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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LES ATHÉNIENS SE SONT-ILS PLUS ILLUSTRÉS PAR LES LETTRES QUE PAR LES ARMES ?

 

 

 
 

texte grec

 

 

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LES ATHÉNIENS SE SONT-ILS PLUS ILLUSTRÉS PAR LES LETTRES QUE PAR LES ARMES (01)?

Thémistocle, après avoir défait l'armée des Perses, et délivré la Grèce du joug dont elle était menacée, eut raison de dire aux généraux qui lui avaient succédé, et qui tiraient vanité de leurs succès : « Qu'auriez-vous fait, si je n'avais pas existé, dans la guerre Médique? » Ne pourrait-on pas appliquer ce propos aux historiens qui veulent trop se faire valoir par leurs ouvrages? En effet, s'il n'y a point de héros dont ils transmettent les actions à la postérité, ils ne sont plus historiens. Sans l'administration de Périclès, sans les trophées de Phormion pour sa victoire navale auprès du promontoire de Rhium, les exploits de Nicias à Cythère, à Mégare et à Corinthe, les succès de Démosthène à Pylos, les quatre cents prisonniers de Cléon, l'expédition maritime de Tolmidas autour du Péloponnèse, la victoire de Myronide sur les Réotiens auprès d'Enophyte, que serait Thucydide (02)? Sans l'entreprise audacieuse d'Alcibiade auprès de l'Hellespont, sans celle de Thrasylle à Lesbos, sans l'abolition de l'oligarchie par Thèramène, l'expédition de Thrasybule, d'Archinus, et des soixante-dix citoyens qui partirent avec eux de Phyles, et osèrent s'élever contre la domination des


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Spartiates, sans la sage prévoyance de Conon, qui tourna du côté de la mer les forces des Athéniens, Cratippe n'aurait rien écrit (03).

Quant à Xénophon, il fut lui-même la matière de son histoire. Il écrivit les marches de son armée, et toutes ses actions d'éclat. Il cite cependant sur ces mêmes événements Thémistogène de Syracuse (04), à qui il semble faire honneur de son histoire, et parle de lui-même comme d'un autre, afin d'inspirer plus de confiance. Tous les autres historiens, tels que Clinodème, Diyllus, Philochore et Phylarque, ressemblent à des comédiens qui représentent les actions des rois et des généraux d'armée, et qui par là s'associent à leur gloire. Il en est de même des écrivains : la gloire des grands hommes dont ils font l'histoire rejaillit sur eux ; ils sont comme un miroir qui en retrace l'image.

Athènes fut la mère et la nourrice bienfaisante des arts. Elle inventa et fit connaître les uns, elle contribua à l'encouragement et au progrès des autres ; mais la peinture lui doit surtout sa perfection et sa gloire. Apollodore, qui le premier trouva le secret de bien fondre les couleurs, et de distribuer avec art les ombres et les lumières, était Athénien ; on mit à ses tableaux cette inscription :

On peut les critiquer, mais non les imiter.

Après lui parurent Euphranor, Nicias, Asclépiodore,


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Plistenète, frère de Phidias (05), dont les uns peignirent des combats et des victoires, les autres des héros. Du nombre de ces derniers fut Enphranor, qui, comparant son Thésée avec celui de Parrhasius (06), disait que ce dernier avait été nourri de roses, et le sien, de viandes solides. En effet, celui de Parrhasius était fait avec beaucoup de délicatesse, et avait assez le teint de la rose. Mais en voyant celui d'Euphranor, on aurait pu dire avec vérité :

C'est le sang généreux de ce brave Erecthée,
Que Pallas elle-même a pris soin d'élever.

Euphranor avait aussi représenté le combat de cavalerie de Mantinée contre Épaminondas ; et on eût dit qu'une main divine avait conduit son pinceau. En voici le sujet. Épaminondas, enflé de la victoire de Leuctres, dans le dessein d'insulter au malheureux état de Sparte, et d'avilir la réputation et la gloire de cette ville, entra en Laconie avec soixante-dix mille hommes. Il ravagea le pays, et força les peuples voisins de quitter le parti des Spartiates. De là, il marcha vers Mantinée, où les Lacédémoniens étaient campés, et leur présenta le combat. Ceux-ci le refusèrent, parce qu'ils n'avaient pas reçu le secours qu'ils attendaient d'Athènes. Alors Épaminondas décampa pendant la nuit à l'insu de l'ennemi, et descendit dans la Laconie. A son arrivée devant Sparte, il fut sur le point de surprendre cette ville, presque déserte. Elle ne dut son salut qu'à ses alliés. Le danger qu'elle courait, et dont ils étaient instruits, les avait appelés à son secours.


