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DION CASSIUS

HISTOIRE ROMAINE

INTRODUCTION

 

INTRODUCTION.

1. VIE DE DION.

Fils d'un sénateur qui occupa de grandes places, Dion Cassius Cocceius, ou Cocceianus, fut lui-même sénateur, édile, gouverneur de diverses provinces, deux fois consul; et pourtant sa vie n'est connue que par ce qu'il en dit dans son histoire (1).

Il naquit à Nicée, eu Bithynie, vers l'an 155 de notre ère. Cassius Apronianus, son père, fut successivement gouverneur de la Cilicie et de la Dalmatie. Dion l'accompagna en Cilicie : de retour à Rome, il fut admis dans le sénat l'an 180, à l'âge. de vingt-cinq ans. Pendant le règne de Commode, il fut édile et questeur.

En 193, Pertinax dont il était l'ami, comme Claudius Pompeianus, Acilius Glabrion et d'autres citoyens recommandables, le désigna pour la préture. Un livre sur les prodiges et sur les songes qui avaient annoncé l'avènement de Septime Sévère lui concilia l'amitié de cet empereur; niais il la perdit par le changeaient qui s'opéra dans Septime à l'égard de Commode (2). Dion n'obtint de lui aucune nouvelle dignité.

A l'avènement de Caracalla, il l'accompagna en Asie avec d'autres sénateurs : pendant ce voyage, qui lui causa de grandes dépenses (3), il eut souvent à se plaindre du jeune empereur (4). Au moment de partir pour son expédition contre les Parthes, Caracalla lui ordonna de rentrer à Rome: il s'y trouvait à l'époque de l'usurpation de Macrin, qui l'envoya, en 218, comme préfet, à Smyrne et à Pergame (5).

Après sa préfecture dans ces deux villes, Dion se rendit à Nicée, où une maladie le retint quelque temps : de là, il passa en Afrique, en qualité de gouverneur.

C'est entre ces deux voyages qu'il faut placer son premier consulat : il en fut redevable à la bienveillance d'Alexandre Sévère, ou plutôt de sa mère Mammée, qui cherchait à réunir autour de son fils les hommes les plus recommandables par leurs vertus et par leurs lumières : Ulpien était de ce nombre (6).

Revenu en Italie, Dion fut envoyé comme gouverneur d'abord en Dalmatie, puis dans la Pannonie Supérieure. Là, son inflexible attachement pour la discipline révolta les légions, qui voulurent le mettre à mort. L'empereur, en 229, le récompensa de sa fermeté et de son courage par un nouveau consulat (7) : il le dispensa même des frais de l'inauguration, et les prit à sa charge (8). Cette faveur irrita davantage les prétoriens : Dion dut prudemment passer loin de la capitale le temps de ce nouveau consulat. Il se rendit pourtant quelquefois auprès d'Alexandre, soit à Rome, soit dans la Campanie; il parut même devant les soldats sans courir le moindre danger. Enfin, atteint d'un mal au pied, il obtint la permission de se retirer à Nicée (9), où il mit la dernière main à son ouvrage. Il y finit ses jours dans un âge avancé; mais la date dé sa mort est incertaine.

Il n'aurait pu faire face aux dépenses de son voyage avec Caracalla, s'il n'avait possédé alors une fortune considérable : elle fut bien diminuée depuis cette époque. Si Alexandre le dispensa des frais de son second consulat, ce fut vraisemblablement parce qu'il connaissait les embarras de sa position, autant que pour le récompenser de sa belle conduite en Pannonie.

Un Cassius Dion figure dans les Fastes consulaires, à l'an 291 : c'était sans doute un des descendants de l'historien.

§ II. OUVRAGES DE DION.

Parmi les ouvrages attribués à Dion Cassius trois ne sont probablement pas de lui, à savoir :

1° Une histoire du règne de Trajan, citée par Suidas : Reimar la regarde comme un écrit de Dion Chrysostome, aïeul maternel de notre historien, contemporain et ami de cet empereur.

2° Un livre intitulé Persica, mentionné par le même Suidas, mais qui parait être l'ouvrage de Dinon, souvent cité comme historien de la Perse.

3° Un autre, ayant pour titre Getica : il en est question dans Jornandès, Suidas et Fréculphe. Philostrate l'attribue à Dion Chrysostome.

Les cinq qui lui appartiennent, sont :

1° Une biographie du philosophe Arrien, citée par Suidas : elle ne nous est point parvenue.

2° Un récit de ses voyages ( (Enodia), dont le même lexicographe fait mention, mais également perdu.

3° Un écrit sur les prodiges et sur les songes qui annoncèrent l'avènement de Septime Sévère à l'empire: il n'existe plus.

L'histoire de Commode : elle fut insérée plus tard dans l'histoire générale de Rome. Nous n'avons que l'abrégé de Xiphilin.

5° L'histoire générale de Rome, depuis les temps primitifs jusqu'au règne d'Alexandre Sévère. Elle se composait de LXXX livres : le temps nous en a ravi plusieurs. La partie la plus complète est celle qui commence au livre XXXVIIe et finit au LIXe inclusivement. Il ne reste que des fragments des XXXVI premiers livres : pour les livres LXI-LXXX, nous n'avons que l'abrégé de Xiphilin et quelques fragments.

§ III. EXAMEN CRITIQUE DE SON HISTOIRE ROMAINE.

Deux extraits nous font connaître le but que Dion s'est proposé : « Je m'applique, dit-il, à écrire toutes les actions mémorables des Romains, en temps de paix et en temps de guerre; de manière qu'eux-mêmes et les autres peuples n'aient à regretter l'absence d'aucun fait important (10). » - « Je compose, suivant mes moyens, une histoire complète des Romains; pour les autres peuples, je me bornerai à ce qui aura quelque rapport avec cette histoire (11). »

Ailleurs il indique ainsi la marche qu'il a suivie et les sources où il a puisé : « J'ai lu à peu près tout ce que divers historiens ont écrit sur les Romains ; mais je n'ai pas tout inséré dans mon ouvrage : j'ai dû choisir et me borner (12). »

