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PLUTARQUE
OEUVRES MORALES

SUR LA FORTUNE OU LA VERTU D'ALEXANDRE. 

SECOND DISCOURS.

texte grec

 

 

SUR LA FORTUNE OU LA VERTU D'ALEXANDRE. SECOND DISCOURS.

I. Nous avons, ce semble, oublié hier de dire, que le siècle d'Alexandre eut encore le bonheur de produire des talents nombreux et de grands génies. Mais peut-être ce bonheur fut-il moins pour Alexandre que pour ces hommes de talent et de génie, puisqu'il leur fut possible de se déployer devant le témoin et le juge qui devait le mieux les apprécier, le plus dignement les récompenser. On rapporte, du reste, un mot qui fut prononcé sur lui bien longtemps après sa mort. Archestrate, poète agréable, vivait pauvre et méconnu :

« Si tu avais vécu du temps d'Alexandre », lui dit quelqu'un, « il t'aurait donné pour chacun de tes vers une île de Chypre ou une Phénicie.»

Pour moi, je pense que les grands artistes de cette époque-là ne se produisirent pas sous Alexandre, mais par Alexandre. A quoi tient l'abondance des fruits? aux bonnes conditions et à la pureté de l'air ambiant. De même, l'apparition des talents et des beaux génies est provoquée par la bienveillance, les égards et la générosité des souverains : comme, par un effet contraire, leur jalousie, leur mesquinerie ou leur mauvais vouloir étouffent et font périr des germes de cette nature. On rapporte à ce propos que Denys le Tyran, après avoir entendu un joueur de cithare qui était fort en vogue, lui promit de lui donner un talent. L'artiste lui rappelant le lendemain sa promesse :

« Hier », dit le prince, « comme j'avais eu grand plaisir tout le temps que tu as chanté, j'ai voulu te faire plaisir à mon tour en te donnant une espérance : de sorte que la satisfaction que j'ai eue, je t'en ai récompensé en te procurant une autre satisfaction.»

Alexandre, tyran de Phères (je devrais le désigner par ce dernier titre seulement, et ne pas déshonorer le nom d'Alexandre), assistant un jour à une tragédie, fut ému d'un si vif intérêt qu'il se sentait presque attendri. Il sortit précipitamment hors du théâtre, et s'enfuit à grands pas, disant qu'il serait par trop étrange que celui qui égorgeait tant de citoyens laissât voir que les malheurs d'Hécube et de Polyxène lui arrachaient des larmes. Peu s'en fallut même qu'il ne punît l'acteur tragique, parce qu'il avait amolli un coeur de fer comme le sien. Archélaüs passait pour être trop peu généreux dans ses dons. Timothée le lui donna souvent à entendre, par cette raillerie qu'il glissait au milieu de ses chants :

« Tu n'aimes rien que l'or, vil produit de la terre. »

A quoi Archélaüs répondit assez spirituellement :

« Et toi, tu le mendies ... »

Atéas, roi des Scythes, ayant fait prisonnier le joueur de flûte Isménias, lui ordonna de jouer de la flûte pendant le repas. Tous les assistants, émerveillés du talent de l'artiste, applaudissaient; Atéas, seul, jura qu'il entendait avec plus de plaisir les hennissements de son cheval : tant ses oreilles avaient planté leur tente loin des Muses. Son âme était constamment à l'écurie; et il était plus fait pour entendre, non pas hennir des chevaux, mais braire des ânes. Comment avec de tels rois espérer des progrès ou des honneurs pour les arts et pour les travaux des Muses! Que dis-je! Dans les vrais artistes ils voient des espèces de rivaux, auprès desquels ils ne sont pas bien aises de se trouver; et dans leur jalousie et leur malveillance, ils finissent par se débarrasser d'eux. C'est ainsi, pour le citer encore, que Denis faisait jeter aux carrières le poète Philoxène, parce que, chargé de corriger une tragédie du monarque, il avait tout effacé depuis le premier mot jusqu'au tiret final. De même Philippe, attendu qu'il n'avait commencé à étudier que fort tard, montra toujours en ces matières une médiocrité, et en même temps une présomption qu'il ne portait pas ailleurs. Aussi rapporte-t-on qu'un jour il disputait avec un joueur de cithare sur la manière de toucher l'instrument, et il croyait l'avoir confondu. L'autre se contenta de sourire doucement et de lui dire :

«Au Ciel ne plaise, Seigneur, que vous en sachiez plus que moi là-dessus!»

II. Mais Alexandre distinguait dans quelles circonstances il devait rester spectateur ou auditeur, dans quelles autres il devait se constituer champion et payer de sa personne. Il s'exerçait sans relâche à conquérir la supériorité des armes, à être, pour employer l'expression d'Eschyle :

« Un vigoureux guerrier, terreur de ses rivaux ».

C'était un art qu'il tenait de ses ancêtres, des AEacides, d'Hercule. Quant aux autres talents, il les honorait sans prétendre y exceller. Il en appréciait le mérite et le charme; mais cette séduction n'alla jamais au point de lui en inspirer le goût. Il y avait de son temps deux acteurs tragiques, Thessalus et Athénodore, qui se disputèrent un jour le prix de leur art. Les rois de Chypre avaient fait les frais du spectacle, et les juges furent choisis parmi les généraux les plus estimés. Athénodore fut vainqueur :

«J'aurais mieux aimé» dit Alexandre, « perdre une moitié de mon royaume que de voir Thessalus vaincu. »

Cependant il n'intervint pas auprès des juges et ne blâma pas leur décision, pensant que s'il devait imposer sa loi à tous, il devait subir celle de la Justice. Un poète comique de la ville de Scarphée, nommé Lycon, avait introduit dans une de ses pièces un vers où il formulait une requête. Le prince sourit, et lui donna dix talents. Entre autres musiciens il avait à sa suite un certain Aristonicus, qui, étant venu à son secours dans une mêlée, périt après avoir combattu de la manière la plus brillante. Il voulut qu'on lui élevât une statue en bronze, et qu'elle fût placée dans l'enceinte des jeux Pythiques, tenant une lyre d'une main et de l'autre une lance en arrêt. C'était là, non seulement honorer le guerrier, mais encore rendre hommage à la musique, comme à un art qui fait des gens de coeur, et qui, plus que tous, remplit d'ardeur et d'enthousiasme les âmes bien dirigées. Du reste, lui-même, un jour qu'Antigénidas jouait l'air «des chars», il se sentit le coeur tellement transporté et enflammé que, par un soudain élan, il se jeta sur ses armes placées auprès de lui, et les saisit entre ses mains, justifiant par son exemple ce refrain des Spartiates :

« Par ses nobles accords la lyre invite aux armes. »

