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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

SI UN VIEILLARD DOIT PRENDRE PART AU GOUVERNEMENT.

Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II , Paris, Hachette, 1870.

traduction française de Ricard

 

texte grec

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[1] Que vous soyez, mon cher Euphanès, grand admirateur de Pindare, et que vous ayez souvent à la bouche ces deux vers de lui, comme parfaitement justes et vrais : « Au moment du combat tout prétexte apporté Replonge la valeur dans son obscurité, »  c'est ce que nous n'ignorons pas. Puisque donc, entre les nombreux prétextes qu'allèguent l'indolence et la mollesse pour protester contre les combats de la vie politique, il est une dernière raison qu'elles nous opposent comme décisive, à savoir la vieillesse; puisque c'est par cet argument surtout qu'elles semblent ralentir l'ambition et lui faire honte en prétendant que l'âge est une occasion convenable de renoncer non seulement aux luttes des athlètes, mais encore à celles de la vie politique, je crois devoir vous communiquer mes réflexions personnelles de chaque jour, et discourir avec vous sur la question de savoir s'il convient que les vieillards prennent part au gouvernement. Mon but, en cela, est de conclure à ce que nous n'abandonnions, ni vous ni moi, la carrière dans laquelle nous avançons ensemble depuis si longtemps; à ce que nous ne renoncions pas à la vie politique, qui est pour nous comme un ami de notre âge, un ami que nous avons constamment pratiqué; à ce que nous n'allions pas échanger cette vie contre un autre genre d'existence dont nous n'avons pas l'habitude et que le temps ne nous permettrait pas de nous rendre habituelle et familière; enfin à ce que nous persistions à faire ce qui fut notre première occupation. Oui : proposons-nous aussi bien pour but une vie honorable que la vie elle-même : à moins que nous ne devions, pour le peu de temps qui nous reste, condamner tout celui que nous avons déjà vécu, en laissant croire que ce temps a été perdu inutilement et sans aucun résultat honorable. La tyrannie, malgré ce que Denys disait à quelqu'un, n'est pas un beau monument pour y être enseveli. Lui, du moins, en ne cessant pas de régner avec injustice, rendit son malheur plus complet; et j'approuve Diogène. Plus tard à Corinthe il eut occasion de voir le fils de ce même Denys : de prince, le jeune homme était devenu simple particulier : « Denys, lui dit-il, combien ta condition actuelle est loin d'être celle que tu mérites! Au lieu de vivre parmi nous libre et exempt de craintes, tu devrais être là-bas, confiné derrière tes donjons de tyran, comme ton père, et y attendre la vieillesse. »  C'est un gouvernement populaire et légitime, c'est le gouvernement exercé par un homme sachant se rendre aussi utile quand il obéit que quand il commande, qui est un beau monument pour y être enseveli, puisqu'à la gloire acquise pendant sa vie il ajoute la mort pour couronnement. C'est là en effet, « Ce qui descend en dernier dans la tombe ... »  comme dit Simonide, excepté pour ceux en qui meurent avant le trépas l'humanité et l'amour du bien, en qui le zèle pour les belles choses s'éteint avant le désir de celles qui sont nécessaires à l'existence : tant les facultés actives et divines de leur âme sont plus languissantes que leurs passions et leurs affections corporelles ! Il n'est beau ni de proclamer, ni de laisser proclamer par d'autres, que l'acquisition des richesses soit le seul travail où l'on ne se fatigue pas. Et même, certaine pensée de Thucydide doit être prise dans un meilleur sens. N'admettons pas que ce soit l'ambition seule qui résiste à la vieillesse : c'est bien plutôt l'amour du pays et le dévouement à la chose publique, sentiment que conservent jusqu'à la fin les fourmis et les abeilles. Car personne jamais n'a vu une abeille en vieillissant devenir bourdon, rôle où quelques-uns prétendraient réduire les hommes d'État qui n'ont plus la vigueur de l'âge. On voudrait que ceux-ci, ne pensant qu'à manger, restassent ainsi relégués à la maison. Comme la rouille use le fer, on souffrirait avec indifférence que l'inaction éteignît les facultés actives de leur âme. Caton disait, que la vieillesse ayant beaucoup de difformités fatales qui lui sont particulières, on ne doit pas, de propos délibéré, lui imprimer encore la dégradation attachée au vice. Or, entre beaucoup d'autres vices, le désœuvrement, la lâcheté et la mollesse déshonorent peut-être le plus un vieillard, lorsque des prétoires où il exerçait une magistrature il descend à des détails de ménage tout féminins, ou bien qu'il va dans les champs inspecter les glaneuses et les moissonneurs. « OEdipe et sa fameuse énigme, où sont-ils donc? »  Supposons qu'un homme commence dans la vieillesse à s'occuper de politique sans y avoir jamais songé auparavant : comme on dit d'Epiménide, qu'il s'était endormi jeune homme et qu'il se réveilla vieillard à l'âge de cinquante ans. Supposons que, renonçant à une inaction si prolongée et devenue si naturelle, il se jette dans des luttes et dans des embarras, lui qui n'en a ni l'habitude ni l'exercice, lui qui n'a jamais pratiqué ni les affaires politiques ni les hommes, peut-être aurons-nous le droit de lui en faire un reproche, et de lui dire comme quand la Pythie prononce la formule : « Trop tard! » Oui : c'est trop tard courir après le pouvoir et les charges publiques, c'est trop tard frapper à la porte du prétoire. En vérité l'on croirait voir un vieillard attardé nuitamment lorsqu'il se rend à une orgie, ou bien un étranger égaré qui cherche son chemin. Ce n'est pas de route, vous, c'est d'existence que vous changez, pour en prendre une dont vous n'aviez pas tenté l'essai. Car ce mot de Simonide : « La ville instruit un homme, » est vrai, appliqué à ceux qui ont encore le temps d'étudier et d'apprendre une science, parce qu'une science est le résultat laborieux d'efforts et de travaux prolongés, quand on s'y consacre à une époque de la vie où la nature peut en supporter aisément la fatigue et les dégoûts. Comment ne trouverait-on pas ces paroles parfaitement applicables à celui qui commence à s'occuper des affaires publiques quand il est vieux? 

[2] Au contraire, nous voyons que les sages penseurs écartent de la vie politique les adolescents et les jeunes hommes. C'est ce que témoignent aussi les lois, lorsque par l'organe du héraut, dans les assemblées, ce ne sont pas des Alcibiades ou des Pythéas qu'elles appellent les premiers pour se lever et monter à la tribune. Loin de là, ce sont les hommes qui ont plus de cinquante ans qu'elles invitent à parler et à donner leur avis. Car c'est moins le manque de bravoure que le défaut d'expérience militaire, qui enlève la victoire à un général. Caton, ayant à se justifier d'une accusation quand il était plus qu'octogénaire, disait : « Il est pénible, lorsqu'on a vécu au milieu d'une génération, d'avoir à se défendre devant une autre. » César Auguste, celui qui triompha d'Antoine, ne produisit pas sur la fin de sa vie des actes qui fussent moins dignes d'un grand prince ou moins utiles à son pays. L'opinion est unanime à cet égard. Les jeunes gens que ce monarque réformait par la sévérité de ses mœurs et par celle des lois se livraient à quelques démonstrations séditieuses. «Enfants, leur dit-il alors, écoutez celui que dans sa jeunesse écoutaient les vieillards. » L'administration de Périclès ne fut jamais plus vigoureuse que quand il devint vieux. Ce fut même alors qu'il détermina les Athéniens à entreprendre la guerre. Mais comme leur ardeur les emportait, dans un moment peu favorable, à combattre contre une armée de soixante mille hommes, il s'y opposa; et il parvint à les retenir, en allant presque jusqu'à mettre sous les scellés les armes du peuple et les clefs des portes. Xénophon a écrit sur Agésilas des paroles qui méritent d'être littéralement rapportées: « Quelle jeunesse, dit-il, pourrait-on citer, à laquelle sa vieillesse ne se montrât supérieure? Quel guerrier fut aussi redoutable aux ennemis dans la toute vigueur de son âge qu'Agésilas parvenu aux dernières limites de la vie? De quel adversaire les peuples rivaux furent-ils plus joyeux de se savoir débarrassés que d'Agésilas mort dans une extrême vieillesse? Qui remplit de confiance les alliés, sinon Agésilas, bien que touchant déjà au terme de sa carrière? Quel jeune homme ses amis regrettèrent-ils plus qu'ils ne regrettèrent le vieil Agésilas? » 