Remonter au delà du berceau de, Rome, recueillir les traditions fabuleuses sur les temps antérieurs à sa naissance et sur ses fondateurs ; retracer l'histoire de la monarchie, les orages de la république naissante, ses dissensions intestines, ses conquêtes au dedans de l'Italie jusqu'à ce qu'elle l'eût entièrement soumise, ses luttes contre Carthage, et les victoires qui réduisirent la Macédoine et la Grèce en provinces ; raconter les troubles excités par les Gracques et marqués de leur sang, les dangers de la guerre sociale, la rivalité et les proscriptions de Marius et de Sylla, les guerres contre Sertorius, Spartacus et Mithridate, la conjuration de Catilina, le premier triumvirat, la puissance de César, vainqueur des Gaules et de Pompée, mais bientôt frappé du poignard , le second triumvirat traînant à sa suite la guerre civile et les proscriptions, les invasions des Parthes, la monarchie rétablie par l'heureux vainqueur d'Actium, les cruautés de Tibère, les extravagances de Caligula, la stupidité, de Claude, les débordements de Messaline, les folies de Néron, l'insolence de la soldatesque disposant de l'Empire dès le temps de Galba, d'Othon et de Vitellius; peindre les beaux jours de Vespasien et de Titus, un moment obscurcis par Domitien, mais ramenés par Nerva et par Trajan, les frontières de l'Empire agrandies, l'ère fortunée des Antonins ; montrer enfin Marc-Aurèle remplace par Commode, l'Empire mis à l'encan, et à côté de quelques grands hommes, tels que Pertinax, Septime et Alexandre Sévère, un Caracalla et un Élagabale : quel vaste champ ! que de luttes et de révolutions ! quel déchaînement, quel jeu terrible de toutes les passions humaines ! que de grandeur et de misère !

Le plan était séduisant, majestueux et des plus instructifs ; mais Dion n'avait-il pas trop présumé de ses forces en essayant de reproduire un tableau qui, pour être dignement exécuté, aurait exigé dans le même écrivain l'érudition de Denys d'Halicarnasse et de Plutarque, la sagacité et le coup d'oeil de Polybe, la pompe de Tite-Live, la vigueur de Salluste, la vue perçante de Tacite et l'inimitable énergie de son mâle pinceau ?

La position sociale de son père l'avait mis en lumière : il se distingua bientôt lui-même par son éloquence. Sous Commode, il remplit des postes importants ; mais ses devoirs, comme magistrat (13), lui laissèrent du loisir pour ses études favorites.

Lorsque l'empire fut déféré à Septime Sévère, Dion gagna l'affection du nouveau maître par l'écrit dont nous avons parlé (14) ; écrit bien futile, à en juger par un passage qui en est probablement extrait, et qui se trouve dans l'histoire de Sévère (15) : il fallait que les songes et les prodiges fussent alors bien puissants sur les esprits, pour qu'un empereur adressât lui-même, au sujet d'un pareil ouvrage, une lettre de remerciements à l'auteur (16).

Dès ce moment, la vocation de Dion pour les travaux historiques fut décidée : il raconte lui-même comment son génie tutélaire la lui révéla. Il publia bientôt l'histoire de Commode, qui eut un grand succès : alors son génie devint plus pressant encore, et Dion résolut de composer son grand ouvrage (17). Cependant Septime crut ne pouvoir mieux satisfaire son aversion pour le sénat, qu'en se déclarant le défenseur de la mémoire de Commode : il lui décerna les honneurs divins (18), et se proclama son frère (19). L'historien, qui avait mis dans tout leur jour les excès de l'indigne fils de Marc-Aurèle, n'eut plus rien à espérer. Condamné à la retraite, il la consacra à l'ouvrage, qui ne cessa de l'occuper au milieu des vicissitudes dont sa carrière fut remplie.

Il y a quelque chose de noble et de touchant dans le courage d'un homme qui, tantôt soutenu, tantôt abandonné, poursuivit, pendant vingt-deux ans, un même but avec la même persévérance. Sans doute, sous la figure de ce génie tutélaire, plus ou moins puissant sur Dion, il est aisé de reconnaître l'empereur, tantôt propice et tantôt contraire. On aimerait à trouver en lui un coeur plus ferme, et moins sensible à l'inconstance des cours ; mais s'il trembla un moment, alors que la peinture du règne de Commode, naguère accueillie avec enthousiasme, devint tout à coup un titre de défaveur, cette faiblesse n'est-elle point rachetée par son opposition contre Didius Julianus, par son inébranlable attachement pour Pertinax, et par sa conduite envers les légions de Pannonie ?

Il y eut dans Dion deux personnages bien distincts : celui d'écrivain de l'histoire contemporaine, et celui d'historien des temps antérieurs. Agé de vingt-cinq ans au moment où Commode monta sur le trône, sa première jeunesse s'était écoulée sous le règne de Marc-Aurèle, au milieu des doux souvenirs de celui d'Antonin. C'était la fin de l'âge d'or de l'Empire : avec Commode commença l'âge de fer. Mêlé à tous les événements de son temps, Dion entreprit d'en raconter l'histoire. Comment a-t-il compris et rempli sa tâche ? Ici, nous ne pouvons le juger que par l'abrégé de Xiphilin ; mais si cet abrégé montre eu lui les qualités de l'historien, ne serons-nous pas en droit de conclure qu'il les posséda en effet , et qu'elles apparaîtraient dans un jour bien plus favorable, si, au lieu d'un résumé, nous avions l'ouvrage même ?

Exactitude dans les faits, impartialité dans l'appréciation des hommes et des choses, tels sont les caractères de son histoire de Commode, de Pertinax, de Didius Julianus, de Septime Sévère, de Caracalla et d'Élagabale. Je ne parle pas du règne d'Alexandre, Dion n'en avait tracé qu'une esquisse : il nous l'apprend lui-même.

Lisez le récit des mêmes règnes dans Hérodien et dans l'Histoire Auguste; comparez-le avec celui de Dion : à part quelques exceptions, vous reconnaîtrez que la critique est le plus souvent amenée à lui donner raison (20). Quant à sa véracité, comment la révoquer eu doute, lorsqu'il nous dit : « Ces faits et ceux que je raconterai désormais ne m'ont pas été transmis par d'autres; je les ai observés moi-même (21). » Ailleurs, à propos des jeux célébrés par Commode, il s'exprime ainsi : « Au milieu du combat, l'empereur, épuisé de fatigues, buvait tout d'un trait du vin doux, qui avait été rafraîchi ; une femme le lui offrait dans une coupe faite en forme de massue. Au même instant, peuple et sénat, nous criions tous ensemble, comme il est d'usage dans les banquets : Vivez ! Et qu'on ne s'imagine pas que j'altère la dignité de l'histoire par de semblables faits. Je ne les aurais pas rapportés, si l'empereur n'en était l'auteur; si je n'avais tout vu, tout entendu ; si je n'avais fait entendre moi- même cette acclamation .... Je raconterai tous les événements de mon temps avec plus de détail que ceux qui m'ont précédé, parce que j'en ai été le témoin, et que personne, parmi ceux qui auraient pu les consigner dans un ouvrage estimable, ne les a recueillis avec le même soin, du moins à ma connaissance (22). »