Le peintre Apelle et le statuaire Lysippe vivaient aussi du temps d'Alexandre. Le statuaire l'avait peint en porte-foudre sous des traits si frappants et avec tant de vérité, qu'on disait que des deux Alexandres, celui de Philippe était invincible, et celui d'Apelle, inimitable. Pour Lysippe il jeta le premier en fonte la statue du monarque, avec le visage tourné vers le ciel, et la tête un peu penchée, selon l'attitude ordinaire d'Alexandre. Quelqu'un mit au-dessous cette inscription pleine de justesse : Regardant Jupiter, ce bronze semble dire :

« A toi les cieux; pour moi, la terre est mon empire. »

Aussi Alexandre ordonna-t-il que le seul Lysippe fit ses statues : parce que cet artiste était, à ce qu'il paraît, le seul qui pût imprimer sur le bronze le caractère du prince, et reproduire l'âme en même temps que la figure d'Alexandre. Les autres, en voulant imiter l'inflexion de son cou, la vivacité et la limpidité de son regard, ne conservaient pas ce qu'il y avait de viril et de léonin dans sa personne. Au nombre des autres artistes de ce temps-là se trouvait encore l'architecte Stasicrate. Celui-ci ne s'attachait pas à flatter la vue par le fleuri, le gracieux et la vraisemblance de ses compositions. Ses plans étaient tous grandioses, et ne pouvaient se réaliser qu'avec le concours d'une opulence vraiment royale. Etant donc venu à la cour d'Alexandre, il critiqua tous les portraits et toutes les statues du prince, déclarant que c'étaitl'oeuvre d'artisans ignobles et sans mérite.

« Mais moi,  » dit-il, « c'est dans une matière impérissable, grand roi, dans une matière animée, et assise sur des bases éternelles, que j'ai résolu de tailler votre image. Cette matière, c'est le géant de la Thrace, c'est l'Athos. Je le prendrai à l'endroit où il est le plus élevé et domine le plus au loin, à l'endroit où sa largeur et sa hauteur offrent entre elles le plus de symétrie. J'y trouverai des membres avec leurs proportions et leurs distances; et j'en pourrai faire, à votre image, une statue qu'on appellera Alexandre, et qui sera bien réellement lui. De ses pieds elle touchera la mer : l'une de ses mains portera dans sa paume une ville capable de renfermer dix mille habitants, l'autre tiendra une urne d'où s'échappera en ondes intarissables un fleuve allant se jeter dans la mer. Arrière donc, et l'or et le bronze, et l'ivoire; arrière le bois, les couleurs, et tous ces matériaux mesquins, qui s'achètent, qui peuvent être dérobés et fondus ! Nous les rejetons.»

En entendant ces paroles Alexandre, émerveillé du génie et de la hardiesse de Stasicrate, lui donna beaucoup d'éloges; mais il dit :

« Laisse l'Athos demeurer à la place qu'il occupe. C'est assez, qu'il rappelle l'extravagance d'un seul monarque. Pour être vu, j'aurai le Caucase, les monts Emodiens, le Tapas et la mer Caspienne : ce seront là autant d'images de mes exploits. »

III. Mais, de par les Dieux, j'y consens; admettons qu'un tel ouvrage eût été accompli et présenté aux regards. Est-il quelqu'un qui, en le voyant, eût pensé que c'était le hasard qui l'avait créé, qui en avait disposé la forme, l'ensemble et le coup d'oeil ? Non, sans doute. Que dira-t-on de l'Alexandre Porte-foudre, de l'Alexandre Porte-lance? Eh bien donc : il sera impossible que l'art n'ait pas, à l'exclusion de la Fortune, présidé à la confection d'une statue colossale dans laquelle l'or, le bronze, l'ivoire, les plus riches matériaux auront été prodigués et mis en oeuvre; et d'autre part, un grand homme, que dis-je! le plus grand qui ait jamais paru, on admettrait qu'il ait été, sans le concours de la Vertu, créé, accompli par la Fortune, comme si cette dernière s'était chargée de fournir les armes, l'argent, les villes et les chevaux! Mais ces accessoires mêmes deviennent, aux mains de qui ne sait pas s'en servir, un vrai danger : loin de constituer une force et un ornement, ils ne servent qu'à démontrer l'impuissance et la petitesse. Car Antisthène a dit avec raison,

«qu'il faut souhaiter à ses ennemis tous les biens du monde, excepté la vaillance, attendu que les biens deviennent le partage, non pas de ceux qui les possèdent, mais de ceux qui savent les dominer».

C'est encore à cause de cela, dit-on, que la nature ayant fait du cerf un animal des plus timides, lui a donné pour sa défense des cornes merveilleusement grandes et aiguës. Elle nous enseigne par là, qu'il ne sert à rien d'être fort et bien armé, si l'on ne peut faire preuve ni de résistance ni d'audace. Ainsi pareillement, la Fortune met souvent à la disposition d'hommes lâches et privés de raison une puissance et une autorité dont ils font l'usage le plus honteux. Mais ce n'en est que plus honorable pour la Vertu : rien n'établit mieux son existence; rien ne prouve plus clairement qu'elle constitue seule la grandeur et la beauté d'un héros. Epicharme l'a dit avec vérité : c'est l'esprit qui voit, l'esprit qui entend; tout autre élément, tout ce qui est dénué de raison, se trouve être aveugle et muet. Les sens paraissent, il est vrai, avoir leurs attributions particulières ; mais c'est l'esprit qui les utilise, et fait d'eux un ornement. L'esprit est le vainqueur, le maître, le roi; le reste, aveugle, muet, inanimé, n'est, sans la vertu, qu'un poids accablant et ignominieux. Les faits sont là pour le prouver. Maîtresse du même trône, du même empire, Sémiramis, qui n'était qu'une femme, équipait des flottes, armait des phalanges, bâtissait des Babylones, faisait le tour de la mer Rouge, subjuguait l'Éthiopie et l'Arabie. Au contraire Sardanapale, un homme, filait de la pourpre au fond de ses appartements, couché, les pieds en l'air, parmi ses concubines; et quand il fut mort, on lui éleva une statue en pierre, qui le représentait dansant tout seul à la manière barbare, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête; au bas on plaça cette inscription :

«Bois, mange, fais l'amour : tout le reste n'est rien.»

Cratès ayant vu une statue d'or élevée en pleine ville de Delphes à la courtisane Phryné, s'écria,

«que c'était un trophée dressé par les Grecs à leur propre intempérance.»

Il en est de même de Sardanapale : à considérer sa vie ou son tombeau, (car c'est tout un, ce me semble), on pouvait dire que c'était là un trophée élevé aux faveurs que prodigue la Fortune. Mais quoi! Souffrirons-nous qu'après un Sardanapale la Fortune touche à Alexandre, et qu'elle s'arroge une part de cette grandeur et de cette puissance ? Que lui donna-t-elle de plus que ce qu'avaient reçu d'elle les autres rois : à savoir, que des armes, des chevaux, des traits, de l'argent, des soldats? Or je mets la Fortune au défi de faire avec ces objets un grand homme d'Aridée, de faire un grand homme d'Amasis, d'Ochus, d'Oarsès, de Tigrane l'Arménien, de Nicomède le Bithynien, dont l'un, jetant son diadème aux pieds de Pompée , perdit honteusement sa couronne, devenue une vile dépouille, et dont l'autre, Nicomède, s'étant fait raser la tête et s'étant coiffé du piléus, se proclama lui-même affranchi des Romains.

