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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE LA FAUSSE HONTE.

Autre traduction

Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II , Paris, Hachette, 1870.

 

 

texte grec

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DE LA FAUSSE HONTE.

Parmi les plantes sauvages et stériles que la terre produit, il en est qui, par leur accroissement, nuisent à celles des jardins ; mais loin que le cultivateur regarde comme mauvaise la terre qui les produit, il croit au contraire qu'elles sont un signe de sa bonté et de sa fécondité. On peut dire la même chose des affections de l'âme, dont les unes, quoique mauvaises, sont l'effet d'un bon naturel , et peuvent devenir bonnes par la culture. La fausse honte est de ce nombre. Ce sentiment n'est pas mauvais en soi, mais il peut devenir une cause de corruption ; une honte excessive expose aux mêmes fautes que fait commettre l'impudence. La seule différence qu'il y ait, c'est que l'une se repent des fautes qu'elle a commises, et que l'autre s'y complaît. L'impudent n'est pas affligé d'un mal réel dont il s'est rendu coupable ; et l'homme excessivement honteux est troublé par la seule apparence du mal. Le nom propre que nous donnons à cette honte vient de ce que l'abattement qu'elle produit dans l'âme paraît jusque sur le visage, et fait que nous n'osons regarder en face ceux qui exigent de nous quelque chose. C'est ainsi qu'on a désigné par un terme particulier cette douleur profonde qui nous fait baisser les yeux. Un orateur a dit que l'impudent avait dans les yeux non des prunelles, mais des courtisanes. L'homme honteux à l'excès décèle sur son visage la faiblesse et la pusillanimité de son âme, et il déguise sous le nom de pudeur la mollesse qui le fait céder aux instances d'un homme impudent.

Caton disait qu'il aimait mieux voir les jeunes gens rougir que pâlir. Il leur apprenait par là à craindre plus le blâme que la conviction de leurs fautes, et les soupçons désavantageux plus que les dangers. Il est bon cepen-


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dant de renfermer dans de justes bornes cette crainte du blâme. Sans cela, bien des jeunes gens, redoutant les réprimandes autant que les châtiments, et n'osant soutenir le moindre reproche, trahissent leur devoir par faiblesse et par lâcheté. Il ne tant pas condamner la pusillanimité des uns, ni approuver le caractère dur et inflexible des autres, semblables à cet Anaxarque

Qui, toujours emporté, toujours dur et caustique,
Exhalait le venin de sa langue cynique.

Il vaut mieux tempérer sagement ces deux passions l'une par l'autre, ôter à l'impudence cette roideur inflexible, et à la fausse honte son excessive faiblesse. Ce tempérament, il est vrai, est difficile à trouver, et l'application en
est souvent périlleuse.

Quand un laboureur veut arracher une plante sauvage et stérile, il enfonce la bêche bien avant afin de la couper jusqu'aux racines, ou bien il y met le feu pour la détruire entièrement. Mais lorsqu'il taille un cep de vigne, un pommier ou un olivier, il y porte la main avec précaution, dans la crainte de couper quelque branche utile; de même un philosophe qui veut extirper du cœur d'un jeune homme l'envie, l'avarice, l'amour effréné des plaisirs, plantes sauvages dont on ne saurait adoucir la nature, taille dans le vif, et ne craint pas de faire une incision large et profonde ; mais veut-il appliquer le fer tranchant de la correction à une passion tendre et délicate, telle que la fausse honte, il y va avec ménagement, de peur qu'en retranchant ce qu'elle a de vicieux, il ne lui ôte ce qu'elle a de bon, c'est-à-dire la pudeur : comme souvent les nourrices, en voulant laver et nettoyer les enfants, les blessent et les écorchent.