L'amour de la vérité l'a déterminé à se mettre en scène, même quand il s'agit de faits peu honorables pour le corps dont il était membre.« Ces jeux, dit-il, durèrent quatorze jours : l'empereur y figura comme acteur. Nous tous, sénateurs, nous ne manquâmes pas d'y assister avec les chevaliers : le vieux Claudius Pompéianus seul s'en dispensa. Il y envoya bien ses fils, mais il ne vint jamais lui-même : il aima mieux être puni de son absence par une mort violente, que de voir le chef de l'empire, le fils de Marc-Aurèle, se livrant à de pareils exercices. Ainsi que nous en avions reçu l'ordre, nous faisions entendre diverses acclamations, et nous répétions sans cesse celle-ci. Vous êtes notre maître! A vous le premier rang ! Vous êtes le plus heureux des hommes ! Vous êtes vainqueur ! Vous le serez ! De mémoire d'homme, seul vous êtes vainqueur, ô Amazonius (23) ! » Et un peu plus loin : « L'empereur fit encore une chose qui semblait présager aux sénateurs une mort certaine. Après avoir tué une autruche, il lui coupa la tête, et s'avança vers les places où nous étions assis. Il tenait à la main gauche cette tête, à la droite l'épée encore sanglante, et dont il tournait la pointe vers nous. Il ne proféra pas une, parole ; mais, secouant sa tête et ouvrant une large bouche, il faisait entendre qu'il nous traiterait comme l'autruche. Plusieurs d'entre nous se mirent à rire; car sa menace produisit cet effet, bien loin d'inspirer de l'effroi : l'empereur les aurait tués à l'instant avec son épée, si je n'avais engagé ceux qui étaient près de moi à détacher de leur couronne des feuilles de laurier et à les mâcher, comme je mâchais les feuilles de la mienne; afin que le mouvement continuel de notre bouche l'empêchât d'avoir la preuve que nous avions ri (24 ). »

Dans le récit du procès contre Apronianus, qui fut condamné, quoique absent, Dion mentionne une déposition relative à un sénateur chauve. Au risque de compromettre sa dignité personnelle, il dit naïvement : « Le témoin n'avait nommé personne, et Sévère n'avait écrit aucun nom. Aussi, ceux-là même qui jamais n'avaient mis les pieds chez Apronianus furent saisis de crainte. ce n'étaient pas seulement les chauves qui tremblaient, mais encore tous ceux dont le front seul était dépouillé de cheveux. Nul d'entre nous n'était tranquille, excepté ceux qui avaient une chevelure abondante. Nos regards se portaient vers les sénateurs chauves, et sur nos sièges circulaient sourdement ces paroles : C'est un tel ; non, c'est tel autre. Je ne cacherai pas ce qui m'arriva, quoique ce soit bien ridicule : j'étais si troublé que je portai la main à la tête, et que j'y cherchai mes cheveux : beaucoup d'autres en firent autant (25). »

Le récit a-t-il quelque chose d'extraordinaire, Dion se donne lui-même pour garant : « Quant à ce que j'ai raconté de la flotte, j'en ai reconnu l'exactitude non loin de là, je veux dire à Pergame, dont Macrin m'avait nommé gouverneur, comme je l'avais été de Smyrne (26). » S'il lui a été impossible de bien constater les faits, il nous en avertit : « Jusqu'à présent, je me suis attaché à la plus grande exactitude ; mais je n'ai pu en faire autant pour ce qui suit, attendu qu'à cette époque je ne fis plus un long séjour à Rome. De l'Asie, je passai en Bithynie, où je fus malade; puis je me rendis dans mon gouvernement d'Afrique. De retour en Italie, je partis presque incontinent pour la Dalmatie, d'où je fus envoyé, comme gouverneur, dans la Pannonie Supérieure. Je vins ensuite à Rome et dans la Campanie, mais je ne tardai pas à m'embarquer pour mon pays natal. Je n'ai donc pu donner, aux dernières parties de mon histoire les mêmes soins qu'aux précédentes (27).

Les vicissitudes politiques n'altérèrent en rien son impartialité. Ami de Pertinax, il eut tout à redouter sous son successeur; mais son courage ne se démentit pas. « Sur le soir, dit-il, Julianus se dirigea vers le Forum et vers le sénat, escorté d'un grand nombre de prétoriens, enseignes déployées, comme s'il eût marché au combat: il voulait effrayer le sénat et le peuple, pour les faire plier sous sa loi. Les prétoriens l'élevaient jusqu'aux nues, et lui donnaient le nom de Commode. A cette nouvelle, les sénateurs, particulièrement ceux qui avaient été les amis de Pertinax, craignirent tout de la part de Julianus et des soldats. J'étais de ce nombre : outre les honneurs que j'avais déjà obtenus, il m'avait désigné préteur. De plus, en plaidant au barreau, j'avais souvent dévoilé les méfaits de Julianus. Cependant, comme il nous parut dangereux d'éveiller les soupçons en restant chez nous, nous sortîmes ; non pas à la hâte, et prêts à subir le joug , mais après avoir soupé. Nous fendîmes des flots de soldats pour pénétrer dans le sénat: là, nous entendîmes Julianus débiter une harangue digne de lui (28). »

Mais, dira-t-on, si Dion s'est montré exact, impartial dans l'histoire de son temps, peut-on reconnaître les mêmes qualités dans le reste de son ouvrage ? N'est-il pas facile, au contraire, d'y signaler des faits erronés, des anachronismes, une partialité révoltante contre Cicéron et contre Sénèque, des harangues dont la source n'est pas authentique, et qu'auraient pu remplacer des détails bien autrement instructifs ? enfin, une crédulité qui admet sans discussion les songes et les prodiges les plus étranges ?

Chacune de ces assertions mérite une réponse (29).

Oui, dans cette partie de l'ouvrage de Dion il y a des erreurs : loin de les dissimuler, j'aurai soin de les mettre en lumière, à mesure qu'elles se présenteront dans le cours de mon travail. Mais sont-elles assez nombreuses et surtout assez graves pour décréditer notre historien ? Doivent-elles lui être imputées toutes, et ne faut-il pas en attribuer quelques-unes à l'état de la science historique dans le temps où il vivait ?

