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Plutarque,

 

Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, 1840.

 

 

Vie d'Antoine

 

 

ANTOINE

I. Antoine eut pour aïeul le célèbre orateur Antonius, que Marius fit mourir pour avoir embrassé le parti de Sylla. Son père Antonius, surnommé le Crétique, n'avait pas eu dans le gouvernement une réputation éclatante ; mais c'était l'homme - le plus juste, le plus honnête, et même le plus libéral. Le trait suivant en est la preuve. Comme sa fortune était médiocre, sa femme l'empêchait de suivre son penchant à faire du bien. Un de ses amis vint un jour lui demander de l'argent à emprunter; Antonius, qui n'en avait pas alors, ordonné à un de ses esclaves de mettre de l'eau dans un bassin d'argent, et de le lui apporter. Antonius le prend, comme pour se raser; et, après s'être mouillé la barbe, il renvoie l'esclave sous quelque prétexte, donne le bassin à son ami, et lui dit d'en faire l'usage qu'il voudrait. Cependant les esclaves cherchèrent le bassin dans toute la maison; et Antonins, voyant sa femme très en colère, et prête à faire appliquer tous ses esclaves à la torture, lui avoua ce qu'il avait fait, et la pria de lui pardonner. Cette femme était Julie, de la maison des Césars, qui ne le cédait à aucune Romaine de son temps en sagesse et en vertu. Antoine, après la mort de son père, fut élevé par Julie sa mère, qui s'était remariée à ce Cornélius Lentulus que Cicéron fit mourir comme complice de Catilina. Ce fut, dit-on, le prétexte et la source de la haine implacable d'Antoine contre Cicéron, à qui même il reprochait de n'avoir voulu leur rendre le corps de Lentulus, pour lui donner la sépulture, qu'après que Julie sa veuve eut été se jeter aux pieds de la femme de Cicéron pour solliciter cette grâce : mais ce reproche était d'une fausseté manifeste; car de tous ceux que Cicéron fit exécuter, aucun ne fut privé des honneurs de la sépulture.

II. Antoine, recherché dès sa première jeunesse par Curion, à cause de sa grande beauté, trouva la société la plus funeste dans l'amitié de cet homme, qui, s'abandonnant lui-même à toutes sortes de voluptés, et voulant tenir Antoine sous sa dépendance, le plongea dans la débauche des femmes et du vin, et lui fit contracter, par des dépenses aussi folles que honteuses, des dettes beaucoup plus fortes que son âge ne le comportait; car il devait deux cent cinquante talents', dont Curion s'était rendu caution. Le père de Curion, ayant appris cet engagement, chassa de sa maison Antoine, qui ne tarda pas à se lier avec Clodius, le plus audacieux et le plus scélérat des démagogues de son temps, et dont les fureurs portaient le trouble dans toute la république : mais bientôt las de ses folies, et craignant d'ailleurs le parti qui se formait contre Clodius, Antoine quitta l'Italie et s'embarqua pour la Grèce, où il séjourna quelque temps pour s'y former aux exercices militaires et à l'éloquence. Il se proposa surtout d'imiter ce style asiatique, alors fort recherché, qui avait beaucoup d'analogie avec sa vie fastueuse, pleine d'ostentation, et sujette à toutes les inégalités que l'ambition entraîne après elle (2).

III. Gabinius, homme consulaire, faisant voile pour la Syrie, passa par la Grèce, et lui proposa de l'accompagner à cette expédition. Antoine lui ayant répondu qu'il n'irait pas à l'armée comme simple particulier, Gabinius le nomma commandant de sa cavalerie, et l'emmena avec lui. Envoyé d'abord contre Aristobule, qui avait fait révolter les Juifs, Antoine monta le premier sur la muraille d'une des places les plus fortes qu'il as, siégeait, chassa Aristobule de toutes ses forteresses; et lui ayant livré bataille, malgré l'infériorité de ses troupes, il le défit, tailla en pièces presque toute son armée, et le fit prisonnier avec son fils. Dans ce même temps, Ptolémée, étant allé trouver Gabinius, lui offrit dix mille talents pour l'engager à entrer avec lui en Égypte à la tête de son armée, et à le rétablir dans ses États. La plupart des officiers de Gabinius voulaient qu'il le refusât; et Gabinius lui-même, quoique presque asservi par ces dix mille talents, balançait à entreprendre cette expédition. Mais Antoine, qui cherchait de grandes occasions de se signaler, et qui voulait d'ailleurs obliger le roi d'Égypte, dont les sollicitations l'avaient intéressé en sa faveur, détermina Gabinius à cette entreprise. On craignait moins la guerre en elle-même que le chemin qu'il fallait suivre pour aller à Péluse, à travers des sables profonds et arides, le long de l'embouchure par laquelle le marais Serbonide se décharge dans la mer. Les Égyptiens l'appellent le soupirail de Typhon; niais il paraît être plutôt un écoulement de la mer Rouge, qui, après avoir traversé sous terre la partie la plus étroite de l'isthme, qui la sépare de la mer intérieure, forme le regorgement qui produit ce lac.

IV. Antoine, à qui Gabinius avait fait prendre les devants avec sa cavalerie, après s'être saisi des passages, se rendit maître de Péluse, ville considérable, dont il fit la garnison prisonnière, assura le chemin au reste de l'armée, et donna au général la plus ferme espérance de la victoire. Le désir qu'il avait d'acquérir de la réputation fut utile aux ennemis eux-mêmes : Ptolémée, en entrant dans Péluse, voulait, aveuglé par la haine et la colère, en massacrer tous les habitants; Antoine s'y opposa, et arrêta les effets de sa vengeance. Dans les batailles importantes et dans les combats fréquents qui eurent lieu pendant cette expédition, il donna des preuves d'un courage extraordinaire, et de la sage prévoyance qui convient à un général. Il la montra surtout avec éclat, lorsqu'il sut si bien envelopper et charger les ennemis par derrière, qu'il rendit la victoire facile à ceux qui les attaquaient de front; et ce succès lui mérita les honneurs et les récompenses qu'on décernait à la valeur. Les Égyptiens lui surent gré de l'humanité dont il usa envers Archélaüs, qui avait été son ami et son hôte : obligé nécessairement de le combattre, il trouva son corps sur le champ de bataille, et lui fit des obsèques magnifiques. Par cette conduite il laissa de lui l'opinion la plus favorable dans Alexandrie, et s'acquit, auprès des Romains qui servaient avec lui, la réputation la plus brillante.

V. La dignité et la noblesse de sa figure annonçaient un homme d'une grande naissance; sa barbe épaisse, son front large, son nez aquilin, et un air mâle répandu sur toute sa personne, lui donnaient beaucoup de ressemblance avec les statues et les portraits d'Hercule. Aussi était-ce une tradition ancienne, que les Antoniens étaient une famille d'Héraclides, descendus d'Antéon, fils d'Hercule. Il semblait justifier cette opinion d'abord par sa figure, comme je viens de le dire; ensuite par sa manière de s'habiller : car toutes les fois qu'il devait paraître en public, il serrait sa tunique fort bas avec sa ceinture; une large épée pendait à son côté, et il avait par-dessus une cape d'une étoffe grossière. Mais les honnêtes gens ne pouvaient lui passer l'habitude de se vanter à tout propos, de dire des railleries, de boire en public, et de s'asseoir avec les soldats qu'il trouvait à table. Il est vrai que ces manières familières lui attiraient une affection et un intérêt singuliers de la part des soldats. Il avait aussi de la grâce et de la gaieté dans ses amours ; il se fit beaucoup de partisans, en servant les passions des autres, en souffrant volontiers les plaisanteries qu'on lui faisait sur ses attachements. Ses libéralités, ses largesses sans bornes aux soldats et à ses amis, lui ouvrirent une route brillante aux plus grands honneurs, et accrurent de plus en plus une puissance, qu'il détruisait d'ailleurs à mesure par des fautes sans nombre. Je rapporterai ici un exemple de sa prodigalité. Il avait ordonné qu'on donnât à un de ses amis deux cent cinquante mille drachmes, somme que les Romains expriment par un million de sesterces. Son intendant, surpris d'un don si considérable, et voulant qu'il put en juger lui-même, étala tout cet argent sur son passage. Antoine ayant demandé ce que c'était : « C'est, lui répondit l'intendant, l'argent que vous m'avez commandé de donner. — Je croyais, lui dit Antoine, qui s'aperçut de sa malice, qu'un million de sesterces faisait une bien plus grande somme; c'est si peu de chose, que vous en ajouterez encore autant. » Mais cela n'eut lieu que longtemps après.

VI. Rome s'était divisée en deux factions : celle des nobles, qui avaient à leur tête Pompée, alors présent à Rome; et celle du peuple, qui rappelait César de la Gaule, où il faisait la guerre. Curion, l'ami d'Antoine, ayant quitté le parti du sénat pour s'attacher à celui de César, le fit embrasser à Antoine. Comme son éloquence lui donnait un grand pouvoir sur la multitude, et que d'ailleurs il répandait avec profusion l'argent que César lui faisait passer, Antoine fut, par son crédit, nommé tribun du peuple, et bientôt après associé au collège des prêtres qui présagent l'avenir par le vol des oiseaux, et que les Romains nomment augures. Antoine, à peine entré en charge, servit puissamment les vues politiques de César. Il s'opposa d'abord au consul Marcellus, qui assignait à Pompée les troupes qui étaient déjà sur pied, et l'autorisait à faire ne nouvelles levées. Antoine, au contraire, fit décréter que l'armée qui était déjà rassemblée marcherait en Syrie, pour renforcer celle de Bibulus qui faisait la guerre aux Parthes, et que personne ne pourrait s'enrôler sous Pompée. En second lieu, le sénat ayant refusé de recevoir les lettres de César, et de les lire dans l'assemblée, Antoine, en vertu du pouvoir que lui donnait le tribunat, les lut publiquement, et fit par là changer de sentiment à plusieurs sénateurs, qui virent, dans ces lettres, que César ne demandait rien que de juste et de raisonnable. Enfin, toute l'affaire ayant été réduite à cette double question : « Pompée congédiera-t-il les légions qu'il commande? César licenciera-t-il celles qui sont sous ses ordres? » et très peu de sénateurs ayant opiné que Pompée quittât le commandement, tandis que tous les autres étaient d'avis que César s'en dépouillât, Antoine s'étant levé demanda si l'on ne trouverait pas plus convenable que César et Pompée posassent tous deux les armes, et se démissent ensemble du commandement.

 VII. Cet avis fut généralement adopté; et tous les sénateurs, ayant à l'envi comblé Antoine de louanges, demandèrent qu'on en dressât le décret. Mais les consuls s'y étant opposés, et les amis de César ayant fait en son nom de nouvelles propositions qui parurent raisonnables, elles furent cornbattues avec force par Caton, et le consul Lentulus chassa du sénat Antoine, qui, en sortant, chargea les sénateurs d'imprécations, et, après s'être déguisé en esclave, prit, avec Quintus Cassius, une voiture de louage, et se rendit au camp de César, Ils parurent à peine à la vue des soldats, qu'ils s'écrièrent qu'il n'y avait plus aucun ordre dans Rome; que les tribuns eux-mêmes n'y avaient pas la liberté de parler, qu'ils étaient chassés du sénat, et que tout homme qui osait se déclarer pour la justice courait le plus grand danger. A l'instant César se met en marche avec son armée, et entre en Italie; ce qui a fait dire à Cicéron, dans ses Philippiques, que comme Hélène avait été la cause de la guerre de Troie, de même Antoine avait allumé le feu de la guerre civile : mais c'est une fausseté manifeste. César n'était pas si emporté, et ne se laissait pas entraîner si facilement par la colère hors de ses mesures, qu'il se fût déterminé sur-le-champ, s'il n'en avait eu déjà le dessein, à porter la guerre au sein de sa patrie, parce qu'il voyait arriver Antoine et Cassius avec de méchants habits et dans une voiture de louage. Il en cherchait depuis longtemps le prétexte; et il crut l'avoir trouvé dans le rapport qu'ils lui firent. Il entreprit une guerre générale par le même motif qui avait autrefois fait prendre les armes à Alexandre, et plus anciennement à Cyrus; par ce désir insatiable de commander, par cette incurable cupidité d'être le premier et le plus grand des hommes; et César ne pouvait y parvenir que par la ruine de Pompée.

VIII. César s'étant, à son arrivée, rendu maître de Rome, et ayant chassé Pompée de l'Italie, résolut de marcher d'abord en Espagne contre les troupes qui tenaient pour le parti contraire; et ensuite d'équiper une flotte pour aller à la poursuite de Pompée. Il remit donc entre les mains de Lépidus le gouvernement de la ville, et commit Antoine, alors tribun du peuple, à la garde de l'Italie, avec le commandement des troupes. Antoine se fit aimer des soldats, en s'exerçant et en mangeant le plus souvent avec eux, en leur faisant toutes les largesses que lui permettait sa fortune; mais il se rendit insupportable à tous ses autres concitoyens, parce que sa paresse lui faisait voir avec indifférence les injustices qu'ils éprouvaient, qu'il s'emportait même contre ceux qui venaient s'en plaindre, et qu'il ne respectait pas les femmes de condition libre. Aussi fut-il cause que la domination de César, qui en soi n'était rien moins qu'une tyrannie, devint odieuse par la faute de ses amis; et Antoine, dont les désordres paraissaient d'autant plus grands qu'il avait plus de puissance, était celui qu'on blâmait davantage. Cependant César, à son retour d'Espagne, ne tint aucun compte des plaintes qu'on fit de lui : connaissant son activité, son courage, et sa capacité pour le commandement des armées, il s'en servit dans ses guerres; et Antoine ne démentit pas la bonne opinion que César avait conçue de lui.

IX. César étant parti de Brufiduse avec très peu de troupes, et ayant traversé la mer Ionienne, renvoya ses vaisseaux à Antoine et à Gabinius, avec ordre d'embarquer tout ce qu'ils avaient de soldats, et de passer sur-le-champ en Macédoine. Gabinius, à qui l'hiver faisait craindre une navigation dangereuse, ayant fait prendre un long détour par terre à son armée, Antoine, qui ne vit que le péril de César au milieu de tant d'ennemis dont il était environné, risqua le passage; il attaqua Libon qui était à l'ancre devant le port, et, entourant les galères ennemies d'un très grand nombre de petits bâtiments, il le força de s'éloigner. Il fit alors embarquer vingt mille hommes de pied avec huit cents chevaux, et mit à la voile. Les ennemis ne l'eurent pas plutôt aperçu qu'ils se mirent à sa poursuite; mais un vent impétueux du midi ayant poussé les vagues contre leurs vaisseaux, ils ne purent le joindre, et il échappa à ce danger. Il est vrai que ce même vent le portait, avec sa flotte, contre des rochers escarpés et sur des bas-fonds, d'où il ne voyait aucun espoir de se sauver; lorsque tout à coup il s'éleva du fond du golfe un vent d'Afrique qui, repoussant les flots vers la haute mer, éloigna sa flotte du rivage, où elle allait se briser. Ayant donc continué sa route avec assurance, il vit toute la côte couverte des débris des galères ennemies qui l'avaient poursuivi, et que le vent avait jetées contre le rivage, où la plupart avaient été fracassées. Antoine fit un grand nombre de prisonniers, s'empara de sommes considérables, et s'étant rendu maître de la ville de Lissus, il releva beaucoup l'audace de César, en lui amenant si à propos des renforts considérables.

X. Dans les divers combats qui suivirent, Antoine se distingua plus qu'aucun autre officier. En deux occasions où les troupes de César étaient en pleine déroute, il les rallia seul, les ramena contre les ennemis qui les poursuivaient; et les ayant forcées de combattre, il remporta une double victoire. Aussi, après César, il avait dans le camp la plus grande réputation; et César lui-même fit connaître la haute opinion qu'il avait d'Antoine, lorsqu'à la bataille de Pharsale, qui devait décider de tout pour lui, en se réservant le commandement de l'aile droite, il le mit à la tête de l'aile gauche, comme le meilleur officier qu'il eût sous ses ordres. Lorsque César, après sa victoire, eut été proclamé dictateur, et qu'il se mit à la poursuite de Pompée, il envoya Antoine à Rome avec le titre de général de la cavaleriez : c'était la seconde charge de la république, quand le dictateur était présent, et la première ou presque la seule en son absence; car, à l'exception du tribunat, la nomination d'un dictateur suspend toutes les autres magistratures. Cependant Dolabella, alors tribun du peuple, jeune et avide de nouveautés, proposait une abolition de dettes ; et voyant qu'Antoine, dont il était l'ami, cherchait en tout à plaire au peuple, il voulut lui persuader de s'unir à lui pour faire passer la loi : Asinius et Trébellius s'efforçaient de l'en détourner, lorsque tout à coup, on ne sait trop pourquoi, Antoine eut un violent soupçon que Dolabella l'avait déshonoré dans la personne de sa femme, qui, fille de Caïus Antonius, collègue de Cicéron dans le consulat, était aussi sa cousine germaine. Antoine, ne pouvant supporter cet affront, répudia sa femme; et, s'unissant avec Asinius, il fit une guerre ouverte à Dolabella, qui, résolu de faire passer la loi de force, s'était emparé de la place publique. Antoine, d'après le décret du sénat qui ordonnait qu'on prendrait les armes contre lui, alla l'attaquer sur la place; il lui tua beaucoup de monde, et perdit lui même quelques-uns des siens.

XI. Cette action le rendit odieux à la multitude ; et le reste de sa conduite le fit mépriser et haïr des gens sages et honnêtes, qui détestaient ses débauches de table à des heures indues, ses dépenses excessives, ses dissolutions dans les lieux les plus infâmes, son sommeil en plein jour, ses promenades dans un état d'ivresse, ses repas continués bien avant dans la nuit, ses comédies et ses festins pour célébrer les noces de farceurs et de bouffons. On dit qu'à la noce du mime Hippias il passa la nuit à boire, et que le lendemain, ayant convoqué l'assemblée du peuple, il s'y rendit si gorgé de viandes et de vin, qu'il vomit publiquement, et qu'un de ses amis tendit sa robe devant lui. Un autre mime, nommé Sergius, avait sur lui le plus grand crédit; et la courtisane Cythéris, sortie de la même école, lui avait inspiré la plus violente passion . Quand il parcourait les villes, il la menait avec lui dans une litière, qui avait un cortége aussi nombreux que celle de sa mère. On ne pouvait voir sans indignation la quantité de vaisselle d'or et d'argent qu'il faisait porter dans ses voyages, qui ressemblaient à des pompes triomphales; les haltes qu'il faisait dans les chemins, et dans lesquelles on tendait ses pavillons sur les bords des rivières ou dans des bois épais; les dîners somptueux qu'on y servait; ses chars attelés de lions; le choix qu'on faisait, dans les villes où il séjournait, des maisons habitées par les hommes les plus honnêtes, par les femmes les plus respectables, pour y loger des courtisanes et des ménétrières. On était surtout révolté que lorsque César passait les nuits dans un camp, hors de l'Italie, pour éteindre, au milieu de tant de peines et de dangers, les restes d'une guerre si importante, d'autres, abusant de son autorité, insultassent à leurs concitoyens par le luxe le plus insolent.

XII. Il paraît que tous ces excès augmentèrent la révolte contre César, et donnèrent lieu aux soldats de se porter à toutes sortes d'injustices et de violences. Aussi, lorsque César revint en Italie, il fit grâce à Dolabella; et ayant été nommé consul pour la troisième fois, il prit pour collègue Lepidus, et non pas Antoine. La maison de Pompée ayant été vendue à l'enchère Antoine l'acheta; et quand on lui en demanda le payement, il en fut si indigné, que cela seul, comme il le dit lui-même, l'empêcha d'accompagner César à son expédition d'Afrique, parce qu'il n'avait pas été, disait-il, assez récompensé des premiers services qu'il lui avait rendus. II paraît cependant que César, en ne lui dissimulant pas combien il était offensé de ses débauches et de son intempérance, le détermina, par ses remontrances, à les modérer. En effet, Antoine, renonçant à une vie si licencieuse, songea à se marier, et 'épousa Fulvie, veuve de Clodius, ce fameux démagogue; femme peu faite pour les travaux et les soins domestiques, qui n'eût pas même été flattée de maîtriser son mari, s'il n'eût été qu'un simple particulier : son ambition était de dominer un homme qui commandât aux autres, et de donner des ordres à un général d'armée. Ainsi c'est à Fulvie que Cléopâtre eût dû payer le prix des leçons de docilité qu'elle avait données à son mari, et qui le livrèrent à cette reine si souple et si soumis aux volontés des femmes. Cependant il cherchait quelquefois à égayer par des jeux dignes d'un jeune mari le caractère sérieux de Fulvie. Par exemple, lorsque César revint à Rome après sa victoire d'Espagne, et qu'on sortit en foule au-devant de lui, Antoine y alla comme les autres; mais ensuite, le bruit s'étant subitement répandu dans l'Italie que César était mort et que les ennemis arrivaient, il revint sur-le-champ à Rome. Il avait pris un habit d'esclave; et étant venu la nuit à sa maison, il dit qu'il apportait à Fulvie une lettre d'Antoine. Il fut introduit chez sa femme la tête couverte; Fulvie, qui était dans la plus vive inquiétude, lui demanda, avant de prendre la lettre, si Antoine se portait bien : il lui remit la lettre sans rien répondre; et lorsqu'elle l'eut décachetée et qu'elle commençait à la lire, il se jeta à son cou et l'embrassa. Je pourrais citer plusieurs autres traits semblables; mais celui-là suffit pour faire connaître Antoine.

