RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE

 

 

 

Sur le vice et la vertu

TOME I
Préceptes de santé

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

CONSOLATION A APOLLONIUS SUR LA MORT DE SON FILS.

 

 

texte grec

 

page 230


CONSOLATION A APOLLONIUS SUR LA MORT DE SON FILS.

Plutarque ayant à consoler un père qui venait de perdre son fils, ne se presse pas de remplir ce devoir; il laisse au temps à calmer la douleur d'une plaie aussi vive, et il vient ensuite y appliquer les remèdes qu'il croit propres à la guérir. Il partage ses justes regrets sur la perte d'un fils si estimable, et s'insinue ainsi dans sa confiance en approuvant une sensibilité dont l'objet est si légitime. Alors il fait un pas de plus: il lui rappelle la destinée des hommes, dont le sort est d'être continuellement exposés aux vicissitudes des événements et à l'inconstance de la fortune. Il est de noire sagesse de les prévoir, afin de les supporter avec courage et de ne pas nous abandonner à des larmes qui ne nous sont d'aucun secours. De cette vue générale il passe à la perle des personnes qui nous sont chères. Il établit que la mort, en soi, n'est pas un mal, et que la Tic est un dépôt que nous avons reçu, à la charge de le rendre aussitôt qu'il nous sera redemandé. D'après Socrate, il présente la mort sous l'image d'un sommeil, d'un voyage ou d'un anéantissement total de l'âme et du corps. Sous aucun de ces trois rapports, elle n'a rien de terrible ni de fâcheux; elle est même un bien pour nous, en ce qu'elle nous affranchit de la servitude aussi pénible qu'humiliante des besoins du corps, et que, dissipant les ténèbres qui nous environnent dans celle vie mortelle, elle nous fait jouir des connaissances les plus sublimes, et nous admet à la contemplation de la vérité. Il suit de ces principes qu'une mort prématurée est un grand bien, puisqu'elle nous délivre des peines et des misères dont une longue carrière eût été nécessairement suivie. Il ne faut donc pleurer les morts ni pour eux-mêmes ni pour soi ; le souvenir de leurs vertus étant le véritable hommage que nous leur devons, il faut renfermer dans de justes bornes les témoignages de notre tristesse. Plutarque passe ensuite au tableau de la félicité dont les âmes justes jouissent dans l'autre vie; il y joint celui des vertus du fils d'Apollonius, et de ce portrait si touchant pour le cœur d'un père, il conclut qu'il doit mettre fin à un deuil qui est en quelque sorte injurieux à cet état de bonheur dont les dieux ont récompensé sa justice.

[101f] Je partageai toute votre affliction, mon cher Apollonius, à l'instant même où j'appris la mort prématurée d'un fils que sa sagesse, sa modestie, sa piété singulière envers les dieux, sa tendresse pour ses parents [102a] et ses amis, nous avaient rendu infiniment cher ; mais je n'ai pas cru que, dans ces premiers moments où la douleur vous avait presque ôté l'usage des sens et de la raison,


page 231


il fût à propos de vous consoler, de vous exhorter à soutenir avec courage une perte aussi cruelle. J'ai dû me prêter alors à votre situation, à l'exemple des médecins habiles, qui, dans les maladies aiguës, n'emploient pas d'abord les évacuants, mais, par de simples topiques, favorisent la coction des humeurs, et laissent l'inflammation se calmer peu à peu.

Aujourd'hui que le temps, qui adoucit tout, [102b] a dû tempérer l'amertume de votre douleur, et que votre état présent semble demander le secours de vos amis, je crois devoir vous proposer quelques motifs de consolation propres à modérer votre affliction et à faire cesser des plaintes inutiles.

Des avis consolants présentés à propos
Sont les vrais médecins d'une âme languissante.

Et selon le sage Euripide :

Il est pour chaque mal des remèdes divers.
D'un ami complaisant les discours favorables
Apaisent la douleur. Dans des excès blâmables, 
Par des reproches vifs rappelez la raison.

[102c] De tous les maux de l'âme, il n'en est point de plus dangereux que le chagrin. Bien des gens en ont, dit-on, perdu la raison ou sont tombés dans des maladies incurables. Quelques uns même se sont donné la mort. A la vérité, la perte d'un fils est une cause de douleur bien naturelle que nous ne sommes pas les maîtres d'arrêter. Je suis loin d'approuver une stupide insensibilité que je ne crois ni possible ni convenable; ce serait bannir de la société la douceur [102d] d'une amitié réciproque, ce sentiment si nécessaire à conserver parmi les hommes ; mais je pense aussi qu'une excessive sensibilité qui se plaît a nourrir sa douleur, est contraire à la nature et vient d'une fausse opinion ; il faut la rejeter comme une faiblesse


page 232


nuisible et peu digne des grandes âmes, mais sans proscrire pour cela les passions modérées. « Souhaitons de n'être pas malades, disait le philosophe Crantor (01); mais quand nous le sommes, ne craignons pas de paraître sensibles aux opérations douloureuses que nous sommes forcés de subir. L'insensibilité pourrait avoir pour nous les suites les plus fâcheuses : l'endurcissement du corps amènerait [102e] facilement celui de l'âme. »

La raison veut que dans de telles épreuves on ne soit ni insensible ni trop vivement affecté. L'un ne convient qu'à des caractères durs et farouches, l'autre qu'à des âmes efféminées. L'homme raisonnable est celui qui, se tenant dans les bornes de la nature, reçoit avec une parfaite égalité les biens et les maux de cette vie. Il sait que, comme dans un état démocratique où l'on tire les magistratures au sort, chacun doit accepter avec soumission la place qui lui est échue ; de même, dans la distribution des événements humains, il faut toujours être content de son lot. Ceux qui ne sont pas dans cette disposition ne pourraient pas même supporter modérément une grande fortune. [102f] Un poète a eu raison de dire :

Ni les succès les plus flatteurs
Ne doivent vous plonger dans une folle ivresse;
Ni les plus terribles malheurs
Accabler votre cœur d'une indigne tristesse.
Qu'en l'un et l'autre soit, toujours l'égalité
Soit le partage de votre âme,
Comme on voit, au milieu de la plus vive flamme,
L'or conserver sa pureté.


page 233


Il est d'une âme sage et bien préparée [103a] d'être toujours la même dans ce qu'on appelle les faveurs de la fortune et de soutenir les revers avec dignité. Le devoir de la raison est, ou de prévenir les maux qui nous menacent, ou de les réparer quand on n'a pu les éviter, et de les affaiblir autant qu'il est possible, ou enfin de les supporter avec une fermeté mâle et courageuse. Par rapport aux biens, la prudence a quatre objets à remplir ; elle doit les acquérir, les conserver, les accroître et en user convenablement. Voilà les règles qui doivent la diriger comme toutes les autres vertus dans la bonne et la mauvaise fortune.

[103b] Nul mortel ne jouit d'un bonheur accompli ;

et, comme il n'est que trop vrai,

Rien ne peut résister à la nécessité.

Il est des années où les arbres portent beaucoup de fruit, et d'autres qu'ils ne produisent rien. Les animaux sont tantôt féconds et tantôt stériles. Sur mer, le calme et la tempête se succèdent tour à tour. Ainsi, dans la vie, les divers événements font éprouver à l'homme les vicissitudes de la fortune. C'est en les considérant qu'on aurait lieu de dire :

Les dieux ne t'ont point fait pour qu'au sein du repos
[103c] Tu goûtes tous les biens sans mélange de maux.
Consens à partager la joie et la tristesse.
C'est le sort des mortels. Vainement ta faiblesse
Contre l'arrêt des dieux voudrait se révolter.

Ménandre a dit aussi :

Trophime, s'il est vrai que seul de tous les hommes,
Tu reçus en naissant le privilège heureux
De voir toujours remplir tes désirs et tes vœux,
Et qu'un dieu t'ait promis cette laveur insigne;


page 234


Il l'a trompé sans doute; et ce mensonge indigne,
Trahissant ton espoir, t'irrite avec raison.
Mais si ce jour brillant (pour prendre un plus haut ton),
Si cet air doux et pur que la bouche respire,
Tu l'eus aux mêmes lois dont le fatal empire
Nous lient tous asservis, tu dois souffrir en paix,
[103d] Consulter la raison, et n'oublier jamais
Que telle est d'un mortel la mobile existence, 
Que du haut des grandeurs, au sein de l'indigence,
Il passe en un clin d'oeil, bien digne d'un tel sort.
Car tout faible qu'il est, aveugle en son essor,
Il ose tout tenter, il n'est rien qu'il n'espère.
Sa chute suit bientôt un vol si téméraire;
Tout est perdu pour lui. La tienne est moins frappante,
Trophime, et de tes maux la charge peu pesante
[103e] Te laisse en cet état de médiocrité
Qui peut, par l'homme sage, être aisément porté.

Malgré cette condition des choses humaines, il est des esprits si légers et si vains, qu'élevés au-dessus du commun des hommes par leurs richesses ou leurs dignités, par les honneurs et les distinctions publiques dont ils jouissent, [103f] ils méprisent leurs inférieurs et leur insultent avec fierté. Ils perdent de vue l'inconstance et la légèreté de la fortune, la mobilité de ses faveurs et ces révolutions subites qui font passer les humains du comble de la gloire à l'extrême bassesse, et de la poussière au faite des honneurs.

C'est ainsi qu'en tournant, les jantes d'une roue
Avec rapidité s'élèvent tour à tour.

Il n'est pas de remède plus puissant, pour ne pas se laisser aller à la douleur, que de s'être préparé par des réflexions sages à tous les changements de fortune. Il faut penser que non seulement l'homme est périssable, mais que sa vie [104a] et tout ce qui en dépend participe à la fragilité de sa nature. Les corps des hommes sont mortels et n'ont qu'une existence éphémère. Il en est de


page 235


même de leur fortune, de leurs affections, et généralement de tout ce qui appartient à la vie humaine :

Et nul mortel ne peut éviter celte loi.

« Enchaînés, comme dit Pindare, par une dure nécessité, nous pressons le fond des enfers. »

Euripide a dit aussi :

Le bonheur est fragile; il dure à peine un jour.

