Plutarque,
Vie de Philopoemen
[1] Il y avait à Mantinée un homme nommé Cassandre, d'une des premières maisons de la ville, et qui jouissait de la plus grande autorité parmi ses concitoyens. Obligé par un revers de fortune de s'exiler de sa patrie, il se retira à Mégalopolis, attiré surtout par Crausis, père de Philopémen, homme magnifique et généreux, avec qui il était intimement lié. Tant que Crausis vécut, il rendit à Cassandre tous les bons offices qu'on peut attendre d'un ami; après sa mort, Cassandre, pour lui témoigner sa reconnaissance de l'hospitalité qu'il avait trouvée dans sa maison, éleva lui-même son fils devenu orphelin, comme Achille, au rapport d'Homère, fut élevé par Phénix. Philopémen, qui reçut de lui une éducation noble et digne d'un roi, fit, sous un tel, maître, les plus grands progrès. A peine sorti de l'enfance, il fut confié aux soins d'Ecdémus et de Démophanes, tous deux de Mégalopolis, disciples d'Arcésilas dans l'Académie, et qui, plus qu'aucun autre philosophe de leur temps, avaient appliqué à la politique et au gouvernement des affaires les préceptes de la philosophie. Ils délivrèrent leur patrie de la tyrannie d'Aristodème, en suscitant contre lui des hommes qui le firent périr. Ils concoururent avec Aratus à chasser Nicoclès, tyran de Sicyone ; et à la prière des Cyrénéens, dont la ville était agitée de troubles et de maux politiques, ils traversèrent la mer et se rendirent à Cyrène, où ils établirent de bonnes lois et une excellente forme de gouvernement. Mais ils comptaient eux-mêmes au nombre de leurs plus belles actions l'éducation de Philopémen, qu'ils avaient disposé, par les leçons de la philosophie, à faire un jour le bonheur des Grecs. Aussi la Grèce, qui l'avait comme enfanté dans sa vieillesse, pour être l'héritier des vertus de tous les grands hommes qu'elle avait produits, l'aima singulièrement, et se plut à augmenter sa puissance en proportion de sa gloire. Un Romain, en faisant son éloge, l'appela le dernier des Grecs, parce qu'après lui la Grèce n'avait plus eu aucun homme illustre et qui fût digne d'elle. [2] Il n'était pas, comme on l'a cru, laid de visage : on peut s'en convaincre en voyant sa statue, qui est encore dans le temple de Delphes. La méprise de son hôtesse de Mégare vint, dit-on, de sa facilité et de la simplicité de son habillement. Cette femme, avertie que le général des Achéens venait loger chez elle, se donnait beaucoup de peine pour lui préparer à souper. Son mari se trouvait alors absent. Philopémen arrive, vêtu d'un manteau fort simple; l'hôtesse, qui le prit pour un valet ou pour un courrier, le pria de l'aider à faire la cuisine. Philopémen, quittant son manteau, se met à fendre du bois. L'hôte revient, et le voyant en cet état : « Que faites-vous là, s'écria-t-il, seigneur Philopémen? - Vous le voyez, répondit-il en langage dorique; je paye les intérêts de ma mauvaise mine. » Titus Flamininus lui disait un jour, en le raillant sur sa taille : « Philopémen, vous avez les jambes et les mains belles; mais vous n'avez point de ventre. » Il était en effet très mince de corps. Mais cette plaisanterie tombait plutôt sur son armée que sur sa taille, car il avait de fort bonnes troupes de pied et de cheval; mais souvent il manquait d'argent pour les nourrir. Voilà ce qu'on raconte de Philopémen dans les écoles. [3] Il était naturellement ambitieux ; et cette passion n'était pas en lui entièrement exempte d'emportement et d'opiniâtreté. II avait pris Épaminondas pour modèle, et avait très bien imité son activité, sa prudence, et son mépris des richesses; mais il se laissait maîtriser par l'entêtement et la colère, et ne sut pas, dans les différends qui sont la suite de toute administration publique, conserver la gravité, la douceur et l'humanité de cet illustre Thébain. Aussi le jugeait-on plus propre aux exploits guerriers qu'aux vertus politiques. En effet, dès son enfance il recherchait la société des gens de guerre, et montrait la plus grande ardeur pour les exercices qui pouvaient le former à l'art militaire; il aimait à combattre tout armé, et à faire manoeuvrer un cheval. Ses amis et ses maîtres, voyant qu'il était naturellement adroit à la lutte, lui conseillaient de s'y appliquer. Il leur demanda si les exercices du gymnase ne nuiraient pas à ceux des armes. Ils lui répondirent (ce qui est vrai) que le corps et le régime d'un athlète différaient en tout de ceux d'un homme de guerre; que leur manière de vivre et leurs exercices ne se ressemblaient en rien; que les athlètes, par un long sommeil, une nourriture très abondante, des alternatives réglées de travail et de repos, augmentaient et conservaient leur embonpoint; ce qui les exposait à des variations dans leur santé, pour peu qu'ils s'écartassent de leur régime ordinaire; mais que les gens de guerre devaient s'accoutumer à toutes sortes de changements et d'inégalités, à souffrir la faim, la soif et l'insomnie. Sur cette réponse, Philopémen rejeta la lutte avec dédain; et, dans la suite, lorsqu'il commanda les armées, il proscrivit, autant qu'il lui fut possible, tous les exercices du gymnase; il les voua même au mépris et à l'opprobre, parce qu'ils rendaient inutiles aux véritables combats les corps qui naturellement y étaient le mieux disposés. [4] Lorsqu'il eut quitté ses maîtres et ses gouverneurs, il prit part aux incursions que ceux de Mégalopolis faisaient dans la Laconie pour piller et pour emmener du butin. Il y prit l'habitude d'être toujours le premier à marcher, et le dernier à revenir. Dans les jours de loisir, il s'exerçait ou à chasser, afin de rendre son corps agile et robuste, ou à labourer la terre. Il avait, à vingt stades de la ville, un beau domaine, où il allait tous les jours après dîner ou après souper. La nuit, il se jetait sur une méchante paillasse, comme le moindre de ses ouvriers, et s'y reposait. Le lendemain, il se levait au point du jour, et travaillait avec ses laboureurs ou ses vignerons, et revenait ensuite à la ville s'occuper des affaires publiques avec ses amis et les magistrats. Tout ce qu'il gagnait à la guerre, il l'employait en chevaux, en armes ou en rachat de prisonniers. Il cherchait à augmenter son bien par les produits de l'agriculture, le plus juste de tous les moyens d'acquérir; et il ne s'en faisait pas une sorte d'amusement et de jeu; il s'y appliquait avec le plus grand soin, persuadé que rien n'est plus convenable que d'accroître sa fortune par son travail, pour n'être pas tenté d'usurper le bien des