousser l'agresseur, et l'empêcher de te ravir mon rempart! Et toi, ma gauche, tiens bien la poignée du bouclier, et que tes doigts soient comme collés à l'ivoire! Ne va pas lâcher ici ce fardeau porté sur de si longues routes, depuis le palais des Huns! » Hadawart alors : « Tu le feras malgré toi, si tu ne veux pas de bon gré. Et ce n'est pas seulement le bouclier, c'est le cheval et la jeune fille et l'or qu'il faudra rendre. Alors enfin lu seras châtié, scélérat! » — Il dit, et tire son illustre épée du fourreau. Ces fils de contrées diverses s'élancent l'un sur l'autre. Les Vosges voient ces foudres avec étonnement. Les deux champions, grands par le cœur et par les armes, l'un se fiant à son épée, l'antre, ardent et terrible avec sa lance, se livrent mille assauts et déploient toutes leurs forces. Le chêne ombreux sur qui les haches s'abattent ne retentit pas si fort que leurs casques et leurs boucliers. Les Francs s'étonnent que Walther reste infatigable, bien qu'on ne lui ait laissé ni repos ni trêve. Le champion de Worms, croyant le faire sans danger, se dresse de toute sa hauteur et brusquement il lève son épée, pensant terminer du coup ce duel. Mais au moment où il frappe, son adversaire sur ses gardes pare le coup en avançant sa lance, et lui fait sauter du poing son arme inutile; la lame étincelante vole au loin dans les broussailles. Quand il se voit privé du secours de son épée, Hadawart prend sa course et veut gagner les buissons; mais de son pied agile, avec la verdeur de la jeunesse, le fils d'Alpher le poursuit et lui crie : « Où fuis-tu? Reçois-le donc, mon bouclier ! » Disant cela, il lève vivement sa lance des deux mains, et frappe : Hadaward tombe, l'immense bouclier s'abat sur lui avec fracas. Sans retard, Walther lui met le pied sur la nuque, et, du bout de sa lance écartant le bouclier, il cloue le vaincu à terre. L'infortuné roule des yeux mourants, et le souffle de sa vie se perd dans les airs. |
Sextus erat Patavrid. Soror
hunc germana Haganonis
Waltharius, licet alonge,
socium fore maestum
Tum quoque vir fortis
Francum discedere bello 895
Hunc sese ulturum spondens
Gerwitus adivit,
Hic vero metuenda virum tum
bella videres.
Iam magis atque magis irarum
mole gravatus
Tunc primum Franci coeperunt
forte morari
His animum dictis demens
incendit et omnes
Ecce repentino Randolf
athleta caballo
At nonus pugnae Helmnod
successit, et ipse
Consiliumque fuit, dum
cuspis missa sederet 985
Nomina quae restant edicam
iamque trahentum:
Interea Alpharidi vanus
labor incutit iram,
Inde petit Trogum haerentem
in fune nefando.
Tum quoque subridens «venio
iam» dixerat heros |
C'était le tour du sixième, de Patafrid, que mit au jour la sœur d'Hagen. En le voyant s'avancer, son oncle s'efforce de le détourner, et le rappelle et le prie : « Où cours-tu? Vois la Mort qui rit déjà! Arrête-toi, ou c'est ton dernier jour. O cher neveu, ton courage t'égare! Renonce. Tu n'es pas de la force.de Walther. » — Hélas! le jeune homme qu'enflammé l'ardeur de la gloire dédaigne ces conseils et continue d'avancer. Hagen, désolé, poussa un long soupir, et du fond du cœur il exhale ces plaintes : « O gouffre de ce monde, ambition insatiable! O monstrueuse avarice, principe de tous maux ! Que n'assouvis-tu ta gloutonne rage sur l'or même et sur les autres richesses, en l'abstenant de dévorer les hommes! Mais aujourd'hui ton souffle attise chez les humains une passion impie, et personne ne se contente plus de ce qu'il a. Et même, pour du gain, on ne craint pas d'affronter une mort honteuse ! Plus on possède, plus la soif d'avoir est ardente. Par force ou par ruse, on s'empare du bien d'autrui, et ce qui est le plus triste, ce qui doit tirer de nos cœurs le plus de larmes, on rejette en enfer des âmes nées pour les deux ! Voilà mon neveu chéri que je ne puis retenir, car tu es là qui l'aiguillonnes, cruelle ambition! Il court aveuglément à une mort affreuse, et pour une misérable gloriole, il a hâte de descendre chez les ombres. Ah ! cher neveu, que faudra-t-il dire à ta mère, enfant perdu? Qui consolent ta jeune épouse, à qui tu n'as pas donné pour distraction de sa douleur un entant dont l'espoir lui est ravi? Oh! quelle fureur est la tienne? D'où vient tant de démence? » — Il dit, et inonde son sein de larmes, et son « Adieu, beau neveu! » se prolonge en sanglots. Malgré l'éloignement, Walther remarque le chagrin de son camarade, et il entend ses cris. C'est pourquoi il adjure le cavalier qui vient sur lui : « Écoute mon conseil, vaillant jeune homme, et conserve-toi pour de meilleurs destins. Ne va pas plus loin, car ton ardeur et ta confiance t'égarent. Vois la fin de tant de braves et renonce à ce duel, pour que ta mort n'augmente pas le nombre de mes ennemis. » — « Que t'importe ma mort, brigand? lui répond Patafrid. Ton affaire est de combattre et non de discourir. » En disant cela, il vise, et