IV. Disons donc que la Fortune amoindrit les hommes, qu'elle les rend timides et pleins de sentiments bas, mais qu'il serait injuste de mettre la lâcheté sur le compte de l'infortune, ou le courage et la prudence sur le compte du bonheur. Le règne d'Alexandre rehaussa le rôle de la Fortune: car en lui nous la voyons glorieuse, invincible, magnanime, modérée, bienveillante. Puis, aussitôt qu'il vint à lui manquer, elle sentit, comme le remarque Léosthène, son propre pouvoir aller au hasard et succomber. Elle ressemblait au Cyclope qui, après avoir perdu son oeil, avance les mains dans toutes les directions, sans les porter vers aucun but : tant, malgré sa grandeur, elle tournoyait sur elle-même, marchant dans le vide et chancelant parce qu'elle avait perdu celui qui la dirigeait! Ou plutôt, comme les cadavres desquels la vie s'est retirée n'ont plus rien qui entretienne la solidité et la cohésion de leurs parties, comme toutes se déplacent, se dissolvent, s'en vont et disparaissent; de même le pouvoir, quand Alexandre l'eut laissé, expirait au milieu des convulsions et des soubresauts d'une agonie fiévreuse. Les Perdiccas, les Méléagre, les Séleucus, les Antigone, étaient en quelque sorte ses derniers souffles de chaleur et les dernières palpitations qui se promenaient et ondulaient encore. Cette puissance finit par tomber complétement en décomposition et en pourriture; et elle fit éclore autour d'elle comme une vermine de rois ignobles et de généraux qui n'avaient que le souffle. Du reste, Alexandre semblait l'avoir prévu. Un jour qu'Héphestion et Cratère se disputaient, il réprimanda vivement le premier :

«Où serait ta puissance» lui dit-il, «et que ferais-tu si l'on t'enlevait Alexandre ?»

Pour moi, je n'hésiterai pas à dire à la Fortune de ce temps-là :

« Quelle aurait été ta grandeur, ta gloire, ta puissance, ta prétention de rester invincible, si l'on t'avait enlevé ton Alexandre? Autrement dit, si l'on t'avait enlevé son expérience militaire, le noble emploi qu'il faisait de ses richesses, sa modération au milieu de tant de luxe, son intrépidité durant la bataille, sa clémence après la victoire? Fais, si tu le peux, un autre monarque qui atteigne à la même grandeur que lui sans employer ses richesses à faire des heureux, sans affronter les périls à la tête des armées, sans honorer ses amis, sans être plein de commisération envers les prisonniers, sans conserver la modération au milieu des plaisirs , sans déployer, lorsqu'il le faut, une infatigable vigilance, sans être tout disposé à concéder la paix après une victoire, sans rester humain dans les succès ! Quel mortel sera grand au sein du pouvoir absolu, s'il y porte des sentiments bas et vicieux ? Que l'on ôte la vertu à un homme heureux, et partout il se montrera petit : il le sera dans les bienfaits par sa mesquinerie, dans les fatigues par sa mollesse, dans le culte des Dieux par sa superstition; dans ses rapports avec les hommes vertueux par sa jalousie, avec les gens de coeur par la crainte qu'ils lui inspirent, avec les femmes par son amour de la volupté. Comme les méchants artistes, en plaçant sur de magnifiques piédestaux leurs petites statues, ne font que mieux ressortir l'exiguïté de l'oeuvre ; de même, quand la Fortune élève un petit esprit à une position supérieure et sur un brillant théâtre, elle ne fait que signaler davantage à l'attention et au mépris les incertitudes et les hésitations de cette tête légère.

V. Ainsi donc, ce n'est pas dans la possession des biens que consiste la grandeur, c'est dans leur emploi : puisque des enfants au maillot héritent du trône et de la puissance de leurs pères. Ainsi arriva-t-il à Charillus, que Lycurgue porta dans son berceau jusqu'à la salle des repas en commun et proclama roi de Sparte en remplacement de lui-même. De quel côté était la grandeur ? Certes, ce n'était pas du côté de cette faible créature, mais du côté de Lycurgue, qui lui restituait l'héritage paternel au lieu de se l'approprier et de l'en priver. Comment trouver quelque grandeur chez Aridée qui, à peine sorti du berceau, fut enveloppé dans la pourpre comme dans des langes par Méléagre, et placé par lui sur le trône d'Alexandre? Toute la gloire est pour Méléagre : et grâce à lui l'on put voir, durant un espace de peu de jours, comment les hommes sont rois par la vertu et comment ils le sont par la Fortune. A un vaillant champion de la royauté Méléagre donna pour successeur un semblant de roi; ou plutôt, comme sur une scène de théâtre, il promena le sceptre du monde en le mettant aux mains d'un personnage muet. A entendre le poète, « L'homme impose la charge, et la femme la porte. » On pourrait dire, au contraire, qu'une femme et un enfant ont qualité pour recevoir et pour déférer à un autre la puissance, la richesse et l'autorité. Voyez Oarsés et Darius : l'eunuque Bagoas prend la couronne des Perses et la leur met sur la tête. Mais pour soutenir une grande puissance quand on l'a reçue, pour en régler l'exercice sans en être écrasé, sans fléchir sous le poids et l'importance des affaires, il faut avoir la vertu, l'intelligence et la résolution d'un homme de coeur, tel que l'était Alexandre. Il y en a qui lui reprochent de s'être enivré et d'avoir aimé le vin. Mais ce n'en est pas moins un grand homme. Dans les affaires il savait être sobre. S'il fut grisé, s'il fut échauffé, ce ne fut jamais par le pouvoir et l'autorité absolue; tandis que les autres n'y ont pas plus tôt eu goûté et n'en ont pas plus tôt approché leurs lèvres, qu'il leur est impossible de se maîtriser :

« Combien de méchants gorgés de richesses
Ou comblés d'honneurs, s'en vont étalant,
Parvenus d'hier, un faste insolent! »

Clitus, pour avoir coulé bas trois ou quatre galères grecques auprès d'Amorgos, fut proclamé Neptune, et il portait un trident. De Démétrius, à qui la Fortune ne départit qu'un mince lambeau de l'empire d'Alexandre , on disait que c'était

« un Dieu ici-bas descendu. »

Ce n'étaient pas des ambassades, mais des processions que lui députaient les villes, et ses réponses étaient appelées des oracles. Lysimaque qui avait pris la Thrace, c'est-à-dire un petit bout d'un vaste empire, en était venu à cet excès de dédain et d'impudence, qu il disait :

«Maintenant, les Byzantins accourent vers moi, quand ma pique touche le ciel.»

A quoi Pasiadès, de Byzance, qui se trouvait là, répondit:

«Faisons retraite, de peur qu'il ne crève le ciel avec le fer de sa pique.»

