Chants

ANONYME 

 

CHANTS

 

Oeuvres numérisées par Marc Szwajcer

 

CHANT DE LOUIS III.

 

 

Le Ludwigslied ou Rithmus Teutonicus (en français, « la chanson de Louis ») est un poème écrit en haut-allemand ancien, en l'honneur de la victoire de l'armée franque de Louis III de France sur les Danois (Vikings) le 3 août 881 à Saucourt-en-Vimeu en Picardie. Il est considéré comme l’un des plus anciens témoignages de la langue germanique.

C’est un chant de louange dont la musique est perdue mais dont les cinquante-neuf vers allitérés nous sont parvenus « clandestinement » sur les derniers feuillets d’un recueil de sermons de Grégoire de Naziance. Le texte aurait été destiné à l’édification des hôtes « germanophones » de l'Abbaye de Saint-Amand dont l'abbé Gozlin était alors proche de l'entourage royal.

Le poème est d'inspiration chrétienne. Il présente les raids Vikings comme un châtiment divin : Dieu aurait fait que les Hommes du Nord traversent les mers pour rappeler aux Francs leurs péchés, et inspire à Louis de se mettre en guerre pour aider son peuple. Louis prie Dieu avant et après la bataille. Le poème loue la piété du roi. Cependant cela reste un Prieslied (chant germanique en l'honneur d'un guerrier), courant dans la tradition orale des peuples germaniques.

Le poème est transcrit dans un manuscrit du IXe siècle du monastère de Saint-Amand, aujourd'hui conservé à la bibliothèque municipale de Valenciennes (Codex 150, f. 141v-143r), sur le même feuillet que la Séquence de sainte Eulalie.

Il a été rédigé dans l'entourage du roi, peu après la bataille et avant la mort du roi Louis III, le 5 août 882 car, dans le poème, ce dernier est présenté comme encore vivant : « Je connais un roi, nommé le seigneur Louis / Qui sert Dieu volontiers, et que Dieu récompense, je le sais. » Pourtant, l'entête du poème Ritmus teutonicus de piae memoriae Hluduice rege (« chant franc à la mémoire du roi Louis ») laisse à penser qu'il s'agit d'une copie d'un texte plus ancien, postérieure à la mort du roi.

Redécouverte

Le texte fut découvert en 1672, à l'abbaye de Saint-Amand, par Dom Mabillon, qui en fit une copie imparfaite et qui confia à Johannes Schilter le soin de l'éditer. Celui-ci le publia en 1696, mais le texte original restait inconnu, Schilter n'ayant travaillé que sur la copie de Mabillon.

Ce n'est qu'en 1837 pour qu'August Heinrich Hoffmann von Fallersleben retrouva le manuscrit à la Bibliothèque de Valenciennes.

 
CHANT DE LOUIS III.

Pendant que Louis le Germanique et Charles le Chauve, se disputant l'héritage de Lothaire, agitaient le midi de l'Europe et léguaient à leurs fils des dissensions funestes, la France était ouverte aux courses des Normands qui devenaient toujours plus menaçantes. Robert le Fort, leur vaillant adversaire, avait péri à la bataille de Briserte; et leurs barques, remontant tous les fleuves, pénétraient dans le cœur du royaume. L'Escaut, la Somme, la Seine et la Loire étaient rougis de sang et chargés de dépouilles ; Paris même était menacé, et les attaques subites, les surprises meurtrières se multipliaient de toutes parts.

Au milieu de ces péripéties cruelles qui tenaient en éveil toutes les populations, chaque succès remporté sur les envahisseurs excitait le plus vif enthousiasme. Quelquefois le cri de délivrance, s'élevant du milieu des cloîtres, revêtait une forme poétique pleine d'élan et d'onction religieuse, comme nous le voyons par le chant tudesque composé en l'honneur de Louis III, petit-fils de Charles le Chauve, qui avait, en 881, vaincu les Normands à Saucourt. Il est écrit en distiques rimés, dans le style ferme et concis que semblait réclamer le sujet, et avec toute l'effusion de la foi jointe à l'amour de la patrie. Le combat n'y est qu'indiqué ; l'idée d'une délivrance providentielle est celle qui domine toutes les autres ; mais le caractère du roi Louis, collègue généreux de son frère Carloman, n'en ressort pas moins avec noblesse du milieu de ce naïf récit.

Rithmus Teutonicus de piae memoriae

Hluduico rege filio hluduici aeq; regis

 

« Je connais un souverain, le roi Louis, fidèle au culte de Dieu qui le récompense de sa foi.

« Jeune encore, il perdit son père. Dans ce malheur, Dieu lui-même l'accueillit et voulut devenir son guide.

« Il lui donna pour compagnons des chevaliers intrépides; il lui donna un trône dans le pays des Francs. Puisse-t-il en jouir de longues années !

« Louis partagea le trône avec Carloman, sou frère, par un accord équitable et loyal.