jette son javelot noueux que le héros fait dévier en l'écartant avec sa lance, mais qui, poussé par le ressort des courroies et par les forces d'un furieux, vole dans l'intérieur du retranchement et ne s'arrête qu'aux pieds de la jeune fille. Celle-ci, prise d'une terreur féminine, jette un cri. Puis, dès que son frêle courage lui revient au cœur, elle relève un peu la tête pour voir si Walther est vivant. Pourtant, une fois encore, le généreux Walther enjoint au Franc de se retirer du combat. Mais celui-ci, en fureur, tire son épée, fond sur lui, et lui assène un coup de haut. Le fils d'Alpher s'était enfin couvert de son bouclier, et, grinçant des dents comme un sanglier qui écume de rage, ne disait mot. L'autre, en voulant frapper se penche et s'allonge tout entier; Walther, courbé et ramassé sur lui-même, se cache sous son abri. Et voilà qu'entraîné par son coup donné à taux, l'assaillant tombe-. C'était la fin, si en ce moment Walther n'avait pas été accroupi, un genou à terre, pour se garer du fer sous son bouclier. Et tandis qu'il se redresse, Patafrid se relève aussi, se hâte en frémissant d'avancer son bouclier, et se prépare en vain à recommencer le combat. Mais le fils d'Alpher, piquant sa lance dans le sol, l'attaque plus promptement avec l'épée, et d'un grand choc lui défonce le bouclier par le milieu, lui tranche sa cuirasse de métal, et lui ouvre le ventre. Le malheureux Patafrid s'affaisse, et voit couler ses entrailles ; son corps revient aux bêtes de la forêt, son âme aux enfers. Promettant de le venger, Gerwig s'avance. Porté par un lier cheval, il vole par-dessus l'entassement de carnage qui lui bouche l'étroit sentier. Et tandis que Walther tranche le cou de sa victime, le nouveau venu l'assaille en lui jetant à la tête une hache à deux tranchants, l'arme des Francs en ce temps-là. Lestement le héros oppose au coup son bouclier, saute en arrière, et reprend sa bonne lance, laissant sur l'herbe verte l'épée ensanglantée. Quelle effroyable lutte de vaillants on vit alors ! Aucune parole ne se mêle au choc des armes, chacun des adversaires donnant toute son attention au combat. L'un, plein de rage, veut laver dans la vengeance la mort de ses amis ; l'autre fait tous ses efforts pour détendre sa vie et, si le sort le veut, pour conserver la victoire. L'un frappe, l'autre se gare; celui-là pousse en avant, celui-ci se replie; l'adresse, le hasard et le courage se mêlent et se confondent. La longue pique de Walther tient à distance l'ennemi dont l'arme est plus courte ; mais celui-ci fait voiler son cheval, cherchant à fatiguer le héros par ses feintes. Enfin Walther, plein de colères amoncelées, soulève par le bas le bouclier de Gerwig, et lui perce d'un coup la cuisse et l'aîné. Le blessé tombe sur le dos en jetant un cri affreux, et en se lamentant frappe des talons la terre. Le vainqueur l'abandonne après lui avoir tranché la tête comme aux autres. Au pays de Worms ce Gerwig était comte. Alors seulement les Francs commencent à hésiter, et demandent par grandes prières à leur maître de renoncer au combat. Mais le malheureux entre en fureur et dit dans son aveuglement : « J'attends de vous, vaillants hommes, cœurs souvent éprouvés, que ce coup de sort ne fasse trembler aucun de vous, mais vous remplisse de colère. Que dirait-on de moi, si je quittais honteusement ces Vosges. Que chacun de vous s'approprie mes sentiments. Pour moi, je suis prêt à mourir plutôt que de rentrer à Worms sur cet échec. Quoi! cet homme gagnerait sa patrie vainqueur et sans blessure! Jusqu'à présent vous brûliez du désir de lui ravir ses trésors; ayez la même ardeur, mes braves, pour laver la souillure de ce carnage, et que la mort expie la mort, le sang, le sang! L'extermination du meurtrier doit consoler nos compagnons égorgés. » Ces paroles imprudentes enflamment les courages, et font oublier, à tous, le soin de leur vie et de leur salut. Et comme on ferait pour un jeu, chacun prétend devancer les autres à la mort. Mais, je l'ai déjà dit, le sentier ne permettait de combat qu'entre deux hommes seul à seul. Entre temps, le glorieux Walther, les voyant hésiter, avait ôté son casque pour l'accrocher à un arbre, et tout haletant il aspirait l'air frais et essuyait sa sueur. Soudain, pressant son cheval pour devancer les autres, Randolf vint rudement l'assaillir et lui lança au-dessous de la poitrine son épieu ferré. Et si la dure cuirasse, ouvrage de Wéland n'avait pas résisté, le gros bois de l'arme lui-même lui serait entré dans le ventre. Sur le moment, Walther eut le cœur glacé d'effroi; il s'abrita de son bouclier et ressaisit son courage, mais n'eut pas le temps de reprendre son casque. Le Franc, sa pique lancée, avait mis l'épée au clair; il frappa l'Aquitain à la tête, et lui trancha deux boucles de sa chevelure, sans même entamer la peau ; il asséna un second coup et, emporté par