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Épaminondas fit alors semblant de vouloir encore ravager le pays. Il trompa l'ennemi, décampa pendant la nuit, et arriva tout d'une haleine à Mantinée, au grand étonnement des Mantinéens, qu'il trouva tout occupés du soin d'envoyer des secours à Sparte. Épaminondas fit aussitôt prendre les armes aux Thébains, qui entourèrent Mantinée, et se disposèrent à l'attaque avec cette confiance que le courage savait leur inspirer.

L'arrivée subite des Thébains avait jeté la consternation dans l'âme des Mantinéens. Ils se voyaient dans l'impuissance de résister à une armée formidable qui venait fondre sur eux comme un torrent. Nul espoir de secours ne soutenait leur courage ; ils s'agitaient, ils couraient çà et là ; tout était chez eux dans le désordre. Dans ces circonstances critiques, les Athéniens parurent sur les hauteurs. Ils descendaient à pas lents pour s'approcher de Mantinée ; ils ignoraient qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et que le danger était pressant. Les Mantinéens leur envoyèrent un des leurs, pour les avertir de l'extrémité où ils étaient réduits. Les Athéniens, quoiqu'ils n'eussent avec eux aucun de leurs alliés, et qu'ils fussent excédés de la fatigue de leur marche, se rangèrent aussitôt en bataille, malgré leur petit nombre et la supériorité de celui des ennemis. Leur cavalerie s'avance en bon ordre vers les murs et les portes de Mantinée ; elle attaque celle de l'ennemi; le combat fut sanglant. Épaminondas perd la bataille et la ville. Voilà ce qu'Euphranor a peint. Ce tableau représente toute la fureur, la violence et l'acharnement de ce combat. Cependant l'art du peintre ne sera pas comparé aux talents du général (07) ; on ne donnera pas la préférence au tableau sur le trophée de cette victoire ; et l'image ne sera pas au-dessus de la réalité.

Simonide a dit que la peinture était une poésie muette,


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et la poésie une peinture parlante. Les historiens racontent les événements passés, et les peintres les mettent sous nos yeux. Les uns emploient pour cela des couleurs et des figures ; les autres, des mots et des discours. La différence n'est que dans la matière qu'ils emploient et dans la manière d'imiter ; leur but est le même, et le meilleur historien est celui dont le récit est plus conforme à l'esprit, au caractère et à la nature des personnes et des choses, et qui ressemble le plus au peintre. Thucydide, parmi les historiens, brille dans cette partie. Son lecteur devient spectateur ; il éprouve les mêmes sentiments que ceux qui en ont été les témoins.

Quand il représente Démosthène mettant les Athéniens en ordre de bataille sur les bords escarpés de Pylos; Brasidas pressant son pilote de le faire échouer au rivage, s'avançant sur le tillac, où, blessé dangereusement, il tombe évanoui sur les bancs de son vaisseau, qu'il trouve sans rameurs ; les Spartiates livrant, pour ainsi dire, un combat de mer sur terre, et les Athéniens, un combat de terre de dessus leurs vaisseaux; quand, dans la guerre de Sicile, il peint les deux armées de terre, qui, pendant un combat naval dont le succès est longtemps balancé, sont en proie à la plus vive agitation d'esprit par l'incertitude de l'événement, dans une action si longue, et qui montrent, dans les mouvements de leur corps, les craintes cruelles dont leur âme est agitée : toutes ces dispositions des spectateurs paraissent dans l'arrangement du récit, qui est comme une peinture frappante de tout ce qui se passait dans cette action. Si donc nous ne comparons pas les peintres aux généraux, nous ne mettons pas les historiens en parallèle avec ces derniers. Héraclide du Pont (08) dit que Thersippe d'Erée (09) apporta la nouvelle de la bataille de Marathon. D'autres préten-


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dent, et c'est le plus grand nombre, que ce fut Euclée. Ils disent qu'il arriva à Athènes encore tout fumant du sang des ennemis; qu'il tomba de fatigue à la porte des magistrats, à qui il ne dit que ces paroles : « Réjouissez-vous, nous avons vaincu, » et qu'il tomba mort à leurs pieds. Euclée du moins apportait la nouvelle d'un combat dont il avait été le témoin, et auquel il avait eu part. Mais si un berger, du haut d'une montagne, eût vu de loin ce combat mémorable et au-dessus de toute expression (10), et qu'il en eût porté la nouvelle à Athènes, n'aurait-il pas été le plus impudent des hommes, si, sans avoir couru aucun danger, sans avoir reçu aucune blessure, pour avoir fait le récit de toutes les belles actions de cette journée, et donné l'état des morts et des blessés, il eût demandé les récompenses qui furent décernées à Cynégire, à Callima-que et à Polyzèle (11)? Les Spartiates ne donnèrent pour toute récompense, à celui qui vint leur apprendre la victoire de Mantinée décrite par Thucydide (12), qu'une portion de viande de leur repas ordinaire. Les historiens qui racontent ces belles actions, n'en sont que les messagers parlants : ils tâchent d'y proportionner leur discours par le charme et la force de leur style ; et leurs premiers lecteurs leur doivent beaucoup de reconnaissance. Mais la


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considération dont ils jouissent est due aux grandes choses que les hommes célèbres ont faites, et qu'ils ont consignées dans leurs écrits.

