Odon

ANONYME

 

FRAGMENS DE L'HISTOIRE DES FRANÇAIS,

 

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

 

29 FRAGMENS DE L'HISTOIRE DES FRANÇAIS,

 

DE L'AVÈNEMENT DE HUGUES CAPET A LA MORT DE PHILIPPE ler1.

 

1 Voir la Notice placée en tête de ce volume.

 

31 FRAGMENS

DE L'HISTOIRE

DES FRANÇAIS.

Louis V, roi des Français, mourut l'an de l'incarnation du Seigneur 987, et fut enterré à Compiègne dans le monastère de Saint-Corneille et Saint-Cyprien. Son oncle Charles, qui, comme nous l'avons dit plus haut, avait vieilli frustré de ses droits, voulut s'emparer du royaume de son père; mais ses efforts furent inutiles et ses prétentions n'eurent aucun succès: à son mépris, les grands de la France, d'un consentement unanime, élevèrent au trône royal, à Noyon, la même année que mourut le jeune Louis, Hugues, fils de Hugues-le-Grand, et qui gouvernait alors avec sagesse le duché de France. Hugues fut sacré à Rheims le 3 juillet. Charles ayant été pris, fut mis en prison à Orléans, où il engendra Louis et Charles, qui, après la mort de leur père, chassés de la France, se réfugièrent auprès de l'empereur des Romains. Ainsi, au défaut de la seconde ligne des rois de France, la couronne passa à la troisième, dont le premier fut Robert, tué par Charles, et le second, Hugues, fils de son fils, qui fut appelé le Grand. Celui-ci associa au trône son fils Robert, et le fit sacrer à Rheims le premier jan- 32 vier1. Il posséda le trône avec ce même fils Robert pendant dix années continues, et mourut le 24 octobre de l'an 996. Il fut enterré dans le monastère de Saint-Denis, auprès de son père, l'année 996. Dans ce temps florissaient Fulbert de Chartres, et Abbon de Fleury.

Le roi Hugues étant mort l'an de l'incarnation du Seigneur 996, laissa à son fils Robert le gouvernement de son royaume. Ce Robert subjugua par ses armes Guillaume, comte d'outre Saône, surnommé le Captif, qui, par une audacieuse témérité, avait envahi presque toute la Bourgogne; et l'ayant chassé de toute cette province, il le força à se contenter de son comté, et établit son fils Henri duc de Bourgogne. Ce même roi épousa Berthe, mère du comte Eudes, alors enfant. Elle avait été commère du roi, car il avait tenu son fils sur les fonts de baptême. Le pape Grégoire en étant instruit frappa toute la France d'anathème; mais le roi, enchaîné plus qu'il ne le devait par son amour pour cette femme, ne voulut pas la répudier jusqu'à ce que le Tout-Puissant résolut de le punir lui-même, car cette femme étant devenue grosse, et croyant qu'elle enfanterait un fils, accoucha d'un monstre2. Ce prodige épouvanta le roi et le força de la répudier de lui-même. Par cette action il mérita d'être absous avec tout son royaume. Ce n'est pas ici le lieu de rapporter combien il fut dévot envers Dieu, généreux envers les serviteurs du Seigneur, assidu à l'église, quelles nombreuses aumônes il répandit, quelle humilité il montra. Il 33 fonda beaucoup d'églises, et décora d'or et d'argent et de divers ornemens les chapelles d'un grand nombre de saints. C'est pourquoi le Tout-Puissant lui accorda une paix continue, en sorte que personne n'osait le troubler. Si quelqu'un veut connaître à fond sa fervente dévotion envers Dieu, et les œuvres de ses insignes vertus, il peut lire ses gestes composés par Helgaud, moine de Fleury. Il épousa la fille de Guillaume, comte de Toulouse, dont le nom était Constance, mais qui fut surnommée Candide, jeune fille de beaucoup de mérite et bien digne de ce nom. Il eut d'elle d'illustres fils, Hugues, Henri, Robert et Eudes. Il associa Hugues à la couronne et l'éleva au trône royal à Compiègne. Huit ans après son couronnement Hugues étant mort, son père lui survécut, et après cette perte il associa Henri à sa place au gouvernement de tout le royaume3, et l'éleva au trône à Rheims, au grand déplaisir de la reine qui voulait donner la couronne à Robert.

Sous son règne, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1003, l'hiver fut plus long qu'à l'ordinaire, et il y eut de fortes inondations de pluie. Dans différens pays les fleuves débordèrent; la Loire surtout sortit tellement de son lit, qu'on fut exposé à de grands dangers dans tous les environs. Cette année, auprès d'Orléans, tout le monde vit, depuis la troisième heure du jour jusqu'à la neuvième heure, un fantôme de ville entourée de prés, d'eau et de moulins, et remplie de chevaliers et de toutes les choses nécessaires. On publia aussi la naissance d'un enfant qui avait les pieds de tous les animaux, et qui 34 ne ressemblait à l'homme que par la tête, par une main et par un pied. Ses païens, confus de honte, l'ayant cache plusieurs fois sous terre, comme la terre le rejetait ils le plongèrent dans un fleuve. Sa chute fut suivie d'un bruit de voix si éclatant qu'on aurait cru entendre hurler tout le pays. La même année aussi mourut le pape Gerbert.

Vers ce temps s'éleva à Orléans une exécrable hérésie dont les chefs étaient Étienne et Lisoye. Ils se joignirent d'autres compagnons de leur perdition, parmi lesquels étaient des prêtres, des diacres et d'autres élevés à divers degrés dans les Ordres. Ils disaient que personne ne pouvait dans le baptême recevoir le Saint-Esprit, qu'on ne pouvait obtenir de pardon des péchés capitaux, et qu'aucun don ne se pouvait communiquer par l'imposition des mains. Ils méprisaient le mariage et affirmaient qu'un évêque ne pouvait ordonner, ni donner le Saint-Esprit. Convaincus de ces horreurs, et d'autres aussi abominables, ils furent livrés au feu. Vers ce temps, le prodige suivant eut lieu dans le pays d'Aquitaine, le long de la mer. Trois jours avant la fête de saint Jean-Baptiste, il tomba du ciel une pluie de sang ineffaçable lorsqu'elle touchait la chair d'un homme, ou des vêtemens ou une pierre; mais si elle tombait sur du bois on pouvait laver le sang.