Et encore, pourquoi parler ainsi de ces princes ? Il leur était permis d'être fiers à cause d'Alexandre; mais que penser d'un Cléarque qui, devenu tyran d'Héraclée, portait toujours à la main un carreau, et appelait un de ses fils «la Foudre»? Citerai-je Denys-le-Jeune? Il se donna le titre de fils d'Apollon dans l'inscription que voici :

« Je suis fils d'Apollon et d'une Dorienne ».

Or son père avait mis à mort dix mille citoyens, et même davantage ; ce père avait, par jalousie, livré son propre frère aux ennemis; il n'avait pas attendu que leur mère, accablée de vieillesse, terminât le peu de jours qui lui restaient encore à vivre, et il l'avait étranglée. Ce qui ne l'empêcha pas d'écrire dans une tragédie de sa composition

« Toujours la tyrannie enfante l'injustice »

; ce qui ne l'empêcha pas d'appeler ses trois filles «Vertu, Sagesse, Justice». Certains rois se firent donner les noms de Bienfaisants, de Victorieux, de Sauveurs, de Grands. De tels autres les mariages se succédaient sans interruption : ils faisaient de leurs palais des haras où ils passaient la journée, comme des chevaux lâchés au milieu de juments. Parlerai-je de ces enfants qu'ils déshonoraient ? de ces prêtres châtrés avec lesquels ils jouaient du tambours? de ces parties interminables de jeux de dés? de ces concerts exécutés sur les théâtres? de ces nuits passées à à souper? de ces journées qui n'étaient pas assez longues pour leurs dîners ? On ne finirait pas, si l'on entreprenait des récits de ce genre.

VI. Au contraire, Alexandre dînait à la pointe du jour, et il dînait assis. Il ne soupait que fort avant dans la soirée. Jamais il ne buvait sans avoir offert de sacrifice aux Dieux. Quand il jouait aux dés, et avec Médius, c'est qu'il avait la fièvre. Ses délassements consistaient à s'apprendre, dans les marches, à tirer de l'arc et à descendre d'un char. Etant devenu amoureux de Roxane, il l'épousa et ne lui donna point de rivales. S'il s'unit ensuite avec Statira, fille de Darius, c'est qu'il importait aux intérêts de son trône et de sa puissance que les deux nations se rapprochassent au moyen des deux familles. Mais il fut autant vainqueur des autres Persanes par sa continence, qu'il le fut des Perses par sa bravoure. Il n'en vit aucune malgré elle ; et celles qu'il vit, il montra pour elles plus d'indifférence que pour celles qu'il n'avait pas vues. Plein de douceur à l'égard de tous les autres, il ne témoignait de dédain qu'envers ceux que signalait leur beauté. Pour ce qui est de la femme de Darius, dont les attraits étaient des plus séduisants, il ne voulut pas entendre une fois louer ses charmes devant lui ; et quand elle mourut, il lui fit des funérailles si magnifiques, il la pleura avec tant d'effusion, que cette sensibilité donna lieu de douter de sa vertu et que l'on accusa comme criminelle la bonté de son coeur. Darius, pour sa part, avait été alarmé en songeant à la puissance et à la jeunesse du vainqueur : car il était un de ceux qui persistaient encore à penser que les succès d'Alexandre étaient dus à la Fortune. Mais quand il eut reconnu la vérité, grâce aux épreuves nombreuses qu'il fit de toutes parts :

«Ah !» dit-il, «les Perses ne sont point tombés si bas, et l'on ne peut pas dire que nous soyons si poltrons et si lâches, puisqu'il a fallu un tel conquérant pour nous abattre ! Sans doute je demande aux Dieux qu'ils me soient prospères et que je sorte victorieux de la lutte, mais c'est afin que je puisse surpasser Alexandre en générosité. Oui, mon ambition, mon désir, c'est de l'emporter en clémence sur un tel adversaire. Mais si ma dynastie s'en va, ô Jupiter protecteur de la Perse, ô vous dieux tutélaires des couronnes, que sur le trône de Cyrus nul autre ne s'assoie qu'Alexandre !»

C'était là une manière d'adopter Alexandre à la face des Dieux.

VII. Voilà comme l'on triomphe par la Vertu. Attribuez, si vous voulez, à la Fortune la victoire d'Arbèles, la conquête de la Cilicie, et les autres succès qui furent l'ouvrage de la force et de la guerre. Ce fut la Fortune qui fit tomber de- vant lui les remparts de Tyr, la Fortune qui lui ouvrit l'Égypte; ce fut grâce à elle qu'Halicarnasse succomba, que Milet fut prise, que Mazée abandonna et évacua l'Euphrate, que les plaines de la Babylonie furent jonchées de morts. Mais certes il ne dut pas à la Fortune de se maintenir modéré et tempérant. Ce ne fut pas la Fortune qui le rendit inaccessible aux séductions de la volupté, invulnérable aux passions : son âme étant comme une citadelle solidement fermée où il se garantissait contre de tels ennemis. Or ce furent là les moyens par lesquels il vainquit Darius: le reste n'était qu'abatis d'armes et de chevaux, que combats, que carnages, que déroutes d'hommes. Mais dans la grande, dans l'incontestable victoire, Darius eut le dessous. Il plia quand il s'agit de vertu, de magnanimité, d'énergie, de justice; et il resta confondu d'admiration devant ce héros de qui ne triomphaient ni les voluptés, ni les fatigues, et qu'on ne pouvait vaincre en bienfaits. Au milieu des boucliers, des lances, des cris militaires, du conflit des armes, c'étaient des combattants invincibles que Tarrias fils de Dinomène, qu'Antigène le Pellénien, que Philotas, fils de Parménion ; mais devant les voluptés, devant les femmes, devant l'argent et l'or ils n'étaient en rien supérieurs à leurs prisonniers. Que fit par exemple Tarrias? Alexandre libérait de leurs dettes les Macédoniens et satisfaisait les créanciers de chacun d'eux. Tarrias déclara de fausses dettes, et devant le bureau où l'on payait il produisit un individu qui se donna pour son créancier. Le mensonge ayant été découvert, peu s'en fallut qu'il ne se donnât lui-même la mort. Mais Alexandre, qui en fut informé, le renvoya de l'accusation, et lui permit de garder l'argent. Il n'avait pas oublié que quand Philippe assiégeait Périnthe, ce Tarrias, ayant été blessé d'un coup de flèche dans l'oeil, ne s'était pas mis entre les mains des médecins et n'avait pas consenti qu'on arrachât le fer de sa blessure avant que les ennemis eussent été mis en fuite. Pour Antigène, comme on renvoyait en Macédoine ceux qui étaient malades ou mutilés, il s'était glissé et fait inscrire parmi eux. On reconnut qu'il n'avait aucun mal et qu'il avait simulé une infirmité. Cette conduite d'un brave officier couvert de blessures fit de la peine à Alexandre, qui en demanda le motif. Antigène avoua qu'il était amoureux d'une femme nommée Télésippa, et qu'il avait voulu la suivre jusque sur mer à son départ, n'ayant pas la force de se séparer d'elle.