Je l'ai dit : le plan de Dion était trop vaste. Au milieu de tant de faits, si diversement racontés, sa mémoire et son jugement ont failli quelquefois. Mais quand on met en balance, d'un côté l'importance et la variété des événements renfermés dans une histoire d'environ dix siècles ; de l'autre, les erreurs qui lui sont reprochées par les critiques les moins bienveillants, n'est-on pas moins porté à le condamner ? Si de ces erreurs nous retranchons, comme le veut la justice, celles qui appartiennent aux divers fragments et celles qui se rapportent à certaines parties de l'histoire impériale ; puisque, pour les unes comme pour les autres, nous ne pouvons juger que d'après un texte incomplet, elles seront notablement réduites. Il en est cependant qu'il aurait évitées, s'il eût joint une critique pins sévère à son ardeur pour le travail. Quant aux anachronismes, ils tiennent le plus souvent au système adopté par l'auteur (30) : il a eu soin d'avertir qu'il ne s'est pas attaché scrupuleusement aux dates (31).

Dion n'ignorait pas que son histoire de l'époque impériale, depuis Auguste jusqu'au règne de Commode, donnerait prise à la critique (32). Ses paroles, qu'un grand écrivain a sanctionnées de son approbation, (33) ne le justifient pas complètement : peut-être pouvait-il, malgré les difficultés qu'il signale, arriver à une plus grande exactitude (34); mais l'historien, qui parle avec cette franchise, n'a-t-il pas droit à l'indulgence ?

Lorsque Vespasien, après avoir reconstruit le Capitole incendié par les soldats, rassembla dans le Tabularium les copies de trois mille tables de bronze où se lisaient des sénatus-consultes, des plébiscites, des traités, qui remontaient jusqu'au berceau de Rome (35), une ère de discussion s'ouvrit pour la critique historique, comme le savant M. J. V. Le Clerc l'a remarqué le premier (36) : mais ne peut-on pas induire, des plaintes de Dion, que les documents originaux, livrés à la discussion, se rapportaient surtout aux temps antérieurs à l'Empire ? Les barrières, tombées : à la voix de Vespasien, laissèrent à la critique une entière liberté sur le gouvernement qui n'était plus ; mais d'autres s'élevèrent pour protéger le gouvernement nouveau.

Plusieurs fautes de Dion tiennent d'ailleurs à l'état des études historiques dans son siècle. Aujourd'hui, les mémoires et les autres documents écrits ne suffisent plus à l'historien. Les monuments, les inscriptions, les médailles, sont autant de témoins irrécusables qu'il doit consulter, comparer, apprécier : au temps de Dion, ces puissants auxiliaires de la science historique n'étaient pas estimés à leur juste valeur. Il lut tout ce qui pouvait être lu, il interrogea les traditions, il compulsa les fastes consulaires, les livres lintéens, les Grandes Annales des Pontifes, les Actes du peuple et du sénat (37) ; mais nous ne voyons nulle part qu'il ait contrôlé le récit des historiens et les mémoires publics par les inscriptions gravées sur les arcs de triomphe, ou sur d'autres monuments (38).

J'arrive à ses invectives contre Cicéron (39), et je réponds sans détour : Si elles étaient autre chose qu'une déclamation, elles décèleraient un coeur bas ou un esprit faux ; mais on sait que Dion, nourri des grands écrivains de la Grèce et de Rome, ne les imite pas toujours avec discernement. Après avoir emprunté à Cicéron lui-même les violentes accusations qu'il mit dans sa bouche contre Antoine (40), il voulut sans doute, à la manière des anciens sophistes, faire la contre-partie dans la réponse de Q. Fabius Calenus : l'antagoniste d'Antoine avait frayé la route à l'antagoniste de Cicéron. Ces deux harangues blessent également la politesse et l'urbanité des temps modernes (41) ; mais, en remontant au siècle le plus brillant de l'éloquence grecque, ne voyons-nous pas l'injure ainsi poussée jusqu'à son dernier terme? Eschine et Démosthène sont-ils plus retenus que Cicéron et Calenus ?

Égaré par une imitation maladroite, Dion mit aux prises deux hommes qui tinrent une grande place dans leur siècle. Peut-être crut-il montrer la flexibilité de son talent, en parlant comme accusateur de l'un et de l'autre ? Après s'être inspiré des Philippiques contre Antoine, il se fit contre Cicéron l'écho des Anti-Philippiques (42), des Mémoires d'Octave, ou de l'histoire d'Asinius Pollion (43) : il obéit, non pas à la haine, mais à son goût pour la déclamation.

Ses accusations contre Sénèque ont été relevées avec amertume par les partisans de ce philosophe. Dion lui reproche (44) un commerce criminel avec Agrippine, des habitudes infâmes, une conduite en tout point contraire à ses maximes, la plus basse adulation pour Messaline et les affranchis de Claude, ses déclamations contre le luxe et les richesses, lorsqu'il avait cinq cents tables de bois de cèdre montées en ivoire, et sur lesquelles il prenait de délicieux repas ; lorsque sa fortune s'élevai à soixante-quinze millions de drachmes (45).

Le caractère de Sénèque a été, comme ses ouvrages, l'objet de jugements très-divers chez les anciens et chez les modernes. Au milieu des opinions les plus contradictoires, la vérité est difficile à saisir. Ses relations avec Agrippine ne reposent point sur des preuves irrécusables :

Suilius, qui les lui reproche dans Tacite (46), est un ennemi personnel, dont la malveillance a pu aller jusqu'à l'exagération ; mais si le sévère historien, qui s'est fait l'organe de ces imputations, ne se prononce pas ouvertement, il ajoute pourtant qu'elles trouvèrent de nombreux échos (47). Elles étaient d'ailleurs autorisées par les moeurs de Sénèque : on se souvenait que ses liaisons avec Julie l'avaient fait exiler en Corse.

Après la chute de Messaline, rappelé par Agrippine qui avait épousé Claude, son oncle, il devint le précepteur de Néron : son caractère ne tarda pas à se montrer sous un jour peu favorable. Néron, monté sur le trône, dut prononcer l'éloge de son prédécesseur. Il eut recours à la plume de Sénèque, qui ne rougit pas, au risque de faire rire l'auditoire, de vanter la prudence et la pénétration de Claude (48). En revanche, il publia bientôt après contre le défunt empereur l'Apokolokyntose, c'est-à-dire, la plus amère des satires. Esclave d'Agrippine pendant la vie de Claude, il se déclara son ennemi dès que Néron l'eut choisi pour ministre.

