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TOME DEUXIÈME

1850.

FRAGMENTS DES LIVRES I - XXXVI

AVERTISSEMENT.

Les fragments contenus dans ce volume forment trois séries distinctes :

1° les Fragments de Peiresc, de F. Orsini et de M. A. Mai ; ils se rapportent à ce qui s'est passé depuis l'an de Rome 545 jusqu'à l'an 681 :
2° les Fragments trouvés par M. F. Haase, dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris, n° 1397 ; Appendice I, p. 269-307 :
3° les Fragments publiés par Bekker dans ses Anecdota Graeca, tom. 1, P. 117-180 Berlin, 1814, d'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris, n° 345, et quelques extraits tirés de divers Lexicographes; Appendice II, p. 309-343

Tous les fragments, compris dans ces trois séries, appartiennent d'une manière incontestable aux trente-six premiers livres. Quant à ceux dont la place est incertaine, je les donnerai à la fin du dernier volume de cette édition, avec les fragments des autres livres.

1ère SÉRIE. Parmi les fragments de cette série, il en est seize qui offrent une grande ressemblance, ou plutôt une parfaite identité avec plusieurs passages de la Vie de Sylla par Plutarque : je les ai marqués d'un astérisque. Quelques lecteurs trouveront peut-être que ces fragments pouvant bien ne pas appartenir à Dion Cassius, il eût mieux valu les retrancher. Je dois faire connaître les raisons qui m'ont déterminé à ne point prendre ce parti. 

Il ne faut pas perdre de vue qu'ils se rapportent tous à Sylla. Leur ressemblance avec le texte de Plutarque ne m'a point semblé prouver que Dion se soit rendu coupable de plagiat, ou que le Compilateur lui ait attribué des extraits empruntés à Plutarque. On sait que ce biographe a écrit d'après les Mémoires de Sylla : or, ces Mémoires pouvaient bien exister encore du temps de Dion Cassius, et il est probable que notre historien puisa à cette source, comme Plutarque. N'a-t-il pas eu soin de nous apprendre lui-même avec quelle attention scrupuleuse, avec quelle infatigable ardeur il rassembla, pendant vingt-deux ans, les matériaux de son ouvrage ; lisant et compulsant tous les écrits, interrogeant tous les monuments, etc. ? Pourquoi aurait-il copié Plutarque, à l'occasion de Sylla ; lui qui ne saurait être accusé de plagiat dans d'autres parties de son Histoire, où il aurait pu être tenté de reproduire le récit du Biographe de Chéronée ? Je veux parler de l'expédition de Lucullus contre Mithridate, de la guerre de Pompée contre les pirates, de ses exploits dans le Pont, l'Albanie, l'Ibérie, la Syrie, la Phénicie et la Judée, de la conjuration de Catilina, de l'exil de Cicéron et de son retour à Rome, de la mort de Clodius et de la condamnation de Milon, du triumvirat formé entre Pompée, César et Crassus, des expéditions de César en Helvétie, dans la Gaule Transalpine et en Bretagne, de la défaite de Crassus par les Parthes, de la lutte entre César et Pompée, terminée par la bataille, de Pharsale, des exploits de César en Afrique et en Espagne, de sa mort, du second triumvirat ; enfin de la lutte entre Octave et Antoine, terminée par la bataille d'Actium, et d'autres faits moins importants qu'il serait superflu d'énumérer ici. Sans doute Dion Cassius avait souvent lu et souvent médité les Vies de Lucullus, de Pompée, de Cicéron, de César, de M. Crassus et d'Antoine ; mais lorsqu'on le compare avec Plutarque, ne reconnaît-on pas, à chaque instant, qu'il y a, entre ces deux écrivains, toute la distance qui sépare l'historien du biographe ? Quant au style, Dion ne conserve-t-il point partout les qualités et les défauts qui forment pour ainsi dire sa physionomie ? Dans le long récit des événements que je viens de rappeler, pourrait-on citer quelques passages qui offrent, avec Plutarque, cette ressemblance que j'ai dû signaler dans les seize fragments relatifs à Sylla ? Non, sans doute ; et, à mon avis, cela doit suffire pour conclure que dans ces fragments Dion n'a pas copié Plutarque ; mais qu'à son exemple il écrivit sur Sylla, d'après les Mémoires de Sylla. Par ces motifs, j'ai cru pouvoir laisser à ces fragments une place dans le texte de Dion Cassius.
Mes devanciers ont regardé les deux fragments pheidetai. Dunasteias se erôn ktl..et kai hoti ischurâi te tuchêi ktl., comme faisant partie, le premier du livre XXXVI, le second du livre XXXV, et ils ont placé le second avant le premier. Selon moi, ils appartiennent l'un et l'autre au livre XXXVI, et le fragment pheidetai. Dunasteias, etc. doit précéder le fragment kai hoti ischurâi, etc.
Dans les manuscrits, ils ne portent aucune indication de livre : les indications de ce genre ne commencent qu'au livre XXXVII. De plus, chacun de ces fragments est précédé et suivi d'une lacune qui semble annoncer qu'entre l'un et l'autre, le texte primitif contenait le récit d'autres événements. Cette conjecture paraît d'autant plus probable que, même dans celui des deux fragments qui présente le plus de suite, le récit est certainement tronqué.
L'ordre que j'adopte avait été déjà indiqué par Penzel : il s'appuie d'ailleurs sur une autorité péremptoire ; je veux parler de la marche du récit dans Xiphilin. En comparant cet Abréviateur avec Dion Cassius, dans les parties de son Histoire encore intactes, on voit que Xiphilin résume souvent en quelques lignes des pages entières : souvent il laisse de côté des circonstances qu'avec plus de goût il aurait préférées à celles qu'il a conservées; mais il ne lui arrive jamais d'intervertir l'ordre des faits. N'est-il pas permis de penser qu'il avait procédé partout de la même manière, et qu'il est notre meilleur guide, lorsqu'il s'agit de fixer la place qui doit être assignée à tels ou tels fragments de Dion Cassius ? Ceux qui nous occupent se rapportent, l'un à l'expédition de Métellus en Crète ; l'autre à l'expédition de Lucullus contre Mithridate. Elles sont ainsi racontées dans Xiphilin : "Les consuls tirèrent au sort, et la guerre contre les Crétois échut en partage à Hortensius ; mais comme il aimait le séjour de Rome et le barreau, où il éclipsait les orateurs de son temps à l'exception de Cicéron, il céda volontiers le commandement de l'armée à son collègue et resta à Rome. Métellus s'embarqua donc pour la Crète et fit la conquête de cette île ; quoique Pompée le Grand, qui avait déjà le commandement sur la mer et dans l'intérieur des terres, jusqu'à une distance de trois jours de marche, lui suscitât des embarras et des obstacles, comme si les îles avaient été aussi sous son autorité. Métellus mena cette guerre à bonne fin, malgré Pompée : il obtint l'honneur du triomphe et fut surnommé Creticus. Vers la même époque, Lucius Lucullus, après avoir vaincu les rois d'Asie, Mithridate et l'Arménien Tigrane, et les avoir forcés à faire retraite, assiégea Tigranocerta. Les barbares lui firent beaucoup de mal avec leurs traits et avec la naphthe qu'ils versaient sur ses machines de guerre. C'est une matière bitumineuse, tellement inflammable qu'elle consume tout ce qu'elle touche et qu'on ne peut facilement l'éteindre avec aucune espèce de liquide. Le dommage essuyé par les Romains rendit la confiance à Tigrane. Il marcha contre Lucullus avec des forces considérables et s'écria  dit-on, pour se moquer de l'armée qui assiégeait Tigranocerta. Ils sont trop peu nombreux s'ils veulent faire la guerre, et trop nombreux s'ils viennent en ambassade. Mais sa joie ne fut pas de longue durée : il apprit bientôt combien la valeur et l'art l'emportent sur le grand nombre. II prit la fuite, et les soldats romains, ayant trouvé sa tiare et la bandelette qui l'entourait, les remirent à Lucullus. Tigrane, dans la crainte que ces ornements ne le fissent reconnaître et ne missent sa liberté en danger, s'en était dépouillé et les avait jetés loin de lui. Lucullus s'empara ensuite de Tigranocerta qu'il livra au pillage ; mais il mit les femmes à l'abri de tous les outrages et gagna ainsi l'amitié de leurs maris, qui fuyaient avec Tigrane. Instruit que Pacorus, roi des Parthes, devait fournir des secours à Tigrane,  Lucullus lui adressa des lettres remplies de menaces ; mais Pacorus ne se déclara point pour les Romains, et ne secourut point non plus le roi d'Arménie. Lucullus s'empara aussi de Nisibis, qui appartenait à Tigrane : c'était un général des plus habiles. Le premier des Romains, il franchit le Taurus avec une armée, pour porter la guerre dans ces contrées. Il vainquit deux rois puissants et pénétra bien avant dans l'Asie. Cependant ses soldats se montrèrent toujours indociles et finirent même par l'abandonner. C'est qu'il leur donnait ordres sur ordres : d'un accès difficile, exigeant rigoureusement que chacun fît son devoir, punissant avec une sévérité inflexible, il ne savait ni les subjuguer par de douces paroles, ni se les attacher par des largesses. Ce qui le prouve, c'est que ces mêmes soldats, sous les ordres de Pompée, ne songèrent pas même à se révolter ; tant un homme l'emporte sur un autre homme ! A cette même époque, les Romains eurent à soutenir la guerre contre les pirates ; guerre qui ne les effraya pas moins qu'aucune autre."
Ainsi, expédition de Métellus en Crète, expédition de Lucullus contre Mithridate et contre Tigrane, prise de Tigranocerta et de Nisibis, séditions de l'armée romaine, expédition de Pompée contre les pirates ; tel est l'ordre des événements dans Xiphilin. - Expédition de Lucullus contre Mithridate et contre Tigrane, prise de Tigranocerta et de Nisibis, séditions de l'armée romaine, expédition de Métellus en Crète, expédition de Pompée contre les pirates ; telle est leur succession d'après l'ordre adopté par mes devanciers. Les faits relatifs à Mithridate et à Tigrane, la prise de Tigranocerta et de Nisibis, les séditions de l'armée romaine, appartiennent aux années 685-687, tandis que l'expédition de Métellus en Crète se rapporte à l'an 686 ; mais on sait que Dion Cassius ne s'est pas toujours attaché scrupuleusement aux dates : elles m'ont donc paru fournir un argument moins puissant que l'enchaînement des faits, tels qu'ils sont dans Xiphilin. Pour cette raison, j'ai mieux aimé suivre l'Abréviateur que l'ordre chronologique.

APPENDICE I. En 1839, M. F. Hanse publia à Bonn une brochure intitulée : Cassii Dionis librorum perditorum fragmenta Parisiensia, 32 pages in-8°. Dans les treize premières, l'auteur raconte comment il découvrit dans le manuscrit n° 1397 de la Bibliothèque nationale de Paris, qui contient les neuf premiers livres de Strabon, divers fragments historiques, écrits sur des bandes de parchemin tirées d'autres manuscrits. II décrit ensuite ce manuscrit et il en apprécie l'âge et la valeur. Enfin il expose les raisons qui l'ont déterminé à attribuer ces fragments à Dion Cassius. Les pages 14-21 sont consacrées au texte, et les pages 22-32 à des notes explicatives.
J'ai procédé à une nouvelle collation du manuscrit n° 1397.  Les résultats de ce travail concordent avec celui de M. F. Haase, sauf quelques différences peu importantes que j'ai consignées dans mes notes.
Ce manuscrit est du dixième siècle : il se recommande par une grande correction et offre très peu d'abréviations. II est en parchemin, d'une écriture élégante, et se compose de 132 feuillets. Par un accident bien regrettable, les bords de plusieurs feuillets avaient été lacérés ; ce qui donna à un copiste du seizième siècle l'idée d'ajouter à chaque feuillet, ainsi endommagé, quelques bandes de parchemin. Sans entrer, à ce sujet, dans des détails qui se rapporteraient au texte de Strabon plutôt qu'à nos fragments, je me contenterai de dire que les bandes dont je viens de parler ont été ajoutées aux feuillets 212, 213, 214, 219, 220. Dans la brochure de M. F. Haase, ces fragments sont au nombre de quatorze : je les ai réduits à cinq, en réunissant dans le même paragraphe les passages relatifs aux mêmes événements.
Quant à l'auteur de ces fragments, M. F. Haase se demande s'il faut les attribuer à Polybe ou à Diodore de Sicile, à Appien ou à Dion Cassius. Suivant lui, il n'y a aucune analogie entre le style des fragments et la manière du grave et judicieux Polybe. On ne peut non plus les attribuer à Appien dont le plan est conçu de telle façon, que ces fragments ne peuvent trouver place ni dans l'Histoire des Carthaginois, ni dans celle de la Macédoine. Quant à Diodore de Sicile, il a coutume de marquer avec précision la date des événements, et de joindre aux noms des consuls ceux des archontes d'Athènes. Ici rien de semblable : pour cette raison, M. F. Hasse n'admet pas que ces fragments puissent lui appartenir.
Reste Dion Cassius, que le savant éditeur regarde comme l'auteur de ces fragments. Il appuie son opinion sur deux conjectures ; la première, c'est que les particules de dê, si fréquemment usitées dans Dion, se rencontrent plusieurs fois dans ces fragments ; la seconde, c'est qu'ils ont été presque littéralement reproduits par Zonaras, qui a souvent copié Dion en l'abrégeant.
L'emploi de de dê est sans doute un des traits caractéristiques du style de Dion Cassius ; mais il ne lui appartient pas en propre. Platon, Thucydide, Xénophon font très souvent usage de ces particules ainsi rapprochées. C'est donc une probabilité plutôt qu'une preuve : quant à l'argument tiré de la ressemblance de ces fragments avec Zonaras, il est d'un grand poids. Toutefois il ne m'a point paru décisif ; attendu que Dion Cassius n'est pas le seul historien que Zonaras ait abrégé. Ses Annales, on le sait, ne sont composées que de lambeaux pris çà et là.
J'ai donc cru devoir rejeter ces fragments à la fin du volume, sous le titre d'Appendice I. Dans les notes placées au bas des pages, j'ai transcrit ou indiqué les passages de Polybe, de Diodore de Sicile, d'Appien et de Zonaras, propres à les éclaircir. De cette manière, le lecteur est constitué juge et il a sous les yeux les pièces qui peuvent le mettre à mème de prononcer, en pleine connaissance de cause. 
Quant à l'importance de ces fragments, ils ne sont pas à dédaigner, quoiqu'ils ne nous apprennent presque rien de nouveau. Comme on le verra par les notes, la plupart des faits qu'ils mentionnent étaient déjà connus, soit par les historiens grecs, soit par Tite-Live. Mais ces fragments donnent aux faits plus d'autorité ; et si on les accepte comme des extraits de Dion Cassius, leur accord avec le récit des autres historiens sera une nouvelle preuve en faveur de sa véracité.

APPENDICE II. Parmi les fragments dont il se compose, neuf (p. 330-332) sont tirés de Suidas, de l'Etymolog. Magn. et des Anecdota Parisiensia de M. Cramer. Tous les autres appartiennent au traité d'un anonyme, intitulé : Peri suntaxeôs, poia tôn rhêmatôn genikêi kai dotikê kai aitiatikêi suntassontai, publié par Bekker dans ses Anecdota Graeca, tom. I, p. 117-180, Berlin, 1814, d'après le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris, n° 345. Ce manuscrit contient dix-neuf traités, à savoir : (liste des 19 traités en grec).

3ème guerre punique

Portrait de Masinissa

An de Rome 545

CCX. Masinissa joignait à un mérite éminent toutes les qualités qu'exige la guerre pour le conseil et pour l'exécution : quant à la bonne foi, il laissa loin de lui non seulement ses compatriotes, qui ont pour la plupart un naturel perfide ; mais encore les hommes qui se piquaient le plus de cette vertu.

 Passion de Masinissa pour Sophonisbe

CCXI. Masinissa était vivement épris de Sophonisbe, femme d'une beauté remarquable : à une juste proportion de toutes les parties du corps et à leur parfaite harmonie elle unissait la fleur de la jeunesse, une connaissance approfondie des lettres et de la musique, un esprit plein d'urbanité et de grâce. En un mot, elle avait tant de charmes, qu'il lui suffisait de se montrer ou de proférer une parole, pour dompter les coeurs les plus rebelles. 

Licinius Crassus reste en Italie

An de Rome 549

CCXII. Licinius Crassus , à cause de sa douceur et de son opulence qui lui fit donner le surnom de 
riche, et parce qu'il était souverain pontife, devait rester en Italie, sans avoir consulté le sort pour le partage des provinces. 

La statue de la mère des Dieux est transportée de Pessinonte à Rome

CCXIII. Apollon Pythien avait ordonné aux Romains de confier à l'homme le plus vertueux de la République la Mère des Dieux, pendant qu'elle serait transportée de Pessinonte à Rome. Publius Scipion, fils de Cnaeus qui avait péri en Espagne, fut préféré à tous les autres citoyens. Il dut surtout cet honneur à sa réputation de piété et de justice : escorté des femmes du rang le plus élevé, il introduisit la Déesse dans Rome et la déposa sur le mont Palatin.

Excès commis à Locres ; menées contre Scipion, elles sont déjouées

An de Rome 550

CCXIV. Les Romains, instruits des excès commis à Locres et persuadés qu'ils devaient être imputés à la  négligence de Scipion, furent indignés contre lui. Dans le premier feu de la colère, ils voulurent lui ôter le commandement et le citer en justice. Ils étaient d'ailleurs courroucés de ce qu'il avait adopté les moeurs grecques, de ce qu'il rejetait son manteau sur ses épaules et fréquentait le lieu consacré aux exercices gymnastiques. On disait aussi qu'il permettait à ses soldats de piller les alliés, et on le soupçonnait de différer à dessein son départ pour Carthage, dans la vue de conserver plus longtemps le commandement. Enfin, et c'était le coup le plus terrible, on voulait le rappeler à Rome, à l'instigation des envieux que sa gloire offusquait depuis longtemps ; mais ces menées furent déjouées par l'affection du peuple, qui avait conçu de lui de grandes espérances.