En travaillant donc à guérir les jeunes gens de la fausse honte, évitons de les rendre méprisants, durs et inflexibles. Quand on démolit les édifices voisins d'un temple,


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(manquent les pages 560 et 561) : j'ai repris la traduction de Victor BÉTOLAUD

on laisse subsister et l'on raffermit les parties de bâtiments contiguës et voisines de ces édifices; de même il faut, en abattant la mauvaise honte, craindre de renverser avec elle ce qui s'en rapproche : à savoir, la pudeur, la convenance, la douceur, derrière lesquelles, s'y étant identifié, se glisse ce mauvais sentiment. Or l'on sait quelles séductions il exerce sur les hommes faibles, leur laissant croire qu'ils deviendront bienveillants, propres aux affaires politiques, dévoués aux intérêts communs, et non pas durs et inflexibles. Aussi les Stoïciens ont-ils tout d'abord distingué par des noms différents la pudeur, la honte, la mauvaise honte : dans la crainte que la confusion des mots ne laissât un prétexte à la mauvaise honte pour exercer ses ravages. Mais ils voudront bien nous accorder la permission d'employer ces mêmes mots sans que nous y attachions une pensée calomniatrice, ou plutôt d'en user à la façon d'Homère, et de dire :

"La honte est aux mortels nuisible autant qu'utile",

car c'est à bon droit que le poète la dit « nuisible avant de la dire «utile ». Elle n'offre d'utilité que quand la raison lui ôte ce qu'elle a d'excessif et la réduit à sa juste mesure. Avant tout, l'homme dominé par la mauvaise honte doit être persuadé qu'il est l'esclave d'une passion funeste. Or rien de ce qui est funeste ne saurait être honnête. Il ne faut pas non plus qu'il prenne plaisir au charme trop séducteur des éloges, s'il s'entend appeler homme aimable et gai, plutôt qu'homme grave, généreux et juste. Il ne faut pas que, comme le Pégase d'Euripide,

"Qui cédait en tremblant, et plus qu'on ne voulait",

plus que ne voulait Bellérophon, l'homme dominé par la fausse honte acquiesce à toutes demandes parce qu'il aura peur de paraître dur et inhumain.


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 On dit que le roi Bocchoris étant d'un caractère farouche, Isis lui envoya un serpent qui s'enroulait autour de la tête du monarque et le couvrait de son ombre afin qu'il rendît la justice avec équité. Mais la mauvaise honte, partage des hommes faibles et pusillanimes, n'a jamais l'énergie suffisante pour refuser ou contredire. Sur le tribunal où ils siègent elle leur dicte des arrêts injustes. Elle leur ferme la bouche dans les conseils; elle les oblige en bien des circonstances à parler et à agir contre leur sentiment. La volonté d'un méchant suffit pour maîtriser et dominer toujours de pareils hommes, parce que l'effronterie impose constamment à la timidité. La mauvaise honte, semblable aux terrains bas et mal consistants, ne peut repousser ou détourner aucune rencontre: elle laisse toujours accès en elle aux actes et aux sentiments les plus honteux. Elle est encore une insuffisante gardienne du jeune âge, selon le mot de Brutus, qui disait, qu'on doit avoir mal usé de sa jeunesse quand on ne sait rien refuser. La mauvaise honte est également une bien imparfaite garantie pour la chambre nuptiale et pour le gynécée : comme le montre, dans Sophocle, une femme qui, se repentant de sa faute, dit à son complice

"Pourquoi m'as-tu séduite, abusée et perdue"?

Cette honte va la première au-devant de l'intempérance, et elle livre à qui veut les attaquer toutes les places fortes de l'âme, restées sans défense, sans barrière et sans obstacle. Les largesses gagnent les esprits corrompus; mais la persuasion, en excitant la mauvaise honte, s'empare souvent des natures les plus honnêtes. Je passe sous silence les brèches que ce dernier sentiment fait dans les fortunes


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quand elle nous fait prêter de l'argent à des gens dont la bonne foi nous est suspecte, et qu'elle nous rend cautions malgré nous. Nous reconnaissons la vérité de cette maxime : Prends un engagement; Ate ( la punition ou le repentir) suit de près, et nous ne savons pas en faire usage dans l'occasion. Il ne serait pas facile de compter tous ceux que cette passion a fait périr. Quand Créon dit à Médée :

J'aime mieux malmenant vous déplaire, princesse,
Que de me reprocher ma trop grande faiblesse ,

il prononce pour les autres une très belle sentence ; mais lui-même vaincu par une mauvaise honte, et n'osant refuser à Médée le délai d'un jour, il causa la ruine entière de sa maison.