son ardeur, il enfonça tellement sa lame dans l'obstacle du bouclier, que tous les efforts ne purent l'en dégager. Prompt comme la foudre, le fils d'Alpher se jeta en arrière, et de la force de la secousse étendit le Franc sur le sol. Et se tenant droit sur lui et lui écrasant du pied la poitrine, il dit : « Pour les cheveux que lu m'as pris, moi je te prends la tête. Au moins tu n'iras pas te vanter de mon affront à ta femme! » Puis, malgré les prières du vaincu, il le décolla. Helmod se présenta, le neuvième, au combat. Il portait un trident attaché à une triple corde que tenait derrière lui le restant de ses compagnons. Dés que l'arme lancée serait implantée dans le bouclier, tirant tous à la fois, ils comptaient bien jeter à bas leur terrible adversaire, et ils se promettaient une victoire certaine. Sans tarder, raidissant ses bras de toutes ses forces, le chef du complot lance le trident, et dit d'une voix éclatante : « Ce fer là, tête chauve, c'est ta mort! » L'arme fend l'air, agile comme le jaculus, ce serpent qui fond sur sa proie du haut d'un arbre, et renverse tout de son choc impétueux. Bref, elle perce l'enveloppe convexe et se plante au cœur même du bouclier. Les Francs poussent une clameur dont le défilé retentit. Tous ensemble et chacun tour à tour, ils tirent la corde avec effort; le roi lui-même n'hésite pas à se mettre à l'œuvre, et des Ilots de sueur coulent de tous leurs membres. Mais le héros tient bon, pareil au chêne dont la cime monte aussi haut vers le ciel que les racines plongent bas vers les enfers, et qui méprise, immobile, tous les fracas des vents. Ses ennemis rivalisaient d'efforts et s'exhortaient l'un l'autre : s'ils ne pouvaient le jeter lui-même à terre, au moins tâcheraient-ils de lui arracher son bouclier; privé de cette défense, il tomberait bientôt vivant entre leurs mains. Disons les noms de ces derniers champions, de ceux qui tiraient la corde : le neuvième était Eleuter, surnommé Helmond; Strasbourg donna naissance à Trogus, le dixième; le onzième, Tanast, eut pour patrie Spire la puissante, et le roi faisait, le douzième en remplacement d'Hagen. Tous les quatre, à grand bruit, ils unissaient contre un seul adversaire leurs suprêmes efforts. Mais cette lutte sans résultat excite enfin la colère de Walther. Et lui, que l'absence de son casque laissait déjà le front nu, confiant en son épée et en sa cotte de mailles, il lâche son bouclier et fond d'abord sur Eleuter. Du coup il lui fend le casque et lui broie la cervelle, et même, tranchant le col, il lui ouvre la poitrine; le cœur palpitant de l'infortuné laisse bientôt échapper sa vie et sa chaleur. Puis Walther court sur Trogus, qui est embarrassé dans la corde fatale. Surpris et effrayé de la mort de son compagnon et de l'apparition terrible de l'ennemi, Trogus essaie en vain une fuite rapide, et veut ramasser ses armes pour reprendre le combat. Car, pour tirer la corde, tous avaient déposé lances et boucliers: Mais le héros, qui venait de prouver sa force, surpassa de même le fuyard en vitesse, et le rattrapant à la course, il lui trancha le jarret d'un coup d'épée. L'ayant ainsi retardé, il le prévint et lui ravit son bouclier. Cependant, bouillant de courage malgré sa blessure, Trogus aperçoit une pierre énorme, la saisit, la lance soudain à grand effort sur Walther, et fend du haut en bas son propre bouclier; le cuir qui le recouvre relient seul le bois rompu. Puis, posé à genoux, il retire son épée du vert gazon, la brandit avec fureur dans l'air épouvanté. Et s'il ne peut prouver son courage par des actes, du moins son cœur et son visage ne montrent-ils rien que de viril. Sans voir la Mort qui le regarde en riant, il s'écrie avec audace : « Oh ! si seulement, même dans l'état où je suis, j'avais mon bon bouclier! Le hasard m'a vaincu, non ta valeur. Après mon bouclier, essaie de prendre mon épée ! » Walther sourit. « J'arrive! » dit-il, et volant plutôt qu'il ne court, il tranche la main que Trogus levait pour le frapper. Mais comme il s'apprête à redoubler de tout son haut, pour achever d'ouvrir à l'âme la porte du trépas, survient Tanast qui a pu avec le roi, ressaisir ses armes, et de son bouclier tendu il protège son compagnon. Tournant alors sa colère contre le nouvel ennemi, Walther lui abat l'épaule à l'articulation, et d'un coup de pointe dans le flanc lui fait couler les entrailles. — « Adieu! » murmure Tanast en s'affaissant. Trogus, qui le voit tomber, dédaigne de recourir aux prières, et soit courage, soit désespoir, il attise par des insultes la colère de son vainqueur. « Meurs donc, dit le fils d'Alpher, et garde tout cela pour l'autre monde, où tu raconteras à tes camarades comme tu les as vengés. » Sur ces mots il l'étrangle avec son collier d'or. Réunis dans la mort, les deux amis roulent sur la poussière, frappant convulsivement du talon le sol souillé de carnage.