Noble conduite de Scipion envers l'équipage d'un vaisseau carthaginois dont il s'était emparé

An de Rome 551

CCXV. Scipion venait de s'emparer d'un vaisseau carthaginois : les hommes, ainsi tombés en son pouvoir, imaginèrent de dire qu'ils se rendaient en ambassade auprès de lui, et Scipion les laissa repartir sains et saufs. C'était de leur part un prétexte pour assurer leur salut : Scipion le savait bien ; mais il aima mieux agir de manière à ne point mériter même le plus léger reproche, que de les retenir captifs. Syphax essaya encore de réconcilier les Romains et les Carthaginois, à condition que Scipion quitterait l'Afrique et Annibal l'Italie. Scipion prêta l'oreille à cette ouverture, non que Syphax lui inspirât de la confiance ; mais afin de le surprendre.

Entrevue de Scipion et de Syphax captif

CCXVI. Les soldats romains, chargés de butin, amenèrent auprès de leur général Syphax prisonnier. En le voyant enchaîné, Scipion ne put contenir sa douleur: il se rappela l'hospitalité qu'il avait reçue chez lui, et réfléchissant aux vicissitudes humaines qui faisaient alors paraître en sa présence, dans le plus triste état, un roi naguère investi d'une assez grande puissance et dont il avait cru devoir lui-même rechercher l'amitié, il s'élança de son siège, brisa les fers du captif, lui tendit la main et le traita avec beaucoup d'égards. 

Les Carthaginois négocient avec Scipion

CCXVII. Les Carthaginois envoyèrent des négociateurs à Scipion : bien décidés à ne tenir aucun engagement, ils promirent tout ce qu'il demanda. Ils lui comptèrent sur-le-champ une somme d'argent et lui rendirent tous les prisonniers. On envoya des députés à Rome pour les autres clauses du traité ; mais ils n'y furent point immédiatement reçus, parce qu'il n'était pas d'usage chez les Romains de s'occuper de la paix avec une nation dont l'armée était campée dans l'Italie. Plus tard, lorsque Annibal et Magon se furent embarqués, les Romains permirent aux députés de Carthage de s'expliquer. Une discussion s'engagea entre les deux parties, et les avis furent très partagés : à la fin, la paix fut conclue aux conditions fixées par Scipion. 

Perfidie des Carthaginois envers Scipion

CCXVIII. Les Carthaginois attaquèrent Scipion sur terre et sur mer : il en fut indigné et porta plainte. Les Carthaginois, bien loin de lui faire une réponse convenable, tendirent des piéges à ses ambassadeurs, au moment où ils venaient de mettre à la voile :ils auraient été pris ou tués, si un vent favorable n'était par hasard venu à leur secours. Sur ces entrefaites, les députés arrivèrent de Rome avec un traité de paix ; mais, à cause de ce qui s'était passé, Scipion refusa de le signer.

Traité entre Rome et Carthage

An de Rome 553

CCXIX. Les Carthaginois envoyèrent des ambassadeurs à Scipion. Voici quelles étaient les conditions du traité : Carthage donnera des otages ; elle rendra les prisonniers et les transfuges qu'elle a en son pouvoir, qu'ils soient Romains ou alliés de Rome ; elle livrera tous ses éléphants et tous ses vaisseaux à trois rangs de rames, à l'exception de dix ; elle ne possédera désormais ni éléphants ni plus de dix vaisseaux longs ; elle abandonnera toutes les terres de Masinissa dont elle s'est emparée et les lui restituera ; elle renoncera au pays et aux villes soumis à la domination de ce roi ; elle ne fera point de levées de troupes, elle ne prendra point de mercenaires à son service, elle ne fera la guerre à personne, contre la volonté du peuple romain. 

Opinion de Cn. Cornélius Lentulus sur la destruction de Carthage

CCXX. Plusieurs Romains pensaient qu'il fallait détruire Carthage ; c'était aussi l'avis du consul Cornélius qui répétait : Nous ne pourrons être exempts de crainte, tant que cette ville subsistera.

 Enrôlements pour la guerre contre Philippe, roi de Macédoine

CCXXI. Un très grand nombre de citoyens prirent les armes : souvent les hommes font d'eux-mêmes bien des choses auxquelles la contrainte ne saurait les soumettre. Un acte commandé leur est odieux, parce qu'il paraît imposé par la force ; mais ce qu'ils font volontairement leur plaît, parce qu'alors ils gardent leur indépendance.

 Flamininus accorde la paix à Philippe

An de Rome 557

CCXXII. Philippe, après sa défaite, envoya des députés à Flamininus. Celui-ci, malgré son vif désir de conquérir aussi la Macédoine et de profiter complétement de la fortune qui lui était propice, consentit à la paix. Il agit ainsi dans la crainte que les Grecs ne reprissent leur ancien orgueil et ne cessassent de se montrer dévoués, après la déchéance de Philippe ; que les Étoliens, alors très fiers d'avoir puissamment contribué à la victoire, ne fussent encore moins bien disposés envers les Romains, ou qu'Antiochus ne passât en Europe et ne portât du secours à Philippe, comme on l'annonçait. 

 Insulte faite à des ambassadeurs carthaginois

CCXXIII. Quelques jeunes gens avaient insulté des ambassadeurs Carthaginois, qui étaient venus à Rome. Ils furent envoyés à Carthage et livrés à ces ambassadeurs ; mais ceux-ci ne leur firent aucun mal, et on les renvoya dans leur patrie. 

 Vie efféminée d'Antiochus à Chalcis

An de Rome 563

CCXXIV. Chalcis corrompit Antiochus et ses généraux. L'oisiveté et son amour pour une jeune fille le jetèrent dans une vie efféminée, en même temps que son armée devint incapable de supporter les fatigues de la guerre.  

Belle conduite d'Antiochus envers le fils de Scipion l'Africain

An de Rome 564

CCXXV. Le fils de Scipion l'Africain, au moment où il s'éloignait des côtes de la Grèce, fut pris par Antiochus qui lui témoigna de grands égards. A la vérité, il ne voulut point lui rendre la liberté moyennant une rançon, malgré les vives instances de son père ; mais il l'entoura de soins, bien loin de lui faire le moindre mal. Enfin il le renvoya sans rançon, quoiqu'il n'eût pas obtenu la paix.CCXXVI. 

L'envie s'acharne contre les Scipion

An de Rome 567

CCXXVI. L'envie s'acharna contre l'heureuse destinée des Scipion, non moins distingués par leur mérite que par leur naissance ; tous deux, comme je l'ai dit, illustrés par leurs exploits et décorés de glorieux surnoms. Leur innocence était invinciblement démontrée par les faits que j'ai rapportés : elle fut mise dans un jour plus grand encore par la confiscation qui prouva que les biens de Scipion l'Asiatique n'étaient pas plus considérables qu'auparavant, et par la retraite de Scipion l'Africain à Liternum, où il passa le reste de ses jours à l'abri de toute crainte ; après avoir d'abord comparu en justice, certain que la pureté de sa vie triompherait de ses ennemis.

CCXXVII. La corruption asiatique pénètre jusqu'à Rome

CCXXVII. Enrichis de dépouilles, vivant au sein de la licence des armes, et depuis quelque temps en possession des biens des nations vaincues, les Romains eurent à peine goûté les délices de l'Asie qu'ils rivalisèrent de dissolution avec ses habitants et foulèrent bientôt aux pieds les moeurs de leurs ancêtres. Partie de cette source, la corruption pénétra ainsi jusqu'à Rome. 

CCXXVIII. Noble conduite de Tib. Gracchus envers les Scipion

CCXXVIII. Né dans les rangs du peuple, Gracchus se distingua par une éloquence véhémente : du reste, il ne ressemblait pas à Caton. Malgré son ancienne haine pour les Scipion, il fut révolté de l'accusation dirigée contre eux : il défendit l'Africain, qui était alors absent, fit tous ses efforts pour qu'aucune tache ne fût imprimée à son nom et empêcha que l'Asiatique ne fût jeté en prison. Aussi les Scipion renoncèrent-ils à leur inimitié pour Gracchus et le firent-ils entrer dans leur famille : l'Africain lui donna la main de sa fille. 

CCXXIX. Avarice de Persée

An de Rome 586

CCXXIX. Persée espérait chasser entièrement les Romains de la Grèce; mais une avarice sordide et hors de saison lui fit négliger ses alliés et fut cause que ses forces furent affaiblies de nouveau : voyant décliner la puissance des Romains et la sienne grandir, il méprisa les alliés. On eût dit qu'il n'avait plus besoin de leur concours, ou qu'ils devaient le lui prêter gratuitement, ou même qu'il était sûr de vaincre avec ses propres forces. Il ne donna ni à Eumène ni à Gentius l'argent qu'il leur avait promis, pensant qu'ils trouveraient en eux-mêmes des motifs de haine contre les Romains. Leur zèle se refroidit, ainsi que celui des Thraces, qui, eux aussi, ne recevaient point entièrement leur solde ; et Persée retomba dans un tel désespoir, qu'il sollicita la paix.

CCXXX. Persée demande la paix ; l'orgueil des Rhodiens l'empêche de l'obtenir

CCXXX. Persée demanda la paix aux Romains : il l'aurait obtenue, si les Rhodiens, dans la crainte que Rome ne fût délivrée d'un ennemi puissant, n'avaient pas envoyé des députés avec ceux du roi de Macédoine. Loin de garder la modération qui convenait à des suppliants, les ambassadeurs de Rhodes parlèrent avec orgueil : on eût dit qu'ils accordaient la paix, et non pas qu'ils la sollicitaient pour Persée. Ils allèrent enfin jusqu'à menacer de faire la guerre avec l'un des deux peuples contre celui qui aurait empêché la conclusion du traité. Déjà suspects aux Romains, ils le devinrent alors bien davantage, et ils furent cause que Persée n'obtint pas la paix. 

CCXXXI. Persée à Samothrace ; mort d'Évandre

CCXXXI. Persée se trouvait dans un temple de Samothrace, lorsque les Romains lui demandèrent de mettre à leur discrétion un crétois, nommé Évandre, tout dévoué à sa personne et qui lui avait été souvent utile contre eux-mêmes : ce fut de concert avec lui qu'il tendit des embûches à Eumène dans la ville de Delphes. Persée ne livra point Évandre, dans la crainte qu'il ne divulguât les crimes dont il avait été le complice : il le tua secrètement et fit courir le bruit qu'il s'était suicidé. Les amis du roi, épouvantés de cette perfidie et de cette cruauté, commencèrent à se détacher de lui.

CCXXXII. Persée se livre à Paul-Émile

CCXXXII. Persée , le dernier roi de Macédoine, abandonné des siens dans la guerre contre les Romains, tomba dans le désespoir et se livra volontairement à Paul-Émile. II voulut se jeter aux genoux du général romain, qui le releva et lui dit : "O homme, pourquoi détruire ma victoire ! " En même temps, il l'engagea à prendre place à ses côtés sur un siège royal. 

CCXXXIII. Il est conduit à Amphipolis

CCXXXIII. Persée se mit, de lui-même, à la merci des Romains et fut conduit à Amphipolis. Paul-Émile ne fit et ne dit rien qui pût le blesser : bien loin de là, au moment où Persée s'avança vers lui, Paul-Émile se leva et lui tendit la main. Il l'admit à sa table, lui donna la ville pour prison et le traita avec de grands égards.  

CCXXXIV. Vaisseau de Persée garni de seize rangs de rames

CCXXXIV. Persée fit construire un magnifique vaisseau d'une grandeur extraordinaire et qui était garni de seize rangs de rames. 

CCXXXV. Caractère de Paul-Émile

CCXXXV. Paul-Émile ne fut pas seulement un grand général : il se distingua aussi par une rare intégrité. En voici la preuve : revêtu du consulat pour la seconde fois, il avait eu à sa disposition un immense butin; et pourtant il resta si pauvre qu'à sa mort sa femme put difficilement recouvrer sa dot. Tels furent son caractère et ses actions.
Une seule tache sembla flétrir une si belle vie, le jour où il permit à ses soldats de piller les richesses des peuples vaincus. Doué d'un esprit qui ne manquait pas de grâce, modeste dans la prospérité, il parut faire la guerre avec autant de bonheur que de sagesse : témoin . sa conduite envers Persée toujours exempte d'orgueil et de forfanterie, et son expédition contre ce roi, qui ne fut marquée par aucun revers ni par aucune imprudence. 

CCXXXVI. Les Rhodiens rendent un décret contre ceux de leurs concitoyens qui avaient embrassé le parti opposé aux Romains

An de Rome 587

CCXXXVI. Les Rhodiens s'étaient montrés auparavant pleins d'arrogance, comme s'ils avaient eux-mêmes vaincu Philippe et Antiochus ; comme s'ils avaient été supérieurs aux Romains. En ce moment, au contraire, frappés de crainte, ils mandèrent Popilius, alors en ambassade auprès d'Antiochus, roi de Syrie, rendirent en sa présence un décret contre les citoyens qui avaient embrassé le parti opposé aux Romains, et firent conduire au supplice tous ceux qui purent être arrêtés. 

CCXXXVII. Les Rhodiens recherchent le titre d'alliés des Romains

CCXXXVII. Les Rhodiens envoyaient des députés à Rome, aussi souvent qu'ils avaient quelque chose à demander ; mais, loin d'agir comme auparavant, ils se bornaient à faire valoir les services qu'ils avaient rendus aux Romains et qui semblaient devoir les mettre à l'abri de tout ressentiment. Naguère ils avaient refusé le titre d'alliés des Romains : ils s'imaginaient que, libres de les abandonner, parce qu'aucun serment ne les obligerait à leur être fidèles, ils leur paraîtraient redoutables, en même temps qu'ils seraient plus considérés par les peuples qui étaient continuellement en guerre avec Rome. Maintenant, au contraire, ils faisaient tout pour obtenir ce titre, dans l'espoir de consolider ainsi les bonnes dispositions des Romains à leur égard et d'être par cela même plus recherchés par les autres peuples. 

CCXXXVIII. Prusias à Rome

CCXXXVIII. Prusias vint lui-même à Rome : introduit dans le palais du sénat, il en baisa le seuil, donna le nom de dieux aux sénateurs et se prosterna avec respect. Ce fut par là surtout qu'il excita la pitié des Romains, quoiqu'il eût fait la guerre à Attale malgré eux. On disait que, même dans son pays, toutes les fois qu'il recevait quelques ambassadeurs de Rome, il se prosternait à leurs pieds et se proclamait l'affranchi du peuple romain : souvent il portait le bonnet des affranchis.  

CCXXXIX. Scipion, chef de l'armée à vingt-quatre ans

An de Rome 602

CCXXXIX. Scipion le jeune eut le commandement de l'armée, à vingt-quatre ans.  

CCXL. Réflexions morales et politiques

CCXL. Quel est l'âge assigné comme limite, pour que l'homme, une fois sorti de l'adolescence, puisse avoir des sentiments dignes d'un bon citoyen ? Quel nombre d'années doit-il compter, pour se recommander par des actions honorables ? Les hommes, favorisés par la fortune et par la nature, ne se montrent-ils pas tout d'abord sages dans leurs pensées, comme dans leurs actions ? Au contraire, ceux dont la jeunesse révèle un esprit borné, n'auront jamais une plus grande intelligence, alors même que plusieurs années se seront écoulées. Chacun de nous, à mesure qu'il avance dans la vie, peut faire un pas vers la vertu ; mais le temps ne saurait donner le bon sens à celui qui n'est point raisonnable, ni la prudence à l'insensé. Ne jetez donc pas les jeunes gens dans le découragement, en les déclarant incapables de bien faire. Bien loin de là, vous devez les exhorter à s'appliquer avec ardeur à remplir tous leurs devoirs, dans l'espoir d'obtenir, avant la vieillesse, les dignités et les honneurs. De cette manière, vous rendrez les vieillards eux-mêmes meilleurs, en leur suscitant de nombreux rivaux, et en vous montrant résolus à décerner à tous les citoyens les magistratures publiques et surtout le commandement des armées, non pas d'après leur âge, mais d'après le mérite qu'ils ont reçu de la nature. 

 Portrait de Scipion, le second Africain

CCXLI. Scipion l'Africain savait préparer longtemps d'avance ce qu'il fallait faire, ou trouver sur-le-champ le parti qu'il devait prendre, et il procédait habilement de l'une ou de l'autre manière, suivant les circonstances. Plein de confiance dans le conseil, timide dans l'exécution, délibérant avec un calme qui lui permettait de s'arrêter aux mesures les plus convenables, toujours préoccupé de l'incertitude des événements, il ne faisait jamais de faux pas. Était-il forcé d'agir sans avoir pu délibérer, comme il arrive souvent au milieu des hasards de la guerre et des vicissitudes de la fortune ; alors même sa sagesse n'était pas en défaut. Habitué à ne point suivre inconsidérément les élans de son âme, il ne fut jamais hors d'état de prendre, même subitement, une bonne détermination. 
Toujours sur ses gardes, il se tirait des événements les plus imprévus, aussi bien que s'il les eût connus depuis longtemps.
Hardi, lorsqu'il croyait avoir adopté une sage résolution, ne reculant devant aucun danger, lorsqu'il agissait avec confiance ; aussi robuste que le soldat le plus vigoureux ; digne surtout d'être admiré, parce qu'après avoir pris les meilleures mesures, comme général, on eût dit, dans l'exécution, qu'il ne faisait que suivre les ordres d'un autre. Outre tant de qualités qui le préservaient de tous les faux pas, il montra envers les étrangers et les plus implacables ennemis de Rome, comme envers ses concitoyens et ses amis, une bonne foi sévère qui lui concilia l'affection d'un grand nombre de simples particuliers et de plusieurs cités. Exempt d'imprudence, de colère et de crainte, dans ses actions et dans ses paroles ; profitant de toutes les circonstances avec une raison sûre, tenant convenablement compte de la mobilité des choses humaines, croyant qu'il n'est rien dont on doive désespérer, jugeant de tout d'après la réalité, il prévoyait facilement, avant d'avoir à agir, ce qu'il devait faire, et il agissait ensuite avec une inébranlable fermeté.
Seul entre tous les hommes, ou du moins plus que personne, Scipion, grâce à ces avantages, à sa modération et à sa douceur, échappa à la jalousie de ses égaux et des autres citoyens. Traitant ses inférieurs comme ses égaux, ne cherchant jamais à éclipser ses égaux, cédant le pas à ceux qui étaient au-dessus de lui, il triompha même de l'envie, qui seule perd souvent les hommes les plus éminents.  