Le discours, quel que soit son mérite, ne fait pas les actions. La poésie elle-même ne plaît et n'est estimée que parce qu'elle imite des actions véritables, comme dit Homère en parlant d'Ulysse :

Ses contes avaient tous l'air de la vérité.

Un ami de Ménandre lui disait un jour : « Les fêtes de Bacchus approchent, et vous n'avez pas fait encore votre comédie! — Ma pièce est faite, lui répondit Ménandre; j'en ai le sujet et la distribution, il ne me reste plus qu'à la mettre en vers. » Tant il est vrai que les poêles eux-mêmes regardent le fond des choses comme plus important et plus nécessaire que les paroles! Pindare, dans sa jeunesse, donnait trop au brillant d'une élocution hardie ; Corinne (13) lui représenta qu'il était encore novice dans son art, puisqu'il ne mettait dans ses ouvrages aucune de ces fictions qui sont l'âme de la poésie ; que l'élocution , les figures, les richesses du style, le nombre et
le rythme ne devaient être que l'ornement, et, pour ainsi dire, l'assaisonnement des choses. Pindare, vivement frappé de cette leçon, composa l'ode qui commence ainsi :

Chanterai-je Isménus ou la belle Mélie
Tournant ses fuseaux d'or? Cadmus et ses guerriers?
Hercule, qui marqua tous les jours de sa vie-
Par de nouveaux lauriers?

Il la lut à Corinne, qui lui dit en riant : « II faut jeter la semence avec la main, et non la verser à plein sac. »


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C'est que Pindare, dans cette pièce, avait semé sans choix toutes sortes de fictions (14).

Ces fictions, il est vrai, sont l'âme de la poésie, comme Platon lui-même l'a dit. Or, la fable est un récit faux, auquel on donne de la vraisemblance ; mais elle est à une grande distance du fait qu'elle imite, puisque l'histoire n'est que l'image des actions, et la fable l'image de l'histoire. Les poètes sont donc autant au-dessous des historiens que ceux-ci le sont des grands hommes dont ils racontent les actions.

Athènes n'a point eu de poète distingué dans l'épopée ni dans le genre lyrique. Cynésias, poète sans talents, dur et méprisé, n'eut aucun succès dans les dithyrambes. Il fut l'objet de la satire et des railleries des poètes comiques , qui lui firent une très mauvaise réputation (15). Dans le genre dramatique, la comédie parut si peu honnête, et même si méprisable, qu'on défendit par une loi à tout membre de l'Aréopage d'en composer. La tragédie brilla à Athènes, elle y acquit beaucoup de gloire (16). Ce spec-


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tacle charmait l'oreille et les yeux des hommes de ce temps-là ; ils trouvaient dans ses fictions et dans les passions qu'il excitait, une illusion agréable. Aussi Gorgias disait-il que l'auteur de cette illusion « était plus vrai que celui qui ne savait pas tromper, parce qu'il ne la faisait qu'après en avoir prévenu; et que celui qui s'y abandonnait avait plus d'intelligence que celui qui y était insensible, et qu'il fallait être stupide pour n'en pas sentir le charme. »

Quel est donc l'avantage qu'Athènes a retiré de ces belles tragédies? Elle doit ses murs à l'adresse de Thémistocle (17), les ornements de sa citadelle à l'habileté de Périclès, sa liberté à Miltiade , et sa supériorité à Cimon (18). Si la sagesse d'Euripide (19), l'éloquence de Sophocle, et le style pompeux d'Eschyle l'ont illustrée, ou l'ont délivrée de quelque malheur, il est juste de comparer leurs tragédies avec les victoires, d'opposer leurs talents aux belles actions, et le théâtre à l'assemblée des guerriers. Voulez-vous qu'on introduise ici les poètes et les guerriers avec les marques distinctives de leur état, et qu'ils paraissent séparément? Commençons par les poètes, et faisons-les avancer avec leurs instruments de musique, en chantant : « Faites silence. Loin d'ici quiconque ne goûte pas nos chants, et n'a pas la voix pure,


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ou qui n'a pas célébré les fêtes des Muses, ni pris part à leurs danses, et aux orgies du dieu dont le front est armé de cornes menaçantes. » Qu'ils se présentent avec tout leur attirail, leurs masques , leurs autels, leurs machines tournantes, et leurs trépieds, récompenses de leurs victoires. Qu'ils y joignent leurs acteurs, les Tragus, les Nicostrate, les Callipidas, les Meniscus, les Théodore et les Polus (20), comme des décorateurs de la tragédie , qu'ils parent à la manière des femmes somptueuses, ou plutôt comme des ouvriers qui incrustent, qui dorent et colorent les statues.