autres. V. Il aimait à s'instruire, et lisait les ouvrages des philosophes, non pas tous, à la vérité, mais ceux qui pouvaient le former à la vertu. Il choisissait, dans les poésies d'Homère, les endroits qu'il croyait propres à exciter, à enflammer son courage. De toutes les autres lectures, il préférait les Traités de tactique d'Évangelus, et les historiens d'Alexandre. Il croyait que les paroles devaient toujours avoir pour but les actions, et qu'il ne fallait pas lire seulement pour s'amuser, et pour se former à un babil infructueux. Dans les ouvrages même de tactique, il attachait peu de prix aux plans tracés sur des planches; il allait en faire l'application sur les lieux mêmes, afin d'en acquérir une connaissance exacte. Dans ses marches, il observait avec soin les élévations et les enfoncements du terrain, les inégalités, les formes et les situations diverses auxquelles les troupes sont obligées de se plier, soit pour s'étendre, soit pour se resserrer, selon que le champ de bataille est coupé de ruisseaux, de fossés et de défilés; il en raisonnait ensuite avec ceux qui l'accompagnaient. Il paraît qu'en général Philopémen avait porté trop loin sa passion pour la guerre : il s'était attaché au métier des armes, comme à celui qui ouvrait le champ le plus vaste à la vertu; et il méprisait comme des gens inutiles ceux qui ne suivaient pas cette profession. [5] VI. Il n'avait encore que trente ans, lorsque Cléomène, roi de Sparte, étant tombé tout à coup, pendant la nuit, sur Mégalopolis, et en ayant forcé les gardes, entra dans la ville, et se saisit de la place publique. Philopémen accourut au secours de ses concitoyens, mais, malgré les efforts prodigieux de valeur qu'il fit, et tous les dangers auxquels il s'exposa, il ne put chasser les ennemis. Il donna seulement aux Mégalopolitains la facilité de s'échapper de la ville, en arrêtant les Spartiates qui les poursuivaient, et en attirant à lui Cléomène. Il ne sortit que le dernier, et avec beaucoup de peine, après avoir eu son cheval tué sous lui, et reçu même une blessure. Lorsque les habitants se furent retirés à Messène, Cléomène leur envoya offrir de leur rendre leur ville avec son territoire et toutes leurs richesses. Philopémen les voyant très satisfaits de ces offres et tout prêts à s'en retourner, les arrêta, et leur fit sentir que Cléomène ne voulait pas leur restituer Mégalopolis, mais se rendre aussi maître de leurs personnes, pour l'être plus sûrement de la ville; sentant bien qu'il ne pouvait y rester pour garder des maisons et des murailles vides, et que la solitude seule l'en chasserait bientôt. Ces représentations, qui retinrent les Mégalopolitains, donnèrent à Cléomène un prétexte de piller la ville, d'en détruire une grande partie, et d'emporter un riche butin. [6] VII. Quelque temps après, le roi Antigonus ayant marché avec les Achéens contre Cléomène, qui s'était emparé des hauteurs de Sellasie et en occupait tous les passages, rangea son armée en bataille fort près de lui, résolu de l'attaquer, et de le forcer dans ce poste. Philopémen était avec ceux de Mégalopolis dans la cavalerie du roi, et se trouvait soutenu par les Illyriens, qui, très nombreux et remplis de courage, fermaient la bataille de ce côté-là. Ils avaient ordre de ne faire aucun mouvement, jusqu'à ce qu'Antigonus, de l'aile où il était, eût élevé au bout d'une pique une cotte d'armes de pourpre. Leurs chefs ayant voulu forcer les Lacédémoniens qu'ils avaient en tête, les Achéens restèrent toujours immobiles, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu. Alors Euclidas, frère de Cléomène, voyant cette infanterie séparée des gens de cheval, fait avancer sur-le-champ son infanterie légère, pour charger par derrière les Illyriens, ainsi dégarnis de leur cavalerie, et les obliger de tourner tête. Cet ordre fut exécuté; l'infanterie légère d'Euclidas fit retourner les Illyriens, et les mit en désordre. Philopémen voyant qu'il ne serait pas difficile de tomber sur cette infanterie légère et de l'enfoncer, et que c'était le moment d'agir, en fait d'abord la proposition aux officiers du roi. Mais loin de l'écouter, ils le traitèrent de fou, et ne firent aucun cas de son avis. Sa réputation n'était pas encore assez grande, ni assez bien établie, pour qu'on voulût risquer, sur sa parole, une telle manoeuvre. Alors Philopémen, entraînant ses concitoyens, seul avec eux, fond sur cette infanterie qu'il a bientôt enfoncée; il l'oblige enfin de prendre ouvertement la fuite, et en fait un grand carnage. VIII. Pour encourager davantage les troupes du roi, et pousser avec plus de vigueur les ennemis, dans le désordre où ils étaient, il quitte son cheval, et marchant à pied, couvert d'une cuirasse de cavalier et de ses autres armes toutes très pesantes, il s'avance à travers des chemins tortueux, pleins de torrents et de fondrières. Il combattait ainsi avec beaucoup de peine et de difficulté, lorsqu'il eut les deux cuisses percées d'un coup de javelot. La blessure, sans être mortelle, était très grande; car le fer du javelot traversait les deux cuisses. Arrêté d'abord comme s'il eût été lié, il ne savait que faire. La courroie du javelot s'opposait à ce qu'on pût le retirer par la plaie, et personne de ceux qui étaient auprès de lui n'osait y toucher. Cependant le combat était dans sa plus grande force, et devait se terminer bientôt. Philopémen, qui brûlait de combattre, s'agitait de dépit et d'impatience; et, à force d'avancer et de retirer alternativement ses cuisses, il vint à bout de rompre le javelot par le milieu, et en fit retirer séparément les deux tronçons. A peine dégagé, il fond sur les ennemis l'épée à la main, à la tête des premiers rangs, et, par son exemple, inspire aux siens tant de courage et d'émulation, qu'il met les Spartiates en fuite. Antigonus, après la victoire, voulant savoir la vérité, demanda à ses Macédoniens pourquoi ils avaient fait charger leur cavalerie avant qu'il en eût donné l'ordre. Ils lui dirent, pour se justifier, qu'ils avaient été forcés, malgré eux, d'en venir aux mains avec les ennemis, parce qu'un jeune Mégalopolitain avait prévenu son ordre. « Ce jeune homme, leur dit Antigonus en riant, s'est conduit en grand capitaine". [7] Depuis ce temps-là, Philopémen eut une célébrité bien méritée. Antigonus, qui désirait de l'attacher à son service, lui ayant fait offrir un commandement dans son armée et de grandes richesses, il les refusa, se connaissant un caractère trop difficile et trop indépendant pour