Dion Cassius, traduit par E. Gros Tome IX

DION CASSIUS

HISTOIRE ROMAINE.

TOME NEUVIÈME : LIVRE LXIV

Traduction française : E. GROS.

livre LXIII - livre LXV

 

 

HISTOIRE ROMAINE DE DION.

 

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE NEUVIEME VOLUME.

LIVRE SOIXANTE-QUATRIÈME.

Présages de la grandeur future de Galba; caractère de ce prince. 197—101

Conduite qu'il tient à l'égard des gardes de Néron demandant à être maintenus dans les mêmes rangs, et à l'égard des prétoriens réclamant le donativum 201

Il résiste au peuple qui demande le supplice de Tigellmus et autres, bien qu'ayant lui-même fait exécuter à mort plusieurs grands coupables du règne précédent 201—203

Les soldats de Germanie, n'ayant obtenu aucune gratification de Galba et ne pouvant décida Rufus à accepter l'empire, proclament Vitellius 208—205

A cette nouvelle, Galba adopte Pison; Othon, irrité de cette adoption, se révolte 205—207

Galba essaye d'apaiser les soldats, il est mis à mort. . 207—209

Dévouement du centurion Sempronius Densus 209—211

Pison et plusieurs autres sont tués à la suite de l'empereur. 211

Présages qui annoncent à Othon un prompt châtiment.  211—213

Conduite modérée de ce prince 213—215

Licence accordée aux soldats 215—217

Prise et punition d'un faux Néron 217

Othon, n'ayant pu amener Vitellius à partager l'empire avec lui, se résout à faire la guerre ; il est vaincu 217—219

Un cavalier qui vient apporter la nouvelle de la défaite, ayant été traité d'imposteur, se donne la mort 219

Tout le monde est disposé à recommencer la lutte, mais Othon attend l'arrivée de nouveaux courriers; alors, après s'être entretenu en lui-même, il harangue ses soldats. 219—221

Effet produit par le discours d'Othon 221—223

Othon se donne la mort 223—225

[Avarice de Valens] 225
 

 

Τάδε

[

An de Rome 822. C. Silius Italicus et Galérius Trochalus consuls.

 1. C'est ainsi que Galba fut élu empereur, suivant que le lui avait autrefois marqué Tibère, quand il lui dit que, lui aussi, il goûterait de l'empire, et suivant que le lui avaient annoncé des signes fort clairs. Il lui sembla que la Fortune lui déclarait qu'elle attendait depuis longtemps déjà à sa porte et que personne ne l'introduisait ;  que, si on la repoussait encore, elle se retirerait  autre part. Des vaisseaux chargés d'armes vinrent en ces mêmes jours, de leur propre mouvement, sans être conduits par personne, aborder sur les côtes d'Espagne. Une mule mit bas, ce qui avait été regardé comme un présage de sa puissance future. Un enfant, qui lui présentait l'encens dans un sacrifice, devint blanc tout à coup, et les devins dirent à ce propos que l'autorité du jeune prince passerait à la vieillesse de Galba.

2. Tels furent les présages relatifs à son élévation à l'empire; il gouverna d'ailleurs avec modération et ne se rendit pas odieux , se fondant sur ce qu'il ne s'était pas emparé de l'empire, mais que l'empire lui avait été déféré (c'était une déclaration qu'il répétait sans cesse); mais il amassait de l'argent avec une avidité insatiable, attendu qu'il avait de grands besoins, et il en dépensait si peu que, parfois, au lieu de donner des drachmes, il donnait des oboles; ses affranchis aussi commirent des désordres si nombreux, qu'on les fit remonter jusqu'à lui. Pour un simple particulier, il suffit de s'abstenir de l'injustice ; celui qui est au pouvoir est obligé d'empêcher les autres de faire le mal ; car, pour ceux qui sont opprimés, peu importe de quelle part vient le dommage. Aussi , bien qu'étranger à tous les excès, Galba, soit parce qu'il laissait ses affranchis commettre des injustices, soit parce qu'il ignorait ce qui se passait, Galba s'attira une fâcheuse réputation. Nymphidius et Capiton, sous son règne, allèrent si loin que Capiton, un jour qu'un plaideur en avait appelé de son jugement, s'élança sur un siège élevé et lui dit : « Défends-toi au tribunal de César,  » et, après avoir examiné l'affaire, fit mettre à mort l'appelant. Galba cependant les punit pour ces offenses.