« Après ce pacte, Dieu voulut l'éprouver ; il voulut voir s'il supporterait les peines.

« Il permit que les guerriers païens envahissent ses états, que les Francs devinssent leur esclaves.

« Les uns se perdirent aussitôt, les autres furent vivement tentés ; quiconque s'abstenait du mal était accablé d'outrages.

« Chaque brigand armé, enrichi de rapines, enlevait un château et devenait ainsi noble.

« L'un vivait de mensonge, l'autre d'assassinat, l'autre de défection ; chacun s'en glorifiait.

« Le roi était troublé, le royaume en désordre; Christ étant irrité permettait ces malheurs.

« Mais Dieu eut pitié de nous ; il connaissait notre détresse, il ordonna à Louis de marcher en toute hâte.

« O roi Louis ! secours mon peuple, car les Normands l'oppriment avec dureté.

« Louis répondit alors : Seigneur, je le ferai; la mort ne m'empêchera pas de suivre tes commandements.

« D'après l'ordre de Dieu il leva l'oriflamme, il marcha par la France au devant des Normands.

« II rendait grâces à Dieu, en attendant sa venue, il disait : Seigneur, nous voici pour t'attendre.

« Alors l'illustre Louis s'écria d'une voix forte : Courage, guerriers, compagnons de mon sort !

« — Dieu m'a conduit ici ; mais il faut que je sache si c'est d'après vos vœux que je marche au combat.

« — Je m'exposerai à tout, pourvu que je vous sauve. Qu'ils me suivent tous ceux qui sont fidèles à Dieu!

« — Cette vie nous est acquise tant que Christ nous l'accorde ; nos corps sont sous sa garde, c'est lui qui veille sur nous.

« — Quiconque, servant Dieu avec zèle, sortira vivant de cette lutte, aura de moi une récompense ; s'il meurt, ce seront ses enfants.

« Il s'arme à ces mots de l'écu et de la lance, il vole sur son coursier pour punir ses ennemis.

« Il ne fut pas longtemps à trouver les Normands. —Dieu soit loué! s'écrie-t-il, en voyant ceux qu'il cherche.

« Chevauchant vaillamment, il entonne l'hymne sacré, et tous chantent ensemble : Seigneur, aie pitié de nous !

« L'hymne fut chanté, le combat commencé, le sang baigna le visage des Francs qui jouaient de leurs armes.

« Les chevaliers se vengèrent, mais surtout le roi Louis. Prompt et intrépide, telle était sa coutume.

« Il frappait l'un, il perçait l'autre ; il abreuvait ses ennemis d'amertume, et leurs âmes s'échappaient de leurs corps.

« Bénie soit la puissance de Dieu ! Le roi Louis fut vainqueur. Grâces soient rendues à tous les saints ! A lui fut la victoire.

« Le roi Louis fut heureux ; autant il était prompt, autant aussi il fut ferme dans l'épreuve. Maintiens-le, ô Seigneur, dans toute sa majesté ! »


 

CHANT D’ANNO

 

Le chant d'Anno est un panégyrique de saint Anno, archevêque de Cologne († 1075, canonisé en 1183) ; l’auteur en est inconnu ; l'œuvre, qui semble dater du xiie siècle, est riche en descriptions heureuses, en images hardies, et Herder a pu dire que c'était un véritable « hymne pindarique » : l'archevêque y est caractérisé comme homme, comme chrétien et comme personnage politique.

 

1.

« Souvent nous avons entendu célébrer le passé, les combats des héros, la prise des forteresses, la rupture des alliances les plus chères, la chute des plus puissants monarques ; il est temps que nous pensions enfin au terme de notre propre vie. Christ, notre bon Sauveur, nous avertit par tant de miracles ! Comme il vient de le faire à Sigeberg, par cet homme vénérable le saint évêque Anno, d'après sa volonté divine, afin que nous veillions sur nous-mêmes jusqu'au moment où de cette vie d'exil nous passerons à celle qui dure éternellement.

2.

« Au commencement du monde, quand la parole fit jaillir la lumière, quand la main puissante du Créateur produisit tant d'œuvres merveilleuses, elles les divisa toutes en deux parts : le monde visible, le monde intellectuel. Combinées par la sagesse divine, ces deux parts réunies formèrent l'homme, corps et esprit, premier être après l'ange. Toute création est renfermée dans l'homme, ainsi que nous le dit l'Évangile; selon l'expression des Grecs, il constitue un troisième monde. Telle était la gloire destinée à Adam, s'il eût su veiller sur lui-même.

3.