D'autres, qui soupçonnaient des projets d'assassinat ou d'empoisonnement, par une fausse honte n'ont pas fui le danger. Ainsi périt Dion, qui, n'ignorant pas que Callippe avait de mauvais desseins contre lui, eut honte de paraître se défier de son ami et de son hôte. Ainsi fut massacré Antipater, fils de Cassandre ; il avait reçu chez lui Démétrius, et invité à son tour pour le lendemain, il n'osa pas se montrer méfiant à l'égard d'un prince qui lui avait témoigné de la confiance; et il fut poignardé après le souper. Polysperchon avait promis à Cassandre, pour la somme de cent talents, de faire périr Hercule, qu'Alexandre avait eu de Barsine. Il l'invite à souper ; et comme ce jeune prince, qui se défiait de cette invitation, s'en excusa sous prétexte qu'il ne se portait pas bien, Polysperchon vint le trouver, et lui dit : « Mon ami, imitez la complaisance et la facilité de votre père. Me soupçonneriez-vous de vouloir attenter à vos jours?» Hercule, cédant à la honte, le suivit, et, pendant le souper, il fut massacré par les convives.


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Ainsi j'approuve fort cette maxime d'Hésiode, que d'autres trouvent ridicule :

Invite tes amis à partager ta table ;
Mais jamais avec eux n'admets un ennemi.

N'ayez point de honte de refuser un homme qui vous hait, et quelque confiance qu'il vous témoigne, tenez-vous avec lui sur la réserve. Si vous l'invitez, il vous invitera à son tour, et la honte de le refuser vous désarmera de cette sage défiance qui seule fait votre sûreté.

Cette passion étant la source des plus grands maux, il faut, comme pour toutes les autres, la réduire par l'exercice et l'habitude, en commençant par des choses faciles où la résistance ne coûte pas beaucoup. Par exemple, veut-on, dans un repas, vous forcer à boire sans besoin, n'ayez pas honte de refuser, et au lieu de vous faire violence, rendez la coupe à celui qui vous l'a présentée. Vous propose-t-on de jouer à des jeux de hasard, défendez-vous-en, sans craindre les railleries qu'on peut vous faire. Xénophane, traité de lâche par Lasus d'Hermione (01), parcequ'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui, répondit : « Je suis lâche et timide pour tout ce qui est déshonnête. » Étés-vous tombé dans les filets d'un babillard qui ne veut pas lâcher prise, brisez sans façon avec lui, et allez à vos affaires. Ces refus, faits dans des occasions qui ne peuvent vous attirer de grands reproches, vous accoutumeront à braver la fausse honte pour des objets plus importants.

C'est le cas de se souvenir du mot de Démosthène, lorsque les Athéniens, prêts à prendre les armes en faveur d'Harpalus contre Alexandre, virent paraître tout à coup à la vue du port Philoxène, l'amiral du roi de Macédoine, et que, frappés de terreur à cet aspect, ils n'o-


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salent plus dire un seul mot : « Que feront-ils donc, dit l'orateur, lorsqu'ils verront le soleil, s'ils ne peuvent pas supporter la faible lueur d'une lampe? » Que ferez-vous dans des situations embarrassantes, lorsqu'un roi ou un peuple entier exigera de vous quelque chose, si vous n'êtes pas capable de repousser une coupe de vin qu'un ami vous présente, ou de vous soustraire à l'importunité d'un grand parleur, et que vous le laissiez vous assommer de son babil sans avoir le courage de lui dire : « Nous nous reverrons une autre fois, je n'ai pas le temps aujourd'hui ? »

Il est utile aussi de s'accoutumer à vaincre cette fausse honte dans les louanges qui portent sur des choses légères et communes. Par exemple, en soupant chez un de vos amis vous entendez un musicien qui chante mal, ou un comédien acheté à grands frais qui, en estropiant Ménandre, se voit applaudi avec transport par les spectateurs. Il n'est pas difficile dans ces sortes d'occasions de garder le silence, sans lui donner, par une basse flatterie, des louanges que votre cœur désavoue. Si vous n'êtes pas alors maître de vous-même, que ferez-vous quand un ami viendra vous lire une pièce de vers ou un discours ridiculement écrits ? Vous le louerez comme les autres, et vous mêlerez vos applaudissements à ceux de ses flatteurs. Aurez-vous le courage de le retenir lorsqu'il sera prêt à faire quelque mauvaise démarche ? ou de le reprendre quand il se sera mal conduit dans l'exercice d'une charge, dans des fonctions publiques, ou dans son administration domestique ? Je ne puis pas même approuver la réponse que fit Périclès à un de ses amis qui lui demandait de faire pour lui un faux serment : « Je suis votre ami jusqu'à l'autel. » C'était encore trop s'avancer. Mais celui qui s'est accoutumé de loin à ne pas louer un orateur, ni à applaudir un musicien contre sa pensée, ni à sourire à de fades plaisanteries, ne se laissera jamais aller à une proposition


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malhonnête. Comme il aura su vaincre la honte dans les petites choses, il ne souffrira pas qu'on lui dise : Parjurez-vous pour moi, portez un faux témoignage, ou rendez en ma faveur un jugement injuste.