obéir à un étranger. IX. Mais comme il ne voulait pas demeurer oisif et sans emploi, qu'il était bien aise de s'exercer et de se former de plus en plus au métier des armes, il s'embarqua pour l'île de Crète, où l'on faisait la guerre. Il y servit longtemps avec des hommes belliqueux, versés dans toutes les parties de l'art militaire, très sobres d'ailleurs, et accoutumés à la vie la plus austère; il y acquit une si grande réputation qu'à son retour il fut nommé, par les Achéens, général de la cavalerie. Lorsqu'il eut pris possession de cette charge, il trouva ses cavaliers très mal montés : ils n'avaient que de mauvais chevaux, qu'ils prenaient au hasard lorsqu'ils devaient partir pour une expédition; le plus souvent même ils se dispensaient d'y aller, et se faisaient remplacer; presque tous manquaient d'expérience, et n'avaient ni courage ni hardiesse; leurs généraux négligeaient de réformer ces abus, parce que, chez les Achéens, les cavaliers sont très puissants, ayant le droit de récompenser et de punir. Philopémen ne voulut pas se laisser entraîner à leur exemple, ni souffrir ce relâchement. Il parcourut lui-même les villes; et, en piquant d'honneur chacun des jeunes gens en particulier, en châtiant même ceux qu'il fallait contraindre, il leur faisait faire de fréquents exercices, des revues, des combats d'apprentissage dans les lieux où ils avaient le plus de spectateurs. Par là il les rendit en peu de temps aussi robustes que courageux, et, ce qui est encore plus important dans la tactique, si légers et si prompts, que, dans toutes les évolutions, dans tous les mouvements, soit de tout l'escadron ensemble, soit de chaque cavalier, l'habitude des exercices leur avait donné une si grande agilité, que toute cette cavalerie ne paraissait qu'un seul et même corps qui suivait un mouvement libre et volontaire. X. Dans une grande bataille que les Achéens livrèrent près de la rivière de Larisse contre les Étoliens et les Éléens, Damophante, général de la cavalerie éléenne, sortant des rangs, courut sur Philopémen qui l'attendit de pied ferme, et qui, l'ayant prévenu, le frappa si rudement de sa pique, qu'il le renversa de dessus son cheval. Les ennemis, le voyant tombé, prirent aussitôt la fuite. Cet exploit accrut beaucoup la réputation de Philopémen; on reconnut qu'il ne le cédait à aucun des jeunes gens en courage, ni à aucun des vieillards en prudence, et qu'il était également capable de combattre et de commander. [8] Le premier qui, d'un état de faiblesse et d'abaissement, avait élevé la république des Achéens à un haut degré de puissance et de dignité, c'était Aratus, qui, ayant trouvé chaque ville séparée d'intérêts, les réunit toutes ensemble, et établit parmi elles un gouvernement fondé sur des principes d'honnêteté, et digne d'une nation grecque. Quand des matières entraînées par les eaux s'arrêtent quelque part, celles qui surviennent successivement s'accrochant à ces premières, il se forme de leur réunion un corps qui prend peu à peu de la consistance et de la fermeté. De même la Grèce, dont les villes se tenaient séparées les unes des autres, était par là dans un état de faiblesse qui l'exposait à sa ruine totale. Les Achéens furent les premiers qui se réunirent ; ils attirèrent ensuite les villes du voisinage : les unes, en les aidant à se délivrer de leurs tyrans; les autres, en se les attachant par leur union et par la sagesse de leur gouvernement : ils firent ainsi de tout le Péloponèse un seul corps et une seule puissance. Tant qu'Aratus vécut, ils dépendirent, en quelque sorte, des armes des Macédoniens : ils s'étaient attachés d'abord à Ptolémée, ensuite à Antigonus et à Philippe, qui prenaient part à toutes les affaires des Grecs. Mais dès que Philopémen fut à la tête du gouvernement, les Achéens, qui se sentaient capables de résister aux plus grandes puissances, cessèrent de marcher sous les drapeaux de princes étrangers. Aratus, qui n'avait pas les talents d'un général d'armée, dut, comme nous l'avons dit dans sa vie, à sa douceur, à son affabilité, aux rapports d'amitié qu'il eut avec les rois, le succès de la plupart de ses entreprises. Mais sous Philopémen, grand homme de guerre, célèbre par ses exploits militaires, qui dans ses premiers combats, fixant près de lui la victoire, avait accoutumé les Achéens à vaincre presque toujours sous ses ordres, ils redoublèrent de courage, et accrurent considérablement leur puissance. [9] XI. Il commença par changer leur ordonnance de bataille et leur armure : ils portaient des boucliers très légers, à la vérité, mais si étroits et si minces, qu'ils ne leur couvraient pas tout le corps. Leurs piques étaient beaucoup plus courtes que les sarisses des Macédoniens ; et si leur légèreté les rendait propres à frapper de loin, elle leur donnait, dans la mêlée, beaucoup de désavantage. Ils n'étaient pas accoutumés à cette ordonnance de bataille qu'on nomme spirale. Leur phalange carrée, qui n'avait pas de front, et qu'ils ne savaient pas fortifier, comme les Macédoniens, en serrant leurs boucliers les uns contre les autres, les exposait à être facilement enfoncés et rompus. Philopémen changea cette manière défectueuse de s'armer : à la place de ces courtes piques et de ces targes étroites, il leur donna de grands boucliers et des sarisses, les couvrit de casques, de cuirasses et de cuissards; et au lieu de les laisser courir et voltiger comme des troupes légères, il les dressa à combattre de pied ferme. Il arma de même tous les jeunes gens qui,étaient en âge de servir; et, en leur persuadant qu'ils pouvaient être invincibles, il les remplit de la plus grande confiance. Ensuite il modéra sagement l'excès de leur luxe et de leur dépense; car il n'eût pas été possible de leur arracher entièrement cet amour de la vanité, qui était en eux une maladie invétérée. Ils aimaient avec passion les habits magnifiques, les lits et les meubles de pourpre, la délicatesse et la somptuosité des tables. XII. Mais dès qu'une fois il eut commencé à détourner des choses superflues ce goût de parure, pour les porter vers des objets utiles et honnêtes, il ne tarda pas à leur faire désirer le retranchement des dépenses qu'ils faisaient chaque jour pour le soin de leur corps; et ils ne recherchèrent plus la magnificence que dans leurs armes et dans leur équipage de guerre. On vit bientôt les boutiques des fourbisseurs pleines de coupes et de vases précieux mis en pièces, dont on faisait des cuirasses, des boucliers, et des mors dorés ou argentés. Les