« Quand Lucifer se livra au mal, quand Adam viola la loi divine, Dieu fut d'autant plus courroucé qu'il voyait régner l'ordre dans toutes ses autres œuvres. La lune et le soleil répandaient leur lumière avec joie, les astres, fidèles à leur cours, produisaient le froid et la chaleur, le feu s'élevait aux hautes régions, la foudre et le vent suivaient leur vol rapide ; les nuages portaient la pluie féconde, les eaux s'écoulaient sur les pentes, les fleurs émaillaient les campagnes, le feuillage ombrageait les bois, les animaux avaient leur marche prescrite, le ramage des oiseaux était doux à entendre; chaque créature suivait la loi que le Seigneur lui avait donnée. Les deux êtres seulement qu'il créa les meilleurs se détournèrent de lui dans leur folie, première source d'une multitude de maux.

4.

« On sait comment le démon séduisit l'homme; il voulut l'avoir pour esclave, et les cinq âges du monde furent entraînés par lui aux enfers. Enfin, Dieu envoya son Fils pour nous affranchir du péché; il se donna pour nous en sacrifice et brisa le pouvoir de la mort. Descendu sans péché aux enfers, il en triompha par sa force, et le démon perdit son empire. Appelés dès lors à la liberté, nous sommes devenus chrétiens par le baptême; grâces en soient rendues au Seigneur!

5.

« Christ leva l'étendard de sa croix et envoya douze messagers sur la terre ; il les revêtit d'une force céleste qui les fit triompher de l'erreur. Pierre soumit Rome, le sage Paul convertit les Grecs, André fut vainqueur à Patras, Thomas dans l'Inde, Matthieu dans l'Éthiopie, Simon et Jude en Perse, Jacques à Jérusalem, mais il repose maintenant dans la Galice. Jean prêcha avec onction à Éphèse, et de sa tombe sort une manne céleste qui, de nos jours encore, guérit bien des douleurs. Une foule d'autres martyrs, qu'il serait trop long de nommer, scellèrent de leur sang la volonté du Christ, et, par de rudes travaux, arrivèrent au Seigneur qui maintenant les comble de gloire.

6.

« Les Francs, ces fils de Troie, doivent rendre grâces à Dieu qui leur a envoyé tant de saints, réunis surtout à Cologne où reposent les guerriers de saint Maurice, et les onze mille vierges immolées pour le Christ, et tant de vénérables évêques qui ont opéré des miracles, comme on le dit de saint Anno ; louons-en le Sauveur par nos chants!

7.

« Il fut évêque consacré à Cologne. Dieu soit loué que la plus belle de toutes les villes d'Allemagne ait eu pour chef l'homme le plus vertueux que le Rhin ait vu sur ses bords ! Ainsi la ville voit sa gloire rehaussée par l'éclat d'une domination si sage, et la vertu du saint est d'autant plus célèbre qu'il gouverna une si noble cité. Si Cologne est illustre parmi les villes, saint Anno fut digne de sa grandeur.

8.

« Voulez-vous connaître l'origine des cités? Remontez avec moi dans le sombre paganisme, car c'est là que commença leur force. Ninus fut le premier homme qui entreprit la guerre : il saisit, dans sa soif pour la gloire, le bouclier et la lance, le haubert et la cuirasse; s'armant pour le combat, il durcit l'acier des casques et commença des invasions hostiles. Jusque-là les hommes étaient paisibles; chacun cultivait son champ sans s'occuper de celui des autres, ils ignoraient le métier des armes, et Ninus s'en réjouit dans son cœur.

9.

« Ninus apprit à ses guerriers à supporter les travaux, à chevaucher en armes, à affronter les périls, à lancer et à parer les traits. Il ne leur laissa point de repos qu'il n'eût conquis tout le pays d'Asie. Il y construisit une ville, large d'une journée de marche, longue de trois, il y fonda une vaste puissance et l'appela, d'après son nom, Ninive, où plus tard la baleine rejeta le prophète Jonas.

10.

« Sa femme fut Sémiramis qui fit construire l'antique Babylone avec les briques que brûlèrent les géants, quand l'audacieux Nimrod leur conseilla dans sa folie d'élever, contre la volonté de Dieu, une tour de la terre jusqu'au ciel. Le Seigneur les en empêcha lorsque, par sa puissance, il les divisa dans les soixante-dix langues qui existent encore dans le monde. Avec les débris de ce colosse, Sémiramis bâtit un mur carré, de soixante-quatre lieues d'étendue ; la tour s'élevait à quatre mille toises. Dans cette ville les rois s'illustrèrent; elle fut le siège de puissants Chaldéens, qui, après avoir dévasté maints pays, brûlèrent enfin Jérusalem.

11.

« Ce fut le temps où parla le sage Daniel, où il raconta comment il avait vu en songe les quatre vents du globe luttant au-dessus des mers, et comment du sein des mers sortirent quatre animaux terribles. Les vents sont les quatre anges qui veillent sur tout le globe, les animaux sont les quatre monarchies qui devaient embrasser le monde entier.

12.

« Le premier animal était une lionne douée de l'intelligence humaine. Elle marquait tous les rois de Babylone dont la puissance et la sagesse assurèrent la gloire de leurs états.

13.