Et ailleurs :

Le plus faible accident suffit pour nous détruire.
Un seul jour nous élevé au comble des honneurs;
Un seul jour nous abat du faite des grandeurs.

[104b] Il a raison, disait sur cela Démétrius de Phalère; mais il aurait encore mieux dit si, au lieu d'un jour, il eût mis un instant.

Les fragiles humains et les fruits de la terre.
Sous une mème loi parcourent leur carrière ;
Les uns croissent longtemps d'éclat environnés,
D'autres sont en un jour tristement moissonnés.

« Qu'est-ce que l'homme? dit encore Pindare; qu'est-ce que ce rien? C'est le songe d'une ombre. » Expression hyperbolique, sans doute, mais qui peint avec une énergie admirable l'instabilité de la vie humaine. Quoi de plus faible qu'une ombre? [104c] mais comment faire entendre ce que c'est que le songe d'une ombre?

C'est d'après ces mêmes idées que Crantor parlait ainsi à Hippoclès pour le consoler de la mort de ses enfants. « Voilà, lui disait-il, les motifs de consolation que nous propose toute l'ancienne philosophie. Si nous ne vouIons pas admettre les autres, du moins ne pouvons-nous méconnaître la vérité de celui-ci : que la vie humaine est le plus souvent accompagnée de peines et de misères; et quand elle ne le serait pas de sa nature,


page 236


ne l'avons-nous pas amenée nous-mêmes à cet état de faiblesse et de corruption? D'ailleurs, la fortune, toujours incertaine, s'attache à nous dès notre première entrée dans la vie, et rarement est-ce pour notre bien. Tout ce qui naît porte avec lui un principe de mal. Les germes qui le produisent, mortels de leur nature, participent par cela seul à cette cause générale de corruption, d'où naissent les inclinations vicieuses de l'âme, les maladies, les chagrins, et tous les maux qui, de cette source commune, se répandent sur les hommes. [104d] Mais pourquoi vous rappelé-je ces maximes? Pour vous faire souvenir que ce n'est pas une chose nouvelle aux hommes que d'éprouver l'infortune. Nous y sommes tous sujets. La fortune, dit Théophraste, ne regarde pas où elle adresse ses coups ; sans avoir aucun temps fixe et déterminé, elle enlève à son gré le fruit de nos travaux, et renverse la prospérité que l'on croyait le plus solidement établie. »

Il n'est personne qui ne puisse facilement se représenter à lui-même ces maximes utiles, ou les puiser dans les écrits des sages de l'antiquité, à la tête desquels on peut mettre le divin Homère. Écoutons-le :

De tous les animaux qui vivent sur la terre,
L'homme ressent le plus le poids de la misère.
Tant qu'il a l'esprit sain et le corps vigoureux,
Il se flatte toujours d'un avenir heureux.
Les dieux le frappent-ils, il se plaint, il murmure;
[104e] Il ne veut point souffrir, et sa faible nature
Des jours bons ou mauvais suit tous les changements.

Et ailleurs :

Diomède, pourquoi chercher mon origine?
Sur la face du monde éclipsés tour à tour,
Les fragiles mortels brillent à peine un jour.
Ainsi dans nos forêts des feuilles éphémères
Étalent au printemps leurs grâces passagères :
Bientôt de leurs débris tout le sol est couvert.


page 237


[104f] On sent combien est vraie et naturelle cette image de la vie humaine par ce qu'il dit dans un autre endroit :

Avec toi voudrais-je disputer
Pour de faibles mortels qui, comme on voit les plantes
Un jour épanouir leurs liges verdoyantes,
Un autre se flétrir, tantôt pleins de vigueur,
Brillent avec éclat, tantôt dans la langueur
Perdent en peu de jours et leur force et leur grâce?

[105a] Pausanias, roi de Lacédémone, vantait continuellement ses exploits. Un jour qu'il demandait à Simonide, d'un ton moqueur, de lui donner quelque sage précepte, ce poète, qui connaissait sa vanité, se contenta de lui dire : « Souvenez-vous que vous êtes homme. »

Philippe de Macédoine reçut en un même jour trois nouvelles heureuses ; la première, que ses coursiers avaient remporté le prix de la course aux jeux olympiques; la seconde, que Parménion, son lieutenant, avait battu [105b] les Dardaniens ; la troisième, que sa femme Olymnias venait de lui donner un fils. Alors levant les mains au ciel : « Fortune, s'écria-t-il, envoie-moi quelque disgrâce pour compenser tant de bonheur. » Il savait que la fortune porte toujours envie aux grandes prospérités.

Théramène, l'un des trente tyrans d'Athènes, dînant un jour avec plusieurs de ses amis, la maison où ils étaient s'écroula, et il se sauva seul. Comme tout le inonde l'en félicitait : « Ô Fortune, dit-il à haute voix, à quel sort me réserves-tu? » En effet, peu de temps après il fut proscrit par ses collègues et périt dans les tourments  (02).

[105c] Homère me paraît posséder singulièrement le talent de consoler, comme on le voit dans le discours qu'Achille tient à Priam, qui vient racheter le corps de son fils :


page 238


Prends un siège, vieillard, et calme tes douleurs.
Faisons trêve un moment à d'inutiles pleurs.
Les dieux coulant leurs jours dans une paix heureuse,
Destinent aux humains une course orageuse.
A la porte des cieux deux tonneaux sont placés :
Par eux du l'univers les destins sont réglés.
L'un des plus riches dons est la source féconde;
L'autre verse les maux qui désolent le monde.
Le mortel qui des deux reçoit également,
[105d] A de biens et de maux un mélange constant ;
Du funeste tonneau quand la seule influence
Répand sur nous les maux, quelle affreuse existence!
Également proscrits des hommes et des dieux,
L'opprobre et le malheur nous suivent en tous lieux.

Le poète le plus près d'Homère, et par le temps et par la gloire, Hésiode (03), qui se dit le disciple des Muses, suppose aussi que tous les maux étaient renfermés dans une urne, et que Pandore l'ayant ouverte, ils se répandirent en foule sur tout l'univers.

Elle découvre l'urne : à l'instant de son sein
Des maux les plus affreux il s'échappe un essaim.
[105e] Seulement sur les bords de l'urne refermée,
L'espérance s'arrête. Elle nous est restée
Pour compenser au moins tant de chagrins amers,
Qui versent leur poison sur la terre et les mers ;
Surtout pour adoucir ces tristes maladies
Qui, de notre honneur cruelles ennemies,
Et la nuit et le jour saisissent notre corps,
Et viennent en silence entasser tant de morts.
(Jupiter leur ôta la parole et la voix).

[105f] C'est dans le même sens qu'un poète comique a dit pour ceux que de tels accidents jettent dans le désespoir :

Si les larmes des maux étaient le vrai remède,


page 239


Qu'à force d'en verser on cessât de souffrir,
Tout homme au poids d» l'or devrait les acquérir.
Mais non; et tout ici, vous le savez, mon maître.
Que vous pleuriez ou non, sera ce qu'il doit être.
Qu'y gagnerons-nous donc? rien ; le deuil ne produit,
[106a] Comme tout arbre fait, que le deuil pour son fruit.

Dictys (04), en consolant Danaé sur la mort de son fils, lui dit de même :

Penses-tu que Pluton soit touché de les larmes;
Qu'à tes gémissements il rende un fils si cher? 
A ta douleur enfui cesse de te livrer.
Regarde autour de toi : vois partout l'infortune
Accabler les humains; la misère commune
Doit adoucir tes maux. Rappelle-toi toujours
Combien ont dans les fers Uni leurs tristes jours ;
Combien sont parvenus à l'extrême vieillesse,
Sans avoir des enfants, objets de leur tendresse. .
Songe combien de rois, perdant leur dignité,
Tombent dans l'indigence ou dans l'obscurité.
[106b] Sur ces objets frappants porte souvent la vue.

Il l'exhorte à considérer ceux qui avaient éprouvé des malheurs autant ou plus grands que les siens, afin d'adoucir sa douleur par cette vue. On peut appliquer à ce sujet ce que Socrate avait coutume de dire : que si tous les hommes mettaient en commun leurs maux pour les partager entre eux par portions égales, la plupart s'en tiendraient à leur premier lot, et s'en retourneraient contents.

Le poète Antimaque, après la mort de sa femme, qu'il aimait tendrement, employa un pareil motif de consola-


page 240


tion. Il composa une élégie qu'il intitula [106cLyde, du nom de sa femme, dans laquelle il rappelle tous les malheurs qu'avaient essuyé les plus grands personnages, et cherche par cette comparaison à soulager sa douleur. On voit donc que celui qui, pour consoler une personne affligée, lui représente que le malheur qu'elle éprouve est un accident ordinaire, diminue l'opinion qu'elle avait de son infortune, et lui persuade qu'elle n'est pas aussi malheureuse qu'elle croyait.

Eschyle, dans les vers suivants, reprend avec raison ceux qui regardent la mort comme un mal :

Les hommes, sans raison, se plaignent de la mort.
Des maux les plus cruels elle est le vrai remède.

Un autre poète a dit d'après lui :

[106d] Ô mort ! dans tous nos maux médecin si puissant.
Sois contre tant d'écueils un port sûr et tranquille.

C'est un grand point que de pouvoir dire avec une terme confiance :

Qui ne craint point la mort pourrait-il être esclave?

ou avec un autre poète :

J'ai contre les frayeurs les enfers pour asile.

En effet, qu'est-ce que la mort a de si pénible et de si affligeant? Comment, nous étant si naturelle et si familière, peut-elle nous paraître si fâcheuse? Faut-il s'étonner si des corps qui de leur nature sont sujets à se briser, à se fondre, [106e] à se brûler ou se corrompre, éprouvent ces divers accidents? Et quand est-ce que la mort n'est pas au dedans de nous? « Quelle différence y a-t-il, dit Héraclite, entre le mort et le vivant, le jeune homme et le vieillard, celui qui veille et celui qui dort? puisqu'on passe successivement par ces divers états, et que la fin


page 241


de l'un est le commencement de l'autre. » Le potier peut, de la même masse d'argile, faire des animaux, leur ôter ensuite cette première forme, et les remettre en masse, pour leur donner une figure nouvelle et leur faire subir de continuelles transformations. Ainsi la nature a, de la même matière, formé d'abord nos premiers ancêtres, [106f] après eux nos parents, ensuite nous, qu'elle remplacera par d'autres ; et le fleuve de la génération suivra son cours, sans jamais s'arrêter, comme, dans un sens contraire, coulera sans interruption celui de la mort, soit le Cocyte ou l'Achéron, selon qu'il plaît aux poètes de l'appeler.