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PARS TERTIAHis rex infelix visis
suspirat et omni Ille recusanti precibus
nihilominus instans Cunctabatur adhuc Haganon
et pectore sponsam Interea occiduas vergebat
Phoebus in oras, 1130 His ita provisis
exploratisque profatur: 1150 Qui postquam orandi finem
dedit, ilico surgens His ita compositis
procinctum solvit et alte Lucifer interea praeco
scandebat Olympo
Postquam cuncta silere
videt, praevertit onustas |
A cette vue, le pauvre roi soupire, et fuyant en toute hâte, il remonte sur son cheval brillamment harnaché, vole retrouver le dolent Hagen, et le supplie de se joindre à lui pour reprendre la lutte. Mais Hagen : « L'infamie de ma race m'interdit de combattre, et mon sang de glace m'ôte tout courage sous les armes. Mon père déjà tombait en défaillance à la vue d'une pique, et que de discours il tenait, le couard, pour éviter de se battre ! Depuis que tu m'as jeté ces propos au milieu de tes compagnons, roi, il serait indigne de moi de te venir en aide. » Pourtant Gunther insiste, oppose la prière au refus, et voici comme il tâche de faire revenir Hagen de sa rancune : « Je t'en conjure par le souverain Dieu, renonce à ta colère. Dépose tout ressentiment de mon offense, et si nous rentrons tous deux vivants dans nos foyers, j'effacerai mes torts en te comblant de bienfaits. Devant tant de compagnons et de parents égorgés, n'es-tu pas honteux de cacher ton courage. On te blesse mieux, ce me semble, avec des paroles qu'avec des actes horribles. Ah! ta colère serait plus légitime contre un barbare qui, à lui seul, vient de ternir la gloire du premier peuple du monde! Certes, je perds beaucoup par la mort de mes braves, mais la Francie ne se relèvera jamais d'un pareil opprobre, deux que nous dominions autrefois diront en nous raillant: « O honte! il a suffi d'un homme, d'un inconnu, pour égorger impunément une armée de Francs tout entière ! » Hagen hésitait encore; il pesait en son cœur l'amitié qu'il avait tant de fois jurée à Walther, mais en même temps il se représentait tout ce qui venait d'arriver. Et son malheureux roi redoublant de supplications, il finit par s'émouvoir de ses humbles prières. Il rougit, l'aspect du prince lui rappelle son propre honneur qui serait entaché s'il se ménageait dans une pareille aventure. Enfin, il n'y put tenir et s'écria : « Mon maître, à quoi m'appelez-vous? Où faudra-t-il vous suivre, noble prince? Votre cœur trop confiant vous promet l'impossible ; vit-on jamais un homme assez fou pour sauter de plein gré dans un gouffre béant? Or moi, sachant Walther si terrible en rase campagne, je dis qu'ainsi retranché et dans un poste aussi sur, il ne redoute pas plus une armée qu'un homme seul. Et la Francie enverrait ici tous ses cavaliers, tous ses gens de pied, qu'il ferait d'eux ce qu'il a fait de ceux-ci. Mais je le vois, la honte est plus douloureuse pour vous que la perte de tous ces braves, et vous ne voulez pas vous retirer ainsi; voilà pourquoi je compatis à votre peine. L'honneur de mon roi passe avant mes propres griefs, et je vais tâcher de trouver une voie de salut qui doit se présenter sur le champ ou jamais. Oui, je l'avoue, Seigneur, pour la mort de mon cher neveu je ne voudrais pas rompre la foi jurée. C'est pour vous seul que je me jette dans un péril certain, et vous saurez une bonne fois si je redoute de me battre. Seulement, retirons-nous, laissons-lui le passage, et postés en observation faisons paître nos chevaux, jusqu'à ce que, nous croyant partis, notre homme sans défiance quitte le défilé qui l'abrite. Dès qu'il foulera la plaine, levons-nous, et à sa grande surprise poursuivons-le ; libre à nous alors de tenter un coup de bravoure. Voilà sur quoi je compte le plus en cette douteuse aventure. Alors, si le cœur vous en dit, roi, vous pouvez combattre, car ce n'est pas devant nous deux que Walther fuira jamais; nous-mêmes nous n'aurons de choix qu'entre la fuite et une lutte acharnée. » Le prince approuve le conseil; il serre Hagen dans ses bras et achève la réconciliation par un baiser. Puis ils se retirent, cherchant dans les environs un bon terrain d'embuscade, et là, mettant pied à terre, ils entravent leurs chevaux dans un riant pâturage. Cependant le soleil s'inclinait vers l'Occident, arrêtant comme d'habitude à Thulé l'extrémité de sa course, et laissant derrière lui les peuples que nourrissent l'Ecosse et l'Ibérie. Lorsqu'il a peu à peu échauffé les ondes océanes, et quand l'astre du soir tourne vers l'Ausonie les pointes de son croissant, alors le sage Walther se demande s'il vaut mieux rester pendant le calme de la nuit dans son abri sur, ou bien se risquer au loin dans la campagne déserte. Des flots de souci fermentent au cœur du héros, et il applique toute la sagacité de son esprit à chercher ce qu'il doit faire. C'est Hagen seul qui l'inquiète, surtout depuis le baiser et l'accolade du roi. Et quel est le plan de ses ennemis? Retourneront-ils