XIII. Quand César revint d'Espagne, tout ce qu'il y avait de gens considérables dans Rome allèrent, comme je l'ai dit, au-devant de lui, à plusieurs journées de chemin. Il donna dans cette occasion, à Antoine, la plus grande preuve de considération : il traversa l'Italie, l'ayant à ses côtés dans son char, et derrière lui Brutus Albinus, avec le fils de sa nièce, le jeune Octave, qui prit ensuite le nom de César, et régna si longtemps sur les Romains. César, nommé consul pour la cinquième fois, se donna Antoine pour collègue. Bientôt voulant se démettre du consulat et le résigner à Dolabella, il en fit l'ouverture au sénat ; mais Antoine s'y opposa avec tant d'aigreur, il dit tant d'injures à Dolabella et en reçut tant de lui, que César, honteux d'une scène si scandaleuse, renonça pour le moment à ce projet. Il ne tarda pas cependant à y revenir, et à vouloir déclarer Dolabella consul ; mais Antoine s'étant récrié que les augures y étaient contraires, César finit par céder, et abandonna Dolabella, qui en fut très piqué. Ce n'est pas qu'il n'eût pour Dolabella autant de mépris que pour Antoine; car on assure que quelqu'un les lui ayant dénoncés tous deux comme suspects : « Ce ne sont pas, répondit-il, ces gens si gras et si bien frisés que je redoute, mais ces hommes maigres et pâles; » désignant par là Brutus et Cassius, qui furent les chefs de la conjuration qui le fit périr : il est vrai qu'Antoine leur en donna, sans le vouloir, le prétexte le plus spécieux.

XIV. Le jour que les Romains célébraient la fête des Lupercales, César, vêtu de la robe de triomphateur, et assis, dans la place, sur la tribune, regardait courir les luperques. Ce sont les jeunes gens des premières familles et les magistrats eux-mêmes qui courent à cette fête, tout couverts d'huile, ayant à la main des lanières de cuir blanches, dont il frappent, en s'amusant, ceux qu'ils rencontrent. Antoine était un des coureurs; et, au mépris des anciens usages, prenant une couronne de laurier qu'il avait entourée d'un diadème, il s'approcha de la tribune, se fit soulever par ses compagnons, et mit la couronne sur la tête de César, le désignant ainsi comme le seul digne de régner. César ayant détourné la tête et refusé la couronne, le peuple battit des mains pour témoigner sa satisfaction. Antoine ayant insisté, César le repoussa de nouveau. Cette espèce de combat dura quelque temps; et lorsque Antoine paraissait l'emporter, il n'était applaudi que par un petit nombre de ses amis; quand César refusait la couronne, tout le peuple applaudissait en poussant de grands cris : contradiction étonnante, qu'un peuple qui souffrait qu'on exerçât sur lui toute la puissance royale eût une telle horreur du titre de roi, et le regardât comme la ruine de la liberté. César, tout troublé, se leva de son siége; et retirant le pan de sa robe qui couvrait son cou, il s'écria qu'il le présentait au premier qui voudrait l'égorger. Quelques tribuns du peuple ayant déchiré la couronne qu'on avait posée sur une des statues du dictateur, le peuple les suivit avec de vifs applaudissements et les combla de bénédictions: mais César les destitua de leur charge.

XV. Tous ces événements fortifièrent Brutus et Cassius dans le projet de leur conjuration. Ils s'associèrent d'abord ceux de leurs amis dont ils étaient le plus sûrs, et délibérèrent s'ils y feraient entrer Antoine; la plupart en étaient d'avis; mais Trébonius s'y opposa, et leur dit que lorsqu'on était allé au-devant de César, à son retour d'Espagne, il avait toujours voyagé et logé même avec Antoine; qu'il lui avait fait une légère ouverture sur la conspiration, avec toute la précaution nécessaire; qu'Antoine, qui l'avait très bien compris, n'avait point accueilli sa proposition, mais qu'il n'en avait rien découvert à César et avait gardé fidèlement le secret. Ils délibérèrent alors si, après avoir tué César, il ne se déferaient pas aussi d'Antoine; mais Brutus l'empêcha, en leur disant qu'une entreprise si hardie, dont le but était le maintien de la justice et des lois; ne devait être souillée par aucune injustice. Cependant, comme ils craignaient la force extraordinaire d'Antoine et la grande autorité de sa charge, ils attachèrent à sa personne quelques-uns des conjurés, qui devaient, après que César serait entré dans le sénat et qu'on serait au moment de l'exécution, le retenir au dehors, sous prétexte de lui parler de quelque affaire importante. La chose s'étant exécutée comme ils en étaient convenus, et César ayant été mis à mort en plein sénat, Antoine, effrayé d'abord, prit un habit d'esclave et se cacha : mais quand il vit que les conjurés n'attentaient à la vie de personne, et qu'ils s'étaient réunis dans le Capitole, il leur persuada d'eu descendre, après leur avoir donné son fils pour otage; et le soir même Cassius soupa chez lui, et Brutus chez Lépidus.

XVI. Le lendemain, Antoine ayant assemblé le sénat, proposa une amnistie générale., et demanda qu'on assignât des provinces à Brutus et à Cassius. Le sénat donna force de loi à ces propositions, et décréta aussi que tous les actes de la dictature de César seraient maintenus. Antoine sortit du sénat couvert de gloire : on ne doutait pas qu'il n'eût prévenu la guerre civile, et manié avec la prudence d'un politique consommé des affaires difficiles, et qui pouvaient entraîner les plus grands troubles. Mais, trop flatté de la haute opinion que le peuple avait conçue de lui, il abandonna des mesures si sages, persuadé que la première place lui serait bien plus assurée dans Rome, s'il parvenait à détruire l'autorité de Brutus. Lorsqu'on porta le corps de César sur le bûcher, Antoine, suivant l'usage, prononça son oraison funèbre, et voyant le peuple singulièrement ému et attendri par ce discours, il mêla tout à coup à l'éloge de. César ce qu'il crut de plus propre à exciter la pitié, à enflammer l'âme de ses auditeurs. En finissant, il déploya la robe de César, ensanglantée et percée de coups, et traitant de scélérats et de parricides les auteurs de ce meurtre, il échauffa tellement l'esprit du peuple, que faisant, à l'heure même, un bûcher des bancs et des tables qu'ils trouvèrent sur la place, ils y brûlèrent le corps de César; prenant ensuite du bûcher des tisons enflammés, ils coururent aux maisons des meurtriers, pour y mettre le feu et les attaquer eux-mêmes.

XVII. Cette violence ayant obligé Brutus et les autres conjurés à sortir de Rome, les amis de César s'unirent avec Antoine; et Calpurnia sa veuve, lui confiant tout l'argent qu'elle avait, fit porter et mettre en dépôt chez lui une somme de quatre mille talents'. Il reçut aussi d'elle tous les papiers et tous les mémoires dans lesquels César avait écrit tout ce qu'il avait fait dans le gouvernement, et ce qu'il se proposait de faire dans la suite. Antoine inséra dans ses registres tout ce qu'il voulut; il nomma des magistrats et des sénateurs, il rappela des bannis, mit en liberté des prisonniers, et donna toutes ces mesures pour des résolutions prises par César. Ces personnes ainsi rétablies furent appelées, par plaisanterie, des charonites, parce que sommés de produire leurs titres, ils les allaient chercher dans les registres d'un mort. Antoine disposa de tout avec l'autorité la plus absolue : étant lui-même consul, il eut ses deux frères, Caïus pour préteur, et Lucius pour tribun du peuple. Tel était l'état des affaires, lorsque le jeune César vint à Rome; il était, comme je l'ai déjà dit, fils de la nièce de César3, et son oncle l'avait déclaré, par son testament, héritier de tous ses biens. Il était à Apollonie, quand César fut tué. En arrivant, il alla saluer Antoine, comme l'ami de son père adoptif; et, dans la conversation, il lui rappela le dépôt que Calpurnia lui avait confié : car il devait payer à chaque citoyen romain soixante-quinze drachmes ', que César leur avait laissées par testament. Antoine, méprisant sa jeunesse, lui répondit que ce serait à lui une folie, avec le peu de capacité et le petit nombre d'amis qu'il avait, de se charger d'un fardeau bien au-dessus de ses forces, en acceptant la succession de César. Le jeune Octave ne se payant pas de ces raisons, et persistant à lui redemander l'argent dont il était dépositaire, Antoine, dès ce moment, ne cessa de dire et de faire contre lui tout ce qu'il crut capable de le mortifier; il le traversa dans la demande du tribunat; et quand Octave voulut faire placer dans le théâtre le siége doré que le sénat avait accordé à son oncle, Antoine le menaça de le faire traîner en prison, s'il continuait à soulever le peuple. Mais lorsque le jeune César se fut entièrement abandonné à Cicéron et aux autres ennemis d'Antoine, qui lui concilièrent la faveur du sénat; que de son côté il eut gagné les bonnes grâces du peuple, et rassemblé les soldats vétérans qui étaient dispersés dans les colonies; Antoine, commençant à le craindre, eut avec lui une entrevue dans le Capitole, et leurs amis ménagèrent un accommodement.

XVIII. La nuit suivante, Antoine eut un songe assez étrange : il lui sembla que la foudre était tombée sur lui, et l'avait blessé à la main droite. et, peu de jours après, on vint lui dire que le jeune Octave lui tendait des embûches. Celui-ci s'en défendait; mais il n'était cru de personne. Ces rapports ranimèrent leur haine; ils coururent tous deux l'Italie, pour solliciter, par de grandes récompenses, les vétérans établis dans les colonies, et cherchèrent à se prévenir mutuellement pour attirer à leur parti les légions qui étaient encore sous les armes. Cicéron, qui avait alors la plus grande autorité dans Rome, et qui soulevait tout le Inonde contre Antoine, parvint enfin à persuader au sénat d'envoyer à Octave les faisceaux avec les autres ornements de la préture, et de donner des troupes à Hirtius et à Pansa, pour chasser Antoine de l'Italie : c'étaient les deux consuls de cette année. Ils attaquèrent Antoine près de la ville de Modène 3, et le battirent complètement; mais ils périrent tous deux 'dans l'action. Le jeune Octave était à la bataille, et paya de sa personne. Antoine, obligé de fuir, se trouva dans de grandes difficultés, et fut réduit surtout à une faim extrême. Mais tel était son caractère, que le malheur l'élevait au-dessus de lui-même, et lui donnait tous les dehors d'un homme vertueux. Il est vrai que c'est une disposition assez commune aux personnes malheureuses, que de se tourner vers la vertu : mais il n'est pas donné à tout le monde de conserver dans les grands revers assez de force d'âme pour imiter ce qu'ils approuvent et pour fuir ce qu'ils condamnent; plusieurs même retombent par faiblesse dans leurs premières habitudes, et démentent les lumières de leur raison. Antoine, dans cette occasion, fut pour tous les soldats un exemple étonnant de patience et de courage : accoutumé depuis longtemps à une vie de luxe et de délices, il buvait sans répugnance de l'eau corrompue, et se nourrissait de racines et de fruits sauvages : on assure même que, dans le passage des Alpes, il vécut, avec ses soldats, d'écorces d'arbres, et d'animaux que jusqu'alors personne n'avait mangés. Son dessein, en traversant ces montagnes, était d'aller joindre les légions que commandait Lépidus, qu'il regardait comme son ami, et qui lui avait dû tous les avantages qu'il avait retirés de l'amitié de César.

XIX. Lorsqu'il eut assis son camp auprès du sien, et qu'il vit que Lépidus ne lui faisait aucune avance, il résolut de tout risquer. Il avait les cheveux négligés; et sa barbe, qu'il avait laissé croître depuis sa défaite, était fort longue. Il prend donc une robe noire; et, s'approchant des retranchements de Lépidus, il commence à lui parler. Lépidus, voyant la plupart de ses soldats touchés de sa misère et vivement émus par ses discours, en craignit l'impression, et fit faire un grand bruit de trompettes pour l'empêcher d'être entendu. Cette dureté ne fit qu'accroître la compassion de ses soldats pour Antoine; ils lui envoyèrent secrètement Lélius et Clodius déguisés en courtisanes, pour lui dire d'attaquer sans crainte le camp de Lépidus; que le plus grand nombre d'entre eux était disposé à le recevoir, et même, s'il le voulait, à tuer Lépidus. Antoine ne permit pas qu'on touchât à Lépidus; mais le lendemain, dès la pointe du jour, se mettant à la tête de ses troupes, il sonde le gué d'une rivière qui séparait les deux camps, et se jetant le premier dans l'eau, il passe à l'autre rive, encouragé par les soldats de Lépidus, qu'il voit en très grand nombre lui tendre les mains et arracher les palissades. A peine entré dans le camp, il se vit maître de toute l'armée, et traita Lépidus avec beaucoup de douceur; en le saluant, il lui donna le nom de père; et quoique investi seul de toute l'autorité, il lui laissa le titre et les honneurs du commandement. Cette modération détermina Munatius Plancus, qui campait assez près de là avec un gros corps de troupes, à aller se joindre à lui. Des forces si considérables lui ayant redonné toute sa confiance, il repassa les Alpes, et rentra dans l'Italie, à la tête de dix-sept légions et de dix mille chevaux, outre six légions qu'il laissa pour garder la Gaule, sous les ordres d'un certain Varius, son ami et son compagnon de débauche, qu'il appelait Cotylon.

XX. César, voyant que toutes les pensées de Cicéron étaient pour la liberté, se sépara de lui, et fit faire à Antoine, par ses amis, des propositions d'accommodement. Ils s'assemblèrent tous trois, César, Antoine et Lépidus, dans une petite île, au milieu de la rivière : là, ils furent bientôt d'accord sur le partage de l'empire, qu'ils divisèrent entre eux comme une succession paternelle; mais ils disputèrent longtemps sur les proscriptions qu'ils avaient résolues ; chacun voulait faire périr ses ennemis, et sauver ses amis ou ses parents. La haine enfin l'ayant emporté sur les droits du sang et de l'amitié, César sacrifia Cicéron à Antoine, qui de son côté lui abandonna Lucius César, son oncle maternel; et tous deux laissèrent Lépidus placer son frère Paulus sur la liste des proscrits. D'autres disent que Lépidus leur sacrifia son frère, dont ils avaient exigé la mort. Je ne crois pas qu'il se soit jamais rien fait de plus inhumain ni de plus féroce qu'un pareil échange : en obtenant ainsi le meurtre par le meurtre, ils n'étaient pas moins les meurtriers de ceux qu'ils abandonnaient aux autres que de ceux qu'on leur sacrifiait : mais c'était le comble de l'injustice que de livrer au fer des autres leurs propres astis, sans avoir contre eux aucun motif de haine.

XXI. Les soldats qu'ils avaient autour d'eux voulurent que ce traité sanguinaire fût scellé par un mariage, et ils demandèrent que César cimentât son amitié avec Antoine en épousant Clodia, fille de sa femme Fulvie. Ce mariage arrêté, ils firent la liste de trois cents proscrits qu'ils dévouaient à la mort. Antoine exigea que celui qui tuerait Cicéron Iui coupât la tête, et la main droite dont il avait écrit ses Philippiques. Quand on les lui apporta, ils les considéra longtemps avec plaisir, et, dans les transports de sa joie, il fit plusieurs fois de grands éclats de rire. Après s'être rassasié de ce spectacle horrible, il ordonna qu'on les attachât au haut de la tribune, sur la place publique, pour insulter à Cicéron même après sa mort; mais c'était bien plutôt insulter à sa propre fortune, et déshonorer publiquement sa puissance. Son oncle Lucius César, poursuivi par les meurtriers, se réfugia chez sa soeur. Il était à peine entré dans la maison, que les meurtriers y arrivèrent et voulurent forcer la porte de la chambre où il était enfermé; mais sa soeur, se tenant sur la porte et étendant les bras, leur cria plusieurs fois : « Vous ne tuerez pas Lucius César, que vous ne m'ayez égorgée la première, moi, la mère de votre général. « Son courage extraordinaire en ayant imposé à ces satellites, son frère eut le temps de se cacher et de se dérober à leur poursuite. La domination de ces trois hommes, si odieuse aux Romains, fut surtout imputée à Antoine, plus âgé que César et plus puissant que Lépidus; il ne se vit pas plutôt dégagé des affaires qu'il avait eues sur les bras, qu'il se replongea dans sa vie ordinaire de dissolution et de débauche. Déjà décrié par cette conduite, il s'attira encore la haine publique en habitant la maison du grand Pompée, ce personnage illustre, qui ne s'était pas fait moins admirer par sa tempérance, par la sagesse et la popularité de sa vie, que par l'éclat de ses trois triomphes. On ne pouvait voir sans indignation cette maison presque toujours fermée aux généraux, aux principaux officiers, aux ambassadeurs, à qui l'on en refusait l'entrée avec insolence, tandis qu'elle était remplie de mimes, de farceurs de vils adulateurs, toujours plongés dans la débauche, et dont l'entretien consumait des sommes immenses, fruits des extorsions et des violences les plus odieuses. Non contents de vendre les biens des proscrits, qu'ils enlevaient à leurs veuves ou à leurs enfants par des accusations calomnieuses, et d'établir les impôts les plus onéreux, ils allèrent enlever de force, du temple des vestales, des sommes considérables que des citoyens et des étrangers y avaient mises en dépôt.

XXII. Comme rien ne pouvait assouvir l'avidité d'Antoine, César exigea qu'il partageât avec lui les revenus de la république; ils divisèrent aussi l'armée entre eux, peur aller ensemble en Macédoine combattre Brutus et Cassius, et ils 'laissèrent à Lépidus le gouvernement de Rome. Lorsqu'ils eurent traversé la mer, et qu'ils se furent campés auprès des ennemis pour commencer la guerre, Antoine se trouva opposé à Cassius, et César à Brutus. César ne fit rien de remarquable; mais Antoine avait toujours l'avantage et demeurait vainqueur dans tous les combats qui se livraient. A la première bataille, César vaincu par Brutus avait perdu son camp, et s'était vu sur le point d'être pris ; il ne prévint que d'un instant ceux qui le poursuivaient. Cependant il écrit lui-même dans ses Commentaires, que, d'après le songe qu'avait eu un de ses amis, il s'était retiré avant que l'action commençât. Antoine délit Cassius, quoiqu'on ait dit qu'il ne s'était pas trouvé à la bataille et qu'il n'arriva que lorsqu'on était à la poursuite des ennemis déjà vaincus. Cassius fit tant par ses prières et par ses ordres, qu'il obligea Pindarus, le plus fidèle de ses affranchis, à le percer de son épée; il ignorait que Brutus avait vaincu de son côté. Peu de jours après il se livra un second combat, dans lequel Brutus fut défait et se donna la mort. Antoine eut presque seul l'honneur de cette victoire, parce que César était malade. Il trouva sur le champ de bataille le corps de Brutus, et lui adressa quelques reproches sur la mort de Caïus Antonius son frère, que Brutus avait fait mourir en Macédoine pour venger la mort de Cicéron. Il ajouta pourtant qu'Hortensius était beaucoup plus coupable que Brutus de la mort de son frère : aussi le fit-il égorger sur le tombeau de Caïus Antonius. Mais ayant jeté sur le corps de Brutus sa cotte d'armes, qui était d'un très grand prix, il ordonna à un de ses affranchis de rester auprès de lui pour avoir soin de ses funérailles. Dans la suite, ayant su que l'affranchi n'avait pas brûlé la cotte d'armes avec le corps de Brutus et qu'il avait soustrait une grande partie de la dépense qu'il lui avait assignée pour les obsèques, il le punit de mort.

XXIII. César, toujours malade, se fit porter à Rome, où la faiblesse de sa santé faisait croire qu'il ne vivrait pas longtemps. Antoine alla dans les provinces de l'Asie orientale pour y lever des contributions, et de là il passa en Grèce avec une armée nombreuse. Comme les triumvirs avaient promis à leurs soldats cinq mille drachmes par tête, ils étaient obligés de forcer les impositions pour trouver l'argent qui leur était nécessaire. Antoine ne se montra d'abord ni dur ni exigeant envers les Grecs; il se faisait même un plaisir d'écouter leurs gens de lettres, d'être témoin de leurs jeux, et d'assister aux cérémonies de leurs initiations; ii rendait la justice avec beaucoup de douceur, et aimait à s'entendre appeler l'ami des Grecs, et plus encore l'ami des Athéniens; il fit même de grands présents à leur ville. Les Mégariens, à l'envi de ceux d'Athènes, ayant voulu lui montrer ce qu'ils avaient de curieux, et lui faire voir en particulier le palais où ils tenaient leur conseil, il se rendit à Mégare; et Ies habitants lui ayant demandé comment il le trouvait : « Il est petit, leur dit-il, et menace ruine. » Il fit prendre la mesure du temple d'Apollon Pythien, et laissa voir l'intention de l'achever; il le promit même au sénat. Lorsqu'il eut laissé Lucius Censorinus en Grèce pour aller lui-même dans l'Asie; que là il eut commencé à goûter des richesses de cette province; qu'il eut vu les rois venir à sa porte pour lui faire la cour, les reines lui envoyer à l'envi des présents et lui étaler leurs charmes pour mériter ses bonnes grâces, pendant que César était à Rome travaillé de séditions et de guerres, lui, au sein du loisir et de la paix, il s'abandonnait à ses passions, et menait une vie de plaisirs et de délices.

XXIV. Il avait appelé chez lui un certain Anaxenor, joueur de cithare; un Xuthus, qui jouait de la flûte; un baladin nommé Métrodore, et une troupe entière de farceurs asiatiques, qui surpassaient en bouffonneries, en plaisanteries grossières, tous les gens de cette espèce qu'il avait amenés d'Italie ; et dès qu'une fois sa cour fut infectée de ces pestes publiques, son exemple entraîna tout le Inonde, et l'on ne garda plus aucune retenue. Toute l'Asie, semblable à cette ville dont parle Sophocle, était pleine de la fumée de l'encens, et retentissait à la fois De cantiques sacrés et de gémissements Il entra dans Éphèse, précédé par des femmes vêtues en bacchantes, et par des jeunes gens habillés en pans et en satyres : on ne voyait dans toute la ville que thyrses couronnés de lierre; on n'y entendait que le son des flûtes, des chalumeaux, et d'autres instruments de musique. On l'appelait Bacchus bienfaisant et plein de douceur. Il l'était à la vérité pour quelques personnes ; mais pour le plus grand nombre, c'était Bacchus Omeste et Agrionien a. Il dépouillait de leurs possessions des hommes distingués par leur naissance, pour les donner à de vils flatteurs, à des hommes infâmes, qui lui demandaient le bien d'une personne vivante comme si elle était morte, et ils étaient sûrs de l'obtenir. Il donna à un de ses cuisiniers la maison d'un habitant de Magnésie, parce qu'il lui avait apprêté un excellent repas. Il imposa enfin un second tribut aux villes; et un orateur, nommé Hybréas, qui défendait les intérêts de l'Asie, osa lui dire, par une plaisanterie assez bonne et qui était dans le goût d'Antoine : « Si vous avez le pouvoir d'exiger de nous deux tributs par an, vous avez donc aussi celui de nous donner chaque année deux étés et deux automnes. » Mais comme l'Asie avait déjà payé deux cent mille talents, il ajouta, avec un courage qui n'était pas sans danger : « Si vous n'avez pas reçu ces énormes contributions, demandez-les à ceux qui les ont levées; si, les ayant reçues, vous ne les avez plus, nous sommes perdus.