[3] On voit donc que ces hommes illustres ne furent pas arrêtés par leur grand âge dans l'exécution de tant de choses importantes; et nous, qui sommes rendus délicats par nos gouvernements où il n'y a ni despotisme, ni guerres, ni siéges, où il s'agit de luttes paisibles et de rivalités auxquelles la loi et la raison mettent le plus souvent un terme en faisant prévaloir la justice, nous reculerions lâchement! Ne serait-ce pas reconnaître que non seulement nous valons moins que les généraux et les orateurs populaires d'alors, mais en outre que nous sommes inférieurs aux poètes, aux sophistes, et aux comédiens de cette époque-là? En effet, Simonide déjà vieux remporta la palme de la poésie, comme nous l'apprennent les derniers vers de cette épigramme: « Gloire au fils de Léoprépès, Simonide l'octogénaire, Qui vient de remporter la palme littéraire ! » On dit que Sophocle ayant à répondre à une accusation de folie intentée contre lui par ses fils récita le chœur d'OEdipe à Colone qui commence ainsi : « Tu foules une terre où tu rencontreras, Vénérable étranger, les plus riches haras. C'est ici Colone la blanche ; Et ces bocages frai portent sur chaque branche Un rossignol harmonieux Dont les tendres accents réjouissent les cieux. » Ces vers parurent admirables; et comme on l'aurait fait au théâtre, les assistants, à sa sortie du tribunal, reconduisirent le vieillard avec des applaudissements et des acclamations. Voici une épigramme qui, évidemment, est aussi de Sophocle : « Sophocle, âgé de cinquante ans, En l'honneur d'Hérodote a composé ces chants. » Philémon l'auteur comique et Alexis s'escrimaient encore sur la scène et y recevaient des couronnes quand la mort les surprit. Enfin Polus le tragédien, au rapport d'Ératosthène et de Philochorus, jouait à l'âge de soixante-dix ans; et peu de temps avant sa mort il avait rempli son rôle dans huit tragédies en l'espace de quatre jours.

[4] Ne serait-il donc pas honteux que les vétérans de la tribune se montrassent moins courageux que ceux de la scène, et que, se dérobant à des luttes véritablement sacrées, ils voulussent échanger leur rôle d'hommes politiques contre je ne sais quel autre! Descendre de la condition de roi à celle de laboureur, ce serait s'abaisser. Si Démosthène déclare que c'est un avilissement pour la Galère sacrée nommée Paralus de transporter du bois, des pieux et des bestiaux pour le service d'un Midias, à plus forte raison un homme d'État qui laisserait les dignités d'agonothète, de béotarque, de président du conseil amphictyonique, et serait vu ensuite occupé à mesurer de la farine d'orge ou du marc d'olives, ou bien à vendre de la laine de brebis, semblerait se condamner, sans nécessité aucune, à ce qu'on appelle « la vieillesse de la rosse ». Se livrer à un travail mercenaire et au trafic après avoir pris part au gouvernement, ce serait comme si l'on dépouillait de ses habits une femme de condition libre, une sage matrone, et que, lui mettant autour de la taille un tablier de cuisine, on l'installât dans une auberge. C'est ainsi, en effet, que la dignité et l'importance des vertus politiques se dégrade, quand on les réduit à des détails de ménage et à une poursuite de gain. Que si l'on prétend, et c'est la dernière alternative qui reste, donner à une vie efféminée et voluptueuse les noms de loisir et de jouissance, et si l'on veut, à ce titre, engager le vieillard à végéter doucement au sein d'une telle existence, je ne sais, entre deux comparaisons avilissantes, laquelle paraîtra mieux convenir à représenter sa situation. Faudra-t-il dire qu'il ressemble à des marins qui célébreraient la fête de Vénus sans avoir leur vaisseau rentré désormais pour toujours dans le port et pendant qu'ils le laisseraient encore en pleine mer? Ou bien faudra-t-il reproduire ces tableaux où quelques-uns, par un badinage coupable, dépeignent Hercule à la cour d'Omphale, vêtu d'une robe de fille et se laissant souffleter, se laissant tresser les cheveux par les femmes de la reine? Dépouillerons-nous ainsi l'homme d'État de sa peau de lion? L'obligerons-nous à rester couché, à passer son temps au milieu des festins, des chants et des concerts? La réponse faite par le grand Pompée à Lucullus ne suffirait-elle pas pour nous remplir de confusion? Lucullus passait son temps aux bains, ou à table et dans des festins qui commençaient avec le jour. Sa vie était celle d'un dissipateur effréné. Il bâtissait de superbes demeures avec la prodigalité d'un jeune homme ; c'était ainsi que s'achevait son existence de général et d'homme d'État. Or il s'avisa de reprocher un jour à Pompée de conserver pour le commandement et les honneurs une passion qui n'était plus de son âge. « Apprenez, lui dit Pompée, que pour un vieillard la mollesse est moins de saison que le commandement. » Une autre fois, le même Pompée était malade, et son médecin lui avait ordonné de manger une grive, mets difficile à trouver à ce moment de l'année. Quelqu'un vint à rappeler qu'il y en avait plusieurs que l'on nourrissait chez Lucullus. Il n'y voulut pas envoyer ni en prendre, s'écriant : « Est-ce donc à dire que sans le luxe de Lucullus Pompée ne pourrait vivre ! »

[5] C'est qu'en effet, si la nature cherche généralement ce qui est agréable et ce qui réjouit, la constitution des vieillards se refuse à tous les plaisirs, excepté à un petit nombre d'indispensables. Non seulement, comme dit Euripide, « Vénus déteste les vieillards, » mais encore chez eux le désir du boire et du manger est à peu près complètement amorti et édenté : à peine touchent-ils aux mets et les entament-ils. C'est donc en son âme qu'il faut se ménager des plaisirs qui n'aient rien de bas et d'indigne d'un homme libre. Ne faisons pas comme Simonide qui, s'entendant reprocher son avarice, répondait: «La vieillesse m'ayant sevré de toutes les autres satisfactions, il ne m'en reste plus qu'une pour alimenter mes vieux jours : c'est d'entasser de l'argent. » La vie politique, au contraire, offre les plaisirs les plus beaux et les plus grands, plaisirs tels que, selon toute vraisemblance, les Dieux eux-mêmes n'en goûtent pas d'autres ou n'en ont pas de plus délicieux: je veux parler de ceux que donnent la bienfaisance et les nobles actions. Si le peintre Nicias était passionné pour les travaux de son art au point de demander souvent à ses domestiques : «Me suis-je baigné? Ai-je pris mon repas? » s'il fallait arracher de force Archimède à la planche sur laquelle il était comme absorbé, s'il fallait que ses serviteurs lui ôtassent ses vêtements pour le frotter d'huile, et s'il traçait des figures de géométrie sur son ventre pendant qu'on le frictionnait; si Canus, le joueur de flûte, que vous connaissez aussi, ô Euphanès, avait coutume de dire: «On ne sait pas jusqu'à quel point j'éprouve plus de plaisir à jouer de la flûte que les autres n'en ont à m'entendre: car on me demanderait de l'argent plutôt que de m'en donner » ; si, dis-je, il en est ainsi, ne concevons-nous pas quels immenses plaisirs procure l'exercice de la vertu à ceux qui se consacrent à de belles actions et au bonheur de leurs semblables? Ces plaisirs n'ont rien de piquant ou d'énervant, comme les sensations douces et voluptueuses qui pénètrent la chair et dont le chatouillement même provoque une sorte de frénésie, de vertige et de délire. Non : le plaisir des belles actions, plaisir dont l'homme d'État vertueux est pour soi le propre créateur, ce plaisir, non pas sur les ailes d'or d'un Euripide, mais sur les ailes toutes célestes de Platon, élève l'âme dans des régions sublimes. Sa grandeur et sa noblesse l'inondent de félicité, et elle se trouve ainsi au-dessus d'elle-même.
[6] Rappelez à votre mémoire ce que souvent vous avez entendu dire. On demandait à Épaminondas quelle chose lui avait été la plus agréable : il répondit : «C'est d'avoir encore eu vivants mon père et ma mère quand j'ai remporté la victoire de Leuctres. » Lorsque Sylla, après avoir purgé l'Italie des guerres civiles, fut rentré dans les murs de Rome pour la première fois, de toute la nuit il ne dormit pas un seul instant. Sa joie et son allégresse excessive était comme un vent qui emportait son âme; et il a consigné ce détail dans ses mémoires. Qu'il n'y ait pas de musique plus délicieuse que l'éloge, au dire de Xénophon, soit; mais de tous les spectacles, de tous les souvenirs, de tout ce qu'on peut s'imaginer, rien n'est plus délicieux que de contempler les grandes choses que sur le brillant théâtre des magistratures et des charges civiles on a eu le bonheur d'accomplir. De plus, la reconnaissance empressée qui rend hommage à ces actes, les éloges à l'envi prodigués comme un prélude d'équitable bienveillance, augmentent encore pour l'homme vertueux l'éclat et le prix d'une telle félicité. Il ne faut pas penser qu'il en soit de la gloire comme d'une couronne d'athlète. Elle ne se dessèche pas avec la vieillesse: c'est un laurier toujours jeune, toujours frais, si l'on sait réveiller le mérite de ses anciens actes et le rendre plus vif et constamment durable. Ainsi les ouvriers à qui était départi le soin de maintenir en bon état le vaisseau destiné à Délos, substituaient aux bois fatigués d'autres charpentes qu'ils ajustaient; et il semblait que depuis les temps primitifs le navire fût demeuré éternel et impérissable. La gloire, comme une flamme, n'est pas difficile à conserver et à entretenir : elle n'a besoin que de peu d'aliments pour brûler : mais que l'une et l'autre s'éteignent, que l'on souffle dessus, ce ne sera pas sans beaucoup d'efforts que de nouveau vous les ranimerez. On demandait à Lampis, l'armateur, comment il avait gagné ses richesses : «Je n'ai pas eu de mal, répondit-il, pour acquérir les grandes; ce sont les petites qui m'ont demandé de la peine et du temps. » De même, la gloire et l'influence politique ne sont pas aisées à conquérir tout d'abord; mais les agrandir et les conserver lorsqu'elles ont pris de grandes proportions, c'est ce que rendent facile les premières circonstances venues. Quand nous nous sommes fait un ami, il n'est pas nécessaire de lui rendre d'importants et nombreux services pour rester en possession de son amitié : les plus légères démonstrations suffisent par leur assiduité pour nous la garantir. De même, l'amour et la confiance d'un peuple n'exigent pas constamment que l'on donne des jeux, que l'on poursuive en justice la défense de tous les citoyens, qu'on déploie des actes de pouvoir. Le dévouement dont on est animé suffit pour s'assurer les cœurs, quand on ne se laisse aller ni à des défaillances ni au découragement dans son zèle et sa sollicitude. La guerre ne se compose pas seulement de manœuvres, de combats, de siéges : quelquefois elle admet, comme intermèdes, des sacrifices, des trêves, un repos complet où l'on se livre à des jeux et à des badinages. Pourquoi donc faudrait-il redouter la vie politique, comme vouée d'une manière inexorable à des travaux multipliés et accablants? N'y a-t-il pas les théâtres, les cérémonies publiques, les distributions, les chœurs? N'y a-t-il pas les chants, auxquels président et les Muses et les Grâces ? N'y a-t-il pas toujours des hommages rendus à quelque Dieu? C'est plus qu'il n'en faut pour dérider tous les fronts dans les conseils et sur les siéges des juges ; et c'est là une source abondante de plaisirs et d'agréments. 