Il arriva que Guillaume, duc d'Aquitaine, et Geoffroi, comte d'Anjou, se firent pendant un an beaucoup de mal, à eux et aux leurs, par de mutuelles hostilités, jusqu'à ce que Guillaume ayant été pris, cela mit fin à une guerre dans laquelle avaient été tués un grand nombre d'hommes. Richard le Normand était  35 allé vers ce temps là dans la Pouille; et ayant vu que cette province était habitée par des hommes sans courage, il manda à des hommes de sa nation de Le rejoindre4. Ils n'osèrent le suivre en grand nombre; mais dix ou vingt étant sortis de la Normandie, ils réunirent enfin à eux une forte troupe des leurs, parmi lesquels était le neveu de ce Richard, Robert, qui partit avec eux. Ayant joint leurs forces, ils subjuguèrent les habitans de cette contrée. Le fameux Robert fut dans la suite créé duc des siens, et soumit à sa domination la Sicile et la Calabre. A sa mort, il laissa deux fils, Raimond et Roger; celui-ci succéda à son père.

Robert, après la mort de son père, régna trente-cinq ans. Il mourut à Melun, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1031, et fut enterré à Paris dans le monastère de Saint-Denis, auprès de son père. A sa mort, le gouvernement de toute la France revint à Henri, dont nous avons déjà parlé, et qui donna à son frère Robert le duché de Bourgogne. Eudes, leur frère, resta sans apanage. La reine, affligée de voir ses vœux frustrés, s'efforça, après la mort de son mari, de retenir en son pouvoir la plus grande partie du royaume. C'est pourquoi, dans sa haine, elle arma contre son fils Eudes, comte de Chartres, et beaucoup de grands de la Gaule. Le roi Henri, qui était exercé à la guerre, courageux et prudent dans ses entreprises, vainquit par sa constance l'inconstante Constance. Il s'empara de vive force des villes et des châteaux qu'elle lui avait enlevés, et la força elle-même de se rendre. Après avoir dispersé deux fois l'armée d'Eudes, pour la troisième fois il parut 36 tout-à-coup devant lui, et le força, demi nu, de chercher son salut dans la fuite. Il tua et prit un grand nombre de ses chevaliers, et le contraignit enfin à demander la paix. Il expulsa de leur patrie ou soumit comme il voulut le reste de ceux qui avaient pris les armes contre lui. L'année que mourut le roi Robert il y eut, à la troisième heure de la nuit, une éclipse de lune; et le 9 mars, à la dixième heure de la nuit, il apparut une comète de la longueur d'une lance, qui brillait jusqu'à l'aurore, et fut aperçue pendant trois nuits. Il s'ensuivit une innombrable multitude de sauterelles, qui dévorèrent toute la verdure. L'année suivante, au mois de juillet, il tomba une si grande quantité de grêle qu'elle détruisit tous les grains, toutes les vignes, tous les arbres et tous les travaux des hommes. Après la grêle, il éclata une si terrible tempête qu'elle enleva tout l'espoir de ce qui était resté. De là une famine sans remède commença et dura trois ans, en sorte qu'on avait peine à s'abstenir de la chair humaine, et qu'on regardait comme des mets délicieux les rats, les chiens et les autres animaux immondes. Ce fléau fit périr la plus grande partie du genre humain.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1087, à la première heure du jour, après l'octave de la Pâque, le soleil perdit ses rayons, et parut sous la forme accoutumée de la lune; vers la troisième heure, il prit l'apparence de la lune à son cinquième jour; et peu de temps après, celle de la lune à son huitième jour. La même année, la Loire ayant deux fois débordé de son lit, causa dans les environs des dommages très-considérables. Cette année, le comte Eudes, mentionné ci- 37 dessus, malgré la volonté du roi Henri, marcha à la guerre contre les Allemands et les Lorrains avec de très-fortes troupes. Ayant livré bataille à leur duc, Gothelon, il périt avec beaucoup de milliers des siens. La reine Constance, la troisième année après la mort de son mari, termina ses jours, et fut ensevelie auprès de lui5. Eudes étant mort, Thibaut et Étienne, ses fils, selon la coutume de leurs pères, qui toujours avaient été infidèles à leurs rois, se révoltèrent contre le roi Henri, séduisant Eudes, son frère, par la fausse espérance de la couronne. Trop confiant en leurs promesses, il se montra l'ennemi déclaré de son frère. De là les meurtres, les pillages, les incendies, les ravages qui détruisirent presque toute la France. Mais le roi, aidé du secours de Dieu, prit les armes contre son frère, le força de s'enfuir dans une certaine forteresse, le prit, avec quelques-uns de ses complices, et le mit en garde à Orléans. En étant venu aux mains avec Étienne, il le vainquit, le mit en fuite, et fit dans son armée un grand nombre de prisonniers. Parmi ceux-ci était le comte Raoul, en qui était placée toute la force de cette faction. Ayant excité contré Thibaut Geoffroi, comte d'Anjou, il fit de Thibaut son ennemi le plus acharné. Geoffroi entoura avec son armée la ville de Tours, qui était de la dépendance de Thibaut, construisit des retranchemens, et prépara les machines et tout ce qui était nécessaire à un siège. Thibaut, en ayant été instruit, rassembla des secours de toutes parts; et, à la tête des phalanges des chevaliers de ses frères et des siens, il marcha vers Tours. Geoffroi, le voyant arriver avec une 38 forte troupe, rassembla les siens en une seule armée, et s'empressa de marcher à la rencontre de ses ennemis. Le combat s'étant engagé6, Thibaut et les siens tournèrent le dos, et prirent la fuite. Geoffroi continuant à les attaquer dans cet état de faiblesse, prit leur prince avec un très-grand nombre d'entre eux. Étant ensuite retourné au siége de Tours, il s'en empara, et la soumit à sa juridiction; et jusqu'à ce jour les comtes d'Anjou en sont en possession.