«Mais à qui donc appartient cette femme»,

dit Alexandre,

«et à qui faut-il s'adresser? »

Antigène répondit qu'elle était de condition libre :

«Eh bien,» dit le prince, «à force de libéralités et de promesses, déterminons-la donc à rester.»

Tant il avait plus d'indulgence pour les faiblesses amoureuses des autres que pour les siennes propres ! Parlons enfin du fils de Parménion, de Philotas, chez lequel il y eut, en quelque sorte, intempérance de vices. Parmi les captifs pris à Damas se trouvait une jeune femme de Pella, nommée Antigone. Elle avait été prise une première fois par Autophradate lorsqu'elle avait débarqué en Samothrace. Elle était fort belle, et dès que Philotas l'eut connue, elle le posséda sans partage. Ce coeur de fer se trouvait amolli : l'ivresse amoureuse lui enlevait le libre usage de sa raison. Il n'avait rien de fermé pour elle, et il lui confiait une grande partie de ses pensées les plus secrètes :

«Qu'aurait été Philippe sans Parménion, »

disait-il à cette femme,

«que serait Alexandre à son tour sans Philotas? Que deviendraient ces histoires d'Ammon, de serpent mystérieux, si nous montrions de la mauvaise volonté ?»

Tous ces propos, Antigone les confiait à une de ses amies, et la femme les reportait à Cratère. Ce dernier ménagea une entrevue secrète entre Antigone même et Alexandre. Le prince ne la toucha pas, et s'abstint de toute tentative auprès d'elle; mais par son entremise il sut son Philotas par coeur, et il le perça tout entier à jour. Néanmoins, durant un espace de plus de sept années il ne laissa deviner à personne sa méfiance, qu'il renfermait en lui-même. Il ne se révéla ni dans le vin quand il s'enivrait, ni dans la colère, sa passion habituelle , ni dans ses épanchements affectueux avec Héphestion à qui il confiait tout, avec qui il partageait tout. On rapporte, à ce dernier propos, qu'un jour il venait de décacheter une lettre où sa mère lui mandait des choses fort secrètes. Il la lisait tout bas et seul, lorsqu'Héphestion, la tête doucement avancée, se mit à lire avec lui. Il n'eut pas la force de le lui défendre; seulement il ôta son anneau, et le mit sur la bouche du jeune homme.

VIII. Mais ce serait à y renoncer, si l'on voulait reproduire tous les faits qui prouvent le noble et royal emploi qu'Alexandre faisait de son autorité. Car s'il a été grand par la Fortune, il l'a été davantage encore pour avoir su noblement user des faveurs de cette déesse ; et plus on louera en lui la prospérité, plus on rehaussera le mérite par lequel il sut en être digne. Quoi qu'il en soit, je passe à la première période de son agrandissement, aux causes qui développèrent sa puissance; et je veux chercher la part qu'y eut la Fortune, puisque la Fortune, dit-on, fit la grandeur d'Alexandre. Comment donc, par Jupiter, ne lui épargna-t-elle pas les blessures, les flots de sang, la fatigue des expéditions ? Pourquoi ne fut-ce pas le hennissement d'un cheval qui le fit asseoir sur le trône de Cyrus, comme s'y asseyait avant lui Darius fils d'Hystaspe ? Pourquoi ne dut-il pas le sceptre aux caresses prodiguées à un autre homme par une épouse, comme Xerxès dut le sien à celles d'Atossa flattant Darius ? Le diadème royal vint-il le trouver à sa porte, comme il arriva pour Parysatis, à qui Bagoas l'apporta ? N'eut-il qu'à quitter la robe d'astande pour revêtir le costume royal et se coiffer de la tiare droite ? Fut-ce soudainement et contre toute attente, fut-ce par la décision du sort qu'il devint roi de l'univers entier, comme à Athènes le sort désigne les thesmothètes et les archontes? Voulez-vous savoir comment on vient à être roi par hasard ? Jadis, en Argos, la race dans laquelle de temps immémorial se prenaient les rois, la race des Héraclides s'éteignit. On se mit en quête, on interrogea l'oracle ; et le dieu répondit qu'un aigle donnerait les indications nécessaires. A quelques jours de là un aigle apparut dans les airs ; il plana sur la demeure d'un certain Egon, finit par s'y abattre, et l'on choisit Égon pour roi. Second exemple. A Paphos, le souverain se montrait injuste et cruel. Alexandre le détrôna, et il cherchait un autre rejeton de la famille des Cinyrades, que l'on croyait déjà épuisée et éteinte. On lui dit qu'il en restait encore un, homme pauvre et obscur qui, négligé de tous, vivait de la culture de son jardin. Quand ceux qui avaient été envoyés à sa recherche furent arrivés près de lui, ils le trouvèrent puisant de l'eau pour ses légumes. Quel ne fut pas son trouble, lorsque les soldats mirent la main sur lui et lui enjoignirent de marcher ! Conduit devant Alexandre avec son grossier sarreau, il est proclamé roi, il est revêtu de la pourpre, et mis au nombre de ceux que l'on appelle «compagnons du souverains» ; il se nommait Alynome. Voilà comment le hasard fait les rois : il les dépouille de leurs vêtements pour leur en donner de nouveaux, il les inscrit sous un autre nom : rien n'est plus promptement, plus facilement exécuté, sans que ces rois improvisés s'y attendent ou l'espèrent.

IX. Alexandre, au contraire, remporta-t-il jamais quelques grands succès sans les avoir mérités? En fut-il un seul qu'il n'achetât au prix de ses sueurs et de son sang ; un seul qui lui fût gratuitement concédé, qui ne lui coûtât de grandes fatigues? Il but à des fleuves teints de sang; il en franchit d'autres sur des ponts de cadavres. Pressé par la faim, il mangea la première herbe venue. Il pénétra chez des nations englouties sous des monceaux de neige, dans des villes cachées au fond de la terre. Il traversa des mers qui combattaient contre lui. Il fit route dans les sables arides de la Gédrosie et de l'Arachosie, voyant des herbes et des plantes au fond des eaux avant d'en voir à la surface du sol. S'il était permis d'interpeller la Fortune comme on interpellerait une créature humaine, et de prendre devant elle, avec liberté, la défense d'Alexandre, n'aurait-on pas le droit de lui dire :

« Où et quand as-tu ouvert la voie aux exploits d'Alexandre? Cite une roche qu'il ait prise, grâce à toi, sans effusion de sang ; une ville que tu lui aies livrée sans garnison ; une phalange qui ne fût complétement armée. Eut-il affaire à un monarque insouciant, à un général peu soigneux, à des sentinelles endormies? Non : pour lui jamais de fleuve facile à franchir, jamais d'hiver tempéré, jamais d'été supportable. Va-t-en trouver Antiochus, fils de Seleucus, Artaxerce, frère de Cyrus; va-t-en près de Ptolémée Philadelphe. Voilà des princes que, du vivant de leurs pères, ceux-ci proclamèrent rois, voilà des princes qui remportèrent des victoires sans larmes, qui passèrent toute leur vie à donner des fêtes et des représentations théâtrales. Tous, sans en excepter un seul, ils vieillirent sur leur trône au sein de la félicité. Au contraire, regarde Alexandre; et, à défaut d'autres indices, vois ce corps transpercé de blessures depuis la tête jusqu'aux pieds. Est-il assez entamé, assez tailladé par les coups des ennemis, qui font jouer contre sa personne

« Et la lance, et l'épée, et les quartiers de rocs »!