Le luxe et les richesses de Sénèque furent vivement attaqués par ses contemporains : ils l'accusaient de travailler sans cesse à accroître une fortune déjà excessive, d'effacer le prince par l'agrément de ses jardins et la magnificence de ses maisons de campagne (49). Sénèque ne niait pas son opulence : pour toute apologie, il disait qu'il n'avait pas dû repousser les libéralités de son bienfaiteur (50). Celui-ci, à son tour, répétait qu'il rougissait d'avoir donné beaucoup plus à des hommes qui étaient loin d'égaler son mérite (51). Dépouillons de tout artifice l'hypocrite résignation de Sénèque et la perfide flatterie de Néron ; ne serons-nous pas en droit de conclure que le ministre fit tout pour s'enrichir, et que le prince lui prodigua l'or, comme aux autres instruments de ses passions, jusqu'au moment où il l'accabla de sa haine ?

Dans Sénèque, le philosophe, l'instituteur du prince, l'homme d'État, étaient justiciables de l'histoire : Dion n'a fait que répéter un jugement rendu, cent ans avant lui, par des contemporains, et qui semble s'appuyer sur l'autorité du plus grave des historiens.

Les harangues lui ont aussi attiré de vives censures. Il serait superflu de discuter encore sur l'emploi des discours chez les historiens anciens. La question, souvent agitée, a été traitée tout récemment, avec autant de savoir que de finesse et de mesure, par M. E. Egger (52). Dion, moins que tout autre, pouvait s'écarter des voies ouvertes par ses modèles. Plein de leurs ouvrages, formé dès sa jeunesse aux luttes du Forum, il porta dans ses travaux historiques le goût des compositions oratoires. Il n'est pas plus blâmable qu'Appien et Hérodien : ce qu'on peut lui reprocher, c'est l'abus des harangues, et quelquefois le mauvais goût. Je me contenterai de citer le discours d'Auguste contre les célibataires (53), où des traits déclamatoires se mêlent à des renseignements du plus haut intérêt, et l'étrange langage de la reine Boadicée (54), parlant à des barbares de Nitocris et de Sémiramis, à propos d'une invasion des Romains, dans une harangue où Dion semble plus d'une fois se souvenir de celle que Tacite prête au fier Galgacus. A la vérité, il est souvent plus heureux sous le rapport de la vraisemblance et des convenances ; mais, en général, ses harangues sont trop longues et trop multipliées : mieux vaudrait qu'il eût fait moins parler les hommes, et qu'il les eût fait plus agir (55). Toutefois, la critique n'a-t-elle pas à craindre de paraître abandonner la sphère élevée où ses spéculations doivent se renfermer, quand elle va jusqu'à compter, dans tel ou tel livre, combien de chapitres sont. consacrés aux discours, et combien à la narration ? Appliqué à Hérodote, à Thucydide ou à Xénophon, à Tite-Live et à Tacite, ce calcul leur serait-il beaucoup plus favorable qu'à Dion ? Les harangues, entre les mains des historiens de l'antiquité, furent un ornement : plus d'un orateur moderne a vivifié son éloquence dans ces sources fécondes. A une époque de décadence, l'abus, comme il arrive, fut inséparable de l'imitation; mais Appien et Dion, à quelque distance qu'ils soient de leurs modèles, offrent plus d'une page où le génie antique semble renaître dans un écho lointain, mais encore fidèle.

Le dernier reproche adressé à Dion, c'est une excessive crédulité pour les songes et les prodiges. Ici encore, il faut distinguer l’histoire des temps on il vécut et celle des siècles antérieurs. Pour les temps antérieurs, il a répété ce qu'il avait trouvé dans ses guides. Mais, sans remonter jusqu'à Polybe et jusqu'à Tite-Live, Plutarque, Tacite et Suétone n'ont pas cru compromettre la dignité, de l'histoire, en rapportant de nombreux prodiges. A toutes les époques de Rome, la science augurale, à laquelle se rattachaient les prodiges, occupa une grande place dans la religion (56). Le vol des oiseaux, les phénomènes extraordinaires, le, songes, les oracles, étaient autant de révélateurs de la volonté des dieux. Les croyances populaires devaient être reproduites dans les annales nationales : Dion fut d'autant plus porté à les recueillir, qu'il leur dut un moment l'amitié de Septime Sévère. Cependant, quelques fragments permettent d'attribuer son exactitude à un respect traditionnel, plutôt qu'à une conviction profonde (57).

IV. CONCLUSION.

Des faits erronés qui s'expliquent souvent par un texte mutilé ou abrégé, et par la divergence des traditions ; des anachronismes nés du plan adopté par l'auteur; des harangues où la mesure et l'à-propos ne sont pas toujours observés; des songes et des prodiges trop minutieusement rapportés : tels sont les défauts de Dion Cassius ; mais on ne saurait mettre en doute sa bonne foi, son exactitude, ses efforts pour remplir dignement sa tâche, son respect pour la plus saine morale, son patriotisme et son indépendance.

Les guerres contre les pirates et contre Mithridate, la conjuration de Catilina, la conquête de la Gaule, les troubles politiques où Cicéron, Clodius et Milon jouèrent le principal rôle, sont esquissés à grands traits : l'historien a hâte d'arriver aux événements qui le préoccupent. La lutte entre César et Pompée, les maux de la guerre civile, la crise décisive qui commence à la dictature de César et finit au principat, sont racontés avec plus de détail. Ainsi le voulaient les convictions politiques de Dion : il était du nombre de ces Orientaux qui, appelés dans le sénat romain, s'efforçaient de faire prévaloir les idées monarchiques (58). A leur sens, la voie la plus sûre pour y parvenir, c'était de présenter le tableau énergique des malheurs qu'entraînent les excès de la liberté. Écoutez avec quelle satisfaction mal contenue il expose les changements accomplis par Auguste : « Voilà, dit-il, comment Rome reçut une constitution meilleure, et bien plus propre à assurer son salut. Elle n'aurait pu être sauvée, si elle avait continué de vivre sous un gouvernement démocratique (59). Les mêmes convictions dictèrent le célèbre discours de Mécène (60). L'époque impériale était pour Dion une époque de prédilection. Aussi , raconte-t-il longuement les règnes d'Auguste et de Tibère: il en était de même sans doute des suivants. Malheureusement, après le règne de Tibère, son ouvrage, qui nous aurait fourni d'abondants secours pour les temps où l'histoire romaine devient stérile, nous est parvenu fort abrégé.