à la ville pour y réunir pendant la nuit une nouvelle troupe de guerriers et revenir à l'aube du jour reprendre la lutte terrible, ou dressent-ils seulement une embuscade et se cachent-ils aux environs? Walther redoute aussi la traversée de cette forêt inconnue, aux sentiers entrecroisés, où il risque de se jeter dans des fourrés épineux, peuplés même de bêtes féroces et d'y perdre sa fiancée. Ayant examiné et pesé tout cela, il dit enfin : « Quoi qu'il arrive, je coucherai ici, jusqu'à ce que le soleil parcourant les cieux nous rende la lumière aimée. Il ne pourra pas dire, ce roi superbe que je me sois esquivé de son pays en fuyard, dans l'ombre, comme un voleur. » Puis, taillant de tous côtés des épines et des ronces, il les entassa pour fortifier l'abord de l'étroit défilé. Cela fait, il s'approche des morts en gémissant, rajuste à chaque tronc la tête qui lui appartenait, et prosterné vers l'Orient, l'épée nue à la main, il prononça cette prière : « Au créateur et souverain régent de l'univers, sans la permission ou l'ordre de qui rien n'arrive, je rends grâces de ce qu'il m'a défendu contre les armes d'injustes agresseurs et m'a sauvé de la honte. D'un cœur contrit j'implore le Dieu de clémence, qui ne veut pas la perte du pécheur mais l'écrasement du péché : qu'il me les fasse retrouver dans la demeure céleste, ceux qui gisent là ! » Sa prière achevée, il se releva, réunit en cercle et attacha par des harts de rameaux tordus les six chevaux qui restaient; deux avaient été tués, elle roi Gunther avait emmené les trois autres. Ayant tout disposé ainsi, il ôta son harnais et allégea de sa pesante armure son corps fumant. Et consolant par de gais propos la tristesse de sa fiancée, il prit quelques aliments pour raffermir ses membres épuisés. Car il s'était fatigué à construire les retranchements. Puis il se coucha sur son bouclier et dit à la jeune fille de veiller sur son premier sommeil, se réservant de la relever de sa garde aux heures plus anxieuses du matin. Enfin il s'endormit. Assise à sa tête, Hildegonde veilla, chantant pour tenir ouverts ses yeux appesantis. Mais dès la première interruption de son sommeil, le héros se leva, dit à sa fiancée de dormir, et se tint bravement debout, appuyé sur sa lance. C'est ainsi qu'il passa le reste de la nuit, et tantôt se promenant autour des chevaux, ou bien tendant l'oreille auprès du retranchement, il souhaitait de voir les formes et la lumière rendues à l'univers. Cependant l'étoile radieuse du matin monte au ciel annonçant le jour, et déjà l'île de Taprobane voyait le clair soleil. C'était l'heure où la fraîche Aurore verse la rosée sur la terre. Walther commence par dépouiller les morts de leurs armes et du harnais de guerre, leur laissant la tunique et le reste; bracelets et bulles, épées et baudriers, cuirasses et casques, voilà ce qu'il leur prit. Il en chargea quatre chevaux, et réveillant sa fiancée, la mit sur le cinquième; lui-même il monta sur le sixième cheval, et s'avança le premier, après avoir défait la barricade. A mesure qu'il s'engage dans l'étroit sentier, de ses yeux clairs il explore toutes choses autour île lui, l'oreille tendue pour saisir le moindre souffle de vent qui lui apporterait un chuchotement, un bruit de pas, ou le cliquetis des freins sous de fiers cavaliers, ou le retentissement de fers de chevaux sur le sol. Mais tout est silencieux. Alors il pousse en avant les bêtes de charge, et.dit à la jeune fille de le précéder aussi. Lui-même il prend par la bride le cheval qui porte le trésor, et il se met bravement en route, équipé comme d'habitude. Il pouvait s'être avancé de mille pas, quand la jeune fille (la faiblesse de son sexe lui faisait le cœur tremblant) en regardant derrière elle, vit deux cavaliers descendre d'une colline avec une vitesse désordonnée. Pâle d'effroi, elle crie au héros qui la suit : « Vous aviez retardé la fin, mais la voilà! Fuyez, seigneur, ils s'approchent! » Walther se retourne et reconnaît les survenants. « En vain, dit-il, mon bras aura terrassé tant d'ennemis, si la gloire se dérobe et si le déshonneur vient au dernier moment! Mieux vaut chercher une belle mort par des blessures que de s'échapper d'une course errante en perdant son bagage. Mais vraiment, pour un homme qui a vu de plus grands périls, il n'y a pas encore tant à désespérer du salut. Toi, prends la bride de Lion qui porte nos trésors, et presse le pas pour entrer dans la forêt prochaine. Moi je préfère rester ici, à mi-côte, attendant l'aventure, et prêt à saluer les arrivants. » La jeune fille obéit. Walther ajuste promptement son bouclier, secoue sa lance, et essaie les allures de combat de son cheval inconnu. |
Hunc rex incursans comitante
satellite demens
Alpharides contra regi non
reddidit ulla,
Contra quae Hagano vultu
haec affamina torvo
Hic rex Guntharius coeptum
meditatur ineptum,
Nec mora, progreditur
Haganon ac provocat hostem,
Nec mora nec requies: bellum
instauratur amarum.