Au Granique un cimeterre lui fend le casque jusqu'à ses cheveux; à Gaza il a l'épaule frappée d'une flèche; à Maracande un javelot lui traverse la cuisse, et telle est la violence de ce coup que l'os de la jambe en est brisé et sort par la blessure ; en Hyrcanie, il reçoit une pierre au cou, et sa vue en est affaiblie au point que durant plusieurs jours il craint de devenir aveugle. Chez les Assacans, un javelot indien l'atteint au talon : c'est alors qu'il dit en souriant à ses flatteurs :

« C'est bien du sang, et non pas
Cette liqueur qui court dans les veines des dieux ».

A Issus, au rapport de Charès, il reçut dans la cuisse un coup d'épée que lui asséna le roi Darius en se mesurant avec lui ; et après cette rencontre il écrivit, tout simplement et avec une parfaite sincérité, à Antipater :

«Il m'est arrivé de recevoir aussi un coup d'épée dans la cuisse. Mais c'est une blessure qui n'a rien eu de fâcheux, ni dans le moment même, ni pour la suite. »

Chez les Malliens un javelot de deux coudées de longueur perfora sa cuirasse et pénétra à travers sa poitrine pour ressortir par le haut du cou, comme le raconte l'historien Aristobule. Au passage du Tallais, où il combattait les Scythes et où il les culbuta, il les poursuivit à cheval l'espace de cent cinquante stades, bien que tourmenté cruellement par la dyssenterie.

X. «Courage donc, Fortune ! Tu grandis Alexandre et tu fais de lui un géant, lorsque tu le cribles de toutes parts, lorsque tu le bats en brèche, lorsque tu transperces chaque partie de son corps. Tu ne te conduis pas comme Minerve, qui détournait sur les pièces les plus solides de l'armure le javelot lancé contre Ménélas : la cuirasse, le ceinturon, le baudrier de celui qu'elle favorisait amortirent la force du coup ; la peau ne fut qu'effleurée, et à peine aurait-on pu dire qu'il y eût effusion de sang. Mais toi, Fortune, tu présentes aux javelots les membres d'Alexandre nus et complétement découverts ; tu fais pénétrer les coups jusqu'à l'os; tu fais le tour de son corps ; tu assiéges ses yeux et ses jambes ; tu l'entraves quand il poursuit l'ennemi ; tu lui arraches ses victoires par lambeaux; tu ruines ses espérances. Pour moi, il me semble qu'aucun monarque n'a plus cruellement éprouvé les rigueurs de la Fortune, quoiqu'elle se soit appesantie sur plusieurs d'entre eux avec bien de la rage et de la jalousie. Mais elle a frappé et anéanti les autres comme aurait fait la foudre, tandis que sa haine contre Alexandre a été d'une opiniâtreté, d'un acharnement que rien n'a pu vaincre. On eût dit qu'elle se mesurait avec Hercule. Quels Typhons, quels géants monstrueux ne suscita-t-elle pas contre le héros macédonien pour lui faire la guerre ! Quelles villes ennemies ne fortifia-t-elle pas en les approvisionnant d'armes, en les entourant de fleuves profonds, de précipices escarpés, en associant à leur défense des animaux étrangers et d'une force extraordinaire ! Que si Alexandre n'avait pas été doué de la plus grande énergie, s'il n'avait pas puisé dans sa vertu sublime les plus généreuses inspirations pour se roidir contre la Fortune, n'aurait-il pas succombé sous le découragement au milieu de tant de batailles à soutenir, de tant de troupes à équiper, de tant de siéges, de tant de poursuites à continuer, de tant de défections, de tant de haines, de tant d'assauts des différentes nations, de tant de révoltes de rois qui secouaient son joug, rois de Bactriane, rois de Maracande, rois de Sogdiane? Au milieu de tant de peuples inconstants et perfides, la guerre était comme une hydre dont il coupait toujours les têtes et dont les têtes toujours renaissaient.

XI. Je vais avancer une proposition qui, pour sembler étrange, n'en est pas moins vraie. Il s'en fallut de peu que la Fortune ne fît perdre à Alexandre le titre de fils d'Ammon. En effet, jamais mortel issu d'un Dieu n'eut à subir des luttes aussi périlleuses, aussi pénibles, aussi ardues, si l'on excepte Hercule fils de Jupiter? Et encore, c'était un homme, un seul homme qui, dans ses emportements, imposait à Hercule l'ordre de détruire des lions, de poursuivre des sangliers sauvages, de mettre en fuite certains oiseaux, voulant qu'il ne lui restât pas le loisir de consommer des exploits plus grands, de châtier les Antées, de mettre une fin aux meurtres dont se souillaient les Busiris. Mais qui donc condamnait Alexandre à un travail de roi, à un travail de Dieu, à un travail qui ne devait jamais avoir de terme? C'était la Vertu. Il ne s'agissait pas pour le héros macédonien de se faire apporter de l'or sur des milliers de chameaux, de réunir autour de soi le luxe de la Médie, des tables somptueuses, des femmes, les vins de la Chalybonie, les poissons de l'Hyrcanie. Non : il lui fallait associer tous les hommes aux bienfaits d'une même civilisation, les soumettre à une seule autorité, les accoutumer à un genre de vie uniforme. C'était chez lui, du reste, un désir inné, qui, se manifestant dès son enfance, se fortifia et s'accrut constamment. Des députés étaient venus de la part du roi de Perse à la cour de Philippe. Ce prince était en voyage, et Alexandre les reçut. Il leur prodigua les démonstrations de la plus affectueuse hospitalité; mais il ne leur adressa aucune question d'enfant, comme d'autres faisaient. Il ne leur parla ni de la fameuse vigne, aux grappes d'or, soutenue par des arbres, ni de ces jardins suspendus, ni de la magnificence des costumes de leur souverain. Il s'attacha exclusivement à ce qui constituait la force de l'empire : il voulait savoir de quel nombre d'hommes se composaient les armées persanes, à quel endroit se plaçait le souverain dans les batailles quand il en livrait. A l'exemple du sage Ulysse qui demande:

« Où paissent ses chevaux? Où place-t-il ses armes? »