stades étaient remplis de jeunes chevaux qu'on domptait, et de jeunes gens qui s'exerçaient aux armes. On voyait entre les mains des femmes des casques et des panaches teints des plus belles couleurs, des cottes d'armes et des manteaux militaires qu'elles brodaient pour les cavaliers. Cette vue augmentait l'audace de la jeunesse, excitait son ardeur, lui inspirait un vif désir de gloire et le mépris de tous les dangers; car la magnificence dans les autres objets extérieurs produit le luxe, et porte la mollesse dans l'âme de ceux qui les recherchent. C'est une irritation et comme un chatouillement des sens, qui brise toute la force de l'âme; mais lorsque cette magnificence a pour objet un appareil militaire, elle la fortifie et l'agrandit. Ainsi Homère nous peint Achille, qui, à la vue des nouvelles armes que sa mère a mises à ses pieds, est transporté hors de lui-même, et brûle d'impatience d'en faire usage. Quand Philopémen eut mis dans les armes toute la parure des jeunes gens, il s'appliqua à les former par l'exercice; et il leur inspira tant d'émulation et d'ardeur, qu'ils obéissaient avec plaisir à tous les mouvements qu'il voulait leur faire exécuter. Ils goûtèrent beaucoup leur nouvel ordre de bataille, ils sentirent que leurs rangs, ainsi serrés, seraient plus difficiles à rompre, et ils trouvèrent leurs armes plus légères, plus maniables; ils les portaient avec plus de plaisir; charmés de leur éclat et de leur beauté, ils brûlaient d'ardeur de combattre, pour les essayer plus tôt contre les ennemis. [10] XIII. Les Achéens faisaient alors la guerre à Machanidas, tyran de Lacédémone, qui, avec une nombreuse et puissante armée, menaçait tout le Péloponèse. Dès qu'on eut appris qu'il était entré sur le territoire de Mantinée, Philopémen marcha promptement contre lui avec ses troupes. Les deux armées se rangèrent en bataille près de la ville : elles avaient l'une et l'autre, outre toutes les forces du pays, un grand nombre de soldats étrangers. Le combat fut à peine engagé, que Machanidas, avec ses étrangers, mit en fuite les gens de trait et les Tarentins, qui faisaient le front de la bataille ennemie; mais, au lieu de tomber tout de suite sur les Achéens, et d'enfoncer leur phalange, il se mit à poursuivre les fuyards, et outrepassa le corps de bataille des Achéens, qui demeuraient fermes à leur poste. Un si grand échec, au commencement du combat, fit d'abord croire à Philopémen que la bataille était perdue; mais il dissimula sa pensée, et feignit de regarder cet accident comme peu considérable. Quand il vit ensuite la grande faute que faisaient les ennemis, en se séparant de leur phalange et la laissant à découvert pour se livrer à la poursuite des fuyards, il n'eut garde de les arrêter; Il les laissa passer librement; et, quand ils furent à une assez grande distance, il tomba brusquement sur les flancs de cette infanterie lacédémonienne, qui, séparée de son aile gauche, et n'ayant pas avec elle son général, ne s'attendait plus à combattre et croyait la victoire gagnée, en voyant Machanidas poursuivre les ennemis. XIV. Philopémen, après avoir renversé cette infanterie, dont il fit un grand carnage (car il y eut, dit-on, quatre mille Lacédémoniens de tués), alla contre Machanidas, qui revenait de la poursuite avec ses soldats étrangers. Il y avait entre lui et le tyran un fossé large et profond, dont ils parcouraient tous deux les bords; l'un pour le passer et s'enfuir, l'autre pour arrêter son ennemi. On eût dit à les voir que c'étaient, non deux généraux qui combattaient l'un contre l'autre, mais deux bêtes féroces réduites à la nécessité de se défendre: ou plutôt Philopémen ressemblait à un chasseur habile qui ne quitte pas d'un instant sa proie. Le cheval du tyran, vigoureux et plein d'ardeur, et que les éperons mettaient en sang, voulut risquer de franchir le fossé; et, avançant tout le poitrail, il s'efforçait de s'élancer à l'autre bord. Dans ce moment, Simmias et Polyénus, qui dans tous les combats se tenaient près de Philopémen pour le couvrir de leurs boucliers, accourent ensemble les piques baissées. Mais Philopémen les prévenant, s'avance contre Machanidas; et voyant que le cheval du tyran, en se dressant, le couvrait tout entier, il détourne le sien, et prenant sa javeline, il la pousse avec tant de force, que le tyran fut renversé du coup dans le fossé. Les Achéens, que ce grand exploit et toute sa conduite dans cette bataille avaient, remplis d'admiration, lui érigèrent à Delphes une statue de bronze, où, il est représenté dans cette attitude. [11] XV. Philopémen, élu pour la seconde fois général des Achéens, peu de temps après la bataille de Mantinée, assistait, dit-on, aux jeux néméens; et comme la fête lui donnait du loisir, il montra d'abord aux Grecs sa phalange bien parée, et lui fit faire ses exercices accoutumés, dont elle exécuta tous les mouvements avec autant de force que de légèreté. Il entra ensuite dans le théâtre, où les musiciens disputaient le prix du chant. Il avait autour de lui cette troupe de jeunes gens, couverts de leurs cottes d'armes et de leurs manteaux de pourpre, tous à la fleur de l'âge et pleins de vigueur; ils montraient le plus, grand respect pour leur général, en même temps qu'ils faisaient éclater une audace guerrière, fruit de tant de glorieux coinbats. Au moment où ils entrèrent, le musicien Pylade, qui chantait les Perses de Timathée, en prononça ces premiers vers "L'auguste liberté, compagne de la gloire, Est aujourd'hui pour nous le prix de leur victoire". La pompe des vers, que relevait encore la voix brillante du musicien, attira sur Philopémen les regards de toute l'assemblée : le théâtre retentit d'applaudissements et de cris de joie. Les Grecs se rappelèrent leur ancienne dignité, et, dans la confiance dont ils se sentirent animés, ils conçurent l'espérance de la recouvrer. [12] XVI. Les jeunes chevaux n'aiment que les cavaliers auxquels ils sont accoutumés; s'ils sont montés par d'autres, ils s'effarouchent et se cabrent. Ainsi dans les combats et dans les dangers, si l'armée des Achéens était commandée par un autre général que Philopémen, elle perdait courage, et le cherchait toujours des yeux. Paraissait-il au milieu des soldats, la confiance qu'ils avaient en lui leur rendait toute leur ardeur. Ils sentaient que de tous les généraux c'était le seul que les ennemis n'osaient regarder en face, le seul dont la gloire et le nom leur inspiraient la terreur : il était aisé de le voir dans toutes les occasions. Philippe, roi