Ensuite Étienne, frère de Thibaut, étant mort, laissa un fils nommé Eudes, que Thibaut dépouilla de l'héritage de son père. Eudes se réfugia auprès du comte de Normandie, qui lui donna une femme et quelques domaines. Dans le même temps, Hugues Bardoulphe avait fortifié contre le même roi le château de Pithiviers. Le roi l'ayant assiégé deux ans, réduisit les habitans à la plus dure famine, les força de se rendre, et prit possession du château. Ayant dépouillé Hugues de toutes ses dignités, il le chassa de toute la France. Sous le règne du même roi, le pape Léon vint en France, à la prière de saint Émery, abbé du monastère de Saint-Remi. S'étant rendu à Rheims, il consacra7 avec le plus grand éclat le monastère de Saint-Remi, bâti à grands frais par ce même abbé. Il y tint un concile d'un grand nombre d'évêques et d'abbés, dans lequel il frappa du glaive de l'anathème l'hérésie simoniaque, qui s'était répandue dans presque toute la Gaule, expulsant un grand nombre de ceux qui étaient possédés de cette peste, et rétablissant les statuts des saints Pères, presque oubliés chez les Gaulois.

39 L'an de l'Incarnation du Verbe 1044, le jeudi 8 novembre, à la huitième heure de la nuit, il y eut une éclipse de lune entre les Hyades et les Pléiades. La même année, le jeudi 21 du même mois, à la deuxième heure du jour, on vit une éclipse de soleil. La même année, on trouva dans le pays d'Orléans deux pains baignés de sang; l'un était cuit sous la cendre, et l'autre dans un four. Cette année mourut la reine Mathilde. Trois ans s'étant écoulés depuis cette époque, le roi Henri fit marcher une armée contre les Normands, qui, à la mort de Richard8 leur prince, avaient chassé de la Normandie son fils Guillaume, qui devint dans la suite roi d'Angleterre, refusant de l'accepter pour leur prince, parce qu'il n'était pas né d'un mariage légitime. Guillaume se réfugia auprès du roi dont nous venons de parler, lui demanda du secours, et en fut accueilli avec bienveillance. Le roi étant entré sur le territoire de la Normandie avec trois mille hommes d'armes seulement, trouva les ennemis préparés à la résistance; car ils avaient trente mille hommes tout équipés et prêts à la guerre. Le combat s'étant engagé, l'armée royale fondit sur les ennemis avec une telle impétuosité qu'elle en renversa la plus grande partie et mit les autres en fuite. Ceux des Normands qui avaient survécu au combat, saisis d'épouvante, abaissèrent leur tête sous le roi Henri, et reçurent pour leur seigneur, Guillaume, déjà par nous mentionné. Le roi s'en retourna en France avec son armée intacte. Après l'inhumation de la reine Mathilde, il prit une autre femme, à savoir la fille de Iaroslas, roi de Russie, nommée Anne. Il eut d'elle 40 trois fils, Philippe, Hugues et Robert, qui mourut encore enfant. Hugues dans la suite fut gratifié par son frère Philippe, alors roi, du comté de Vermandois. Dans ce temps, Bérenger, archidiacre de l'église d'Angers, dont le nom était alors très-célèbre parmi les sectateurs de la divine philosophie, tomba dans l'hérésie touchant le corps et le sang du Seigneur, disant que c'était seulement le sacrement qui était sur l'autel et non l'objet du sacrement. C'est pourquoi, appelé par le pape Nicolas, il se rendit à Rome, où ayant subi un examen en présence du pape et de beaucoup d'évêques, il avoua et anathématisa son erreur, et jeta au feu Jean Scott, dont la lecture l'avait entraîné dans cette abominable secte. Il confessa ensuite la vérité du corps et du sang de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est consacré sur l'autel, et non le sacrement seulement, et prononça dans le même concile sa profession de foi.

Henri, après avoir gouverné avec habileté le royaume des Français pendant vingt-huit ans9, depuis la mort de son père, mourut à Vitry, l'an de l'Incarnation du Verbe 1060, laissant tout le royaume de la France à son fils Philippe, qu'avant sa mort il avait fait sacrer roi à Rheims avec une grande pompe10. Gervais, évêque de cette même métropole, fit ses obsèques avec un grand appareil. Il est difficile de louer dignement la vertu si éclatante de cet évêque. Après la mort du roi, la reine Anne épousa le comte Raoul. Celui-ci étant mort, elle retourna dans son pays natal. Philippe, étant encore enfant, avait reçu de son père, pour tuteur et gouverneur, Baudouin, comte de Flan 41 dre, homme d'une grande probité et fermement attaché à la justice. Il l'éleva avec affection jusqu'à l'âge de raison, gouverna avec de grands soins son royaume, et frappa de la verge régulatrice les rebelles et les séditieux. Philippe étant enfin parvenu à l'adolescence, Baudouin lui rendit son royaume intact. Lui-même, peu de temps après, sortit de ce monde11, laissant un fils naturel, nommé comme lui Baudouin, qui lui survécut de peu d'années. Celui-ci laissa aussi pour successeur Arnoul, que son oncle Robert attaqua pour le dépouiller de son héritage, comme il le fit en effet. Arnoul s'étant rendu auprès du roi Philippe, lui demanda son secours. Le roi donc ayant rassemblé beaucoup de milliers d'hommes d'armes, marcha en Flandre12 pour livrer bataille à Robert. Robert n'ayant pas confiance en ses forces, craignit d'abord d'en venir aux mains avec le roi. Mais enfin prenant courage, il défit l'armée royale, et força le roi lui-même, déchu de ses espérances, à s'en retourner en France. Arnoul, neveu de Robert, qui avait appelé le roi à son secours, périt dans le combat avec plusieurs autres nobles. Robert prit possession de l'héritage de son frère Baudouin.