« L'autre animal était un ours sauvage, armé de trois rangs de dents ; il brisait tout obstacle et l'écrasait entre ses griffes. Il indiquait les trois royaumes qui commencèrent à tout soumettre dans le temps où Cyrus et Darius subjuguèrent l'empire d'Assyrie, où ces deux puissants rois détruisirent Babylone.

14.

« Le troisième animal était un léopard pourvu de quatre ailes d'aigle, symbole du Grec Alexandre, qui parcourut la terre avec ses quatre années, jusqu'à ce qu'il vil les colonnes d'or qui lui marquaient l'extrémité du monde. Il pénétra dans les déserts de l'Inde, où il conversa avec deux arbres ; porté par deux griffons, il monta dans les airs; renfermé dans un bocal de verre, il se fit plonger dans l'Océan. Alors ses serviteurs perfides jetèrent au loin les chaînes en s'écriant: « Si tu cherches les merveilles, nage au fond de l'abîme. » Il vit alors flotter devant lui des monstres marins, moitié poissons, moitié hommes, et grande était sa surprise.

13.

« Le sage roi pensa alors comment il se sauverait de ce danger; le flux le portait vers le fond, où le verre lui laissa voir mille merveilles, jusqu'à ce que de son sang il teignît la mer impétueuse. A peine eût-elle reçu ce sang, qu'elle rejeta le roi sur le rivage. Ainsi il retourna dans son royaume où il fut reçu avec joie par les Grecs. Il fit encore bien des choses merveilleuses et s'empara des trois quarts du globe.

16.

« Le quatrième animal était un sanglier, symbole des intrépides Romains. Ses griffes étaient de fer; qui eût pu le saisir? Ses dents étaient de fer; qui eût pu le dompter? Ce sanglier sauvage indiquait bien que la liberté devait régner à Rome. Il portait dix cornes avec lesquelles il renversait ses ennemis; sa force était irrésistible, et Rome soumit le monde entier.

17.

« Les dix cornes marquaient dix souverains qui marchèrent à la guerre avec Rome. La onzième corne s'élevait jusqu'au ciel et les astres luttaient contre elle; elle avait des yeux et une bouche, chose inouïe dans tout autre temps. Elle prononçait des blasphèmes contre Dieu qui sut bientôt en tirer vengeance. Ce signe indiquait l'Antéchrist, qui est encore à venir dans ce monde, et que Dieu, par sa puissance, précipitera dans les enfers. Ainsi fut accompli tout le songe, comme l'avait prescrit l'ange céleste.

18.

« Les Romains inscrivirent sur une table d'or trois cents sénateurs pour protéger les mœurs, pour veiller et le jour et la nuit à la défense de l'honneur national. Après eux vinrent les généraux, parce Rome ne voulait point de rois. Ce fut alors qu'elle envoya César, d'après lequel sont appelés les empereurs, à la tête de légions nombreuses pour soumettre la terre d'Allemagne. César y combattit mainte année, parce qu'il ne pouvait parvenir à soumettre des ennemis aussi opiniâtres. Enfin il les reçut à discrétion, et ce fut la cause de sa grandeur.

19.

« Au milieu des montagnes il lutta contre les Souabes, dont les ancêtres étaient venus en troupes nombreuses à travers l'étendue des mers. Ils avaient placé leurs tentes auprès du mont Suébo, d'où leur fut donné le nom de Souabes : peuple sage dans les conseils, habile dans la parole, souvent éprouvé pour sa valeur guerrière, toujours prêt à user de ses armes, qui toutefois fléchirent devant César.

20.

« Quand la Bavière s'opposa à sa marche, il assiégea la ville de Ratisbonne. Il y trouva des casques et des cuirasses et maint brave guerrier qui défendait les murs. Quels hommes étaient ces guerriers, nous le voyons par les récits païens, où les mots noricus ensis signifient une épée bavaroise, et l'on prétend que jamais nulle épée n'a mieux mordu à travers un casque. Ce fut la sauvegarde de ce peuple, dont les ancêtres vinrent jadis de l'Arménie, de cette contrée où Noé sortit de l'arche après que la colombe voyageuse eut rapporté la branche d'olivier. Les traces de l'arche existent encore sur la cime du mont Ararat, et l'on dit qu'il se trouve, bien loin encore, des peuples qui parlent allemand du côté de l'Inde. Les Bavarois aimèrent toujours la guerre, et la victoire de César lui coûta des flots de sang.

21.

« L'inconstance des Saxons lui donna beaucoup de peine; lorsqu'il croyait les avoir subjugués, ils se levaient de nouveau contre lui. Ils descendaient, dit-on, des guerriers d'Alexandre, qui parcourut le monde entier en douze ans ; lorsqu'il mourut à Babylone, quatre de ses généraux se partagèrent l'empire et prirent le titre de rois ; les autres errèrent jusqu'à l'Elbe où les Thuringiens s'opposèrent à eux. Comme ceux-ci nommaient saxes les grands couleaux avec lesquels ces guerriers les vainquirent dans une attaque perfide, au moment de conclura la paix, ils reçurent de ces couteaux le nom de Saxons. Malgré toute leur résistance, ils durent se soumettre aux Romains.