XXV. Antoine fut vivement piqué de cette parole; il ignorait la plus grande partie des désordres qui se commettaient sous son nom, moins encore par une suite de son indolence, que par l'effet d'une simplicité naturelle qui le rendait trop confiant; car il était simple de caractère, et avait même l'esprit un peu pesant. Quand il apprenait les injustices de ses agents, il en était vivement affecté, et il les reconnaissait devant ceux qui les avaient éprouvées. Excessif dans ses récompenses comme dans ses punitions, c'était surtout dans les premières qu'il était naturellement porté à passer les bornes. Ses plaisanteries et ses bons mots, qu'il poussait jusqu'à l'offense, portaient avec eux leur remède; car il permettait qu'on le raillât avec aussi peu de ménagement, et il ne prenait pas moins de plaisir à être plaisanté qu'à plaisanter les autres. Mais aussi rien ne contribua tant à sa perte que ce goût pour la raillerie : persuadé que ceux qui le raillaient avec liberté ne le flattaient pas dans les affaires sérieuses, il se laissait aisément prendre à l'appât de leurs louanges. Il ne s'apercevait pas que ses courtisans mêlaient cette franchise à leurs flatteries, comme un ingrédient dont la vertu astringente prévenait le dégoût que lui auraient causé les adulations outrées qu'ils lui prodiguaient à table; qu'ils voulaient par là lui persuader que lorsqu'ils lui cédaient dans les affaires importantes, ce n'était pas pour lui complaire, mais parce qu'ils se reconnaissaient ses inférieurs en prudence et en capacité.

XXVI. Avec un tel caractère, Antoine mit le comble à ses maux par l'amour qu'il conçut pour Cléopâtre, et qui, rallumant en lui avec fureur des passions encore cachées et endormies, acheva d'éteindre et d'étouffer ce qui pouvait lui rester encore de sentiments honnêtes et vertueux. Voici comment il fut pris à ce piége. Quand il partit pour aller faire la guerre aux Parthes, il envoya dire à Cléopâtre de venir le joindre en Cilicie, pour s'y justifier des imputations qu'on lui faisait d'avoir puissamment aidé Brutus et Cassius dans leur guerre contre Antoine. Dellius, qu'il avait chargé de cet ordre, n'eut pas plutôt vu la beauté de cette reine, et reconnu le charme et la finesse de sa conversation, qu'il sentit bien qu'Antoine ne causerait jamais de déplaisir à une femme si aimable, et qu'elle aurait bientôt le plus grand pouvoir ' sur son esprit. Il s'attacha donc à lui faire la cour; il la pressa d'aller en Cilicie, parée, comme dit Homère, de tout ce qui pouvait Ajouter plus de prix à l'éclat de ses charmes x et l'exhorta à ne pas craindre Antoine', le plus doux, le plus humain des généraux. Cléopâtre crut aisément ce que lui disait Dellius; d'ailleurs l'expérience qu'elle avait faite du pouvoir de sa beauté sur Jules César et sur le fils de Pompée lui promettait qu'elle n'aurait pas de peine à captiver Antoine; d'autant que les deux premiers ne l'avaient connue que dans sa première jeunesse, et lorsqu'elle n'avait encore aucune expérience des affaires; au lieu qu'Antoine la verrait à cet âge où la beauté d'une femme est dans tout son éclat, et son esprit dans toute sa force. Elle prit avec elle des présents magnifiques, des sommes d'argent considérables, et un appareil aussi riche que pouvait l'avoir une reine si puissante, et dont le royaume était dans l'état le plus florissant; mais c'était sur elle-même et sur le prestige de ses charmes qu'elle fondait ses plus grandes espérances.

XXVII. Elle recevait coup sur coup des lettres d'Antoine et de ses amis, qui l'engageaient à presser son voyage; niais elle n'en tint aucun compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu'elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les avirons d'argent, et le mouvement des rames cadencé au son des flûtes, qui se mariait à celui des lyres et des chalumeaux. Elle-même, magnifiquement parée, et telle qu'on peint la déesse Vénus, était couchée sous un pavillon brodé en or : de jeunes enfants, habillés comme les peintres peignent les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir : ses femmes, toutes parfaitement belles, vêtues en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. Les deux rives du fleuve étaient embaumées de l'odeur des parfums qu'on brûlait dans le vaisseau, et couvertes d'une foule immense qui accompagnait Cléopâtre; et l'on accourait de toute la ville pour jouir d'un spectacle si extraordinaire. Le peuple qui était sur la place s'étant précipité au- devant d'elle, Antoine resta seul dans le tribunal où il donnait audience; et le bruit courut partout que c'était Vénus qui, pour le bonheur de l'Asie, venait en masque chez Bacchus. Antoine envoya sur-le-champ la prier à souper; mais, sur le désir qu'elle témoigna de le recevoir chez elle, Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanité, se rendit à son invitation. Il trouva chez elle des préparatifs dont la magnificence ne peut s'exprimer; mais rien ne le surprit tant que l'immense quantité de flambeaux qu'il vit allumés de toutes parts, et qui, suspendus au plancher ou attachés à la muraille, formaient avec une admirable symétrie des figures carrées et circulaires : de toutes les fêtes dont l'histoire nous a conservé le détail, on n'en connaît pas de si brillante.

XXVIII. Le lendemain, Antoine lui donna à souper, et se piqua de la surpasser en goût et en magnificence; mais, bien inférieur en l'un et en l'autre, il fut obligé de s'avouer vaincu, et railla le premier la mesquinerie et la grossièreté de son repas. Cléopâtre voyant que les plaisanteries d'Antoine n'avaient rien que de commun, et qu'elles sentaient le soldat, lui répondit sur le même ton, sans aucun ménagement et avec la plus grande hardiesse. On prétend que sa beauté, considérée en elle-même, n'était pas si incomparable qu'elle ravît d'étonnement et d'admiration : mais son commerce avait un attrait auquel il était impossible de résister; les agréments de sa figure, soutenus des charmes de sa conversation et de toutes les grâces qui peuvent relever un heureux naturel, laissaient dans l'âme un aiguillon qui pénétrait jusqu'au vif. Sa voix était pleine de douceur; et sa langue, telle qu'un instrument à plusieurs cordes, qu'elle maniait avec la plus grande facilité, prononçait également bien plusieurs langages différents. Il y avait peu de nations barbares avec qui elle eût besoin d'interprète; et elle parlait dans leur propre langue aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes. Elle savait plusieurs autres langues, tandis que les rois d'Égypte, ses prédécesseurs, avaient eu bien de la peine à apprendre l'égyptien, et quelques-uns même d'entre eux avaient oublié le macédonien, leur langue naturelle. Aussi elle s'empara tellement de l'esprit d'Antoine, qu'oubliant et sa femme Fulvie, qui, pour les intérêts de son mari, combattait à Rome contre César, et l'armée des Parthes, dont les généraux du roi avaient donné le commandement à Labiénus, qui avait embrassé le parti de ce prince, et qui déjà dans la Mésopotamie, à la tête de cette armée, n'attendait que le moment d'entrer en Syrie; oubliant, dis-je, toutes ces considérations, il se laissa entraîner par cette femme à Alexandrie, où il sacrifia dans l'oisiveté, dans les amusements et dans les voluptés les plus indignes de son âge, la dépense la plus précieuse qu'on puisse faire, au jugement d'Antiphon, celle du temps. Ils avaient formé une association sous le titre d'Amimétobies', où ils se traitaient mutuellement tous les jours avec une profusion qui ne connaissait aucune borne.

XXIX. Le médecin Philotas d'Amphisse racontait à mon aïeul Lamprias que, suivant alors à Alexandrie les écoles de médecine, il fit connaissance avec un officier de bouche de la maison d'Antoine, qui lui proposa un jour de venir voir les préparatifs d'un de ces soupers si somptueux. Comme il était fort jeune, il s'y laissa entraîner; et introduit dans la cuisine, entre plusieurs choses qui le frappèrent, il vit à la broche huit sangliers. Il se récria sur le grand nombre de convives qu'il devait y avoir à souper : mais l'officier lui dit en riant qu'ils ne seraient pas aussi nombreux qu'il le croyait; qu'il n'y aurait en tout que douze personnes. « Mais, ajouta-t-il, chaque mets doit être servi à un degré de bonté qui ne dure qu'un instant; peut-être Antoine va-t-il demander tout-à-l'heure à souper, et un moment après il fera dire qu'on diffère, parce qu'il voudra boire, ou qu'il sera retenu par une conversation qui l'intéressera : on prépare donc plusieurs soupers, parce qu'on ne peut deviner à quelle heure il voudra qu'on serve. » Voilà ce que disait Philotas. Dans la suite il fut admis à faire sa cour au fils aîné qu'Antoine avait eu de Fulvie; et il mangeait familièrement à sa table avec ses autres amis, quand ce jeune homme ne soupait pas chez son père. Il avait un soir pour convive un médecin présomptueux qui importunait tout le monde de son babil. Philotas lui ferma la bouche par le sophisme suivant : « Il faut, lui dit-il, donner de l'eau froide à un homme qui a la fièvre de quelque manière : or, tout homme qui a la fièvre l'a de quelque manière; il faut donc donner de l'eau froide à tout homme qui a la fièvre. » Le médecin, frappé de ce sophisme, resta muet Le jeune Antoine, charmé de son embarras et riant de tout son coeur : « Philotas, dit-il, je te donne tout ce qui est là, » en lui montrant un buffet couvert d'une superbe vaisselle d'argent. Philotas, bien éloigné de croire qu'un enfant de cet âge pût disposer de meubles d'un si grand prix, le remercia de sa bonne volonté. Le lendemain, il vit arriver chez lui un officier d'Antoine qui apportait dans une grande corbeille toute cette vaisselle, et qui lui dit d'y mettre son sceau. Philotas, qui craignait d'être blâmé en la recevant, persistait à la refuser. « Eh quoi, innocent que vous êtes, lui dit cet officier, vous balancez à accepter ce présent! Ignorez-vous donc que c'est le fils d'Antoine qui vous l'envoie, et qu'il pourrait vous donner la même quantité de vaisselle d'or? Il est vrai, si vous voulez m'en croire, que vous en recevrez la valeur en argent; car il serait possible que le père désirât d'avoir quelqu'un de ces vases antiques qui sont si recherchés pour la beauté du travail. « Voilà ce que mon aïeul me disait avoir souvent entendu raconter à Philotas.

XXX. Pour Cléopâtre, elle fit voir que l'art de la flatterie, qui, suivant Platon, ne s'exerce que de quatre manières différentes, est susceptible d'une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses, et dans les amusements qui partageaient le temps d'Antoine, elle imaginait toujours quelque nouveau plaisir, quelque nouveau genre d'attrait polir le divertir. Elle ne le quittait ni jour ni nuit; elle jouait, buvait, chassait avec lui, et assistait même à ses exercices militaires. La nuit, quand il courait les rues et qu'il s'arrêtait aux portes et aux fenêtres des simples particuliers pour les plaisanter, elle l'accompagnait habillée en servante, étant lui-même déguisé en valet : ce qui lui attirait souvent des injures et quelquefois des coups. Quoiqu'il se rendît par là suspect aux Alexandrins, ils s'amusaient néanmoins de ses plaisanteries, et y répondaient même avec assez de finesse; ils aimaient à dire qu'il prenait un masque tragique pour les Romains, et qu'il gardait pour eux le masque de la comédie. II serait long et puéril de rapporter plusieurs de ses traits de plaisanterie ; je n'en citerai qu'un seul. Il pêchait un jour à la ligne, sans rien prendre; ce qui le mortifiait, parce que Cléopâtre était présente. Il commanda donc à des pêcheurs d'aller, sans être aperçus, sous l'eau, attacher à l'hameçon un des poissons qu'ils avaient déjà pris : ils le firent, et Antoine retira deux ou trois fois sa ligne, chargée d'un poisson. L'Égyptienne ne fut pas sa dupe : elle feignit d'admirer le bonheur d'Antoine; mais elle découvrit à ses amis la ruse qu'il avait employée, et les invita de retourner le lendemain voir la pêche. Quand ils furent tous montés dans des barques, et qu'Antoine eut jeté sa ligne, elle donna ordre à un de ses gens de prévenir les pêcheurs d'Antoine, et d'attacher à son hameçon un de ces poissons salés qu'on apporte du royaume de Pont. Antoine ayant senti sa ligne chargée, la retira; et la vue de ce poisson salé ayant excité de grands éclats de rire : « Général, lui dit-elle, laissez-nous la ligne, à nous qui régnons au Phare et à Canope; votre chasse à vous est de prendre les villes, les rois et les continents. »

XXXI. Pendant qu'il s'amusait ainsi à des jeux d enfant, il reçut deux fâcheuses nouvelles : l'une 1 de Rome, d'où on lui mandait que Lucius son frère et sa femme Fulvie, après avoir été brouillés ensemble, s'étaient réunis pour faire la guerre à César, et que, réduits à la dernière extrémité, ils avaient abandonné l'Italie; la seconde nouvelle, plus inquiétante encore, lui apprenait que Labiénus, à la tête des Parthes, subjuguait toutes les provinces d'Asie, depuis l'Euphrate et la Syrie, jusqu'à la Lydie et l'Ionie. Se réveillant alors, quoique avec peine, comme d'un long sommeil et d'une profonde ivresse, il se mit en devoir de marcher contre les Parthes, et s'avança jusqu'en Phénicie. Là, il reçut de Fulvie des lettres pleines de gémissements, qui le déterminèrent à repasser en Italie avec une flotte de deux cents vaisseaux. Dans le cours de sa navigation, il recueillit ceux de ses amis qui s'étaient enfuis de Rome, et apprit d'eux que Fulvie avait été seule cause de la guerre ; que, naturellement inquiète et audacieuse, elle avait encore espéré qu'en excitant des troubles en Italie, elle arracherait Antoine des bras de Cléopâtre : mais par bonheur pour lui, après s'être embarquée pour aller le joindre, elle mourut de maladie a Sicyone. Cet événement rendit beaucoup plus facile la réconciliation de César et d'Antoine. Dès que celui-ci fut arrivé en Italie, et qu'on vit que César ne lui faisait personnellement aucun reproche; qu'Antoine, de son côté, rejetait sur Fulvie tous les torts dont on pouvait se plaindre, leurs amis communs ne leur laissèrent pas approfondir leurs sujets respectifs de mécontentement; ils les remirent en bonne intelligence, et leur firent un nouveau partage de l'empire, dont la mer d'Ionie faisait les bornes : ils assignèrent à Antoine toutes les provinces de l'Orient, et à César celles de l'Occident; ils laissèrent l'Afrique à Lépidus, et convinrent que, lorsqu'ils ne voudraient pas exercer le consulat, ils y nommeraient tour à tour leurs amis.

XXXII. Ce traité, qu'on approuva généralement, parut avoir besoin d'une garantie plus solide, et la fortune la leur offrit. César avait une soeur nommée Octavie, qui 'était son aînée, mais d'une autre mère que lui; elle était fille d'Ancharia, et César était né, bien après elle, d'Attia, seconde femme de son père. Il aimait tendrement cette soeur, femme d'un mérite rare; elle était veuve de Marcellus, qui venait de mourir. Depuis la mort de Fulvie, Antoine passait pour veuf : car il ne niait pas son attachement pour Cléopâtre; mais il n'avouait pas qu'il lui fût uni par le mariage; et sur ce point sa raison lui fournissait encore des armes pour combattre sa passion, et l'empêcher d'épouser cette .reine. Tout le inonde se réunit à proposer le mariage d'Octavie, dans l'espérance que cette femme, dont la grande beauté était accompagnée de tant de prudence et de gravité, étant unie avec Antoine, et fixant sa tendresse, comme son mérite lui donnait droit d'y compter, maintiendrait l'harmonie entre César et lui, et ferait ainsi la sûreté de l'un et de l'autre. Ce mariage ayant été du goût de César et d'Antoine, ils s'en retournèrent à Rome, et célébrèrent tout de suite les noces, malgré la loi qui défendait aux veuves de ne se remarier que dix mois après la mort de leur mari; mais Octavie fut dispensée (le la loi par un décret du sénat.

XXXIII. Cependant Sextus Pompée, s'étant rendu maître de la Sicile, ravageait l'Italie; et, avec un grand nombre de vaisseaux corsaires que commandaient Ménécrate et le pirate Ménas, il interceptait la navigation de toutes les mers voisines. Mais comme il avait montré beaucoup d'égards pour Antoine, en recevant très bien sa mère lorsqu'elle s'enfuyait de Rome avec Fulvie, César et Antoine voulurent le comprendre dans le traité. Ils s'abouchèrent tous trois sur la pointe du cap de Misène qui s'avance le plus dans la mer. Pompée avait sa flotte à l'ancre près de lui, et les armées des deux triumvirs étaient vis-à-vis en bataille. Ils convinrent que Pompée aurait la Sardaigne et la Sicile, qu'il purgerait la mer de pirates, et qu'il enverrait à Rome une quantité de blé déterminée. Le traité conclu, ils s'invitèrent réciproquement à souper, en tirant au sort quel serait le premier qui traiterait les deux autres. Le sort désigna Pompée; et Antoine lui ayant demandé où ilg souperaient ; « Là, lui répondit Pompée, en lui montrant sa galère amirale à six rangs de rames; « c'est, ajouta-t-il, la seule maison paternelle qu'on ait laissée à Pompée. » C'était un reproche indirect à Antoine, qui occupait à Rome la maison du grand Pompée, son père. II fit donc affermir sa galère sur ses ancres, et construire un pont du promontoire de Misène à son bord, où il les reçut avec beaucoup de grâce. Au milieu du repas, lorsque les convives, échauffés par le vin, lançaient mille traits de raillerie contre Antoine et Cléopâtre, le pirate Ménas s'étant approché de Pompée, lui dit assez bas pour n'être pas entendu des autres : « Voulez-vous que je coupe les câbles de vos ancres, et que je vous rende maître, non seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'empire romain?,, Pompée, qui l'entendit très bien, lui dit, après un moment de réflexion : « Il fallait le faire, Ménas, sans m'en prévenir : maintenant contentons- nous de notre fortune présente ; je ne dois pas violer la foi que j'ai jurée. Après avoir été traité à son tour par César et par Antoine il fit voile pour la Sicile.

XXXIV. Dès que le traité eut été conclu entre César et Antoine, celui-ci fit prendre les devants à Ventidius, pour aller en Asie arrêter les progrès des Parthes; et lui-même, pour faire plaisir à césar, il voulut bien être un des prêtres du dictateur. Ils traitèrent depuis en commun, et sur un ton d'amitié, toutes les affaires politiques les plus importantes ; niais dans les divers combats auxquels donnaient lieu les jeux dont ils s'amusaient ensemble, Antoine avait toujours le chagrin d'être vaincu par César. Il avait auprès de lui un de ces devins d'Égypte qui tirent l'horoscope d'après l'époque de la naissance. Ce devin, soit qu'il voulût plaire à Cléopâtre, soit qu'il parlât avec franchise à Antoine, lui disait que sa fortune, toute grande, tout éclatante qu'elle était, s'éclipsait devant celle de César, et il lui conseillait de s'éloigner de ce jeune homme le plus qu'il lui serait possible. « Votre génie, lui disait-il, redoute le sien; fier et élevé quand il est seul, il perd devant celui de César toute sa grandeur, il devient faible et timide. « L'Égyptien voyait tous les jours ses conjectures se vérifier; toutes les fois que, pour s'amuser, ils tiraient quelque chose au sort, ou jouaient aux dés, Antoine avait toujours le dessous. Souvent ils faisaient combattre des coqs ou des cailles dressés à cet effet, et ceux de César avaient toujours l'avantage. Antoine, secrètement blessé de cette supériorité si marquée, et prenant par là plus de confiance en cet Égyptien, quitta l'Italie, remit toutes ses affaires entre les mains de César, et mena avec lui, jusqu'en Grèce, sa femme Octavie, dont il avait eu une fille. Il passait l'hiver à Athènes, lorsqu'il y reçut la nouvelle des premiers succès de Ventidius; il avait défait les Parthes en bataille rangée, et Labiénus était resté parmi les morts avec Pharnapates, le plus habile des généraux du roi Orodes. Ces avantages lui causèrent tant de joie, qu'il donna aux Grecs un grand festin, présida aux exercices gymnastiques d'Athènes, et, laissant chez lui toutes les marques du commandement, il se rendit au gymnase, vêtu d'une longue robe, avec des pantoufles à la grecque, ayant en main la verge que portent les gymnasiarques; et lorsque les jeunes gens avaient assez combattu, il allait lui-même les séparer.