Sachons aussi dans des objets de peu d'importance refuser ceux qui nous demandent de l'argent. Un homme qui croyait que rien n'était plus beau que de recevoir, étant à la table d'Archélaüs, lui demanda une coupe d'or. Le prince la fit porter à Euripide, en disant à cet homme : « Vous êtes fait pour la demander et pour être refusé, et Euripide pour l'avoir sans la demander. » C'était lui dire que la raison, et non la fausse honte, doit diriger les libéralités qu'on veut faire. Nous, au contraire, nous refusons souvent à des amis doux et modestes ce que nous accordons à l'importunité de gens hardis, sans avoir intention de leur donner, mais faute de pouvoir refuser. C'est ainsi que le vieux Antigonus, cédant aux instances de Bias (02), dit à un de ses officiers : « Donnez un talent à Bias et à la nécessité. » Cependant ce prince était aussi adroit qu'un autre à se défaire de ces importuns. Un cynique lui demandait une drachme. « Ce n'est pas un don de roi, lui répondit Antigonus — Donnez-moi donc un talent, reprit le philosophe. — Ce n'est pas un présent fait pour un cynique, » répliqua le prince.

Diogène, en se promenant dans le Céramique, demandait l'aumône aux statues qui y étaient, et il disait à ceux qui lui en témoignaient leur surprise : « Je m'accoutume aux refus. » Accoutumons-nous aussi à refuser dans les petites choses des demandes peu convenables, afin de le faire plus hardiment dans des choses de plu* grande conséquence. « Tout homme, dit Démosthène, qui dépense mal à propos ce qu'il a, ne fera jamais un bon usage de ce


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qu'on lui donne. » Rien n'est plus honteux que de se trouver dépourvu des choses utiles, tandis qu'on regorge de superflu.

Nous sacrifions à cette fausse honte non seulement notre fortune, mais encore notre raison, ce qui est le plus grand de tous les sacrifices. Par exemple, quand nous sommes malades, nous n'osons appeler le médecin le plus habile, par la honte de refuser celui qu'un ami nous propose. Nous donnons à nos enfants, non les meilleurs maîtres, mais ceux qui nous sollicitent. Si nous avons un procès, nous choisissons, non l'avocat le plus instruit et le plus exercé, mais le fils d'un ami que nous voulons obliger, et qui fera son apprentissage à nos dépens. Enfin on voit même des philosophes qui embrassent la secte d'Epicure ou de Zénon, moins par discernement et par choix, que pour céder aux instances de leurs amis ou de leurs parents qui les en sollicitent.

Accoutumons-nous donc à surmonter cette fausse honte dans les choses ordinaires, comme dans le choix d'un barbier ou d'un peintre. N'allons pas dans une mauvaise hôtellerie par préférence à une bonne, parce que l'hôte nous fait politesse; choisissons toujours ce qu'il y a de meilleur, lors même que la différence n'est pas bien grande, par le seul motif d'en contracter l'habitude. Ainsi les pythagoriciens observaient, en croisant les jambes, de ne mettre jamais la gauche sur la droite, et de prendre un nombre pair, au lieu d'un impair, les choses étant d'ailleurs égales. Lorsque nous faisons un sacrifice, une noce ou un festin, convions-y, non l'homme empressé qui vient au-devant de nous et qui nous embrasse, mais l'homme de bien qui a de l'amitié pour nous. Cette habitude une fois contractée dans les petites choses, on ne succombe plus dans les grandes, on n'est pas même attaqué. Mais en voilà assez sur cet objet.