Portrait de Viriathe

An de Rome 605

CCXLII. Le Lusitanien Viriathe, né, comme plusieurs le croient, dans la condition la plus obscure, se couvrit d'éclat par ses exploits : il fut d'abord berger, puis brigand et général. La nature et l'exercice l'avaient rendu très agile, soit qu'il fallût poursuivre un ennemi, soit qu'il fallût fuir : sa force se déployait surtout dans les combats de pied ferme. Toujours content de la nourriture et de la boisson que lui offrait le hasard, passant la plus grande partie de sa vie en plein air, sans autre couverture que celle que lui fournissait la nature, il parvint ainsi à triompher de la chaleur et du froid. Jamais la faim et les autres privations ne furent un mal pour lui ; parce que les premières ressources qui se rencontraient incessamment sous sa main, suffisaient à tous ses besoins, comme si elles n'avaient rien laissé à désirer.
Tels sont les avantages physiques qu'il dut à la nature et à l'exercice : il fut beaucoup mieux partagé encore pour les qualités de l'esprit. Prompt à concevoir et à exécuter les mesures exigées par les circonstances, parce qu'il prévoyait avec la même justesse et ce qu'il devait faire et le moment d'agir ; possédant au suprême degré l'art de paraître ignorer les choses les plus connues et connaître les choses les plus cachées ; tout à la fois son général et son ministre, jamais trop humble, jamais à charge, il sut si bien tempérer, l'une par l'autre, l'obscurité de sa naissance et la position où sa bravoure l'avait placé, qu'il ne sembla jamais être ni au-dessous ni au-dessus de personne. Pour tout dire en un mot, il n'entreprit la guerre ni par cupidité, ni par amour du pouvoir, ni par colère, mais pour la guerre elle-même ; et c'est pour cela surtout qu'il fut regardé comme un homme qui l'aimait avec passion et qui la faisait avec habileté. 

Différends entre les Achéens et les Lacédémoniens

An de Rome 606

CCXLIII. Les Achéens donnèrent le signal de la discorde : des différends existaient entre les Lacédémoniens et ce peuple, qui les accusait d'avoir été la cause de tous ses maux, à l'instigation du stratège Diaeus. Souvent les Romains avaient interposé leur médiation pour les réconcilier ; mais ils ne purent y parvenir. A la fin, ils envoyèrent des ambassadeurs en Grèce, pour affaiblir la ligue achéenne, en la divisant ; mais sous prétexte que les villes qui avaient appartenu à Philippe ne devaient pas y être incorporées. De ce nombre était Corinthe, cité florissante et qui exerçait sur la ligue une grande influence. Les Achéens auraient tué ou chassé ces ambassadeurs, s'ils ne s'étaient pas échappés de la citadelle, où ils se trouvaient alors.
Ils envoyèrent néanmoins une députation à Rome, pour se justifier de ce qui était arrivé, en déclarant que leurs attaques n'avaient pas été dirigées contre les ambassadeurs, mais contre les Lacédémoniens qui étaient avec eux. Les Romains, encore en guerre avec Carthage et dont la puissance n'était pas consolidée en Macédoine, ne réfutèrent pas cette excuse. Ils envoyèrent aux Achéens des députés chargés de leur promettre qu'ils n'auraient rien à craindre, s'ils ne tentaient pas de nouvelle attaque ; mais les Achéens ne les reçurent point dans leur sénat et les ajournèrent jusqu'à la réunion qui devait avoir lieu six mois après. 

 Défection de Phaméas

CCXLIV. Phaméas, désespérant des affaires des Carthaginois . . . . . . . .  

 Appius Claudius Pulcher chez les Salasses

An de Rome 611

CCXLV. Claudius, fier de sa naissance et jaloux de Métellus, son collègue, eut l'Italie en partage ; mais il n'y rencontra point d'ennemi à combattre. Cependant, désirant avoir à tout prix une occasion d'obtenir les honneurs du triomphe, il souleva contre Rome, par une attaque sans motif, les Salasses, peuple de la Gaule. Chargé de terminer leur différend avec une nation voisine, au sujet de l'eau nécessaire pour l'exploitation des mines d'or, il dévasta tout leur territoire : les Romains lui envoyèrent deux des décemvirs préposés aux sacrifices. 

 Il se décerne lui-même le triomphe

CCXLVI. Claudius savait bien qu'il n'avait remporté aucune victoire : tel était néanmoins son orgueil que, sans avoir sollicité les honneurs du triomphe, ni dans le sénat, ni auprès du peuple, il demanda une somme d'argent pour les frais de cette solennité, comme si elle devait avoir lieu ; quoique aucun décret ne l'eût autorisée. 

Viriathe demande la paix aux Romains

An de Rome 612

CCXLVII. Popilius remplit Viriathe d'un tel effroi, qu'il dernanda incontinent la paix, même avant d'avoir risqué une bataille. Les Romains exigèrent qu'il mît à leur discrétion les hommes les plus marquants parmi ceux qui avaient déserté leur cause. Viriathe en fit périr plusieurs : dans ce nombre fut compris son gendre, quoiqu'il eût sous ses ordres un corps d'armée à part. Tous les autres furent livrés au consul, qui leur coupa les mains. La guerre eût été terminée en ce moment, si les Romains n'avaient pas demandé au chef Lusitanien qu'il leur remît même les armes : il déclara que ni lui ni ses soldats ne pouvaient se résigner à cette humiliation.

Mummius et Scipion l'Africain

CCXLVIII. Mummius et Scipion l'Africain avaient un caractère tout à, fait opposé. Modéré et d'une probité rigide, l'Africain ne fit acception de personne dans l'exercice de son autorité : il soumit à une enquête sévère beaucoup de sénateurs, beaucoup de chevaliers, et un très grand nombre de plébéiens. Mummius, au contraire, courant après la popularité et se piquant de philanthropie, n'imprima de flétrissure à personne et annula les actes de son collègue, toutes les fois qu'il en trouva l'occasion. Il était d'une excessive longanimité : en voici la preuve. Lucullus lui avait emprunté des statues pour la dédicace du temple qu'il avait élevé à la Fortune après la guerre d'Espagne ; mais il refusa de les lui rendre sous prétexte qu'elles étaient devenues saintes par cette cérémonie. Mummius ne témoigna aucun mécontentement, et vit, sans s'émouvoir, des dépouilles qui lui appartenaient, consacrées à la déesse au nom de Lucullus. 

 Fautes de Pompée

An de Rome 614

CCXLIX. Pompée commit plusieurs fautes qui le couvrirent de honte : il entreprit de changer le cours d'un fleuve du pays des Numantins et de verser ses eaux dans leurs campagnes. II y parvint après de grandes fatigues qui coûtèrent la vie à plusieurs soldats ; mais le fleuve, ainsi détourné de son lit, ne procura aucun avantage aux Romains et ne causa point de dommage aux Numantins. 

 Mécontentement des soldats de Caepion

CCL. Caepion ne fit essuyer aux ennemis aucune défaite qui mérite d'être citée ; mais ses soldats eurent souvent à se plaindre beaucoup de lui : aussi fut-il bien près de périr par leurs mains. Morose, acariâtre envers tous, et plus encore envers la cavalerie, il se vit fréquemment en butte, surtout la nuit, à des propos offensants et à des sarcasmes : plus il s'en montrait blessé, plus on cherchait à faire éclater sa colère par de nouvelles attaques. L'insulte était évidente ; mais les coupables restaient inconnus : ses soupçons se portèrent sur les cavaliers. Ne sachant qui accuser, il fit retomber son courroux sur tous : ils étaient au nombre de six cents. Caepion leur ordonna de traverser, avec les palefreniers seulement, le fleuve voisin du camp et d'aller couper du bois sur la montagne, où Viriathe avait dressé sa tente.
Le danger était manifeste pour tous : les tribuns des soldats et les lieutenants conjurèrent Caepion de ne pas les envoyer à la mort. Les cavaliers attendirent un moment, dans l'espoir qu'il écouterait leurs chefs ; mais voyant qu'il restait inflexible, ils ne voulurent point lui adresser eux-mêmes des prières ; ce qu'il désirait par-dessus tout. Ils aimèrent mieux mourir que de lui parler avec modération, et ils coururent exécuter ses ordres. Ils sortirent donc du camp suivis de la cavalerie des alliés et de quelques volontaires : ils franchirent le fleuve, et après avoir coupé du bois, ils allèrent l'entasser autour de la tente de Capion ; bien résolus à le faire périr dans les flammes. Il aurait été brûlé vif, s'il ne les avait prévenus par la fuite. 

 Mort de Viriathe

CCLI. Pendant que Caepion faisait la guerre aux Espagnols, ceux-ci, redoutant sa colère, tuèrent Viriathe leur chef. Quelques-uns de ces barbares se rendirent ensuite auprès de Caepion, dans l'espoir de recevoir de lui la récompense de leur crime. Il répondit qu'il n'était point d'usage chez les Romains d'approuver les attentats commis contre la vie d'un général par ses soldats. 

LES GRACQUES

 Mancinus est livré aux Numantins

An de Rome 618

CCLII. Des députés de Numance s'étaient rendus à Rome ; mais ils furent reçus hors des murs : en les admettant dans la ville, les Romains auraient craint de paraitre ratifier la convention. Ils leur envoyèrent néanmoins les présents des hôtes, pour ne pas leur ôter tout espoir d'obtenir la paix. Les amis de Mancinus insistèrent sur la nécessité qui l'avait forcé d'accepter cette convention, sur le grand nombre de soldats dont elle avait assuré le salut, et sur ce que la République avait conservé toutes ses conquêtes en Espagne. Ils supplièrent leurs concitoyens d'apprécier, moins d'après leur sécurité présente que d'après le danger où l'armée s'était alors trouvée, ce qui avait été possible, et non pas ce qui aurait dû être fait. Les Numantins, à leur tour, parlèrent longuement de leur ancien dévouement pour Rome, des injustices qui les avaient ensuite réduits à faire la guerre, et du parjure de Pompée. Enfin ils demandèrent qu'on les récompensât d'avoir sauvé Mancinus et ses compagnons ; mais les Romains annulèrent la convention, et décretèrent que Mancinus serait livré aux Numantins. 

Caractère d'Appius Claudius Pulcher

CCLIII. L'humeur brusque de Claudius lui aurait fait souvent commettre de grandes fautes, si Quintus, son collègue, ne les avait prévenues. Plein de modération, et d'un caractère tout à fait opposé à celui de Claudius, il ne lui résistait jamais avec colère. Il cédait même quelquefois, et il parvint si bien à le dompter par sa douceur, que Claudius s'abandonna très rarement à ses emportements. 

 Furius prend Pompée et Métellus pour lieutenants

CCLIV. Furius prit pour lieutenants Pompée et Métellus, malgré la haine qu'ils lui portaient et quoiqu'ils fussent ennemis l'un de l'autre : espérant s'illustrer par quelques actions d'éclat, il voulut pouvoir en fournir des preuves irréfragables et forcer ses ennemis à rendre eux-mêmes hommage à sa valeur. 

 Tibérius Gracchus embrasse le parti populaire

CCLV. Tibérius Gracchus troubla la République, malgré son illustre naissance qui lui avait donné Scipion l'Africain pour aïeul, et quoiqu'il joignît à un naturel digne de cette origine une grande instruction et une âme élevée. Plus ces avantages étaient éminents chez lui, plus ils allumèrent son ambition : une fois sorti du droit chemin, il fut involontairement entraîné aux entreprises les plus blâmables.
Le consul n'avait pas obtenu le triomphe pour la pacification des Numantins. Tib. Gracchus, qui avait négocié la convention faite avec ce peuple, loin d'en retirer quelque honneur, comme il l'avait d'abord espéré, fut sur le point d'être livré aux Numantins : il comprit alors que les choses sont jugées non pas d'après la vérité et la vertu, mais sans règle et sans raison, et il abandonna une route peu sûre pour arriver à la gloire. Avide de monter au premier rang, n'importe par quel moyen, et se flattant d'y parvenir plutôt avec l'appui du peuple qu'avec celui du Sénat, il se voua tout entier aux plébéiens. 

 Rivalité entre Tibérius Gracchus et M. Octavius

An de Rome 621

CCLVI. Par une rivalité de famille, M. Octavius s'était volontairement fait l'antagoniste de Gracchus : dès lors ils ne gardèrent plus de mesure. Dans cette lutte, chacun cherchant à supplanter son rival plutôt qu'à servir la patrie, ils se portèrent souvent à des actes de violence plus dignes d'un gouvernement despotique que d'un gouvernement démocratique, et ils eurent autant à souffrir que si l'on avait été en guerre, et non en pleine paix. Les citoyens, tantôt combattant l'un contre l'autre, tantôt réunis en groupes séditieux, excitèrent des rixes affligeantes et des combats, non seulement dans les divers quartiers de la ville, mais jusque dans le sénat et dans l'assemblée du peuple. La loi tribunitienne servait de prétexte ; mais en réalité, chacun faisait tous ses efforts pour ne pas être au-dessous du parti contraire. Au milieu de ces dissensions, les magistrats ne remplissaient plus leur devoir, l'ordre public était bouleversé, l'action de la justice suspendue, le commerce arrêté. Partout régnaient le trouble et la confusion :Rome conservait le nom de ville ; mais elle ne différait en rien d'un camp. 

 Innovations de Tib. Gracchus

CCLVII. Tib. Gracchus proposa plusieurs lois en faveur des plébéiens qui étaient sous les drapeaux, et transporta du sénat aux chevaliers le droit de rendre la justice. Il troubla et bouleversa toute la constitution, dans le but de trouver ainsi quelque sécurité ; mais ses efforts furent impuissants. Cependant il touchait à la fin de son tribunat : prévoyant que, du moment où il ne serait plus revêtu de cette charge, il se verrait en butte à la haine de ses ennemis, il chercha à se faire nommer tribun pour l'année suivante avec son frère et à obtenir le consulat pour son beau-père. Il ne recula devant aucune flatterie , ni devant aucune promesse : souvent même il paraissait au milieu de la multitude, en habits de deuil et accompagné de sa mère et de ses enfants, qui unissaient leurs prières aux siennes. 

Réflexions sur la mort de Scipion l'Africain

An de Rome 625

CCLVIII. Scipion l'Africain eut une ambition démesurée et qui s'accordait mal avec ses vertus. Cependant aucun de ses adversaires ne se réjouit de sa mort : elle leur causa même des regrets, quoiqu'ils le regardassent comme l'antagoniste le plus redoutable ; tant ils étaient persuadés qu'il était utile à la République, et qu'ils n'auraient eu eux-mêmes aucun mauvais traitement à essuyer de sa part. A peine fut-il mort que la puissance des patriciens se trouva affaiblie, et les fauteurs du partage des terres purent sans crainte porter le ravage, pour ainsi dire, dans toute l'Italie.
Une grande quantité de pierres, tombées du ciel sur plusieurs temples et qui tuèrent quelques citoyens, les larmes de la statue d'Apollon avaient été, à mon avis, un présage certain de la mort de Scipion. Oui, cette statue pleura, elle pleura même pendant trois jours : les Romains, d'après l'avis des devins, décrétèrent qu'elle serait mise en pièces, et que ses débris seraient jetés dans la mer.

 C. Gracchus, son caractère et ses projets

CCLIX. C. Gracchus eut les mêmes principes politiques que son frère : seulement Tibérius déserta la vertu par ambition, et l'ambition le précipita dans des entreprises condamnables. Caïus, au contraire, était d'un naturel turbulent et se plaisait à faire le mal. Plus richement pourvu des ressources de l'éloquence, et par cela même plus pervers dans ses projets, plus audacieux, plus téméraire et plus arrogant que Tibérius dans toutes les circonstances, il fut le premier qui marcha et qui montra son bras nu, en parlant dans l'assemblée du peuple : personne dès lors ne regarda comme un mal d'en faire autant. Doué d'une logique pressante, d'une diction abondante et rapide, il ne lui était pas facile de se maîtriser : souvent il se laissait entraîner jusqu'à dire plus qu'il ne voulait. Aussi avait-il coutume d'emmener avec lui un joueur de flûte, dont l'instrument réglait et modérait sa voix. Si, malgré cela, il lui arrivait encore de s'écarter du ton convenable, il se contenait aussitôt. 

An de Rome 633

Tel était l'homme qui essaya de bouleverser la République : feignant de ne rien dire et de ne rien faire contre les lois, il devint bientôt très puissant auprès du peuple et des chevaliers. Il aurait détruit la noblesse et le sénat, s'il eût plus longtemps vécu ; mais un pouvoir excessif le rendit odieux même à ses partisans, et il périt victime de ses propres machinations.

Sur la 164e Olympiade

An de Rome 635

CCLX. C'était la 635e année depuis la fondation de Rome, et la CLXIVe Olympiade. 

Condamnation et punition de trois Vestales

An de Rome 640

CCLXI. Ce fut principalement sur les Vestales elles-mémes que retombèrent la peine et le déshonneur de leur crime ; mais elles causèrent aussi de grands maux à beaucoup de citoyens et portèrent le trouble dans l'État tout entier. Les Romains, considérant que ces fautes étaient une profanation d'un voeu placé sous la sauvegarde des lois, consacré par la religion et que la crainte des châtiments doit rendre inviolable, supposaient que les attentats les plus honteux et les plus impurs seraient désormais possibles. Pleins d'indignation pour ce qui venait d'arriver, ils punirent non seulement ceux dont la culpabilité avait été démontrée, mais encore tous les accusés. Aussi tout ce qui se fit contre les Vestales parut-il inspiré moins par la faute de quelques femmes, que par une sorte de colère divine.

CCLXII. Trois Vestales violèrent en même temps le voeu de chasteté. Marcia, l'une d'elles, entretenait séparément, avec un seul chevalier, un commerce qui aurait été ignoré, si l'enquête, dirigée contre les autres, ne s'était agrandie et étendue jusqu'à elle. Au contraire, Aemilia et Licinia comptaient de nombreux adorateurs, auxquels elles s'abandonnaient tour à tour. Dans le principe, chacune, de son côté, avait avec quelques hommes des liaisons secrètes qui semblaient n'exister qu'avec un seul : plus tard, pour réduire d'avance au silence quiconque aurait pu se douter de leur inconduite et la dévoiler, elles accordèrent leurs faveurs comme prix de la discrétion. Ceux qui les avaient obtenues auparavant, témoins de ces désordres, les supportaient sans se plaindre : ils auraient craint de se trahir par leur indignation. Ainsi, tantôt à part l'une de l'autre et tantôt en commun, elles se livraient quelquefois à un seul homme et quelquefois à plusieurs : Licinia avait pour amant le frère d'Aemilia, et celle-ci le frère de Licinia. Ces infamies restèrent inconnues pendant bien longtemps. Beaucoup d'hommes, beaucoup de femmes, de citoyens libres et d'esclaves y étaient associés : néanmoins rien ne transpira, jusqu'au jour où un certain Manius, qui le premier en avait été l'instrument et le complice, les démasqua ; parce qu'il n'avait obtenu ni la liberté, ni rien de ce qu'il avait espéré. Ce Manius n'avait pas moins d'habileté pour solliciter au vice, que pour semer la calomnie et la discorde. 