Dion manque d'originalité ; mais il s'efforce de marcher sur les traces des grands modèles (61), et il puise, dans son commerce avec les plus beaux génies de la Grèce antique, un style et un ton qui le placent bien au-dessus de ses contemporains. Les portraits d'Annibal, de Viriathe, de Scipion l'Africain, rappellent la manière de Thucydide (62) ; la description de la bataille de Pharsale ne déparerait pas Tite-Live, et le récit de la guerre de Sextus Pompée peut figurer à côté des plus belles pages de Polybe. Enfin, le tableau de l'élévation et de la chute de Séjan (63) présente plus d'un trait digne de Tacite. Une analyse rapide justifiera cette assertion.

Séjan, par une fatale. ressemblance de moeurs et de caractère, a mérité l'affection de l'empereur : les dignités lui sont prodiguées, des statues s'élèvent en son honneur; les personnages les plus illustres, les consuls eux-mêmes, vont à l'envi saluer, chaque matin, l'heureux favori. Bientôt l'ombrageux Tibère se sent effacé : dans son ministre il ne voit plus qu'un rival, dont la perte est sur-le-champ résolue ; mais il dissimule : il veut parer sa victime, pour rendre sa vengeance plus éclatante. Il nomme donc Séjan consul, il le proclame le confident de ses pensées; dans ses lettres, dans ses entretiens, il ne l'appelle plus que son cher Séjan. Le peuple se laisse prendre au piège : partout il érige au favori des statues d'airain, à côté de celles de l'empereur : sur les théâtres, deux sièges d'or sont destinés l'un au maître, l'autre au ministre, désormais unis dans le même culte ; ou plutôt, Séjan est empereur la Rome et Tibère à. Caprée. On s'empresse autour de lui, on se bat à sa porte; chacun craint de ne pas être vu, ou d'être vu 1e dernier. L'empereur, qui a tout observé, croit que le moment de frapper est enfin venu. Par une conduite capricieuse, il commence à détacher le peuple et le sénat de leur idole ; puis il fait répandre le bruit que Séjan va être investi de la puissance tribunitienne. En même temps, il envoie à Rome Naevius Sertorius Macron, nommé secrètement chef des cohortes prétoriennes, à la place de Séjan. Macron arrive, de nuit, dans la capitale de l'Empire, et se rend incontinent chez le consul Memmins Régulus, qu'il met dans la confidence des projets de l'empereur. Aux premiers rayons du jour, il court au mont Palatin , où le sénat s'est réuni, dans le temple d'Apollon. Séjan ne siège pas encore : Macron le rencontre, et comme le favori parait fort affligé de n'avoir point reçu des lettres de son maître, Macron, pour le consoler, lui annonce, loin de tout témoin, qu'il est chargé de le revêtir de la puissance tribunitienne : Séjan , transporté de joie, s'élance dans le sénat. Cependant Macron a fait connaître aux prétoriens le décret qui les met sous son commandement : il leur ordonne de s'éloigner, et les remplace par les gardes de nuit. Il entre aussitôt dans le sénat, remet aux consuls la lettre de l'Empereur, sort avant qu'ils n'en donnent lecture, et, après avoir chargé Lacon de veiller en ce lieu à la tranquillité publique, il se rend auprès des prétoriens, pour prévenir lui-même tout désordre de leur part.

En ce moment, on lut dans le sénat la lettre de l'Empereur., elle était longue, et composée avec la plus perfide habileté. Les griefs contre Séjan n'étaient pas présentés collectivement : au début, Tibère parlait même d'autre chose. Venait ensuite un léger blâme dirigé contre le favori : puis il était encore question d'un tout autre sujet. Enfin Séjan était attaqué de nouveau, et l'Empereur déclarait que deux sénateurs dévoués à son ministre, et ce ministre lui-même, devaient être mis en prison... Alors quel subit changement ! Ces mêmes sénateurs qui, avant la lecture du message impérial, faisaient entendre des acclamations en l'honneur de Séjan prêt à recevoir la puissance tribunitienne, quittent leurs sièges Ils ne veulent plus se trouver à côté de celui qu'ils se glorifiaient naguère d'avoir pour ami. Les tribuns du peuple et les préteurs l'entourent pour l'empêcher de sortir, dans la crainte qu'une émeute n'éclate, s'il se montre hors du sénat.

La lecture de la lettre est à peine terminée, et déjà mille clameurs retentissent contre Séjan : les uns le maudissent, parce qu'il leur a fait du mal ; les autres, parce qu'ils le redoutent ; ceux-ci désavouent leur ancienne amitié, ceux-là expriment la joie que leur cause sa chute. Enfin il est entraîné hors du sénat et conduit en prison par Régulus, escorté des autres magistrats (64).

Ce récit est suivi de quelques réflexions. Ici je laisse parler l'historien : « Jamais plus mémorable exemple de la fragilité humaine ne prouva qu'il n'est permis à personne de s'enorgueillir. Ils mènent en prison, comme le plus faible des mortels, celui que, dès l'aurore, ils avaient tous accompagné au sénat, comme un homme beaucoup plus puissant qu'eux ! Naguère il leur paraissait digne de mille couronnes, et maintenant ils le chargent de chaînes ; naguère ils lui servaient de cortège, comme à leur maître ; et maintenant ils le gardent comme un fugitif, et ils arrachent de ses mains le voile dont il veut couvrir sa tête. Ils l'avaient décoré de la toge bordée de pourpre, et maintenant ils le frappent sur la joue ! Ils s'étaient prosternés à ses pieds, ils lui avaient offert des sacrifices comme à un dieu ; et maintenant ils le conduisent à la mort ! Le peuple aussi, accouru sur son passage, lui reprochait avec mille imprécations la mort de plusieurs citoyens, et se moquait des rêves de son ambition. Il renversait toutes ses statues, les faisait voler en éclats et les traînait dans la boue, comme s'il eût assouvi sa fureur sur Séjan lui-même, qui put voir ainsi à quels supplices il était réservé. On le mit en prison : bientôt après, que dis je ? le jour même, le sénat s'assembla dans le temple de la Concorde, situé prés delà : profitant de l'état des esprits, et ne voyant autour de Séjan aucun prétorien, il le condamna à la peine capitale. Séjan fut donc précipité du haut des gémonies, livré pendant trois jours aux insultes de la populace, et jeté enfin dans le Tibre (65). »