Qu'ils paraissent avec leurs vases, leurs masques, leurs robes de pourpre, et leurs machines scéniques ; et qu'ils se fassent accompagner de la troupe affairée des chœurs, et de toute cette suite nombreuse qui entraîne de si grands frais. A la vue de ces dépenses excessives, un Spartiate dit avec vérité que les Athéniens avaient grand tort de prodiguer à des jeux, à des théâtres, un argent précieux qu'ils auraient dû employer à l'approvisionnement des flottes et des armées. En effet, si l'on veut calculer ce que coûte la représentation de chaque tragédie, on trouvera que les Athéniens ont plus dépensé pour les Bacchantes, les Phéniciennes, les deux OEdipes, Antigone, les malheurs d'Électre et de Médée, que pour les guerres qu'ils ont soutenues contre les Barbares, et qui avaient pour objet l'empire et la liberté. Souvent leurs généraux, en menant les citoyens au combat, ne leur faisaient prendre que la nourriture la plus simple. Souvent les capitaines des galères ne donnaient à leurs soldats que de la farine, et pour tout mets que de l'oignon et du fromage, et ils les forçaient de s'embarquer avec ces minces provisions. Mais les intendants des jeux, pendant tout le temps qu'ils exerçaient leurs acteurs, les


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nourrissaient d'anguilles, de laitues, de moelle, de jambons, et leur faisaient faire la chère la plus délicate. Leurs acteurs avaient-ils le dessous (21), ils n'éprouvaient d'autre peine que la risée et des reproches. Étaient-ils vainqueurs, ils n'avaient à espérer ni trépieds, ni aucun autre prix de leurs succès, comme le dit Démétrius. Leur vie, passée dans les occupations du théâtre, finissait par la misère, et il ne leur restait plus que le souvenir de leur fortune. Voilà les avantages de la poésie, on ne peut peut pas en espérer d'autres.

Voyons maintenant les généraux célèbres. Les voilà qui s'avancent. A leur approche, tenons-nous dans un silence respectueux. Éloignons ceux qui n'ont rien fait pour la patrie, soit dans la paix, soit dans la guerre, dont l'âme profane est incapable de les imiter, et que Thémistocle et Miltiade, vainqueurs des Mèdes et des Perses, n'ont pas initiés aux fêtes guerrières. Considérons cette troupe martiale, également redoutable sur terre et sur mer, chargée de trophées et de dépouilles glorieuses. « Entendez les cris de ces héros qui invoquent Bellone, la sœur de la Guerre (22). C'est le prélude des combats. Braves guerriers, affrontez cette mort qui, selon l'expression d'Épaminondas le Thébain, initie aux plus augustes mystères. Courez aux combats les plus brillants et les plus glorieux, pour la défense de votre patrie, de vos autels, et des tombeaux de vos pères. »

Il me semble que je vois leurs victoires s'avancer ; elles ne traînent pas à leur suite des taureaux et des boucs pour trophées (23). Elles ne portent pas des couronnes de


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lierre qui exhalent des odeurs bachiques (24) ; mais des villes, des îles, des continents, des pays maritimes, des colonies puissantes ; elles sont chargées de trophées et de dépouilles; les ornements et les signes de leurs exploits sont de vastes édifices (25), des arsenaux , de superbes murailles (26), des vestibules, la Chersonèse et Amphipolis. Marathon conduit la victoire de Miltiade ; Salamine, celle de Thémistocle, appuyée sur les débris de mille vaisseaux. Cent galères phéniciennes, prises auprès du fleuve Eurymédon (27), suivirent la victoire de Cimon. Le bouclier de Brasidas pris à Sphactérie, et un grand nombre de prisonniers suivent celle de Démosthène et de Cléon (28). La victoire de Conon relève les murailles d'Athènes (29); celle de Thrasybule ramène de Phyles le peuple affranchi du joug des trente tyrans ; celle d'Alcibiade rétablit la puissance d'Athènes, que les disgrâces de Sicile avaient mise à deux doigts de sa perte ((30). Les succès de Nilée et d'Androcle dans la Lydie et la Carie font voir à la Grèce l'Ionie relevée de ses


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ruines (31). Demandez à toutes les autres, en particulier, quels sont les avantages que la république en a retirés ; celle-ci vous répondra : La gloire de mes trophées est Samos; celle-là, Lesbos; les autres, l'île de Chypre, le Pont-Euxin, cinq cents galères et dix mille talents.