La première cause qui nous a fait jouir de la lumière du soleil est donc aussi celle qui nous conduit aux ténèbres de la mort. Nous en avons un tableau sensible dans l'air qui nous environne, et qui tour à tour nous amène le jour et la nuit, image frappante de la vie et de la mort, de la veille et du sommeil. On a raison de dire que la vie est une dette fatale que nous sommes obligés d'acquitter. Nos pères, qui l'avaient eue par emprunt, [107a] nous l'ont transmise au même titre ; et quand celui qui nous l'a prêtée la redemande, nous devons la lui remettre volontairement et sans regret, sous peine de passer pour des ingrats.

C'est sans doute à cause de l'incertitude et de la brièveté de la vie que la nature nous a caché l'heure de notre mort, et cela pour notre bien. Si nous en avions su l'instant, combien d'entre nous que cette vue aurait fait sécher de frayeur, et mourir mille fois avant que de subir réellement la mort ! Voyez de combien de peines et de chagrins notre vie est comme submergée. Si nous voulions en suivre le détail, nous lui ferions sans doute les plus grands reproches, et nous confirmerions la pensée de ceux qui prétendent que la mort est préférable à la vie. De ce nombre est le poète Simonide, qui a dit :


page 242


[107b] Que l'homme est faible el sa puissance vaine!
Que ses soins sont infructueux!
Sans cesse en ses jours malheureux
Un travail à l'autre s'enchaîne.
Cependant la mort menaçante
Tient sur lui son bras étendu,
Et bientôt de sa faux tranchante
Moissonne également le crime et la vertu.

Pindare a dit aussi :

Pour une seule jouissance,
Deux luis l'homme des dieux éprouve la rigueur,
Et rarement il sait opposer la douceur
A des maux qu'il aigrit par sou impatience.

Sophocle :

Le trépas d'un mortel vous fait verser des pleurs.
Mais quoi! s'il eût joui d'une plus longue vie,
Savez-vous de quel sort elle eût été suivie?

Euripide :

Des fragiles mortels connais-tu le destin?
[107c] Non, sans doute, et comment aurais-tu pu l'apprendre?
Mais tu vas le savoir, si tu daignes m'entendre.
l.a mort est pour eux tous nue commune loi ,
Et sur le lendemain nu: ne peut faire foi.
Doit-on jamais compter sur l'aveugle fortune?

Puisque la vie humaine est telle que nous la dépeignent ces hommes éclairés, ne devons-nous pas estimer heureux ceux qui sont délivrés de la servitude qu'elle impose, plutôt que d'en avoir compassion, et de les pleurer, comme font, par ignorance, la plupart des hommes?

[107d] La mort, disait Socrate, est, ou un sommeil profond, ou un voyage de long cours, ou enfin un anéantissement total de l'âme et du corps; et sous aucun de ces trois rapports, elle ne peut être fâcheuse. Premièrement, ajoutait-il en reprenant ces trois suppositions, si la mort n'est qu'un sommeil, et que ceux qui dorment ne sentent


page 243


aucun mal, il est évident que les morts n'en sentent point. Plus le sommeil est profond, et plus il est doux. C'est une vérité trop connue pour qu'elle ait besoin de preuve. Homère lui-même l'atteste en disant du sommeil :

Doux et profond repos, image de la mort.

[107e] En un autre endroit :

Il s'adresse au sommeil, Ie frère de la mort.

El ailleurs :

Le sommeil et la mort, tous deux frères jumeaux.

Il ne peut rendre leur ressemblance plus sensible qu'en les appelant jumeaux. Il dit encore que la mort est un sommeil d'airain, pour nous faire entendre qu'elle emporte toute privation de sentiment. Quelqu'un comparait avec raison le sommeil aux. petits mystères. En effet, le sommeil est comme l'initiation à la mort. Diogène le Cynique, peu d'instants avant de mourir, tomba [107f] dans un sommeil profond. Son médecin l'ayant réveillé, lui demanda s'il ne sentait point de mal. « Non, répondit-il, c'est le frère qui vient au-devant de la sœur, le sommeil au-devant de la mort. »

Si la mort est un long voyage, sous ce rapport, loin d'être un mal, elle est au contraire un véritable bien. N'est-ce pas en effet un bonheur réel que d'être affranchi de l'esclavage du corps, de ne plus dépendre de ces passions fougueuses qui emportent l'âme hors d'elle-même, et la livrent en proie aux désirs les plus insensés? [108a] Les besoins indispensables du corps, dit Platon, nous causent de fréquentes distractions, et les maladies qui lui surviennent nous arrêtent dans la recherche de la vérité. Il nous remplit de passions, de désirs, de craintes et d'une foule d'idées vaines et puériles.


page 244


On a eu raison de dire qu'il ne nous venait du corps rien de bon ni de sensé. En effet, les guerres, les séditions, les disputes, ne sont-elles pas occasionnées par le corps et par le désir dont il est le principe ? Les richesses, source ordinaire de tous ces maux, pourquoi nous deviennent-elles nécessaires, si ce n'est pour fournir aux désirs du corps? [108b] N'est-ce pas pour satisfaire à ses goûts que nous les recherchons? Et cette recherche ne nous fait-elle pas suspendre l'étude de la philosophie? Lors même que nous profitons du loisir qu'il nous laisse pour vaquer à la contemplation de la vérité, ne vient-il pas nous assaillir, nous troubler au milieu de nos recherches, nous susciter tant d'obstacles que nous ne pouvons rien suivre avec attention?

Il résulte évidemment de là que, pour avoir des idées pures et exactes de la vérité, il faut s'affranchir de la dépendance du corps, et contempler les objets des yeux seuls de l'âme. [108c] Ce n'est donc qu'après notre mort que nous pourrons parvenir à cette sagesse qui fait l'objet de nos désirs et le terme de notre amour. La raison elle-même nous le démontre. S'il est impossible, tant que nous sommes esclaves du corps, d'avoir des connaissances sûres et précises, il faut, de deux choses l'une, ou que nous renoncions à jamais rien savoir, ou que nous n'y parvenions qu'après notre mort. C'est alors seulement que l'âme séparée du corps ne vivra plus qu'avec elle-même. Pendant la vie, nous n'approcherons de la connaissance du vrai qu'autant que nous serons indépendants du corps ; que nous n'aurons point de commerce avec lui sans une extrême nécessité ; que loin de nous y trop attacher, nous saurons nous préserver de sa contagion [108d] jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne nous en délivrer entièrement. Purifiés alors de toutes nos souillures, nous vivrons avec des êtres aussi purs que nous, et nous verrons, par nous-mêmes la vérité dans tout son éclat ;


page 245


car un organe souillé ne peut s'appliquer à ce qui est essentiellement pur. Ainsi quand la mort nous transporterait dans des lieux inconnus, elle ne serait pas un mal, puisque ce ne pourrait être que dans un séjour de bonheur, comme Platon l'a démontré. Aussi rien n'est plus beau, ni plus grand que ces paroles de Socrate [108e] à ses juges : « Craindre la mort, Athéniens, c'est se croire faussement sage ; car c'est faire semblant de savoir ce qu'on ignore. Qui sait si la mort n'est pas pour l'homme le plus grand des biens ? Cependant on la craint comme si l'on savait certainement qu'elle fût le plus grand des maux. »

Celui qui disait :

Ne craignez point la mort, c'est la fin de nos peines,

et même de nos plus grands maux, n'en jugeait pas autrement que Socrate.

Les dieux eux-mêmes confirment par leur témoignage cette manière de penser. Souvent ils ont récompensé la piété des hommes par la mort, comme étant le don le plus précieux qu'ils pussent leur faire. Je passerais les bornes de cet écrit si je voulais en rapporter tous les exemples : je citerai seulement les plus remarquables et les plus connus, [108f] et je commencerai par celui de Cléobis et de Biton, deux jeunes gens d'Argos (05). Leur mère était prêtresse de Junon. Un jour qu'il fallait monter en cérémonie au temple de la déesse, les mulets qui devaient tirer son char n'arrivaient pas, et le temps pressait. Alors ses deux enfants s'attelèrent au char et le traînèrent au temple. La mère, ravie de cet acte de piété, pria la déesse de leur donner ce qu'il y avait de meilleur pour les hommes. Ces deux jeunes gens s'endormirent peu de temps après et ne se réveillèrent plus. Ainsi la déesse récompensa leur vertu par le don de la mort.


page 246


[109a] Pindare rapporte qu'Agamède et Trophonius, après avoir bâti le temple d'Apollon à Delphes, demandèrent à ce Dieu d'être payés de leur travail. Il leur répondit qu'ils le seraient dans huit jours, et que cependant ils n'avaient qu'à se divertir et faire bonne chère. Ils se conformèrent à l'ordre du dieu, et la septième nuit ils moururent pendant leur sommeil.

On dit que Pindare lui-même, ayant chargé les députés que les Béotiens envoyaient à Delphes de demander à l'oracle [109b] ce qu'il y avait de meilleur pour les hommes, la prêtresse lui fit dire qu'il ne l'ignorait pas, s'il était vrai qu'il eût écrit le trait qu'on vient de rapporter d'Agamède et de Trophonius; qu'au reste, s'il voulait en faire l'expérience, il en serait bientôt convaincu. Sur cette réponse, il se prépara à la mort, et mourut en effet peu de temps après.