Dans ce temps Guillaume, duc d'Aquitaine, et quelques autres grands de la Gaule, appelés hors de leur pays, conduisirent une armée considérable en Espagne, où ils s'emparèrent de la très-riche ville de Balbastro et d'un grand nombre de châteaux, et ravagèrent par le fer et par le feu la plus grande partie de cette province; enfin, ils s'en retournèrent chez eux, emportant un grand nombre d'effets de toutes sortes, et emmenant beaucoup d'esclaves. Dans le 42 même temps apparut, pendant l'espace de près de trois mois, une comète qui lançait au midi un grand nombre de rayons. Vers la même époque Guillaume, comte des Normands, ayant rassemblé une nombreuse armée de la Normandie, de la France et de l'Aquitaine, et fait construire une flotte considérable, fit voile vers l'Angleterre13. Le roi de cette île, nommé Edouard, son allié de très-près par le sang, lui avait laissé le royaume d'Angleterre; mais Harold, un des grands de cette nation, s'était mis la couronne sur la tête. Ledit Guillaume, après avoir passé la mer avec d'immenses préparatifs de guerre, l'attaqua, le vainquit à la première bataille, le tua, et dispersa toutes ses troupes. Ensuite, après beaucoup de combats, il s'empara de l'île; devenu enfin roi de ce pays, il en adoucit les mœurs barbares, et y répandit davantage le culte de la religion chrétienne qui y était peu pratiqué; enfin il fit connaître sa puissance à presque toute la terre. Robert, duc de Bourgogne, comme nous l'avons dit, frère du roi Henri, étant mort, ainsi que son fils Henri, auquel il avait survécu, Hugues, fils de ce Henri, prit possession du duché de Bourgogne. Celui-ci étant devenu moine quelques années après, Eudes son frère eut sa principauté.

Hugues, duc de Bourgogne, et plusieurs autres princes de la Gaule, s'apprêtèrent à une seconde expédition contre l'Espagne. Sanche, roi d'Aragon, dont le père, le roi Ramire, avait été long-temps avant écorché par les Sarrasins14, vint au devant d'eux, et 43 les conduisit contre ces mêmes Sarrasins. Sous sa conduite, ils pénétrèrent en Espagne; et ayant pris une de ses nobles villes, et ravagé en partie ce pays, ils s'en retournèrent chez eux, chargés d'un butin considérable, et emmenant un très-grand nombre de prisonniers15.

Thibaut, comte de Chartres, étant mort16, Étienne prit possession des États de son père, et donna à son frère Hugues une certaine portion des propriétés dont il héritait. Cet Étienne s'étant révolté contre le roi Philippe, fut pris par les chevaliers du roi. De là, forcé de prêter serment et de donner des otages, pour que le roi ne demeurât pas son ennemi, il obtint son pardon. Robert, comte de Flandre, ayant aussi quitté ce monde17, son fils, du même nom, se mit en possession de ses États.

Les Gaulois firent une troisième expédition contre les Espagnols18. Un des rois sarrasins, nommé Juffet19, à la tête d'une nombreuse légion de Maures et de Sarrasins, avait passé la mer, et s'était emparé de l'Espagne citérieure. Alphonse, roi de Galice et des Asturie20, en étant instruit, rassembla de toutes parts des gens de guerre, et se hâta de marcher contre lui. Les deux armées s'étant rencontrées en un certain lieu, le signal fut donné, et on en vint aux mains. Mais Alphonse, ne pouvant soutenir le choc des Sar- 44 rasins, prit la fuite, et un grand nombre des siens furent tués. Épouvanté par cet échec, il envoya des députés dans les Gaules, pour demander du secours; sinon il menaçait de faire alliance avec les Sarrasins, et de leur livrer l'entrée de la Gaule. Ayant reçu ce message, les grands de la Gaule rassemblèrent à l'envi leurs chevaliers. Les habitans des villes, comme ceux de la campagne, se présentèrent volontairement; et les chevaliers, se rassemblant par troupes, se préparèrent à la guerre. Au temps prescrit, tous sortirent de leurs provinces, et se hâtèrent de marcher au secours d'Alphonse. Mais les Agariens21 à la nouvelle de l'arrivée des Français, s'enfuirent avec leur roi, sans oser les attendre. Comme les Français approchaient déjà des frontières de l'Espagne, le roi Alphonse leur fit savoir la fuite de ses ennemis, leur rendant grâces de ce qu'ils étaient venus à son secours, et leur mandant qu'ils s'en retournassent dans leur pays. Les Français, ayant reçu cette nouvelle, eurent une grande tristesse de ce que les ennemis s'étaient échappés, et de ce qu'ils avaient fait inutilement un si long voyage. Étant néanmoins entrés en Espagne, ils exercèrent de nombreux ravages; et après avoir dévasté plusieurs endroits, ils s'en retournèrent enfin chez eux. Nous n'avons pas le dessein de rapporter ici combien le roi Alphonse était brave à la guerre, dans combien de batailles il dispersa les Sarrasins, et combien d'expéditions il fit contre eux. Il soumit à son empire Tolède, la plus forte de leurs villes22 et leur 45 enleva une grande partie des lieux qu'ils habitaient. Il épousa la fille de Robert, duc de Bourgogne, nommée Constance, et eut d'elle une fille23, qu'il donna en mariage au comte Raimond, qui possédait un comté au-delà de la Saône. Il donna à Henri, un des fils du fils de ce duc Robert24 une autre fille, mais qui n'était pas née d'un mariage légitime. Il les établit tous deux sur les frontières de l'Espagne, pour s'opposer aux attaques des Agariens.