XXXV. Quand il fut prêt à partir pour l'armée, il prit une couronne faite de branches de l'olivier sacré ; et, d'après un oracle qui lui avait été rendu, il remplit un vase de l'eau de la fontaine de Clepsydre, et l'emporta avec lui. Cependant Ventidius battit, dans la Cirrhestique, Pacorus, fils du roi des Parthes, qui, à la tête d'une nombreuse armée, était rentré dans la Syrie, et qui périt dans l'action avec un grand nombre des siens. Cet exploit, un des plus célèbres que l'histoire nous ait transmis, fut pour les Romains une vengeance éclatante des malheurs qu'ils avaient éprouvés sous Crassus dans ce pays, et obligea les Parthes, battus dans trois grands combats consécutifs, à se renfermer dans la Médie et la Mésopotamie. Ventidius ne voulut pas les poursuivre plus loin, de peur d'exciter la jalousie d'Antoine : il se contenta de faire rentrer dans l'obéissance les peuples qui s'étaient révoltés; ensuite il alla assiéger dans Samosate Antiochus Comagène, qui, pour l'en détourner, lui offrait mille talents, et promettait de faire tout ce qu'Antoine lui commanderait. Ventidius lui ordonna d'envoyer faire ses propositions à ce général lui-même, qui s'avançait vers Samosate afin d'empêcher que Ventidius ne fit la paix avec ce prince; il voulait que cette paix fût faite sous son nom, et que son lieutenant n'eût pas l'honneur de tous les succès. Mais le siége traînant eu longueur, et les assiégés, qui n'espéraient plus de capitulation, ayant fait une défense vigoureuse, Antoine ne put avoir sur eux aucun avantage : alors, plein de honte et de repentir, il fut trop heureux de faire la paix avec Antiochus pour trois cents talents ; et après avoir terminé en Syrie quelques affaires de peu d'importance, il s'en retourna à Athènes, où il rendit à Ventidius tous les honneurs dus à ses grands exploits, et le renvoya à Rome pour y recevoir celui du triomphe. C'est, jusqu'à nos jours, le seul général romain qui ait triomphé des Parthes. Ventidius, né dans une condition obscure, dut à l'amitié d'Antoine les occasions de se signaler par des actions d'éclat; et il en profita si bien, qu'il confirma le mot qu'on disait sur Antoine et sur César, qu'ils étaient plus heureux quand ils faisaient la guerre par leurs lieutenants que lorsqu'ils la faisaient en personne. En effet, Sossius, lieutenant d'Antoine, eut de grands succès en Syrie; Canidius, qu'il avait laissé en Arménie, soumit cette province, défit les rois des Ibériens et des Albaniens, et s'avança jusqu'au mont Caucase. Tant d'exploits augmentaient, parmi tes Barbares, la gloire du nom d'Antoine, et leur donnaient la p1u& haute idée de sa puissance.

XXXVI. Lui cependant, d'après de nouveaux rapports qu'on lui avait faits contre César, et qui l'avaient fort irrité, fit voile pour l'Italie avec trois cents vaisseaux. Les Brundusiens ayant refusé l'entrée de leur port à sa flotte, il gagna celui de Tarente. Là, sa femme Octavie, qui était partie de Grèce avec lui, et qui, après avoir eu une seconde fille, était encore enceinte, le conjura de lui permettre d'aller trouver son frère : Antoine y consentit. Octavie, ayant rencontré César en chemin, eut une conférence avec lui, en présence de ses deux amis, Mécène et Agrippa; elle le conjura, de la manière la plus pressante, de ne pas faire que de la plus heureuse des femmes, elle devînt la plus misérable. « En ce moment, lui dit-elle, tout le monde a les yeux fixés sur moi, en qui l'on voit la femme d'un de nos empereurs, et la soeur de l'autre. Si les conseils les plus fâcheux l'emportent et que la guerre se déclare, il est douteux à qui de vous deux le destin accordera la victoire; mais il est certain que, pour quelque parti qu'elle se déclare, je serai toujours malheureuse. » César, attendri pas ce discours, se rendit à Tarente avec des dispositions pacifiques. C'était un beau spectacle que de voir près du rivage une armée nombreuse qui semblait immobile, et à la rade une flotte puissante qui se tenait à l'ancre, pendant que des deux côtés les chefs et les amis se visitaient réciproquement, et se donnaient les témoignages d'amitié les plus touchants. Antoine reçut le premier à souper César, qui voulut bien, par amitié pour sa soeur, lui céder la priorité. Ils convinrent entre eux que César donnerait à Antoine deux légions pour la guerre contre les Parthes, et qu'Antoine céderait à César cent galères à proues d'airain. Octavie demanda de plus à son mari vingt brigantins pour son frère, et à celui-ci mille hommes de plus pour son mari. Après ces conventions réciproques, il se séparèrent : César alla sur-le-champ faire la guerre au fils de Pompée, sur qui il voulait reconquérir la Sicile; et Antoine, lui ayant remis Octavie avec ses deux enfants et ceux qu'il avait eus de Fulvie, repassa en Asie.

XXXVII. Mais le plus funeste de ses maux, sa passion pour Cléopâtre, qui paraissait assoupie depuis longtemps, qui semblait même avoir cédé à des conseils plus sages, se réveilla tout à coup lorsqu'il fut près de la Syrie, et se ralluma avec plus de fureur que jamais. Le coursier indocile et fougueux de son âme, comme dit Platon ayant enfin rejeté toutes les réflexions utiles qui auraient pu le retenir, il envoya Fontéius Capito à Alexandrie, pour lui amener Cléopâtre en Syrie. A son arrivée, il lui témoigna la joie qu'il avait de la revoir, non par des présents modiques, mais par le don qu'il lui fit de la Phénicie, de la Coelésyrie, de l'île de Cypre, et d'une grande partie de la Cilicie. II y ajouta le canton de la Judée qui porte le baume, et l'Arabie des Nabathéens, qui touche à la mer extérieure 3. La peine que causaient aux Romains ces dons excessifs ne l'empêcha pas àe donner à de simples particuliers des tétrarchies et de vastes royaumes; il dépouilla aussi plusieurs rois de leurs États, et entre autres Antigonus, roi des Juifs, qu'il fit même décapiter publiquement, supplice dont jusqu'alors aucun roi n'avait été puni. Mais rien ne paraissait plus honteux et plus humiliant aux Romains que les honneurs dont il comblait Cléopâtre; et ce qui en augmenta l'infamie, c'est qu'il fit élever deux enfants jumeaux qu'il avait eus d'elle, un fils qu'il appela Alexandre, et une fille qu'il nomma Cléopâtre : il donna aussi au premier le surnom de Soleil, et à l'autre celui de Lune. Fait pour tirer vanité des choses même les plus honteuses, il disait que la grandeur de l'empire romain paraissait bien moins dans ses conquêtes que dans les présents qu'il faisait; que la noblesse s'était propagée par les successions et la postérité de plusieurs rois; qu'ainsi le premier auteur de sa race était né d'Hercule, qui n'avait pas voulu borner ses descendants aux enfants d'une seule femme, et, sans craindre ni les lois de Solon, ni les sentences des tribunaux contre ceux qui violaient les lois du mariage, avait donné à la nature les tiges de plusieurs familles, en laissant des enfants en divers lieux.

XXXVIII. La mort d'Orodes, tué par son fils Phraate, qui s'empara du royaume, éloigna de sa cour plusieurs grands d'entre les Parthes, et en particulier Monesès, l'un des seigneurs les plus illustres et les plus puissants; il se réfugia auprès d'Antoine, qui, pour assimiler la fortune de Monesès à celle de Thémistocle, et disputer de magnificence et de générosité avec le roi de Perse, lui donna trois villes pour son entretien, Larisse, Aréthuse et Hiérapolis, appelée autrefois Bambycé. Mais le roi des Parthes ayant envoyé donner toute sûreté à Monesès, s'il voulait revenir à sa cour, Antoine le laissa partir volontiers, se flattant de tromper Phraate en lui donnant l'espérance de la paix, s'il voulait lui rendre les enseignes romaines prises sur Crassus, et les prisonneirs qui restaient encore dans ses États. Après avoir renvoyé Cléopâtre en Égypte, il prit la route de l'Arabie et de l'Arménie, où il fut joint par ses troupes et par celles des rois ses alliés, car il en avait plusieurs, et entre autres Artavasde, roi d'Arménie, le plus puissant de tous, qui lui avait amené six mille chevaux et sept mille hommes de pied. Là, il fit la revue de son armée, qui se trouva forte de soixante mille hommes d'infanterie, tous Romains, et de dix mille cavaliers, tant Espagnols que Gaulois, qui étaient réputés Romains. Il y avait trente mille hommes de diverses nations, en y comprenant la cavalerie et les troupes légères.

XXXIX. Une armée si puissante, et les préparatifs de guerre qu'il avait faits, jetèrent l'effroi parmi le Indiens situés au delà de la Bactriane, et firent trembler l'Asie. Mais sa passion pour Cléopâtre les rendit inutiles. Impatient d'aller passer l'hiver avec elle, il commença la guerre avant la saison convenable, et agit en tout avec une extrême précipitation : incapable de faire usage de sa raison, et comme charmé par des breuvages et des enchantements, il tournait sans cesse ses regards vers cette femme, plus occupé d'aller bientôt la rejoindre que des moyens de vaincre les ennemis. Il aurait dû. prendre ses quartiers d'hiver dans l'Arménie, pour y faire reposer ses troupes fatiguées d'une marche de huit mille stades =, et, avant que les Parthes eussent quitté leurs cantonnements, s'emparer de la Médie aux premiers jours du printemps : mais, au lieu de suivre ces mesures prudentes, il leur fit continuer tout de suite leur marche; et laissant l'Arménie à gauche, il entra dans l'Atropatène, et la ravagea. Il faisait porter sur trois cents chariots toutes les batteries de siége, parmi lesquelles était un bélier de quatre-vingts pieds de long : si une seule de ces machines s'était rompue, il eût été impossible de la refaire à temps, parce que les bois des provinces de la haute Asie ne sont ni assez longs ni assez durs pour être employés à cet usage. Il était si pressé, que regardant ces batteries comme un obstacle à la promptitude de sa marche, il les laissa en chemin, sous la garde d'un officier nommé Tatianus, avec un corps de troupes, et alla mettre le siége devant Phraata, ville considérable, où étaient les femmes et les enfants des rois des Mèdes. Le besoin lui fit bientôt sentir le tort qu'il avait eu de laisser ses batteries; et, pour y suppléer, il fit pousser contre la ville une levée qui coûta beaucoup de temps et de peine.

XL. Phraate, en arrivant avec une armée très nombreuse, apprit qu'Anrtoine avait laissé derrière lui les chariots qui portaient ses machines de guerre; il envoya sur-le-champ une gros corps de cavalerie qui enveloppa Tatianus : cet officier fut tué en combattant, et avec lui dix mille hommes de son détachement. Les Barbares se saisirent de toutes les batteries, et les mirent en pièces : ils firent aussi un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouva le roi Polémon. Cet échec reçu contre toute attente, au commencement de la guerre, affligea vivement les Romains; et le roi d'Arménie, Artavasde, désespérant des affaires d'Antoine, se retira avec ses troupes, quoiqu'il fût le principal auteur de cette guerre. Les Parthes s'étant présentés avec fierté devant les assiégeants avec des bravades menaçantes, Antoine, qui ne voulait pas, en laissant ses troupes dans l'inaction, les abandonner au découragement et à la frayeur, prit avec lui dix légions et trois cohortes prétoriennes pesamment armées, avec toute sa cavalerie, et les mena au fourrage, persuadé que c'était le plus sûr moyen d'attirer les ennemis hors de leurs retranchements. et d'en venir à une bataille rangée. Il avait fait une journée de chemin, lorsqu'il vit les Parthes qui, répandus autour de lui, cherchaient à tomber sur ses troupes pendant leur marche. Il éleva d'abord dans son camp le signal de la bataille : mais ensuite il fit plier les tentes, comme s'il eût eu l'intention de ne pas combattre et de ramener ses troupes; il passa devant l'armée des Barbares, qui était disposée en forme de croissant; il avait ordonné à sa cavalerie qu'aussitôt que les premiers rangs des ennemis seraient à portée d'être chargés par l'infanterie romaine, elle fondît sur eux avec impétuosité. Les Parthes, rangés en bataille vis-à-vis des Romains, ne pouvaient assez admirer l'ordonnance de leur armée, qui marchait sans jamais rompre ses intervalles ni ses rangs, et agitait ses javelots dans le plus grand silence.

XLI. Le signal du combat était à peine donné, que la cavalerie romaine, tournant bride, chargea vivement les Parthes en poussant de grands cris. Quoiqu'elle eût déjà passé la portée du trait, les Barbares la reçurent avec vigueur : mais l'infanterie les ayant attaqués en même temps, en jetant aussi de grands cris et faisant résonner leurs armes, les chevaux des Parthes, effarouchés de ce double bruit, se cabrèrent, et les cavaliers eux-mêmes, sans attendre qu'on en vînt aux mains, prirent ouvertement la fuite. Antoine s'attacha vivement à leur poursuite, dans l'espérance que ce seul combat terminerait la guerre, ou du moins en avancerait la fin. Après que l'infanterie les eut poursuivis l'espace de cinquante stades, et la cavalerie trois fois autant, les Romains voulurent reconnaître le nombre des morts et des prisonniers ennemis, et ils ne trouvèrent que trente de ces derniers et quatre-vingts des autres. Ce fut alors un découragement et un désespoir général, quand ils virent que dans leur victoire ils avaient tué si peu de monde, et que dans leur défaite, à la prise des batteries, ils avaient perdu un si grand nombre de soldats. Le lendemain, ayant plié bagage, ils reprirent le chemin de la ville de Phraata et de leur camp. Dans la route, ils rencontrèrent d'abord un corps d'ennemis peu considérable, ensuite un plus grand nombre, enfin toute l'armée, qui, 'comme des troupes fraîches qu'on n'aurait pas mises en déroute, les harcelait de tous côtés et les défiait au combat : ces fréquentes escarmouches rendirent le retour des Romains à leur camp difficile et laborieux.

XLII. Cependant les Mèdes qu'on tenait assiégés ayant fait une sortie sur ceux qui gardaient la levée, leur causèrent un tel effroi, qu'ils les mirent en fuite. Antoine, irrité contre eux, employa, pour punir leur lâcheté, l'ancienne peine de la décimation; il les partagea par dizaines, fit mourir de chaque dizaine celui que le sort avait désigné, et ordonna qu'on donnât aux autres de l'orge au lieu de froment pour leur nourriture. Cette guerre, déjà si fâcheuse pour les deux partis, leur faisait envisager encore un avenir plus terrible. Antoine était menacé d'une disette prochaine; il ne pouvait aller au fourrage sans remporter un grand nombre de morts et de blessés. Phraate, de son côté, sachant que rien ne coûtait tant aux Parthes que d'être campés pendant l'hiver, et de passer cette saison hors de leurs villes, craignait que si les Romains s'obstinaient à rester dans le pays, ses troupes ne l'abandonnassent, rebutées par le froid qui commençait à se faire sentir après l'équinoxe d'automne : il eut recours à la ruse, et ordonna aux plus distingués d'entre les Parthes de charger plus faiblement les Romains dans les fourrages et dans les autres rencontres, de leur laisser même à dessein prendre certaines choses, de louer leur valeur, et de leur dire que le roi des Parthes lui-même rendait justice à leur courage, et les regardait avec admiration comme les soldats les plus aguerris. Ces officiers s'approchant peu à peu, et restant paisiblement sur leurs chevaux, entrèrent en conversation avec les Romains, et accablèrent Antoine d'injures, de ce que, refusant les propositions de paix que Phraate lui faisait, afin d'épargner tant de braves gens, il s'opiniâtrait à attendre les deux ennemis les plus redoutables, l'hiver et la faim, auxquels il leur serait impossible d'échapper, quand même les Parthes voudraient leur en faciliter les moyens.

XLIII. Antoine, à qui ces propos furent rapportés par plusieurs des siens, quoique adouci par les espérances qu'il en conçut, ne voulut pas cependant entrer en négociation avec les Parthes, sans savoir auparavant de ces Barbares si prévenants dans leurs paroles, s'ils parlaient ainsi de l'aveu de leur roi. Ils lui en donnèrent l'assurance, et l'exhortèrent à ne rien craindre, et à ne point se défier de leur maître. Alors il envoya quelques-uns de ses amis redemander les enseignes et les prisonniers qui restaient de la défaite de Crassus, ne voulant pas que Phraate le crût trop heureux de se sauver de ses mains à quelque prix que ce fût. Le Parthe lui fit dire de ne plus parler de cette restitution; mais s'il voulait se retirer sur-le-champ, il lui promettait la,paix, et une entière sûreté pour sa retraite. Antoine y consentit; et peu de jours après, ayant fait charger ses bagages, il se mit en marche. Il avait plus de talent que personne pour parler à une grande multitude, et conduire une armée par l'ascendant de ses discours; mais la honte et l'abattement où il était alors ne lui permirent pas de parler aux troupes pour les encourager, et il chargea de ce soin Domitius Énobarbus. Il y en eut qui, prenant ce silence pour du mépris, se crurent offensés; mais tous les autres, qui en devinèrent la cause, furent touchés de sa peine, et y virent un nouveau motif de lui témoigner plus de respect et plus d'obéissance. Il se disposait à reprendre le chemin par lequel il était venu, à travers une plaine découverte et sans arbres, lorsqu'un homme du pays des Mardes, qui avait une longue expérience des moeurs des Parthes, et qui, dans le combat où Antoine avait perdu ses machines, venait de donner aux Romains des preuves de sa fidélité, vint le trouver, et lui conseilla de faire sa retraite par la droite, afin de gagner les montagnes, et de ne pas engager des troupes chargées d'armes et de bagage dans les plaines nues et découvertes, où elles seraient exposées à la cavalerie et aux flèches des Parthes. « C'est, ajouta-t-il, dans cette espérance que Phraate vous a accordé des conditions de paix si favorables, pour vous engager à lever le siége ; mais si vous voulez, je serai votre guide, et je vous conduirai par un chemin plus court, où vous aurez abondamment toutes les choses nécessaires.

XLIV. Antoine, après l'avoir entendu, délibéra sur le parti qu'il devait prendre : il ne voulait pas, après le traité qu'il venait de faire, montrer de la défiance des Parthes; mais d'un autre côté, séduit par l'avantage de suivre un chemin plus court et de passer par des bourgs bien habités, où il trouverait tout ce qui lui serait nécessaire, il demanda à cet homme quelle garantie il lui donnerait de sa fidélité. « Faites-moi lier, lui répondit le Marde, jusqu'à ce que j'aie rendu votre armée en Arménie. Il les conduisit, ainsi lié, les deux premiers jours, sans que rien troublât leur marche. Le troisième jour, Antoine ne songeant à rien moins qu'aux Parthes, et plein de confiance, marchait négligemment, lorsque le Marde, s'apercevant que la digue qui retenait les eaux du fleuve était fraîchement rompue, et le chemin qu'il fallait tenir entièrement inondé, comprit que c'était l'ouvrage des Parthes, qui, pour embarrasser et retarder la marche des Romains, avaient couvert le chemin de ces eaux. Il le fit remarquer à Antoine, et l'avertit d'avancer avec précaution, parce que les ennemis n'étaient pas loin. En effet, il avait à peine rangé ses troupes en bataille, et placé entre les lignes les frondeurs et les gens de trait pour écarter les ennemis, que les Parthes parurent et se répandirent de tous côtés, dans le dessein d'envelopper les Romains, et de porter le désordre dans tous les rangs. Mais les troupes légères ayant fondu sur eux, les Parthes, après en avoir blessé plusieurs à coups de flèches, et en avoir eu au moins autant des leurs de blessés par les frondeurs et les gens de trait, s'éloignèrent à quelque distance : ils ne tardèrent pas à revenir à la charge ; mais la cavalerie gauloise ayant couru sur eux à toute bride, les poussa avec tant de vigueur, qu'ils furent entièrement dispersés, et ne reparurent plus de ce jour-là.

XLV. Antoine, instruit, par cette tentative des Parthes, de ce qu'il devait faire, garnit de frondeurs et de gens de trait, non seulement son arrière-garde, niais encore les deux ailes; et donnant à son armée la forme d'un bataillon carré, il marcha avec précaution, après avoir donné ordre à sa cavalerie, si l'ennemi revenait à la charge, de se borner à le repousser; et, quand elle l'aurait rompu, de ne pas le poursuivre bien loin. Par là, les quatre jours suivants, les Parthes ayant reçu des Romains autant de mal qu'ils leur en faisaient eux-mêmes, devinrent moins ardents à les attaquer; et prenant l'hiver pour prétexte, ils s'occupèrent de leur retraite. Le cinquième jour, Flavius Gallus, homme plein de courage et d'activité, qui avait un commandement dans l'armée, vint demander à Antoine la plus grande partie des troupes légères de l'arrière-garde, et une partie de la cavalerie qui était au front de l'armée, promettant de faire quelque exploit signalé. Antoine lui ayant donné ce détachement, il repoussa les ennemis qui étaient venus à la charge; mais au lieu de se retirer après cet avantage vers le gros de l'infanterie, comme Antoine le lui avait ordonné, il s'opiniâtra à tenir ferme, avec plus de témérité que de prudence. Les officiers de l'arrière-garde le voyant sé' paré d'eux, renvoyèrent rappeler; mais il n'eut aucun égard à leur avis. Alors un questeur, nommé Titius, prenant une des enseignes, voulut faire retourner celui qui la portait, et accabla Gallus d'injures, en lui reprochant de faire périr sans nécessité tant de braves gens. Gallus, lui ayant répondu sur le même ton, ordonna à ses troupes de rester auprès de lui; et Titius se retira. Gallus, poussant toujours les ennemis qu'il avait en tête, ne s'apercevait pas qu'il était enfermé par-derrière; enfin se voyant chargé de tous côtés, il envoya demander du secours.

XLVI. Les commandants des légions, parmi lesquels était Canidius, qui avait le plus grand crédit auprès d'Antoine, firent alors une grande faute : au lieu de faire marcher au secours de Gallus toute leur infanterie, ils n'envoyèrent que de faibles détachements, qui, battus les uns après les autres, auraient, par ces défaites partielles, rempli le camp d'épouvante, et entraîné une déroute générale, si Antoine lui-même, accourant du front avec sou corps d'infanterie, n'eût ouvert au milieu des fuyards un passage à la troisième légion, qui arrêta la poursuite des ennemis. Il ne périt pas moins de trois mille hommes dans cette occasion, et l'on rapporta cinq mille blessés, au nombre desquels était Gallus, qui était percé par-devant de quatre flèches, et qui mourut bientôt de ses blessures. Antoine alla visiter tous les autres, et, fondant en larmes, il les consolait; il partageait leurs souffrances. Les blessés, malgré leurs douleurs, mon, traient un air satisfait; ils lui prenaient la main; ils le conjuraient de se retirer, pour prendre soin de lui-même, et de ne pas se fatiguer pour eux; et, l'appelant leur empereur, ils lui protestaient qu'ils croiraient leur vie assurée, tant qu'il serait lui- même bien portant. En général, on peut dire que dans ces temps-là aucun autre empereur n'assembla une armée ni plus forte, ni composée d'une jeunesse plus brillante, ni plus patiente dans les peines ; qui ne le cédait pas même aux anciens Romains par son respect pour le général, par son obéissance et son affection, par un dévouement généreux qui, commun aux officiers et aux soldats, aux nobles et aux gens obscurs, leur faisait préférer l'estime et les bonnes grâces d'Antoine à leur sûreté personnelle et à leur vie. On peut en assigner plusieurs causes, que nous avons déjà fait connaître : c'était la grande naissance d'Antoine, la force de son éloquence, la simplicité de son caractère, sa libéralité, sa magnificence, l'agrément de ses plaisanteries et la facilité de son commerce. Dans cette occasion en particulier, la compassion qu'il témoignait pour leurs maux et pour leurs souffrances, la générosité avec laquelle il fournissait à leurs besoins, rendit les blessés mêmes et les malades plus empressés à lui obéir que ceux qui n'éprouvaient aucun mal.