Voici ce qu'on raconte d'un Italien nommé Euthynoüs. Il était fils d'un certain Elysius, qui tenait le premier rang à Térina, sa patrie, par ses richesses, sa gloire et ses vertus. Euthynoüs mourut subitement sans aucune cause apparente de mort ; et, comme il était le seul héritier d'une fortune immense, il vint en pensée à son père qu'il avait été empoisonné, [109c] soupçon que peut-être tout autre aurait eu à sa place. Ne sachant comment découvrir la vérité, il alla consulter l'oracle. Après avoir fait les sacrifices d'usage, il s'endormit et eut cette vision. Il crut voir son père, à qui il racontait l'accident funeste de son fils, et il le conjurait de l'aider à en découvrir l'auteur. « Je viens pour cela même, répondit son père; mais reçois des mains de celui qui m'accompagne ce qu'il t'apporte, et tu seras instruit sur l'événement qui cause tes regrets. » En même temps il lui montra un jeune homme [109d] à peu près de l'âge et de la taille d'Euthynoüs. Elysius lui ayant demandé qui il était : « Je suis, répondit-il, le génie de ton fils. »


page 247


Alors, il lui présente un billet dans lequel Elysius lut ces trois vers :

Les aveugles mortels vivent dans l'ignorance.
Euthynoûs est mort; c'est la commune loi,
Et le plus heureux sort pour lui comme pour toi (06).

Voilà les traits les plus remarquables que les anciens nous aient transmis.

[109e] Si la mort est une destruction totale de l'âme et du corps (car c'est le troisième rapport sous lequel Socrate l'envisageait), dans ce cas là même elle n'est point un mal. L'insensibilité qui en est la suite nous affranchit de toute peine et de toute douleur. Elle n'est donc ni un bien ni un mal. Le bien et le mal ne peuvent être sentis que par un être qui existe. Ce qui n'a jamais été ou qui a cessé d'être n'en est point susceptible. [109f] Les morts sont à cet égard au même état qu'avant leur naissance, où ils n'éprouvaient ni l'un ni l'autre ; et comme ce qui a précédé notre existence ne nous touchait en rien, nous serons ainsi très indifférents à ce qui suivra notre mort.

Un mort est insensible aux peines, aux douleurs.

Pourquoi ? c'est que

Ne point naître ou mourir est une même chose.

Dans l'un et l'autre état, la condition est la même. Je ne vois pas quelle différence il pourrait y avoir; à moins qu'on n'en veuille mettre aussi, pour une maison ou un vêtement, entre le temps où l'une est détruite et l'autre usé, et celui où l'on n'avait pas encore songé à les faire. [110a] Que si vous ne pouvez y en reconnaître aucune, vous ne sauriez non plus en admettre entre l'état de vie et celui de mort.


page 248


« De toutes les choses qu'on regarde comme des maux, disait très bien Arcésilas, la mort est la seule qui n'afflige pas quand elle est présente : elle ne fait de peine que lorsqu'elle est éloignée et qu'on l'attend. » Ainsi bien des gens écoutant trop leur faiblesse, et prévenus par les calomnies dont on charge la mort, meurent avant le temps, par la crainte même de mourir. Épicharme à eu raison de dire à ce sujet :

D'une intime union le lien est rompu :
Chacun à son principe est maintenant rendu.
L'esprit remonte aux cieux, séjour de la lumière,
Et le corps descend dans la terre :
Quoi de fâcheux à tout cela?

[110b] Ce que Cresphonte, dans Euripide, dit d'Hercule :

S'il est avec les morts dans le sein de la terre,
Il n'a donc plus ni force ni pouvoir,

pourrait être changé de cette manière.

S'il est avec les morts dans le sein de la terre,
Il ne sent plus ni peine ni douleur.

Écoutez ces paroles magnifiques des Lacédémoniens :

Nous sommes maintenant à la fleur de notre âge.
Nos pères avant nous eurent cet avantage ;
Et quand nous quitterons la lumière du jour,
D'autres de ce bienfait jouiront à leur tour.

Et celles-ci :

[110c] Ces hommes n'ont point cru que la mort et la vie
Fussent des biens dignes d'envie,
Mais seulement de vivre et mourir comme il faut.

Euripide a très bien dit de ceux qui supportent de longues maladies :

Je hais tous ces mortels amoureux de la vie,


page 249


Qui, pour la prolonger, de l'art de la magie,
Des vains enchantements empruntent le secours,
Et pensent des destins pouvoir changer le cours.
Ne vaudrait-il pas mieux de leur triste vieillesse
Résigner à la mort l'impuissante faiblesse,
Et céder de bon cœur la place aux jeunes gens?

[110d] Quelle impression ne font pas au théâtre ces paroles généreuses de Mérope ?

Je ne suis pas la seule à qui la main des Parques
Ait ravi ses enfants, ou qui d'un tendre époux
Pleure la mort cruelle. Hélas! chacun de nous
Éprouve tous les jours des coups aussi funestes.

A ce beau passage, joignons encore celui-ci :

Où sont ces rois fameux, si pleins de leur grandeur?
Ce Crésus dont partout on vantait le bonheur?
Ce Xerxès dont l'orgueil, dans sa fougue insensée,
Voulut soumettre au joug une mer irritée?
Descendus dans l'enfer, ils sont tous oubliés.

[110e] Oui, et leurs richesses ont péri avec eux.

Bien des gens pleurent une mort prématurée ; mais elle offre des motifs de consolation si naturels qu'on les trouve même dans les poètes les plus ordinaires. Voyez ce que dit un poète comique pour consoler quelqu'un sur une mort semblable :

Si l'on t'eût répondu qu'une plus longue vie
D'un bonheur bien constant aurait été suivie,
Tu pourrais accuser une si prompte mort ;
Mais si, loin d'être une faveur du sort,
Elle eût attiré sur sa tête
Quelque accident fâcheux, quelque affreuse tempête,
La mort l'a mieux servi que n'eût fait l'amitié.

[110f] Puis donc qu'il est incertain si ce n'est pas pour son avantage qu'il a cessé de vivre et si la mort ne l'a pas délivré de plus grands maux, ne le pleurons point, comme s'il avait réellement perdu tous les biens dont nous sup-


page 250


posons qu'il aurait joui dans une plus longue vie. Amphiaraüs parle très sensément lorsqu'il dit à la mère d'Archémore, qui s'affligeait d'avoir perdu son fils dans l'âge le plus tendre :

Tout homme est, en naissant, aux peines condamné.
Un fils lui vient de naître, un autre est moissonné.
Lui-même il voit bientôt terminer sa carrière;
Et lorsque ses amis le rendent à la terre,
I[111a] ls pleurent son trépas. Mais tel est notre sort :
Nous sommes tous, hélas! victimes de la mort,
Comme on voit tour à tour des épis dans la plaine
S'élever et tomber. Non, la loi souveraine
Qu'imposent la nature et la nécessité,
N'est point un vrai malheur digne d'être pleuré.

En général, tout homme doit se dire, et à lui-même et aux autres, que ce n'est pas la plus longue vie qui est la meilleure, mais celle dont la vertu a réglé l'usage. On ne loue pas un homme pour avoir longtemps joué de la lyre, [111b] parlé en public ou gouverné, mais pour l'avoir fait avec succès. Le bien ne se mesure pas sur la longueur du temps, mais sur la vertu, sur l'égalité constante de notre conduite : c'est ce qui fait ici-bas notre bonheur, et nous rend agréables aux dieux. Aussi voit-on dans les poètes que les plus grands héros, ceux qu'ils supposent enfants des dieux, ont quitté la vie avant la vieillesse. Par exemple, celui dont parle Homère,

Qui fut l'objet des soins du souverain des cieux,
Et du dieu de Délos obtint de leur tendresse
De ne point approcher du seuil de la vieillesse.

Partout nous voyons préférer à de longs jours une vie bien employée. [111c] Parmi les plantes, nous estimons davantage celles qui durent moins et portent plus de fruits; et parmi les animaux, ceux qui, en moins de temps, nous rendent plus de service.

D'ailleurs le plus ou le moins de durée n'est rien, com-


page 251


paré à l'éternité. « Des milliers de siècles, dit Simonide, sont un point imperceptible, ou même la plus petite partie d'un point. » Il y a, dit-on, dans le Pont des animaux qui ne vivent qu'un jour; ils naissent le matin, à midi ils sont dans la fleur de l'âge, et le soir, parvenus à la vieillesse, ils cessent de vivre. Si ces animaux avaient une âme raisonnable, et qu'ils fussent sujets aux mêmes accidents que nous, éprouveraient-ils les mêmes affections? [111d] Pleureraient-ils ceux qui seraient morts avant le milieu du jour? Vanteraient-ils le bonheur de ceux qui auraient vécu la journée entière? La durée de la vie, je le répète, doit être mesurée, non sur la longueur du temps, mais sur le bon usage qu'on en fait. Rien n'est plus inutile et moins sensé que les plaintes qu'on entend faire tous les jours à ce sujet. Fallait-il, s'écrie-t-on, qu'il mourût si jeune? Et qui vous dit qu'il le fallût? Combien de choses dont on pourrait dire qu'elles ne devaient pas arriver, se font, se sont faites et se feront encore à l'avenir? Les dieux ne nous ont pas mis sur la terre pour prescrire des lois à la nature, mais pour en recevoir de leur toute-puissance, pour obéir aux ordres de la Providence et du destin.

Après tout, est-ce pour eux ou pour soi-même qu'on pleure les morts? Si c'est pour soi, si c'est à cause du plaisir ou de l'utilité qu'on en retirait et des espérances qu'on en avait conçues, alors notre douleur ne vient que d'amour-propre. Ce n'est pas leur perte, c'est celle de nos avantages personnels que nous pleurons. Est-ce pour eux-mêmes que nous les regrettons ? [111f] Mais notre affliction cessera bientôt, si nous voulons nous souvenir qu'ils ne sentent aucun mal : nous suivrons cette ancienne et sage maxime qui dit, qu'il faut étendre les biens et restreindre les maux. Si le deuil est un bien, à la bonne heure, donnons-lui la plus grande étendue. Mais s'il est mis avec raison au nombre des maux, il faut le resserrer, l'affai-


page 252


blir le plus qu'il est possible, ou même le faire cesser entièrement. La chose est plus facile qu'on ne pense, et l'exemple suivant va nous en convaincre. La reine Arsinoé  (07) [112a] était inconsolable de la mort de son fils ; un ancien philosophe vint la trouver, et pour calmer sa douleur, usa de cet apologue : « Quand Jupiter distribua les emplois aux différents génies, le Deuil était absent. Le partage fait, il parut et demanda d'avoir son emploi comme les autres. Jupiter, qui les avait tous donnés, se trouva fort embarrassé, et n'ayant pas d'autre don à lui faire, il le chargea des honneurs qu'on rend aux morts, c'est-à-dire des regrets et des larmes. Ainsi, grande reine, comme les autres génies aiment ceux qui les honorent, de même le Deuil s'attache à ceux qui le servent. [112b] Si vous le méprisez, il s'éloignera de vous. Si, au contraire, vous lui rendez avec soin les honneurs auxquels il préside, c'est-à-dire les regrets et les larmes, il vous aimera et vous enverra sans cesse de quoi fournir son culte. » Ce discours fît sur la reine la plus forte impression, et arrêta ses gémissements et ses plaintes.