[7] Parlerai-je maintenant d'un des plus grands maux attachés à l'administration des affaires publiques, à savoir, de l'envie? C'est aux vieillards qu'elle s'attaque le moins. Les chiens, dit Héraclite, aboient après ceux qu'ils ne connaissent pas. De même, au commencement, comme à l'entrée de la tribune, l'envie se dresse hostile et ne livre point passage. Mais quand c'est une gloire avec qui elle a été en quelque sorte nourrie, une gloire dont elle a l'habitude, cette même envie ne se montre pas farouche et malveillante : son attitude est celle de la douceur et de la complaisance. C'est pourquoi elle est par quelques-uns comparée à la fumée, qui s'échappe avec abondance au commencement et quand le feu s'allume, mais ne tarde pas à se dissiper lorsqu'il brille. Les autres supériorités provoquent des luttes et des prétentions rivales : supériorités de vertu, de naissance, d'ambition; car il semble qu'on s'enlève à soi-même tout ce que l'on accorde à d'autres. Mais la primauté qui tient au temps et qui a un nom spécial, préséance d'âge, celle-là n'excite ni jalousie ni refus de concessions. Nulle déférence autant que celle dont les vieillards sont l'objet, n'a le privilège d'honorer celui qui s'y conforme : elle l'honore plus encore que celui qui la reçoit. En outre, le crédit donné par la richesse, par le talent de la parole, par un mérite quelconque, n'est pas de ceux que tous espèrent conquérir; tandis que le respect et la gloire qui sont le fruit de la vieillesse, il n'est pas un homme d'État qui ne puisse se les promettre. Je ne ferais aucune différence entre un pilote qui, après avoir navigué sans naufrage en dépit des vents et des flots, chercherait, quand le temps est devenu calme et serein, à regagner le port, et entre l'homme d'État, qui aurait longtemps conjuré les orages de l'envie, et qui, les voyant se calmer et s'adoucir, s'éloignerait de la vie politique, renonçant du même coup aux affaires et à ceux qui partageaient ses idées et vivaient avec lui. Plus il y a de temps écoulé, plus un tel homme a augmenté le nombre de ses amis et de ses compagnons de luttes; et s'il ne lui est pas possible de les amener tous avec lui dans sa retraite, comme le chef d'un chœur de musique se fait suivre de ses musiciens, il n'est pas juste non plus qu'il les abandonne. Il en est d'une longue existence politique, comme des vieux arbres : elle est difficile à déplanter, parce qu'elle a jeté de profondes racines, et qu'elle se complique d'affaires plus embarrassées et plus laborieuses pour ceux qui se retirent que pour ceux qui demeurent. Si, à la suite des débats politiques, il subsiste quelque reste d'envie ou de rivalité contre des vieillards, mieux vaut pour ceux-ci les anéantir par leur puissance personnelle que tourner le dos et s'enfuir dépouillés et sans armes. Les envieux s'acharnent moins quand on leur résiste que quand on mérite leur mépris en perdant courage. 

[8] C'est ce qu'attestent les paroles du grand Épaminondas aux Thébains, lorsque, pendant un hiver, les Arcadiens les engageaient à entrer dans la ville et à se cantonner dans les maisons. Il ne le permit pas : «Maintenant, dit-il à ses soldats, ils nous admirent quand sous leurs yeux nous nous exerçons revêtus de nos armes et que nous nous escrimons à la lutte, mais s'ils nous voient assis devant le feu et écossant des fèves, ils estimeront que nous ne valons pas plus qu'eux. » Ainsi, c'est un spectacle imposant qu'un vieillard qui parle, qui agit et qui est révéré. Mais un homme âgé passant la journée entière sur un lit, ou bien assis dans un coin du portique où il dit des balivernes et a la roupie au nez, est tout ce qu'il y a de plus méprisable. C'est ce qu'enseigne parfaitement Homère à ceux qui savent entendre ce poète. Nestor, prenant part à l'expédition dirigée contre Troie, était respecté et entouré d'hommages ; mais Pélée et Laërte, restés au logis, furent l'objet du mépris et des rebuts. D'ailleurs la vigueur de la prudence ne persiste pas à un degré égal chez ceux qui s'abandonnent eux-mêmes : le désœuvrement l'énerve et la détruit insensiblement. Elle a toujours besoin de quelque exercice qui occupe sa méditation ; et cette méditation maintient les facultés de l'intelligence et l'aptitude aux affaires dans un état de vigilance et de lucidité, « Comme l'usage donne à l'acier son brillant ». La faiblesse du corps n'est pas un aussi grave obstacle aux succès politiques pour ceux qui chargés d'ans montent à la tribune ou commandent les armées, que la circonspection et la prudence ne leur donne de supériorité. Comme ils ne se dirigent point d'après les apparences, ils ne s'exposent pas à des chutes. Ce n'est pas une vaine ambition qui les jette au milieu des affaires publiques pour entraîner avec eux la multitude et en bouleverser les flots comme le vent bouleverse la mer. Ils se montrent toujours pleins de douceur et de modération envers ceux à qui ils ont affaire. Aussi les républiques, quand elles chancellent ou qu'elles craignent un danger, demandent-elles à être commandées par des hommes d'âge. Que de fois tira-t-on de son champ un vieillard sans qu'il le demandât ou le voulût, et l'obligea-t-on de prendre en quelque sorte le gouvernail en main, afin qu'il remît à flot le vaisseau de l'État! Et l'on repoussait des généraux et des orateurs populaires, qui pourtant savaient crier bien fort, parler sans reprendre haleine, et aussi, il faut en convenir, s'élancer au milieu des ennemis pour combattre vaillamment. Ainsi, lorsque les orateurs d'Athènes qui voulaient déposséder du commandement Timothée et Iphicrate en faveur de Charès, fils de Théocharès, vantaient la jeunesse et la vigueur de ce Charès et prétendaient que tel devait être le général des Athéniens, Timothée répondit à ces orateurs : « Non, de par les Dieux, mais tel doit être celui qui portera les couvertures du général. Le vrai général est celui qui voit à la fois par devant et par derrière, celui qu'aucune passion ne trouble quand il s'agit de songer aux intérêts communs. » Écoutons Sophocle : « C'est avec joie, dit-il, que je me vois, grâce à la vieillesse, échappé aux entraînements des plaisirs de l'amour, comme à un maître farouche et enragé. » Or, dans la carrière politique, ce n'est pas un maître seulement qu'il s'agit de fuir, à savoir l'amour des garçons ou des femmes. Il y en a bien d'autres plus furieux que celui-là : la jalousie, l'ambition, le désir d'être le premier et le plus influent. Ce sont là autant de maladies qui traînent à leur suite la haine, l'envie et la discorde. Or de ces maladies, les unes se ralentissent et s'émoussent, les autres sont éteintes et refroidies complètement au contact de la vieillesse. Cette dernière n'enlève pas tant à nos facultés l'action proprement dite, qu'elle ne nous écarte des passions déréglées et brûlantes : de sorte qu'elle met au service de l'homme qui veut s'occuper des affaires un esprit sobre et parfaitement rassis.