XLVII. Les ennemis, qui, fatigués de tant d'attaques, se disposaient à cesser leur poursuite, furent tellement ranimés par cette victoire, et conçurent un tel mépris pour les Romains, qu'ils passèrent la nuit près de leur camp, persuadés que le lendemain ils trouveraient les tentes abandonnées, et qu'ils en pilleraient toutes les richesses. Aussi, dès la pointe du jour, parurent-ils en bien plus grand nombre que les jours précédents : on assure qu'ils n'étaient pas moins de quarante mille chevaux, et que le roi y avait envoyé jusqu'à sa compagnie des gardes, comme à une victoire qui ne pouvait leur échapper : pour lui, il ne se trouva jamais en personne à aucun combat. Antoine, qui se disposait à haranguer ses soldats, demanda une robe noire, afin d'exciter davantage leur compassion; mais ses amis s'y étant opposés, il sortit avec sa cotte d'armes de général, et, dans le discours qu'il leur fit, il donna des éloges à ceux qui avaient vaincu l'ennemi, et fit de vifs reproches à ceux qui avaient pris la fuite. Les premiers l'exhortèrent à avoir confiance en eux : les autres, en se justifiant, se soumirent à être décimés, ou à subir à son gré toute autre espèce de punition; ils le conjurèrent seulement de bannir la tristesse et le chagrin qu'ils lui avaient causés. Antoine alors levant les mains au ciel, demanda aux dieux que si ses prospérités précédentes devaient être compensés par quelque malheur, ils le fissent tomber sur lui seul, et qu'ils donnassent à son armee le salut et la victoire.

XLVIII. Le lendemain, après avoir fortifié leurs flancs, ils se remirent en marche. Les Parthes, s'étant présentés pour les charger, trouvèrent tout autre chose que ce qu'ils avaient attendu : ils croyaient marcher, non à un combat, mais à un pillage et à un butin assuré, lorsque les Romains, faisant pleuvoir sur eux une grêle de traits, montrèrent autant de courage et d'ardeur que s'ils eussent eu des troupes toutes fraîches, et jetèrent les ennemis dans le découragement. Mais les Romains ayant eu à descendre des coteaux dont la pente était rapide et où ils ne pouvaient aller que lentement, ils furent assaillis par les flèches des Parthes. Alors les soldats légionnaires, se tournant vers l'ennemi, enfermèrent dans leurs rangs l'infanterie légère : le premier rang mit un genou en terre et se couvrit de ses boucliers; le second plia de même un genou, et éleva ses boucliers sur ceux du premier rang; le troisième en fit autant: et cette suite de boucliers, qui, semblable à un toit, présentait l'image des degrés d'un théâtre, fut, pour les soldats, la plus sûre défense contre les flèches des Parthes, qui glissaient sur cette surface d'airain. Les ennemis, prenant pour une marque de lassitude et d'épuisement, le mouvement que les Romains avaient fait de mettre un. genou à terre, laissèrent leurs arcs et leurs flèches, et, armés de leurs piques, s'approchèrent pour les charger : à l'instant les Romains, se levant en poussant de grands cris, et frappant les ennemis de leurs épieux, abattent à leurs pieds ceux qui sont le plus près d'eux, et mettent les autres en fuite. Cette manoeuvre, qu'ils furent obligés de répéter les jours suivants, ne leur permit pas de faire beaucoup de chemin.

XLIX. Cependant la famine commençait à se faire sentir dans l'armée, qui ne pouvait se procurer de blé sans combat, et qui manquait de moulins pour le moudre. On avait été obligé de les abandonner, la plupart des bêtes de somme ayant péri, et les autres étant employées à porter les malades et les blessés. Le boisseau attique de froment se vendait, dit-on, dans le camp, cinquante drachmes, et les pains d'orge valaient leur poids en argent. Ils eurent donc recours aux herbes et aux racines ; et comme ils en trouvaient peu de celles qu'ils avaient coutume de manger, la nécessité les força de se nourrir de celles qu'ils ne connaissaient pas : ils en rencontrèrent une qui leur ôtait le sens et les faisait mourir. Ceux qui en avaient mangé ne se souvenaient de rien, ne reconnaissaient rien, et ne faisaient autre chose que de remuer et de retourner des pierres, comme l'ouvrage le plus important et le plus digne de les occuper. Toute la plaine était couverte de soldats qui, courbés vers la terre, arrachaient des pierres et les changeaient de place. Enfin, après avoir vomi beaucoup de bile, ils mouraient subitement, surtout depuis que le vin, le seul remède qu'on eût trouvé contre ce poison, leur eut manqué. II en avait péri plusieurs; et Antoine voyant que les Parthes ne s'éloignaient pas, s'écria plusieurs fois : "O retraite des dix mille!" par un sentiment d'admiration pour ces dix mille Grecs qui, sous la conduite de Xénophon, avaient fait bien plus de chemin que ses troupes pour retourner de la Babylonie en Grèce, et qui, ayant eu bien plus d'ennemis à combattre, étaient rentrés heureusement dans leur patrie.

L. Les Parthes, qui ne pouvaient ni enfoncer ni rompre l'ordonnance des Romains, et qui avaient été déjà plusieurs fois battus et mis en fuite, eurent de nouveau recours à la ruse; ils se mêlèrent., comme en pleine paix, avec ceux qui allaient chercher du blé ou des vivres, et, leur montrant leurs arcs débandés, ils leur assuraient qu'ils allaient retourner sur leurs pas et cesser de les poursuivre; que seulement ils seraient suivis un ou deux jours par quelques Mèdes qui ne les troubleraient pas dans leur marche, et qui se borneraient à défendre du pillage les bourgs les plus écartés. Ils accompagnaient ces paroles d'adieux et de témoignages d'amitié, en apparence si sincères, que les Romains y prirent confiance, et qu'Antoine lui-même, à qui l'on en rendit compte, désira de prendre le chemin de la plaine, parce qu'il ne devait pas trouver de l'eau dans les montagnes. Il se disposait à le faire, lorsqu'il vit arriver dans son camp un officier parthe, nommé Mithridate, cousin de ce Monesès qui avait passé quelque temps auprès d'Antoine et avait reçu de lui trois villes en présent. Cet officier demanda qu'on l'abouchât avec quelqu'un qui entendît la langue des Parthes ou celle des Syriens. On fit venir Alexandre d'Antioche, un des amis d'Antoine, à qui le Partite se fit connaître : il dit qu'il venait de la part de Monesès qui voulait reconnaître les bienfaits d'Antoine; il lui demanda ensuite s'il voyait dans le lointain une longue chaîne de hautes montagnes. Sur la réponse affirmative d'Alexandre : C'est, continua Mithridate, au pied de ces montagnes que les Parthes vous dressent des embûches avec toutes leurs troupes. Au-dessous des montagnes sont de vastes plaines où ils vous attendent, après vous avoir trompés, en vous persuadant de prendre ce chemin et de quitter celui des hauteurs. Ce dernier, à la vérité, vous fera éprouver la soif et les fatigues auxquelles vous êtes déjà accoutumés; mais si Antoine prend l'autre, il y trouvera les mêmes malheurs que Crassus. » Après lui avoir donné cet avis, il se retira.

LI. Antoine, troublé du rapport qu'on vint lui en faire, assembla ses amis, et consulta le Marde qui lui servait de guide, et qui lui dit qu'il n'avait pas un autre avis que l'officier parie. « Je sais par expérience, ajouta-t-il que quand même vous n'auriez pas d'ennemis à craindre, le chemin de la plaine serait toujours très difficile; les détours qu'on est obligé de prendre n'ont point de traces battues qui puissent les faire reconnaître; au lieu que l'autre route, quoique plus rude, ne vous exposera à d'autre fatigue que d'être une journée sans eau. » Sur cette réponse, Antoine changea d'avis; et dès la nuit même il se mit en marche, après avoir ordonné à ses soldats de porter avec eux de l'eau : mais la plupart manquaient de vases pour la mettre; quelques-uns donc en remplirent leurs casques, et d'autres en mirent dans des outres. Les Parthes, avertis de leur départ, se mirent, contre leur usage, dès la nuit même, à les poursuivre, et, au lever du soleil, ils atteignirent l'arrière-garde. Les Romains, qui avaient fait cette nuit deux cent quarante stades, étaient accablés de veilles et de fatigue : l'arrivée subite des ennemis, qu'ils étaient bien loin d'attendre, les jeta dans ie découragement. Les combats continuels qu'il fallait livrer à chaque pas augmentaient encore leur soif. Ceux qui marchaient les premiers arrivèrent aux bords d'une rivière, dont l'eau fraîche et limpide était salée et malfaisante; on en avait à peine bu, qu'elle causait des tranchées violentes et des douleurs très vives, et qu'elle irritait la soif au lieu de l'apaiser. Le Marde les en avait avertis; mais, malgré tout ce qu'on put leur dire, il fut impossible de les empêcher d'en boire. Antoine parcourait les rangs, et les conjurait de souffrir un peu de temps, en les assurant qu'ils trouveraient près de là une autre rivière dont l'eau était très saine, qu'ensuite le reste du chemin étant escarpé et impraticable a la cavalerie, les ennemis seraient obligés de se retirer. En même temps il fit sonner la retraite pour rappeler ceux qui combattaient, et donna le signal de dresser les tentes, afin que les soldats pussent respirer quelque temps la fraîcheur de l'ombre.

LII. Les tentes étaient à peine dressées, et les Parthes retirés, selon leur coutume, que Mithridate vint une seconde fois parler à Alexandre, et lui dire qu'il exhortait Antoine à se remettre en marche dès que ses troupes seraient un peu reposées, et à gagner la rivière le plus promptement qu'il pourrait, parce que les ennemis ne la passeraient point, et borneraient là leur poursuite. Alexandre alla faire part de cet avis à Antoine, qui le chargea de porter à Mithridate une grande quantité de coupes et de flacons d'or. Cet officier en prit autant qu'il put en cacher sous sa robe, et se retira. Il faisait encore jour lorsque les Romains ayant levé leurs tentes se mirent en marche sans être harcelés par les ennemis; mais ils se donnèrent eux-mêmes la nuit la plus fâcheuse et la plus alarmante qu'ils eussent encore passée. Des soldats, après avoir massacré ceux qui étaient chargés de l'or ou de l'argent de l'armée, se mirent à le piller avec celui que portaient les bêtes de somme; enfin, se jetant sur les équipages même d'Antoine, ils rompirent sa vaisselle et ses tables, qui étaient d'un grand,prix, et se les partagèrent. Les troupes, persuadées que les ennemis, dans une attaque nocturne, avaient mis tout le camp en déroute, étaient dans le trouble et l'effroi. Antoine appelant un de ses gardes, nommé Rhamus, qui était son affranchi, lui fait jurer qu'au premier ordre qu'il lui en donnera il lui passera son épée au travers du corps, et lui coupera la tête, afin qu'il ne puisse ni tomber en vie dans les mains des ennemis, ni être reconnu après sa mort. Ses amis fondaient en larmes, et le Marde s'efforçait de le rassurer, en lui disant que la rivière était proche, qu'il en jugeait à un vent frais et humide qui, commençant à se faire sentir, rendait la respiration plus facile et plus douce; que le temps qu'ils avaient mis dans leur marche était une preuve certaine qu'ils touchaient au terme de leur course, puisqu'il ne restait que très peu de nuit. On vint en même temps lui apprendre que le tumulte n'avait eu d'autre cause que l'avarice et la violence de quelques soldats : alors, pour rétablir l'ordre parmi ses troupes, après l'agitation et l'effroi qu'elles venaient d'éprouver, il fit donner l'ordre de camper.

LIII. Le jour commençait à paraître, et l'armée reprenait son ordre et sa tranquillité, lorsque l'arrière-garde se sentit assaillie par les flèches des Parthes. Aussitôt Antoine fait donner aux troupes légères le signal du combat; et le corps de l'infanterie se couvrant de ses boucliers, comme il avait fait auparavant, reçoit sans danger les flèches des ennemis, qui n'osent plus les approcher. Ceux qui formaient les premiers rangs, avançant ainsi peu à peu, aperçoivent bientôt la rivière; et Antoine, plaçant la cavalerie sur le bord pour tenir tête à l'ennemi, fait d'abord passer les malades. Bientôt ceux qui soutenaient l'attaque des ennemis eurent la facilité de boire sans inquiétude; car les Parthes n'eurent pas plutôt vu la rivière, que, débandant leurs arcs, ils exhortèrent les Romains à la passer paisiblement, et donnèrent de grands éloges à leur valeur. Quand les Romains l'eurent passée sans obstacle; et qu'ils eurent repris haleine, ils continuèrent leur marche, mais sans trop se fier aux Parthes. Enfin, le sixième jour depuis le dernier combat, ils arrivèrent aux bords de l'Araxe, qui sépare la Médie (le l'Arménie, et qui leur parut difficile a traverser par sa profondeur et sa rapidité; d'ailleurs, il courut un bruit dans l'armée que les ennemis étaient en embuscade dans les environs, pour les charger au passage. Mais après l'avoir passé en sûreté, ils entrèrent dans l'Arménie; et alors, comme s'ils revoyaient la terre après une longue navigation, ils l'adorèrent; ensuite, fondant en larmes et éprouvant la plus douce joie, ils s'embrassèrent mutuellement. Comme ils traversaient un pays riche et fertile, où, après une grande disette, ils trouvaient une nourriture abondante et variée, ils mangèrent avec excès, et se donnèrent des hydropisies et des coliques violentes.

LIV. Antoine ayant fait la revue de son armée, la trouva diminuée de vingt mille hommes de pied et de quatre mille chevaux; sur ce nombre il n'y en avait pas la moitié qui eût péri par les mains des ennemis, tout le reste était mort de maladie. Ils eurent vingt-sept jours de marche depuis leur départ de la ville de Phraata jusqu'en Arménie, et dans cet espace de temps ils avaient battu dix-huit fois les Parthes; niais ces victoires n'avaient pas un succès complet, parce qu'ils ne pouvaient poursuivre bien loin les ennemis. Ce fut surtout à cela qu'on reconnut qu'Artavasde, roi d'Arménie, avait seul enlevé au général romain toute la gloire que celui-ci pouvait attendre de cette guerre. Si les seize mille chevaux qu'il avait amenés de la Médie fussent restés auprès d'Antoine, comme ils étaient armés à la manière des Parthes et accoutumés à combattre contre eux, lorsque les Romains avaient eu mis en fuite les ennemis, ces Arméniens, en s'attachant à leur poursuite, les auraient empêchés de se rallier après leur défaite, et de revenir si souvent à la charge. Aussi tous les Romains, dans le ressentiment qu'ils en conservaient, pressaient-ils Antoine de punir cet Arménien : mais Antoine, plus prudent et plus sage, ne voulut ni lui reprocher sa trahison, ni lui donner moins de témoignages d'affection et de marques d'honneur qu'il n'avait fait jusqu'alors : la faiblesse et les besoins de son armée lui prescrivaient ces ménagements. Mais dans la suite, lorsqu'il rentra en armes dans l'Arménie, il lui persuada, par les invitations et les promesses les plus pressantes, de venir le trouver; et quand il l'eut entre les mains, il le retint prisonnier, et le conduisit chargé de fers à Alexandrie, où il le fit servir à orner son triomphe. Il est vrai qu'il indisposa fort les Romains, en prostituant à des Égyptiens, pour plaire à Cléopâtre, une pompe qui faisait le plus bel ornement de leur patrie; niais cela n'eut lieu que longtemps après.

LV. Impatient d'arriver en Égypte, Antoine pressa tellement sa marche, dans un hiver rigoureux et au milieu de neiges continuelles, qu'il perdit huit mille hommes dans le chemin, et qu'il n'arriva qu'avec très peu de troupes auprès de la mer, dans un bourg appelé Leucocome, entre Béryte et Sidon : ce fut là qu'il attendit Cléopâtre; et comme elle tardait à venir, il tomba dans la tristesse et dans la langueur. Cependant il chercha bientôt une distraction à son chagrin dans la débauche de la table; mais il ne pouvait s'y tenir longtemps tranquille; il se levait à tout moment, et, laissant les autres convives continuer de boire, il allait au rivage, pour voir si Cléopâtre venait. Elle arriva enfin, avec des habits et de l'argent pour les soldats. Quelques écrivains disent qu'elle n'apporta que les habits, et qu'Antoine leur distribua de son argent, comme si Cléopâtre le leur donnait. Il s'éleva vers ce même temps entre le roi des Mèdes et Phraate, roi des Parthes, une grande contestation, qui eut, dit-on, pour première cause le partage des dépouilles romaines, mais qui s'accrut ensuite au point de faire craindre au roi des Mèdes la perte de son royaume. Il envoya donc des ambassadeurs à Antoine, pour l'engager à déclarer la guerre aux Parthes, lui promettant de le seconder de toutes ses forces. Cette proposition fit concevoir à Antoine les plus grandes espérances; elle lui assurait la seule ressource qui lui eût manqué dans la première expédition pour soumettre les Parthes, de la cavalerie et des gens de trait; et maintenant, loin d'avoir à en demander, on venait les lui offrir, et on regardait comme un service important qu'il voulût les accepter. Il se disposa donc à rentrer en Arménie, et après qu'il se serait abouché avec le roi des Mèdes, sur les bords de l'Araxe, à commencer la guerre contre les Parthes.

LVI. Cependant à Rome Octavie ayant désiré de s'embarquer pour aller trouver Antoine, César y consentit, moins pour satisfaire le désir de sa soeur, que dans l'espérance, comme le disent la plupart des historiens, que le mépris et les outrages qu'elle recevrait lui fourniraient un prétexte spécieux de faire la guerre à Antoine. En arrivant à Athènes, elle reçut des lettres de son mari qui lui ordonnait de l'y attendre, et qui lui apprenait l'expédition qu'il avait projetée en Asie. Octavie, qui devina sans peine le motif d'un ordre si offensant pour elle, lui répondit pour lui demander où il voulait qu'elle lui fit passer tout ce qu'elle avait apporté pour lui : c'était une grande provision d'habits pour les soldats, beaucoup de bêtes de somme, de l'argent et des présents considérables pour les officiers et pour ses amis. Elle lui avait amené aussi deux mille hommes d'élite, très bien équipés, et couverts d'aussi belles armes que les cohortes prétoriennes. Niger, un des amis d'Antoine, qu'elle avait chargé de cette lettre, après avoir remplir sa commission, ajouta des éloges d'Octavie, qui étaient bien mérités. Cléopâtre, qui sentit qu'Octavie venait lui disputer le coeur d'Antoine, craignant qu'une femme si estimable par la dignité de ses moeurs, et soutenue de toute la puissance de César, n'employât pas longtemps auprès de son mari les charmes de sa conversation et l'attrait de ses caresses, sans prendre sur lui un ascendant invincible et s'en rendre entièrement maîtresse, feignit d'avoir pour Antoine la passion la plus violente, et affecta d'atténuer son corps, en prenant peu de nourriture. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il lui trouvait le regard étonné ; et quand il en sortait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive à paraître souvent en larmes, elle se hâtait de les essuyer et de les cacher, afin de les dérober à Antoine; elle faisait surtout usage de ces ressources lorsqu'elle le voyait disposé à quitter la Syrie pour aller joindre le roi des Mèdes.

LVII. Ses flatteurs, qui voulaient paraître jaloux de la servir, faisaient à Antoine les plus vifs reproches : ils le traitaient de coeur dur et insensible; ils l'accusaient de laisser mourir de chagrin une femme qui ne respirait que pour lui. « Octavie, lui disaient- ils, ne vous est unie que pour les intérêts de son frère; elle jouit de tous les avantages attachés au titre d'épouse, et Cléopâtre, reine de tant de peuples, n'est appelée que la maîtresse d'Antoine : cependant elle ne refuse pas ce nom, et ne s'en croira pas déshonorée, pourvu qu'elle puisse vous voir et vivre avec vous; mais, si vous l'abandonnez, elle ne survivra pas à son malheur. » Antoine, attendri ou plutôt amolli par ces discours, et craignant que Cléopâtre ne renonçât en effet à la vie, retourna tout de suite à Alexandrie, et renvoya au printemps l'expédition de Médie, quoiqu'il eût appris que les Parthes étaient agités de séditions. Il rentra cependant dans la Médie; mais ce fut simplement pour faire alliance avec le roi, en mariant à une fille de ce prince, qui était encore fort jeune, un des fils qu'il avait eus de Cléopâtre I ; et aussitôt après le mariage il s'en retourna, déjà tout occupé de ses projets de guerre civile.