On pourrait demander à un homme qui s'afflige ainsi : Comptez-vous cesser un jour de pleurer, ou passerez-vous dans le deuil le reste de votre vie? Dans ce dernier cas, la faiblesse et la pusillanimité de votre âme vous rendront le plus misérable des hommes. [112c] Devez-vous changer un jour? pourquoi ne pas le faire tout de suite, afin de sortir de l'état déplorable où vous êtes? Dans les maladies, même corporelles, la plus prompte voie de guérison est toujours la meilleure. Ce que vous accorderiez au temps, donnez-le à la raison, aux lumières que vous avez, et finissez vos maux.


page 253


[112d] Mais, direz-vous, je ne m'attendais pas à ce malheur. Il fallait l'avoir prévu; vous êtes sérieusement occupé de l'incertitude et de la fragilité des choses humaines; et aujourd'hui vous ne seriez pas pris au dépourvu, comme une ville sans défense, dans une invasion subite. Voyez dans Euripide avec quelle sagesse Thésée s'était préparé à tous les accidents de cette nature.

Élevé de bonne heure à l'école d'un sage,
J'ai prévu dès longtemps ces accidents divers,
Qui nous font éprouver les plus cruels revers;
Les fuites, les exils, les morts prématurées;
Afin qu'à tous ces maux mes forces préparées
[112e] Avec plus de courage en soutinssent l'assaut.

Les hommes faibles, et qui ne sont pas de bonne heure exercés à la vertu, ne savent jamais prendre un parti honnête et raisonnable. Ils s'abandonnent au désespoir, punissent un corps innocent, et le forcent, comme dit Alcée, d'être malade avec eux. Suivons, dans ces occasions, le conseil si sage que Platon nous donne, de conserver notre âme en paix, puisque nous sommes incertains si c'est un bien [112f] ou un mal ; et que d'ailleurs nos plaintes ne servent de rien pour l'avenir. La douleur est un obstacle aux sages résolutions que nous devrions prendre. Aussi ce philosophe nous prescrit-il de nous accommoder à ce que la raison juge de plus convenable, comme, aux jeux de hasard, on dispose son jeu suivant le dé.

Ne faisons pas dans les malheurs comme les enfants, qui, dans leurs chutes, se mettent à crier et portent la main à l'endroit où ils se sont blessés. Accoutumons notre âme à courir promptement au remède, à réparer le mal, au lieu de nous livrer à des plaintes inutiles. Le législateur des Lyciens ordonna que dans le deuil, on prendrait des habits de femme. Il insinuait par là que la tristesse est une passion efféminée qui ne convient pas à des


page 254


hommes bien nés. C'est la preuve d'un caractère faible et pusillanime que de se livrer à la douleur. Les femmes y sont naturellement plus portées que les hommes, les Barbares plus que les Grecs, et les âmes ordinaires plus que les cœurs grands et généreux. Entre les Barbares mêmes, ce ne sont pas les plus braves et les plus courageux, tels que les Celtes et les Gaulois, mais les Égyptiens, les Syriens, ceux de Lydie et d'autres peuples semblables.

[113b] On raconte que, parmi ces derniers, il y a des hommes qui restent plusieurs jours enfermés dans des caves profondes, sans voir la lumière du soleil, parce que, disent-ils, celui dont ils pleurent la mort, en est lui-même privé. C'est sans doute par allusion à cette faiblesse ridicule que le poète Ion fait parler ainsi une femme :

Moi qui vous allaitai, qui soignai vos enfants,
Après que sur leur mort j'ai pleuré si longtemps,
Je sors, pour vous revoir, de ces cavernes sombres.

Il est des Barbares qui se coupent le nez, les oreilles et d'autres membres de leur corps. Ils pensent, en se défigurant ainsi, faire plaisir aux morts; et ils ne voient pas qu'ils sortent de la modération que la nature nous prescrit dans de pareils accidents. [113c] Certaines personnes nous objectent qu'ils ne donnent pas indifféremment des larmes à toutes sortes de morts, mais seulement aux morts prématurées. En effet, disent-ils, elles privent ceux qui sont moissonnés à la fleur de l'âge, de tout ce que nous regardons comme des biens dans la vie : tels que le mariage, l'instruction, la perfection des connaissances, les charges et les honneurs publics. C'est là ce qui afflige ceux qui perdent leurs enfants dans un âge tendre, et se voient par-là déchus des espérances qu'ils en avaient conçues.

Mais, à ne considérer que la nature des choses, une


page 255


mort prématurée ne diffère pas de celle qui est plus tardive. Lorsque le retour à la patrie commune est prescrit à des citoyens, les uns partent avant les autres ; mais le terme est le même pour tous. Ainsi les hommes marchent tous également vers leur commune destinée, et ceux qui s'y rendent plus tard [113d] n'ont aucun avantage sur ceux qui les ont précédés. Si la mort prématurée est un mal, celle des enfants qui meurent en bas âge ou à la mamelle, ou même en sortant du sein maternel, doit être encore plus malheureuse. Cependant nous supportons assez tranquillement celle-ci, et nous donnons les plus vifs regrets à la mort des jeunes gens : apparemment parce qu'elle nous frustre de l'espérance qu'une fois parvenus à cet âge, ils jouiront longtemps d'une santé vigoureuse. Si la vie humaine était bornée à vingt ans, celui qui aurait été jusqu'à quinze nous paraîtrait en avoir parcouru un espace assez considérable, et nous ne regarderions pas sa mort comme prématurée. S'il avait vécu vingt ans ou environ, nous l'estimerions heureux d'avoir poussé si loin sa carrière. [113e] Mais si le cours ordinaire de la vie était de deux cents ans, sans doute nous pleurerions un homme qui, n'en ayant vécu que cent, aurait été enlevé au milieu de sa course.

De ces réflexions et de celles que nous avons faites plus haut, ne suit-il pas évidemment que la mort qu'on appelle prématurée offre les plus grands motifs de consolation? [113f] En effet, Troïlus (08) n'a-t-il pas moins pleuré que Priam? et ce prince lui-même n'aurait-il pas été moins malheureux, s'il fût mort avant la chute de son empire et la ruine de cette puissance dont il déplora si fort la perte? Voyez ce qu'il dit à son fils Hector pour le détourner de combattre contre Achille :

Rentre au sein de nos murs, mon fils, je t'en conjure,


page 256


 Des malheureux Troyens viens calmer la frayeur;
Ils n'ont, tu le sais bien, d'espoir qu'en ta valeur.
Qu'Achille encor sur toi remportant la victoire,
[114a] Par ce nouvel exploit n'augmente pas sa gloire.
Au nom de tous les dieux prends pitié de mes jours ;
Que ce fier ennemi n'en tranche point le cours.
Tu connais mes malheurs et tu vois ma faiblesse.
A quels maux Jupiter réserva ma vieillesse! .
l'ai vu périr mes fils, j'ai vu ravir mes filles;
J'ai vu de nos autels profaner les asiles,
Mes superbes palais détruits et saccagés,
Nos plus tendres enfants lâchement égorgés,
Des bras de leurs époux les femmes arrachées,
Et par les mains des Grecs indignement traînées. .
Moi-même le dernier, quand un fer inhumain
Sur ces corps tout sanglants m'aura percé le sein,
Pour comble de malheur, privé de sépulture,
Des plus vils animaux je serai la pâture.
Est il pour un vieillard de plus cruel affront?
[114b] Ces cheveux qui longtemps décolèrent mon front,
Honteusement souillés de sang et de poussière,
Ces membres dispersés et traînés sur la terre,
Seront livrés en proie à des chiens furieux.
Ainsi parlait Priam s'arrachant les cheveux.
A ces discours touchants Hector est inflexible.

Tous ces exemples ne prouvent-ils pas que la mort a préservé bien des gens des malheurs affreux qu'une plus longue vie leur eût fait éprouver ? [114c] Je n'en cite pas d'autres, pour ne pas trop m'étendre. Ceux que j'ai rapportés suffisent pour vous faire sentir qu'il ne faut jamais sortir de la modération que la nature nous prescrit, pour s'abandonner à une douleur excessive et à des plaintes efféminées. Crantor disait qu'un grand soulagement dans l'adversité était de n'avoir rien à se reprocher. Je crois que c'est aussi le remède le plus efficace contre la douleur.

D'ailleurs, est-ce par un deuil inutile qu'on témoigne véritablement aux morts sa tendresse? Non, c'est par des services réels; [114d] et le seul qu'on puisse leur rendre, c'est d'en conserver un précieux souvenir. Un homme de bien


page 257


ne mérite pas des lamentations, des gémissements et des larmes, mais des hymnes, des cantiques, un souvenir honorable, des sacrifices et des offrandes. En effet, la mort l'ayant fait passer à une vie plus heureuse, n'est-il pas affranchi de la servitude du corps et des sollicitudes sans nombre qui sont l'apanage de cette vie mortelle ? Et cette vie même, la nature nous l'a-t-elle donnée pour toujours? Ne l'a-t-elle pas distribuée à chacun de nous en portions inégales, selon les lois du destin? [114e] Les esprits raisonnables doivent donc renfermer leur douleur dans les bornes de la nature, et ne pas se livrer, comme des barbares, à un deuil immodéré. Sans cela, il pourrait leur arriver, comme à bien d'autres, de voir la fin de leur vie avant celle de leur douleur, et de descendre dans le tombeau, revêtus encore des habits de deuil, avec tout l'appareil de leur tristesse et tous les maux qui seraient la suite de leur imprudence. On pourrait alors leur appliquer ce passage d'Homère :

Au milieu de leurs pleurs la nuit vient les surprendre.