22.

« César parvint alors à ses anciens alliés, aux nobles Francs, dont les ancêtres descendaient comme lui de l'antique ville de Troie détruite par les Grecs. Dieu ayant prononcé entre les deux armées, plusieurs des Troyens survécurent, tandis que les Grecs furent bannis de leur patrie. Car, pendant les dix années du siège, leurs femmes contractèrent de nouveaux liens et conspirèrent contre la vie de leurs maris. C'est ainsi que périt le roi Agamemnon ; c'est ainsi que les autres subirent de longs revers, et que les guerriers d'Ulysse furent dévorés par le Cyclope. Ulysse s'en vengea par les armes en lui crevant l'œil dans son sommeil. La race des Cyclopes, établie en Sicile, était haute comme un arbre et n'avait qu'un œil au front; maintenant le Seigneur les a bannis loin de nous au milieu des forêts de l'Inde.

23.

« Les Troyens errèrent au loin dans le monde, en cherchant un nouveau séjour. Hélénus, un des chefs vaincus, épousa la veuve de l'intrépide Hector et posséda avec elle dans la Grèce une partie de l'empire de ses ennemis ; là il fonda une nouvelle Troie, qui subsista longtemps après lui. Anténor était parti d'avance, parce qu'il prévoyait la chute de Troie ; il fonda la ville de Patavie, auprès de la rivière Timave. Énée choisit l'Italie, et, lorsqu'il trouva la truie et ses trente petits, il fonda la ville d'Albe, premier berceau de Rome. Francon s'établit avec les siens beaucoup plus loin, sur les bords du Rhin ; là il fonda une petite Troie et donna au torrent le nom de Sante, d'après le fleuve de sa patrie. Le Rhin, ils le prirent pour la mer ; et bientôt s'accrurent les tribus franques, qui finirent par se soumettre à César après une courageuse résistance.

24.

« Quand César voulut retourner à Rome, les Romains refusèrent de le recevoir ; ils dirent que, par son ambition, il avait perdu une grande partie de l'armée, qu'il avait transgressé leurs ordres en retenant si longtemps les soldats. Irrité, il retourne dans la terre d'Allemagne où il avait trouvé tant de héros ; il s'adresse aux chefs du pays, leur expose ses dangers, leur offre des trésors, leur promet de réparer tout le tort qu'il leur a fait.

25.

« Dès qu'ils surent son désir, ils se réunirent tous ; de la Gaule et de la Germanie ils vinrent en troupes nombreuses, couverts de casques brillants, de fortes cuirasses, de larges boucliers. Ils se répandirent comme un torrent dans le pays ; ils approchèrent de Rome, et la crainte saisit les Romains lorsqu'ils virent briller tant de guerriers illustres, lorsqu'ils les virent lever l'étendard. Ils tremblèrent pour leurs jours; Caton et Pompée quillèrent Rome, le sénat tout entier s'enfuit plein d'épouvante. César les poursuivit, en les combattant sans relâche, jusqu'à la terre d'Egypte où se ralluma la guerre.

26.

« Qui pourrait compter la multitude qui s'élança de l'Orient contre César, ainsi que la neige couvre la cime des Alpes de ses masses et de ses tourbillons, ainsi que la grêle jaillit du sein des nuages ! Il s'avança contre eux avec une armée moins forte, et là commença, selon l'histoire, la plus terrible bataille qui ait eu lieu dans le monde.

27.

« Ah ! quel fut le fracas des armes, le choc des coursiers, le son des trompettes ! Comme on vit couler des flots de sang, comme on entendit mugir la terre, quel éclat éblouit tous les yeux pendant que l'élite des guerriers frappait du glaive ! Les légions tombèrent inondées de sang, leurs casques se brisèrent ; les guerriers de Pompée périrent sous les coups victorieux de César.

28.

« Le héros se réjouit de posséder tant d'états ; il retourna à Rome avec une grande puissance, et les Romains, en le recevant, établirent la coutume de se soumettre à la volonté d'un seul. Ce fut lui qui en eut tout l'honneur, car il régna dès lors sans partage. Il fit adopter cette coutume aux Germains, et, ouvrant le trésor public, il en tira des dons précieux, de l'or et des parures qu'il remit à ses compagnons d'armes. Depuis ce moment les guerriers germains ont été aimés et respectés à Rome.

29.

« A la mort de César l'empire échut à son neveu, au noble Auguste, dont le nom se retrouve dans la ville d'Augsbourg, fondée par son beau-fils Drusus. Alors fut envoyé Agrippa pour administrer le pays et pour fonder une ville qui pût en imposer au peuple : ce fut Cologne, qui eut depuis beaucoup de maîtres, mais qui d'après lui fut appelée Agrippine.

30.