 Expédition de M. Drusus contre les Scordisques

An de Rome 642

CCLXIII. Cette expédition était par elle-même honorable pour M. Drusus : comparée à la défaite de Caton et rehaussée par l'excessive douceur de Drusus envers ses soldats, elle parut au-dessus de ce qu'elle était réellement, et lui procura plus de gloire que n'en méritait un tel succès.

Marius

An de Rome 646

Négociations entre Jugurtha et Métellus

CCLXIV. Jugurtha avait envoyé des députés à Métellus pour négocier la paix : le général romain fixa plusieurs conditions ; mais successivement, et comme si chacune eût toujours été la seule qu'il dût imposer. C'est ainsi qui il obtint des otages, des armes, les éléphants, les prisonniers et les transfuges. Métellus tua tous les transfuges ; mais il n'accorda point la paix, parce que Jugurtha ne voulut pas se rendre auprès de lui, dans la crainte d'être arrêté. Marius et Cnaeus mirent aussi des obstacles à la conclusion du traité.

Caractère de Marius

CCLXV. Marius joignait à des moeurs grossières un naturel factieux et turbulent : ami des plébéiens, parce qu'il était né dans leurs rangs, il soupirait après la ruine de la noblesse. Prêt à tout dire, à tout promettre, à mentir et à se parjurer pour le plus mince avantage, il se faisait un jeu de calomnier les citoyens les plus recommandables et de louer les plus pervers. Qu'on ne s'étonne pas qu'un tel homme ait pu très longtemps cacher ce qu'il y avait de mauvais en lui : pétri d'artifice et secondé par la fortune, qui, dans le principe, lui fut partout propice, il parvint même à se faire regarder comme vertueux.

Ses menées contre Métellus

CCLXVI. Il fut d'autant plus facile à Marius de calomnier Métellus, que celui-ci appartenait à l'ordre des patriciens et était déjà un grand capitaine : lui, au contraire, jusqu'alors sans éclat et tout à fait inconnu, commençait à se produire. La multitude était donc portée par l'envie à abaisser Métellus, en même temps qu'elle travaillait à l'élévation de Marius à cause de ses promesses, et surtout parce que Métellus avait, disait-on, adressé ces paroles à Marius, en lui accordant un congé pour aller briguer le consulat : "Tu devras t'estimer heureux, si tu es consul avec mon fils." Ce fils était alors fort jeune.

Haine de Gauda contre Métellus

CCLXVII. Gauda haïssait Métellus, parce que, malgré ses instances, il n'avait voulu ni lui rendre les transfuges, ni lui donner une garnison romaine, ni même lui permettre de s'asseoir à ses côtés ; honneur que les consuls accordaient d'ordinaire aux rois et aux princes.

An de Rome 647

Bocchus envoie des députés à Marius

CCLXVIII. Après la capitulation de Cirta, Bocchus envoya des députés à Marius. D'abord il demanda les états de Jugurtha, comme récompense du parti qu'il avait pris de se déclarer pour les Romains : ne les ayant pas obtenus, il demanda simplement la paix. Marius envoya les ambassadeurs à Rome : pendant cette négociation, Jugurtha se retira dans les contrées les plus désertes de son royaume.

An de Rome 648

Marius exige que Jugurtha lui soit livré

CCLXIX. Marius, ayant reçu des députés de Bocchus, déclara qu'il ne traiterait pas avec lui, à moins qu'il ne lui livrât Jugurtha ; ce qui eut lieu en effet.

Les Romains s'emparent de l'or de Toulouse

CCLXX. Les habitants de Toulouse, auparavant alliés de Rome, furent entraînés par les promesses des Cimbres, se revoltèrent et mirent aux fers la garnison romaine. Introduits dans cette ville par leurs amis, pendant la nuit et à l'improviste, les Romains s'en rendent maîtres, pillent les temples et s'emparent en outre d'immenses richesses. Toulouse, d'ailleurs opulente depuis longtemps, renfermait les offrandes que les Gaulois emportèrent jadis de Delphes, sous la conduite de Brennus. Cependant ses dépouilles n'enrichirent pas beaucoup le trésor public de Rome ; elles devinrent presque totalement la propriété de ceux qui les avaient enlevées : plusieurs furent cités en justice pour rendre compte de leur conduite. 

An de Rome 649

Jalousie de Q. Servilius Caepion contre Cn. Manlius

CCLXXI. Servilius fit beaucoup de mal à l'armée par Rome sa jalousie envers son collègue, dont il était l'égal dans tout le reste, mais que la dignité de consul plaçait au-dessus de lui. A la mort de Scaurus, Manlius engagea Servilius à se rendre auprès de lui ; mais celui ci répondit que chacun devait veiller sur son département. Plus tard il craignit que Manlius ne réussît sans son concours, et il ne voulut point lui laisser l'occasion de s'illustrer seul.
Il se rapprocha donc de son collègue ; mais il ne campa point dans le même lieu et ne se concerta jamais avec lui. Bien plus, afin de pouvoir attaquer les Cimbres avant Manlius, et d'avoir toute la gloire du succès dans cette guerre, il plaça son camp entre ces barbares et le consul. Malgré ces divisions, l'armée romaine, tant qu'elles restèrent inconnues , inspira d'abord une si grande terreur aux ennemis, qu'ils furent amenés à désirer la paix; mais les Cimbres ayant envoyé leurs députés à Manlius à cause de sa dignité, Servilius, courroucé de ce qu'ils ne s'étaient pas adressés à lui, ne répondit rien de favorable à un arrangement : peu s'en fallut même qu'il ne fit mettre à mort les députés.

Les soldats de Q. Servilius Caepion le forcent de s'aboucher avec lui

CCLXXII. Les soldats forcèrent Servilius à s'aboucher avec Manlius et à s'entendre avec lui sur les mesures exigées par les circonstances. Loin de rétablir la bonne intelligence, cette entrevue rendit leur haine plus violente qu'auparavant : ils se séparèrent, après s'être honteusement emportés jusqu'à la dispute et jusqu'à l'injure.

An de Rome 650.

Noble conduite de Cn. Domitius envers Scaurus

CCLXXIII. Cnaeus Domitius avait cité Scaurus en justice : sur ces entrefaites, un esclave de l'accusé vint lui proposer de faire contre son maître de graves révélations. Domitius, loin d'attacher de l'importance à cette délation, fit arrêter l'esclave et le livra à Scaurus.

Pub. Licinius Nerva, préteur en Sicile, et les esclaves

CCLXXIV. Publius l.icinius Nerva, préteur en Sicile, instruit que les esclaves étaient maltraités, ou peut-être cherchant un moyen de s'enrichir (car il n'était pas incorruptible), invita par un édit tous ceux qui avaient à se plaindre de leurs maîtres à se rendre auprès de lui, et leur promit son appui. Aussitôt un grand nombre d'esclaves s'attroupent : les uns prétendent avoir éprouvé des injustices, les autres font entendre contre leurs maîtres diverses accusations : ils se flattent que le moment est enfin venu d'obtenir, tout ce qu'ils voudront, sans verser leur sang. Les hommes libres se concertent aussi pour leur tenir tête, et ne cèdent rien.
Cette double ligue fait craindre à Licinius que les vaincus ne se portent à quelque extrémité dangereuse, et il n'écoute aucune plainte des esclaves. Il les congédie même, sous prétexte qu'ils n'auront désormais rien à souffrir, dans l'espoir qu'une fois dispersés, ils ne pourront plus exciter aucun trouble. Les esclaves, redoutant leurs maîtres qu'ils ont osé hautement accuser, entrent en pourparlers, se coalisent et se jettent dans le brigandage.

An de Rome 651.

Les Mamertins et le Cilicien Athénion

CCLXXV. Les Mamertins crurent qu'ils n'auraient aucun malheur à craindre, s'ils renfermaient dans Messine tout ce qu'ils possédaient de plus précieux. Instruit de leur résolution, le Cilicien Athénion, qui avait la plus grande autorité sur les brigands, attaqua les Mamertins, au moment où ils célébraient une fête publique dans le faubourg de la ville. Il les dispersa et en fit un grand massacre : peu s'en fallut même qu'il ne prît la ville de force. II se retrancha ensuite dans un château appelé Macella, qui était très-bien fortifié, et de là il porta la dévastation dans la campagne.

An de Rome 652.

Défaite des Cimbres par Marius

CCLXXVI. Les barbares furent vaincus, et plusieurs restèrent sur le champ de bataille : à peine un petit nombre trouva-t-il son salut dans la fuite. Marius, pour consoler ses soldats et pour les récompenser, leur vendit tout le butin à vil prix : il ne voulut point paraître le distribuer gratuitement. Jusqu'à ce moment, il n'avait été en faveur qu'auprès des plébéiens, au milieu desquels il était né et qui avaient fait sa fortune; mais alors il triompha même de la haine des patriciens, et il eut également l'estime de tous les citoyens. Tous, spontanément et d'une voix unanime, lui décernèrent le consulat pour l'année suivante, afin qu'il put terminer la guerre.

Changement dans les moeurs des Cimbres

CCLXXVII. Les Cimbres, une fois qu'ils se furent relâchés, perdirent beaucoup de leur ardeur et devinrent mous, énervés, au moral et au physique. La cause de ce changement fut celle-ci : ils logeaient dans des maisons, au lieu de coucher en plein air, comme auparavant: ils avaient remplacé les bains froids par les bains chauds : ils faisaient immodérément usage des mêmes mets et des mêmes friandises que les habitants du pays où ils se trouvaient, eux qui jusqu'alors s'étaient nourris de viandes crues : enfin, contre leur habitude, ils se plongeaient dans le vin et dans l'ivresse. Par là, toute la vigueur de leurs âmes fut émoussée, et leurs corps efféminés ne purent plus supporter ni les travaux, ni les fatigues, ni la chaleur, ni le froid, ni les veilles.

An de Rome 655.

Le jeune Métellus sollicite le rappel de son père

CCLXXVIII. Le fils de Métellus sollicita auprès de tous les citoyens le retour de son père avec tant d'instances, en public et en particulier, qu'il fut surnommé Pius, c'est-à-dire, le pieux.

Haine de P. Furius contre Métellus

CCLXXIX. La haine de Furius contre Métellus venait de ce que celui-ci, pendant sa censure, l'avait privé du cheval fourni par l'État.

P. Furius mis en accusation : il est massacré dans l'assemblée du peuple

CCLXXX. P, Furius fut mis en accusation pour sa conduite pendant le tribunat, et massacré par les Romains dans le lieu même de l'assemblée du peuple. Il avait bien mérité la mort; car c'était un factieux qui, après avoir fait cause commune avec Saturninus et Glaucia, les persécuta quand il eut embrassé le parti contraire; mais il n'aurait pas dû périr ainsi. Cependant sa mort parut juste jusqu'à un certain point.

M. Livius Drusus et Q. Servilius Caepion, chefs de parti

CCLXXXI. Il y avait encore d'autres chefs de sédition les plus puissants étaient Marcus d'un côté et Quintus de l'autre ; tous deux avides de pouvoir, d'une ambition insatiable, et par cela même très-portés à se jeter dans les luttes des partis. A ce point de vue, ils étaient sur la même ligne ; mais Drusus l'emportait par l'éclat de la naissance, par les richesses, par une libéralité inépuisable pour ceux qui recouraient incessamment à lui ; Quintus, par la présomption, par l'audace, par l'habileté à tendre des piéges longtemps d'avance, par la finesse et la ruse dans l'action même : semblables sous certains rapports, différents sous certains autres, ils se faisaient en quelque sorte équilibre; et il n'est pas étonnant qu'ils aient excité de longs troubles, qui se perpétuèrent même après leur mort.

Ils deviennent ennemis, après avoir vécu dans une étroite amitié

CCLXXXII. Drusus et Caepion, qui étaient beaux-frères, avaient d'abord vécu dans une étroite amitié plus tard elle fit place à une haine qu'ils portèrent dans les affaires publiques.

An de Rome 661.

Condamnation de P. Rutilius

CCLXXXIII. Une condamnation des plus injustes frappa Rutilius, citoyen d'une intégrité parfaite. II fut traduit en justice par les menées des chevaliers, qui l'accusèrent d'avoir accepté de l'argent pour Quintus Mucius, et le condamnèrent à une amende.- Ils agirent ainsi pour satisfaire leur ressentiment contre Rutilius, qui avait souvent réprimé leurs exactions.

Son exil volontaire

CCLXXXIV. Rutilius se défendit avec noblesse : son langage fut celui d'un honnête homme en butte à la calomnie, et beaucoup plus affligé des maux de la patrie que de son propre malheur. Il fut néanmoins condamné et fit sur-le-champ l'abandon de ses biens : par là l'injustice de sa condamnation parut dans tout son jour. On reconnut que sa fortune était bien au-dessous des richesses que ses accusateurs lui reprochaient de s'être appropriées en Asie, et il prouva qu'elle avait une origine légitime et sans tache.
Rutilius fut ainsi victime d'une calomnie : sa condamnation retomba jusqu'à un certain point sur Marius qu'offusquait la réputation de cet excellent citoyen. Rutilius, désapprouvant ce qui se passait dans Rome, ne voulut plus vivre avec un tel homme : il s'exila volontairement, se retira en Asie et demeura quelque temps à Mitylène. Plus tard, cette ville ayant été saccagée pendant la guerre contre Mithridate, il se transporta à Smyrne où il passa le reste de ses jours, sans vouloir rentrer dans sa patrie. Malgré la sentence qui l'avait frappé, il vécut entouré de gloire et dans l'opulence. Mucius, ainsi que tous les peuples et tous les rois qui avaient été jadis à même de l'apprécier, le comblèrent de présents, et il fut beaucoup plus riche qu'auparavant.

An de Rome 664.

Soupçons de P. Rutilius Lupus contre les patriciens

CCLXXXV. Lupus soupçonna les patriciens qui étaient dans son armée de révéler ses projets à l'ennemi, et les dénonça au sénat, avant d'avoir rien approfondi : par là, il irrita encore davantage des hommes, d'ailleurs mal disposés les uns envers les autres, à cause des dissensions qui agitaient Rome. De plus grands troubles auraient éclaté, si l'on n'avait surpris quelques Marses qui, se mêlant aux fourrageurs, pénétraient dans les retranchements des Romains, comme s'ils eussent été leurs alliés, et épiaient avec soin ce qui se disait et ce qui se faisait, pour en informer leurs compatriotes. Cet incident coupa court à tous les ressentiments contre les patriciens.

Jalousie de Marius envers P. Rutilius Lupus

CCLXXXVl. Marius était parent de Lupus ; mais la jalousie et l'espoir d'arriver à un septième consulat, comme s'il avait été seul capable de conduire cette guerre à une heureuse fin, le lui rendaient suspect. Il rengageait donc à temporiser et répétait que les Romains ne manqueraient point de vivres ; tandis que les ennemis ne pourraient longtemps tenir ferme dans une guerre dont leur propre territoire était le théâtre.

Cruauté des Picentins

CCLXXXVII. Les Picentins subjuguèrent tous ceux qui n'avaient pas fait défection avec eux et les insultèrent en présence de leurs amis : ils allèrent même jusqu'à arracher aux femmes les cheveux avec la peau de la tête.

Fermeté de Mithridate, en présence des ambassadeurs romains

CCLXXXVIII. Mithridate ne s'émut point de la présence des ambassadeurs romains. II répondit à leurs plaintes par divers griefs, enuméra les sommes considérables qu'il avait dépensées pour la République et pour quelques généraux en particulier, et se tint tranquille. Nicomède, au contraire, fier de son alliance avec Rome et pressé par le besoin d'argent, envahit les états de Mithridate.

Mithridate envoie une ambassade aux Romains

CCLXXXIX. Mithridate envoya une ambassade aux Romains, pour les prier d'engager ou de contraindre Nicomède, s'ils le regardaient comme leur ami, à se montrer juste envers lui ; ou du moins de lui permettre, s'il en était autrement, de se venger lui-même de son ennemi. Les Romains, loin d'accéder à ses désirs, le menacèrent de leur vengeance, s'il ne rendait pas la Cappadoce à Ariobarzane et s'il ne vivait pas en paix avec Nicomède. Ils congédièrent ses ambassadeurs le jour même, et lui défendirent d'en envoyer d'autres, avant de s'être soumis à leur volonté.

An de Rome 665.

Soldats mutinés contre Caton

CCXC. Caton, dont l'armée se composait en grande partie d'habitants de Rome et d'hommes affaiblis par l'âge, avait d'ailleurs peu d'autorité. Un jour, il osa reprocher à ses soldats de ne point savoir supporter les fatigues et de se montrer sans ardeur pour l'exécution de ses ordres : peu s'en fallut qu'ils ne l'ensevelissent sous une grêle de mottes de terre. Il aurait péri, s'ils avaient eu des pierres à leur disposition ; mais comme le champ où ils étaient rassemblés venait d'être labouré et se trouvait par hasard humide, les crottes lancées sur Caton ne lui firent aucun mal. Le chef de cette émeute, C. Titius, orateur obscur qui gagnait sa vie en défendant au forum quelques causes et qui poussait jusqu'à l'impudence la liberté du langage, fut arrêté, envoyé à Rome et livré aux tribuns; mais on ne lui infligea aucune peine.

An de Rome 666.

Mithridate donne à tous les peuples de l'Asie l'ordre de massacrer les Romains

CCXCI. D'après un ordre de Mithridate, tous les peuples de l'Asie massacrèrent les Romains. Deuls, les habitants de Tralles n'en tuèrent aucun eux-mêmes : ils eurent recours à un mercenaire Paphlagonien, appelé Théophile ; comme si, en agissant ainsi, ils devaient être moins exposés à de sanglantes représailles, ou comme s'il importait aux Romains d'être égorgés par telle main plutôt que par telle autre.