Il faut, dans ces sortes d'accidents, se demander souvent à soi-même : [114f] Passerai-je le reste de ma vie dans cet état misérable, ou dois-je cesser un jour de pleurer? Vouloir éterniser son deuil, c'est le comble de la folie. Eh ! combien ne voit-on pas de gens qui, d'abord accablés de tristesse et plongés dans la douleur la plus profonde, se sont si fort adoucis avec le temps, qu'au pied même de ces tombeaux, qu'ils ne pouvaient voir auparavant sans jeter des cris et se frapper la poitrine, ils font aujourd'hui des repas somptueux, accompagnés de musique et de danse ? Il est donc absolument déraisonnable de s'obstiner dans sa douleur. [115a] Si on compte la calmer un jour, pourquoi ne pas prévenir par la raison ce que le temps doit faire? Il n'est pas au pouvoir de Dieu même de faire que ce qui est arrivé, ne le soit point. Ainsi cet événement que nous


page 258


n'attendions pas, ne fait que nous rendre personnel ce qui arrive journellement à tout le monde. Eh quoi! les connaissances que nous avons acquises, et nos propres réflexions, ne nous ont-elles pas assez instruits de cette vérité :

Que la terre et les mers sont en proie au malheur?

Et encore :

Que les jours des mortels sont un cercle de peines,
[115b] Et que rien ici-bas ne peut les en tirer?

« Il y a longtemps, disait Crantor, que des philosophes éclairés ont déploré la condition humaine. Ils regardaient la vie comme une punition, et la naissance comme le plus grand des malheurs. » Silène, au rapport d'Aristote, le déclara de même à Midas, lorsqu'il fut conduit prisonnier devant ce prince. Voici ce qu'en dit ce philosophe dans son livre intitulé Eudémus, et qui traite de l'âme. Je crois devoir rapporter ses propres paroles : « Ô vous, le plus grand et le plus fortuné des hommes, lui dit-il, sachez que nous estimons heureux ceux qui sont morts, [115c] et que nous regardons comme une impiété de mentir ou de médire sur leur compte, maintenant qu'ils sont devenus bien plus parfaits. Cette opinion est si ancienne, que personne ne connaît ni son auteur, ni l'époque de sa naissance : elle est établie parmi nous depuis plusieurs siècles. D'ailleurs vous savez la maxime qui de tous les temps est dans la bouche de tout le monde. Quelle est-elle ? c'est que le plus grand bien est de ne pas naître, [115d] et que la mort est préférable à la vie. Les dieux ont souvent confirmé cette maxime par leur «témoignage, et, en particulier, lorsque le roi Midas ayant pris Silène à la chasse, ce prince lui demanda ce qu'il y avait de meilleur et de plus désirable pour l'homme. D'abord ce dieu refusa de répondre, et garda


page 259


un silence obstiné. Enfin Midas ayant tout mis en œuvre pour le forcer à le rompre, il se fit violence, et proféra ces paroles : Hommes de condition malheureuse, vous dont l'existence éphémère est sujette à tant de peines, pourquoi me contraignez-vous de dire ce qu'il vous serait plus utile de ne pas apprendre? [115e] La vie est moins misérable, quand on ignore les maux qui en sont l'apanage. Les hommes ne peuvent avoir ce qu'il y a de meilleur, et ne sauraient participer à la nature la plus parfaite. Le meilleur serait pour eux de n'être pas nés. Le second bien, après celui-là, et le premier entre ceux dont les hommes sont capables, c'est de mourir promptement (09). » Silène, comme on voit, jugeait que la condition des morts était meilleure que celle des vivants; et l'on pourrait confirmer cette vérité par des témoignages sans nombre. Mais il faut se borner.

[115f] Pourquoi donc donner des larmes à la mort des jeunes gens, sous prétexte qu'elle les prive de ces prétendus biens dont ils auraient joui dans une plus longue vie? N'est-il pas incertain, comme nous l'avons dit plusieurs fois, si les choses dont la mort les prive sont des biens ou des maux? car les maux surpassent de beaucoup les biens. Nous n'obtenons ceux-ci qu'avec beaucoup de peines et de soins : les maux nous viennent avec la plus grande facilité, parce qu'ils sont très mobiles (10), qu'ils se tiennent tous, et se portent par plusieurs causes les uns vers les autres. Les biens, au contraire, sont séparés entre eux, et ont bien de la peine à se réunir, même sur la fin de notre vie.

[116a] C'est donc oublier la condition humaine que de plain-


page 260


dre ceux qui meurent dans leur jeunesse. Cette maxime d'Euripide :

Les hommes ne sont pas maîtres de leurs richesses,

est également vraie de tout le reste, et nous pouvons dire en général :

Les biens que nous avons aux dieux seuls appartiennent :
Nous n'en sommes au plus que les dispensateurs;
Ils peuvent a leur gré reprendre leurs faveurs.

Quel droit avons-nous de nous plaindre, lorsqu'ils nous redemandent des biens dont nous n'avons reçu que pour un temps le simple usage ? Les banquiers, s'ils sont honnêtes, ne trouvent pas mauvais qu'on reprenne l'argent qui leur a été remis en dépôt. S'ils faisaient difficulté de le rendre, ne pourrait-on pas leur dire avec justice : [116b] Avez-vous oublié que c'est à cette condition que je vous l'ai confié ? Il en est de même de tous les hommes. Ils ont reçu la vie comme un dépôt, mais à titre de restitution forcée. Le temps de la rendre n'est point fixé, comme les banquiers ignorent quand celui qui leur a remis l'argent viendra le reprendre. Celui donc qui murmure, lorsqu'il est sur le point de mourir, ou qu'il a perdu ses enfants, n'oublie-t-il pas qu'il est homme, et que ses enfants étaient mortels? Pouvait-il raisonnablement ignorer que l'homme ne naît que pour mourir ? [116c] Si Niobé avait toujours eu présentes à l'esprit les réflexions suivantes :

D'une prospérité constante
Ne nourris pas l'espoir trompeur,
Tu n'auras pas toujours une troupe brillante
D'enfants dont la jeunesse éclate dans sa fleur,
Du soleil la pure lumière
Jusques au bout de ta carrière
Ne te promet pas de beaux jours,

elle ne se serait pas abandonnée à ce désespoir violent qui


page 261


lui faisait désirer la mort et prier les dieux, dans l'excès de sa douleur, de l'enlever de ce monde, dût sa fin être la plus cruelle. Les deux inscriptions gravées au temple de Delphes : CONNAIS-TOI TOI-MÊME ; [116d] et, RIEN DE TROP, sont les maximes les plus importantes pour la conduite de la vie. De ces deux préceptes dépendent tous les autres. Ils se correspondent, s'expliquent, et se rappellent réciproquement. Ion a dit sur le premier :

Se connaître soi-même est bien facile à dire;
Mais Jupiter peut seul le faire pratiquer.

Et Pindare sur le second :

Rien de trop : ce mot plein de sens
Fut toujours loué par les sages.

Celui qui, les regardant comme des oracles d'Apollon lui-même, [116e] les aura profondément gravés dans le cœur, pourra facilement les appliquer à tous les événements de la vie, pour apprendre à les supporter avec une égalité parfaite. Instruit de la fragilité de sa nature, il ne s'enflera point dans les succès, et ne s'abandonnera pas, dans les revers, à des plaintes et des gémissements qui ne viennent que de la faiblesse de notre âme. Il se tiendra surtout en garde contre cette crainte de la mort, que produit en nous la surprise des accidents qui nous arrivent tous les jours, d'après les lois de la nécessité ou le décret du destin.

Les pythagoriciens donnent à ce sujet ce beau précepte :

Quels que soient les malheurs que le ciel vous envoie,
[116f] De ses sages décrets gardez de murmurer.

Le poète Eschyle a dit aussi :

Dans leurs plus grands revers, les hommes vertueux
N'accusèrent jamais la justice des dieux.


page 262


Euripide :

Savoir céder en tout à la nécessité,
C'est des dieux même avoir h prudence en partage.

Et ailleurs :

Celui qui souffre en paix tous les événements,
[117a] Doit être des mortels estimé le plus sage.

Mais la plupart des hommes condamnent tout ce qui n'arrive pas suivant leur espérance ; ils l'attribuent à la colère des dieux et aux caprices de la fortune ; ils se plaignent, gémissent, accusent leur mauvaise destinée. Mais ne pourrait–on pas leur dire avec justice :

N'accusez point des dieux la sagesse suprême:
Seul de tous vos malheurs vous fûtes l'artisan?

Qui, vous-même, votre folie et votre erreur, suites nécessaires de votre ignorance.

C'est cette fausse et trompeuse opinion qui fait qu'on se plaint de la mort, de quelque manière qu'elle arrive. [117b] Un homme est-il mort loin de son pays, on dit en gémissant :

Infortuné ! ses yeux, en quittant la lumière,
Par de tendres parents n'ont point été fermés.

Meurt–il dans sa patrie, entre les bras de ses parents , on gémit de ce qu'il a été ainsi enlevé et qu'il ne reste de lui que le triste souvenir de l'avoir perdu. Expire–t-il en silence, sans avoir rien dit de mémorable, on s'écrie en pleurant :

Tu n'as point proféré quelque sage maxime,
[117c] Dont j'eusse à conserver l'utile souvenir!

A–t–il dit quelques mots avant de mourir, ou se les rappelle sans cesse pour servir d'aliment à la douleur. Sa


page 263


mort a-t-elle été prompte, hélas! dit-on, comme il nous a été ravi ! Si elle a été lente, on se plaint de ce qu'il a souffert longtemps; enfin, on se fait un prétexte de tout pour s'abandonner à la douleur et aux larmes.

Ce sont les poètes qui ont donné lien à toutes ces plaintes, et Homère le premier, lorsqu'il dit :

Tel un malheureux père arrose de ses pleurs
Le corps d'un fils chéri dont la mort imprévue
A plongé dans le deuil sa famille éperdue.