« Dans cette ville venaient souvent les gouverneurs romains, quoiqu'ils eussent d'autres villes dans cette contrée. Worms et Spire avaient été construits lorsque César subjugua les Francs et qu'il voulut fortifier les bords du Rhin. Mayence était un château-fort que plusieurs guerriers agrandirent, où est placé maintenant le sacre des empereurs et le siège révéré du pape. Metz fut fondé par Métius, officier de César. Trêves était une ville ancienne enrichie par la puissance romaine; c'était là que, dans des tuyaux de pierre, on gardait sous le sol le vin délicieux destiné aux seigneurs de Cologne qui jouissaient d'une haute autorité.

31.

« Au temps d'Auguste il arriva que Dieu jeta un regard du haut du ciel : alors naquit un roi possesseur de la vertu divine, Jésus-Christ, le fils de Dieu, né de la sainte Vierge Marie. Des signes miraculeux se montrèrent aussitôt à Rome : une huile pure jaillit de la terre et coula au loin sur le sol, un cercle rouge de feu et de sang entoura le disque du soleil ; car alors approchait pour notre salut le nouvel empire qui devait couvrir le monde.

32.

« Saint Pierre, le messager céleste, brisa à Rome la puissance du démon; il éleva le signe divin de la croix et consacra la ville au Sauveur. De là il envoya pour convertir les Francs trois hommes pieux, Euchère, Valère, et un troisième qui mourut en chemin. Les deux autres vinrent l'annoncer à Pierre, qui leur remit son bâton pastoral. Ils le placèrent sur le tombeau de Materne, en lui commandant au nom de suint Pierre de se réveiller du sommeil de la mort et de les accompagner chez les Francs. Dès qu'il entendit le nom de son maître, Materne leur obéit : sortant de la terre entr’ouverte, selon la volonté de Dieu, il saisit le gazon et quitta le tombeau où il avait reposé quarante jours. Sa vie fut prolongée de quarante années. Ces saints hommes prêchèrent d'abord à Trêves; ils convertirent ensuite Cologne, qui eut pour premier évêque celui qui était ressuscité des morts.

33.

« Ils soumirent ainsi au service du Seigneur un grand nombre de Francs dans une plus noble guerre que celle que leur avait livrée César : ils leur apprirent à vaincre le péché et à devenir des serviteurs de Dieu. Leurs principes furent fidèlement maintenus par les évêques qui siégèrent après eux au nombre de trente-trois, jusqu'à l'épiscopat de saint Anno. Sept d'entre eux sont des saints vénérables, qui brillent à nos yeux comme sept astres dans la nuit. L'astre de saint Anno est pur et radieux, sa gloire s'unit aux autres gloires comme l'améthyste placée dans une bague précieuse.

« Cet homme si excellent, prenons-le pour modèle ; qu'il soit pour nous un miroir de vérité et de vertu. Depuis que l'empereur Henri III lui donna sa confiance et que la volonté de Dieu fut accomplie par son installation solennelle à Cologne, il a marché plein de force au milieu de son peuple. Ainsi que le soleil suspendu dans les airs éclaire à la fois le ciel et la terre, ainsi l'évêque Anno marchait entre Dieu et les hommes. Sa vertu était si influente au palais que tout l'empire obéit à ses ordres, tandis qu'il servait Dieu avec la dévotion d'un ange. Il sut s'assurer cette double gloire, qui lui valut la vraie domination.

35.

« Sa bonté était connue de beaucoup de gens; apprenez quel fut son caractère : il était franc dans ses paroles, imperturbable dans la vérité ; auprès des grands, il était comme un lion; auprès des malheureux, comme un agneau paisible. Il était plein de sévérité pour le vice, plein de douceur pour la vertu ; les veuves et les orphelins le bénissaient ; il était éloquent pour prêcher et absoudre, et telle était son onction divine, qu'elle pénétrait tous les cœurs mortels. Anno était cher au Seigneur, et le diocèse de Cologne fut heureux tant qu'il mérita d'avoir un tel évêque.

36.

« La nuit, quand le sommeil couvrait la ville, le bon pasteur se levait, et, dans sa piété sainte, il allait visiter mainte église, et soulager par ses aumônes maint pauvre sans asile, qui l'attendait dans le temple du Seigneur. Quand une femme avec son pauvre enfant gémissait abandonnée du monde, l'évêque allait lui-même lui préparer un lit; ainsi il fut vraiment le père des orphelins, ne cessant de leur être secourable, et le Seigneur l'en a récompensé.

37.

« Le bonheur régna dans tout l'empire quand le digne prélat rendait la justice, quand il élevait pour le trône le jeune Henri. Le bruit de sa justice se répandit au loin ; les rois de Grèce et d'Angleterre lui envoyèrent des dons; ainsi firent ceux de Danemark, de Flandre et de Russie. Il acquit ainsi maint trésor pour Cologne et orna de toutes parts les églises. Lui-même il éleva quatre temples à la gloire du Seigneur; le cinquième est Sigeberg, sa ville chérie, où se trouve maintenant son tombeau.