C'est pour ces victoires que le peuple célèbre des fêtes, et qu'il sacrifie aux dieux, et non pour celles d'Eschyle ou de Sophocle, ni pour les succès de Carcinus dans son Erope, ou d'Astydamas dans son Hector. C'est pour le
combat de Marathon que les Athéniens consacrent encore aujourd'hui par des réjouissances publiques, le 6 du mois boédromion (32). Le 16 du même mois, on fait des libations aux dieux pour la victoire navale de Chabrias à Naxos. Le 12, on offre un sacrifice d'actions de grâces pour le recouvrement de la liberté, parce qu'à pareil jour les exilés revinrent de Phyles à Athènes. Le 5 est l'époque de la victoire de Platée. Le 1 6 du mois munychion (33) est consacré à Diane, parceque les Grecs furent vainqueurs à Salamine le jour de la pleine lune. Le 12 du mois scirrophorion (34) on célèbre la mémoire du combat de Mantinée, dans lequel tous les autres alliés ayant pris la fuite, les Athéniens vainquirent seuls, et dressèrent un trophée des armes ennemies.

Voilà les victoires qui ont fait la grandeur et la gloire d'Athènes. C'est pour de tels exploits que Pindare a dit de cette ville, qu'elle était le soutien de la Grèce, et non pour les avantages qu'elle lui a procurés par les tragédies de Phrynicus et de Thespis (35). C'est, comme il le dit lui-


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même, parce que les Athéniens ont jeté d'abord à Artémise le fondement glorieux de la liberté des Grecs ; qu'ensuite à Salamine, à Mycale et à Platée, ils l'ont assise sur des bases inébranlables, et l'ont ainsi transmise à leurs descendants.

Vous direz peut-être : Je conviens que les ouvrages des poètes ne sont que des bagatelles. Mais ceux des orateurs méritent d'être comparés à tout ce que les généraux peuvent avoir fait. Et c'est de là, sans doute, qu'Eschine reproche avec force à Démosthène, qu'il prétendait faire adjuger à la tribune la prééminence sur le camp (36).  Quoi donc! faudra-t-il préférer le discours d'Hypéride (37) sur la victoire de Platée, aux exploits d'Aristide dans cette célèbre journée? la harangue de Lysias (38) contre les trente tyrans, à leur exclusion par Thrasybule et Archinus? l'oraison d'Eschine contre le libertinage de Timarque (39), à l'expédition de Phocion pour les Byzantins, qui empêcha que les fils de nos alliés ne devinssent le jouet de la brutalité des Macédoniens? Comparera-t-on aux couronnes publiques, décernées à celui qui rendit à la Grèce sa liberté, la harangue de Démosthène pour la couronne, dont le trait le plus éloquent et le plus adroit est le serment qu'il fait par les mânes des héros morts à Marathon (40) ? Il jure, non


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par ces rhéteurs qui donnaient dans les écoles des leçons d'éloquence, et parmi lesquels étaient les Isocrate, les Antiphon et les Isée (41), mais par ces guerriers dont la patrie avait recueilli les précieux restes, pour leur donner une sépulture publique. Il les met au rang des dieux, et jure par ces grands hommes qu'il ne savait pas imiter (42).

Cet Isocrate, après avoir dit des Athéniens qui s'étaient si généreusement exposés à Marathon, qu'ils avaient prodigué leur vie comme un bien étranger ; après avoir relevé, par les plus grands éloges, leur bravoure et leur intrépidité, interrogé, dans sa vieillesse, comment il se portait, « Comme un homme, répondit-il, qui a déjà vécu plus de quatre-vingt-dix ans, et qui redoute la mort comme le plus grand de tous les maux. » En effet, il avait vieilli, non à aiguiser une épée, à armer d'un fer le bois d'une lance, à polir un casque, à servir dans les camps, ou à manier la rame ; mais à composer et lier ensemble des antithèses, à faire correspondre avec art les divers membres d'une phrase, à ménager des chutes bien cadencées, et, pour ainsi dire, la règle et le compas à la main, à symétriser, à arrondir des périodes. Comment n'aurait pas redouté le bruit des armes et le choc des combattants, un homme qui craignait qu'une voyelle ne vînt en heurter une autre, ou qu'un membre de phrase ne fût plus court d'une syllabe que son membre correspondant? Miltiade,


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vainqueur à Marathon, ramena le lendemain à Athènes ses troupes victorieuses (43). Périclès, pour avoir pris Samos après neuf mois de siége, se préférait à Agamemnon, qui avait employé dix ans pour se rendre maître de Troie ; et Isocrate employa près de trois olympiades à composer un panégyrique. Pendant tout ce temps, il ne fit pas une seule campagne, quoique Athènes, dans cet intervalle, eût eu plusieurs guerres à soutenir ; il ne commanda point de vaisseau ; il ne fut chargé d'aucune ambassade, ni de l'établissement d'aucune colonie.