[117d] Il n'est pas certain si c'est là un juste motif de plainte ; mais écoutons ce qu'il dit ailleurs :

Ses parents l'avaient eu dans l'extrême vieillesse;
D'une fortune immense il devait hériter.

Eh ! qui sait si Dieu, par une providence et une bonté paternelles envers les hommes, n'en retire pas plusieurs de celte vie dans leur premier âge parce qu'il prévoit les maux qui leur arriveraient? Pourquoi donc les croire malheureux?

Rien n'est fâcheux pour nous dès qu'il est nécessaire,

[117e] que nous l'ayons prévu ou non. La mort prévient souvent de plus grands malheurs. Il eût été utile aux uns de ne pas naître, aux autres de mourir en naissant, à ceux-ci, dans leur première enfance, à d'autres enfin, à la fleur de leur âge. Puis donc que la loi du destin est inévitable, il faut supporter avec patience la mort des personnes qui nous intéressent, à quelque époque de leur vie qu'elle arrive. Un homme sensé doit d'avance s'être dit à lui-même que ceux dont la mort paraît prématurée ne nous ont précédés que d'un intervalle bien court. La plus longue vie, je le répète, est un point insensible, comparée à l'éternité.

[117f] Plusieurs qui se plaisaient à nourrir leur douleur ont


page 264


bientôt suivi ceux qu'ils pleuraient, sans avoir retiré d'autre fruit de leur affliction que de s'être rendus volontairement misérables. Le voyage de cette vie étant aussi court, pourquoi se consumer de tristesse, et affliger son corps par des chagrins et des peines excessives? Pourquoi ne pas faire un effort sur soi-même, et prendre un parti plus raisonnable et plus humain? Que ne cherchons-nous pour amis, [118a] non des flatteurs, qui pleurent avec nous et irritent notre douleur, mais des hommes sensés, qui, en nous proposant des motifs de consolation nobles et généreux, calment et dissipent peu à peu notre tristesse? Écoutons ce qu'Homère met dans la bouche d'Hector, pour consoler Andromaque, et ayons soin de nous en souvenir dans l'occasion :

Cesse de m'affliger, épouse infortunée.
Si par l'ordre des dieux ma mort n'est arrêtée,
Je ne saurais périr. Mais aussi nul mortel
Ne peut changer du sort le décret éternel.

Il a dit ailleurs, en parlant de cette destinée des hommes :

[118b] Le destin qu'en naissant lui filèrent les Parques (11).

Si ces réflexions sont bien présentes à notre esprit, elles préviendront une douleur immodérée, dont elles nous feront sentir l'inutilité, en nous rappelant la brièveté de la vie. Nous comprendrons qu'au lieu de troubler, par la tristesse, un temps aussi court, il faut savoir le ménager, et quitter tout cet appareil de deuil pour songer à notre conservation et à celle des personnes qui vivent avec nous. Il est bon encore de se rappeler les motifs de consolation qu'on a eu lieu de présenter autrefois à ses parents et à ses amis dans des occasions semblables. [118c] On


page 265


les exhortait à supporter avec courage ces accidents ordinaires de la vie humaine; quelle inconséquence ne serait-ce pas que les motifs que nous avons employés pour calmer leur douleur fussent sans pouvoir sur nous-mêmes? Appliquons promptement à ces maladies de l'âme le remède d'un discours salutaire, et croyons que rien ne souffre moins de retard que le traitement de la douleur. [118d]  Ce proverbe si connu, que tout délai met aux prises avec le malheur, est surtout vrai, ce me semble, de celui qui diffère la guérison des maux et des peines de l'âme.

Considérons aussi l'exemple des grands hommes, qui ont supporté avec lu plus grande douceur la mort de leurs enfants. Tels ont été Anaxagore de Clazomènes, Démosthène l'Athénien, Dion de Syracuse, Antigone, roi de Macédoine, et plusieurs autres des siècles passés et de notre âge.

On raconte d'Anaxagore que, s'entretenant un jour sur la physique, on vint lui annoncer la mort de son fils. Il interrompit son discours, [118e] et après un moment de réflexion : « Je savais, dit-il, que j'avais mis au momie un fils mortel. »

Périclès, que sa grande prudence et son talent supérieur pour la parole firent surnommer l'Olympien, apprit, pendant qu'il était dans la tribune, la mort de ses deux fils, Paralus et Xantippe. « C'étaient, dit Protagoras, deux jeunes gens estimables par leurs belles qualités. Ils moururent à huit jours l'un de l'autre. Périclès ne prit point le deuil ; il conserva toujours un visage serein et tranquille ; et, par là, en diminuant le sentiment de sa douleur, il gagna de plus en plus la confiance et l'estime publiques. [118f] Chacun lui voyant supporter ses malheurs avec tant de constance, et sachant combien une pareille perte l'eût affligé lui-même, le jugeait d'une force d'esprit et d'une grandeur d'âme peu communes. » En effet, à cette nouvelle, comme il haranguait le peuple, couronné


page 266


de fleurs et vêtu de blanc, suivant l'usage d'Athènes, il ne discontinua point de parler, de proposer les avis les plus sages, et d'exciter fortement les Athéniens à la guerre.

Xénophon, le disciple de Socrate, était occupé à un sacrifice, lorsque des gens, qui revenaient de la bataille, lui apprirent que son fils Grillus y avait péri. [119a] Aussitôt il quitte sa couronne de fleurs et demande comment il est mort. « En combattant avec la plus grande valeur, lui répondit-on, et après avoir tué un grand nombre d'ennemis. » Alors il s'arrête quelques instants pour réprimer, par la réflexion, les premiers mouvements de la nature ; ensuite, rempilant la couronne sur sa tête, il achève le sacrifice et dit aux assistants : «J'avais demandé aux dieux, pour mon fils, non l'immortalité ou une longue vie, car il est douteux que ce soit un bien, mais la vertu et l'amour de la pairie. Ils m'ont exaucé. »

[119b] Dion de Syracuse conversait un jour avec ses amis, lorsqu'il entendit du bruit et de grands cris dans la maison. Il en envoie demander la cause, et on lui rapporte que son fils venait de tomber du haut du toit, et s'était tué. Dion, sans paraître effrayé, ordonne qu'on remette le corps aux femmes, pour lui rendre les devoirs d'usage, et continue son entretien.

On dit que l'orateur Démosthène imita cet exemple de courage, lorsqu'il perdit une fille unique qu'il aimait tendrement. Voici comment Eschine raconte le fait, en le taxant d'insensibilité : « Sept jours [119c] après la mort de sa fille, avant d'avoir achevé le deuil et les obsèques accoutumées, couronné de fleurs et vêtu de blanc, il fit un sacrifice aux dieux, violant ainsi les lois de la nature, et oubliant une fille unique qui, la première, l'avait appelé du doux nom de père. » Eschine, en vrai déclamateur, lui faisait un crime de cette conduite, sans penser qu'il le louait en voulant le blâmer, et qu'il montrait


page 267


que cet orateur avait sacrifié à l'amour de la patrie sa douleur et sa compassion naturelle pour les siens.

Antigone ayant appris que sou fils Alcyonée avait péri dans une bataille, regarda d'un œil ferme ceux qui lui en avaient apporté la nouvelle ; et après être resté quelque temps la tète baissée, sans mot dire : [119d] « Ô Alcyonée, s'écria-t-il, tu devais mourir plus tôt, puisque tu te précipitais ainsi, sans ménagement, au milieu des ennemis, et que tu ne songeais ni à mes conseils ni au soin de ta vie. »

Tout le monde admire le courage de ces grands hommes; mais une faiblesse d'âme, qui est la suite de l'ignorance, empêche qu'on ne les imite. L'histoire grecque et romaine nous offriraient une foule d'exemples de cette grandeur d'âme avec laquelle on doit supporter la perte de ses parents et de ses amis. Mais ceux que j'ai rapportés suffisent pour nous apprendre à modérer une affliction déraisonnable [119e] et ces vaines démonstrations d'une douleur inutile.

J'ai dit plus haut que les hommes d'une vertu éminente recevaient de la bonté des dieux la grâce de mourir jeunes. J'y reviens encore ici; mais je m'y arrêterai peu, et je rendrai témoignage à cette belle parole de Ménandre :

L'homme chéri des dieux meurt à la fleur de l'âge.

Vous me préviendrez peut-être, mon cher Apollonius, [119f] et vous me direz que votre fils commençait la plus brillante carrière ; que, selon le cours de la nature, c'était lui qui devait, après votre mort, vous rendre les derniers devoirs. Oui, selon le cours de la nature et de l'humanité , et non suivant l'ordre de la Providence et les lois générales de cet univers. Établi maintenant dans un état de bonheur, il ne devait pas, selon la nature même, rester dans le monde au delà du temps qui lui avait été prescrit. Après en avoir rempli fidèlement l'espace, il a dû,


page 268


rappelé par la nature, retourner vers le terme de la destinée commune. Mais sa mort a été prématurée. C'est en cela même qu'il est plus heureux, puisqu'il n'a pas éprouvé les maux de cette vie. [120a] Car, selon Euripide :

Elle est pour les mortels un long cercle de peines.

Mais il a été enlevé à la fleur de son âge. Jeune homme accompli, estimé de tons ses condisciples, dont il était le modèle, tendre et respectueux envers ses parents, zélé pour ses amis, livré à l'étude de la philosophie, et, pour tout dire en un mot, l'ami des hommes; honorant les vieillards comme ses pères, chérissant les jeunes gens de son âge, plein d'égards pour ses maîtres, doux aux étrangers [120b] comme à ses concitoyens, cher, enfin, à tous ceux qui le connaissaient, par sa douceur et son affabilité, il nous laisse les plus vifs regrets. Tout cela est vrai; mais il est sorti de bonne heure de cette vie, et il emporte avec lui l'estime générale que lui avaient acquise sa piété envers vous et votre tendresse pour lui. Il en est sorti, comme un convive quitte la table, avant que de donner dans quelqu'un de ces écarts qu'une longue carrière rend presque inévitables.