Alexandre s'enquérait des chemins les plus abrégés qui conduisent de la mer dans l'intérieur de la Perse. Aussi ses hôtes étaient émerveillés, et ils disaient : « Cet enfant sera un grand roi, tandis que le nôtre n'est que riche. » Mais lorsqu'à la mort de Philippe il commença le cours glorieux de ses expéditions, et qu'ardent à réaliser ses espérances, à faire réussir ses préparatifs, il se jeta résolûment sur l'Asie, ce fut alors que devant ses pas se dressa soudain la Fortune. Elle voulut le détourner de sa route et le tirer en arrière, multipliant autour de lui les embarras, et lui opposant mille obstacles qui devaient le retarder. Elle commença par soulever contre lui les Barbares dont il était le voisin, en organisant les guerres d'Illyrie et des Triballes. Entraîné jusque dans le pays des Scythes, sur les bords du Danube, il fut contraint par elle de suspendre les opérations qu'il méditait contre les provinces d'en haut, pour courir ailleurs et soumettre toute une autre contrée au milieu de périls et de combats terribles. Ce ne fut donc que plus tard qu'il put recueillir son élan, et entreprendre de nouveau l'expédition en Perse. Mais cette fois encore il eut affaire à la Fortune, qui lança contre lui les Thébains et lui jeta à la traverse la guerre hellénique. Contre des peuples du même sang, de la même origine que lui, il eut à soutenir, au milieu du meurtre, du fer et du feu, des luttes terribles, inévitables, et dont les résultats furent des plus désastreux. Il en sortit pourtant, et se dirigea contre l'Asie. Il n'avait des vivres que pour trente jours de marche, s'il faut en croire Phylarque, et au rapport d'Aristobule, il était réduit à soixante-dix talents. Il n'en partagea pas moins entre ses compagnons la plus grande partie des biens de son domaine et des revenus de la couronne. Perdiccas, seul, n'accepta rien de ces largesses, et lui demanda même ce qu'il se réservait :

«L'espérance,»

 répondit Alexandre. —

« Eh bien, » dit Perdiccas, « nous la partagerons ensemble : il n'est pas juste que je m'enrichisse de vos trésors, et nous attendrons ceux de Darius.»

XII. Quelle était donc cette espérance, sur la foi de laquelle Alexandre passait en Asie? Comptait-il sur des citadelles bien fortifiées en hommes et en remparts? Sur des flottes naviguant à travers les montagnes? Sur des fouets, sur des chaînes, avec lesquels il châtierait la mer, comme l'avait fait un roi barbare et insensé ? Non. Pour parler des choses hors de lui, disons qu'il s'appuyait sur une armée très peu nombreuse, mais qu'animaient de nombreux amours-propres, l'émulation de lieutenants à peu près du même âge, des rivalités de gloire et de mérite entre ses compagnons et c'était au dedans de lui-même qu'il concentrait ses plus grandes espérances : je veux dire par là, qu'Alexandre comptait sur sa piété envers les Dieux, sur son dévouement à ses amis, sur sa simplicité, sa modération, sa bienfaisance, sur son intrépidité en face de la mort, sa magnanimité, sur son humanité, la douceur de son commerce, sur son caractère étranger à la dissimulation, sur sa gravité dans le conseil, sa promptitude dans l'exécution, sur son amour de la gloire, son ardeur à préférer le bien et à l'accomplir. Il n'y a, en effet, ni convenance ni vraisemblance dans le portrait d'Agamemnon, tel que le trace Homère, lorsque, faisant consister la beauté du monarque dans trois éléments, le poète dite: «

Du souverain des Dieux c'est la tête divine,
On dirait Mars aux reins, Neptune à la poitrine. »

Mais s'il est vrai d'avancer que la nature d'Alexandre fut un harmonieux assemblage de toutes les vertus réunies avec complaisance par le dieu qui le créa, n'aurons-nous pas raison d'assurer, que ce héros possédait la grandeur d'âme de Cyrus, la modération d'Agésilas, l'intelligence de Thémistocle, l'expérience de Philippe, l'audace de Brasidas, l'habileté et les talents politiques de Périclès ? Remontons même plus haut dans l'antiquité. Il était plus sage qu'Agamemnon : car Agamemnon préféra une captive à sa femme légitime, et Alexandre, même avant d'être marié, respectait ses prisonnières. Il avait l'âme plus élevée qu'Achille : car Achille vendait pour un peu d'or le cadavre du fils de Priam, et lui, il consacra des sommes considérables à la sépulture de Darius. Achille, irrité contre ses amis, en recevait des présents et des largesses pour se réconcilier avec eux ; lui, quand il avait vaincu ses ennemis, les enrichissait. Il avait plus de piété que Diomède : car Diomède était tout disposé à combattre contre les Dieux, et Alexandre leur attribuait tous ses succès. Il fut plus tendrement aimé de ceux qui l'approchaient que ne l'avait été Ulysse : car si la mère de ce dernier mourut de douleur, Alexandre inspira un tel attachement à la mère même de son ennemi, qu'elle ne tarda pas à le suivre dans la tombe.