[9] Toutefois, je ne trouverai pas mauvais que de telles paroles détournent, ou paraissent détourner des affaires publiques celui qui voudra y faire son noviciat en cheveux blancs; qui voudra, sortant de l'administration de son ménage comme on sortirait d'une longue maladie, se lever et se mettre en mouvement sur la fin de sa vie pour commander une armée ou diriger l'État. « Reste donc, malheureux, et de ton lit ne bouge ». Mais si, adressées à un homme qui a vécu et lutté dans les débats publics, ces mêmes paroles veulent lui interdire jusqu'à la torche suprême et l'empêcher d'atteindre la fin de la pièce, en le rappelant et le faisant revenir sur ses pas comme après une longue course, ce sera un langage entièrement dénué de sens et qui ne ressemblera point à celui que je prétends tenir. De même que si un vieillard, se disposant à prendre femme, se couronne de fleurs, s'inonde de parfums, rien n'est mieux que de le dissuader, que de lui dire, comme à Philoctète : « Qui de toi voudrait donc, ou fille ou fiancée? Te marier, pauvre homme! Oh la folle pensée! » et un tel langage n'a rien d'inconvenant, puisque des vieillards eux-mêmes, en pareil cas, plaisantent sur leur propre compte : « Oui, c'est pour ses voisins, je le sais sur mon âme, Tout autant que pour soi qu'un vieux barbon prend femme; » tandis que si avec une compagne âgée comme lui un homme mène depuis longtemps une existence irréprochable, ceux qui décideraient qu'en raison de leur commune vieillesse il doit s'éloigner d'elle, faire ménage à part, ou bien préférer une maîtresse à cette compagne légitime, ceux-là pousseraient l'inconvenance à ses dernières limites; de même il y a quelque raison, quand le vieillard qui aborde la carrière des emplois publics est Chlidon le laboureur ou Lampon le commerçant ou un des disciples d'Épicure, il y a, dis-je, quelque raison à lui adresser des remontrances et à le retenir dans son ignorance habituelle des affaires. Mais prendre à partie un Phocion, un Caton, un Périclès, et lui dire: «Ami, étranger, Athénien ou Romain, qui vous desséchez dans une vieillesse désormais stérile, proposez votre démission, quittez les affaires publiques, la tribune, le commandement des armées : ce sont là trop d'occupations et de soucis; retirez-vous bien vite dans un champ pour y cultiver la terre en compagnie d'une servante, ou bien pour employer le reste de vos jours à des soins et à des comptes de ménage », ce serait là donner un conseil dicté par l'injustice, et traiter outrageusement un homme d'État.

[10] Mais quoi! dira quelqu'un : n'entendons-nous pas dans la comédie le soldat s'écrier : « A prendre mon congé mes cheveux blancs m'obligent? » Sans doute, cher ami : parce qu'il convient que les serviteurs de Mars soient jeunes et vigoureux, comme « Occupés de la guerre et de ses durs travaux, » travaux au milieu desquels le vieillard, cachât-il ses cheveux blancs sous un casque, « N'en sent pas moins son corps en secret s'affaiblir, » et ses forces trahir son courage. Mais il en est autrement des ministres de Jupiter conseiller, de Jupiter qui dirige les débats particuliers, qui préside aux intérêts de la chose publique. Nous leur demandons des travaux où ils ont à exercer non pas leurs mains et leurs pieds, mais leur conseil, leur prudence, leur parole. Ajoutez, que cette parole n'a pas pour but de provoquer dans le peuple du tumulte et des frémissements, puisqu'elle est sensée et pleine d'une réflexion qui la rend sage et infaillible. Ces cheveux blancs, ces rides dont on se moque, sont dans de tels hommes des gages de leur expérience. Ces signes vénérables contribuent à rendre leur voix persuasive, et témoignent glorieusement de leurs vertus. Oui : la jeunesse est faite pour obéir, la vieillesse, pour commander. Une ville n'est jamais mieux en sûreté que quand « Des vieux sont aux conseils, des jeunes à l'armée; » et ce passage d'Homère : « Avant tout le conseil des vieillards magnanimes S'assemble chez Nestor », est merveilleusement louable. Aussi la commission aristocratique qu'on adjoignit aux rois de Lacédémone fut-elle par l'oracle de Delphes appelée conseil des Anciens, et Lycurgue la désigna nettement sous le nom de « Conseil des Vieillards». Le sénat romain, de nos jours encore, rappelle, par son nom même, l'idée de vieillards (« senes»). Comme la loi fait du diadème et de la couronne un insigne de commandement, la nature réserve aux cheveux blanchis ce noble caractère. Je pense que les mots « gueras» (prix, honneur), « guérairein» (honorer), ont pris du mot « guerôn» (vieillard) la signification honorable qu'ils conservent de nos jours. Or les prérogatives accordées aux vieillards ne consistent pas en ce qu'ils ont des bains chauds ou qu'ils sont couchés plus mollement, mais en ce qu'ils occupent dans les villes une sorte de siége royal en raison de leur prudence. Cette maturité, comme il en est pour les arbres tardifs, ne reçoit de la nature qu'à la longue chez les vieillards toute son excellence et toute sa perfection. Quand le Roi des rois adresse aux Dieux cette prière : « Puissé-je avoir dix Grecs aussi prudents que lui»! (et il désigne Nestor), personne ne songe à le reprendre parmi « Ces Grecs si belliqueux respirant la colère» : tous ils reconnaissent que, non seulement pour la direction des cités mais encore à la guerre, la prépondérance de la vieillesse est suprême. « Un sage et bon conseil vaut mieux que mille bras»; un seul avis, dicté par la prudence et la persuasion, assure dans les affaires publiques les plus beaux et les plus importants résultats.

[11] La royauté, qui est la forme de gouvernement la plus complète et la plus imposante, recèle bien des soucis, bien des labeurs, bien des embarras. Aussi rapporte-t-on que Séleucus disait à chaque instant : «Si le commun des hommes savait combien est pénible le seul soin d'écrire et de lire tant de lettres, on ne ramasserait même pas un diadème tombé à terre.«  Philippe se disposant à camper dans une position avantageuse, on vint lui apprendre qu'il n'y avait pas de fourrage pour les bêtes de somme: «Par Hercule! s'écria-t-il, que notre existence est peu de chose, s'il nous faut vivre selon les convenances d'un âne!» Est-ce donc l'heure, quand un roi aussi est devenu vieux, de l'engager à déposer le diadème et la pourpre, et à prendre une cape et une houlette pour vivre dans les champs, afin qu'il ne semble pas jouer un rôle inutile et déplacé en régnant avec une barbe blanche? Si c'est là un langage qu'il ne serait pas convenable de faire entendre en parlant à un Agésilas, à un Numa, à un Darius, ne chassons pas non plus un Solon de l'Aréopage, un Caton du Sénat, en alléguant leur vieillesse. Ne conseillons pas davantage à un Périclès de renoncer au gouvernement du peuple. Ne serait-ce pas d'ailleurs une inconséquence? Jeune on se serait follement escrimé à la tribune, et ensuite, après avoir épuisé dans la vie publique sa fougue d'ambition et son impétuosité, on irait, au moment où l'âge donne l'expérience et avec elle les bons conseils, on irait lâcher les affaires publiques, et on les abandonnerait comme on en agit avec une femme après avoir satisfait auprès d'elle une fantaisie!