L'intérêt du récit, le choix et la sobriété des détails, la convenance et la mesure du style, placent cette narration à côté des plus belles pages des historiens de l'antiquité. A la vérité, Dion en a peu d'aussi remarquables ; mais, ne l'oublions pas, il vivait à une époque où la littérature grecque n'enfantait guère que des rhéteurs et des sophistes. Élevé à leur école, il sentit le besoin de se dépouiller de la maille bithynienne (66), et de combattre l'influence de son siècle par l'étude des modèles. Il s'attacha donc à Thucydide, comme Appien à Xénophon : s'il ne put triompher des défauts de son éducation et de son temps, ses efforts ne furent pas toujours impuissants. De Thucydide à Dion, il y a toute la distance qui sépare le génie du talent de l'imitation ; mais quand il s'agit d'un écrivain qui jeta un dernier éclat sur une littérature dont l'antique splendeur ne devait renaître qu'à la voix des défenseurs du christianisme, ne faut-il pas tenir compte des circonstances qui agirent sur son esprit et sur son style ? A ce point de vue, Dion est encore un digne représentant de la muse de l'histoire. s'il n'a pas l'énergie de Thucydide, la pureté, la douceur et l'abondance de Xénophon, il se montre avec avantage à côté d'Appien, et il est bien supérieur à hérodien, qui lui-même ne doit pas être confondu avec les fastidieux compilateurs de l'Histoire Auguste.

(1) C'est là qu'ont été puisés tous les renseignements réunis et discutés par Nic. Carmin. Falconi, Q. Cassii Dionis Cocceiani Romanae Hist., t. I, Neapoli, 1747, in-fol., Prolegom. ch. II ; par Reimar, de Vita et sriptis Cassii Dionis t. VII, p. 506-572, éd. de Sturz, et par Fabricius, Bibl. Gr., t. V, p. 140 et suiv. , éd. Harles : il me suffira de les résumer. Cf. M. E. Egger, Examen critique des Historiens d'Auguste, ch. VIII.

(2) Cf. § III, p.. IX-X.

(3) Dion, liv. LXXVII, 9.

(4) Liv. LXXVIII, 8.

(5) Liv. LXXIX, 7.

(6) Liv. LXXX, 1.

(7) Dion parle de ce second consulat, I,1, 2 : Hosa ge kai mechri tês deuteras mou hupateias eprachthê, diêgêsomai. Cf. I.1.5, et Orelli , Inscript. Latin., t. 1, p. 258, n° 1177. Il est attesté par une inscription que M. Borghesi a publiée dans le Bulletin de correspondance de l'Institut archéologique, août et septembre 1839, n° VIII et IX, p. 136 :

IMP DOMINO N
SEVERO ALEX
ANDRO AVG III
ET CASSIO DIONe
II cos
L. POMPONIUs
CONSTANS ET
M. VRSINIVS Vc,
RVS. II. VIR
deDlCAVERVNT.

M. Borghesi en fait connaître l'origine et ressortir l'utilité, I. 1 : Pocchi anni sono nella chiesa di Rabenten, parrochia Kienberg, nella Baveria Superiore, fu scoperta la seguente iscrizione, che servira di gradino all' altare laterale da mano manca... Crediamo opportuno di publicaria, perche ricorda il celebre storico Cassio Dione, e perche torna a confermare il suo duplice consolato nel 229 di Christo. messo non ha guari in questione da un valentissimo archeologo.

(8) Même livre, .5.

(9) Livre LXXX,.5.

(10) Fragment XVI, p. 35 de cette édition.

(11) Fragment IX, p. 15 de cette édition.

(12) Fragment I, p. 3 de cette édition.

(13) Cf. p. 1, et pour les détails Reimar, 1. 1. § 7, t. VII, p. 521, éd. de Sturz.

(14) Cf. § I, p. II.

(15) Liv. LXXIV, 3.

(16) Liv. LXXII., 23 : : Biblion ti peri tôn oneiratôn kai tôn sêmeiôn, di'hôn ho Sebêros tên autokratora archên êlpise, grapsas edêmosieusa, kai autôi kai ekeinos pemphthenti par' emoi entuchôn, polla moi kai kala antepesteile.

(17) Liv LXXII, 23.

(18) Aelius Lampride, Vie de Commode, Hist. Aug. p. 76, éd. de Casaub., Paris, 1803 : Hunc tamen Severus imperatur amantissimus nominis sui, odio (ut videtur) senatus, inter deos retulit, flamine addito quem ipse vivus sibi paraverat .... Ut natalis ejus celebraretur instituit. Cf. Spartien, Vie de Sévère, I. 1., p. 100.

(19) Dion, LXXV, 7. Spartien, I. 1. : Quod Severus ipse in Marci familiam transire voluerit. L'inscription, citée par Casaubon. (T. I. Notes, p. 259) à propos de ce passage, est très précise :

IMP. CAESAR. DIVI. MARCI
ANTONINI. PII. GERM. SARMATICI
FILIVS. DIVI. COMMODI. FRATER

(20) Voyer les savantes recherches de l'exact Tillemont, dans ses notes sur Commode et Pertinax, Hist. des empereurs, t. II, p.564-569 ; sur Sévère, Caracola, Macrin, Elagabale, I. III, p. 447-475.

(21) Liv. LXXII, 4

(22) Même liv., 18.

(23) Liv. LXXII, 20.

(24) Liv LXXII, 21

(25) Liv LXXVI, 8.

(26) Liv. LXXIX, 7.

(27) Liv. LXXX, 1 et 2.

(28) Liv. LXXIII, 12.

(29) Il sera bon de lire, à ce sujet, les deux paragraphes de Reimar, § 21, Noevi Historiae Dionis, et § 22 .Dio in nonnullis defendendus et excusandus, l.I. p. 547-553. Cf. les Prolégomènes de Nic. Carmin. Falconi, I. I. chap. VI et VII, et l'ingénieuse dissertation de M. E. Egger, dans l'Examen critique des Historiens d'Auguste, ch. VIII.

(30) cf. R. Wilmans, De Dionis fontibus et auctoritate Berlin, 1835, ch. VII, p. 41-42.

(31) Liv. LI, 1.

(32) Liv. LIII, 19. :

(33) Montsquieu, Grandeur et Décadence des Romains, ch. VIII, à la fin : « Dion remarque très-bien que, depuis les empereurs, il fut plus difficile d'écrire l'histoire : tout devint secret; toutes les dépêches des provinces furent portées dans le cabinet des empereurs; on ne sut plus que ce que la folie et la hardiesse des tyrans ne voulurent point cacher, ou ce que les historiens conjecturèrent. »

(34) Cf. M. Egger, I. 1., p. 288.

(35) Suétone, Vespasien, VIII.

(36) Annales des Pontifes, IIème partie, p. 112 et suiv.

(37) Liv. LVII, 12 ; 16; 23.