Une des leçons les plus utiles qu'on puisse donner,


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c'est qu'en général toutes les passions, toutes les maladies de l'âme, nous entraînent dans les maux que nous voulons éviter en nous y abandonnant. Ainsi le désir de la gloire attire souvent l'infamie, et l'amour des plaisirs, la douleur. La mollesse est suivie de beaucoup de peines, et l'entêtement dans les procès cause des pertes considérables. La fausse honte nous fait craindre une vaine fumée , et elle nous jette au milieu des flammes. Nous n'osons résister à une poursuite importune, et nous avons à rougir ensuite d'une juste inculpation. Nous craignons un reproche léger, et nous tombons dans un déshonneur réel. Nous avons eu la faiblesse île ne pas refuser de l'argent à un ami, et bientôt nous nous trouvons dans l'embarras, faute d'en avoir. Nous avons pris l'engagement de soutenir quelqu'un dans un procès, et la honte d'agir contre la partie adverse nous empêche de nous montrer. Souvent, après avoir donné parole pour le mariage d'une fille ou d'une sœur, qu'on reconnaît désavantageux, on change d'avis et on est obligé d'avoir recours au mensonge.

Celui qui disait que les peuples d'Asie n'obéissaient à un seul homme que faute de pouvoir prononcer la syllabe non, ne parlait pas sérieusement et ne disait qu'une plaisanterie. Mais ceux qui cèdent trop aisément à la fausse honte, pourraient, sans dire un seul mot, et en relevant seulement les sourcils, ou en baissant les yeux à terre, se délivrer des importuns qui exigent d'eux des choses injustes et déraisonnables. Euripide disait que le silence était une réponse pour les gens sages. Il est encore plus nécessaire à l'égard de ces indiscrets, car on peut satisfaire les hommes honnêtes par de bonnes raisons. Il faut se rappeler dans l'occasion les paroles mémorables des personnages célèbres, et les opposer à des demandes importunes. Telle est la réponse de Phocion à Antipater : « Vous ne pouvez m'avoir pour flatteur et pour ami, » et


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celle qu'il fit aux Athéniens, qui le pressaient vivement de contribuer à une fête publique : « Je rougirais de vous donner, et de ne pas rendre ce que je dois à celui-ci, » dit-il eu montrant Calliclès, son créancier.

Il est honteux, dit Thucydide, de ne pas avouer sa pauvreté, mais il l'est encore davantage de ne pas s'en garantir. Celui qui, par une fausse délicatesse, n'ose dire, quand on lui demande de l'argent : Mon ami, je n'ai point d'argent dans mon coffre, et qui donne des espérances,

De sa mauvaise honte est toujours la victime.

Persée (03) en prêtant de l'argent à un de ses amis, lui fit passer une obligation chez le banquier. Il se souvenait de ce précepte d'Hésiode :

Même avec votre frère employez un témoin.

« Eh quoi! Persée, lui dit son ami surpris, vous en agissez ainsi juridiquement avec moi? — Oui, lui répondit Persée, afin de retirer de vous à l'amiable ce que je vous prête, et de n'avoir pas à le redemander en justice. » Souvent la honte nous empêche de prendre d'abord des assurances, et il faut finir par des voies juridiques qui nous font des ennemis. Platon écrivant à Denys pour lui recommander Hélicon de Cyzique, louait sa modestie et sa probité ; mais en finissant la lettre, il ajoutait : « Au reste, je vous parle d'un homme, c'est-à-dire d'un animal dont la nature est variable. » Au contraire, Xénocrate, homme d'ailleurs de mœurs si austères, cédant à une fausse honte, recommanda par lettre à Polysperchon un homme malhonnête, comme l'événement le fit voir. Le Macédonien le reçut avec bonté, et lui demanda ce qu'il pourrait faire pour son service. Cet homme lui


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demanda un talent. Polysperchon le lui donna; mais il écrivit à Xénocrate de mieux s'informer à l'avenir des gens pour qui il s'intéressait.

Ce fut ignorance de la part de Xénocrate. Mais nous, bien souvent, nous donnons des lettres de recommandation, ou nous prêtons de l'argent à des hommes dont nous connaissons la malhonnêteté, et le dommage qui en résulte pour nous n'est compensé par aucun plaisir, comme il l'est pour ceux qui donnent à des courtisanes ou à des flatteurs. C'est toujours contre notre gré que nous le faisons, et en maudissant leur impudence, qui nous fait, en quelque sorte, perdre le jugement. C'est surtout par rapport à ces importuns qui nous font ainsi violence, qu'on peut dire avec vérité :

Je sens bien tout le mal que je suis prêt à faire.