[12] Le renard d'Ésope ne laissait pas faire le hérisson, qui voulait le débarrasser de ses tiques : «Si tu les chasses maintenant qu'elles sont pleines, disait-il, d'autres viendront qui seront affamées.» Q'une cité écarte tour à tour ses vieillards, nécessairement elle se remplira de jeunes gens qui auront soif de gloire et d'autorité, mais qui manqueront de la prudence nécessaire à l'homme d'État. Où l'auraient-ils acquise, s'ils ne sont instruits par les leçons et par l'exemple de quelque vieillard maniant les affaires ? Ce qui constitue un pilote, ce n'est pas d'avoir lu des ouvrages traitant de la navigation. II faut que bien des fois il ait assisté sur la poupe du navire aux efforts déployés par un équipage contre les vagues, contre les vents, contre une nuit orageuse, « Lorsque, battu des flots, le marin en souffrance Des deux frères d'Hélène implorait l'assistance.» Tenir une cité sous sa main, persuader utilement un peuple, un sénat, pourra-ce être l'œuvre d'un jeune homme, parce qu'il aura lu tel et tel livre, ou qu'il aura, dans le Lycée, écrit une dissertation sur la science du gouvernement? Ne faudra-t-il pas qu'installé bien souvent auprès de celui qui tient les rênes ou le gouvernail, il ait suivi les manœuvres des hommes d'État, des généraux, et constaté leurs efforts? Ne faudra-t-il pas qu'il se soit associé à leurs vicissitudes dans l'une et dans l'autre fortune? qu'il ait partagé leurs périls, leurs embarras? qu'enfin il se soit instruit à leur école? C'est ce qu'il est impossible de ne pas reconnaître. Même quand ce ne serait pas dans une autre intention que celle de former et d'instruire les jeunes gens, un vieillard devrait s'occuper des affaires publiques. Car, de même que les maîtres de lecture et les maîtres de musique commencent par jouer et par lire eux-mêmes, pour montrer à leurs élèves comment il faut s'y prendre; de même, l'homme d'État ne doit pas se borner à donner des avis ou à souffler des conseils en dehors des affaires. Il faut qu'elles soient dirigées par lui, il faut qu'il administre, pour tracer au jeune homme la route à suivre; il faut que ses actes, en même temps que sa parole, le façonnent et le moulent au vif. Parlez-moi d'un jeune athlète exercé de cette façon, et non pas dans des palestres où on le frotte de cire et où il n'y a rien de périlleux : j'entends par là ces écoles où président des sophistes aux périodes savamment arrondies. Je veux de véritables courses d'Olympie et de Delphes, où «  ... le poulain qui tette encor sa mère Avec elle s'élance et fournit la carrière,» pour parler comme Simonide. Ainsi Clisthène put former Aristide, et Aristide, Cimon. Chabrias fut le maître de Phocion, Fabius Maximus, celui de Caton , Sylla, celui de Pompée , Philopémen, celui de Polybe. Les jeunes gens s'attachaient aux vieillards, et grandissaient pour ainsi dire à leur ombre. Les mesures politiques prises par de tels maîtres, les actes de leur gouvernement fortifiaient ces jeunes esprits, leur donnaient de l'expérience et de l'habitude, de sorte qu'ils prenaient le maniement des affaires avec autant de gloire que d'autorité.

[13] L'académicien Eschine, comme certains sophistes prétendaient qu'il se donnait pour disciple de Carnéade sans pourtant l'avoir été, leur répondit: «Apprenez que je devins disciple de Carnéade lorsque sa parole, grâce à la vieillesse, avait perdu toute sa brusquerie et tout son fracas pour se condenser en entretiens profitables et doucement communicatifs.» L'administration, quand des vieillards l'exercent, est, non seulement dans leurs paroles mais encore dans leurs actes, éloignée d'ostentation et de vanité : comme on dit de l'iris, qu'en vieillissant cette plante laisse s'évaporer, ce qu'elle a d'odeur infecte et troublée, pour ne conserver qu'un parfum aromatique et délicieux. Les opinions et les conseils qu'ils émettent n'ont également rien de désordonné: tout y est grave et rassis. Voila pourquoi dans l'intérêt des jeunes gens, nous l'avons déjà dit, il faut qu'un vieillard se mêle à la chose publique : afin que, comme Platon, en parlant du vin trempé d'eau, fait remarquer qu'on réprime et châtie une divinité furieuse en l'unissant à une autre qui est sobre, ainsi la réserve des vieillards, combinée avec la jeunesse qui bouillonne au milieu du peuple et se laisse aller à des transports de gloire et d'ambition, ôte à cette jeunesse ce qu'elle a d'emportement et d'excessive intempérance.

[14] Mais sans parler de telles considérations, c'est se tromper que de croire qu'il en soit du gouvernement de l'État comme d'une expédition maritime ou d'une guerre, de croire que l'on s'y propose une fin déterminée et qu'ensuite tout doive cesser quand le but est atteint. Les fonctions politiques ne sont pas un simple ministère ayant pour objet l'utilité personnelle. C'est la vie d'un être pacifique, ami de la cité, ami de l'intérêt public, et organisé pour vivre, tant qu'il le faudra, dans l'exercice des fonctions civiques et dans l'amour de la société humaine. Voilà pourquoi il vaut mieux gouverner actuellement que d'avoir autrefois gouverné; comme il est plus convenable de dire la vérité que de l'avoir dite, plus convenable de pratiquer la justice que de ne la plus pratiquer, d'aimer sa patrie et ses concitoyens que de les avoir aimés. C'est à cela que conduit la Nature. Voici les paroles qu'elle souffle à l'oreille de ceux qui ne sont pas complètement corrompus par le désœuvrement et par la mollesse : elle leur dit : « Ton père te créa pour l'intérêt de tous.» Elle leur dit encore : « Sans cesse occupons-nous du bonheur des humains.»

[15] Ira-t-on mettre en avant les infirmités et le manque de forces? Ce serait accuser la maladie et quelque mutilation, plutôt que la vieillesse. Car beaucoup de jeunes hommes sont valétudinaires, beaucoup de vieilles gens sont vigoureux : de sorte qu'il faut éloigner non pas les vieillards, mais les incapables, et appeler non pas les jeunes, mais les valides. Aridée était jeune, et Antigone, vieux. Ce dernier pourtant conquit l'Asie presque tout entière; et l'autre, comme un personnage muet de théâtre, n'avait de royal que le nom, que l'extérieur, et il servait de jouet à ceux qui s'emparaient successivement du pouvoir. De même donc qu'il eût été ridicule de vouloir que le gouvernement de la ville fût déféré au sophiste Prodicus ou au poète Philétas, qui étaient jeunes à la vérité, mais frêles, maladifs et retenus le plus souvent au lit par leurs infirmités ; de même, c'eût été chose absurde que d'interdire l'administration politique et le commandement des armées à des vieillards tels que furent Phocion, l'Africain Massinissa et le Romain Caton. Car Phocion, voyant les Athéniens disposés à se lancer dans une expédition qui était inopportune, ordonna à tous les citoyens non encore sexagénaires de prendre les armes et de le suivre. On témoigna du mécontentement : « Que trouvez-vous là de singulier?» dit Phocion. Ce sera moi qui serai votre général, et j'ai quatre-vingts ans passés. Pour Massinissa, au rapport de l'historien Polybe, il mourut plus que nonagénaire, laissant né de lui un petit garçon de quatre ans. Peu avant sa mort il avait remporté une grande victoire sur les Carthaginois, et on le vit le lendemain qui devant sa tente mangeait un morceau de pain noir. Comme on s'en étonnait, il dit qu'il en agissait ainsi ... « L'acier lorsqu'on l'exerce est toujours éclatant; Mais, à la longue, un toit qui manque d'habitant Croule d'oisiveté ...» comme dit Sophocle. Or, nous aimons à appliquer cette similitude au flambeau lumineux qui s'appelle l'esprit, flambeau qui nous éclaire quand il s'agit de raisonner, de se souvenir, de penser. 