Les Thraces dévastent l'Épire et d'autres contrées

CCXCII. A l'instigation de Mithridate, les Thraces dévastèrent l'Épire et les autres contrées, jusqu'à Dodone : ils pillèrent même le temple de Jupiter. 

Prodiges qui annoncent la guerre civile

CCXCIII. La guerre civile, au moment où elle allait éclater à Rome, fut annoncée par divers prodiges, comme le rapportent Tite-Live et Diodore. Le ciel était sans nuage, lorsque, au milieu d'une grande sérénité, retentirent les sons aigus et lamentables d'une trompette : tous ceux qui les entendirent furent frappés d'épouvante et d'effroi. Les devins étrusques déclarèrent que c'était le présage d'un changement dans l'espèce humaine et d'un nouvel âge du monde ; car il y a huit générations d'hommes, qui diffèrent les uns des autres par leurs moeurs. Dieu a fixé à chacune une durée renfermée dans la révolution de la grande année : lorsqu'un âge est fini et qu'un autre commence, un signe merveilleux apparaît sur la terre ou dans le ciel. A l'instant, les sages , versés dans la science de ces phénomènes, reconnaissent qu'il est né des hommes ayant d'autres moeurs, un autre genre de vie, et dont les Dieux s'occupent plus ou moins chie de leurs devanciers.

An de Rome 667.

Cinna éloigne Sylla de l'Italie

CCXCIV. A peine revêtu du consulat, Cinna n'eut rien tant à coeur que d'éloigner Sylla de l'Italie : il mettait Mithridate en avant; mais en réalité il voulait être séparé de Sylla, pour que celui-ci ne pût épier de près ses projets, ni les traverser. Cependant Cinna avait été nommé consul par les efforts de Sylla, et il avait promis de ne rien faire contre sa volonté.
La guerre contre Mithridate était inévitable aux yeux de Sylla ; et comme il aspirait à la gloire d'être chargé de la conduite de cette guerre, il mit, avant de partir, les affaires de Rome sur le pied le plus favorable à ses intérêts. II désigna donc pour ses successeurs Cinna et un certain Cnaeus Octavius, dans l'espoir de conserver ainsi son autorité, même pendant son absence. Sylla savait qu'Octavius était fort estimé pour sa modération, et il se flattait qu'il n'exciterait aucun trouble. Quant à Cinna, il lui était bien connu comme un mauvais citoyen ; mais il avait déjà du crédit, et Sylla ne voulut point s'en faire un ennemi : d'ailleurs, Cinna répétait et assurait même avec serment qu'il serait toujours prêt à agir dans l'intérêt de Sylla. Ainsi, malgré une rare sagacité pour pénétrer les pensées des hommes et pour apprécier avec justesse la nature des choses, Sylla se trompa complètement dans cette circonstance et légua à sa patrie une guerre terrible.

Caractère d'Octavius

CCXCV. La nature avait refusé à Octavius l'activité nécessaire dans la vie politique. 

Métellus est mandé à Rome

CCXCVI. Les Romains, au moment où la guerre civile était imminente, mandèrent Métellus à Rome, et lui ordonnèrent de venir à leur secours.
Livrés à des dissensions intestines, les Romains mandèrent Métellus à Rome et le chargèrent de traiter, n'importe à quelles conditions, avec les Samnites, qui, seuls alors, ravageaient encore, la Campanie et le pays limitrophe. Métellus ne consentit point à faire la paix, parce qu'ls exigeaient le droit de cité pour eux-mêmes et pour ceux qui s'étaient réfugiés auprès d'eux : ils ne voulaient restituer aucune partie du butin dont ils s'étaient emparés, et demandaient que les Romains leur rendissent les prisonniers et les transfuges. Aussi le sénat lui-même ne voulut-il plus leur accorder la paix à ces conditions.

Marius et les autres bannis remplissent Rome de carnage

CCXCVII. A peine Cinna eut-il renouvelé la proposition relative ait retour des exilés, que Marius et les autres bannis, avec les restes de l'armée, s'élancèrent dans Rome par toutes les portes à la fois. Ils les fermèrent aussitôt, afin que personne ne pût s'échapper, et massacrèrent indistinctement tous ceux qui tombèrent dans leurs mains, comme s'ils avaient eu affaire à un peuple ennemi. Ils égorgèrent surtout les riches pour s'emparer de leur or, et prodiguèrent les outrages à leurs femmes et à leurs enfants : on eût dit qu'ils avaient réduit en servitude une ville étrangère. Enfin ils suspendirent à la tribune aux harangues les têtes des hommes les plus illustres, spectacle non moins douloureux que le massacre même ; car elles faisaient naître dans l'esprit de ceux qui les voyaient diverses réflexions ; mais surtout la pensée que cette tribune, ornée par leurs ancêtres des proues ennemies, était alors souillée par les têtes des citoyens !
En un mot, Marius était dévoré d'une soif du sang tellement insatiable, qu'après avoir fait mourir la plupart de ses ennemis, sa pensée, au milieu de tant de confusion, ne se portant plus sur personne dont il pût souhaiter la mort, il donna pour mot d'ordre à ses soldats d'égorger sans interruption tous ceux auxquels il ne tendrait point la main, au moment où ils s'approcheraient de lui. Rome était réduite à voir ses enfants périr sans jugement, non pas sous le coup de la haine, mais parce que Marius ne leur avait point tendu la main ! Et comme, dans un pareil tumulte et dans un si grand désordre, il ne songea probablement pas toujours à la tendre ; comme il ne l'aurait pas toujours pu, suivant sa pensée, alors même qu'il l'aurait voulu, plusieurs furent tués au hasard, sans que leur mort importât le moins du monde à Marius. On ne peut fixer le nombre des citoyens qui furent alors massacrés ; car cette boucherie dura cinq jours et tout autant de nuits.

An de Rome 668.

Le fils de Marius tue un tribun du peuple ; il en précipite un autre de la roche Tarpéienne

CCXCVIII. Pendant que les Romains offraient des sacrifices pour l'année qui commençait et pour l'inauguration des magistrats, suivant l'usage établi par leurs ancêtres, le fils de Marius tua lui-même un tribun du peuple et envoya sa tête aux consuls. Il en précipita un autre de la roche Tarpéïenne, supplice qu'aucun tribun n'avait encore subi, et il priva deux préteurs du feu et de l'eau.

SYLLA

Sylla fait abattre les arbres de l'Académie et du Lycée

CCXCIX. Pendant que Sylla assiégeait le Pirée, la plupart de ses machines de guerre se brisèrent sous leur propre poids, ou furent consumées par le feu que les ennemis lançaient sans cesse. Les matériaux commençant à manquer pour en construire d'autres, Sylla porta la main sur les bois sacrés. Il coupa les arbres de l'Académie, qui de tous les jardins des faubourgs était le plus riche en arbres, et fit abattre aussi ceux du Lycée.

Il enlève les trésors sacrés d'Épidaure et d'Olympie

CCC. Sylla, pressé par le besoin d'argent, enleva les trésors les plus saints de la Grèce et se fit apporter d'Épidaure et d'Olympie les offrandes les plus belles et les plus précieuses. II écrivit aussi aux Amphictyons de Delphes qu'il serait bon que les trésors d'Apollon lui fussent envoyés, parce qu'ils seraient plus en sûreté sous sa garde, ou qu'il les rembourserait intégralement, s'il en faisait usage.

Parallèle entre les anciens généraux romains et Sylla

CCCI. Quant au tonneau d'argent qui restait encore, les bêtes de somme ne pouvaient le transporter à cause de son poids et de sa grandeur. Les Amphictyons, forcés de le mettre en pièces, rappelaient tantôt le souvenir de Titus Flamininus et de Manius Aquilius, tantôt celui de Paul-Émile. Le premier chassa Antiochus de la Grèce, et les deux autres battirent les rois de Macédoine. Cependant ils s'abstinrent de porter sur les temples une train sacrilége : ils y déposèrent même de nouvelles offrandes, et ils en rehaussèrent l'éclat et la majesté.
Mais ces généraux commandaient à des hommes bien disciplinés et qui avaient appris à exécuter en silence les ordres de leurs chefs. La loi était leur règle : avec une âme royale, simples dans leur vie, renfermant leurs dépenses dans les limites raisonnables qui leur étaient assignées, ils regardaient comme plus honteux de flatter les soldats que de craindre les ennemis. Du temps de Sylla, au contraire, les généraux, redevables du premier rang à la violence et non au mérite, forcés de tourner leurs armes les uns contre les autres plutôt que contre les ennemis, étaient réduits à courir après la popularité. Chargés du commandement, ils prodiguaient l'or pour procurer des jouissances à une armée dont ils payaient cher les fatigues : ils rendaient leur patrie vénale, sans y prendre garde, et se faisaient eux-mêmes les esclaves des hommes les plus pervers, pour soumettre à leur autorité ceux qui valaient mieux qu'eux. Voilà ce qui chassa Marius de Rome et ce qui l'y ramena contre Sylla ; voilà ce qui fit de Cinna le meurtrier d'Octavius, et de Fimbria le meurtrier de Flaccus.
Sylla fut la principale cause de ces maux; lui qui, pour séduire les soldats enrôlés, sous d'autres chefs et les attirer sous ses drapeaux, répandit l'or à pleines mains dans son armée. Aussi eut-il besoin de sommes considérables pour entraîner à la trahison les soldats des autres et pour corrompre les siens; mais surtout pour assiéger le Pirée.

Portrait d'Aristion

CCCII. Aristion, chargé de la défense d'Athènes, était un composé de corruption et de cruauté : tous les vices et toutes les mauvaises qualités de Mithridate s'étaient réunis et confondus dans son âme. Dans cette crise suprême, .il fut comme un fléau mortel pour une ville qui avait auparavant échappé à mille guerres, à mille tyrannies, à mille séditions. Le médimne de blé s'y vendait alors mille drachmes, les assiégés avaient pour toute nourriture le parthénium qui croissait autour de la citadelle, leurs chaussures ou quelques huiliers en cuir, ramollis dans l'eau bouillante ; et Aristion passait les journées entières à boire et à manger, lançant des sarcasmes et des plaisanteries contre les ennemis. Il vit avec indifférence la lampe consacrée à Minerve s'éteindre faute d'huile, et envoya un demi-setier de poivre à la prêtresse qui lui demandait un demi-setier de blé. Enfin il dispersa à coups de flèches les sénateurs et les prêtres, qui le suppliaient d'avoir pitié d'Athènes et de traiter avec Sylla.

Conduite de Sylla envers les Athéniens

CCCIII. Sylla avait assiégé et subjugué les Athéniens , qui s'étaient déclarés pour Mithridate: peu s'en fallut qu'il ne détruisît leur ville de fond en comble, pour se venger des affronts qu'il avait reçus pendant le siège ; mais quelques bannis d'Athènes et les sénateurs romains qui étaient dans son camp, le déterminèrent à arrêter le carnage. Après quelques mots d'éloge en l'honneur des Athéniens d'autrefois, il dit qu'il faisait grâce à ceux de son temps en faveur de leurs pères, au grand nombre en faveur du petit et aux vivants en faveur des morts.

Caractère d'Hortensius

CCCIV. Hortensius était un général éminent et trèsversé dans l'art de la guerre.

Sylla arrête ses soldats dans leur fuite

CCV. Dans le combat contre l'armée de Mithridate, les Romains furent mis en fuite. Sylla des cendit de cheval, saisit un étendard et s'élança sur l'ennemi, à travers les fuyards, en s'écriant : "Je vais échanger une fuite et une vie honteuses contre un glorieux trépas. Quant à vous, mes compagnons d'armes , si quelqu'un vous demande où vous avez abandonné Sylla, souvenez-vous de répondre : à Orchomène." A ces mots, par un sentiment de honte et par la crainte de leur général, les soldats revinrent sur leurs pas et battirent l'ennemi.

Fimbria indispose les soldats contre Flaccus

CCCVI. A l'arrivée de Flaccus à Byzance, Fimbria, son lieutenant, excita une révolte contre lui : c'était un homme prêt à tout oser, d'une témérité excessive, avide d'acquérir de la renommée , n'importe à quel prix, et détracteur de tous ceux qui valaient mieux que lui. Aussi, affectant alors, comme depuis son départ de Rome, un grand désintéressement et beaucoup de dévouement pour les soldats, il se concilia leur affection et les indisposa contre Flaccus. Il y parvint sans peine ; parce que Flaccus, dont la cupidité était insatiable, peu content de s'approprier divers avantages accidentels, cherchait à gagner même sur la nourriture des soldats et détournait à son profit le butin, qu'il regardait toujours comme son bien.

Accusations de Fimbria contre Flaccus

CCCVII. Flaccus, arrivé auprès de Byzance avec Fimbria, lui ordonna, ainsi qu'aux soldats, de camper .hors des murs et entra seul dans la ville. Fimbria saisit cette occasion pour l'accuser d'avoir reçu de l'argent des Byzantins. II le décriait et répétait souvent que Flaccus mènerait dans Byzance une vie de délices, tandis que lui et les soldats resteraient sous les tentes, exposés aux rigueurs de l'hiver. Les soldats courroucés s'élancent dans la ville, tuent plusieurs habitants qui leur opposent de la résistance, et se dispersent dans les maisons.

Fimbria est forcé de partir pour Rome

CCCVIII. Flaccus menaça Fimbria, à la suite d'un différend que celui-ci avait eu avec le questeur, de le renvoyer à Rome malgré lui. Fimbria irrité lança quelques sarcasmes contre Flaccus, qui lui ôta le commandement. Forcé de partir, à son très grand, regret, il se rendit auprès des soldats campés autour de Byzance, comme pour faire ses adieux, leur demanda des lettres pour Rome et se plaignit d'être indignement traité. En même temps, il les engagea à se souvenir de ce qu'il avait fait pour eux et à se tenir sur leurs gardes ; donnant ainsi à entendre que Flaccus leur tendait des piéges. Quand il vit que ses paroles étaient bien accueillies, que les soldats se montraient pleins de dévouement pour lui et de défiance envers Flaccus, il monta sur un lieu élevé, les aigrit encore davantage par diverses accusations contre Flaccus, et alla jusqu'à dire qu'il les trahirait pour de l'argent : aussi chassèrent-ils Thermus, qui leur avait été imposé pour chef.

Cruauté de Fimbria

CCCIX. Fimbria fit périr beaucoup de citoyens, non pour une cause juste ou dans l'intérêt de Rome; mais par colère et par cruauté. En voici la preuve : un jour il avait fait dresser plusieurs pieux pour y attacher ceux qui devaient être mis à mort, après avoir été battus de verges. Le nombre des pieux fut beaucoup plus grand que celui des hommes condamnés à mourir : Fimbria donna l'ordre d'arrêter quelquesuns des spectateurs et de les attacher aux pieux qui n'étaient pas encore occupés, afin qu'aucun ne parût inutile.

CCCX. Après s'être emparé d'Ilion, le même Fimbria massacra autant de citoyens qu'il put, sans épargner personne, et livra presque toute la ville aux flammes. Cependant il s'en était rendu maître, non de vive force, mais par un subterfuge. Après avoir loué les habitants au sujet de la députation qu'ils avaient envoyée à Sylla, il leur dit qu'ils pouvaient traiter avec ce général aussi bien qu'avec lui-même, attendu qu'ils étaient romains l'un et l'autre ; puis reçu dans la ville, comme chez des amis, il commit les excès que j'ai racontés.

An de Rome 669

Archelaüs engage Sylla à faire la paix avec Mithridate ; conditions imposées par Sylla ; les bons procédés de celui-ci envers Archélaüs le rendent suspect

CCCXI. Archélaüs engageait Sylla à faire la paix avec Mithridate. Sylla se rendit à ses instances ; les clauses du traité furent celles-ci : Mithridate abandonnera l'Asie et la Paphlagonie ; il cédera la Bithynie à Nicomède et la Cappadoce à Ariobarzane ; il payera deux mille talents aux Romains et leur livrera soixante et dix vaisseaux garnis d'airain, complètement armés. Sylla, de son côté, assurera à Mithridate la possession, du reste de ses États et le proclamera l'allié du peuple romain.
Après cette convention, Sylla traversa la Thessalie et la Macédoine pour gagner l'Hellespont, emmenant avec lui Archelaiis qu'il entourait d'égards. Celui-ci étant tombé dangereusement malade auprès de Larisse, Sylla suspendit sa marche et le soigna, comme si Archélaüs avait été un de ses officiers ou un des généraux romains. Ces bons procédés le firent accuser de n'avoir point loyalement combattu à Chéronée : d'autres soupçons s'élevèrent contre lui, parce qu'ayant rendu la liberté aux amis de Mithridate, qui étaient ses prisonniers, il n'avait fait mourir qu'Aristion, l'ennemi d'Archélaüs ; mais surtout, parce qu'il avait donné dix mille pléthres de terre, dans l'île d'Eubée, à ce Cappadocien et l'avait inscrit au nombre des amis et des alliés du peuple romain.

Colère de Sylla, en apprenant que Mithridate n'accepte point les conditions qu'il lui a imposées

CCCXII. Les députés de Mithridate, arrivés auprès de Sylla, annoncèrent qu'il acceptait les autres conditions ; mais ils demandèrent que la Paphlagonie ne lui fût point enlevée : quant aux vaisseaux, ils soutinrent qu'il n'avait pris aucun engagement. "Que dites-vous, s'écria Sylla indigné ? Mithridate revendique la Paphlagonie et me refuse ses vaisseaux, lui que je croyais devoir tomber à mes genoux, si je lui laissais la main droite qui a fait périr tant de Romains. Certes il tiendra un tout autre langage, lorsque je serai arrivé en Asie : maintenant, inactif à Pergame, il peut parler tout à son aise de cette guerre qu'il n'a pas vue."  Les ambassadeurs, saisis de crainte, gardèrent le silence; mais Archélaüs adressa des prières à Sylla, lui prit la main et versa des larmes, pour adoucir sa colère. Enfin il obtint d'être envoyé à Mithridate, en s'engageant à le faire souscrire à toutes les conditions s'il n'y parvenait pas, il se donnerait la mort.

Entrevue de Sylla et de Mithridate à Dardanus

CCCXIII. Sylla eut une entrevue avec Mithridate à Dardanum, dans la Troade. Le roi du Pont avait amené avec lui deux cents vaisseaux garnis de rames, vingt mille fantassins pesamment armés et six mille cavaliers : Sylla n'avait que quatre cohortes et deux cents cavaliers. Au moment où Mithridate s'avança vers lui et lui offrit la main, Sylla lui demanda, s'il voulait terminer la guerre aux conditions qu'Archélaüs lui avait communiquées.