de Macédoine, persuadé que, s'il pouvait faire périr Philopémen, il remettrait aisément les Achéens sous son obéissance, envoya secrètement à Argos des hommes pour l'assassiner. Mais leur dessein ayant été découvert;, Philippe devint l'objet de la haine et du mépris de toute la Grèce. Les Béotiens assiégeaient Mégare, et ils avaient l'espoir de la prendre d'assaut, lorsque tout à coup le bruit courut dans l'armée que Philopémen venait au secours de la place, et qu'il en était déjà près. La nouvelle était fausse; mais à l'instant les Béotiens laissent leurs échelles dressées contre les murailles, et ne songent plus qu'à prendre la fuite. XVII. Nabis, devenu tyran de Lacédémone après Machanidas, s'était emparé de Messène, Philopémen était alors simple particulier, et n'avait aucun corps de troupes à sa disposition. Il pressait Lysippe, général des Achéens, d'aller au secours de Messène; mais celui-ci le refusa, parce que les ennemis étant dans la ville, il la regardait comme perdue. Philopémen marche lui-même au secours des Messéniens avec ses concitoyens seuls, qui, sans attendre ni décret ni élection, le suivent sur-le-champ, en vertu de ce décret de la nature qui veut qu'on obéisse à celui qui est le plus digne de commander. Il fut à peine auprès de Messène, que Nabis, informé de son approche, n'osa pas l'attendre, quoiqu'il eût son armée dans la ville. Il sortit promptement par une porte opposée, et emmena ses troupes, s'estimant trop heureux de lui échapper : il se sauva en effet, et Messène fut délivrée. [13] XVIII. Tout ce que nous avons raconté jusqu'ici est tout entier à la gloire de Philopémen; mais le second voyage qu'il fit en Crète, à la prière des Gortyniens qui, ayant une guerre à soutenir, l'avaient appelé pour lui donner le commandement de leurs troupes, donna lieu de dire que, pendant que sa patrie était attaquée par Nabis, il se retirait, ou pour fuir le combat, ou pour aller, hors de saison, signaler son courage chez des étrangers. Il est vrai que, pendant son absence, les Mégalopolitains, vivement pressés par les ennemis, qui, après avoir ravagé tout leur territoire, étaient campés à leurs portes, furent forcés de se renfermer dans leurs murailles, et de semer dans les rues de la ville, pour avoir de quoi se nourrir. Cependant Philopémen, élu générai au delà des mers, combattait contre les Crétois, et donnait à ses ennemis un prétexte de l'accuser qu'il fuyait la guerre que son pays avait à soutenir. D'autres disaient, pour le justifier, que les Achéens ayant nommé d'autres généraux, Philopémen, redevenu simple particulier, avait profité de son loisir pour aller commander les Gortyniens qui l'avaient demandé; qu'incapable de repos, il voulait, par-dessus tout, tenir continuellement dans l'exercice et dans l'activité sa vertu militaire et son talent pour commander. Ce qu'il dit un jour du roi Ptolémée en est la preuve. On louait devant lui ce prince de l'habitude qu'il avait d'exercer chaque jour ses troupes, et de s'endurcir lui-même par l'exercice des armes. « Comment, dit Philopémen, peut-on louer un roi qui à cet âge étudie encore, au lieu de faire voir ce qu'il sait ? » XIX. Les Mégalopolitains, très-mécontents de son absence, qu'ils regardaient comme une trahison, voulaient prononcer contre lui un décret de bannissement; mais les Achéens, pour les en empêcher, envoyèrent à Mégalopolis leur général Aristenète, qui, quoique en dissension avec Philopémen sur les affaires du gouvernement, ne souffrit pas qu'on prononçât cette condamnation. Philopémen, irrité du mépris que ses concitoyens lui témoignèrent depuis ce temps-là, fit soulever plusieurs bourgs du voisinage de Mégalopolis, en leur suggérant qu'autrefois ils n'étaient pas sous la dépendance de cette ville, et ne lui payaient pas d'impôts. Il soutint lui-même ouvertement leur prétention, et desservit Mégalopolis dans le conseil des Achéens; mais cela n'eut lieu que dans la suite. Pendant qu'il commandait en Crète les Gortyniens, au lieu de faire la guerre en homme du Péloponnèse et de l'Arcadie, c'est-à-dire d'une manière franche et généreuse, il adopta la manière des Crétois; et, employant contre eux-mêmes leurs stratagèmes et leurs ruses, leurs artifices et leurs embûches, il leur eut bientôt fait voir qu'ils n'étaient que des enfants; qu'ils n'avaient que des finesses puériles et vaines, au prix de celles que donne une véritable expérience. [14] XX. Ses exploits en Crète lui ayant attiré l'admiration universelle et la réputation la plus brillante, il revint dans le Péloponnèse, où il trouva que Titus Flamininus avait battu Philippe, et que les Achéens, secondés par les troupes romaines, faisaient la guerre à Nabis. Élu aussitôt général contre ce tyran, il lui livra une bataille navale, dans laquelle il eut le même sort qu'Épaminondas. Il perdit beaucoup de sa réputation; et l'échec qu'il essuya sur mer diminua de l'idée qu'on avait de sa capacité. A la vérité, on a dit qu'Épaminondas, qui ne voulait pas faire goûter à ses concitoyens les avantages des courses maritimes, de peur que de bons soldats de terre ferme ils ne devinssent insensiblement, comme dit Platon, des marins lâches et corrompus, abandonna volontairement l'Asie et les îles grecques, sans avoir rien entrepris. Philopémen, au contraire, persuadé que l'expérience qu'il avait acquise dans les combats de terre lui suffirait pour réussir également sur mer, apprit à ses dépens combien l'expérience sert à la vertu, combien dans tous les arts elle augmente le pouvoir de ceux qui en ont une longue habitude. Car, outre qu'il perdit cette bataille par son inexpérience, comme il s'était embarqué sur un vieux vaisseau, autrefois très fameux, mais qui n'ayant pas été à la mer depuis quarante ans, fit eau de toutes parts, ceux de ses concitoyens qui le montaient manquèrent tous de périr. XXI. Cet échec le fit mépriser des ennemis, qui, persuadés qu'il avait renoncé pour toujours à la mer, allèrent insolemment mettre le siége devant la ville de Gythium. Philopémen, qui vit leur sécurité, s'embarque promptement, pour aller contre eux au moment où ils l'attendaient le moins, et où, dans la confiance que leur inspirait la victoire, ils s'étaient dispersés de côté et d'autre sans aucune précaution. Il débarque ses troupes la nuit, s'approche de leur camp, y met le feu, et fait un grand carnage des ennemis. Peu de jours après, comme il marchait dans des chemins très difficiles, Nabis se présente tout à coup devant lui, et remplit de frayeur les