38.

« Mais pour sauver son âme de la séduction des honneurs, Dieu agit envers lui comme l'orfèvre qui veut faire une agrafe précieuse. Il commence par épurer l'or dans la flamme, il le relève par la perfection du travail, par l'extrême finesse des filets, par les soins nombreux qu'il emploie à polir et à colorer les joyaux ; c'est ainsi qu'il plut au Seigneur de préparer saint Anno par mainte épreuve.

39.

« Souvent les grands du pays se levèrent contre l'évêque, mais Dieu tourna tout à sa gloire; souvent il fut trahi par ceux qui devaient le défendre, ou méprisé de ceux qu'il avait promus aux honneurs. Enfin ils ne craignirent pas même de l'expulser de la ville par les armes, comme jadis Absalon bannit le pieux David ; c'était le renouvellement du même crime. Le bon évêque souffrit bien des maux, bien des peines, en digne imitateur du Christ, et Dieu l'en récompensa du haut du ciel.

40.

« Alors commença la lutte terrible où tant d'hommes ont perdu vie, lorsque l'empire de Henri IV fut troublé, lorsque le meurtre, le pillage, l'incendie dévastèrent les églises et les campagnes, depuis le Danemark jusqu'en Calabre, depuis la Franconie jusqu'en Hongrie. Ceux à qui personne ne pour- rail résister s'ils voulaient s'unir loyalement, firent la guerre à leurs neveux et à leurs proches ; l'empire tourna ses armes contre son propre cœur, et, de son bras victorieux, il se vainquit lui-même. Les restes des Chrétiens gisaient sans sépulture, en proie aux loups sinistres, aux hôtes rugissants des forêts. Ne pouvant espérer de faire cesser le mal, saint Anno souhaita de ne plus vivre.

41.

« Il allait à Salfeld en Thuringe lorsque Dieu se manifesta à ses yeux : un matin, à neuf heures, le ciel s'ouvrit pour lui, il vit une gloire céleste qu'il ne put révéler à aucun homme ; mais, lorsqu'au milieu de la route il se prosterna en prières, sa force s'accrut tellement qu'il fallut lui atteler seize chevaux. Il eut alors une vision de l'avenir, et depuis ce temps il tomba malade.

42.

« Une nuit saint Anno se vit lui-même entrant dans une salle magnifique, dans un palais merveilleux, tel qu'on doit se figurer le ciel. Il le vit en songe tout couvert d'or, éblouissant de pierreries, retentissant de cantiques d'allégresse. Là brillaient une foule d'évêques, semblables à des astres radieux : on y voyait l'évêque Bardon, saint Bériberi avec son auréole, et beaucoup d'autres prélats vénérables, n'ayant tous qu'un vœu, qu'une pensée. Un siège magnifique était vide ; saint Anno se réjouit de cette marque d'honneur : il rendait grâce à Dieu, espérant s'y asseoir, espérant arriver à ce siège désirable, niais les autres prélats l'en empêchèrent parce qu'il avait une tache sur le cœur.

43.

« L'un d'eux se leva, Arnold, jadis évêque de Worms, et, prenant saint Anno par la main, il le conduisit à l'écart. « Console-toi, lui dit-il avec douceur, fidèle serviteur du Très-Haut! Efface cette tache, car c'est pour toi qu'est réservé ce siège éternel. Dans peu d'heures ces bienheureux t'accueilleront avec joie, mais tu ne peux encore rester au milieu d'eux. Christ vient de te montrer quelle pureté il exige; tu seras comblé d'honneurs et de bénédictions. » Saint Anno s'affligea vivement d'être forcé de retourner sur la terre, et, si la vision n'eût aussitôt disparu, il n'aurait pas, pour le monde entier, voulu quitter le paradis ; tant est grande la béatitude céleste à laquelle, vieux et jeunes, nous devons aspirer ! Réveillé de son sommeil, il sut bien ce qu'il avait à faire : il pardonna aux habitants de Cologne, quelque dignes qu'ils fussent de sa haine.

44.

« Quand vint le moment suprême où Dieu voulut le récompenser, il fut châtié comme jadis le pieux Job; des pieds à la fête, ses membres furent une plaie. Ainsi s'éleva cette âme vertueuse au-dessus des misères humaines, au-dessus de ce corps périssable vers le bienheureux paradis. La terre reçoit ses membres, son esprit monta dans le ciel, où notre souvenir doit le suivre, où nous espérons nous-mêmes parvenir.

45.

« Arrivé en présence de Dieu, à la béatitude éternelle, le généreux prélat a agi envers nous comme l'aigle envers ses petits dont il guide le premier essor : il plane avec majesté, il s'élève au-dessus des montagnes, et ses aiglons le suivent avec joie. C'est ainsi qu'il a voulu nous apprendre par quelle route nous devions le suivre, il a voulu nous faire connaître quel bonheur on goûte dans le ciel ; sur le tombeau où l'on le croyait mort, il a opéré de glorieux miracles, les malades et les infirmes ont reçu de lui la santé.