La paix conclue avec Mithridate les soldats romains

CCCXXIV. Après avoir fait la paix avec Mithridate, Sylla le réconcilia avec les rois Nicomède et Ariobarzane. Mithridate livra soixante et dix vaisseaux et un grand nombre d'archers; puis il se disposa à faire voile vers le Pont; mais la paix conclue par Sylla irrita ses soldats. Ils s'indignaient de voir un roi, qui leur était odieux plus que tout autre et qui avait fait périr en un seul jour cent cinquante mille de leurs concitoyens en Asie, quitter, tout chargé d'or et de dépouilles, une contrée qu'il avait pillée et accablée d'impôts pendant quatre ans. Sylla remarqua leur mécontentement et dit, pour se justifier, qu'il n'aurait pu soutenir simultanément la guerre contre Fimbria et contre Mithridate, s'ils s'étaient réunis.

Excès commis à Rome par Cinna et par Carbon

CCCXV. A Rome Cinna et Carbon méconnaissaient toutes les lois, et se montraient pleins de violence coutre les citoyens les plus illustres : pour échapper à cette tyrannie, plusieurs se retirèrent dans le camp de Sylla, comme dans un port, Bientôt il y eut autour de lui une apparence de sénat romain.

Métellus embrasse le parti de Sylla

CCCXVI. Vaincu par Cinna , Métellus se déclara pour Sylla et lui fut très utile : comme il avait une grande réputation de piété et de justice, plusieurs citoyens, même du parti contraire, persuadés que Métellus ne s'était pas rallié à Sylla inconsidérément, mais parce que sa cause était réellement la plus juste et la plus favorable aux intérêts de la patrie, se réunirent â Sylla et à Métellus.

An de Rome 671

La foudre tombe sur le Capitole

CCCXVII. La foudre étant tombée sur le Capitole, les oracles Sibyllins furent consumés, ainsi que beaucoup d'autres objets.

Pompée dans le Picenum

CCCXVIII. Pompée était fils de Strabon : Plutarque l'a mis en parallèle avec Agésilas de Lacédémone. Ne pouvant supporter le joug des hommes qui gouvernaient Rome, il se rendit dans le Picenum, de sa propre autorité; quoiqu'il n'eût pas tout à fait l'âge viril. Protégé par le souvenir de son père, qui avait exercé le commandement dans ce pays, il rassembla un corps de troupe, se créa une puissance indépendante, et il espérait s'illustrer avec ses seules ressources ; mais il se réunit à Sylla, et, quelque modestes qu'eussent été ses débuts, il ne lui resta pas inférieur : bien loin de là, sa gloire prit un grand accroissement, comme l'atteste le surnom qui lui fut décerné.

An de Rome 672

Sylla confie son armée à Lucrétius Ofella

CCCXIX. Sylla confia son armée â un chef qui ne s'était distingué, ni comme général, ni d'aucune autre manière. Il avait pourtant auprès de lui une foule d'hommes d'une expérience et d'une habileté consomées, qui avaient embrassé sa cause dès le principe et qu'il avait trouvés jusqu'alors d'une fidélité à tout épreuve, dans les circonstances les plus critiques. Avant ses victoires, il recherchait leur concours et savait mettre à profit leurs services ; mais lorsque son espérance de gouverner en maître fut près de se réaliser, il ne fit plus d'eux aucun cas, et aima mieux accorder sa confiance à des hommes pervers qui ne se recommandaient ni par l'éclat de la naissance, ni par aucun mérite.
Sylla agissait ainsi dans la persuasion que de tels hommes seraient prêts si seconder tous ses desseins, même les plus blâmables : il pensait qu'ils se montreraient fort reconnaissants pour le moindre bienfait et ne s'attribueraient jamais aucune action ni aucune résolution. Les citoyens de mérite, au contraire, loin de s'associer à ses entreprises, les condamneraient: ils exigeraient des récompenses proportionnées à leurs services, les recevraient comme une chose due, sans témoigner aucune reconnaissance, et revendiqueraient, comme leur propre ouvrage, toutes les actions et toutes les résolutions.

Sylla vainqueur des Sammites ; changement dans ses moeurs

CCCXX. Sylla vainquit les Samnites: couvert de gloire jusqu'à ce jour, la renommée de ses exploits et la sa gesse de ses résolutions, son humanité, sa piété envers les Dieux l'élevaient bien au-dessus de tous les Romains. Chacun reconnaissait que son mérite lui avait donné la Fortune pour auxiliaire ; mais après cette victoire, il s'opéra chez lui un tel changement, qu'on ne saurait dire s'il faut attribuer au même homme les actions qui la précédèrent et celles qui la suivirent : tant il est vrai, à mon avis, qu'il ne put supporter son bonheur. II se permit ce qu'il avait reproché aux autres pendant qu'il était faible; il alla même plus loin, et fit des actions plus barbares. Sans doute il avait toujours eu le désir de les commettre ; mais ce désir se révéla dès que Sylla fut puissant : aussi plusieurs pensèrent-ils que le pouvoir suprême fut la principale cause de sa méchanceté.
A peine eut-il vaincu les Samnites et crut-il avoir mis fin à la guerre (ce qui restait à faire n'était rien à ses yeux), qu'il se montra tout à fait différent de lui-même. Il laissa en quelque sorte Sylla hors des murs, sur le champ de bataille, et fut plus cruel que Cinna, que Marius et que tous ceux qui vinrent après lui. Jamais il ne traita aucun des peuples étrangers qui lui avaient fait la guerre, comme il traita alors sa patrie : on eût dit qu'elle aussi avait été soumise par ses armes.
Ce jour même, il envoya à Préneste les têtes de Damasippe et de ses complices, avec ordre de les attacher à des poteaux, et fit mettre à mort, comme s'il les avait domptés par la force, un grand nombre d'hommes qui s'étaient rendus volontairement. Le lendemain, il convoqua le sénat dans le temple de Bellone, comme s'il eût voulu lui présenter l'apologie de quelques-uns de ses actes, et il ordonna aux prisonniers de se réunir dans la ferme publique, comme s'il avait eu l'intention de les inscrire sur les rôles de l'armée ; puis il fit massacrer tous ces prisonniers à la fois par d'autres soldats.Plusieurs habitants de Rome, qui se trouvèrent mêlés avec eux, eurent le même sort : quant aux sénateurs, Sylla leur adressa lui-même les paroles les plus amères.

Massacre des prisonniers près du temple de Bellone

CCCXXI. Le massacre des prisonniers ne poursuivait pas moins alors son cours par l'ordre de Sylla. Comme il s'exécutait près du temple de Bellone, un bruit confus, de longues lamentations, des gémissements, des voix plaintives arrivaient jusqu'au palais du sénat. Les Pères conscrits étaient livrés à une vive inquiétude, causée par la barbarie de Sylla dans ses paroles et dans ses actions : ils .pressentaient qu'ils n'étaient plus loin d'être frappés eux-mêmes. En proie à une double douleur dans le même moment, le désir d'être enfin affranchis de tant d'alarmes faisait envier à plusieurs le sort de ceux qui déjà périssaient hors du temple; mais la mort des sénateurs fut ajournée : on égorgea tout le reste, et les cadavres furent jetés dans le Tibre. La cruauté de Mithridate, qui fit massacrer en un seul jour tous les Romains dispersés en Asie, avait paru affreuse : elle n'était presque plus rien, quand on la comparait avec le nombre des victimes immolées alors par Sylla, et avec le genre de leur mort.
Là ne s'arrêta pas le mal : semblables aux feux qui servent de signaux pendant la nuit, ces massacres en provoquèrent d'autres à Rome, dans la campagne et dans toutes les villes de l'Italie. Sylla lui-même et ses partisans poursuivaient de leur haine un grand nombre de citoyens ; mais cette haine, vraie chez les uns, était simulée chez les autres. Ils voulaient, en imitant sa cruauté, prouver qu'ils lui ressemblaient et rendre son amitié plus stable, En se montrant différents de leur maître, ils auraient craint qu'il ne les soupçonnât de condamner ses actes, et par là de s'exposer à quelque danger. Ils égorgeaient les riches et tous ceux qu'ils voyaient avoir sur eux quelque supériorité ; ceux-ci par envie, ceux-là à cause de leurs richesses. Dans ce nombre furent même compris beaucoup de citoyens qui n'avaient jamais embrassé aucun parti, et dont le seul crime était de se distinguer par leur mérite, par leur naissance ou par leur fortune. II n'y eut plus de sauvegarde pour personne contre les hommes revêtus de quelque pouvoir et résolus à fouler aux pieds la justice.

An de Rome 673

Proscriptions de Sylla

CCCXXII. Voilà de quels malheurs Rome était accablée. Qui pourrait raconter les violences et les outrages prodigués aux vivants ? Les femmes, les enfants des familles les plus nobles et les plus considérées furent souvent traités comme des prisonniers de guerre. Ces violences étaient révoltantes ; cependant ceux qui n'en étaient pas alors atteints les trouvaient supportables, à cause de leur ressemblance avec ce qu'ils avaient déjà souffert eux-mêmes. Elles ne suffirent point à Sylla, qui ne pouvait se contenter de ce que d'autres avaient fait. Il se laissa donc entraîner par le désir de ne point connaître d'égal dans l'art de varier le meurtre, comme s'il y avait quelque mérite à ne le céder à personne. Même en cruauté ; et, chose jusqu'alors sans exemple, il afficha sur un album les noms de ses victimes.
Rien, du reste, ne fut changé à ce qui se faisait auparavant : ceux qui n'étaient pas portés sur cet album ne furent point pour cela hors de danger. Sylla y inscrivit un grand nombre de vivants ; il y inscrivit aussi beaucoup de morts, pour tranquilliser leurs bourreaux. Ainsi, ce genre de proscription ne différait en rien de l'ancien, et il révoltait tous les coeurs par sa cruauté et par son étrange nouveauté. Les tables fatales étaient exposées, comme l'album sénatorial, ou comme le catalogue officiel de l'armée. Tous ceux qui venaient incessamment dans la place publique, accouraient vers ces tables et les lisaient avec avidité, dans l'espoir de recueillir quelque bonne nouvelle ; mais les uns trouvaient leurs parents au nombre des proscrits ; quelques autres s'y trouvaient eux-mêmes. Alors ils étaient frappés de terreur, comme il arrive dans un malheur imprévu : plusieurs, trahis par leur émotion, furent mis à mort.
Personne, excepté les amis de Sylla, ne fut plus en sûreté. Approchait-on de l'album, c'était une curiosité coupable ; n'en approchait-on pas, c'était une marque de mécontentement. Lisait-on les listes, ou demandait-on quels noms y étaient inscrits, c'était assez pour être soupçonné de chercher des renseignements pour soi-même ou pour ses amis : ne les lisait-on point, ne demandait-on aucun renseignement, c'était s'exposer à être regardé comme un ennemi de Sylla et de ses partisans, et par là encourir leur haine. Les larmes, le rire étaient sur-le-champ traduits en crime capital : beaucoup de citoyens perdirent la vie, non pour une parole ou pour une action défendues par Sylla ; mais parce qu'ils avaient l'air triste, ou pour avoir souri. Ainsi les physionomies étaient curieusement épiées : il n'était permis à personne de pleurer un ami, ou de se réjouir du malheur d'un ennemi : l'oser, c'était une insulte punie de mort. Les surnoms eux-mêmes causèrent à plusieurs de grands embarras ; car ceux qui ne connaissaient pas les proscrits appliquaient leurs surnoms à qui ils voulaient, et un grand nombre de citoyens furent ainsi mis à mort pour d'autres. De là une grande confusion; parce que les uns donnaient au hasard le premier nom venu à ceux qu'ils rencontraient ; tandis que les autres soutenaient qu'ils ne s'appelaient pas ainsi.
Ceux-ci périssaient, sans savoir qu'ils étaient condamnés à mourir ; ceux-là le sachant. La mort les atteignait partout : point de lieu profane, point de lieu sacré, qui offrît un abri ou un asile. Cependant ceux qui étaient tués sur-le-champ, avant de connaître l'arrêt suspendu sur leur tête, ou en même temps qu'ils en avaient connaissance, trouvaient du moins un allégement dans le bonheur de n'avoir pas eu à trembler d'avance. Ceux, au contraire, qui connaissaient d'avance leur malheur et se cachaient, avaient mille maux à souffrir : ils n'osaient sortir de leur retraite dans la crainte d'être arrêtés, ni s'y tenir renfermés, de peur d'être trahis. La plupart furent livrés par leurs proches ou par leurs amis les plus intimes, et mis à mort. Ainsi donc , l'attente tourmentait non-seulement ceux qui étaient inscrits sur l'album fatal; mais encore tous les autres citoyens.

CCCXXIII. Les têtes de tous ceux qui avaient été mis à mort, n'importe en quel endroit, étaient transportées dans le forum de Rome et exposées à la tribune aux harangues : alors, autour de ces têtes, se passaient les mêmes scènes que devant les tables de proscription.

Sylla se fait donner le surnom d'Heureux

CCCXXIV. Sylla ordonna qu'on lui donnât le surnom d'Heureux. On raconte qu'un jour, pendant un combat de gladiateurs, la sueur de l'orateur Hortensiius, Valérie, passant derrière Sylla, appuya sa main sur lui et enleva un léger flocon de sa robe. Sylla s'étant retourné : «Ne craignez rien, général, lui dit-elle ;  seulement je veux, moi aussi, avoir une petite part de votre bonheur." Il fut si charmé de ces paroles, qu'il l'épousa peu de temps après : Métella était déjà morte.

Après la mort de Marius, Sylla poursuit avec acharnement les partisans de son rival

CCCXXV. Sylla et Marius avaient excité des troubles civils et opprimé la république. Après la mort de Marius, Sylla poursuivit ses adversaires avec tant d'acharnement, que cette mort parut changer la tyrannie, plutôt que la détruire. Il déploya contre eux une cruauté excessive et finit par faire périr la plupart de ceux qui possédaient des richesses ou des terres, afin de les donner à ses amis. Aussi Quintus, citoyen d'une naissance illustre, d'un caractère doux et modéré, qui ne s'était jamais déclaré pour aucun parti, s'écria, dit-on, en se voyant contre toute attente sur la liste des proscrits : "Malheureux que je suis ! mon domaine d'Albe me poursuit."

An de Rome 676

Lépidus est nommé consul par l'influence de Pompée ; mot de Sylla à ce sujet

CCCXXVI. Lépidus venait d'être nommé consul. Sylla dit à Pompée, qu'il voyait se réjouir de ce choix : "Certes, jeune homme, tu as bien sujet de te féliciter d'avoir par ton zèle fait préférer Lépidus même à Catulus, c'est-à-dire, l'homme le plus insensé au meilleur des citoyens! Mais, il est temps de songer aux moyens de tenir tête à un adversaire que tu as rendu puissant."
Ces paroles de Sylla furent comme une prophétie. Bientôt Lépidus se montra plein d'insolence dans l'exercice du consulat et se déclara l'ennemi de Pompée.

Ambassade des Crétois à Rome

CCCXXVII. Les Crétois avaient envoyé une ambassade aux Romains, dans l'espoir de renouveler les anciens traités : ils comptaient aussi sur leur reconnaissance parce qu'ils avaient laissé la vie au questeur et aux soldats ; mais les Romains se montrèrent plus irrités de ce que le questeur et les soldats avaient été faits prisonniers, que reconnaissants de ce qu'on ne les avait pas mis à mort. Ils ne gardèrent aucune mesure dans leur réponse, et ils exigèrent que les Crétois leur remissent tous les prisonniers, tous les transfuges et des Mages. Ils exigèrent, en outre, qu'une somme considérable, que les vaisseaux de guerre et les citoyens les plus influents leur fussent livrés; et, sans attendre une réponse de l'île de Crète, ils y envoyèrent, sur-le-champ un des deux consuls, avec ordre de se faire remettre tout ce qu'ils avaient demandé, et de déclarer la guerre aux Crétois, s'ils refusaient, comme cela devait arriver. Et comment un peuple qui n'avait point voulu traiter dès le principe, alors qu'on n'exigeait rien de semblable et qu'il n'avait remporté aucun avantage, aurait-il pu, après la victoire, se soumettre à de si nombreuses et à de si dures conditions ? Les Romains avaient prévu le refus des Crétois, et comme ils se doutèrent que les ambassadeurs chercheraient à corrompre certains hommes avec de l'argent, pour empêcher l'expédition, un sénatus-consulte défendit à tous les citoyens de leur prêter la moindre somme.

An de Rome 685

Métellus part pour la Crète

CCCXXVIII. Les consuls tirèrent au sort, et la guerre contre les Crétois échut en partage à Hortensius ; mais comme il aimait le séjour de Rome et le barreau, où il éclipsait les orateurs de son temps, à l'exception de Cicéron, il céda volontiers le commandement de l'armée à son collègue et resta à Rome. Métellus s'embarqua donc pour la Crète et fit ensuite la conquête de toute cette île.

An de Rome 686

Il fait la conquête de cette île

CCCXXIX. 1.. . . . Métellus n'épargna personne. Avide de dominer, il attaqua les Crétois, quoiqu'ils eussent traité avec lui : en vain invoquèrent-ils la foi jurée ; Métellus n'en tint aucun compte et se hâta de les accabler de maux, avant l'arrivée de Pompée. Octavius, qui était en Crète sans armée (car il y avait été envoyé non pour faire la guerre, mais pour recevoir les villes dans l'alliance du peuple romain), resta dans l'inaction. Cornelius Sisenna, gouverneur de la Grèce, se rendit bien en Crète, aussitôt qu'il apprit ce qui s'y passait, et engagea Métellus à épargner les habitants ; mais il ne fit rien contre lui, quoique ses conseils fussent restés impuissants. Métellus dévasta plusieurs parties de cette île et leva des contributions dans Éleuthéra, après s'en être emparé par trahison : cette ville était défendue par une tour en briques, d'une grandeur extraordinaire, et presque imprenable ; ruais les traîtres ne cessèrent de l'arroser avec du vinaigre, pendant la nuit; en sorte qu'il fut facile de la renverser. Ensuite Métellus prit Lappa d'emblée , quoique cette ville fût la résidence d'Octavius. Il ne fit aucun mal à ce général ; mais il mit à mort tous les Ciliciens qui étaient avec lui.