Interea herois coepit
subrepere menti
At vir Waltharius missa cum
cuspide currens 1360
Belliger ut frameae murcatae
fragmina vidit, |
Alors le roi qui accourt furibond en compagnie de son féal Hagen, interpelle de loin le héros avec cette arrogance : « Voilà enfin tes efforts déjoués, féroce ennemi ! Elles te manquent, ces retraites d'où tu aboyais comme un chien en grinçant des dents avec rage ! Il faut maintenant, s'il te plaît, combattre en rase campagne, et tu verras si la fin répond au commencement. Je sais que tu as invoqué et soudoyé la Fortune, et c'est pour cela que tu dédaigneras de fuir ou de te rendre. » Le fils d'Alpher ne répondit rien au roi, et comme s'il était sourd de cette oreille, il se tourne ailleurs, et dit : « C'est à toi que je parle, Hagen, écoute-moi un instant. D'où vient, je te le demande, ce changement subit d'une amitié fidèle? Toi qui naguère, quand tu as dû me quitter, semblais pouvoir à peine t'arracher de mes bras, pourquoi viens-tu de gaité de cœur, quand je ne t'ai fait aucun mal, tourner contre moi tes armes? J'espérais de toi, je l'avoue, mais je suis bien déçu, que si tu apprenais mon retour de l'exil, tu viendrais à ma rencontre pour me saluer, qu'il me faudrait, bon gré mal gré, me reposer à ton hospitalité, et que tu tiendrais à me reconduire en paix au royaume de mon père. Je me voyais d'avance embarrassé de tes présents. Et je me disais, en traversant ces régions inconnues : Tant qu'Hagen sera là, je n'ai rien à craindre des Francs. — Reviens à toi, je t'en conjure par nos jeux d'enfants, où nous avons, en bon accord, exercé notre adresse, et dans lesquels se passèrent nos jeunes ans! Où s'en est-elle allée, cette amitié célèbre qui nous liait à la guerre comme à la maison, et qui ne connaissait point d'écueils? En te voyant, j'oubliais mon père, et vivant avec toi, je n'attachais plus de valeur à la patrie. Peux-tu bien rayer de ta pensée un pacte si souvent conclu? Ce crime, je t'en conjure, répudie-le. Renonce à me combattre, et que notre alliance reste inviolée à jamais ! Si tu m'accordes cela, tu t'en iras d'ici chargé de présents, et je remplirai d'or le creux de ton bouclier. » Mais Hagen, avec un regard farouche, réplique ainsi, laissant éclater sa colère : « Tu emploies d'abord la violence, Walther, et puis tu fais le beau parleur. C'est toi qui as rompu la foi jurée, quand, me voyant là, tu as égorgé sous mes yeux tant de mes amis et de mes parents même. Et tu ne peux dire pour excuse que tu ignorais ma présence : si mon visage était caché, tu voyais bien mes armes, et tu les connaissais de reste, ma tournure aussi. Pourtant j'aurais peut-être tout supporté, sauf une dernière douleur : mon unique tendresse, cette jeune fleur de tant d'éclat, de grâce et de mérite, ton épée l'a fauchée! Voilà comme tu as le premier annulé notre alliance sacrée, et je ne veux pas de trésor pour m'en dédommager. Je veux savoir au moyen des armes si tu es le seul vaillant, et te demander compte de mon neveu égorgé par tes mains. Ou je succomberai, ou je ferai une chose digne de mémoire. » Il dit, et saute à bas de son cheval ; Gunther et le brave Walther non moins prompt font de même ; les voilà tous prêts à combattre à pied. Chacun se pose, et se met en garde contre le coup qui va venir; leur belliqueuse chair frémit sous le bouclier. C'est à la deuxième heure qu'ils en vinrent aux mains, deux combinant leurs attaques contre un seul. Rompant le premier la paix, Hagen lança de toutes ses forces sa javeline de bois de pommier, l'arme vole avec une impétuosité, un sifflement terribles et le fils d'Alpher voit bien qu'il n'en pourra soutenir le choc; aussi déjoue-t-il avec adresse le péril en inclinant obliquement l'écu dont il se couvre. Comme un marbre poli, la pente du bouclier renvoie de côté le trait, qui blesse durement le flanc de la colline en s'enfonçant jusqu'aux clous dans le sol. A son tour, avec un grand élan de cœur mais une force médiocre, le fier Gunther jette son javelot de frêne, qui va en voltigeant se planter dans le bas du bouclier de Walther. Celui-ci, d'une secousse, fait choir de la plaie du bois ce fer inoffensif. Un tel présage attriste et déconcerte les Francs; mais vite ils tirent l'épée, leur chagrin se change en colère, et couverts de leurs boucliers ils fondent sur l'Aquitain. Le héros les repousse vivement à coups de pique ; son air terrible et ses armes arrêtent leurs assauts. Alors le Roi Gunther conçut la sotte idée d'aller reprendre en tapinois son javelot lancé en vain et resté à terre aux pieds de l'ennemi. Car avec les courtes lames de leurs épées, Hagen et lui ne pouvaient serrer de près Walther, dont les