Achéens, qui désespéraient de se sauver de ces défilés si dangereux, dont les ennemis étaient les maîtres. Philopémen s'arrêta quelques instants, et ayant considéré la nature du terrain, il fit voir que la tactique est la perfection de l'art militaire; car, par un léger changement à l'ordonnance de sa phalange, pour l'accommoder à la disposition du lieu, il parvint facilement et sans aucun trouble à dissiper la frayeur de siens : alors il tombe brusquement sur les ennemis, et les met en fuite. Mais voyant qu'au lieu de se sauver dans la ville, ils se dispersaient de différents côtés, et que le terrain des environs, tout coupé de bois, de ruisseaux, de fondrières, était très difficile pour la cavalerie, il fit cesser la poursuite, et campa de jour dans le lieu même. Ayant ensuite conjecturé qu'à l'entrée de la nuit les ennemis reviendraient de leur déroute pour se retirer dans la ville un à un et deux à deux, il place en embuscade, le long des ruisseaux et des collines qui avoisinaient leur ville, des soldats achéens armés de simples épés, qui tuèrent un très grand nombre de Spartiates, parce que, ne revenant pas tous ensemble, mais chacun de leur côté, selon que la fuite les avait dispersés, ils tombaient entre les mains des ennemis comme des oiseaux dans les filets. [15] XXII. Ces exploits méritèrent à Philopémen une affection singulière de la part des Grecs, et lui attirèrent dans les théâtres des marques d'honneur dont Titus Flamininus, naturellement ambitieux, était ouvertement blessé. Il croyait qu'un consul romain devait recevoir des Achéens plus de respect et d'honneur qu'un homme d'Arcadie. D'ailleurs les bienfaits que les Grecs avaient reçus de lui lorsque, par un seul décret, il avait affranchi de l'esclavage de Philippe et des Macédoniens toutes les contrées de la Grèce, lui paraissaient bien supérieurs aux services de Philopémen. Aussi Titus fit-il bientôt sa paix avec Nabis, qui, peu de temps après, fut tué en trahison par les Étoliens. Cette mort ayant jeté le trouble dans Sparte, Philopémen saisit cette occasion pour y marcher à la tête d'une armée; et gagnant les uns par la persuasion, entraînant les autres par la force, il fit entrer cette ville dans la ligue des Achéens. L'importance de ce service, qui fortifiait leur parti d'une ville si puissante et si considérée, accrut singulièrement sa réputation parmi les peuples de la ligue achéenne, et lui gagna la confiance des principaux de Sparte, qui espérèrent avoir en lui un défenseur de leur liberté. La maison et les biens de Nabis ayant été vendus, les Lacédémoniens arrêtèrent de lui faire présent de la somme de cent vingt talents que ces biens avaient produits, et de lui envoyer une ambassade pour le prier de les accepter. XXIII. Ce fut dans cette occasion que la vertu de Philopémen brilla dans toute sa pureté, et qu'on reconnut que, non content de paraître homme de bien, il l'était réellement. D'abord il ne se trouva pas un seul Spartiate qui voulût aller lui porter ces présents. Arrêtés par la crainte et le respect, ils lui envoyèrent Timolaüs, son hôte et son ami, qui, arrivé à Mégalopolis, alla loger chez lui. Lors qu'il eut considéré de près la gravité de sa conversation, la simplicité de sa vie et la sévérité de ses moeurs, il jugea facilement qu'un tel homme serait insensible à l'éclat de l'or, et il n'osa pas lui parler du don qu'il était chargé de lui offrir. Il supposa donc un autre prétexte à son voyage, et s'en retourna sans avoir rien fait. Envoyé une seconde fois, il fit de même. Enfin, à un troisième voyage, il prit sur lui, non sans beaucoup de peine, de lui déclarer la bonne volonté des Spartiates à son égard. Philopémen y fut sensible ; mais étant aussitôt parti pour Lacédémone, il conseilla aux Spartiates de ne pas employer leur argent à corrompre les amis honnêtes qu'ils avaient, et dont la vertu était toujours à leur disposition, sans avoir besoin de la payer; mais d'en acheter plutôt la faveur des méchants, de ceux qui, dans le conseil, livraient la ville aux séditions et aux troubles, afin que l'argent leur fermant la bouche, ils fussent moins à craindre. « Car, ajouta-t-il, c'est à ses ennemis et non à ses amis, qu'il faut ôter la liberté de parler. » Telle était la grandeur d'âme de Philopémen par rapport aux richesses. [16] XXIV. Quelque temps après, les Lacédémoniens ayant voulu tenter quelque nouvelle entreprise, et Diophanes, général des Achéens, qui en fut averti, s'étant mis en devoir de les punir, les Lacédémoniens se préparèrent à la guerre, et mirent le trouble dans tout le Péloponèse. Philopémen, pour adoucir et apaiser Diophanes, lui représenta que dans un moment où le roi Antiochus et les Romains remplissaient la Grèce d'armées si nombreuses, toute l'attention d'un général devait se porter à ne rien remuer dans son pays; qu'il fallait dissimuler et fermer les yeux sur les fautes qui pouvaient avoir été commises. Diophanes, sans aucun égard à ses remontrances, entre en armes dans la Laconie avec Titus Flamininus, et s'approche de la ville. Philopémen, indigné de cette conduite, osa faire une action qui, jugée à la rigueur, était contraire aux lois et à la justice, mais qui prouve un grand courage et une audace singulière. Il entra dans Sparte, et, tout simple particulier qu'il était, il en ferma les portes au général des Achéens et au consul romain. Il apaisa les troubles de cette ville, et rattacha de nouveau les Spartiates à la ligue achéenne. XXV. Mais dans la suite, étant général des Achéens, et ayant lui-même à se plaindre des Lacédémoniens, il rappela les bannis de Sparte, fit mourir quatre-vingts Spartiates, selon Polybe, et trois cent cinquante, suivant Aristocrates, abattit leurs murailles, et leur ôta une grande partie de leurs terres, qu'il donna aux Mégalopolitains. Il chassa et transporta en Achaïe tous ceux à qui les tyrans avaient donné le droit de cité à Sparte, excepté trois mille qui, ayant refusé d'obéir et de sortir de la ville, furent vendus à l'encan; et, pour leur insulter, de l'argent provenu de cette vente il fit construire à Mégalopolis un superbe portique. Enfin, se livrant sans mesure à son ressentiment contre les Spartiates, et voulant, pour ainsi dire, fouler aux pieds ce peuple déjà plus malheureux qu'il ne le méritait, par une vengeance aussi injuste que cruelle, il détruisit, il renversa toutes les institutions de Lycurgue. Il força les enfants et les jeunes gens de quitter l'éducation qu'ils recevaient à Sparte, pour embrasser celle qu'on