2. Indigné de la conduite de Métellus, Octavius ne resta plus dans l'inaction. II prit le commandement de l'armée placée auparavant sous les ordres de Sisenna, qui était mort de maladie, et secourut les opprimés. Lorsque leurs maux eurent été réparés, il se rendit à Hiérapytna auprès d'Aristion et s'unit à lui pour faire la guerre ; car Aristion avait alors quitté Cydonia et s'était emparé d'Hiérapytna, après avoir remporté une victoire sur Lucius Bassus, qui avait fait voile contre lui. Pendant quelque temps, Octavius et Aristion se soutinrent dans cette place ; mais, Métellus s'étant mis en marche contre eux, ils l'abandonnèrent et s'embarquèrent. Assaillis par une tempête, qui les jeta sur les côtes, ils perdirent une grande partie de leurs soldats. Dès lors rien n'empêcha plus Métellus de faire la conquête de l'île tout entière : c'est ainsi que furent subjugués les Crétois, libres jusqu'à ce jour et qui n'avaient jamais eu de maître étranger. Cette expédition valut à Métellus le surnom de Creticus ; mais il ne put orner son triomphe ni de Panarès, ni de Lasthènes qui était aussi son prisonnier. Pompée, avec l'aide d'un tribun qu'il avait gagné, les avait enlevés d'avance sous prétexte que, d'après la convention, ce n'était pas à Métellus, mais à lui-même qu'ils s'étaient soumis.

Expédition de Lucullus contre Tigrane et contre Mithridate

An de Rome 685

CCCXXX. I. . . . . . . . . . . . Tigrane confia le commandement de l'armée à Mithridate ; parce qu'il avait éprouvé la bonne et la mauvaise fortune : souvent vaincu, non moins souvent vainqueur, Mithridate était, par cela même, regardé comme plus habile dans l'art de la guerre.  Ils firent donc leurs préparatifs, comme si la guerre commençait alors, et ils envoyèrent des ambassadeurs à plusieurs rois des pays voisins et au Parthe Arsace ; quoiqu'il fut en mésintelligence avec Tigrane, à cause d'une contrée dont celui-ci lui disputait la possession. Ils la lui abandonnèrent et cherchèrent à lui rendre les Romains suspects, en répétant qu'après avoir triomphé de Tigrane et de Mithridate, livrés à leurs propres forces, ils tourneraient aussitôt leurs armes contre lui ; car un vainqueur, naturellement insatiable dans la bonne fortune, ne met aucune borne à son ambition ; et les Romains, par cela même qu'ils avaient déjà subjugué plusieurs peuples, ne consentiraient point à respecter son indépendance.

[Lucullus disait qu'il aimerait mieux arracher au danger un seul Romain, que de s'emparer, même sans combat, de tous les biens des ennemis.]

Prise de Tigranocerta par Lucullus

2. Telles étaient les mesures prises par ces cieux Rois. Cependant Lucullus, au lieu de poursuivre Tigrane, lui laissa le temps de s'éloigner tout à son aise. Aussi à Rome, comme ailleurs, chacun l'accusa-t-il de n'avoir point voulu terminer la guerre, afin de rester plus longtemps à la tête de l'armée. Le commandement eu Asie fut donc confié de nouveau aux préteurs. Plus tard , Lucullus parut avoir fait encore la même faute, et fut remplacé par le consul de l'année. Cependant les étrangers établis à Tigranocerta, s'étant révoltés contre les Arméniens, Lucullus s'empara de cette ville : c'étaient, pour la plupart, des Ciliciens qu'on y avait transférés. Ils introduisirent les Romains pendant la nuit : aussi leurs biens furent-ils respectés, tandis qu'on livra tout le reste au pillage. Les femmes de la plupart des citoyens les plus distingués furent prises ; mais Lucullus les mit à l'abri des outrages et se concilia ainsi l'affection de leurs maris.

[A la même époque, Lucius Lucullus, après avoir vaincu les rois d'Asie, Mithridate et l'Arménien Tigrane, et les avoir forcés à faire retraite, assiégea Tigranocerta. Les barbares lui firent beaucoup de mal avec leurs traits et avec la naphthe qu'ils versaient sur ses machines de guerre. C'est une matière bitumineuse, tellement inflammable qu'elle consume tout ce qu'elle touche, et qu'on ne peut facilement l'éteindre avec aucune espèce de liquide. Le dommage essuyé par les Romains rendit la confiance à Tigrane : il s'avança contre Lucullus avec des forces considérables et s'écria, dit-on, pour se moquer de l'armée qui assiégeait Tigranocerta : « Ils sont trop peu nombreux, s'ils veulent faire la guerre, et trop nombreux, s'ils viennent en ambassade. » Mais sa joie ne fut pas de longue durée : il apprit bientôt combien la valeur et l'art l'emportent sur le grand nombre. Il prit la fuite; et les soldats romains ayant trouvé sa tiare et la bandelette qui l'entourait, les remirent à Lucullus. Tigrane dans la crainte que ces ornements ne le fissent reconnaître et ne missent sa liberté en danger, s'en était dé pouillé et les avait jetés loin de lui. Lucullus s'empara ensuite de Tigranocerta, qu'il livra au pillage; mais il mit les femmes à l'abri de tous les outrages et gagne ainsi l'amitié de leurs maris qui fuyaient avec Tigrane.
Il fit alliance avec Antiochus, roi de la Commagène contrée de la Syrie qui touche à l'Euphrate et au Taurus ; avec Alchaudonius, souverain d'un petit royaume de l'Arabie, et avec d'autres princes qui lui avaient fait demander la paix.

Une partie de l'Arménie est soumise aux Romains

3. Instruit par eux que Tigrane et Mithridate avaient envoyé une ambassade à Arsace, Lucullus lui députa quelques-uns de ses alliés pour lui faire des menaces, s'il secourait Tigrane et Mithridate, ou des promesses, s'il embrassait le parti des Romains. Arsace, encore aigri contre Tigrane et n'ayant alors aucun soupçon contre les Romains, envoya de son côté une ambassade à Lucullus et fit paix et alliance avec lui ; mais Sécilius s'étant rendu plus tard auprès d'Arsace, ce roi supposa qu'il était venu pour observer secrètement l'état de son armée et du pays : à son avis, c'était dans ce but, et non pour une convention déjà conclue, qu'un homme aussi distingué par ses talents militaires avait été envoyé auprès de lui. II ne fournit donc aucun secours à personne; mais il ne prit pas non plus une attitude hostile, et resta neutre. Apparemment il ne voulut augmenter ni les forces des Romains ni celles de leurs ennemis; persuadé que, s'ils se faisaient la guerre avec des chances égales, il serait, par cela même, à l'abri de tous les dangers. Voilà ce que fit Lucullus, cette année, et il soumit une grande partie de l'Arménie à la domination des Romains.

An de Rome 680
Q. Marcius Rex Consul.

Exploits de Lucullus et prise de Nisibis

4. Quintus Marcius était seul consul, quoiqu'il n'en pas été élu seul ; mais Lucius Métellus, son collègue, était mort au commencement de l'année ; le consul, qui avait été substitué à Métellus, mourut avant d'être entré dans l'exercice de ses fonctions, et aucun autre ne fut nomm à sa place. Cette année, Lucullus se mit en campagne au milieu de l'été ; car le froid ne lui avait point permi d'envahir le territoire ennemi pendant le printemps. Il en ravagea une partie, afin d'amener les barbares à le défendre et de les attirer ainsi au combat ; mais ils ne bougèrent pas davantage, et Lucullus fondit sur eux.

5. La cavalerie ennemie fit alors beaucoup de mal la cavalerie des Romains ; mais les barbares n'en vinrent pas aux mains avec l'infanterie : ils prirent même la fuite aussitôt que Lucullus vint au secours de sa cavaleri avec les soldats qui étaient armés de boucliers. Cependant ils n'éprouvèrent point de grandes pertes : bien au contraire, lançant leurs flèches en arrière contre ceux qui les poursuivaient, ils en tuèrent plusieurs sur-le-champ et en blessèrent un très grand nombre. Ces blessures étaient dangereuses et difficiles à guérir ; parce que les flèches des Parthes se terminaient par deux pointes en fer, disposées de telle manière qu'elles donnaient une mort prompte, soit qu'on laissât le trait dans la blessure, soit qu'on l'en retirât ; car la plus petite de ces pointes, ne pouvant être ramenée en sens contraire, sans se briser, restait dans le corps qui avait été atteint.

 

6. Beaucoup de soldats romains étaient donc blessés ; d'autres mouraient ou perdaient quelque membre : en même temps les vivres commençaient à manquer. Dans cette situation, Lucullus leva le camp et se dirigea en toute hâte vers Nisibis, ville située dans la Mésopotamie c'est ainsi qu'on appelle tout le pays qui s'étend entre le Tigre et l'Euphrate. Elle nous appartient aujourd'hui et jouit de tous les droits de colonie romaine : à cette époque Tigrane, après l'avoir enlevée aux Parthes, y avait déposé ses trésors avec beaucoup d'autres objets, et l'avait mise sous la garde de son frère. Arrivé près de cette ville, Lucullus ne put s'en emparer pendant le reste de l'été, quoiqu'il dit poussé l'attaque avec vigueur; car elle était défendue par une double enceinte de remparts en briques, très larges, séparés par un fossé profond, et qu'on ne pouvait renverser avec le bélier, ni détruire par la sape. Aussi Tigrane ne songea-t-il pas à la secourir.

7. Cependant l'hiver approchait : les barbares, se regardant comme- vainqueurs et espérant que les Romains ne tarderaient pas à s'éloigner, se relâchèrent. Lucullus, épiant le moment favorable, profita d'une nuit qui n'était pas éclairée par la lune, et pendant laquelle des torrents de pluie tombaient au milieu des éclats du tonnerre. Les barbares, ne pouvant rien voir ni rien entendre, abandonnèrent, à l'exception d'un petit nombre, l'enceinte extérieure et le fossé qui la séparaft des remparts de l'intérieur. Lucullus donna l'assaut sur plusieurs points, s'élança sans peine du haut des levées sur cette enceinte, et massacra facilement les gardes qu'on y avait laissés en trop petit nombre ; puis, comme les flèches et le feu ne pouvaient lui faire du mal, au milieu d'une pluie abondante, il combla une partie du fossé (car les barbares avaient détruit les ponts avant de s'éloigner). Lorsqu'il eut franchi ce fossé, les remparts de l'intérieur n'étant pas très forts, parce que l'on comptait sur l'enceinte extérieure, Lucullus fut bientôt maître de la ville même. Il força ceux qui s'étaient retirés dans la citadelle, et dans ce nombre se trouvait le frère de Tigrane, à faire leur soumission. Des trésors considérables tombèrent au pouvoir du général romain, qui établit là ses quartiers d'hiver.

Pertes éprouvées par Lucullus

8. C'est ainsi que Lucullus s'empara de Nisibis ; mais il perdit plusieurs parties, de l'Arménie et des pays voisins du Pont. Tigrane n'avait point secouru Nisibis, comme si elle avait été imprenable ; mais il se dirigea en toute hâte vers les contrées dont je viens de parler, pour tenter de les reprendre, en devançant le général romain, occupé au siège de Nisibis. Il ordonna à Mithridate de rentrer dans ses États, et se rendit de son côté dans son royaume d'Arménie. Là, il enveloppa L. Fannius, qui combattait contre lui, et le tint cerné jusqu'au moment où Lucullus, instruit de la position de Fannius, vint à son secours.

M. Fabius est battu par Mithridate

9. Sur ces entrefaites, Mithridate se jette dans la petite Arménie et dans les pays limitrophes. Il tombe à l'improviste sur les Romains, qui erraient çà et là, et en tue un grand nombre. II en massacre d'autres en bataille rangée et recouvre ainsi, en peu de temps, la plus grande partie de ces contrées. Les habitants, pleins de dévouement pour lui, parce qu'il était né au milieu d'eux, et parce qu'ils avaient eu ses ancêtres pour rois, détestaient les Romains, à cause de leur qualité d'étrangers et des mauvais traitements que faisaient subir aux indigènes les gouverneurs qui leur étaient imposés. Ils se déclarèrent donc pour Mithridate et vainquirent ensuite Marcus Fabius, chef de l'armée romaine dans ce pays. Les Thraces, qui avaient été auparavant à la solde de Mithridate et qui servaient alors sous les ordres de ce général, les secondèrent puissamment, ainsi que les esclaves qui se trouvaient dans l'armée romaine. Et en effet, les Thraces, envoyés en reconnaissance par Fabius, ne lui ayant donné aucun renseignement exact, il s'avança imprudemment ; et Mithridate l'ayant attaqué à l'improviste, ils se jetèrent avec lui sur les Romains : en même temps, les esclaves, à qui le roi barbare, avait promis la liberté, prirent part à cette attaqué. La perte de Fabius eût été certaine, si Mithridate, poussé par son ardeur au milieu des ennemis (il combattait encore, quoiqu'il fût âgé de plus de soixante et dix ans) et frappé d'un coup de pierre, n'avait inspiré aux barbares des craintes pour ses jours. Troublés par cet événement, ils cessèrent de combattre, et Fabius put se réfugier dans un lieu sûr avec son armée.

Assiégé dans Cabira, il est sauvé par Triarius

10. Ensuite Fabius, enfermé et assiégé dans Cabira, fut délivré par Triarius, qui passa par cette ville, en se rendant de l'Asie auprès de Lucullus. Instruit de ce qui était arrivé, il forma un corps, aussi nombreux qu'il put , avec les soldats qui étaient là. Il effraya Mithridate, comme s'il avait eu avec lui toute l'armée romaine, et lui fit ainsi lever le camp, même avant d'être en sa présence. Enhardi parce succès, Triarius poursuivit le roi dans sa fuite jusqu'à Comana, où il remporta une victoire. Mithridate était campé sur le côté du fleuve opposé à la route que suivaient les Romains : résolu à les attaquer, lorsqu'ils seraient encore fatigués de la marche, il alla lui-même à leur rencontre, et ordonna au reste de son armée de s'avancer par un autre pont et de tomber sur l'ennemi dans le moment décisif. Mithridate soutint longtemps la lutte avec avantage ; mais le pont s'étant rompu sous le poids des soldats qui s'y pressaient en toute hâte pour le traverser ensemble, cet accident priva le roi du secours qu'il attendait et fit s échouer ses plans : ensuite, comme l'hiver régnait déjà, Triarius et Mithridate se retirèrent dans leurs forts, et s'y tinrent tranquilles.

An de Rome 686.
Q. Marcius Rex Consul.

Détails sur les deux Comana

11. Comana est située dans la contrée appelée aujourd'hui la Cappadoce : elle passait pour avoir eu jusqu'à ce jour en sa possession la statue de Diane de Tauride et la famille d'Agamemnon. Comment y vinrent-elles, comment y sont-elles restées ; c'est ce qu'il m'a impossible de découvrir clairement, au milieu de mille traditions diverses : je rapporterai donc ce que je sais avec certitude. Il y a en Cappadoce deux villes de ce nom, peu éloignées l'un de l'autre et qui se vantent de posséder les mêmes antiquités. On y raconte les mêmes fables, on y montre les mêmes objets, et chacune prétend avoir le glaive qui a réellement appartenu à Iphigénie ; mais c'est assez sur ce sujet.

An de Rome 687.
M'. Acilius et C. Pison Consuls.

Triarius à Gaziura ; les Romains essuient de grandes pertes

12. L'année suivante, sous le consulat de M. Acilius et de C. Pison, Mithridate campa en face de Triarius, auprès de Gaziura. Il l'irrita, et le provoqua au combat, par tous les moyens; mais surtout eu s'exerçant lui-même et en exerçant ses soldats sous les yeux des Romains. Il voulait en venir aux mains avec Triarius avant l'arrivée de Lucullus, dans l'espoir de le vaincre et de recouvrer le reste de ses États ; mais Triarius n'ayant pas bougé, Mithridate envoya un détachement de son armée assiéger le fort Dadasa, où les Romains avaient déposé leurs bagages. Il espérait amener Triarius à un engagement par la nécessité de le défendre : c'est ce qui arriva. Triarius, redoutant les forces de Mithridate et attendant Lucullus qu'il avait appelé à son secours, s'était tenu tranquille jusqu'alors; mais quand il apprit le siège de Dadasa, comme ses soldats, qui craignaient pour cette place, s'agitaient et menaçaient, s'ils n'avaient point de chef pour les conduire, de voler à la défense de Dadasa, sans attendre les ordres de personne, il se mit en marche malgré lui. Déjà il en approchait, lorsque les barbares fondent sur lui, enveloppent les Romains qui se trouvent sur leur passage et les taillent en pièces : quant à ceux qui avaient fui dans la plaine, parce qu'ils ignoraient qu'on y avait amené les eaux du fleuve, en détournant son cours, les barbares les pressent aussi de toutes parts et en font un grand carnage.

13. Ils les auraient massacrés jusqu'au dernier, si un soldat romain, prétendant qu'il faisait partie des corps auxiliaires (car Mithridate, ainsi que je l'ai déjà dit, en avait plusieurs dans son armée, à l'instar des Romains), ne se fût approché du roi, comme s'il avait eu quelque chose à lui confier et ne l'eût bléssé. Il fut bien arrêté et mis à mort ; mais, à la faveur du trouble que cet événement causa parmi les barbares, beaucoup de Romains prirent la fuite. Aussitôt que sa blessure fut guérie, Mithridate soupçonnant qu'il pouvait y avoir encore d'autres ennemis dans son armée, la passa en revue, sous un tout autre motif, et ordonna à ses soldats de rentrer sur-le-champ, chacun dans leur tente. II surprit ainsi dans leurs rangs plusieurs Romains, qui se trouvèrent isolés, et les fit mettre à mort.

Révoltes de l'armée de Lucullus

14. Sur ces entrefaites arriva Lucullus : on pensait qu'il lui serait facile de vaincre Mithridate lui-même et de recouvrer en peu de temps tout ce que les Romains avaient perdu ; mais il ne fit rien de ce qu'on espérait. Mithridate, qui s'était posté sur une hauteur voisine de Talaura, ne marcha pas contre lui ; mais un autre Mithridate, venu de la Médie et gendre de Tigrane, fondit inopinément sur les Romains, dispersés çà et là, et en fit un grand carnage. En même temps, le bruit de l'arrivée de Tigrane se répandit, et une sédition éclata dans l'armée romaine. Les soldats Valériens, qui avaient repris du service après avoir reçu leur congé, s'étaient déjà révoltés à Nisibis , à la suite de la victoire, du repos, de l'abondance, et parce qu'ils étaient souvent séparés de Lucullus, qui voyageait sans cesse de divers côtés : un certain Publius Clodius (quelques-uns l'ont appelé Claudius), entraîné par l'amour des changements, les poussait surtout au désordre, quoique sa soeur eût épousé Lucullus. La principale cause des troubles qui éclatèrent alors fut la nouvelle de la prochaine arrivée du consul Acilius, nommé à la place de Lucullus, pour les raisons que j'ai fait connaître. A leurs yeux, Lucullus n'était plus qu'un simple particulier, et ils n'avaient aucune déférence pour lui.