3. Quand il fut près de Rome, les gardes de Néron vinrent à sa rencontre et lui demandèrent d'être conservés dans les mêmes rangs. Galba différa d'abord sa réponse, sous prétexte de réfléchir ; puis, comme, au lieu de se montrer dociles, ils se mutinaient, il fit avancer son armée contre eux, et sept mille hommes environ furent mis à mort sur-le-champ : le reste fut ensuite décimé. Voilà comment, malgré l'âge et la maladie, il avait conservé un esprit vigoureux ; il croyait qu'un empereur ne doit rien faire par force. C'est ainsi que, les prétoriens lui ayant demandé de l'argent, il ne leur en donna pas et leur répondit : « J'ai coutume de lever des soldats et non d'en acheter. » Le peuple , de son côté, réclamant avec instance le supplice de Tigellinus et de quelques autres auteurs de violences sous le règne précédent, il ne céda pas, bien que peut-être il les eût lui-même fait mettre à mort, si on ne le lui eût pas demandé. Néanmoins Hélius, Narcisse, Patrobius et Locuste l'empoisonneuse, ainsi que quelques autres qui avaient été puissants sous Néron, furent, par son ordre, promenés par toute la ville, chargés de chaînes, et ensuite exécutés à mort. Cette conduite lui valut des éloges; mais en portant, pendant toute la route, bien qu'il fût avancé en âge et qu'il eût les nerfs trop faibles, une épée* suspendue à son côté, il s'attira de nombreuses railleries.

An de Rome 822.  Galba et T. Vinius consuls.

4. Je vais maintenant raconter quelle fut sa fin. Les soldats des Germanies, qui étaient sous le commandement de Rufus, n'ayant obtenu de Galba aucune gratification, n'en furent que davantage enflammés de colère. N'ayant pas atteint le but de leur désir du côté de Rufus, ils cherchèrent à le contenter dans la personne d'un autre, et ils l'accomplirent : mettant à leur tête Aulus Vitellius, gouverneur de la Germanie Inférieure, ils se soulevèrent sans voir autre chose que la haute naissance de ce général ; car, bien que Vitellius eût été le mignon de Tibère et qu'il continuât de vivre dans la même incontinence, ils n'y firent nulle attention, ou plutôt ils le crurent, par cela même, convenable à leurs desseins. Vitellius lui-même se jugeait si peu digne d'estime, que, pour se moquer des astrologues , une preuve dont il se servait , c'était de dire : « Ils ne savent rien , eux qui prétendent que je serai empereur. » Néron aussi, ayant entendu parler de cette prédiction, s'en moqua et méprisa si fort Vitellius qu'il ne lui fit aucun mal.

5. Galba, instruit de la révolte de Vitellius, adopta L. Pison, jeune homme qui à une naissance illustre joignait la modestie et la sagesse , et il le déclara César.Mais M. Salvius Othon , irrité de n'avoir pas été lui-même adopté par Galba , fut de nouveau pour les Romains la cause de maux sans nombre. Il était si fort estimé de Galba que, le jour même de la mort de ce prince , il était , seul des sénateurs , auprès de lui dans un sacrifice , ce qui fut la principale cause de ce qui arriva. L'aruspice ayant déclaré qu'une conspiration se tramait contre l'empereur et lui ayant conseillé de ne paraître nulle part , Othon , entendant ces paroles, partit aussitôt en courant, comme pour un tout autre motif, et fut introduit dans les retranchements par quelques soldats, en petit nombre, qui étaient d'intelligence avec lui, et là, ayant gagné les autres, qui étaient mal disposés pour Galba , ou plutôt les ayant achetés , il reçut aussitôt de ses complices, et, ensuite, de leurs compagnons, le pouvoir souverain.

6. Galba, instruit de ce qui se passait, envoya quelques personnes au camp, comme s'il eût été en son pouvoir de faire changer les sentiments. Sur ces entrefaites, un soldat s'avança vers lui, tenant son épée nue et sanglante, et lui dit : « Empereur, prends courage ; j'ai tué Othou, tu n'as plus rien à craindre.» Galba, qui crut à ces paroles, lui répondit : « Et qui t'a commandé défaire cela ?» et il se rendit au Capitole, comme pour y offrir un sacrifice. Au milieu du Forum Romain, il fut rencontré par des cavaliers et des fantassins qui le tuèrent, sans respect ni pour son âge, ni pour son caractère de grand pontife, ni pour sa dignité d'empereur, en présence d'une foule de sénateurs et de gens du peuple , gens qui, entre autres outrages faits à son corps, lui coupèrent la tête, qu'ils mirent au bout d'une pique. Atteint par des javelots lancés sur la litière où il était porté et hors de laquelle il tendit le cou, il reçut une blessure, en disant pour toute parole : « Quel mal ai-je donc fait ? » Un centurion , Sempronius Densus, après l'avoir défendu autant qu'il fut en son pouvoir, finit, car ses efforts furent inutiles, par succomber avec lui. C'est pour cette action que son nom a mérité de trouver place dans mon histoire ; car Pison et plusieurs autres furent aussi tués, bien qu'ils n'eussent point entrepris de défendre l'empereur. Galba vécut soixante-douze ans, sur lesquels il régna neuf mois treize jours. Pison périt après lui, puni d'avoir été nommé César.