donnait en Achaïe, persuadé que, tant qu'ils observeraient les lois de Lycurgue, ils ne perdraient jamais leurs sentiments généreux. Accablés alors sous le poids de leurs malheurs, et forcés de laisser Philopémen couper, pour ainsi dire, les nerfs de leur ville, ils vécurent dans la faiblesse et dans la dépendance. Cependant les Romains leur ayant accordé dans la suite la permission de renoncer à la discipline des Achéens, et de reprendre leurs anciennes institutions, ils rétablirent, autant qu'il était possible, après tant de maux et une si grande corruption, l'antique forme de leur gouvernement. [17] XXVI. Lorsque la Grèce fut devenue le théâtre de la guerre d'Antiochus contre les Romains, Philopémen, qui n'était que simple particulier, voyant qu'Antiochus, oisif à Chalcis, passait le temps à célébrer ses noces avec une jeune fille d'un âge très disproportionné au sien; que les Syriens, éloignés de leur chef, et vivant dans la licence, se dispersaient dans les villes, où ils commettaient les plus grands désordres; Philopémen, dis-je, regrettait de n'être pas général des Acheens, et enviait aux Romains une victoire si facile. « Si je commandais, disait-il, j'aurais déjà taillé tous les ennemis en pièces dans leurs tavernes. » Les Romains, après avoir vaincu Antiochus, donnèrent plus d'attention aux affaires de la Grèce; et déjà, avec leur armée, ils enveloppaient de tous côtés les Achéens, dont les orateurs penchaient fort pour leur parti. Leur puissance, secondée par les dieux, croissait de plus en plus, et touchait presque au plus haut terme où leur fortune dût s'élever. Philopémen, dans cette conjoncture, faisait comme un bon pilote qui lutte contre les vagues : forcé par les circonstances, il cédait quelquefois; plus souvent il se roidissait, et résistait de toutes ses forces : il ne négligeait rien pour déterminer ceux qui avaient le plus de crédit ou d'éloquence à défendre la liberté de Mégalopolis. Aristenète, qui jouissait d'une grande autorité, et qui avait toujours fait sa cour aux Romains, dit un jour, dans le conseil, que les Achéens ne devaient pas leur résister, ni payer leurs bienfaits d'ingratitude. Philopémen, quoique indigné de ce discours, l'écouta d'abord en silence; mais enfin, ne pouvant plus retenir son emportement : « Eh! mon ami, lui dit-il, pourquoi donc es-tu si pressé de voir la fin malheureuse de la Grèce? » Le consul Manius, ayant vaincu Antiochus, demanda aux Achéens, pour les bannis de Sparte, la permission de retourner dans leur patrie, et Flamininus appuya auprès d'eux sa demande. Philopémen s'y opposa, moins par haine contre les bannis, que par le désir de leur faire obtenir cette grâce des Achéens et de lui, et non de Flamininus et des Romains. Élu général pour l'année suivante, il ramena lui-même les bannis dans leur patrie : tant l'élévation de son âme le rendait fier et opiniâtre contre ceux qui voulaient tout avoir d'autorité! [18] XXVII. Il était âgé de soixante-dix ans, lorsqu'il fut nommé, pour la huitième fois, général des Achéens ; et il espérait non seulement que l'année de son commandement se passerait sans guerre, mais encore que l'état des affaires lui permettrait de vivre dans le repos le reste de ses jours. Les maladies corporelles semblent s'affaiblir à mesure que les forces diminuent : de même, dans les villes grecques, l'amour des combats s'affaiblissait dans la même proportion que leur puissance. Mais la vengeance divine, pour punir Philopémen d'une parole hautaine qu'il s'était permise, le renversa, sur la fin de sa vie, comme un athlète qui, près de terminer heureusement sa course, tombe au pied de la borne. Il était dans une assemblée où l'on vantait les talents militaires d'un général. "Comment, dit Philopémen, peut-on estimer un homme qui s'est laissé prendre en vie par les ennemis? » Peu de jours après, Dinocrate le Messénien, ennemi particulier de Philopémen, homme généralement haï par sa méchanceté et sa vie licencieuse, détacha Messène de la ligue des Achéens; et l'on apprit qu'il était près de s'emparer du bourg de Colonis. Philopémen était alors malade de la fièvre à Argos. A cette nouvelle, il part pour Mégalopolis, et s'y rend le jour même, après avoir fait plus de quatre cents stades. Là, prenant aussitôt la cavalerie, composée des plus considérables d'entre les citoyens, tous jeunes, pleins d'affection pour Philopémen, et qui, brûlant d'acquérir de la gloire, le suivirent volontairement, il marche avec eux au secours de cette place. Ils approchaient de Messène et étaient déjà près de la colline d'Évandre, lorsqu'ils rencontrèrent Dinocrate qui venait au-devant d'eux, et ils l'eurent bientôt mis en fuite. Mais cinq cents chevaux, qui gardaient le territoire de Messène, survinrent tout à coup; et ceux qui d'abord avaient été mis en déroute s'étant réunis à eux sur les hauteurs, Philopémen, qui craignait d'être enveloppé, et qui songeait à la sûreté de ses cavaliers, se retirait par des lieux difficiles, fermant tojours la marche, et faisant souvent tête aux ennemis pour les attirer uniquement sur lui; mais aucun n'osait l'approcher; et ils se contentaient de tourner autour de lui, en jetant de loin de grands cris. XXVIII. Il s'avança plusieurs fois contre eux, pour favoriser la retraite de ces jeunes gens qu'il renvoyait l'un après l'autre; et il ne s'aperçut pas qu'il était seul au milieu d'un grand nombre d'ennemis. Aucun cependant n'osa se mesurer avec lui; mais en l'accablant d'une grêle de traits, ils le poussèrent dans des lieux escarpés et pleins de rochers, où son cheval ne pouvait marcher, quoiqu'il le mît en sang avec ses éperons. L'exercice continuel qu'il avait fait dans sa vie lui conservait encore une vieillesse agile; et il se serait sauvé facilement, si la maladie et la fatigue du chemin ne l'eussent affaibli au point qu'appesanti dans sa marche, il ne pouvait avancer qu'avec beaucoup de peine. Dans cet état, son cheval fit un faux pas, et le jeta par terre. Sa chute fut si rude, qu'il en eut la tête froissée, et resta longtemps étendu sans proférer une parole. Les ennemis le crurent mort, et se mirent en devoir de le dépouiller. Mais lui voyant lever la tête et ouvrir les yeux, ils se jettent sur lui avec fureur, lui lient les mains derrière le dos, et le conduisent ainsi à Messène, en l'accablant d'outrages et d'indignités, que ce grand homme n'aurait jamais imaginé, même en songe, devoir souffrir un jour de la part de Dinocrate. [19] XXIX. Dès que les Messéniens en eurent appris la