[16] Pour cette raison aussi, l'on prétend que les rois deviennent bien meilleurs dans les guerres et dans les expéditions que quand ils ne sont pas occupés. Ainsi Attale, frère d'Eumène, se laissa complètement énerver par une longue inaction et par la paix. Philopémen, un de ses compagnons, l'engraissait, à la lettre, comme si c'eût été un vil animal. A ce point que les Romains demandaient à chaque moment, pour plaisanter, à ceux qui revenaient d'Asie : « Si le roi avait quelque crédit auprès de Philopéinen.» Tant que Lucullus consacra son intelligence à la pratique des affaires, on put voir en lui un général tel que Rome n'en aurait pas trouvé beaucoup de semblables; mais dès qu'il se fut abandonné à une vie oisive, à un régime sédentaire et libre de toute préoccupation, il lui arriva ce qui arrive aux éponges, que les temps calmes de la mer réduisent à rien et dessèchent. Il avait livré sa vieillesse à Callisthène, un de ses affranchis, qui lui donnait à manger, et en quelque sorte le pansait; et l'opinion commune était que cet homme l'avait ensorcelé par des philtres et des enchantements. Les choses durèrent ainsi jusqu'au jour où Marcus, son frère, mettant Callisthène à la porte, conduisit et régla lui-même l'existence du vieillard, qui mourut peu de temps après. Au contraire, Darius, le père de Xerxès, disait qu'il se surpassait lui-même en intelligence dans les conjonctures difficiles. Le Scythe Atéas ne se croyait pas différent de ses palefreniers lorsqu'il restait inactif. On demandait à Denys l'Ancien s'il restait quelquefois sans rien faire : « Au Ciel ne plaise, répondit-il, que cela m'arrive jamais!» C'est qu'en effet, comme on dit, un arc se brise quand il reste trop tendu, et, à l'inverse, un esprit s'altère quand il est trop relâché. Les musiciens qui cessent d'entendre constamment des accords, les géomètres qui ne résolvent plus de problèmes, les arithméticiens qui renoncent à l'habitude constante des calculs, perdent en avançant en âge, avec l'exercice de leurs facultés, leur aptitude même, bien que leur art consiste dans la spéculation et non dans la pratique. Mais quelles sont les aptitudes qui font l'homme d'État? Ce sont les bons conseils, la réflexion, la justice. C'est, en outre, l'expérience : laquelle donne la mesure exacte de ce qu'on doit faire, de ce qu'on doit dire, et qui confère tant de puissance pour agir sur le peuple par la persuasion. Or ces qualités ne se maintiennent qu'à la condition de parler, d'agir, de méditer, de rendre la justice sans interruption; et ce serait chose indigne, que de renoncer à l'exercice de semblables facultés, que de les laisser de sang-froid s'échapper et disparaître de son âme. Avec elles ne sauraient manquer de s'effacer aussi l'amour des hommes, l'esprit de société, la bienfaisance : vertus qui ne doivent jamais, ni les unes ni les autres, se relâcher et s'anéantir.

[17] Si donc vous aviez pour père le vieux Tithon, doué, il est vrai, du privilège de l'immortalité, mais réclamant toutes sortes de soins à cause de sa vieillesse, vous ne vous déroberiez pas, je le suppose, aux obligations qui vous seraient imposées : vous ne renonceriez pas à le soigner, à tenir avec lui conversation, à le secourir, sous prétexte que vous lui avez longtemps prodigué des soins. N'en ferez-vous pas de même pour votre patrie, ou, comme l'appellent les Crétois, pour votre « matrie», laquelle est bien autrement âgée, et dont les droits sont plus sacrés que ceux de vos parents? Elle est destinée à vivre longtemps, il est vrai, mais enfin elle n'est pas exemptée de vieillir, elle ne saurait se suffire à elle-même. Elle a constamment besoin que l'on veille attentivement sur elle, qu'on lui vienne en aide, qu'on se préoccupe de ses intérêts. A ce titre elle réclame impérieusement l'homme d'État : elle ne veut pas se séparer de lui. « S'attachant à sa toge, à retarder sa course Elle l'oblige», ... Vous savez que je suis prêtre d'Apollon Pythien depuis un grand nombre de Pythiades. Pourtant vous ne me diriez pas : «Assez longtemps, Plutarque, vous avez assisté à des sacrifices, à des cérémonies religieuses, à des chœurs. Le temps est venu, maintenant que vous êtes vieux, de déposer la couronne et d'abandonner le sanctuaire de l'oracle en raison de votre grand âge.» Eh bien! Croyez de même, que vous, Euphanès, qui êtes le chef et le prophète des mystères politiques, vous ne devez pas renoncer au culte de Jupiter, protecteur des villes et des assemblées publiques, culte auquel vous êtes initié, depuis si longtemps.µ

[18] Mais laissons de côté, si vous voulez bien, les arguments qui éloignent des affaires publiques. Examinons maintenant, et méditons en philosophes cet autre point, à savoir, que l'on peut n'imposer à la vieillesse aucunes fonctions malséantes ou trop lourdes, puisque l'administration publique présente plusieurs parties appropriées aux hommes de cet âge et parfaitement acceptables pour eux. Car, de même que s'il était convenable de persévérer toujours dans la pratique du chant, on aurait dû, dans ce grand nombre de tons et de modes que les musiciens appellent accords, choisir en vieillissant non pas ceux qui sont à la fois les plus aigus et les plus hauts, mais bien les plus faciles et les mieux assortis à l'âge avancé; de même, puisque les hommes sont, par leur nature, faits pour parler et pour agir jusqu'au dernier jour plus encore que les cygnes ne le sont pour chanter, il ne faut pas renoncer à l'action comme on renoncerait à un luth monté sur un trop haut ton. Seulement il faut la relâcher, et l'appliquer à des fonctions politiques plus douces, plus modérées, appropriées plus convenablement par leur nature à l'âge des vieillards. Nous ne saurions consentir, n'est-il pas vrai? à laisser complètement nos corps privés de mouvement et d'exercice. Ne pouvant plus manier la pioche ou les haltères, lancer le disque ou combattre avec une lourde armure comme auparavant, nous avons les promenades en voiture et les marches. Quelques-uns s'exercent encore, sans trop d'efforts, à la balle, d'autres à la déclamation ; et de cette manière on met les esprits en mouvement et l'on ranime la chaleur. Bref, nous prenons garde de nous refroidir, de nous glacer complètement par l'inaction. Sans doute nous n'irons pas prendre toute sorte d'emplois, ni mettre la main à tout acte politique. Ce serait condamner notre vieillesse à reconnaître son impuissance et à s'écrier douloureusement : « Tu voudrais bien, mon bras, saisir encor la lance. Vain désir, que trahit, hélas! ton impuissance!» On n'approuverait pas un homme, même jeune et vigoureux, qui prendrait complètement à sa charge toutes les affaires publiques sans vouloir rien en céder à un autre, comme les Stoïciens le disent de Jupiter. On trouverait mauvais que cet homme prétendît s'ingérer et s'immiscer partout, soit par un amour insatiable de gloire, soit par jalousie à l'égard de ceux qui pourraient, à un titre ou à un autre, obtenir dans l'état quelque honneur et quelque puissance. Il en serait de même pour un vieillard, dussé-je ne pas parler de ce qu'une pareille conduite aurait de honteux. Quel métier rude et fatigant ce serait pour lui que de courir après la présidence de toute assemblée, que d'épier chaque occasion de siéger sur un tribunal, de discuter avec ardeur dans un conseil, d'accaparer ambitieusement toute ambassade, toute négociation! Fût-on même encouragé à de tels emplois par la bienveillance générale, ils sont trop pesants pour la vieillesse, et l'on arrive à un résultat tout contraire à celui qu'on espérait. On est détesté des jeunes gens parce qu'on ne leur laisse pas l'occasion d'entrer aux affaires, parce qu'on les empêche de se produire , et l'on encourt le blâme des autres citoyens, attendu que ce désir de primer et de commander partout est aussi odieux que le sont chez d'autres vieillards l'avarice et le libertinage.

[19] De même donc que pour ne pas fatiguer Bucéphale devenu trop vieux, Alexandre prenait d'autres chevaux que lui avant l'action quand il passait la revue de ses troupes et les disposait en bataille , mais que, le mot d'ordre une fois donné, il montait le noble animal, chargeait l'ennemi et s'exposait à tous les dangers ; de même l'homme d'État, s'il a du sens, se tiendra la bride à lui-même quand il approchera de la vieillesse, et il se dispensera des charges qui ne seront pas nécessaires. Il laissera manier aux vigoureux la chose publique en ce qui sera de moindre conséquence, et ménagera pour les conjonctures importantes ses efforts résolus. Les athlètes s'abstiennent des fatigues nécessaires, et ils gardent leurs corps bien intacts pour celles qui sont inutiles. Nous, au contraire, négligeant les charges petites ou médiocres, nous nous réserverons pour ce qui mérite une attention sérieuse. « Tout, indistinctement, au jeune homme sied bien,» comme dit Homère. On accueille ses efforts et l'on s'en contente. S'il s'occupe de détails secondaires et multipliés, on le cite pour son amour de la chose publique et pour ses goûts laborieux; s'il réalise des actes brillants et d'une haute portée, on proclame son génie et la grandeur de ses vues. Il y a des occurrences où l'opiniâtreté et l'humeur entreprenante ont un à-propos et un charme convenables chez les jeunes gens. Mais le vieillard qui remplit dans la république des fonctions subalternes, telles que l'adjudication des impôts, l'intendance des ports et des marchés, ou, encore, qui recherche les ambassades et les missions vers des généraux et des souverains étrangers quand ces ambassades et ces missions, au lieu d'être nécessaires et importantes, ne sont que des politesses et des actes de courtoisie, ce vieillard, mon cher ami, me semble jouer un rôle pitoyable et très peu digne d'être envié. Peut-être même d'autres que moi trouveront-ils que c'est là se rendre odieux et insupportable. 