15. Dans cette situation, Lucullus, n'ayant pu obtenir le secours qu'il avait demandé à Marcius, qui fut consul avant Acilius et qui se rendait dans la Cilicie pour en prendre le gouvernement, fut en proie à une grande perplexité. Craignant de faire en vain un mouvement, et n'osant rester en repos, il s'avança contre Tigrane dans l'espoir de le surprendre par une attaque inattendue, lorsqu'il serait encore fatigué de la marche, et d'apaiser ainsi la sédition de l'armée ; mais il n'atteignit ni l'un ni l'autre but. Ses soldats le suivirent jusqu'au chemin qui conduit en Cappadoce : arrivés là, par un accord unanime et sans proférer une parole, ils se dirigèrent tous vers ce pays. Quant aux Valériens, informés que les magistrats de Rome leur avaient accordé leur congé, ils abandonnèrent tout à fait les drapeaux.

Caractère de Lucullus

16. Qu'on ne s'étonne point que Lucullus, qui fut un général très habile ; qui, le premier des Romains, franchit le Taurus avec une armée, pour porter la guerre dans ces contrées ; qui vainquit deux rois puissants et les aurait faits prisonniers, s'il eût voulu terminer promptement la guerre ; qui enfin pénétra bien avant en Asie, ne put jamais être maître de son armée. Si, après avoir été agitée par de continuelles révoltes, elle finit par l'abandonner, c'est qu'il lui donnait ordres sur ordres : d'un accès difficile, exigeant rigoureusement que chacun remplît son devoir, punissant avec une sévérité inflexible, il ne savait ni subjuguer les coeurs par ses paroles, ni les gagner par la douceur, ni se les attacher par les honneurs ou par des largesses ; moyens qu'il faut toujours employer auprès de la multitude, et surtout auprès d'une armée. Aussi, ses soldats se montrèrent-ils dociles, tant qu'ils eurent des succès, tant que le butin compensa les dangers ; mais lorsque arrivèrent les revers, lorsque la crainte eut remplacé l'espérance, ils n'eurent plus aucun égard pour lui. Ce qui le prouve, c'est que ces mêmes soldats, sous les ordres de Pompée (car il enrôla de nouveau les Valériens), ne songèrent pas même à se révolter ; tant un homme l'emporte sur un autre homme !

Mithridate profite des révoltes de l'armée romaine pour recouvrer son royaume

17. Tel était l'état de l'armée romaine : Mithridate en profita pour recouvrer à peu près tout son royaume et pour commettre de grands ravages dans la Cappadoce que ne défendaient ni Lucullus, sous le prétexte de la prochaine arrivée d'Acilius, ni Acilius lui-même. Celui-ci avait d'abord fait diligence, dans l'espoir d'enlever la victoire à Lucullus ; mais il s'arrêta en Bithynie, au lieu de rejoindre l'armée, lorsqu'il eut appris les événements. Quant à Marcius, il ne secourut point Lucullus; prétendant que ses soldats avaient refusé de le suivre ; mais, arrivé en Cilicie, il accepta les services d'un certain Ménémaque, qui avait abandonné Tigrane. En même temps, il confia le commandement de la flotte à Clodius, dont il avait aussi épousé une soeur, et qui, par crainte de ce qui s'était passé à Nisibis, avait abandonné Lucullus. Ce Clodius fut pris par les pirates ; mais ils le remirent en liberté, par la crainte de Pompée. Clodius se rendit alors à Antioche de Syrie, comme pour soutenir les habitants contre les Arabes, avec lesquels ils étaient en état d'hostilité. Là aussi, il essaya d'attiser le feu de la révolte, et peu s'en fallut qu'il ne fût mis à mort. . .

 

APPENDICE I.

CCXI. b.. . . . . . et il voulut se venger de lui : déjà en butte à des soupçons, il avait pris la fuite et s'était rendu en Afrique, où, tantôt seul, tantôt avec le concours des Romains, il fit beaucoup de mal à Syphax et aux Carthaginois. Quant à Scipion, après avoir soumis , soit par la force, soit par des traités, tous les pays situés au delà des Pyrénées, il faisait ses préparatifs d'embarquement, comme il en avait obtenu l'autorisation ; car, malgré ses nombreux adversaires, il lui était alors permis de passer en Afrique. Scipion avait aussi reçu l'ordre de s'aboucher avec Syphax. Il se serait signalé par quelque exploit digne de sa grande âme (il aurait pris Carthage, en portant la guerre autour de ses remparts, ou bien il aurait chassé Annibal de l'Italie, comme il le fit plus tard), si ses ennemis de Rome, les uns par envie, les autres par crainte, ne lui avaient suscité des obstacles. Persuadés que la jeunesse aspire incessamment à des choses toujours plus grandes, et que le succès allume souvent une insatiable soif de succès nouveaux, ils auraient regardé comme un malheur que l'âme d'un jeune homme plein de fierté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . qu'il était utile de s'en servir, non pour lui, dans l'intérêt de sa puissance et de sa gloire; mais pour eux-mêmes, dans l'intérêt de leur liberté et de leur salut, ils le destituèrent. Après l'avoir mis à la tête des affaires, quand ils en avaient eu besoin, ils le renversèrent volontiers du pouvoir ; parce que sa grandeur leur paraissait dangereuse pour la sécurité publique. Ils ne songeaient plus à battre complétement les Carthaginois par les mains de Scipion ; mais à ne point faire eux-mêmes de lui leur tyran. Ils le remplacèrent donc par deux préteurs et le rappelèrent à Rome : les honneurs du triomphe ne lui furent pas accordés, parce qu'il était simple particulier et n'avait été revêtu d'aucun commandement légal. On lui permit cependant de sacrifier dans le Capitole cent boeufs blancs, de célébrer des jeux publics et de briguer le consulat pour la troisième année ; car les élections pour l'année suivante avaient eu lieu, d'après les lois établies. A cette même époque, Sulpicius et Attale s'emparèrent d'Orée par trahison et d'Oponte de vive force. Philippe, qui était à Démétriade, ne put porter un prompt secours à ces deux villes; parce que les Étoliens avaient occupé d'avance les chemins qu'il aurait dû traverser. II y arriva tard ; mais il surprit Attale, au moment où il mettait en ordre le butin fait à Oponte et qui lui appartenait ; tandis que les dépouilles d'Orée furent le lot des Romains , et il le repoussa vivement dans ses vaisseaux. Ainsi attaqué, Attale, dont les États étaient envahis et dévastés par Prusias, roi de Bithynie, fit voile en toute hâte vers sa patrie. Cependant Philippe, loin de s'enorgueillir de ce succès, voulut se réconcilier avec les Romains : ce qui lui faisait surtout désirer la paix, c'est que Ptolémée, roi d'Égypte, leur avait envoyé une ambassade, pour traiter avec eux. Après quelques pourparlers, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Philippe ne demanda plus la paix ; mais .. . . . . .. il détacha les Étoliens de l'alliance des Romains et les gagna, en leur donnant une somme d'argent. Philippe et les autres ne firent rien de mémorable pendant cette année, ni pendant la suivante, qui eut pour consuls Lucius Véturius et Caecilius Métellus ; quoique les Romains eussent eu de nombreux et tristes présages. Il était né un agneau, tout à la fois mâle et femelle ; on avait vu un essaim d'abeilles sur l'avant-scène d'un théâtre ; deux serpents s'étaient glissés sous les portes du temple de Jupiter Capitolin; les portes et l'autel du temple de Neptune avaient été inondés de sueur ; à Antium, des moissonneurs avaient vu du sang couler des épis ; ailleurs une femme avait apparu avec des cornes  enfin la foudre était fréquemment tombée sur divers temples ..........

CCXIV. b. . . . . . . ils établirent Ieur camp dans un lieu bien choisi et l'entourèrent de palissades avec les pieux qu'ils avaient apportés pour cela. Ce travail n'était pas encore achevé, lorsqu'un énorme serpent se glissa furtivement jusqu'à ce camp par le chemin qui conduit à Carthage. Cet événement inspira une grande confiance à Scipion, à cause de la tradition répandue sur son compte au sujet d'un serpent : il ravagea le pays avec plus d'ardeur, attaqua les villes et en prit même plusieurs. Les Carthaginois, qui n'étaient nullement préparés à marcher contre lui, se tinrent tranquilles. Syphax était leur ami en apparence ; mais, en réalité, il se renfermait dans la neutralité. Tout en les engageant à traiter avec Scipion, il ne voulait pas que l'un des deux peuples, devenu maître de l'autre, le soumît en même temps lui-même à sa domination; mais que les Romains et les Carthaginois, toujours ennemis implacables les uns des autres, fissent la paix avec lui. Scipion s'étant établi là, Hannon, le maître de la cavalerie (il était fils d'Asdrubal Gisgon) ... , persuadé par Masinissa, attaqua les Romains dans un endroit peu favorable aux Carthaginois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alors Scipion, d'après les conseils de Masinissa, envoya en avant un certain nombre de cavaliers, et se mit aussitôt en embuscade dans un lieu convenablement choisi ; afin que les Romains, après avoir fait une incursion contre les Carthaginois, pussent simuler la fuite et attirer sur leurs pas ceux qui seraient tentés de les poursuivre : c'est ce qui arriva. Les Carthaginois ayant fondu sur les Romains, ceux-ci prirent la fuite, comme il avait été convenu, et les Carthaginois les poursuivirent vivement. En ce moment, Masinissa, laissé en réserve avec ses cavaliers, prit les Carthaginois à dos. Scipion, à son tour, sortit du lieu où il était en embuscade et s'élança sur les barbares, qui furent ainsi surpris et attaqués de deux côtés. Plusieurs périrent : beaucoup d'autres, et Hannon lui même, furent faits prisonniers. Instruit de ces événements, Asdrubal s'empara de la mère de Masinissa, et il se fit un échange entre elle et Hannon. Syphax, sachant bien que c'était autant à lui-même qu'aux Carthaginois que Masinissa ferait la guerre, craignit de se trouver sans alliés ; si les Carthaginois, abandonnés par lui, éprouvaient quelque désastre. Il renonça donc à sa feinte amitié pour les Romains et favorisa ouvertement les Carthaginois. Toutefois il n'agit pas avec assez de franchise, pour lutter contre les Romains. Aussi firent-ils sans crainte des excursions dans tout le pays : ils emportèrent un butin considérable et emmenèrent les prisonniers Italiens qu'Annibal avait auparavant envoyés en Afrique. Ce succès leur inspira un tel mépris pour les Carthaginois, qu'ils marchèrent contre Utique. A cette nouvelle, Syphax et Asdrubal, craignant pour cette ville, ne purent contenir leur indignation. Ils se mirent en marche contre les Romains et firent lever le siège ; car ceux-ci n'osèrent point combattre simultanément contre ces deux antagonistes. Après ces événements, les Romains établirent là leurs quartiers d'hiver. Ils tirèrent des vivres du pays même et ils en firent venir aussi de la Sicile et de la Sardaigne. Les vaisseaux, sur lesquels ils envoyaient en Italie les dépouilles des ennemis, leur rapportaient des subsistances. Dans l'Italie, la guerre contre Annibal ne fut marquée par rien de mémorable. Publius Sempronius, vaincu par Annibal dans une escarmouche, le vainquit à son tour. Les censeurs Livius et Néron ordonnèrent aux Latins, qui avaient , déserté les drapeaux de l'armée romaine et furent condamnés à fournir un contingent double, de livrer leurs registres ; afin que d'autres fussent également soumis à l'impôt envers les Romains. Ils établirent aussi un impôt sur le sel, qui jusqu'alors en avait été en quelque sorte exempt. La seule cause de cette mesure fut la vengeance que Livius voulut tirer de la condamnation prononcée contre lui par ses concitoyens : il reçut, à cette occasion, le surnom de Salinator. Livius et Néron devinrent fameux non seulement par ces mesures ; mais encore parce qu'ils se privèrent réciproquement du cheval public, et furent cause que chacun d'eux fut relégué dans la classe des Erarii.

CCXX. b. Cependant une délibération eut lieu dans l'assemblée peuple, au sujet de l'ambassade, et l'on décréta la paix d'une voix unanime . . . . . . . . . . . . . . . .  ils avaient souffert d'eux ils devaient . . . . . . . . . . . . . . . . des dangers. . . . . . . . . . . . . . . . des choses. . . . . . . . . . . . . . . . ils trouvèrent juste . . . . . . . . . . . . . . . .et ces choses-là ..... d'après de grands . . . . . . . . . . . . . . . . des Carthaginois ; qu'immédiatement après la conclusion de la paix, ceux-ci quitteraient l'Italie, et les Romains l'Afrique. On permit aux Carthaginois qui avaient été envoyés en ambassade à Rome d'avoir un entretien avec ceux des prisonniers qui leur étaient unis par quelque lien de parenté. Environ deux cents de ces prisonniers furent renvoyés dans leur pays : on ordonna, en outre, à Scipion de les rendre aux Carthaginois sans rançon, après la convention, et l'amitié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ils confirmèrent et . . . . . . . . . . . . . . . . ils accordèrent la paix. . . . . . . . . . . . . . . . des prisonniers . . . . . . . . . . . . . . . . Térentius, un. . . . . . . . . . . . . . . .étant du sénat, le bonnet d'affranchi. . . . . . . . . . . . . . . . comme un certain
. . . . . . . . . . . . . . . . Cette guerre éleva Scipion au faîte de la gloire. Annibal, au contraire, fut accusé par ses concitoyens de n'avoir point voulu prendre Rome, quoiqu'il l'eût pu, et de s'être emparé de tout le butin de l'Italie. Cependant il ne fût pas condamné : la plus grande magistrature lui fut même déférée à Carthage peu de temps après . . . . . . . . . . . . . . . . des consuls à la Sicile.

CCXXI. b. . . . . . . . . . . . . . . . . Marcus . . . . . . . . . . . . . . . . ayant été envoyé vers Philippe . . . . . . . . . . . . . . . . par les généraux d'auprès d'eux. . . . . . . . . . . . . . . .il réussit  l'ambassade de Philippe et. . . . . . . . . . . . . . . . un certain que lui-même . . . . . . . . . . . . . . . . avait envoyé aux Carthaginois. . . . . . . . . . . . . . . . ne dit rien. . . . . . . . . . . . . . . . ayant vaincu. . . . . . . . . . . . . . . . des guerres. . . . . . . . . . . . . . . . mais dans l'opinion, nullement. . . . . . . . . . . . . . . . et ils passèrent un grand nombre de jours sans en venir à une bataille rangée, se bornant à des escarmouches et à quelques attaques de la cavalerie et des soldats armés à la légère. Les Romains étaient impatients d'engager la lutte ; parce que leurs forces étaient redoutables, et parce qu'ils n'avaient pas beaucoup de vivres : aussi allaient-ils souvent attaquer les Macédoniens jusques dans leurs retranchements. Quant à Philippe, son armée était plus faible ; mais il avait plus de provisions, attendu qu'il était près de son pays, et il temporisait dans l'espoir d'écraser les Romains sans combattre. Et en effet, s'il avait su se maîtriser, il aurait certainement eu l'avantage ; mais les Romains s'étant retirés dans un lieu où il leur était plus facile de se procurer des vivres, Philippe n'eut pour eux que du mépris ; comme s'ils s'étaient éloignés par crainte. Il se jeta sur eux à l'improviste, au moment où ils enlevaient quelque butin, et il en fit même périr plusieurs. A la nouvelle de cet événement, Galba s'élança hors de son camp, tomba sur Philippe qui ne s'y attendait pas, et tua beaucoup plus de Macédoniens que Philippe n'avait tué de Romains. Vaincu, et même blessé, le roi ne se tint pas tranquille. Après avoir obtenu une trêve de quelques jours pour l'enlèvement et la sépulture des morts, il partit la nuit suivante. Cependant Galba ne se mit pas à sa poursuite : manquant de vivres, n'ayant aucune connaissance du pays; mais surtout ignorant les ressources de Philippe et craignant de tomber dans quelque danger, s'il pénétrait inconsidérément plus loin, il ne voulut pas s'avancer davantage et retourna à Apollonie. Dans le même temps, Apustius, parcourant la mer avec les Rhodiens et Attale, subjugua un grand nombre d'îles . . . . . . . . .

CCXXI. c. Des troubles éclatèrent chez les Insubres. Un Carthaginois, nommé Amilcar, après avoir fait la guerre avec Hannon, était resté dans leur pays. Il se tint tranquille pendant quelque temps, s'estimant heureux d'être ignoré ; mais lorsque la guerre contre la Macédoine fut imminente, il détacha les Gaulois du parti des Romains, se mit à leur tête, marcha contre les Liguriens et en entraîna une partie dans ses intérêts. Ensuite, une bataille ayant été livrée contre Lucius Furius, ils furent vaincus et lui envoyèrent une ambassade, pour demander la paix. Les Liguriens l'obtinrent, et alors d'autres . . . . . . . . . . . . . . . . le reste des Gaulois . . . . . . . . . . . . . . . .  L. Furius croyait mériter les honneurs du triomphe. Plusieurs discours furent prononcés pour et contre sa demande. Parmi les sénateurs, les uns lui étaient favorables, surtout à cause de la méchanceté d'Aurélius : ils exagéraient la victoire de L. Furius et invoquaient de nombreux exemples. Les autres, au contraire, disaient qu'il avait rivalisé de puissance avec le consul, quoiqu'il ne fût point revêtu d'une autorité indépendante. En même temps, ils lui demandaient compte de ce qu'il ne s'était pas conformé aux ordres qui lui avaient été donnés. Malgré cette opposition, il obtint les honneurs du triomphe, et les reçut avant le retour d'Aurélius à Rome. Vermina. . . . . . . . . . . . . . . .  d'auprès des . . . . . . . . . . . . . . . .