Le pape Alexandre étant mort25, eut pour successeur Hildebrand, appelé aussi Grégoire26, qui, ayant convoqué à Rome un grand concile27, accusa l'empereur Henri28 de certains crimes qu'on lui avait dénoncés. L'empereur, apprenant cette accusation, offrit de se purger dans les formes. Mais le pape s'y refusa, et le menaça, comme indigne de régner, de le frapper d'anathème, s'il ne déposait la couronne. Henri ne l'ayant pas voulu faire, le pape l'excommunia, contre la volonté de presque tout le concile. Cette affaire jeta le trouble dans toute l'Église. Le pape exigeait aussi de lui qu'il se démît de sa domination sur toutes les églises de son empire, et qu'il ne donnât à personne le bâton pastoral, selon ce qui est contenu dans les statuts des anciens Pères. L'empereur n'y voulut point consentir. Ceci était une plus juste cause de cet anathème. L'empereur étant donc séparé de la communion de l'Église, le pape Grégoire établit, pour 46 régner à sa place, un certain Rodolphe, Saxon d'origine29 Il fut tué par les généraux du même empereur, qui l'avaient provoqué à la guerre. Ensuite l'empereur envoya des députés au pape, lui répétant l'offre de lui donner satisfaction sur ce dont il était accusé. Mais le pape persistant dans sa sentence, Henri marcha contre Rome avec une grande troupe d'hommes d'armes, et assiégea cette ville pendant quelque temps. Il la prit enfin, et créa pape, à la place de Grégoire, Guibert, évêque de Ravenne, qui changea son nom en celui de Clément. Grégoire s'enfuit dans la Pouille, où il demeura jusqu'à la fin de sa vie. A sa mort30 il fut enseveli à Salerne, dans le monastère de Saint-Matthieu. On nomma à sa place Didier, abbé de Montcassin, qui prit le nom de Victor31. Celui-ci étant mort, il eut pour successeur Eudes, de race française, connu sous le nom d'Urbain32.

Dans ce temps, Foulques, frère de Geoffroi, comte d'Anjou, prit celui-ci, le renferma dans une prison, et le retint dans les fers jusqu'à sa mort33. Il s'empara de son comté; et craignant que le roi, à cause de sa perfidie, ne se déclarât contre lui, il lui donna le comté du Gâtinais, qui avait été avant lui en la possession des comtes d'Anjou. Sur ces entrefaites, le même roi Philippe épousa Berthe, fille de Florent, duc de Frise. Il eut d'elle un fils appelé Louis, et une fille, qu'il donna en mariage au comte Hugues.

Guillaume le Glorieux, roi d'Angleterre, étant 47 mort, son fils, nommé aussi Guillaume, prit possession du royaume paternel. Son frère, Robert, eut le comté de Normandie. Leur frère, Henri, demeura sans apanage jusqu'à la mort du roi, son beau-frère.