Je vais me parjurer, prononcer une sentence injuste, porter une loi inutile, ou prêter de l'argent qu'on ne me rendra jamais.

Il n'est point de passion que le repentir suive de plus près que la fausse honte, ou plutôt il n'en est point séparé. Nous prêtons avec regret, nous rougissons en portant un faux témoignage ; l'appui que nous donnons à des gens qui ne le méritent pas nous déshonore, et l'impuissance de tenir nos promesses nous fait accuser de mauvaise foi. Trop faibles pour résister à des instances réitérées, nous prenons des engagements que nous ne pouvons pas remplir : par exemple, de recommander quelqu'un à la cour, et de parler pour lui à un grand seigneur ; et cela, parce que nous ne voulons et n'osons pas lui dire : Je ne suis pas connu du prince ; adressez-vous à quelque autre. Lorsque Lysandre eut encouru la disgrâce d'Agésilas, des gens qui le croyaient toujours fort en crédit, à cause de ses grands exploits, vinrent lui demander sa protection auprès du prince. Il ne se fit aucune peine de


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les refuser, et il leur dit de chercher quelqu'un qui eût plus de pouvoir que lui sur l'esprit du roi. Il n'y a point de honte à ne pouvoir pas tout faire ; mais d'entreprendre une chose qui est au-dessus de nos forces, ou pour laquelle nous ne sommes pas faits, et de nous flatter d'en venir à bout, voilà ce qui est à la fois honteux et nuisible.

D'un autre côté, il faut se rendre avec plaisir à des demandes honnêtes et convenables, sans attendre pour céder, qu'on nous fasse violence. Pour les propositions injustes et déraisonnables, il faut y opposer ce mot de Zénon à un jeune homme qu'il rencontra le long des murs de la ville, où il se promenait à l'écart, afin d'éviter les poursuites d'un ami qui voulait l'engager à porter un faux témoignage. Zénon ayant su le motif de sa retraite, il lui dit : « Lâche que vous êtes, cet homme ne craint pas de vous presser pour une chose injuste, et vous n'osez lui résister en face pour la justice? » Celui qui disait que la méchanceté était une bonne défense contre les méchants, nous donnait un mauvais moyen de nous venger du mal, en nous invitant à le faire. Mais de repousser avec vigueur ceux qui nous pressent effrontément, et de ne jamais céder à la honte, pour leur accorder ce qu'ils demandent avec tant d'impudence, c'est agir en homme prudent et juste. Il est facile de résister à ces sortes d'importuns, quand ce sont des gens obscurs et sans crédit. Un bon mot, un trait de raillerie suflit pour nous tirer d'affaire. Pendant que Théocrite était au bain, deux hommes, dont l'un était étranger, et l'autre un filou bien connu, le prièrent de leur prêter une étrille. Il les renvoya tous deux avec une plaisanterie. Il dit au premier : « Je ne vous connais pas, » et au second : « Je vous connais. » Lysimaché , prêtresse de Minerve à Athènes, répondit à des muletiers qui avaient amené des victimes, et qui demandaient à boire : « Je craindrais d'en établir l'usage. » Le fils d'un brave officier demandait


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au roi Antigonus de succéder à l'emploi de son père. Comme c'était un homme timide et lâche, Antigonus lui répondit : « Mon ami, je récompense la valeur personnelle, et non celle des ancêtres. »

Si celui qui nous sollicite avec importunité est un homme en place et qui ait beaucoup de pouvoir, la chose est plus difficile. Ces sortes de personnes ne se rebutent pas aisément, et ne se paient point d'excuses lorsqu'elles demandent la voix de quelqu'un dans un tribunal, ou son suffrage pour une élection. En pareil cas, il n'est pas facile, ni peut-être nécessaire, d'imiter la conduite que Caton encore jeune tint à l'égard de Catulus. Celui-ci jouissait à Rome de la plus grande considération. Pendant qu'il exerçait la censure, il vint trouver Caton, qui était alors questeur, et lui demanda grâce en faveur d'un citoyen qu'il avait mis à l'amende. lï lui lit de si vives instances, que Caton, n'y pouvant plus tenir d'impatience, lui dit : « Catulus, il serait bien honteux pour vous, qui êtes censeur, de vous voir traîner hors de cher moi par mes licteurs; et cela vous arrivera si vous n'en sortez au plus vite. » Catulus, couvert de honte, sortit tout en colère. La réponse d'Agésilas et celle de Thémistocle furent plus douces et plus modérées. Le père d'Agésilas voulait que son fils rendît une sentence injuste : « Mon père, lui dit ce prince, vous m'avez appris dès mon enfance à respecter les lois, et je veux vous obéir encore en ne les violant point. » Simonide demandait à Thémistocle quelque chose d'injuste : « Vous ne seriez pas un bon poète, lui dit Thémistocle, si vous manquiez à la mesure, ni moi un bon magistrat, si je jugeais contre les lois. »