coups de lance portaient si loin. Il fit donc signe du regard à son vassal de le précéder, et de protéger ainsi l'exécution de son dessein. Sans tarder, Hagen s'avança et provoqua l'ennemi. En même temps le roi remit au fourreau son épée ornée de pierres précieuses, afin d'avoir la main libre et sûre pour le larcin. Bref, il se pencha pour saisir le javelot, il le tenait déjà et le tirait doucement à lui, espérant relever sa fortune; mais Walther, qui à la guerre se tenait toujours sur ses gardes, et dont la vigilance n'avait été qu'un seul instant en défaut, voyant le roi se pencher, devina son projet et ne le laissa point faire. Ecartant d'abord Hagen, qui dut se jeter de côté pour éviter un coup de lance, le héros fit un bond, retint le javelot en posant le pied dessus, et surprit si brusquement le roi dans son larcin, que Gunther, frappé d'effroi sous la lance menaçante, avait les genoux vacillants. Le fils d'Alpher l'aurait même sur le champ jeté en pâture au trépas, si le vaillant Hagen n'était vite accouru, et couvrant son maître de son bouclier, n'avait pas poussé droit au visage de l'ennemi la pointe nue de sa redoutable épée. Tandis que Walther se gare du coup, le roi se relève, frémissant encore et interdit d'avoir vu la mort de si près. Et sans trêve ni repos l'âpre combat recommence. Tous deux en même temps ou chacun à son tour, les Francs assaillent le héros, et s'il presse un peu vivement celui des deux qui s'avance, l'autre survient d'autre part et l'empêche de frapper. Tel, à la chasse, un ours de Numidie que cernent les chiens, s'arrête, le poil hérissé, cache sa tête en grognant, et étreignant les limiers qui l'approchent, leur fait pousser un râle lamentable. Les dogues alors, à droite et à gauche, l'entourent à quelques pas en aboyant avec rage, mais se gardent d'aborder le monstre terrible. Jusqu'à la neuvième heure la lutte dure ainsi, et trois causes d'abattement pèsent sur les guerriers : la crainte de la mort, le labeur du combat, et l'ardeur du soleil. Cependant quelque souci se glisse dans l'âme de Walther, qui refoule en son cœur cette plainte secrète : « Si la Fortune ne procède pas autrement, les ruses de ces gens-là viendront à bout de ma lassitude. » Et d'une voix éclatante : « O Hagen, dit-il, tu es bien l'arbuste épineux qui se couvre d'un vert feuillage pour mieux pouvoir piquer! avec tes gambades tu veux te jouer de moi; mais je vais te permettre de m'approcher sans retard. Montre alors ta force, qui est, je le sais, des plus grandes. Moi, cela m'ennuie de supporter en vain tant de fatigues. » Il dit, et bondissant, lance sa pique sur Hagen. L'arme défonce le bouclier, fend un peu la cuirasse et ne fait qu'une légère entaille à ce grand corps, car Hagen était splendidement revêtu de sa meilleure armure. Puis, suivant le vol de sa lance, Walther fond, l'épée nue, sur le roi ; lui écarte brusquement du côté droit son bouclier, et d'un coup terriblement fort et prodigieux lui abat toute la jambe et le jarret jusqu'à la cuisse. Gunther s'affaisse sur son bouclier aux pieds du vainqueur. Hagen aussi devient blême en voyant choir son maître. Le fils d'Alpher, levant de nouveau sa sanglante épée, allait achever le blessé; mais le fidèle vassal, oubliant sa propre souffrance, s'inclina en avant pour opposer au coup sa tête couverte d'airain. Walther ne put retenir son bras lancé, et ce fut le casque, de fabrication ancienne et meilleure, qui reçut le heurt. Une étincelle en jaillit. Surprise d'un choc si dur, l'épée vola en éclats, hélas ! et avec un son strident sema ses fragments dans l'air et sur le gazon. Le héros fut indigné de voir sa bonne arme en pièces, et il se laissa troubler par un excès de colère. Dépité de n'avoir plus qu'une poignée sans lame, et bien qu'elle fût d'un précieux métal et d'un travail exquis, il la jeta avec dédain, comme un souvenir importun. Mais pour cela, il exposa trop sa main, et Hagen, saisissant avec joie l'occasion, la lui trancha d'un coup subit. Elle tomba sans achever son mouvement, cette main vaillante, redoutée de tant de nations et de rois, et qu'avaient signalée des trophées innombrables. Pourtant le héros, qui ne sait pas plier devant l'infortune, surmonte par sa grande âme les souffrances de sa chair. Il ne désespère pas, son visage même n'est pas abattu, et passant son bras mutilé dans l'anse de son bouclier, de la main qui lui reste, il saisit le cimeterre suspendu à son flanc droit, comme nous l'avons raconté. A l'instant même il tire de son ennemi une cruelle vengeance : d'un seul coup il lui arrache l'œil droit, lui fend la tempe et les lèvres, et lui fait sauter de la bouche six grosses dents.