Pendant que Timothée rendait à l'Eubée sa liberté (44), que Chabrias remportait à Naxos une victoire navale, qu'Iphicrate à Léchée taillait en pièces un corps de Spartiates, et que le peuple, rétablissant la liberté dans toute la Grèce, l'unissait à lui par des intérêts communs (45), notre orateur, tranquillement assis dans son cabinet, mettait autant de temps à composer un simple discours qu'il en avait fallu à Périclès pour construire le Propylée et l'Hécatompède. Encore Cratinus trouvait-il que Périclès allait trop lentement ; et il disait, en le raillant sur la muraille qu'il faisait bâtir entre la ville et le Pirée:

Périclès, il est vrai, presse beaucoup l'ouvrage,
Il
ne l'avance pas pour cela davantage.


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Quelle petitesse d'esprit d'employer à taire un discours la neuvième partie de sa vie (46)!

Parlons maintenant de Démosthène. Convient-il de le comparer aux généraux d'armée, et de dire que son discours contre Conon (47) sur les outrages doit être mis à côté des trophées érigés à Pylos par l'autre Démosthène, et qu'il a acquis, par son discours contre Amathusius sur les esclaves, autant de gloire que le second par les prisonniers qu'il fit sur l'armée de Sparte (48)? Convient-il de mettre aussi en parallèle le discours sur les étrangers établis à Athènes  (49) avec la négociation d'Alcibiade, qui fit entrer dans l'alliance des Athéniens contre les Spartiates les Éléens et les Mantinéens ? Le principal mérite de ses discours, c'est d'avoir, dans ses Philippiques, excité les Athéniens contre le roi de Macédoine, et d'avoir approuvé l'entreprise de Leptine (50) .


(01) Ce discours n'est probablement qu'une première ébauche que l'auteur se proposait de perfectionner dans la suite. On y reconnaît, ainsi que dans les trois traités précédents, l'imagination et l'enthousiasme de la jeunesse.

(02) Périclès succéda à Cimon dans le gouvernement d'Athènes. — Phormion est un des généraux athéniens ; il commandait la troisième armée de la guerre du Péloponnèse. — Nicias, autre général athénien. — Cléon, au rapport de Thucydide et de Plutarque, était un homme violente! audacieux qui, par ses largesses et ses bouffonneries, avaitacquis un grand crédit sur l'esprit des Athéniens. — Au lieu de Tolmias, que porte le texte de Plutarque, j'ai écrit Tolmidas d'après Thucydide.

(03) Alcibiade, rappelé à Athènes, d'où il était exilé depuis longtemps.— Thrasybule, un des chefs des Athéniens dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse. — Archinus, et non Archippus, comme porte le texte, fut un de ceux qui contribuèrent, avec Thrasybule, à chasser d'Athènes les trente tyrans. - Voyez le Discours d'Eschine contre Ctésiphon, pag. 438 de l'édition de Démosthène, par Wolf. — Conon, nommé général de la flotte d'Artaxerce Memnon, remporta auprès de Cnide une grande victoire sur la flotte des Lacédémoniens. Cratippe, historien grec, contemporain de Thucydide.

(04) Thémistogène de Syracuse florissait du temps d'Artaxerce Memnon, et était contemporain de Xénophon et de Ctésias.

(05) Euphranor vivait en la cent quatorzième olympiade, et, selon Pline, il était de Corinthe et excellait également dans la peinture et dans la sculpture. Il fut l'élève de Persée, qui l'avait été d'Apelle. — Nicias d'Athènes se distingua fort parmi les peintres fameux île ce temps-là. — Asclépiodore était contemporain d'Apelle. — Phidias, aussi habile peintre que sculpteur. 

(06) Parrhasius, un des plus célèbres peintres de son temps, était contemporain et rival de Zeuxis.

(07) Ce général s'appelait Hégélochus.

(08) Héraclide du Pont lut d'abord disciple de Platon, et ensuite d'Aristote. 

(09) Le nom d'Érée ne m'est point connu.

(10) Platon disait que la journée de Marathon était la source de toutes les victoires qui furent remportées depuis. La puissance des Perses cessa dès lors de paraître si formidable aux Grecs, qui apprirent à connaître leurs forces, et furent remplis rie la plus noble émulation.