En ce temps florissaient, dans la philosophie tant divine qu'humaine, Lanfranc, évêque de Cantorbéry, Gui le Lombard, Maingaud le Teuton et Bruno de Rheims34 qui, dans la suite, se rendit ermite. Il y eut aussi de puissans sophistes dans la dialectique, comme Jean, qui prétendit que la dialectique n'était qu'une affaire de mots, Robert de Paris, Roscelin de Compiègne, et Arnoul de Laon Ceux-ci furent les sectateurs de Jean, et eurent aussi un très-grand nombre de disciples.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1095, on vit, pendant un certain nombre de nuits, comme pleuvoir du ciel des étoiles en grande quantité, semblables à des gouttes de pluie. La même année, le pape Urbain vint dans les Gaules, et tint à Clermont, dans le mois de novembre, un concile très-nombreux d'évêques et d'abbés. L'année suivante, il convoqua à Nîmes, au mois de juillet, un autre concile. Voici la cause très importante de son voyage en France et de ces conciles. Les Turcs, nation infidèle, étrangère à la connaissance du Christ, et dont le bras était plus ardent à la guerre que celui de tous les autres peuples d'Orient, ayant envoyé hors de la terre qu'ils habitaient un essaim de gens de leur race, s'étaient emparés de Jérusalem et de tous les pays environnans; en sorte que leur barbare férocité étendait sa domination jusqu'à la mer appelée le bras de Saint-George. Us menaçaient d'attaquer la cité royale, et de soumettre 48 l'empire chrétien à leur cruauté. Cette nation détruisant les églises de tout l'Orient, ou les faisant servir au culte de sa religion, outrageant les évêques, et prenant en risée tous les Ordres ecclésiastiques, avait fait disparaître de ce pays tout culte divin. Cette tempête ayant éclaté avec violence, les religieux, troublés presque dans tout l'Orient, envoyèrent des messagers au susdit pape, le priant avec de larmoyantes plaintes de venir à leur secours. Ayant reçu ces messagers, le pieux pape, qui connaissait le courage ardent des Français et leur prompte disposition pour de semblables expéditions, parla à ce sujet au peuple dans les deux conciles ci-dessus rapportés, et l'exhorta à secourir les fidèles, opprimés par la violence des méchans, et à prêter le secours de toutes ses forces, pour empêcher que le nom du Christ ne pérît en Orient. Il ordonna aussi à tous les évêques de prêcher et proclamer, chacun dans son diocèse, de pareilles exhortations. Les évêques accomplirent cet ordre, exhortèrent les troupeaux confiés à leurs soins, et les admonestèrent de ne pas mépriser ce qui leur était enseigné. Le peuple chrétien, touché des outrages dont les fidèles étaient opprimés, à la persuasion du pape et de ses pasteurs, se prépara à combattre les Infidèles; et dans toutes les parties du monde où florissait la foi chrétienne, les habitans s'armèrent par nations et par langues, pour faire la guerre de leur Seigneur. Ils marchèrent donc vers Jérusalem, la croix du Christ sur leur vêtement. Ainsi l'avait recommandé le seigneur Apostole, voulant que quiconque, par l'œuvre de la grâce du Christ, serait excité à cette guerre, portât la croix du Seigneur sur l'un de 49 ses habits. Les plus nobles dans cette armée étaient Adhémar, évêque du Puy; Boémond, frère de Roger, duc de la Pouille; Raimond, comte de Saint-Gilles; Hugues, comte de Vermandois, frère du roi Philippe; Étienne, comte de Chartres; Robert, comte de Normandie; Robert, comte de Flandre; Godefroi, duc de Bouillon, et son frère Baudouin. Il y avait encore plusieurs autres hommes puissans et fameux, et des grands de différentes nations, qu'il nous paraîtrait trop long de désigner ici. Ils furent précédés ou suivis d'une foule de peuple innombrable, comme le sable de la mer, tous prêts à perdre la vie pour leurs frères35.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1100, mourut Guillaume, roi d'Angleterre, fils du grand Guillaume, qui avait fait valoir à main armée son droit sur le royaume d'Angleterre. Ce Guillaume, s'étant montré égal à son père en courage guerrier, peu de temps avant sa mort, de même que lui et pour un semblable motif, s'était révolté contre Philippe, roi de France, de qui il paraissait tenir en fief la Normandie. La cause de sa révolte, c'est qu'il prétendait que le roi lui devait la moitié du Vexin appartenant à ce même fief. Comme pour cette querelle il commettait des pillages, des incendies, et faisait de fréquentes incursions, louis, fils du roi Philippe, quoique alors encore très-jeune, lui résista avec habileté36. Guillaume donc, pour les besoins de cette guerre, et parce qu'il voulait paraître magnifique et généreux, dépouilla pres- 50 que toutes les églises de son royaume. Lorsque dans son île il mourait quelque évêque ou quelque abbé, il s'emparait de tous les revenus de son église, jusqu'à ce que long-temps après il reçût de quelque homme pervers une somme d'argent très-considérable pour la prélature de cette église. Il arriva donc que, dans la nuit de la fête de saint Étienne, premier martyr, il songea qu'un vent froid lui perçait le côté. Le lendemain, comme il racontait ce songe aux siens, il se préparait à aller à la chasse; mais ils l'empêchèrent d'y aller ce jour-là. Il les écouta pour le moment, mais, après avoir dîné, il commença à les réprimander, disant que ceux qui faisaient attention aux rêves n'étaient pas fermes dans leur foi. Ils montèrent donc à cheval et gagnèrent la forêt. Ayant trouvé un cerf orné de grands bois, il ordonna à un des siens, homme noble et admis à son amitié, de lui tirer une flèche: celui-ci ayant tendu son arc, lança la flèche; mais tandis qu'il voulait en percer le cerf, il l'envoya percer le cœur du roi, qui après cette blessure rendit lame. Gautier37 (c'est le nom de celui qu'on dit l'avoir tué) protesta par serment que c'était le roi qui avait voulu lancer cette flèche de son arc, et qu'ayant rebroussé chemin, elle était revenue le frapper. Guillaume ainsi privé de la vie, son frère Henri prit possession du royaume d'Angleterre.

Le roi Philippe ayant répudié Berthe, mère de Louis, prit une autre femme38 Bertrade, fille de Simon de Monfort, et mariée à Foulques, comte d'Anjou, à qui le roi l'enleva. Averti bien des fois par le pape 51 Urbain d'heureuse mémoire, il ne se rendit nullement à ses injonctions. Ce pape étant mort, Pascal, son successeur, envoya en France deux de ses cardinaux, Jean et Benoît, hommes de bien, qui, s'étant rendus auprès du roi, et ayant trouvé son esprit obstiné, assemblèrent un concile à Poitiers, et soumirent, à cause de son refus, toute la France à l'anathème. La même année, dans le pays d'Orléans, à un village appelé Tégy, on trouva deux pains cuits dans le four, qui, lorsqu'on les rompit, parurent mouillés de sang. Peu de temps après le même roi, touché de componction, envoya quelques-uns des siens à Rome, promettant au pape de lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait, afin d'obtenir de lui l'absolution. Le pape lui envoya deux hommes d'honnête vie pour le délivrer du lien de l'anathème. Ceux-ci s'étant rendus auprès du roi à Paris, en présence d'une nombreuse multitude de grands, accomplirent ce qui leur avait été ordonné, c'est-à-dire le reçurent dans la communion des fidèles, à condition cependant qu'il n'aurait plus aucun commerce avec Bertrade, et n'aurait avec elle aucune entrevue sans la présence de deux hommes de bon témoignage. Le roi avait eu déjà de Bertrade Philippe, et une fille39 que Tancrède épousa dans la suite.