[20] Parvenu à cet âge, un homme d'État ne doit même pas figurer dans les magistratures, si ce n'est dans celles qui ont de l'importance et de la dignité. De ce nombre est la présidence de l'Aréopage, exercée par vous aujourd'hui dans Athènes. De ce nombre encore est l'administration du Conseil Amphictyonique, administration que la patrie vous a déférée pour votre vie entière. Vous y trouvez « Un travail agréable et de douces fatigues.» Eh bien! ces honneurs même ne doivent pas être recherchés. Il faut les recevoir en s'y dérobant. Loin de les briguer avec ardeur, on les déclinera; et l'on semblera moins prendre de telles charges pour son plaisir, que se dévouer en les acceptant. César Tibère disait qu'il est honteux de tendre son pouls au médecin quand on a passé la soixantaine. Je ne partage pas ce sentiment; mais ce qui est bien plutôt une honte, c'est de tendre la main au peuple, pour mendier un suffrage ou un vote dans les comices: c'est là une conduite ignoble et basse. Comme, au contraire, lorsqu'un homme a été élu par sa patrie, lorsqu'elle l'appelle, qu'elle l'attend, il y a de la dignité et une grande convenance à descendre, entouré de vénération et de bienveillance, pour recevoir avec empressement un honneur insigne dont le cœur a véritablement le droit de se réjouir.

[21] Comment doit-on, aussi, user de la parole dans une assemblée lorsqu'on est devenu vieux ? Il ne s'agit pas de s'élancer continuellement à la tribune, d'imiter toujours les coqs, qui chantent à l'envi les uns des autres. Par un ton provocateur et irritant on n'ira pas faire perdre aux jeunes gens le frein du respect, ni leur donner le goût et l'habitude de l'indocilité et de la contradiction. On montrera de l'indulgence : on leur accordera quelquefois la permission de combattre le sentiment de leurs anciens. On les autorisera à s'enhardir. On ne tiendra pas à être présent partout, à tout examiner par soi-même : du moins quand il n'y aura pas grand danger pour le salut commun, ou bien pour l'honnêteté et la convenance. Mais dans ces derniers cas c'est un devoir, ne fût-on même pas appelé, de s'élancer en quelque sorte à la course sans consulter ses forces, en se faisant conduire par la main ou même porter sur les épaules. Telle fut, au récit des historiens, la conduite que tint Claudius Appius à Rome. L'armée avait été vaincue par Pyrrhus dans une grande bataille. On informe Appius que le Sénat autorise à parler de trêve et de paix. Il ne peut se contenir; et, bien qu'il ait perdu l'usage de ses deux yeux, il ne traverse pas moins le Forum, se faisant porter à l'assemblée. Il entre ; et, prenant place au milieu des sénateurs, il dit que jusqu'à ce jour il a été affligé d'être privé de la vue, mais que maintenant il ferait des vœux pour ne pas entendre le Sénat délibérer et agir d'une manière si honteuse et si humiliante. Ce moment fut décisif. Employant tour à tour les reproches, les conseils, les encouragements, il détermina ses concitoyens à courir aussitôt aux armes et à disputer à Pyrrhus la possession de l'Italie. Citerai-je Solon? Le gouvernement de Pisistrate aspirait visiblement à devenir un pouvoir tyrannique, et personne n'osait déployer de la résistance et de l'opposition. Seul il alla chercher ses armes, les plaça devant la porte de sa maison, et somma ses concitoyens de lui prêter assistance. Pisistrate envoya vers lui, et lui fit demander ce qui lui donnait tant de confiance pour agir ainsi : «Ma vieillesse», répondit Solon.

[22] Il est vrai que devant de telles nécessités les vieillards les plus éteints, pour peu que seulement ils respirent encore, se rallument et se redressent. Mais dans les autres circonstances l'homme d'État avancé en âge montrera, comme nous l'avons dit, une réserve honorable. Il refusera les missions subalternes, dans lesquelles on devient le serviteur des autres, et qui causent plus d'embarras à ceux qui s'en chargent qu'elles n'apportent d'avantages et d'utilité à ceux pour qui on les exerce. Quelquefois le vieillard attendra qu'on l'appelle, qu'on le désire, que ses concitoyens viennent l'arracher de chez lui; et il aura plus d'autorité en ne descendant ainsi que sur leurs prières. Le plus souvent il se contentera d'assister muet, laissant parler les jeunes et se constituant arbitre en quelque sorte de leurs luttes politiques. Quand ils dépassent la mesure, il les reprend avec douceur; sa bienveillance conjure les querelles, les calomnies, les emportements. Si l'opinion s'égare, il redresse et instruit en s'abstenant de reproches amers. Si l'on parle bien, il loue sans crainte. Il accepte volontiers la défaite, se laissant plus d'une fois persuader et vaincre afin de donner de l'importance et de la hardiesse aux autres. Quelquefois enfin il complète, en usant de ménagements, ce qui a manqué dans le discours des précédents orateurs : Écoutons Nestor: « Tes paroles, ami, nul ne les blâmera : Personne, entre les Grecs, ne les contredira. Mais tu n'as pas tout dit; car tu n'es qu'un jeune homme, Et je serais ton père ...

[23] Une conduite plus digne encore d'un homme d'État, c'est de ne jamais adresser de reproches ouvertement et en public, et de s'interdire ces admonitions blessantes qui découragent et humilient profondément. On aimera mieux, si l'on a affaire à des jeunes gens propres au maniement de la chose publique, leur donner des avis dans un entretien particulier, ou leur indiquer avec bienveillance ce qui est bon à dire et à faire. Ainsi l'on excitera leur ardeur pour le bien; on les animera du feu de la gloire; on leur enseignera, comme les maîtres d'équitation, à rendre tout d'abord douce et facile cette monture qui s'appelle le peuple. Si le jeune homme fait un faux pas, au lieu de l'abandonner à son découragement on le relèvera, on le consolera, comme firent Aristide et Thémistocle pour Cimon et Mnésiphile. Ces derniers étaient mal accueillis, et ils avaient au commencement mauvaise réputation dans la ville : on se plaignait de leur arrogance et de leur peu de ménagements. Ils les soutinrent, et leur rendirent confiance. On raconte aussi que Démosthène ayant subi devant le peuple un échec qui le désespérait, fut abordé par un des Anciens qui avaient entendu Périclès, et ce vieillard lui dit : « Votre nature ressemble beaucoup à celle de Périclès : c'est injustement que vous vous condamnez vous-même. » Citons encore Timothée. On le sifflait à cause de ses innovations et des attentats qu'il semblait commettre envers la musique. Euripide l'engagea à prendre confiance, et lui promit qu'en peu de temps les théâtres seraient soumis à sa loi. 

[24] Parlons d'une manière générale. De même qu'à Rome le service des Vestales est divisé en trois époques : celle où elles s'instruisent de leurs fonctions, ensuite celle où elles les exercent, celle enfin où elles les enseignent à d'autres ; de même que les vierges consacrées au culte de Diane d'Éphèse sont appelées d'abord novices, ensuite prêtresses, et en troisième lieu archi-prêtresses ; de même l'homme d'État vraiment consommé étudie d'abord la politique, en apprend les mystères, et finit par les enseigner à d'autres, qui deviennent ses initiés. Car surveiller les luttes des athlètes, ce n'est pas les partager soi-même ; mais servir de maître à un jeune homme dans la science des affaires publiques et dans les débats populaires, préparer pour la patrie « Un homme d'action autant qu'un orateur», c'est contribuer à l'utilité commune dans une proportion qui n'est ni petite ni méprisable. C'était de ce côté particulièrement que Lycurgue dirigeait ses efforts. Il habituait les jeunes gens à obéir constamment à tout vieillard comme à un législateur. Car à quoi Lysandre faisait-il allusion en disant : «il fait beau vieillir à Lacédémone» ? Est-ce parce que là plus qu'ailleurs il est permis aux hommes d'âge de n'avoir rien à faire, de prêter à usure, de jouer aux dés, soit en n'étant assis que pour cela, soit en y joignant encore la bouteille? Non, sans doute. C'est parce que tous les vieillards y remplissent en quelque sorte des fonctions de magistrats, de tuteurs et de gouverneurs. C'est parce que non seulement ils s'occupent des intérêts généraux, mais que sur tous les actes de la jeunesse, aux gymnases, dans ses amusements, dans ses genres de vie, ils exercent encore une surveillance qui n'a rien de superficiel; c'est que redoutés de ceux qui font mal, ils sont respectés et chéris des bons; c'est qu'ils sont l'objet du culte et des assiduités des jeunes gens; c'est qu'ils développent en eux des qualités aimables, de la générosité, et qu'ils leur inspirent une noble confiance, sans éprouver eux-mêmes aucun sentiment d'envie.