Ce n'est pas le défaut de proportion entre le manche et le corps de la lyre, disait Platon, qui brouille les amis, excite des séditions dans les villes, et y cause de si grands maux : ce sont les atteintes portées aux lois et à la jus-


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tiée. Combien de gens observent scrupuleusement les règles de la grammaire ou celles de la versification, et veulent qu'on viole pour eux les lois, dans les fonctions d'une magistrature, dans l'administration de la justice, et dans les devoirs de la vie civile ; il faut savoir leur résister. Un orateur vient-il vous demander une injustice dans le Sénat ou dans le barreau , promettez-lui de le faire, à condition que lui-même, en commençant un discours, emploiera une expression barbare ou un tour vicieux. Il ne le voudra jamais, à cause de la honte qui y serait attachée ; il en est même qui ne souffriraient pas, en écrivant, la rencontre de deux voyelles. Est-ce un homme distingué par sa naissance ou par son rang qui vous presse, proposez-lui de se montrer dans les rues en faisant des sauts, des contorsions et des grimaces. S'ils rejettent votre proposition, vous aurez beau jeu, pour leur demander lequel est plus honteux, de pécher contre la langue, et de se défigurer le visage, ou de violer les lois, de se parjurer, de commettre une injustice, pour favoriser le méchant au préjudice de l'homme de bien.

Nicostrate l'Argien fut sollicité par Archidamus de livrer pour une grande somme d'argent la ville de Crommus, avec promesse de lui faire épouser telle Lacédémonienne qu'il voudrait. Nicostrate répondit qu'Archidamus n'était pas un descendant d'Hercule; que ce héros parcourait l'univers pour en purger les méchants, et que lui, il cherchait à rendre méchants les gens de bien. Nous pourrons dire de même à un homme qui, en voulant passer pour honnête et vertueux, exige de nous une démarche injuste, qu'il fait une chose indigne de sa noblesse et de sa vertu.

Si ce sont des personnes du commun qui vous sollicitent, proposez à un avare de vous prêter un talent sans passer d'obligation ; à un ambitieux de vous céder la première place ; à celui qui brigue les charges publiques de


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se désister de sa poursuite, surtout s'il a l'espoir de réussir. Il serait étrange que tandis qu'ils montrent tant de persévérance et d'opiniâtreté dans leurs passions et dans leurs vices, nous qui faisons profession d'être attachés au bien et à la justice, nous fussions assez peu maîtres de nous-mêmes pour trahir les intérêts de la vertu. Si c'est pour acquérir de la réputation et du crédit qu'ils nous pressent ainsi, ne serait-il pas déraisonnable que, pour augmenter la gloire ou le pouvoir des autres, nous allassions nous déshonorer nous-mêmes, et nous perdre de réputation? Ainsi, ceux qui dans les jeux publics ou aux élections des magistrats, décernent les couronnes et les dignités à la faveur et non au mérite, se perdent dans l'opinion publique. Si c'est pour s'enrichir qu'ils nous font ces sollicitations importunes, ne devons-nous pas nous dire aussitôt à nous-mêmes qu'il serait absurde de compromettre son honneur et sa vertu pour grossir la bourse d'un autre ? Ce n'est pas que souvent on ne fasse en soi-même ces réflexions, et qu'on ne sente le tort qu'on a de céder, comme ceux qu'on force à boire de trop grands coups ne le font qu'avec beaucoup de répugnance et des efforts pénibles. Mais cette mollesse de l'ame est comme ces constitutions faibles et délicates qui ne peuvent supporter le froid ni le chaud. Elle plie et cède sans résistance à la moindre louange. Un ton de reproche, un air de soupçon, l'abattent et la déconcertent.