(38) Témoin l'arc triomphal de Suse, le trophée des Alpes, etc. cf. l'Index de Dion, dans Reimar, t. II, p. 1571, aux mots apsis tropaiophoros.

(39) Liv. XLVI, 1-28.

(40) Liv. XLV, 18-47. Celle harangue est un résumé des Philippiques, et surtout de la deuxième, dans laquelle Cicéron peint avec les plus effrayantes couleurs les vices et les crimes d'Antoine, et où il représente sa vie comme une longue suite de débauches, de violences et de rapines.

(41) « Chez les Romains comme chez les Grecs, dit Gueroult dans son introduction à la 2ème Philippique, la satire personnelle pouvait se donner toute licence : c'est d'après ces réflexions, et non d'après nos moeurs, qu'il faut lire, dans quelques discours des orateurs anciens, ces invectives que notre goût condamne, et qui étaient autorisées par les moeurs républicaines. » Oeuvres de Cicéron, t.. XV, éd. de M. J. V. Le Clerc.

(42) Plutarque. Cic. XLI, fait mention de la réponse d'Antoine aux Philippiques.

(43) Dion n'a pas imité la prudente réserve de Plutarque, justement louée par M. J. V. Le Clerc, dans la préface de sa traduction de la vie de Cicéron : « Il avait entre les mains l'Histoire d'Asinius Pollion (Senec. Suasor.7), guide peu sûr, si l'on en juge par la perfidie de ses protestations, au moment même où il ne songeait qu'à trahir (Epist. Fam., X, 31-33), et les Mémoires d'Octave (Suétone, Aug., ch. 85), d'où il parait avoir tiré ce qu'il dit à la fin du chap. 45 sur le consulat demandé par Cicéron, et plus bas sur les efforts d'Octave pour faire effacer de la liste des proscrits le nom de celui qu'il avait appelé son protecteur et son père. Sans doute les récits d'Auguste et de Pollion devaient être lus avec défiance; et lorsqu'on se rappelle quel usage en a fait Dion Cassius, ainsi que des déclamations et des libelles répandus par Antoine en Italie et dans tout l'orient (Plut. ch. 41), on ne peut qu'admirer la fermeté d'esprit et la sagesse de critique dont Plutarque a fait preuve dans toute cette partie, où il n'était pas facile de démêler la vérité à travers tant de mensonges. (Oeuvres de Cicéron, t. I, Ière partie, p. 99-100 de l'édition in-18.)

(44) Liv. LXI, 10.

(45) Ousian heptakischiliôn kai pentakosiôn muriadôn ektêsato, l. I, ou trois cents millions de sesterces, comme dans Tacite, XIII, 42. Cf. Gronove, De Pecum. vet. IV, II, p. 331.

(46) Annales, XIII, 42.

(47) Nec deerant qui haec iisdem verbis , aut versa in deterius Senacae deferrent. I, I, 43.

(48) Tacite, Annal., XIII, 3. Jusqu'à Néron, les empereurs avaient composé eux-mêmes ces sortes d'éloges.

(49) Tacite, Annal., XIV, 52.

(50) Una defensio occurrit, quod muneribus tuis obniti non debui, l. I. 53.

(51) Licet mulla videantur, plerique, haud quaquam artibus tuis pares, plura tenuerunt. Pudet referre libertinos qui ditiores spectantur; I. I, 55.

(52) Examen critique des Historiens d'Auguste, Appendice I,.p. 341-356.

(53) Liv. LVI, 4 et suiv.

(54) Liv, LXII, 3-7.

(55) Wilmans, l I .ch. VI, p. 32.

(56) Cf. À ce sujet, un passage classique de Cicéron, De Divinat., I, 2, cité dans les Eclaircissements, à la fin de ce volume p 350, note sur le Fr. XXV.

(57) cf. le Fragment CXC, p. 308 de cette édition.

(58) Gibbon, Histoire de la décadence de l'Empire romain, ch. V : « Sous le règne de Sévère, le sénat fut rempli d'orientaux qui venaient étaler dans la capitale le luxe et la politesse de leur patrie. Ces esclaves éloquents, et doués d'une imagination brillante, cachèrent la flatterie sous le voile d'un sophisme ingénieux, et réduisirent la servitude en principe Les jurisconsultes et les historiens enseignaient également que la puissance impériale n'était point une simple délégation ; mais que le sénat avait irrévocablement cédé tous ses droits au souverain. ils répétaient que l'empereur ne devait point être subordonné aux lois ; que sa volonté arbitraire s'étendait sur la vie et sur la fortune des citoyens, et qu'il pouvait disposer de l'État comme de son patrimoine. Les plus habiles de ces jurisconsultes, et principalement Papinien, Paulus et Ulpien, fleurirent sons les princes de maison de Sévère. Ce fut à cette époque que la jurisprudence romaine, liée intimement au système de la monarchie, parut avoir atteint le dernier degré de perfection et de maturité. »

Dans une note il ajoute : « Dion Cassius semble n'avoir en d'autre but, en écrivant, que de rassembler ces opinions dans un système historique. D'un autre côté, les Pandectes montrent avec quelle assiduité les jurisconsultes travaillaient pour la cause de la prérogative impériale. »

(59) Liv. LIII, 19.

(60) Liv. LII. 14 et suiv. Il a été commente par Fr. Barneveck. Sa dissertation avec quelques additions de Boecler, a été publiée en 1712. Cf. Boecleri opp., Argentor, in-4°, t. II, p. 701-775.

(61) Cf. le passage de Dion, LV, 12, cité plus loin, p. XXXVI, note 1.

(62) L'imitation est souvent frappante. Dion, Fragment CLXIX, p. 270 de cette édition, dit, en parlant d'Annibal la même chose que Thucydide quand il s'exprime au sujet de Thémistocle, 1, 138.

(63) Liv. LVII, 19-22, et liv. LVIII, 4-19.

(64) Dion , liv. LVIII, 10.

(65) Dion, liv. LVIII. 11.

(66) Reimar, De Vita et Scriptis Cassii Dionis, § 19, I. I. p. 544: Vereor ne doctiss. Jacobus Palmerius magis suspicionibus et conjecturis suis egisse videatur contra Dionem quam certis documentis, quando passim in Exercitationibus ad optimos auctores graecos vocabula quaedam Dionis sollicitat, velut manantia ex Hellenismo Asiatico, id est Hellenismo non optimo, nempe ex Nicaeorum suorum dialecto, ut Dio in iis bithunidzein potius quam attikidzein judicandus sit.

Le célèbre éditeur fait allusion à ce passage de Dion, LV, 12.

 

 

 

 

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