LVIII. Dès qu'Octavie fut de retour d'Athènes, César, indigné de l'affront qu'elle avait reçu, lui ordonna de quitter la maison d'Antoine, et de se loger seule ailleurs : mais elle lui répondit qu'elle ne sortirait pas de la maison de son mari, et que s'il n'avait pas lui-même d'autre motif de faire la guerre à Antoine, elle le conjurait d'oublier tout ce qui la regardait personnellement; qu'il serait odieux que deux grands empereurs plongeassent les Romains dans une guerre civile, l'un par l'amour d'une femme, et l'autre par jalousie. Sa conduite prouva ses dispositions encore mieux que ses paroles; elle continua d'habiter la maison de son mari, comme s'il eût été présent; elle fit élever avec autant de soin que de magnificence, non seulement les enfants qu'elle avait eus d'Antoine, mais encore ceux qu'il avait eus de Fulvie; les amis de son mari qui venaient de sa part à Rome, soit pour briguer des charges, soit pour suivre des affaires particulières, elle les recevait chez elle, et leur faisait obtenir de son frère les grâces qu'ils sollicitaient. En agissant ainsi, elle nuisit, contre son intention, à Antoine, dont les injustices envers une telle femme excitaient contre lui la haine publique.

LIX. Il se rendit encore plus odieux par le partage qu'il fit, à Alexandrie, aux enfants de Cléopâtre; partage dicté par l'orgueil digne d'un roi de théâtre, et qui parut fait en haine des Romains. Après avoir rempli le gymnase d'une multitude immense, et fait dresser sur un tribunal d'argent deux trônes d'or, l'un pour lui-même et l'autre pour Cléopâtre; il la déclara reine d'Égypte, de Cypre, d'Afrique et de la Cmlésyrie, et lui associa Cesarion, qui passait pour fils du premier César, qui avait laissé Cléopâtre enceinte. Il conféra ensuite le titre de rois des rois aux enfants qu'il avait eus de cette reine, et donna à Alexandre l'Arménie, la Médie, et le royaume des Parthes, quand il en aurait fait la conquête : Ptolémée, son second fils, eut la Phénicie, la Syrie et la Cilicie. Il les présenta tous les deux au peuple : Alexandre était vêtu d'une robe médique, et portait sur la tête la tiare et le bonnet pointu qu'on appelle cidaris, ornements des rois des Mèdes et des Arméniens; Ptolémée avait un long manteau, des pantoufles, et un bonnet entouré d'un diadème, habillement des successeurs d'Alexandre. Après que ces deux princes eurent salué leur père et leur mère, ils furent environnés l'un d'une garde d'Arméniens, l'autre d'une garde macédonienne. Depuis ce jour, Cléopâtre ne parut plus en public que vêtue de la robe consacrée à Isis, et donna ses audiences au peuple sous le nom de la nouvelle Isis.

LX. César, par le rapport qu'il fit au sénat de ce partage, par les accusations qu'il reproduisit souvent contre Antoine dans les assemblées du peuple, lui attira une haine universelle. Antoine, de son .côté, envoya des gens à Rome pour accuser César. Les plus grands de ses griefs étaient, premièrement, que César, après avoir enlevé la Sicile à Sextus Pompée, ne lui eût pas donné la moitié de cette île; secondement, que, cette guerre finie, il eût gardé les vaisseaux qu'il avait empruntés de lui pour la faire; troisièmement, qu'ayant chassé Lépidus de ses gouvernements, et l'ayant réduit à l'état obscur de simple particulier, il eût retenu l'armée, les provinces et les revenus qu'on avait assignés à ce triumvir; quatrièmement enfin, qu'il eût distribué à ses soldats presque toutes les terres de l'Italie, sans en rien laisser pour les troupes d'Antoine. A ces accusations César répondait qu'il avait dépouillé Lépidus de ses gouvernements, parce qu'il abusait insolemment de son autorité: qu'il partagerait avec Antoine les provinces qu'il avait conquises, lorsque Antoine lui ferait part de l'Arménie; que les soldats d'Antoine ne devaient. pas entrer dans le partage de l'Italie, puisqu'ils avaient déjà la Médie et les pays des Parthes, ajoutés à l'empire romain par les exploits glorieux qu'ils avaient faits avec leur général. Antoine était en Arménie, lorsqu'il apprit ce qui se passait à Rome : aussitôt il ordonne à Canidius de prendre seize légions et de les conduire vers la mer, tandis qu'il se rendrait lui- même à Éphèse avec Cléopâtre. Ce fut dans cette ville qu'il vit arriver de tous côtés sa flotte, qui, en y comprenant les vaisseaux de charge, était forte de huit cents voiles : Cléopâtre en avait fourni deux cents, outre vingt mille talents., et des vivres pour toute l'armée pendant la durée de la guerre.

LXI. Domitius et quelques autres amis d'Antoine lui avaient persuadé de renvoyer Cléopâtre en Égypte, pour y attendre la fin de la guerre : mais cette reine, craignant qu'Octavie ne le réconciliât une seconde fois avec César, persuada à Canidius, à force d'argent, de parler en sa faveur à Antoine, de lui représenter qu'il n'était ni juste d'éloigner de cette guerre une princesse qui fournissait pour la faire des secours si considérables, ni utile à ses intérêts de décourager, par la retraite de leur reine, les Égyptiens, qui faisaient une grande partie de ses forces navales. Canidius ajouta que Cléopâtre. ne lui paraissait inférieure en prudence à aucun des rois qui combattaient sous ses ordres; elle qui avait longtemps gouverné seule un empire si vaste, et qui, depuis qu'elle vivait avec lui, avait appris à conduire les plus grandes affaires. Ces raisons triomphèrent de l'opposition d'Antoine; car il fallait que César devint seul maître de tout l'empire romain. Lorsqu'il eut rassemblé toutes ses forces, ils firent voile pour Samos, où ils passèrent tout leur temps en plaisirs et en fêtes. Comme les rois, les princes, les tétrarques, les nations et les villes, depuis la Syrie jusqu'aux Palus-Méotides, à l'Arménie et à l'Illyrie', avaient reçu l'ordre d'apporter ou d'envoyer toutes les provisions dont Antoine avait besoin pour la guerre, on n'avait pas non plus oublié de convoquer à Samos tous les comédiens, tous les farceurs, tous les artisans du dieu Bacchus'. Ainsi, pendant que la terre entière poussait des soupirs et des gémissements, une seule île retentit, durant plusieurs jours, du son des flûtes et des autres instruments de musique; tous les théâtres étaient remplis de choeurs qui disputaient le prix, des divers genres de poésie. Chaque ville envoyait un boeuf pour les sacrifices, et c'était entre les rois une rivalité de magnificence et de faste dans les repas et dans les présents qu'ils se donnaient. Aussi l'on se demandait partout ce que feraient donc tous ces rois pour célébrer leurs victoires dans leurs pompes triomphales, puisque dans les préparatifs de la guerre ils donnaient des fêtes si magnifiques.

LXII. Après qu'Antoine eut terminé toutes ces fêtes, il donna aux comédiens qu'il avait employés la ville de Priène pour habitation, et s'embarqua pour Athènes, où tous les jours se passèrent aussi en jeux et en spectacles. Cléopâtre, jalouse des honneurs qu'Octavie avait reçus dans cette ville, dont les habitants lui avaient donné des marques singulières d'affection, gagna le peuple par les largesses qu'elle lui fit. Les Athéniens lui décernèrent donc des honneurs particuliers, et lui envoyèrent le décret par des députés : Antoine, comme citoyen d'Athènes, était à leur tête; et il porta la parole au nom de la ville. Ce fut alors qu'il envoya des gens à Rome pour chasser Octavie de sa maison : elle en sortit, emmenant avec elle tous les enfants d'Antoine, excepté l'aîné de ceux qu'il avait eus de Fulvie, et qui était auprès de son père; elle fondait en larmes, et se désolait de pouvoir être regardée par les Romains comme une des causes de la guerre civile. Le peuple gémissait moins sur le sort d'Octavie que sur l'aveuglement d'Antoine, principalement ceux qui, ayant vu Cléopâtre, savaient que cette reine ne l'emportait sur Octavie ni pour la beauté, ni pour la fleur de la jeunesse.

LXIII. César ayant appris la grandeur et la promptitude des préparatifs d'Antoine, en fut troublé, et craignit d'être obligé de commencer la guerre cet été-là même, lorsqu'il manquait encore de beaucoup de provisions, et que le peuple était mécontent des impôts dont il l'accablait. Tous les citoyens étaient forcés de payer le quart de leur revenu, et les fils d'affranchi de donner la valeur du huitième de leurs fonds. Des contributions si onéreuses excitaient des plaintes générales, et causaient des troubles dans toute l'Italie. Aussi une des plus grandes fautes qu'Antoine put faire, c'était de différer d'attaquer César, et de lui donner par ce délai le temps de faire ses préparatifs et de dissiper les troubles qui s'étaient élevés; car le peuple, qui s'aigrissait quand on levait les impôts, redevenait calme quand il les avait payés. Titius et Plancus, deux amis d'Antoine, et tous deux hommes consulaires, devenus l'objet des mauvais traitements de Cléopâtre, parce qu'ils s'étaient le plus opposés à son séjour à l'armée, abandonnèrent Antoine, et se retirèrent auprès de César, à qui ils firent connaître le testament d'Antoine, dont ils savaient toutes les dispositions. Il était entre les mains des vestales, qui refusèrent de le remettre à César, et qui lui dirent que s'il voulait l'avoir, il vînt le prendre lui-même. Il y alla, le prit, et en le lisant seul en particulier, il marqua les endroits qui lui parurent les plus répréhensibles.

LXIV. Ayant ensuite assemblé le sénat, il en lit la lecture, action dont la plupart des sénateurs furent révoltés; il leur parut étrange et odieux qu'on voulût rendre un homme responsable durant sa vie de ce qui ne devait être exécuté qu'après sa mort'. César releva surtout les dispositions relatives à sa sépulture : il voulait que, quand même il mourrait à Rome, son corps, après avoir traversé en pompe la place publique, fût transporté à Alexandrie, et remis à Cléopâtre. Calvisius, ami de César, fit connaître le tort qu'Antoine s'était donné pour faire plaisir à cette reine, en lui donnant la bibliothèque de Pergame, composée de deux cent mille volumes ; il ajouta que dans un festin, en présence d'une compagnie nombreuse, il s'était levé de table et avait touché le pied de Cléopâtre, signal de convention pour leur rendez-vous. Il avait souffert que les Éphésiens appelassent devant lui Cléopâtre leur souveraine; et souvent, pendant qu'assis sur son tribunal, il donnait audience aux rois et aux tétrarques, il recevait d'elle, dans des tablettes de cristal et de cornaline, des billets tendres qu'il ne rougissait pas de lire. Furnius, homme d'une très grande dignité, et alors le plus éloquent des Romains, plaidait un jour devant lui : Cléopâtre ayant passé sur la place dans une litière, Anteirxe, qui l'aperçut, quitta l'audience, et l'accompagna en soutenant sa litière. Mais on soupçonnait Calvisius d'avoir forgé la plupart de ces accusations ; les amis qu'Antoine avait à Rome sollicitèrent le peuple en sa faveur, et lui envoyèrent Géminius, l'un d'entre eux, pour le conjurer de penser à lui, de prendre garde qu'on n'en vînt à le dépouiller de toute sa puissance, et à le déclarer ennemi du peuple romain.

LXV. Géminius ne fut pas plutôt arrivé en Grèce, que Cléopâtre, le soupçonnant d'être venu pour les intérêts d'Octavie, ne cessa de le railler à table, où elle lui donnait toujours les places les moins honorables. Il souffrit tranquillement ces mortifications, en attendant l'occasion de parler à Antoine, qui enfin lui ayant ordonné dans un repas de dire publiquement le sujet qui l'avait amené : « Les choses dont j'ai à vous parler, lui répondit Géminius, ne pouvaient se traiter qu'à jeun : la seule que- je puisse vous dire, après avoir bu comme en état de sobriété, c'est que tout irait bien si Cléopâtre s'en retournait en Égypte. » Cette réponse mit Antoine en colère, et Cléopâtre dit à Géminius qu'il avait bien fait de dire la vérité avant -que la torture l'y forçât. Géminius, peu de jours après, s'étant dérobé de la cour d'Antoine, reprit le chemin de Rome. Les flatteurs de Cléopâtre firent prendre le même parti à plusieurs autres amis d'Antoine, qui ne pouvaient plus supporter les outrages et les plaisanteries grossières qu'ils éprouvaient tous les jours. De ce nombre furent Marcus Silanus et l'historien Dellius : ce dernier même rapporte qu'il fut averti par le médecin Clausus des embûches que lui dressait Cléopâtre; il l'avait offensée, en disant un soir à table qu'on leur donnait du vinaigre à boire, tandis que Sarmentus buvait à Rome le meilleur falerne. Sarmentus était un de ces jeunes gens qui servaient aux goûts infâmes de César, et que les Romains appellent délices.

LXVI. César eut à peine fini tous ses préparatifs, que, par un décret du sénat, il fit déclarer la guerre à Cléopâtre, et ôter à Antoine une autorité qu'il avait déjà abandonnée à une femme : il dit même hautement qu'ensorcelé par les breuvages que Cléopâtre lui avait fait prendre, il avait perdu l'usage de sa raison ; que ce ne serait pas lui que les Romains auraient à combattre; mais l'eunuque Mardion, mais un Pothin, une Iras, coiffeuse de Cléopâtre, une Charmion, qui seuls décidaient des affaires de l'empire les plus importantes. La guerre fut précédée par plusieurs signes menaçants. La ville de Pisaure, colonie qu'Antoine avait établie sur la mer Adriatique, fut abîmée dans le sein de la terre, qui s'entr'ouvrit. A Albe, une statue de marbre qu'on avait érigée a l'honneur d'Antoine fut, durant plusieurs jours, inondée d'une sueur qu'on ne put point arrêter en l'essuyant. Pendant qu'il était à Patras, la foudre consuma le temple d'Hercule. A Athènes, dans le lieu appelé la Gigantomachie', un tourbillon de vent enleva la statue de Bacchus, et la transporta dans le théâtre. Or, Antoine rapportait son origine à Hercule, et se piquait d'imiter en tout Bacchus; il se faisait même appeler, comme on l'a déjà dit, Bacchus le jeune. La même tempête fondit à Athènes sur les colosses d'Éumène et d'Attalus, inscrits du nom d'Antoine; et ils furent les seuls renversés entre un grand nombre d'autres. Il y eut sur la galère amirale de Cléopâtre, qu'elle avait nommée Antoniade, le signe le plus effrayant des hirondelles avaient fait leur nid sous la poupe; il en survint d'autres qui chassèrent les premières et tuèrent les petits.

LXVII. Lorsqu'on fut près de commencer la guerre, Antoine n'avait pas moins de cinq cents vaisseaux, parmi lesquels plusieurs étaient à huit et à dix rangs de rames, tous aussi magnifiquement armés que s'ils n'eussent dû servir qu'à la pompe d'un triomphe. Son armée était de deux cent mille hommes de pied et de douze mille chevaux. Il avait sous ses ordres plusieurs rois ses alliés; Bocchus qui régnait en Afrique; Tarcondémus, dans la Cilicie supérieure; Archélaiis, dans la Cappadoce; Philadelphe, roi de Paphlagonie; Mithridate, de la Comagène, et Adallas, de Thrace. Plusieurs autres princes, qui n'avaient pu s'y trouver en personne, lui avaient envoyé leurs troupes, tels que Polémon, roi de Pont; Manchus, roi des Arabes; Hérode, des Juifs; Amyntas, des Lycaoniens et des Galates : le roi des Mèdes lui-même lui avait envoyé un renfort considérable. César n'avait que deux cent cinquante vaisseaux de guerre, quatre- vingt mille hommes de pied, et presque autant de cavalerie que les ennemis. L'empire d'Antoine s'étendait depuis l'Euphrate et l'Arménie jusqu'à la mer Ionienne et l'Illyrie : celui de César embrassait tous les pays situés entre l'Illyrie et l'Océan occidental, et depuis cet Océan jusqu'aux mers d'Étrurie et de Sicile; il renfermait encore la portion de l'Afrique qui regarde l'Italie, la Gaule et l'Ibérie, jusqu'aux colonnes d'Hercule : la partie de l'Afrique qui s'étend de la Cyrénaïque à l'Éthiopie, obéissait à Antoine.

LXVIII. Mais il s'était rendu si dépendant d'une femme, qu'avec une telle supériorité de forces de terre, il préféra de combattre sur mer, par le seul motif de plaire à Cléopâtre; et cela quand il voyait ses triérarques, faute de rameurs, enlever, dans Dette Grèce déjà si malheureuse, les voyageurs, les muletiers, les moissonneurs et les jeunes gens, sans pouvoir compléter les équipages de ses vaisseaux, dont un grand nombre manquaient de matelots, et ne naviguaient que difficilement. Les vaisseaux de César n'avaient ni cette masse ni cette hauteur qui ne sont bonnes que pour l'ostentation; ils étaient agiles, propres à toutes les manoeuvres, et fournis de tout abondamment. Il les tenait dans les ports de Tarente et de Brunduse, d'où il envoya dire à Antoine de ne plus perdre un temps précieux, mais de venir avec toutes ses forces, en lui offrant des rades et des ports où il aborderait sans obstacle, et lui promettant de se retirer, avec son armée de terre, loin de la côte d'Italie, de tout l'espace que fournit un cheval dans une course, jusqu'à ce qu'il eût débarqué ses troupes en sûreté, et établi son camp. Antoine, pour répondre à cette bravade, lui proposa, quoique le plus vieux, un combat singulier, et lui fit dire que s'il s'y refusait, il n'avait qu'a se rendre dans la plaine de Pharsale pour y combattre en bataille rangée, comme l'avaient déjà fait César et Pompée. Pendant qu'Antoine se tenait à l'ancre près du promontoire d'Actium, à l'endroit où est aujourd'hui la ville de Nicopolis, César le prévint, et, traversant la nier Ionienne, alla s'emparer d'une petite ville du continent de l'Épire, appelée Toryne. Antoine paraissant troublé de cette nouvelle, parce qu'il n'avait pas encore son armée de terre, Cléopâtre lui dit, en jouant sur ce mot : « Eh bien! qu'y a-t-il donc de si fâcheux que César soit assis à Toryne?

LXIX. Le lendemain à la pointe du jour, Antoine voyant les ennemis se mettre en mouvement, et craignant qu'ils ne vinssent s'emparer de ses vaisseaux, qu'ils trouveraient sans défenseurs, fit armer ses rameurs, qu'il plaça sur les ponts, seulement pour la montre; et leur ayant ordonné de faire sortir leurs rames des deux côtés des vaisseaux, il tint sa flotte au port d'Actium, la proue tournée vers l'ennemi, pour lui faire croire que ses vaisseaux étaient garnis de tout leur équipage et disposés à combattre. César, dupe de ce stratagème, se retira. Antoine sut aussi lui couper adroitement l'eau, qui, dans tous les environs, n'était ni abondante ni bonne, et qu'il environna de tranchées, pour empêcher l'ennemi d'aller en chercher. Il montra encore, contre l'avis de Cléopâtre, une grande générosité envers Domitius, qui, ayant la fièvre, et s'étant mis dans une chaloupe comme pour prendre l'air, passa du côté de César. Antoine, malgré le chagrin qu'il eut de sa désertion, lui renvoya tous ses équipages, ses amis et ses domestiques. Domitius, apparemment par une suite du remords que lui causa la publicité donnée à sa perfidie et à sa trahison, mourut très peu de temps après. Deux des rois ses alliés, Amyntas et Déjotarus, le quittèrent aussi, et se rendirent auprès de César. Antoine, à qui rien ne réussissait, voyant que sa flotte n'arrivait pas assez tôt pour pouvoir lui être de quelque secours fut forcé de recourir encore à son armée de terre. Canidius, qui la commandait, changeant d'avis à l'approche du danger, conseillait à Antoine de renvoyer Cléopâtre, et de se retirer dans la Thrace ou dans la Macédoine, pour y combattre par terre ; car Dicomes, roi des Gètes, promettait de lui amener un renfort considérable. « Il ne peut y avoir de honte pour vous, ajouta-t- il, d'abandonner la mer à César, qui, dans la guerre de Sicile, s'est déjà exercé aux combats maritimes; mais il serait fort étrange qu'ayant l'expérience la plus consommée dans les combats de terre, vous rendissiez inutile la valeur de vos légions, en les dispersant sur des vaisseaux et y consumant sans fruit toute leur force. » Mais ces représentations échouèrent contre la volonté de Cléopâtre, qui fit décider qu'on combattrait sur mer; car déjà elle songeait à la fuite, et avait clé son côté tout disposé, non pour contribuer à la victoire, mais pour s'assurer une retraite facile quand elle ne verrait plus de ressource.

LXX. Une longue chaussée menait du camp d'Antoine à la rade où ses vaisseaux étaient à l'ancre; c'était par là qu'il allait, avec la plus grande sécurité, visiter sa flotte. Un domestique de César ayant dit à son maître qu'il serait facile d'enlever Antoine quand il passait sur cette chaussée, César y plaça des soldats en embuscade : ils furent si près de le prendre, qu'ils se saisirent de la personne qui marchait devant lui ; mais ils s'étaient levés trop tôt de leur embuscade, et. Antoine se sauva, non sans peine, en courant de toute sa force. Dès qu'il fut décidé qu'on combattrait sur mer, il fit brûler tous les vaisseaux égyptiens, à l'exception de soixante; et sur ses galères les plus grandes et les meilleures, depuis celles à trois rangs de rames jusqu'à celles de dix, il plaça vingt mille soldats légionnaires et deux mille hommes de trait. Un chef de bandes d'infanterie, qui avait combattu plusieurs fois sous les ordres d'Antoine, et dont le corps était criblé de blessures, le voyant passer, lui dit d'une voix douloureuse : « Eh! mon général, pourquoi, vous défiant de ces blessures et de cette épée, mettez-vous vos espérances dans un bois pourri? Laissez les hommes d'Égypte et de Phénicie combattre sur mer, et donnez-nous la terre, sur laquelle, accoutumés à tenir ferme, nous savons ou vaincre ou mourir. » Antoine ne lui répondit rien : il se contenta seulement de lui faire signe en passant de la tête et de la main, comme pour l'encourager, et lui donner une espérance qu'il n'avait pas lui-même; car ses pilotes ayant voulu laisser les voiles, il les obligea de les prendre et de les mettre sur les vaisseaux, « afin, leur dit- il, qu'il ne puisse échapper à votre poursuite aucun ennemi. »

LXXI. Ce jour-là et les trois suivants, l'agitation de la mer empêcha de combattre; mais le cinquième jour, la chute du vent ayant rétabli le calme sur les eaux, les deux flottes s'avancèrent l'une contre l'autre. Antoine et Publicola étaient à l'aile droite, Célius à la gauche; Marcus Octavius et Marcus .tustéius occupaient le centre. César avait donné son aile gauche à Agrippa, et s'était réservé la droite. Canidius commandait l'armée de terre d'Antoine; Taurus, celle de César : toutes deux rangées en bataille sur le rivage, s'y tenaient immobiles. Quant aux deux généraux, Antoine, sur une chaloupe, parcourait ses lignes, exhortant ses soldats à profiter de la pesanteur de leurs vaisseaux, pour y combattre de pied ferme, comme sur la terre : il ordonnait aux pilotes de soutenir le choc des ennemis avec la même immobilité que s'ils étaient à l'ancre, et d'éviter les difficultés qu'offrait aux vaisseaux l'issue du port. César, en sortant de sa tente avant le jour, pour aller visiter sa flotte, rencontra, dit-on, un homme qui conduisait un âne; il lui demanda son nom. Cet homme, qui le reconnut, lui dit qu'il s'appelait Eutychus, et son âne Nicon. Dans la suite, lorsqu'il fit orner ce lieu des becs des galères qu'il avait prises, il y plaça deux statues de bronze, dont l'une représentait l'homme, et l'autre son âne.