(11) C'étaient trois des généraux qui commandaient les Athéniens à Marathon. On leur érigea, dans le même lieu où la bataille s'était donnée, de glorieux monuments où leurs noms et ceux de leurs tribus étaient marqués.

(12) Plutarque ajoute ces mots afin qu'on ne confonde pas cette bataille avec celle du même nom, dont on vient de voir plus haut la description. Celle dont il s'agit ici fut gagnée par les Spartiates sur ceux de Mantinée, sur les Argiens et les Athéniens. Thucydide, liv. v, ch. 71, dit que ce combat, où les nations les plus célèbres de la Grèce se mesurèrent ensemble, fut un des plus remarquables qu'il y eût eu depuis longtemps entre les Grecs.

(13) Corinne, fameuse par ses poésies lyriques, était de Tanagre, bourg de la Béotie. Elle étudia la poésie avec Pindare sous Myrtis, femme alors très distinguée par ce talent.

(14) Cette ode n'est point parmi celles qui nous restent de Pindare. Ismènus était, selon Pausanias, fils d'Apollon et de la nymphe Mélie, l'une des Néréides, et frère de Ténérus, qui reçut d'Apollon le don de prédire l'avenir.

(15) Cynésias était de Thèbes ; Aristophane l'a fort maltraité dans sa comédie des Grenouilles. Dans la première époque, qui est celle de l'ancienne ou vieille comédie, les poètes mettaient sur la scène des aventures véritables, et les acteurs portaient les noms des personnes à qui elles étaient arrivées. Cette licence dura jusqu'au temps des trente tyrans établis par Lysandre après la prise d'Athènes. Les poètes qui avaient osé attaquer les magistrats eux-mêmes et les personnes les plus puissantes, furent réprimés. On leur défendit de nommer les personnes. Alors ils eurent recours à des masques qui les représentaient au naturel, en sorte qu'on ne pouvait les méconnaître. C'est ce qui fit le second âge de la comédie, qu'on appela la moyenne. Enfin, on interdit aux poètes la liberté de mettre sur la scène des aventures véritables et des masques ressemblants, et ils furent obligés d'avoir recours à des événements et à des personnages supposés. Ce fut la comédie nouvelle. Eupolis, Cratinus et d'autres se distinguèrent dans la première époque. Aristophane ferma l'ancienne comédie et ouvrit la moyenne ; et Ménandre fut le plus célèbre des poètes de la nouvelle comédie.

(16) Ce fut surtout par la tragédie, qu'Athènes eut sur le reste de la Grèce une supériorité marquée du côté des lettres. Eschyle, Euripide et Sophocle, firent paraître une foule de chefs-d'œuvre qui ont immortalise son théâtre.

(17) Thémistocle usa d'adresse pour rétablir la ville d'Athènes détruite par les Perses. Il amusa les Spartiates, qui voyaient avec peine fortifier une ville qu'ils regardaient comme leur rivale ; il gagna du temps; et l'ouvrage se trouva fini avant que les éphores eussent pu l'empêcher.

(18) Miltiade, par la victoire de Marathon, affranchit la Grèce du joug dont les Perses la menaçaient ; et Cimon, par ses exploits, par la sagesse de son administration, par le traité si glorieux qu'il conclut avec Artaxerce Longuemain, et qui fut le fruit de sa bonne conduite comme guerrier et comme politique, donna à sa patrie l'empire de la Grèce.

(19) Euripide mettait beaucoup de morale dans ses pièces ; ce qui faisait que Socrate aimait fort à les voir représenter.

(20) Des différents acteurs que Plutarque nomme, il n'y a guère que Nicostrate, Callipidas et Polus qui soient un peu connus.

(21) Dans ces sortes de jeux, il y avait toujours des disputes entre les poètes et les acteurs, à qui obtiendrait la victoire.

(22) C'est un passage de Pindare, cité aussi dans le Traité de l'amour fraternel.

(23) Allusion au prix que recevaient les premiers poètes qui composèrent des pièces en l'honneur de Bacchus.

(24) Les acteurs de ces premières pièces faites à l'honneur de Bacchus, et qui se chantaient ordinairement après les vendanges, étaient, dans l'origine, barbouillés de lie.

(25) Mot à mot : des Parthénons de cent pieds. Le Parthénon était un fameux temple de Minerve, surnommée Parthenos, ou la Vierge.

(26) Mot à mot : les murailles du midi. Périclès avait fait construire au midi d'Athènes une longue muraille qui joignait le Pirée à la ville. Les arsenaux étaient aussi son ouvrage, ainsi que le Propylée, ou vestibule du temple de Minerve dans la citadelle.