7. Telle fut la fin de Galba; quant à Othon, le châtiment ne devait pas tarder à l'atteindre, comme il l'apprit sur-le-champ. Dans le premier sacrifice qu'il offrit, les victimes présentèrent des présages funestes, en sorte que, repentant de ce qu'il avait fait, il s'écria : « Quel besoin avais-je de jouer avec de grandes flûtes ? » expression populaire et proverbiale, usitée pour signifier ceux qui font quelque chose de contraire à leurs intérêts. Ensuite, la nuit, il fut tellement inquiété par des songes qu'il tomba de son lit et effraya ceux qui couchaient près de lui; en accourant, ils le trouvèrent étendu à terre. Mais, une fois arrivé au pouvoir, il n'y avait plus moyen pour lui d'en sortir ; il y resta et en fut puni , bien qu'il eût, en mainte rencontré, usé de modération à dessein de ménager les esprits, non qu'il y fût porté par son naturel , mais Vitellius portant le trouble dans les affaires, il ne voulait pas se faire de nouveaux ennemis.

8. Le sénat, néanmoins, décerna à Othon tous les honneurs relatifs à l'empire; car Olhon prétendait avoir été amené malgré lui au camp et y avoir couru risque de la vie en résistant aux instances des soldats.; il parlait d'ailleurs avec convenance et affectait les dehors de la modération : il envoyait à chacun des baisers avec ses doigts et faisait mainte promesse. Malgré cela , on n'ignorait pas que son gouvernement serait plus insolent et plus cruel que celui de Néron, dont il prit aussitôt le nom. Il ne laissa pas cependant alors de faire grâce à plusieurs sénateurs qui avaient été condamnés, et accorda certaines faveurs à d'autres ; il se rendit assidu aux théâtres, afin de flatter la multitude, donna le droit de cité aux étrangers et s'engagea à une foule d'autres choses. Quoi qu'il en soit , il ne put acquérir l'affection que d'un petit nombre de personnes qui lui ressemblaient. Sa vie, en effet, et sa conduite, [ainsi que l'attention qu'il .eut de relever les statues de gens condamnés] , son commerce avec Sporus et ses liaisons avec les autres favoris de Néron effrayèrent vivement tout le monde.

9. [Ce qui excita surtout la haine contre lui, c'est qu'il avait rendu l'empire vénal et livré Rome à des gens remplis d'audace , qu'il ne faisait nul cas du sénat et du peuple, et qu'il avait persuadé aux soldats qu'ils pouvaient tuer et créer un César.] Il laissa, par ses dons et par l'excès de ses flatteries, aller les soldats à tant d'audace et de licence, qu'un jour ils entrèrent de force dans le palais, tout en armes comme ils étaient, parce qu'ils avaient appris qu'un grand nombre de sénateurs y soupaient avec Othon , finirent par pénétrer jusque dans la salle même du festin , après avoir tué ceux qui voulurent les arrêter, et auraient même massacré tous ceux qui se trouvaient dedans, si ceux-ci ne les eussent prévenus en se levant et en se cachatit. Les soldats, pour cette action , reçurent de l'argent , comme ayant agi ainsi par dévouement pour Othon. Vers ce même temps, un imposteur, qui se faisait passer pour Néron et dont le nom est demeuré inconnu à Dion, fut pris et même finalement puni.

10. Othon n'ayant pu, malgré des invitations plusieurs fois répétées, amener Vitellius à partager l'empire avec lui, se résolut à lui faire désormais une guerre ouverte : il envoya contre son compétiteur des troupes dont il confia la conduite à plusieurs chefs, ce qui fut une des premières causes de son échec. [Othon se retira du champ de bataille, en disant qu'il ne pouvait voir combattre des hommes de même nation , comme s'il eût acquis l'empire par des moyens légitimes, et non tué, dans Rome même, les consuls, le César et l'empereur.] II tomba quarante mille hommes de chaque côté dans les combats qui furent livrés près de Crémone, où, dit-on, entre autres prodiges, on remarqua un oiseau d'une grandeur extraordinaire, et tel qu'on n'en avait jamais vu, qui se montra pendant plusieurs jours.