LXXII. César, après avoir examiné l'ordonnance de sa flotte, se transporta sur une chaloupe à l'aile droite, et vit avec surprise les ennemis se tenir dans le détroit, tellement immobiles, qu'on eût dit, à les voir, qu'ils étaient à l'ancre. César lui-même en fut si persuadé, qu'il tint les siens éloignés de la flotte ennemie de la distance de huit stades . Il était la sixième heure du jour, et les soldats d'Antoine, qui souffraient impatiemment ces délais, et qui d'ailleurs avaient beaucoup de confiance dans la grandeur et la hauteur de leurs vaisseaux, profitèrent d'un vent léger qui s'éleva de la mer, pour ébranler leur aile gauche. César, ravi de ce mouvement, fit reculer sa droite, afin d'attirer les ennemis plus loin du détroit, et de pouvoir avec ses vaisseaux, qui étaient légers et agiles, envelopper et charger facilement les galères d'Antoine, que leur grande masse et le défaut de rameurs rendaient pesantes et difficiles à mettre en action. Quand le combat fut engagé, on ne vit pas les vaisseaux se choquer et se briser les uns les autres : les navires d'Antoine, appesantis par leur grandeur, ne pouvaient fondre sur ceux des ennemis avec cette impétuosité qui donne au choc tant de roideur et fait entr'ouvrir les vaisseaux; ceux de César évitaient de donner de leur proue contre la proue des galères ennemis, qui étaient armées d'un fort éperon d'airain; ils craignaient même de les charger en flanc, parce que leurs éperons se brisaient facilement, en quelque endroit qu'ils heurtassent ces gros vaisseaux, construits de fortes poutres carrées, attachées ensemble par des liens de fer. Cette bataille navale ressemblait donc à un combat de terre, ou plutôt au siége d'une ville. Trois ou quatre galères de César se réunissaient pour attaquer un seul vaisseau d'Antoine, avec des épieux, des piques, des espontons et des traits enflammés; et les galères d'Antoine faisaient pleuvoir des batteries de leurs tours une grêle de traits. Agrippa ayant étendu son aile gauche pour envelopper Antoine, Publicola fut forcé de donner plus de largeur à sa droite, et par là il se trouva séparé du centre, dont les vaisseaux, déjà pressés par ceux que commandait Arruntius, furent encore plus troublés par ce mouvement.

LXXIII. Le combat était encore douteux et la victoire incertaine, lorsque tout à coup les soixante vaisseaux de Cléopâtre, déployant les voiles pour faire leur retraite, prirent la fuite à travers les galères qui combattaient : comme ils étaient placés derrière les gros vaisseaux d'Antoine, en passant au milieu des lignes ils les mirent en désordre. Les ennemis, qui les suivaient des yeux, les virent avec la plus grande surprise, poussés par un bon vent, cingler vers le Péloponnèse. Ce fut alors qu'Antoine, bien loin de montrer la prudence d'un généra,, ou le courage et même le bon sens le plus ordinaire, vérifia ce que quelqu'un a dit en badinant : que l'âme d'un homme amoureux vit dans un corps étranger. Entraîné par une femme comme s'il lui eût été collé, et qu'il fût obligé de suivre tous ses mouvements, il ne vit pas plutôt le vaisseau de Cléopâtre déployer ses voiles, qu'oubliant tout, qu'abandonnant, que trahissant ceux qui combattaient et mouraient pour lui, il monta sur une galère à cinq rangs de rames, et, sans autres compagnons de sa fuite qu'Alexandre de Syrie! et Scellius, se mit à la suite d'une femme qui se perdait, et qui devait bientôt le perdre lui-même.

LXXIV. Cléopâtre, ayant reconnu son vaisseau, éleva un signal sur le sien : Antoine s'en étant approché, y fut reçu; et sans voir la reine, sans être vu d'elle, il alla s'asseoir seul à la proue, gardant le plus profond silence, et tenant sa tête entre ses mains. Cependant les vaisseaux légers de César, qui s'étaient mis à sa poursuite, ayant paru, Antoine commanda à son pilote de tourner la proue de sa galère contre ces bâtiments, qui furent bientôt écartés : un Lacédémonien seul, nommé Euryclès, s'attacha plus vivement à sa poursuite, et agitant de dessus le tillac une longue javeline, il cherchait à la lancer contre lui. Antoine s'avançant sur la proue : « Quel est, dit-il, celui qui s'obstine si fort à poursuivre Antoine? — C'est moi, répondit le Lacédémonien, c'est Euryclès, fils de Lacharès, qui profite de la fortune de César pour venger, s'il le peut, la mort de son père. Ce Lacharès, accusé d'un vol, avait eu la tête tranchée par ordre d'Antoine. Euryclès n'ayant pu joindre la galère, alla contre l'autre galère amirale ( car il y en avait deux), et la heurta si rudement, qu'il la fit tournoyer; et l'ayant jetée sur le côté, il la prit avec un autre vaisseau sur lequel il trouva une magnifique vaisselle de table. Dès qu'Euryclès se fut retiré, Antoine retourna s'asseoir dans la même posture et le même silence; il passa trois jours seul sur la proue, soit qu'il fût irrité contre Cléopâtre, soit qu'il eût honte de la voir; et il arriva au cap de Ténare, où les femmes de Cléopâtre, leur ayant.ménagé une entrevue particulière, finirent par leur persuader de souper et de passer la nuit ensemble.

LXXV. Un grand nombre de vaisseaux ronds, et plusieurs de leurs amis échappés de la défaite, s'étant rassemblés auprès d'eux', ils apprirent que la flotte était perdue, mais qu'on croyait l'armée de terre encore entière. A cette nouvelle, Antoine dépêcha sur-le-champ des courriers à Canidius, pour lui porter l'ordre de se retirer en diligence dans la Macédoine, et de passer de là en Asie : lui- même, résolu de partir du cap de Ténare pour l'Afrique, choisit un vaisseau de charge sur lequel étaient des sommes d'argent considérables, une grande quantité de vaisselle d'or et d'argent, et d'autres meubles précieux qui avaient servi aux rois ses alliés; il donna toutes ces richesses à ses amis, en leur disant de les partager entre eux, et de songer ensuite à leur retraite. Ils fondaient tous en larmes, et ne voulaient:pas accepter ses présents; mais il les consola d'un ton plein de douceur et d'amitié, et les renvoya avec des lettres pour Théophile, gouverneur de Corinthe, qu'il priait de veiller à leur sûreté, et de les tenir cachés jusqu'à ce qu'ils eussent fait leur paix avec César. Théophile était père de cet Hipparque qui, après avoir eu le plus grand crédit auprès d'Antoine, fut le premier de ses affranchis qui passa dans le parti de César, et alla s'établir ensuite à Corinthe. Voilà ce qui eut lieu du côté d'Antoine.

LXXVI. Sa flotte se défendit longtemps devant Actium; mais enfin, violemment agitée par les flots qui la battaient en proue, elle fut obligée de céder à la dixième heure. Il ne périt pas dans l'action plus de cinq mille hommes; mais il y eut, suivant le rapport de César lui-même, trois cents vaisseaux de pris. Le gros de la flotte ne s'était pas aperçu de la retraite d'Antoine, et ceux qui l'apprenaient ne pouvaient la croire, ni se persuader qu'un général eût abandonné dix-neuf légions et douze mille chevaux qui n'avaient encore reçu aucun échec, et qu'il eût pris lâchement la fuite, comme s'il n'eût pas souvent éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, et qu'il n'eût pas une longue expérience de ces vicissitudes si communes dans la guerre. Les soldats, qui désiraient fort son retour, et qui s'attendaient à chaque instant à le voir reparaître, montrèrent tant de fidélité et de courage, qu'après même qu'ils ne purent plus douter de sa fuite ils restèrent sept jours entiers sans se séparer, n'ayant aucun égard aux ambassades que César leur envoyait pour les attirer à son parti. Enfin Canidius, qui les commandait, s'étant dérobé du camp pendant la nuit, ces troupes, abandonnées et trahies par leurs chefs, se rangèrent du côté du vainqueur. César, après sa victoire, fit voile vers Athènes; et, ayant pardonné aux Grecs, il fit distribuer le blé qui restait des provisions qu'on avait amassées pour la guerre, à ces villes si misérables, qui n'avaient plus ni argent, ni esclaves, ni bêtes de somme. J'ai entendu raconter à mon bisaïeul Néarque que les habitants de Chéronée avaient été forcés de porter sur leurs épaules, chacun, une certaine mesure de blé jusqu'à la mer d'Anticyre, pressés à coups de fouet par des soldats; ils avaient déjà. fait un premier voyage, et on les avait commandés pour porter une seconde charge, lorsqu'on apprit la défaite d'Antoine. Cette nouvelle sauva notre ville; car à l'instant les commissaires et les soldats prirent la fuite, et les habitants partagèrent entre eux le blé.

LXXVII. Antoine ayant pris terre en Afrique, envoya Cléopâtre de Parétonium en Égypte, et se retira dans une vaste solitude, où il fut errant et vagabond, accompagné seulement de deux amis, l'un Grec (c'était le rhéteur Aristocratès), et l'autre Romain, qui était ce Lucius dont nous avons parlé ailleurs!, qui, à la bataille de Philippes, pour donner à Brutus le temps de s'enfuir, se fit prendre par ceux qui poursuivaient ce général, en disant qu'il était Brutus, et qui, sauvé par Antoine, en frit si reconnaissant, qu'il lui garda la plus grande fidélité, et lui resta constamment attaché jusqu'à ses derniers moments. Lorsque Antoine apprit la défection du commandant à qui il avait confié son armée d'Afrique, il voulut se donner la mort ; mais ses amis l'en ayant empêché, il se fit porter à Alexandrie, où il trouva Cléopâtre tout occupée d'une entreprise aussi grande que hardie. Entre la mer Rouge et la mer d'Égypte, est un isthme qui sépare l'Asie de l'Afrique, et qui, dans sa partie la plus resserrée entre les deux mers, n'a pas plus de trois cents stades : elle avait entrepris de faire transporter tous ses vaisseaux par cet isthme, de les rassembler dans le golfe Arabique avec toutes ses richesses et des forces considérables, pour chercher à s'établir dans une terre éloignée, où elle fût à l'abri de la guerre et de la servitude. plais quand les Arabes qui habitent les environs de Pétra eurent brûlé les premiers vaisseaux qu'elle avait fait ainsi traîner le long de l'isthme, voyant qu'Antoine comptait encore sur l'armée qui était près d'Actium, elle abandonna son entreprise, et fit seulement garder les passages qui, pouvaient donner entrée dans ses États.

LXXVIII. Antoine ayant quitté Alexandrie et renoncé à tout commerce avec ses amis, fit construire une jetée dans la mer près du Phare, et y bâtit une retraite, dans laquelle il se proposait de vivre loin de toute société. Il aimait et voulait imiter, disait-il, la vie de Timon, dont le sort avait été le même que le sien; l'épreuve qu'il avait faite de l'ingratitude et de l'injustice de ses amis lui avait donné de la défiance et de la haine contre tous les hommes. Ce Timon était un Athénien qui vivait au temps de la guerre du Péloponnèse, comme on le voit par les comédies d'Aristophane et de Platon!, qui le raillent sur sa misanthropie. Évitant, repoussant même tout rapport avec les autres Athéniens, il recherchait Alcibiade, alors jeune et audacieux, et lui faisait beaucoup de caresses. Apémantus, étonné de cette préférence, lui en demanda la cause. « J'aime ce jeune homme, lui répondit Timon, parce que je prévois qu'il fera beaucoup de mal aux Athéniens. » Apémantus était le seul avec qui Timon fît quelque société, parce qu'il avait à peu près le même caractère, et qu'il menait le même genre de vie. Un des jours de la fête des Choes, comme ils soupaient ensemble, Apémantus dit à Timon : « Le bon souper que nous faisons ici, Timon! — Oui, répondit Timon, si tu n'en étais pas. » Un jour d'assemblée il monta sur la tribune. La nouveauté du fait, tenant tous les spectateurs dans l'attente de ce qu'il allait dire, lui attira le plus grand silence; alors prenant la parole : « Athéniens, dit-il, j'ai dans ma maison une petite place occupée par un figuier, où plusieurs citoyens se sont déjà pendus : comme je dois bâtir sur ce terrain, j'ai voulu vous en avertir publiquement, afin que si quelqu'un de vous a envie de s'y pendre, il se hâte de le faire avant que le figuier soit abattu. » Après sa mort, il fut enterré près du bourg d'Hales, sur le bord de la mer. Le terrain s'étant éboulé en cet endroit, les flots environnèrent son tombeau, et empêchèrent qu'on ne pût eu approcher. On y avait gravé l'inscription suivante Après avoir fini ma course déplorable, Je suis en paix ici. Ne cherchez point, passants, A connaître mon nom; vous êtes tous méchants : Puissiez-vous donc périr d'une mort misérable ! On prétend qu'il avait fait lui-même cette épitaphe de son vivant. Celle qui court dans le publie est du poète Callimaque : Je suis Timon, connu par ma misanthropie : J'habite ce tombeau. Passant, retire-toi : Maudis-moi, j'y consens pourvu que de ta vie Tu veuilles me jurer de n'approcher de moi. Voilà quelques traits, entre une foule d'autres, de la misanthropie de Timon.

LXXIX. Antoine apprit de Canidius lui-même la perte entière de son armée d'Actium, et fut informé en même temps qu'Hérode, roi des Juifs, qui commandait quelques légions et quelques cohortes, avait embrassé le parti de César; que les autres princes l'avaient également abandonné, et qu'aucun de ses alliés du dehors ne lui était resté fidèle. Peu troublé de ces nouvelles, paraissant même charmé de renoncer à ses espérances pour être délivré de toute espèce de soins, il quitta sa retraite maritime, qu'il appelait la maison de Timon. Cléopâtre l'ayant reçu dans son palais, il remplit bientôt Alexandrie de festins, de débauches, et recommença ses prodigalités. Il inscrivit dans le rôle des jeunes gens le fils de Cléopâtre et de César, et donna à Antyllus, l'aîné des fils qu'il avait eus de Fulvie, la robe virile, qui était une longue robe sans bordure de pourpre. Pendant les jours que dura cette cérémonie, ce ne fut dans toute la ville que jeux, que banquets, que divertissements. Ils supprimèrent leur société des Amimétobies, et en formèrent une autre, sous le nom des Synapothanumènes, qui ne le cédait à la première ni en mollesse, ni en luxe, ni en magnificence. Leurs amis entrèrent dans cette association, dont la première loi était de mourir ensemble; et ils passaient toutes les journées à faire bonne chère, et à se traiter réciproquement les uns les autres.

LXXX. Cependant Cléopâtre ramassait toutes sortes de poisons mortels, dont elle faisait l'essai sur des prisonniers condamnés à mort. Ayant reconnu par ses expériences que ceux dont l'effet était prompt faisaient mourir dans des douleurs cruelles, et que les poisons doux ne donnaient la mort que très lentement, elle essaya des bêtes venimeuses, et en fit appliquer en sa présence, de plusieurs espèces, sur diverses personnes. Après avoir fait chaque jour de ces essais, elle reconnut que la morsure de l'aspic était la seule qui, sans causer ni convulsions ni déchirements, jetait dans une pesanteur et un assoupissement accompagnés d'une légère moiteur au visage, et, par un affaiblissement successif de tous les sens, conduisait à une mort si douce, que ceux qui en étaient piqués, semblables à des personnes profondément endormies, étaient fâchés qu'on les réveillât ou qu'on les fit lever. Ils envoyèrent néanmoins en Asie des ambassadeurs à César : Cléopâtre, pour lui demander d'assurer à ses enfants le royaume d'Égypte; Antoine, pour le prier, s'il ne voulait pas le laisser en Égypte, de lui permettre de vivre à Athènes en simple particulier. La méfiance où les avait jetés la désertion de leurs amis les obligea de lui députer Euphronius, le précepteur de leurs enfants; car Alexas de Laodicée, à qui Timagène avait procuré à Rogne la faveur d'Antoine, et qui avait plus de crédit auprès de lui qu'aucun autre Grec, qui était même le plus fort instrument dent se servît Cléopâtre pour renverser les résolutions qu'Antoine formait quelquefois de retourner à Octavie : cet Alexas avait été envoyé vers Hérode pour le retenir dans le parti d'Antoine; mais il trahit sa confiance, et demeura auprès d'Hérode, dont la protection lui inspira l'audace d'aller trouver César : cette protection lui fut inutile; César le fit jeter dans une prison, d'où il l'envoya chargé de fers dans sa patrie, en donnant l'ordre qu'on le fît mourir. Ainsi Antoine, de son vivant, vit Alexas puni de sa trahison.

LXXXI. César rejeta la demande d'Antoine, et répondit à Cléopâtre qu'elle devait attendre de lui les conditions les plus favorables, pourvu qu'elle fît mourir Antoine, ou qu'elle le bannît de ses États. En même temps, il lui envoya Thyréus, un de ses affranchis, qui ne manquait pas d'intelligence, et qui, député par un jeune empereur à une reine naturellement fière, et qui comptait si fort sur sa beauté, était capable de l'amener à faire ce que César, désirait. Thyréus ayant eu avec Cléopâtre des entretiens plus longs que les autres personnes qui l'approchaient, et en étant traité avec beaucoup de distinction, devint suspect à Antoine, qui, après l'avoir fait battre de verges, le renvoya à César, en lui écrivant que Thyréus l'avait irrité par son insolence et sa fierté, dans un temps où ses malheurs le rendaient facile à s'aigrir. « Vous-même, ajoutait-il, si vous êtes offensé de ce que j'ai fait, vous avez auprès de vous Hipparque, un de mes affranchis, que vous pouvez aussi faire battre de verges, afin que nous n'ayons rien à nous :reprocher. « Depuis ce moment, Cléopâtre, pour dissiper les soupçons d'Antoine et faire cesser ses reproches, lui témoigna plus d'affection que jamais. Après avoir célébré, avec une simplicité convenable à sa fortune présente, le jour anniversaire de sa naissance, elle surpassa pour celui d'Antoine l'éclat et la magnificence qu'elle avait mis dans toutes les fêtes précédentes, en sorte que des convives qui étaient venus pauvres au banquet, s'en retournèrent riches.

LXXXII. Agrippa écrivit plusieurs fois à César de revenir à Rome, où l'état des affaires exigeait sa présence. Ce voyage fit différer la guerre; mais aussitôt après l'hiver César marcha contre Antoine par la Syrie, et ses lieutenants par l'Afrique. Ceux-ci s'étant emparés de Péluse, le bruit courut que Séleucus l'avait livrée du consentement de Cléopâtre, qui, pour s'en justifier auprès d'Antoine, lui remit la femme et les enfants de Séleueus, afin qu'il les fît périr. Cette reine avait fait construire, près du temple d'Isis, des tombeaux d'une élévation et d'une magnificence étonnantes où elle transporta tout ce qu'elle avait de plus précieux, l'or, l'argent, les pierreries, l'ébène, l'ivoire, le cinnamome; après quoi elle fit remplir ces monuments de torches et d'étoupes. César, qui craignait que Cléopâtre, dans un moment de désespoir, ne mît le feu à tant de richesses, lui envoyait tous les jours de nouveaux émissaires, pour lui promettre de sa part le traitement le plus doux; cependant il s'approchait d'Alexandrie, à la tête de ses troupes : quand il y fut arrivé, et qu'il eut assis son camp près de l'Hippodrome, Antoine fit une sortie sur lui, et combattit avec tant de valeur, qu'il mit en fuite la cavalerie de César, et la poursuivit jusqu'à ses retranchements. Tout glorieux de cette victoire, il rentra dans le palais, embrassa Cléopâtre tout armé, et lui présenta celui de ses soldats qui avait donné les plus grandes marques de courage. La reine, pour le récompenser, lui fit présent d'une cuirasse et d'un casque d'or : cet homme, après les avoir reçus, déserta la nuit suivante, et passa dans le camp de César. Antoine ayant envoyé défier une seconde fois César à un combat singulier, César répondit qu'Antoine avait plus d'un chemin pour aller à la mort. Cette réponse fit faire réflexion à Antoine que la mort qu'on trouve en combattant était la plus honorable qu'il pût choisir : il résolut donc d'attaquer César et par terre et par mer. Le soir à souper, il commanda, dit-on, à ses gens de lui servir un excellent repas, parce qu'il ne savait pas si le lendemain ils seraient à temps de le faire, ou s'ils n'auraient pas passé à de nouveaux maîtres, et s'il ne serait pas lui-même réduit à n'être qu'un squelette. Voyant ses amis fondre en larmes à ce discours, il leur dit qu'il ne les mènerait pas à un combat, où il chercherait une mort glorieuse plutôt que la victoire et la vie.