nouvelle, transportés de joie, ils coururent en foule aux portes de la ville. Mais quand ils virent Philopémen traîné par des soldats et chargé de chaînes, au mépris de sa dignité et de la gloire que lui avaient acquise tant d'exploits et de trophés, touchés la plupart de compassion, et partageant son infortune, ils ne purent s'empêcher de verser des larmes, de déplorer la vanité et le néant de la grandeur humaine. Bientôt, par un sentiment d'humanité qui se répandit parmi ce peuple, on dit généralement qu'il fallait se souvenir des bienfaits qu'on avait reçus de Philopémen, et de la liberté qu'il avait donnée à Messene en chassant le tyran Nabis. D'autres, en petit nombre, pour complaire à Dinocrate, voulaient qu'on l'appliquât à la torture, et qu'on le fît périr dans les tourments, comme un ennemi dangereux et irréconciliable, qui, s'il sortait de captivité, irrité par des traitements si indignes, n'en serait que plus redoutable pour Dinocrate. On le conduisit enfin dans un lieu appelé le Trésor, caveau souterrain qui ne recevait du dehors ni air ni lumière, qui n'avait point de porte, et n'était fermé que par une grosse pierre qu'on roulait à l'entrée. Ce fut là qu'ils le descendirent; et, après en avoir bouché l'entrée avec cette pierre, ils y placèrent des gardes. XXX. Cependant les cavaliers achéens, revenus à eux-mêmes au milieu de leur fuite, et ne voyant point Philopémen, craignent qu'il n'ait été tué. Ils s'arrêtent assez longtemps, l'appellent à grands cris, en se reprochant les uns aux autres de n'avoir dû leur salut qu'à l'abandon aussi honteux qu'injuste d'un général qui s'était sacrifié pour eux, et qu'ils ont livré aux ennemis. Ils courent de tous côtés; et, après de longues recherches, ils apprennent enfin qu'il a été fait prisonnier, et ils vont en porter la nouvelle dans toutes les villes de l'Achaïe. Les Achéens, qui regardaient sa captivité comme le plus grand des malheurs, arrêtent qu'il sera redemandé aux Messéniens par une ambassade : et en même temps ils se préparent à marcher en armes contre eux. [20] XXXI. Pendant qu'ils s'occupaient de ce double objet, Dinocrate, qui craignait surtout le moindre délai, parce qu'il sauverait Philopémen, voulut prévenir les démarches des Achéens : dès que la nuit fut venue, et qu'il vit la foule des Messéniens retirée, il fit ouvrir la prison, et commanda à l'exécuteur d'y descendre, pour porter du poison à Philopémen, avec ordre de ne pas le quitter qu'il ne l'eût pris. Philopémen était couché sur son manteau, tout entier à son chagrin, qui l'empêchait de dormir. Lorsqu'il vit la lumière, et cet homme qui, debout devant lui, tenait dans sa main la coupe du poison, il se releva avec peine à cause de sa faiblesse, et, s'étant mis sur son séant, il prit la coupe, en demandant à l'exécuteur s'il ne savait rien de ses cavaliers, et surtout de Lycortas. L'exécuteur lui répondit que la plupart s'étaient sauvés. Philopémen le remercia d'un signe de tête, et le regardant avec douceur : « Quelle satisfaction pour moi, lui dit-il, d'apprendre que nous n'avons pas été malheureux en tout ! » [21] XXXII. La nouvelle de sa mort, bientôt répandue parmi les Achéens, plongea toutes les villes dans le deuil et dans la consternation. A l'instant même les magistrats et tous ceux qui étaient en âge de porter les armes se rendirent à Mégalopolis; la, sans différer d'un moment la vengeance, ils choisirent pour général Lycortas; et, entrant en armes dans la Messénie, ils y mirent tout à feu et à sang. Les Messéniens, effrayés, se déterminèrent à ouvrir leurs portes aux Achéens. Dinocrate, prévenant le supplice qui l'attendait, se tua lui-même; tous ceux qui avaient conseillé la mort de Philopémen se la donnèrent aussi, à son exemple; quant à ceux qui avaient opiné pour la torture, Lycortas les réserva pour les faire expirer dans les tourments. On brûla le corps de Philopémen, et, après avoir recueilli ses cendres dans une urne, on partit de Messène sans confusion et avec beaucoup d'ordre, en mêlant à ce convoi funèbre une sorte de pompe triomphale. Les Achéens marchaient couronnés de fleurs et fondant en larmes; ils étaient suivis des prisonniers messéniens, chargés de chaînes. Polybe, fils du général Lycortas, entouré des plus considérables d'entre les Achéens, portait l'urne, qui était couverte de tant de bandelettes et de couronnes, qu'on pouvait à peine l'apercevoir. La marche était fermée par les cavaliers, revêtus de leurs armes, et montés sur des chevaux richement enharnachés. Ils ne donnaient ni des marques de tristesse qui répondissent à un si grand deuil, ni des signes de joie proportionnés à une si belle victoire. XXXIII. Les habitants des villes et des bourgs qui se trouvaient sur leur passage sortirent au-devant des restes de ce grand homme, avec le même empressement qu'ils avaient coutume de montrer quand il revenait de ses expéditions; et, après avoir touché son urne, ils accompagnèrent le convoi jusqu'à Mégalopolis. Ce grand nombre de vieillards, de femmes et d'enfants mêlés dans la foule, jetaient des cris perçants qui, de l'armée, retentissaient dans toute la ville, dont les habitants leur répondaient par des gémissements, accablés de douleur, et sentant bien qu'avec ce grand homme ils avaient perdu leur prééminence sur les Achéens. On l'enterra avec toute la magnificence convenable; et les prisonniers messéniens furent lapidés autour de son tombeau. Toutes les villes, par des décrets publics, lui érigèrent des statues et lui rendirent les plus grands honneurs. Mais dans la suite, pendant ces temps si malheureux de la Grèce, où Corinthe fut détruite, un Romain entreprit de faire abattre toutes ses statues, et de le poursuivre lui-même en justice, comme s'il eût été vivant : il l'accusait d'avoir été l'ennemi des Romains, et de s'être montré malintentionné pour eux. Polybe répondit au plaidoyer de l'accusateur ; et quoiqu'il fût vrai que Philopémen s'était fortement opposé à Titus Flamininus et à Manius, ni le consul Mummius, ni ses lieutenants, ne voulurent souffrir qu'on détruisît les monuments élevés à la gloire d'un guerrier si célèbre : ces hommes équitables savaient distinguer la vertu de l'intérêt, et l'honnête de l'utile. Ils étaient persuadés que si les hommes justes conservent de la reconnaissance pour leurs bienfaiteurs, et payent de retour leurs services, les gens vertueux doivent toujours honorer la mémoire des grands hommes. Voilà ce que j'avais à dire de Philopémen.
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