(27) Les victoires de Marathon et de Salamine sont assez connues. Celle de Cimon sur la flotte d'Artaxerce Longuemain est une des plus considérables que les Athéniens aient remportées sur les Perses.

(28) Sphacterie était une île voisine de Pyles dans la Messénie, auprès de laquelle les Athéniens, sous la conduite de Démosthène et de Cléon, battirent les Spartiates.

(29) Conon, après avoir défait à Cnide la flotte des Lacédémoniens, reçut du roi Artaxerce Memnon des sommes considérables pour relever les murailles d'Athènes, détruites par Lysandre. Conon s'y rendit', aussitôt, et poussa l'ouvrage avec tant d'ardeur, qu'il fut achevé en peu de temps.

(30) Il s'agit ici de la victoire qu'Alcibiade gagna auprès de Cyzique, sur la flotte des Perses.

(31)  Nilée el Androcle étaient deux fils de Codrus, roi d'Athènes.

(32) Le mois boédromion répondait, chez les Athéniens, à notre mois de septembre.

(33) Le mois de munychion était, chez les Athéniens, notre mois d'avril. 

(34) Le mois scirrophorion répondait à notre mois de juin.

(35) Phrynicus, tragique grec, né à Athènes et disciple de Thespis, fut le premier qui introduisit sur la scène un personnage de femme, et qui fit usage des vers tétramètres, ou à trois mesures. Thespis, qu'on regardait  comme l'inventeur de la tragédie, vivait dans la soixante-neuvième olympiade, l'an du monde 5469. Il était né dans l'Attique.

(36) C'est dans la harangue contre Ctésiphon qu'Eschine fait ce reproche à Démosthène. et il ajoute que cet orateur se vantait d'avoir rendu, de la tribune, plus de services aux Athéniens que les généraux dans les camps.

(37) Hypéride, orateur athénien, était contemporain de Démosthène, et avait été disciple de Platon et d'Isocrate.

(38) Lysias était de Syracuse ; à la persuasion de Périclès son ami. Il vint demeurer à Athènes, où cependant il ne put obtenir le droit de bourgeoisie.  Il y mourut âgé d'environ quatre-vingts;ans.

(39) Timarque était un rhéteur grec ami de Démosthène, et qui se rendit fameux par son goût pour les courtisanes. Accusé par Eschine de tenir chez lui une école de libertinage, il n'osa comparaître en jugement, et se pendit de désespoir.

(40) Tout le monde connaît ce serment fameux par les mânes des Athéniens morts à Marathon. C'est peut-être le trait d'éloquence à la fois le plus sublime et le plus pathétique.

(41) Ces trois orateurs ont vécu quelque temps avant Démosthène. Antiphon, le plus ancien des trois et contemporain de Socrate, fut, dit-on, le premier qui composa des traités de rhétorique. Isocrate vivait dans le même temps qu'Antiphon. Il mourut âgé de quatre-vingt-dix ans, et, selon d'autres, de cent. Isée était né à Chalcis, et vint s'établir à Athènes, où il se forma sur les écrits de Lysias.

(42)  Démosthène passait pour n'être pas brave. Tout le monde connaît son aventure avec le buisson auquel il s'était accroché à la bataille de Chéronée.

(43) Après le combat de Marathon, la flotte des Perses, au lieu de reprendre le chemin de l'Asie, doubla le cap de Sunium dans le dessein de surprendre Athènes avant que les Athéniens pussent y être arrivés pour la secourir. Mais ceux-ci, instruits de leur dessein, marchèrent au secours de leur patrie avec neuf tribus, et ils firent tant de diligence, qu'ils y arrivèrent le jour même, quoiqu'il y eût de Marathon à Athènes environ quarante milles, c'est-à-dire plus de quinze lieues.

(44) Timothée, fils de l'illustre Conon commanda les Athéniens dans la guerre de Béotie contre les Spartiates, et ensuite dans celle des alliés, dont nous avons parlé plus haut.

(45) Iphicrate, l'un des plus illustres généraux d'Athènes, et contemporain de Timothée, fut souvent employé avec lui dans la guerre entre les Athéniens et les Spartiates, qu'on appela la guerre de Corinthe.

(46) Isocrate vécut plus de quatre-vingt-dix ans, et en employa au moins dix à composer son panégyrique; ainsi c'était la neuvième partie de sa vie.

(47) Ce Conon n'est point le fameux général de ce nom.

(48) Cet Amathusius ne m'est point connu, et le discours que Démosthène avait fait contre lui n'existe plus.

(49) Cette oraison ne se trouve pas parmi celles qui nous restent de cet orateur.

(50) On ne sait pas quelle est cette entreprise de Leptine, dont Plutarque parle ici.