Le glorieux roi Godefroi étant mort, les habitans de Jérusalem sacrèrent en sa place son frère Baudouin, homme d'une grande sagesse, et éprouvé déjà dans les guerres précédentes. Comme les grands des autres provinces de la Gaule avaient assisté avec leurs troupes au siége de Jérusalem, ou ensuite, pour 52 montrer leur bonne volonté, étaient allés dévotement retrouver ceux qui y étaient demeurés, Guillaume, comte de Poitiers, voulant faire montre de ses forces et étendre sa renommée, rassembla une multitude de peuples soumis à sa domination, et s'étant joint un grand nombre de gens, dont plusieurs étaient comtes ou gouverneurs de villes ou châteaux très-peuplés, marcha vers Jérusalem40. Comme il approchait de Constantinople, l'empereur, à la nouvelle de l'arrivée d'un si grand général, fut saisi de frayeur. L'ayant appelé à une entrevue, ainsi que les autres grands qui l'accompagnaient, il leur distribua un grand nombre de présens, leur en promettant encore davantage s'ils lui demeuraient fidèles, et leur donna des gens pour les accompagner dans leur chemin et leur apprendre par quels lieux ils devaient conduire leur armée. Ces guides, on ne sait si ce fut par ignorance du chemin ou par la fourberie de l'empereur, les menèrent à travers de vastes déserts, où l'armée fut presque consumée par la faim et la soif. En outre, les ennemis ayant appris que les Chrétiens étaient arrivés dans des lieux favorables aux embûches, attaquèrent l'armée qui ne se tenait pas sur ses gardes, et était affaiblie par le manque de vivres, en tuèrent un grand nombre, en firent d'autres prisonniers, et forcèrent les autres à la fuite. Ceux qui survécurent à une si grande calamité, dispersés dans des montagnes inaccessibles et des vallées impraticables, purent à peine parvenir jusqu'aux saints lieux, et s'en retournèrent sans gloire après les avoir adorés. Dans ce temps parut en occident, pendant plusieurs jours, une étoile qui 53 lançait sur le midi des rayons en forme de poutre.

Boémond, qui commandait à Antioche, ayant passé la mer, vint en France41, d'où il emmena une innombrable multitude de chevaliers et de gens de pied. Il rassembla des troupes, non seulement en France, mais aussi dans tout l'Occident. Il s'efforçait de troubler l'empire des Grecs, parce que l'empereur s'opposait toujours à tous ceux qui se rendaient à Jérusalem, confiant l'entrée des chemins et les ports de la mer à des brigands et à des pirates. Boémond prit en mariage une fille du roi Philippe. Ayant apprêté dans le port de Bari les provisions nécessaires à une si grande armée, au printemps il passa le détroit, et, sans avoir éprouvé aucun dommage, débarqua sa flotte sur le rivage ennemi. De là, attaquant l'Empire des Grecs, il ravagea les villes, les châteaux, les villages et les champs, et vint à Durazzo, qu'il assiégea pendant long-temps. Les assiégés, rebutés du siége, mandèrent à leur empereur qu'ils ne pouvaient soutenir plus long-temps les attaques de Boémond, et que, s'il ne venait à leur secours, ils rendraient bientôt la ville. L'empereur ayant rassemblé parmi les différentes nations soumises à son empire plus de soixante mille hommes d'armes, mit des commandans à leur tête, et fit savoir qu'il allait délivrer les assiégés et chasser les Français de son territoire. C'est pourquoi le duc, instruit que les légions impériales s'avançaient contre lui, envoya à leur rencontre une forte troupe des siens. Après six jours de marche, ils arrivèrent le samedi saint au pied d'une montagne sur laquelle est situé le château de Corbian. Ayant ap- 54 pris que les ennemis, campés de l'autre côté de la montagne, voulaient s'emparer du sommet, ils prévinrent leur dessein. Le matin étant arrivé, comme c'était la sainte fête de Pâques, ils communièrent tous. Enfin les ennemis, s'étant préparés au combat, attendaient les nôtres. Les Français, s'animant avec ardeur, fondirent sur eux. Ils avaient pour commandans Hugues du Puiset, Reinier Brun, Philippe du Mont-d'Or, Robert de Vieux-Pont et d'autres. Le combat s'étant engagé, ils se jetèrent sur les Grecs avec une impétuosité si meurtrière, depuis la troisième heure du jour jusqu'au soir, qu'à peine en resta-t-il pour annoncer l'événement du combat. Mais comme ils songeaient déjà à s'en retourner à Durazzo, ils apprirent qu'une armée aussi nombreuse que la première approchait pour secourir la place. Ayant pris conseil, ils se hâtèrent de marcher à sa rencontre, et l'atteignirent enfin dans un lieu appelé l'Échelle-de-Saint-George. Ils livrèrent bataille aux Grecs, les détruisirent presque tous, et rapportèrent à leur duc quinze cents têtes de ce carnage. Dans les deux combats il ne périt qu'un des leurs. L'empereur, considérant que les Français étaient invincibles, manda à Boémond et aux autres chefs qu'ils agissaient méchamment, puisque, Chrétiens eux-mêmes, ils persécutaient des Chrétiens, et les tuaient sans aucune miséricorde. Il ajouta qu'il accepterait sans hésiter les conditions de paix qu'ils régleraient ou celles qu'il leur proposait lui-même, et qui étaient ainsi conçues: «Qu'aucun homme se rendant vers le sépulcre du Sauveur, ne souffrirait d'outrage de la part d'un autre dans tout son royaume; que si quelqu'un d'eux avait perdu quelque chose 55 par quelque violence, et pouvait le prouver, il le lui restituerait de son bien; qu'il dédommagerait tous ceux qui combattaient dans leur armée, des dommages qu'ils auraient pu éprouver, qu'il rendrait au duc les terres dont son père s'était emparé par la force des armes; qu'il lui fournirait des troupes de plus pour conquérir, dans la Romanie possédée par les Turcs, une étendue de quinze journées de marche en longueur et en largeur; enfin que par ce traité le duc, se soumettant à lui, lui garderait une sincère fidélité.» Les chefs de l'armée, ayant pris connaissance de ces propositions, dirent qu'elles n'étaient nullement à mépriser. Ayant donc fixé le jour où ils devaient les confirmer de leur serment, l'empereur retourna dans sa ville royale, et vint au-devant de Boémond et des chefs jusqu'à près de quinze jours de chemin. Après avoir, lui et les douze premiers de sa ville, étendu les mains sur les gages sacrés, c'est-à-dire sur la croix du Seigneur et sur les autres reliques qu'il avait apportées avec lui, il jura, en présence de son fils Jean, d'observer sans fraude, tout le temps de sa vie, tous les articles proposés, et Boémond se soumit à lui et lui promit fidélité aussi long-temps qu'il tiendrait ses sermens. Cela fait, l'empereur s'en retourna chez lui; une partie de l'armée se mit en marche pour aller à Jérusalem adorer le tombeau du Christ, et l'autre partie revint avec Boémond dans la Pouille. Gui, frère du duc, peu de temps après, tomba en langueur, en sorte qu'affaibli dans tous ses membres, il en, vint à la dernière extrémité. Ayant alors fait appeler son frère, il le pria de lui pardonner les fautes qu'il avait commises envers lui. 56 Interrogé par lui sur ces fautes, il lui avoua que l'empereur lui avait promis sa fille avec Durazzo et d'autres dons, et que c'était lui qui, par ses conseils, animant les citoyens à se défendre, avait retardé la prise ou la reddition de cette ville. En apprenant un crime si abominable, son frère le détesta et s'éloigna de lui, après avoir accumulé sur sa tête malédictions sur malédictions. Gui mourut bientôt après.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1108, le 29 juillet, mourut Philippe, roi de France, après un règne de quarante-neuf ans, deux mois et sept jours. Il laissa la couronne à son fils Louis. On l'ensevelit, selon son ordre, à Fleury, dans le monastère de Saint-Benoît. Louis, cinq jours après la mort de son père, c'est-à-dire le 3 août, fut élevé au trône paternel à Orléans. La même année, au temps de Pâques, comme j'étais sur le fleuve de la Garonne, dans un lieu appelé Squirs42, au milieu d'un concours de peuple accourant en foule contempler ce prodige, nous vîmes dans un ciel serein, depuis près de la seconde heure jusqu'à la cinquième, un cercle d'une grande circonférence, dans lequel étaient trois soleils, non ensemble, mais l'un à l'orient, l'autre au midi, et le troisième au septentrion. Dans ce temps, des peuples appelés Amoravitz43 étant sortis de l'enceinte de leurs demeures, s'emparèrent de l'Espagne; et attaquant non seulement les Chrétiens, mais même les Sarrasins, vaincus et vainqueurs dans beaucoup de combats, ils prirent plusieurs villes aux uns et aux au- 57 tres, et en livrèrent d'autres aux flammes, avec un grand nombre de châteaux. Enfin Alphonse, roi de de Galice, consumé de vieillesse autant que de maladie, et hors d'état de monter à cheval, voulant faire contre eux une expédition, confia une armée à son fils et aux grands de son royaume. Il avait eu ce fils d'une des plus nobles filles d'entre les Sarrasins, purifiée auparavant par le baptême. Il leur recommanda de les combattre avec habileté et avec ordre; et si la fortune les favorisait, de les expulser de l'Espagne. Mais il en arriva bien autrement, car son fils fut vaincu et tué, ainsi que presque tous ses généraux, et son armée fut défaite44. Dans ce combat périrent les plus nobles de toute l'Espagne; ensuite ces peuples eux-mêmes furent souvent vaincus par les Espagnols. Le roi Alphonse termina son dernier jour la même année que le roi Philippe45. Ce fut un homme très-vaillant, bien souvent victorieux, qui pendant toute sa vie détruisit et chassa de l'Espagne les nations africaines qui l'inondaient. Comme il n'avait pas laissé de postérité mâle, son fils étant mort, ainsi que nous l'avons dit, les premiers de ce royaume tinrent conseil, et créèrent pour leur roi le roi d'Aragon, nommé aussi Alphonse46, et lui donnèrent en mariage la fille de leur roi, mariée auparavant au comte Raimond, et restée veuve à la mort de son époux. Dans ce temps il y eut une grande disette de vivres, c'est-à-dire de pain, de vin et de sel. Enfin, des pluies continuelles et peu ordinaires inondèrent la terre pendant près 58 de trois ans. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1110, une éclipse de lune apparut, comme il arrive d'ordinaire, dans la pleine lune, après la première veille de la nuit.