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Tali negotio dirimuntur
proelia facto.
Consedere duo, nam tertius
ille iacebat, 1405
His ita compositis sponsus
praecepit eidem:
Hic tandem Hagano spinosus
et ipse Aquitanus
His dictis pactum renovant
iterato coactum
Haec quicunque legis,
stridenti ignosce cicadae Haec est Waltharii poesis. vos salvet Iesus. |
Le combat cesse alors. Tous deux blessés, hors d'haleine, les deux champions se résignent à déposer les armes. Et qui donc eût pu se tirer sain et sauf d'une rencontre où deux héros magnanimes, égaux en forces comme en courage, s'étaient livré de si foudroyants assauts? La lutte terminée, chacun laissait sur le terrain une marque qui le désignait : le roi Gunther sa jambe, Walther sa main, Hagen son œil palpitant. Un singulier partage du trésor des Huns ! Deux assis, le troisième gisant à terre, ils étanchèrent avec des fleurs le sang qui les inondait. Et Walther envoya un cri d'appel à la timide jeune fille, qui vint bander chaque blessure. Cela fait, il dit à sa fiancée : « Apprête-nous du vin, et tout d'abord offres-en à Hagen; c'est un vaillant guerrier, encore qu'il n'ait pas respecté la foi jurée. Puis donne m'en à moi, qui eus le plus de mal de nous tous. Quant à Gunther, je veux qu'il boive le dernier, car il n'a guère montré d'entrain au milieu des prouesses de ses braves, et s'il a combattu, c'est avec tiédeur et mollesse. » La fille d'Herrich obéit. Mais Hagen, bien que brûlant de soif, dit, lorsqu'elle vint lui présenter le vin : « Porte-le d'abord, jeune fille, à ton fiancé et seigneur, parce que, je l'avoue, il est plus brave que moi; et non seulement que moi, mais il surpasse tous les hommes. » Alors ce rude Hagen et l'Aquitain, vifs et dispos d'esprit quoique las de tous les membres, après tant de combats retentissants et de coups terribles, se mettent à boire en faisant assaut de plaisanteries. Le Franc dit : « IL te faudra chasser le cerf, mon ami, pour que son cuir te fournisse toujours de gants. Mais le gant droit, je t'engage à le bourrer de laine souple : ce semblant de main trompera ceux qui ne seront pas dans le secret. Bah! ne dis-tu pas que violant l'usage de ton peuple, on te verra ceindre l'épée au flanc droit, et que si l'envie te prend d'embrasser ton épouse, ton bras gauche — bonne idée ! — saura l'étreindre à rebours? Pour abréger, désormais c'est ta main gauche qui se chargera de tout faire. » — Walther lui répond : « J'admire, Sicambre borgne, tes trémoussements de gaîté. Quand je chasserai le cerf, toi tu éviteras de manger du sanglier. Tu regarderas de travers les serviteurs que tu surveilleras, les guerriers assemblés que tu voudras saluer. Mais en mémoire de notre ancienne alliance, je vais te donner un conseil : en rentrant chez toi, dans tes foyers, fais-toi une bouillie de lait et de farine au lard ; cela te servira de nourriture et d'emplâtre à la fois. C'est avec ces propos qu'ils renouvellent leur pacte, scellé cette fois de leur sang. Et soulevant ensemble le roi qui souffre beaucoup, ils le mettent sur son cheval et puis ils se séparent. Les Francs retournent à Worms, l'Aquitain regagne sa pairie. Là il fut reçu avec de grands honneurs, célébra religieusement ses noces avec Hildegonde, et chéri de tous, après la mort de son père, il gouverna heureusement son peuple l'espace de trente ans. Quelles guerres il entreprit encore, quels triomphes il remporta, mon style émoussé a refusé de l'inscrire. Vous qui lirez cela, soyez indulgents pour le grésillement de la cigale, et si sa voix est un peu rauque, tenez-lui compte de son âge, car elle n'a pas encore quitté son nid pour prendre son essor. Voilà le lai de Walther. Que Jésus vous sauve !
FIN |