LXXXIII. On prétend qu'au milieu de cette nuit, pendant que la ville, saisie de frayeur dans l'attente des événements, était plongée dans le silence et la consternation, tout à coup une harmonie d'instruments de toute espèce, mêlée de cris bruyants, de danses de satyres et de chants de réjouissance, tels que ceux qui accompagnent les fêtes de Bacchus, se fit entendre au loin : il semblait que ce fût une troupe bachique qui, après s'être promenée avec grand bruit et avoir traversé la ville, s'était avancée vers la porte qui regardait le camp de César : à mesure qu'elle marchait, le bruit devenait plus fort, et elle était enfin sortie hors de la ville par cette porte. Ceux qui réfléchirent sur ce prodige conjecturèrent que c'était le dieu qu'Antoine s'était toujours montré le plus jaloux d'imiter, qui l'abandonnait aussi. Le lendemain, à la pointe du jour, il rangea son armée de terre en bataille sur des hauteurs qui dominaient la ville, d'où il vit ses vaisseaux s'avancer en pleine mer contre ceux de César. Il attendit, sans faire aucun mouvement, pour voir quelle serait l'issue de cette attaque : mais lorsque ses galères furent près de celles de César, elles les saluèrent de leurs reines; les galères de César leur ayant rendu le salut, les autres passèrent de leur côté; et les deux flottes n'en faisant plus qu'une voguèrent ensemble, la proue tournée contre la ville. Antoine, en même temps qu'il vit cette désertion, fut abandonné de sa cavalerie; et son infanterie ayant été défaite, il rentra dans la ville, en s'écriant qu'il était trahi et livré par Cléopâtre à ceux qu'il ne combattait que pour l'amour d'elle.

LXXXIV. Cette princesse, qui craignit son emportement et son désespoir, s'enfuit dans le tombeau qu'elle avait construit; et ayant abattu la herse qui le fermait, et qui était fortifiée par de bons leviers et de grosses pièces de bois, elle envoya porter à Antoine la nouvelle de sa mort. Antoine, qui la crut vraie, se dit à lui-même : « Qu'attends-tu de plus, Antoine? la fortune te ravit le «seul bien qui te faisait aimer la vie. » En disant ces mots, il entre dans sa chambre, détache sa cuirasse ; et après l'avoir entr'ouverte : « Cléopâtre, s'écria-t-il, je ne me plains pas d'être privé de toi, puisque je vais te rejoindre dans un instant; ce qui m'afflige, c'est qu'un empereur aussi puissant que moi soit vaincu en courage et en magnanimité par une femme. » Il avait auprès de lui un esclave fidèle, nommé Éros, à qui depuis longtemps il avait fait promettre qu'il lui donnerait la mort au premier ordre qu'il en recevrait. Éros, sommé de sa promesse, tire son épée, et se lève comme pour frapper Antoine; mais, détournant la tête, il s'en perce lui-même et tombe mort à ses pieds. « Brave Éros, s'écrie Antoine, ce que tu n'as pas eu la force de faire sur moi, tu m'apprends, par ton exemple, à le faire moi-même. » En même temps il se plonge l'épée dans le sein, et se laisse tomber sur un petit lit. Mais le coup n'était pas de nature à lui donner une prompte mort; et le sang s'étant arrêté après qu'il se fut couché, il reprit ses sens, et pria ceux qui étaient auprès de lui de l'achever : mais ils s'enfuirent tous de sa chambre, le laissant s'écrier et se débattre, jusqu'à ce que Diomède, le secrétaire de Cléopâtre, vînt, de la part de cette princesse, pour le faire porter dans le tombeau.

LXXXV. Antoine, apprenant qu'elle vivait encore, demande instamment à ses esclaves de le transporter auprès d'elle; et ils le portèrent sur leurs bras à l'entrée du tombeau. Cléopâtre n'ouvrit point la porte; mais elle parut à une fenêtre, d'où elle descendit des chaînes et des cordes avec lesquelles on l'attacha; et à l'aide de deux de ses femmes, les seules qu'elle eût menées avec elle dans le tombeau, elle le tirait à elle. Jamais, au I rapport de ceux qui en furent témoins, on ne vit de spectacle plus digne de pitié. Antoine, souillé de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, était tiré vers cette fenêtre ; et, se soulevant lui-même autant qu'il le pouvait, il tendait vers Cléopâtre ses mains défaillantes. Ce n'était pas un ouvrage aisé pour des femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l'encourageaient de la voix, et l'aidaient autant qu'il leur était possible. Quand il fut introduit dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle déchira ses voiles sur lui, et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-même de ses mains, elle lui essuyait le sang avec son visage qu'elle collait sur le sien, l'appelait son maître, son mari, son empereur : sa compassion pour les maux d'Antoine lui faisait presque oublier les siens. Antoine, après l'avoir calmée, demanda du vin, soit qu'il eût réellement soif, ou qu'il espérât que le vin le ferait mourir plus promptement =. Quand il eut. bu il exhorta Cléopâtre à s'occuper des moyens de sûreté qui pouvaient se concilier avec,son honneur, et à se fier à Proculéius plutôt qu'à aucun autre des amis de César. Il la conjura de ne pas s'affliger pour ce dernier revers qu'il avait éprouvé; mais au contraire de le féliciter des biens dont il avait joui dans sa vie, du bonheur qu'il avait eu d'être le plus illustre et le plus puissant des hommes, surtout de pouvoir se glorifier, à la fin de ses jours, qu'étant Romain, il n'avait été vaincu que par un Romain.

LXXXVI. En achevant ces mots, il expira, au moment même que Proculéius arrivait, envoyé par César; car aussitôt qu'Antoine, après s'être frappé de son épée, eut été porté chez Cléopâtre, Dercétéus, un de ses gardes, prit l'épée, et, la cachant sous sa robe, sortit secrètement du palais, et courut chez César, à qui il apprit la mort d'Antoine en lui montrant l'épée teinte de sang. A cette nouvelle, César s'étant retiré au fond de sa tente, donna des larmes à la mort d'un homme son allié, son collègue à l'empire, avec lequel il avait partagé les périls de tant de combats et le maniement de tant d'affaires politiques; appelant ensuite ses amis, et leur faisant la lecture des lettres qu'il avait écrites à Antoine, et des réponses qu'il en avait reçues, il leur montra qu'à des propositions toujours justes et raisonnables Antoine n'avait jamais répondu qu'avec beaucoup d'emportement et de fierté. Alors il envoya Proculéius au palais, en lui recommandant de prendre, s'il lui était possible,. Cléopâtre vivante : car, outre qu'il craignait la, perte des trésors de cette reine, rien ne lui paraissait plus glorieux pour lui que de la faire servir d'ornement à son triomphe. Mais elle ne voulut pas se remettre entre les mains de Proculéius; elle eut seulement avec lui un long entretien à la, porte du tombeau, en dehors duquel se tenait Proculéius, et dont l'entrée, fortement barricadée en dedans, pouvait cependant donner passage à la voix. Dans cette conversation, Cléopâtre demanda le royaume d'Égypte pour ses enfants; et Proculéius l'exhorta à mettre sa confiance en César, et à s'en rapporter à lui de tous ses intérêts.

LXXXVII. Proculéius, qui avait bien observé les dispositions du lieu, en fit son rapport à César, qui envoya Gallus à Cléopâtre pour lui parler encore. Gallus, qui ne s'entretint avec elle qu'à travers la porte, ayant à dessein prolongé la conversation, Proculéius, pendant ce temps-là, approcha une échelle de la muraille, et entra par la même fenêtre qui avait servi aux femmes de Cléopâtre à introduire Antoine dans le tombeau; suivi de deux officiers qui étaient entrés avec lui, il descendit au bas de la porte, où Cléopâtre n'était attentive qu'à ce que lui disait Gallus. Une des femmes qui étaient enfermées avec elle les ayant vus : Malheureuse Cléopâtre, s'écria-t-elle, vous voilà. prise vivante! » A ces mots la reine se retourne, et voyant Proculéius, elle veut se frapper d'un poignard qu'elle portait toujours à sa ceinture; mais Proculéius courant à elle, et la prenant entre ses bras : « Cléopâtre, lui dit-il, vous vous faites tort à vous-même, et vous êtes injuste envers César, à qui vous voulez ôter la plus belle occasion de faire éclater sa douceur : vous donnerez lieu de calomnier le plus clément des empereurs, en le faisant passer pour un homme sans pitié, et implacable dans ses ressentiments. » En même temps il lui ôte le poignard de la main, et secoue sa robe, pour s'assurer qu'elle n'y avait pas caché de poison. César envoya auprès d'elle Épaphrodite, un de ses affranchis, qu'il chargea de la garder avec le plus grand soin, de veiller à ce qu'elle n'attentât pas à sa vie, et de lui accorder d'ailleurs tout ce qu'elle pourrait désirer.

LXXXVIII. César entra dans Alexandrie, en s'entretenant avec le philosophe Aréus qu'il tenait par la main, afin que cette distinction singulière lui attirât plus d'honneur et de respect de la part de ses concitoyens. Il se rendit au gymnase, et monta sur un tribunal qu'on avait dressé pour lui : cous les Alexandrins, saisis de frayeur, s'étant jetés à ses pieds, César leur ordonna de se relever. « Je pardonne, dit- il, au peuple d'Alexandrie toutes les fautes dent il s'est rendu coupable, premièrement par respect pour Alexandre son fondateur; en second lieu par admiration pour la grandeur et la beauté de la ville; troisièmement enfin, pour faire plaisir au philosophe Aréus, mon ami. » Tel fut le témoignage honorable qu'Aréus reçut de César. Ce philosophe lui demanda grâce pour plusieurs habitants, en particulier pour Philostrate, le plus habile des Philosophes de son temps à parler sans préparation, mais qui se donnait faussement pour un disciple de l'Académie. César, qui détestait ses moeurs, rejetait les prières d'Aréus; mais Philostrate, couvert d'un manteau noir, et avec sa barbe blanche qu'il avait laissée croître à dessein, suivait toujours Aréus, en lui répétant ce vers: Les vrais sages toujours s'intéressent aux sages. César qui l'entendit, et qui voulut plutôt mettre Aréus à l'abri de la haine, que délivrer Philostrate de ses craintes, lui accorda sa grâce.

LXXXIX. Des enfants d'Antoine, Antyllus son fils aîné, qu'il avait eu de Fulvie, fut livré par Théodore son précepteur, et mis à mort : les soldats lui ayant coupé la tête, Théodore prit une pierre de très grand prix que ce jeune homme portait au cou, et la cousit à sa ceinture. Il niait ce vol ; mais on trouva la pierre sur lui, et il fut attaché à une croix. César ayant fait mettre sous une sûre garde les enfants de Cléopâtre avec leurs gouverneurs, fournit honorablement à leur entretien. Césarion, qu'on disait fils de César, avait été envoyé par sa mère en Éthiopie avec de grandes richesses, et de là dans l'Inde. Son précepteur nommé Rhodon, digne émule de Théodore, lui persuada de s'en retourner à Alexandrie, où César, lui disait-il, le rappelait pour lui donner le royaume d'Égypte. Comme César délibérait sur ce qu'il devait faire de ce jeune homme, on prétend qu'Aréus lui dit : Cette pluralité de Césars n'est point bonne César le fit mourir peu ;de temps après la mort de Cléopâtre. Plusieurs rois et plusieurs capitaines demandèrent le corps d'Antoine, pour lui rendre les honneurs funèbres : mais César ne voulut pas en priver Cléopâtre ; il lui permit même de prendre pour ses funérailles tout ce qu'elle voudrait; elle l'enterra de ses propres mains, avec une magnificence royale.

XC. L'excès de son affliction, et les douleurs qu'elle souffrait depuis que les coups dont elle s'était meurtrie avaient enflammé sa poitrine, lui ayant causé la fièvre, elle saisit volontiers ce prétexte pour ne point manger, et pouvoir, sans obstacle, se laisser mourir, en ne prenant point de nourriture. Elle avait pour médecin ordinaire Olympus, à qui elle communiqua son dessein, et qui lui donna ses conseils et ses secours, pour l'aider à se délivrer de la vie, comme il l'a consigné lui-même dans l'histoire qu'il en a écrite. César, qui soupçonna ce qu'elle voulait faire, employa les menaces pour l'en détourner, en lui faisant tout craindre pour ses enfants. Ces menaces et ces craintes furent comme des batteries qui forcèrent sa résistance, et elle se laissa traiter comme on voulut. Peu de jours après, César alla la voir pour lui parler et la consoler : il la trouva couchée sur un petit lit, dans un extérieur fort négligé. Quand il entra, quoiqu'elle n'eût qu'une simple tunique, elle sauta promptement à bas de son lit, et courut se jeter à ses genoux, le visage horriblement défiguré, les cheveux épars, tous les traits altérés, la voix tremblante, les yeux presque éteints à force d'avoir versé des larmes, et le sein meurtri des coups qu'elle s'était donnés; tout son corps enfin n'était pas en meilleur état que son esprit. Cependant sa grâce naturelle, et la fierté que sa beauté lui inspirait, n'étaient pas entièrement éteintes; et du fond même de cet abattement où elle était réduite il sortait des traits pleins de vivacité, qui éclataient dans tous les mouvements de son visage.

XCI. César l'ayant obligée de se remettre au lit, et s'étant assis auprès d'elle, elle entreprit de se justifier, en rejetant tout ce qui s'était fait sur la nécessité des circonstances et sur la crainte que lui inspirait Antoine. Mais comme elle se vit arrêtée sur chaque article, et convaincue par les faits mêmes, elle ne songea plus qu'à exciter sa compassion, et eut recours aux prières, pour laisser croire qu'elle avait un grand désir de vivre. Elle finit par lui remettre un état de toutes ses richesses. Séleucus, un de ses trésoriers, lui ayant reproché d'en cacher une partie, elle se leva, le saisit par les cheveux, et lui donna plusieurs coups sur le visage. César, qui ne put s'empêcher de rire de son emportement, ayant voulu la calmer : « N'est-il pas horrible, César, lui dit-elle, que lorsque vous avez daigné venir me voir et me parler dans l'état déplorable où je me trouve, mes propres domestiques viennent me faire un crime d'avoir mis en réserve quelques bijoux de femme, non pour en parer une malheureuse comme moi, mais pour faire quelques légers présents à votre sœur Octavie, et à Livie votre épouse, afin de m'assurer par leur protection votre clémence et votre bouté? » Ce discours fit plaisir à César, qui ne douta plus qu'elle n'eût repris l'amour de la vie il lui donna tout ce qu'elle avait réservé de ses bijoux; et après lui avoir promis que le traitement qu'elle recevrait irait au delà même de ses espérances, il la quitta, persuadé qu'il l'avait trompée, mais étant lui-même sa dupe.

XCII. César avait au nombre de ses amis un jeune homme de la plus haute naissance, nommé Cornélius Dolabella, qui, sensible aux malheurs de Cléopâtre, lui avait promis, à sa prière, de lui donner avis de tout ce qui passerait; il lui manda donc secrètement que César, qui se disposait à s'en retourner par terre à travers la Syrie, devait la faire partir dans trois jours avec ses enfants. Sur cet avis, elle demanda et obtint de César la permission d'aller faire les effusions funèbres sur le tombeau d'Antoine. Elle s'y fit porter; et se jetant sur ce tombeau, en présence de ses femmes « Mon cher Antoine, s'écria-t-elle, il y a peu de jours que je t'ai déposé, avec des mains encore libres,. dans ce dernier asile; aujourd'hui je viens faire ces libations sur tes tristes restes, captive et gardée à vue, afin que je ne puisse défigurer par mes coups et par mes gémissements ce corps réduit à l'esclavage, et réservé pour une pompe fatale, où l'on va triompher de toi. N'attends pas de Cléopâtre d'autres honneurs que ces libations funèbres : ce sont les dernières qu'elle t'offrira, puisqu'on veut l'arracher d'auprès de toi. Tant que nous avons vécu, rien n'a pu nous séparer l'un de l'autre; maintenant nous allons être éloignés, par la mort, des lieux de notre naissance. Romain, tu resteras sous cette terre d'Égypte; et moi, malheureuse, je serai enterrée en Italie, moins malheureuse cependant de l'être dans les lieux où tu es né. Si les dieux de ton pays ont quelque force et quelque pouvoir ( car les nôtres nous ont trahis), n'abandonne pas ta femme vivante; ne souffre pas qu'on triomphe de toi, en la menant en triomphe; cache-moi dans cette terre avec toi; laisse-moi partager ta tombe : des maux innombrables qui m'accablent, le plus grand, le plus affreux pour moi, a été ce peu de temps que j'ai vécu sans toi. »

XCIII. Après avoir ainsi exhalé ses plaintes, elle couronna le tombeau de fleurs, l'embrassa, et commanda qu'on lui préparât un bain. Quand elle l'eut pris, elle se mit à table, où on lui servit un repas magnifique, pendant lequel il vint un homme de la campagne qui portait un panier. Les gardes lui ayant demandé ce qu'il portait, le paysan ouvrit le panier, écarta les feuilles, et leur fit voir qu'il était plein de figues. Les gardes ayant admiré leur grosseur et leur beauté, cet homme en souriant les invita d'en prendre; son air de franchise écarta tout soupçon, et on le laissa entrer. Cléopâtre, après le dîner, prit ses tablettes, où elle avait écrit une lettre pour César, et après les avoir cachetées elle les lui envoya; ensuite ayant fait sortir tous ceux qui étaient dans son appartement, excepté ses deux femmes, elle ferma la porte sur elle. Lorsque César eut ouvert la lettre, les prières vives et touchantes par lesquelles Cléopâtre lui demandait d'être enterrée auprès d'Antoine lui firent connaître ce qu'elle avait fait : il voulut d'abord courir à son secours; mais il, se contenta d'y envoyer au plus tôt pour voir ce qui s'était passé. La mort de Cléopâtre fut prompte; car les gens de César, malgré leur diligence, trouvèrent les gardes à leur poste, ignorant encore ce qui venait de se passer. Ils ouvrirent les portes, et la trouvèrent sans vie, couchée sur un lit d'or, et vêtue de ses habits royaux. De ses deux femmes, l'une, nommée Iras, était morte à ses pieds; l'autre, qui s'appelait Charmion, déjà appesantie par les approches de la mort, et ne pouvant plus se soutenir, lui arrangeait encore le diadème autour de la tête. Un des gens de César lui ayant dit en colère : Voilà qui est beau, Charmion — Oui, répondit-elle, très beau, et digne d'une reine issue de tant de rois. » Après ce peu de mots, elle tomba morte au pied du lit.

XCIV. On prétend qu'on avait apporté à Cléopâtre un aspic sous ces figues couvertes de feuilles; que cette reine l'avait ordonné ainsi, afin qu'en prenant des figues elle fût piquée par le serpent, sans qu'elle le vît : mais l'ayant aperçu en découvrant les figues : « Le voilà donc! s'écria-t-elle; et en même temps elle présenta son bras nu à la piqûre. D'autres disent qu'elle gardait cet aspic enfermé dans un vase, et que l'ayant provoqué avec un fuseau d'or, l'animal irrité s'élança sur elle, et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec certitude le genre de sa mort. Le bruit courut même qu'elle portait toujours du poison dans une aiguille à cheveux qui était creuse, et qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucune signe de poison; on ne vit pas même de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir aperçu quelques traces près de la mer, du côté où donnaient les fenêtres du tombeau. Selon d'autres, on vit sur le bras de Cléopâtre deux légères marques de piqûre, à peine sensibles : et il paraît que c'est à ce signe que César ajouta le plus de foi; car, à son triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d'un aspic. Telles sont les diverses traditions des historiens. César, tout fâché qu'il était de la mort de cette princesse, admira sa magnanimité; il ordonna qu'on l'enterrât auprès d'Antoine, avec toute la magnificence convenable à son rang; il fit faire aussi à ses deux femmes des obsèques honorables. Cléopâtre mourut à l'âge de trente-neuf ans, après en avoir régné vingt-deux, dont plus de quatorze avec Antoine, qui avait à sa mort cinquante-trois ans, et, suivant d'autres, cinquante-six. Les statues d'Antoine furent abattues; mais celles de Cléopâtre restèrent sur pied : un certain Archibius, qui avait été un des amis de cette reine, donna mille talents à César, afin qu'elles n'eussent pas le même sort que celles d'Antoine.

XCV. Antoine laissa sept enfants de ses trois femmes : Antyllus, l'aîné de ceux qu'il avait eus de Fulvie, fut le seul que César fit mourir; Octavie prit les autres, et les fit élever avec les siens. Elle maria la jeune Cléopâtre, fille de la reine de ce nom, à Juba, le plus aimable de tous les princes. Elle procura au jeune Antoine, second fils de Fulvie, une si grande fortune, qu'après Agrippa, qui tenait le premier rang auprès de César, et après les fils de Livie qui occupaient le second, il était le troisième en puissance et en crédit. Octavie avait eu de Marcellus, son premier mari, deux filles et un fils, nommé aussi Marcellus, que César adopta et choisit pour son gendre. Il fit épouser à Agrippa une des filles d'Octavie. Le jeune Marcellus étant mort peu de temps après son mariage, et César ne pouvant pas choisir facilement parmi ses amis un autre gendre qui méritât sa confiance, Octavie lui proposa de donner pour femme à Agrippa, qui répudierait sa fille, la veuve de Marcellus. César d'abord, et ensuite Agrippa, ayant agréé cette proposition, Octavie reprit sa fille, qu'elle maria au jeune Antoine; et Agrippa épousa la fille de César. Il restait deux filles d'Antoine et d'Octavie, dont l'une fut mariée à Domitius Énobarbus, et l'autre, nommée Antonia, aussi célèbre par sa beauté que par sa vertu, épousa Drusus, fils de Livie et beau-fils de César. De ce mariage naquirent Germanicus, et Claude, qui fut depuis empereur. Des fils de Germanicus, Caïus, après un règne fort court, qu'il signala par sa démence, fut tué avec sa femme et sa fille. Agrippine, qui de son mari Domitius Énobarbus avait un fils nommé Lucius Domitius, épousa en secondes noces l'empereur Claude, qui adopta le fils de sa femme, et le nomma Néron Germanicus. C'est celui qui a régné de nos jours, qui a fait périr sa mère, et qui, par ses débauches et ses extravagances, a été sur le point de renverser l'empire romain. Il était le cinquième descendant d'Antoine.