XIII. Je me résume. Si ce fut la Fortune qui fit de Solon un politique, de Miltiade un chef d'armée, d'Aristide un modèle de justice, dès lors la Vertu n'a plus rien à réaliser nulle part; elle n'est qu'un mot, un vain bruit de gloire, qui, sans aucune portée, traverse la vie ; c'est une fiction inventée par les sophistes et par les législateurs. Si, au contraire, ces grands hommes et ceux qui leur ressemblent, tout en tenant de la Fortune leur pauvreté ou leur richesse, leur faiblesse de corps ou leur vigueur, leur laideur ou leur beauté, leur longue existence ou leur mort prématurée, ont du moins eu le droit d'attribuer à leur propre vertu et à leur propre sagesse leurs titres de grands généraux, de grands législateurs, de grands rois, de grands politiques ; eh bien! dans cette hypothèse, voyons à mettre Alexandre en parallèle avec eux tous. Solon avait proclamé dans Athènes une abolition des dettes, donnant à cette mesure le titre d'exonération : Alexandre paya lui-même aux créanciers les dettes de leurs débiteurs. Périclès avait levé des impôts sur les Grecs, et avec cet argent il avait orné de temples l'Acropole : Alexandre s'étant emparé des trésors de la Perse, les envoya en Grèce, et consacra dix mille talents à bâtir des temples aux Dieux. Brasidas avait rendu son nom populaire dans la Grèce parce que, pour arriver jusqu'à Méthone, il avait traversé un camp dressé par les ennemis sur le bord de la mer : Alexandre, au siége des Oxydraques, exécute ce fameux bond, incroyable pour ceux qui en entendent le récit, effroyable pour ceux qui en furent les témoins. A peine du haut des remparts est-il tombé au milieu des ennemis, qu'il est reçu par des lances, des javelots, des épées nues. A quoi, en un pareil moment, le comparer mieux qu'à la foudre qui éclate, portée sur l'aile des vents? Oui, tel qu'un éblouissant météore, il s'abattit avec son armure qui flamboyait plus que l'éclair. Dans le premier moment de leur surprise ils tremblèrent d'effroi et reculèrent ; mais quand ils eurent reconnu qu'il était seul pour attaquer un si grand nombre d'ennemis, ils songèrent à lui résister. Dans cette circonstance la Fortune, on doit en convenir, fit éclater par de grandes et d'éclatantes preuves sa bienveillance envers Alexandre. Elle l'avait jeté dans une méchante petite place de guerre, obscure et barbare ; elle l'y tenait emprisonné et claquemuré. Les siens faisaient tous leurs efforts pour le secourir du dehors et pour pénétrer dans la citadelle. La Fortune brisa leurs échelles, qu'elle réduisit en morceaux : ils retombèrent, et se brisèrent les membres. Trois seulement parvinrent à saisir les créneaux, à se couler le long des remparts, et à se placer aux côtés de leur maître. Un d'eux devint aussitôt la proie et la première victime de l'impitoyable Déesse. Un deuxième fut transpercé de mille flèches ; et si ce n'est qu'il voyait et sentait encore, son état ne différait en rien de celui d'un trépassé. De l'autre côté des remparts, les Macédoniens s'épuisaient en assauts et en cris superflus; ils n'avaient aucune machine de guerre, aucun instrument. Dans leur rage, ils battaient les murailles avec leurs épées, ils cherchaient à les entr'ouvrir de leurs mains nues, ils voulaient en quelque sorte les dévorer. Que devenait cependant l'heureux Alexandre, que la Fortune garantissait toujours, lui servant de garde du corps? Traqué comme l'est une bête féroce dans des filets, il se trouvait seul et sans secours. Il ne s'agissait pas là de s'emparer de Suze, de Babylone ou de la Bactriane; il ne s'agissait pas de l'importante capture de Porus. Les célèbres et grandes luttes, même lorsque l'issue en est malheureuse, n'ont rien du moins qui soit humiliant. Ici au contraire la Fortune était si malveillante et si jalouse, elle montrait tant de partialité pour les Barbares, tant de haine contre Alexandre, qu'elle en voulait non seulement à la personne, à la vie de ce prince, mais encore à sa gloire, et qu'elle compromettait, autant qu'il était en elle, l'éclat de ce beau nom. Qu'Alexandre eût succombé, mordant la poussière, sur les bords de l'Euphrate ou de l'Hydaspe, c'eût été déplorable, mais non pas indigne, parce qu'il aurait été immolé après avoir soutenu une lutte contre Darius, contre des Perses accourus avec leurs chevaux, leurs épées, leurs haches, au secours de leur roi. Ou bien encore, admettons qu'au moment d'escalader les remparts de Babylone, il eût fait une chute, précipité ainsi du faîte des plus hautes espérances. Ce sort avait été celui de Pélopidas et d'Ipaminondas; leur valeur, et non leur mauvaise étoile, les avait fait périr au milieu de si grandes entreprises. Mais ici, discutons la conduite de la Fortune. Que fait-elle ? Dans un coin de pays barbare, sur les rives de je ne sais quel fleuve, et dans les murs d'une méchante petite place de guerre, inconnue, sans gloire, elle jette, elle enfouit le maître et le souverain de l'univers entier. Des armes qui n'ont rien de noble, les premiers projectiles venus, le frappent et l'accablent. Ils vont causer sa mort. En effet, un coup de hache a brisé son casque et frappé le héros à la tête ; la flèche d'un archer, traversant sa cuirasse, est venue se planter et se fixer dans les os de sa poitrine au-dessous de la mamelle. Le bois en ressort lourdement, et le fer dont il est garni présente quatre doigts de large et cinq de long. Enfin, pour comble d'indignité, pendant qu'il est occupé à se défendre contre ceux qu'il a devant lui, prévenant par son attaque et tuant de son poignard celui qui, après l'avoir blessé de loin, ose l'approcher avec une épée; pendant ce temps, dis-je, un individu accourt d'un moulin, et par derrière, lui assène sur la nuque un coup de levier qui lui fait perdre connaissance et obscurcit tous les objets autour de lui. Mais il lui restait la Vertu, qui ranima son audace, et qui inspira une héroïque ardeur à ses compagnons. Les Limnée, les Ptolémée, les Léonnatus, et tous ceux qui avaient franchi ou brisé la muraille, vinrent lui faire un rempart de leur courage, et par dévouement ils exposèrent et leurs corps, et leurs visages, et leur existence. Ce n'est pas la Fortune qui suscite en faveur des bons rois ces braves champions, jaloux de s'exposer volontairement pour leur prince à la mort et aux périls ; c'est l'amour qu'inspire la Vertu même, amour semblable au charme qui réunit et retient les abeilles autour de leur reine. Quel est celui qui, contemplant cette lutte sans la partager, n'aurait pas dit qu'il assistait à un grand combat entre la Fortune et la Vertu : combat où les Barbares obtenaient, grâce à la Fortune, une indigne supériorité, et où les Grecs, soutenus par la Vertu, résistaient au delà même de leurs forces; combat où la victoire des premiers ne pouvait être que l'ouvrage de la Fortune, d'un Génie envieux, d'une fatalité odieuse, et où les Grecs devaient attendre leur triomphe de la Vertu, de leur audace, de leur dévouement, de leur fidélité? En effet, Alexandre n'avait plus que ce dernier espoir. Entre lui et ce qui lui restait encore de ressources et de forces, à savoir ses flottes, sa cavalerie, son camp, la Fortune faisait se dresser les remparts d'une ville. A la vérité les Macédoniens mirent en fuite les Barbares et les ensevelirent sous les ruines de leurs murailles. Mais Alexandre n'y trouvait aucun avantage. On l'avait emporté avec le javelot dans son corps ; il gardait la guerre au sein de ses entrailles; l'arme fatale tenait la cuirasse attachée, clouée après le corps du héros. En vain s'efforçait-on d'arracher l'arme meurtrière de la blessure où elle avait en quelque sorte poussé des racines : le fer ne voulait pas céder la place qu'il occupait solidement dans cette poitrine et près de la région du coeur. Scierait-on la partie du bois qui ressortait? On avait peur que l'os, venant à éclater par la secousse, ne lui causât des douleurs intolérables et ne déterminât une hémorragie trop profonde. Alexandre, qui voyait tout cet embarras et ces perplexités, essaya, avec son poignard, de trancher le bois à fleur de la cuirasse; mais sa main était sans force, et l'inflammation de la blessure lui causait un engourdissement qui la paralysait. Il demande donc qu'on se mette à l'oeuvre sans crainte : c'est le blessé qui encourage ceux qui ne le sont pas. Il se fâche contre les uns parce qu'ils pleurent et sont trop émus ; les autres, il les appelle des déserteurs, parce qu'ils n'osent, dit-il, lui porter secours. Il crie à ses compagnons : « N'ayez aucunement peur de me toucher : on ne voudra pas croire que je crains peu la mort, si vous la craignez tant pour moi ?...  »