Il faut s'affermir contre l'un et l'autre, et ne céder ni à la flatterie ni aux menaces. Puisque le pouvoir excite nécessairement l'envie, disait Thucydide, il est sage au moins de ne s'y exposer que pour de grandes choses. Pour moi, persuadé qu'il n'est pas difficile d'échapper à l'envie, mais qu'il est impossible d'éviter les plaintes et la mauvaise humeur de ceux avec qui nous vivons, je crois qu'il vaut mieux s'attirer la haine des gens importuns en refusant de leur complaire,


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que de mériter les reproches des gens de bien pour l'avoir fait. Fermons l'oreille à des louanges qui ne sont jamais sincères, et n'imitons pas ces vils animaux qui se couchent quand on les gratte, et se laissent manier sans résistance. La seule différence qu'il y ait entre ceux qui donnent leurs jambes pour se laisser traîner et ceux qui livrent leurs oreilles aux flatteurs, c'est que les derniers tombent d'une manière plus honteuse que les autres. Les uns font grâce à des scélérats, pour acquérir la réputation d'hommes sensibles et compatissants. Les autres s'exposent sans nécessité à des inimitiés dangereuses, séduits par ceux qui vantent leur fermeté, leur haine pour la flatterie, et leur franchise. Bion comparait ces sortes de gens à des vases à deux anses, qu'on transporte facilement partout.

Le sophiste Alexinus (04) se promenant un jour avec quelques personnes, disait beaucoup de mal du philosophe Stilpon. « Il faisait l'autre jour votre éloge, lui dit un de ceux qui étaient présents. — Je le crois, reprit Alexinus, car c'est le meilleur homme du monde et le plus honnête. » Ménédème, au contraire, ayant su qu'Alexinus parlait souvent de lui avec avantage, dit : « Pour moi, j'en dis toujours du mal. Il faut donc nécessairement que ce soit un méchant homme, puisqu'il loue un méchant, ou qu'il est blâmé par un homme de bien. » Tant il était supérieur à ces flatteries qui n'avaient aucune prise sur lui !

Il se souvenait de l'Hercule qu'Antisthène (05) donnait à ses enfants, de ne savoir aucun gré à ceux qui les loueraient. C'était leur dire de ne jamais céder à la fausse honte, pour répondre par des flatteries aux louanges 


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qu'on leur donnerait. Il suffit alors de faire comme Pindare, à qui quelqu'un disait qu'il faisait son éloge partout et devant tout le monde. « Et moi, lui dit Pindare, je me montre reconnaissant, en faisant que vous disiez la vérité. » Une pratique très utile contre toutes les passions en général, et surtout contre la fausse honte, c'est de conserver le souvenir des fautes qu'elle nous a fait commettre en quelque sorte malgré nous, et d'imprimer fortement dans notre âme l'image du repentir et des remords que nous aurons éprouvés. Des voyageurs qui se sont heurtés contre une pierre, ou des pilotes qui ont donné sur un écueil, s'en ressouviennent longtemps, et redoutent non seulement ces mêmes endroits, mais encore tout ce qui leur ressemble. De même ceux qui, atteints de vifs remords, conservent le souvenir des maux que la fausse honte leur a causés, se conduisent avec plus de fermeté dans des occasions semblables, et ne se rendent pas si facilement.


(01) Lasus d'Hermione, ville de l'Achaïe, excellait, dit-on, dans la poésie dithyrambique, et perfectionna la musique.

(02) Bias vivait longtemps avant Antigonus. C'est Bion qu'il faut lire. Celui-ci était contemporain de ce prince, et ce caractère d'importunité lui convient beaucoup plus qu'à Bias.

(03) Selon les uns, il s'agit ici de Persès, frère du poète Hésiode , et, selon d'autres, de Persée, qui, d'esclave du philosophe Zénon, le chef des stoïciens, devenu son disciple, se rendit célèbre par ses ouvrages.

(04) Alexinus d'Élée, disciple d'Eubulide de Milet, qui lui-même l'avait été d'Euclide, s'était rendu célèbre dans les disputes scolastiques, au point qu'on lui avait donne le surnom l'Elexinus. qui signifie disputeur.

(05) C'était un ouvrage que ce philosophe avait intitulé du nom d'Hercule, et qui traitait en trois livres de la force ou du courage.