[25] Car l'envie, cette passion qui n'est convenable pour aucun âge, ne manque pas cependant, aux yeux de la jeunesse, de noms spécieux : on l'appelle ardeur, émulation, amour de la gloire. Mais chez les vieillards elle est complètement déplacée : elle porterait un caractère de dureté et de bassesse. L'homme d'État qui est avancé en âge doit donc se défendre de tout sentiment d'envie. Au lieu de ressembler à ces vieilles souches qui, par une espèce de fascination, suppriment et arrêtent d'une manière visible la végétation et le développement des arbres nés et grandis auprès d'elles, l'homme d'âge accueillera avec bonté ceux qui le rechercheront et s'attacheront à lui. Il s'offrira pour les mettre dans la droite route, pour les conduire par la main, pour les élever. Non seulement il leur prodiguera les leçons et les conseils les meilleurs : il les fera, de plus, entrer dans l'administration publique avec honneur et gloire, ou bien il leur ménagera de ces attributions qui, sans les compromettre eux-mêmes, les rendront agréables à beaucoup de personnes et leur vaudront de la popularité. Mais s'il se rencontre des affaires épineuses et ardues, qui, comme les remèdes employés en médecine, sont d'abord désagréables et rebutantes et ne donnent que plus tard des résultats beaux et profitables, ce ne sera pas à celles-là que le vieillard voudra appliquer les jeunes gens. Il ne les exposera pas à des orages, sachant combien peu ils sont habitués aux caprices désordonnés des foules, et il prendra sur soi tout l'odieux des mesures qui ne seront qu'utiles. Par là il s'assurera davantage leur dévouement et leur zèle pour les autres services publics.

[26] Mais, outre tout cela, il faut se rappeler que participer aux affaires de son pays, ce n'est pas seulement exercer une charge, une ambassade, crier bien haut dans une assemblée, se démener à une tribune pour développer une proposition ou pour la formuler par écrit. Voilà pourtant ce que le vulgaire appelle la vie politique : de même encore, que des hommes sont dits philosophes, parce qu'ils pérorent du haut d'une chaire et qu'ils produisent d'un bout à l'autre des traités complets dans leurs écoles. Mais on ne sait pas ce que c'est que la politique, ce que c'est que la philosophie, qui se consacrent tous les jours, sans nulle interruption, à des oeuvres et à des actes. On croit, disait Dicéarque, que ce qui constitue une promenade, c'est de monter et de redescendre un portique et non pas d'aller voir son champ ou visiter un ami. Il y a beaucoup de rapport entre la philosophie et la politique. Socrate ne dressait point de bancs, ne s'installait point dans une chaire, n'assignait point à ses amis une heure fixe pour ses entretiens et ses promenades. C'était en partageant leurs jeux, lorsque l'occasion se présentait, c'était en buvant avec eux, en les accompagnant à la guerre, dans les assemblées publiques, et, à la fin, dans la prison et en avalant la ciguë, qu'il philosophait. Le premier, il montra que la vie dans tous ses instants et dans tous ses détails, dans tous ses actes et dans toutes ses affections, est également propre à recevoir la philosophie. C'est exactement cette opinion-là qu'il faut avoir en ce qui regarde l'administration civile. Les hommes de peu de jugement ne sont pas des hommes politiques, même lorsqu'ils commandent des armées, qu'ils rendent des arrêts, qu'ils parlent en public : ils ne sont que des brouillons, des grands parleurs, des séditieux, ou des fonctionnaires obligés de servir. Au contraire, quand un citoyen est inspiré par l'amour de la chose publique et de l'humanité, quand il a véritablement le patriotisme et la sollicitude qui caractérisent l'homme d'État, il n'est pas nécessaire qu'il revête jamais la chlamyde. Il participera toujours aux affaires publiques en excitant l'ardeur des citoyens capables d'agir, en dirigeant ceux qui demanderont des conseils, en assistant ceux-ci dans leurs délibérations, en détournant ceux-là de leurs desseins coupables, en fortifiant d'autres dans leurs bonnes résolutions. Il sera visible pour tous que sa participation aux affaires publiques est loin d'être superflue. Il est bien vrai qu'on ne le verra pas se produire à l'occasion de quelque cérémonie imposante ou par suite d'une convocation. Ce n'est pas pour présider que le vieillard monte sur le théâtre et qu'il assiste au conseil. Il n'y est pas conduit non plus par un autre désir, celui de se distraire, comme s'il venait à un spectacle ou à un concert. Du reste, n'y figurât-il pas de corps, il y est présent par la pensée ; et, selon qu'il s'est fait rendre compte, il approuve ou blâme les mesures qui ont été prises.

[27] En effet, chez les Athéniens Aristide, Caton chez les Romains, n'exercèrent pas souvent les premières magistratures, mais leur existence n'en fut pas moins efficacement dévouée à la patrie. Épaminondas rendit à la sienne les services les plus nombreux et les plus signalés en prenant le commandement des troupes Thébaines; mais on ne vante pas moins sa conduite dans une certaine circonstance, où il n'était revêtu ni d'un commandement militaire ni d'aucune charge. C'était en Thessalie. Les généraux avaient engagé l'armée dans une position difficile, et le désordre se mettait dans les rangs : car l'ennemi avait commencé l'attaque. On rappela Épaminondas du milieu des hoplites. Il commença par des paroles encourageantes, qui dissipèrent le trouble et la frayeur des soldats. Il rétablit ensuite l'ensemble et le bon ordre dans les rangs, tout à l'heure si confus. Il dégagea sans peine l'armée, lui fit prendre une position solide devant les ennemis; et ceux-ci, changeant d'attitude, se furent bientôt retirés. En Arcadie, le roi Agis menait déjà contre l'ennemi ses soldats disposés en ordre de bataille, lorsqu'un des vieillards Spartiates se mit à crier que « le général songeait à réparer un mal par un autre» : voulant dire qu'à la retraite irréfléchie devant Argos Agis comptait remédier par une attaque vigoureuse, mais que le moment était mal choisi; et c'est du reste l'observation de Thucydide. Agis en entendant ces paroles se laissa persuader. Il fit sonner la retraite, et cette manœuvre décida de la victoire. Le même Agis avait tous les jours un siége placé devant les portes du Sénat; et souvent les Éphores se levaient de leur tribunal pour aller à lui, et l'on réclamait ses conseils sur les affaires les plus importantes : car il passait pour avoir une grande prudence et pour formuler très habilement ses opinions. A la fin la vigueur du corps lui ayant fait complètement défaut, il passait la plus grande partie de son temps au lit. Un jour, toutefois, les Éphores l'envoyèrent prier de venir à l'assemblée. Il n'hésita pas, et se leva pour se rendre à leur invitation. A peine pouvait-il marcher, et il n'avançait que difficilement. Il rencontra des petits garçons sur sa route, et il leur demanda s'ils connaissaient rien de plus impérieux que d'obéir à un maître. «Oui, répondirent les enfants, c'est de ne le pouvoir pas. » Il en conclut qu'il devait mettre un terme à ses services, et incontinent il rebroussa chemin pour rentrer chez lui. C'est qu'en effet si nous ne devons pas perdre notre bonne volonté avant nos forces, il ne faut pas non plus nous faire violence lorsque ces forces nous abandonnent. Scipion profitait perpétuellement des conseils de Caïus Lélius, soit à la guerre, soit dans l'exercice de ses charges civiles : au point que quelques-uns disaient, que dans la conduite menée par Scipion ce dernier était l'acteur et Lélius, le poète. Pour Cicéron lui-même, il déclarait hautement que les belles et les importantes délibérations qui avaient fait le succès de son consulat, il les avait méditées avec le philosophe Publius Nigidius.

[28] Ainsi, par plusieurs manières de prendre part au gouvernement les vieillards, sans que rien les en empêche, sont à même de contribuer au bien public. Ils peuvent offrir à leur patrie ce qu'il y a de meilleur : à savoir l'éloquence, la sagesse, la liberté de tout dire, et, selon l'expression des poètes, « ... une prudence exquise. » En effet ce ne sont pas nos mains, nos pieds, ce n'est pas notre vigueur physique qui constituent seulement la propriété et une partie intégrante de l'État. C'est, d'abord, notre âme avec les plus beaux attributs de notre âme, la justice, la sagesse, la prudence. Or, comme ces qualités ne prennent leur développement naturel que tard et avec lenteur, il y a inconséquence à ce qu'on en fasse profiter sa maison, ses terres, et le reste de ses biens ou de ses possessions, pour n'être plus utile à la patrie commune et à ses concitoyens, et à ce qu'on vienne alléguer pour excuse le temps, puisque le temps diminue moins les forces matérielles qu'il n'augmente les facultés propres au commandement et à l'administration des affaires. C'est pour cela que les statues des vieux Hermès sont représentées n'ayant ni mains, ni pieds, mais dressant leur membre viril. On veut faire entendre par là qu'aux vieillards n'est demandée en aucune façon l'activité du corps, pourvu qu'ils aient celle de la raison, qui est leur attribut propre, et pourvu que cette raison soit féconde.