D'ailleurs, si l'opinion des philosophes et des poètes de l'antiquité, qui fixe aux âmes vertueuses un séjour particulier, où, après la mort, elles jouissent des honneurs et des récompenses dues à leur piété ; [120c] si cette opinion, dis-je, est aussi certaine qu'elle est vraisemblable, vous devez avoir la plus juste confiance que votre fils est au nombre de ces âmes heureuses. Vous savez ce que Pindare a dit dans ses poésies, de cet état de bonheur :

Quand le soleil pour nous termine sa carrière,
Sur ces heureux mortels il fait briller ses feux ;
Ils respirent des fleurs que prodigue la terre
L'encens délicieux.


page 269


De mille arbres touffus les tiges parfumées'
Étalent le leurs fruits le mêlai précieux.
Sous des berceaux fleuris ces âmes fortunées
S'exercent à des jeux.

Les unes sur des chars partant de la barrière,
Conduisent des coursiers plus légers que les vents ;
Et d'autres, sous l'abri d'un bosquet solitaire,
Font entendre leurs chants.

Sur les autels des dieux une flamme odorante
Embaume ce séjour de sa douce vapeur.
Tout offre dans ces lieux l'image ravissante
Du plus parfait bonheur.

[120d] Il dit encore dans une autre de ses odes, où il parle des âmes heureuses :

Un bonheur pur est leur partage :
Exempts de soins et de travaux.
Sous un ciel toujours sans orage,
Ils goûtent un parfait repos.
De la mort, le corps périssable
Subit l'arrêt irrévocable;
Mais l'âme ne s'éteint jamais.
De Dieu cette image vivante,
Tandis que le corps se tourmente,
Jouit d'une profonde paix.

Mais quand le pouvoir de Morphée
Tient le corps en captivité,
L'âme des sens est dégagée,
Et respire avec liberté.
Les songes qu'alors elle enfante,
Sont la preuve la plus frappante,
Qu'il est un prix pour la vertu ;
Et que les dieux inexorables
Infligent aux âmes coupables
Le châtiment qui leur est dû.

Le divin Platon a souvent parle: de l'immortalité de l'âme dans son Phédon, [120e] sa République, son Ménon, son Gorgias, et dans plusieurs autres de ses dialogues. Je


page 270


vous enverrai quelque jour l'extrait de son traité de l'âme que vous m'avez demandé, et je l'accompagnerai de mes propres réflexions. Je ne vous propose maintenant que ce qui a rapport à mon sujet, et que je crois utile dans les circonstances. C'est le discours de Socrate à un Athénien, disciple et ami du rhéteur Gorgias. « Écoutez, dit ce philosophe, un récit très intéressant, que, sans doute, vous traiterez de fable, mais que je regarde comme très certain. Jupiter, Neptune et Pluton, [120f] suivant l'opinion d'Homère, partagèrent entre eux l'empire que Saturne leur avait laissé. Dans tous les temps il y eut parmi les dieux une loi relative aux hommes, qui subsistait sous le règne de Saturne, et qui depuis a toujours été en vigueur. Selon cette loi, l'homme qui a mené une vie juste et sainte est, après sa mort, transporté dans des îles fortunées, où, exempt de tous maux, il goûte une félicité parfaite. Mais celui qui a vécu dans l'injustice [121a] et le mépris des dieux est précipité dans le Tartare, lieu destiné au châtiment et à la vengeance. Les juges préposés à ce discernement, du temps de Saturne et même au commencement du règne de Jupiter, étaient des hommes vivants qui jugeaient leurs semblables le jour même qu'ils devaient mourir. Il en arrivait souvent que leurs jugements n'étaient pas équitables. Enfin Pluton et ceux qui gouvernaient avec lui les îles fortunées, se plaignirent à Jupiter qu'on leur envoyait bien des âmes indignes du bonheur qui leur était décerné. J'aurai soin, leur dit Jupiter, que cela n'arrive plus à l'avenir. [121b] Ce qui cause aujourd'hui ces sentences injustes, c'est que ceux qui sont jugés, et les juges eux-mêmes, étant encore en vie, ils font revêtus de leurs habits. Plusieurs donc cachent la méchanceté de leur âme sous un corps de la plus belle apparence. Ils se présentent parés de titres et de richesses, ot quand il est question de les juger, une foule de témoins tiennent déposer en leur faveur. Les juges se laissent


page 271


d'autant plus facilement éblouir par tout cet extérieur, qu'étant eux-mêmes vêtus, leur âme est comme enveloppée des yeux, des oreilles, et des autres parties du corps. Ainsi leur propre vêtement, et celui des personnes qu'ils jugent, nuisent à l'équité de leurs arrêts. [121c] Je veux donc en premier lieu qu'ils ignorent à l'avenir l'heure de leur mort. Prométhée est déjà chargé du soin de leur en dérober la connaissance. En second lieu, quand le jugement se fera, les uns et les autres seront nus, et par conséquent il ne se prononcera qu'après leur mort. Il faut que le juge lui-même, privé de cette vie mortelle, considère avec les yeux seuls de l'esprit l'âme de ceux qu'il doit juger, séparée de tous ses parents, dépouillée de ces ornements étrangers qu'elle avait sur la terre. Par ce moyen, les sentences seront désormais équitables. J'avais connu avant vous les prévarications dont vous vous plaignez ; et j'ai d'avance établi pour juges trois de mes fils, deux pour l'Asie , Minos et Rhadamanthe , et Eacus pour l'Europe. Après leur mort, ils dresseront leur tribunal aux enfers, dans le carrefour de cette prairie qui se partage en deux routes, dont l'une conduit aux îles heureuses, et l'autre au Tartare. Rhadamanthe jugera les Asiatiques et Eacus [121d] les Européens. Minos aura le droit de prononcer en dernier ressort, et de réformer les erreurs que l'ignorance aurait pu causer dans les jugements des deux autres. Ainsi, à l'avenir, le dernier état des hommes sera déterminé avec la plus exacte justice. Voilà, mon cher Cariclès, ajoute Socrate, ce que j'ai appris et que je crois très véritable. Je conclus de ce récit que la mort n'est autre chose que la séparation [121e] de l'âme et du corps. »

Tels sont, mon cher Apollonius, les motifs de consolation que j'ai réunis avec le plus grand soin, et que j'ai cru nécessaire de vous présenter, pour calmer votre douleur et faire cesser un deuil que vous portez beaucoup trop loin. Je vous ai rappelé l'honneur que vous devez à la


page 272


mémoire d'un fils si favorisé des dieux : honneur infiniment désirable à ceux qu'un souvenir précieux de leurs vertus a déjà consacrés à l'immortalité. Suivez donc mes conseils, et pour honorer votre fils comme il le mérite, [121f] quittez cet état de deuil qui afflige votre corps et votre esprit, et reprenez votre genre de vie accoutumé comme bien plus conforme à la nature. Pendant que votre fils vivait parmi nous, il vous eût vus avec peine, vous et sa mère, vous abandonner à la tristesse. De quel œil pensez-vous qu'il le voie, aujourd'hui qu'il habite et converse avec les dieux? Prenez donc des sentiments dignes d'une âme courageuse et véritablement [122a] tendre pour ses enfants. Sortez de cette situation pénible que vous faites partager à votre épouse, à vos parents et à tous vos amis, pour passer à un état plus calme et plus serein. Soyez sûr par là de plaire à votre fils lui-même, et à des amis dont vous connaissez toute la tendresse.


(01) Crantor, né à Soles, ville de la Cilicie, fut un des plus célèbres disciples de Xénocrate, et enseigna avec Polémon dans l'Académie. Il avait composé plusieurs poèmes qu'il renferma, après les avoir cachetés avec soin, dans le temple de Minerve à Soles. Les anciens en ont parlé avec éloge ; mais l'ouvrage qui lui avait fait le plus d'honneur était un Traité de la Consolation adressé à Hippoclès, qui venait de perdre ses enfants. C'est celui d'où Plutarque a tiré le passage qu'il cite, et Cicéron s'en était beaucoup servi dans le livre qu'il composa lui-même sur un pareil sujet.

(02) Xénophon, qui, dans le second livre de son Histoire de la Grèce, parle fort au long du courage avec lequel Théramène s'opposait à la conduite tyrannique de ses collègues, dit qu'on lui fit boire de la ciguë.

(03) Hésiode était né à Cumes, en Éolie, et fui élevé à Ascra, ville de Béotie, d'où vient le surnom de vieillard ascréen que Virgile lui donne. Les anciens et les modernes ont beaucoup disputé pour déterminer lequel était le plus ancien d'Homère et d'Hésiode, et la question est demeurée indécise.

(04) Dictys était de l'île de Crète, et avait suivi Idoménée  au siège de Troie. Il écrivit en phénicien l'histoire de cette fameuse guerre. Il  ordonna en mourant qu'on renfermât sen livre dans un coffre de plomb qu'on cacha dans la terre, et qui ne fut découvert que sous le règne de Claude qui le fit traduire en grec. Celui que nous avons en latin de la traduction d'un certain Septimius est supposé. Au reste, le récit de l'enfouissement de l'ouvrage de Dictys et de sa découverte a tout l'air d'une  fable.

(05) Voyez Hérodote, l. I, c. 31.

(06) Ce dernier trait d'histoire est tiré du livre de la consolation de Crantor, au rapport de Cicéron, dans son premier livre des Tusculanes, ch. 48.

(07) Arsinoé était fille de Ptolémée Lagus, fils de celui qui, après la mort d'Alexandre, régna en Égypte. Elle avait épousé Lysimaque, roi de Macédoine. Plutarque, dans la Consolation à sa femme, attribue cet apologue à Ésope, de qui ce philosophe l'avait apparemment emprunté.

(08) Troïlus était le plus jeune des fils de Priam. Il voulut se mesurer avec Achille, et périt de la main de ce guerrier. Virgile a fait du sort de ce malheureux prince la peinture la plus touchante.

(09) Le traité dont parle Plutarque était un traité de l'âme. Aristote l'avait composé à l'occasion de la mort d'Eudémus, personnage considérable de l'île de Chypre. Ce dialogue est perdu.

(10) Mot à mot: qu'ils sont ronds. Les corps ronds ont la plus grande mobilité.

(11) Le sens de ce passage, dont Plutarque ne cite qu'une partie, est que le destin que les Parques ont filé aux hommes a toujours, quoi qu'ils puissent faire, son accomplissement.