11. Les soldats d'Othon ayant eu le dessous, un cavalier vint lui annoncer sa défaite, et, comme ceux qui étaient auprès de ce prince (il se trouvait alofs par hasard un grand nombre de personnes rassemblées autour de lui) refusaient de le croire, que les uns le traitaient d'esclave fugitif, les autres d'ennemi : « Plût aux dieux, César, s'écria-t-il, que ces nouvelles fussent fausses; je mourrais avec joie, si tu étais victorieux. Pour moi, aujourd'hui, je quitterai la vie de toute façon, afin de ne point paraître avoir pris la fuite pour me mettre en sûreté ; toi, vois ce que tu as à faire, car les ennemis tarderont pas à venir. » A ces mots, le cavalier se tua.

12. Tout le monde, après cette action, ayant ajouté foi au récit et se montrant disposé à recommencer la lutte (ils étaient en grand nombre et ils avaient avec eux des troupes arrivées de Pannonie; et, ce qui est le plus important en pareille circonstance , ils aimaient Othon et lui portaient toute sorte d'affection , non- seulement en paroles, mais encore du fond du cœur), Othon les arrêta jusqu'à ce que les autres courriers fussent venus lui apporter la nouvelle ; alors, après s'être entretenu en lui-même, il adressa, entre autres, les paroles suivantes à ses soldats :

13. « C'en est assez, oui, c'en est assez des épreuves passées. Je hais la guerre civile , lors même qu'elle m'apporterait la victoire ; j'aime tous les Romains , lors même qu'ils ne sont pas d'accord avec moi. Que Vitellius soit victorieux, puisque les dieux l'ont voulu; que ses soldats aussi soient sains et saufs , puisque je le veux. Il vaut bien mieux, il est bien plus juste qu'un seul périsse pour tous, que plusieurs pour un seul. Je préférerais être un Mucius, un Décius, un Cuit lus, un Régulus, plutôt qu'un Marius, un Cinna, un Sylla, pour ne point parler des autres. Ne me forcez donc pas d'être un de ces hommes que je hais; ne m'enviez pas d'imiter un de ceux que j'estime. Vous, allez trouver le vainqueur, et gagnez ses bonnes grâces; quant à moi, je saurai bien me mettre moi-même en liberté, afin d'apprendre à tous les hommes que vous avez fait choix d'un empereur capable non de vous sacrifier pour lui , mais de se sacrifier lui - même pour vous. »

14. Tel fut le discours d!Othon; les soldats, en entendant ces paroles de leur chef, se sentaient pris d'admiration en même temps que de pitié pour son malheur; ils fondaient en larmes et faisaient éclater leurs sanglots, lui prodiguant le nom de père et protestant qu'il leur était plus cher que leurs enfants et que leurs parents. [« C'est sur toi, disaient-ils, que repose notre salut, nous mourrons tous pour toi. » ] Ces discours durèrent ainsi la plus grande partie du jour, Othon demandant la permission de mettre fin à sa vie et les soldats ne lui permettant pas de le faire. Après qu'il eut obtenu le silence, il leur dit : « Je n'aurai pas moins de cœur que ce soldat que vous avez vu se tuer lui-même sans en avoir eu d'autre sujet que d'avoir apporté à son empereur la nouvelle de sa défaite; je le suivrai de toute façon , pour m'affranchir de voir ou d'entendre désormais rien de pareil. Quant à vous, si vous m'aimez véritablement, laissez-moi mourir comme je le veux , et ne me forcez pas de vivre malgré moi ; allez trouver le vainqueur et le flattez. »

15. Après ce discours, il se retira chez lui, et, prenant un poignard, il se donna la mort. Les soldats enlevèrent son corps en pleurant et lui donnèrent la sépulture , quelques-uns même se tuèrent après lui. Telle fui la fin d'Othon, qui vécut trente-sept ans moins onze jours; il avait régné quatre-vingt-dix jours. Après avoir mené la vie la plus infâme de tous les hommes, il mourut de la manière la plus glorieuse; après s'être emparé de l'empire par les moyens les plus criminels, il y renonça de la manière la plus noble.

16. [Telle était l'avidité de Valens pour l'argent et sou besoin d'en ramasser par toute sorte de voies, qu'il tua le tribun militaire qui l'avait caché et qui lui avait sauvé la vie, à cause de mille drachmes que celui-ci passait pour avoir dérobées de ses bagages.]