(1En 988.

(2) Personne n'ignore que ceci est une fable.

(3) En 1017.

(4En 1016.

(5) Constance mourut en 1032.

(6En 1042.

(7En 1049.

(8Robert.

(9Trente ans.

(10) Le 23 mai 1059.

(11) En 1067.

(12) 1072.

(13) En 1066.

(14Ce fait, qu'on rapporte à l'an 1063, est nié par Ferreras et la plupart des historiens espagnols.

(15Cette expédition doit avoir eu lieu entre l'année 1075, époque de l'avénement de Hugues au duché de Bourgogne, et l'année 1078, où il abdiqua pour se retirer au monastère de Cluni.

(16) Thibaut III, vers 1089.

(17) En 1093.

(18) En 1087.

(19) Ioussouf-Aben-Texufin.

(20) Alphonse VI, dit le Vaillant.

(21Nom qu'on donnait aux Sarrasins comme descendans d'Ismaël, fils d'Agar.

(22) Le 25 mai 1085.

(23Dona Uraque.

(24Guillaume le Grand, duc de Bourgogne.

(25Le 11 avril 1073.

(26Grégoire VII.

(27) En 1074

(28) Henri IV.

(29De Souabe.

(30 Le 25 mai 1085.

(31) Victor III.

(32Urbain II.

(33 Geoffroi fut mis en liberté en 1096 par l'ordre du pape Urbain II.

(34) Fondateur des Chartreux

(35) Nous avons supprimé ici, à l'exemple des Bénédictins, quelques détails sur les croisades, racontes ailleurs avec beaucoup plus d'exactitude et d'intérêt.

(36 Voir la Vie de Louis le Gros, par Suger.

(37) Walter Tyrrel.

(38En 1095.

(39Cécile.

(40) En 1101.

(41) En 1106.

(42 Aujourd'hui La Réole.

(43) Las Almoravides.

(44) Le 29 mai 1108.

(45)  Le 29 ou le 30 juin 1109.

(46) Alphonse Ier.