46.

« Arnold, un noble chevalier, avait un vassal nommé Volprecht, qui perdit par une faute la faveur de son maître. Alors, se détournant de Dieu, il eut recours au démon et l'appela en aide contre Arnold. Un soir, qu'à la recherche de son cheval il traversait un champ solitaire, le démon apparut à ses yeux et lui interdit toute œuvre chrétienne. Il lui défendit surtout de divulguer son apparition, disant que, s'il en parlait à un seul homme, il serait brisé en pièces; s'il voulait au contraire le suivre, il l'aurait pour protecteur. Ces menaces et ces promesses entraînèrent le méchant vassal, il se fia à l'ennemi des hommes et ne tarda pas à s'en repentir.

47.

« Le lendemain il chevauchait auprès d'Arnold, comptant sur la promesse du démon, et bientôt par de mauvais discours il se mit à renier le Seigneur, à blasphémer les saints; sacrilège téméraire ! Enfin, le méchant homme commença à outrager saint Anno, disant qu'il savait tout, que tout n'était que houle et déception ; l'évêque avait toujours vécu dans le péché, comment donc pouvait-il faire des miracles? Mais bientôt ces outrages furent punis ; car soudain son œil gauche s'écoula comme de l'eau. L'incrédule refusa de rentrer en lui-même ; et soudain, punition nouvelle! un coup à la tête le renversa à terre et son œil droit jaillit comme un trait. Tombant alors sur l'herbe, il cria au secours. Tous les autres saisis d'épouvante se signèrent en invoquant Dieu.

48.

« Arnold fit aussitôt chercher des prêtres qui conduisirent cet homme dans une église et lui apprirent à se confesser. Enfin il supplia saint Anno de lui faire grâce, de lui rendre la santé. Alors tous les assistants furent témoins d'un éclatant miracle : sous ses paupières naquirent deux nouveaux yeux, et aussitôt il recouvra la vue, tant est grande la puissance de Dieu!

49.

« Nous savons comment autrefois s'ouvrit le gouffre de la mer quand Moïse conduisit les Israélites de pied sec à travers les eaux ; comment il les mena vers cette terre fortunée, ce pays des élus où des ruisseaux de lait coulaient entre des ruisseaux de miel, où l'huile et l'eau limpide jaillissaient des rochers, où la manne pleuvait du ciel, où tous les biens étaient en abondance. Dieu donna au pieux Moïse des signes merveilleux de sa protection ; cependant sa propre sœur osa s'élever contre lui. Quelle lèpre la couvrit à l'instant! Mais aussitôt son frère eut pitié d'elle. Ainsi saint Anno eut pitié de cet homme ; il lui fit recouvrer la santé, afin que nous aussi nous reconnaissions la bonté de Dieu, qui récompense ce qu'on dit à l'honneur de ses saints et qui nous mène par sa main secourable vers le bienheureux paradis. »


 

CHANT DE ZABOÏ.

 

A l'hymne guerrier de Ragnar, le héros scandinave, image saisissante et terrible du sanglant enthousiasme des sectateurs d'Odin, opposons, chez un autre peuple de mœurs plus douces quoique incultes et grossières, plus généreuses quoique sans cesse aigries par des attaques violentes et cruelles, opposons le cri de liberté chez les Slaves de Bohême et de Pologne, revendiquant contre l'oppression germanique l'indépendance de leur patrie et le culte antique de leurs dieux.

Le huitième et le neuvième siècle furent l'époque du réveil et de la première organisation des peuples slaves. Après de longues années de ténèbres passées sous l'influence de hordes envahissantes, ils sentirent le besoin de se grouper, de se constituer en étals réguliers, et de s'assurer enfin la possession du vaste territoire sur lequel si longtemps ils avaient végété sans honneur. Ainsi se formèrent au midi, en opposition aux Avares et aux Bulgares, et sous la protection de l'empire grec, les principautés de Servie et de Croatie, pendant qu'à l'est Rurik et ses Varègues normands jetaient au milieu des Slovènes les fondements de la puissance russe. A l'ouest, les Liekhes et les Polènes s'organisaient sous Piast pour résister aux Lithuaniens ; les Moraves et les Tchekhes formaient une ligne puissante contre les envahissements de l'Allemagne, et échappaient par leur mâle énergie au sort des Polabes, des Carniens, Slaves déshérités dont le nom national s'est changé en celui d'esclaves. Les Tchekhes, au contraire, les aïeux des Bohèmes, sur qui régna vers l'an 700 une amazone, la noble Libussa, savaient combattre et chanter avec une égale énergie, comme le prouvent plusieurs précieux fragments d'ancienne poésie guerrière retrouvés à diverses époques sous les débris de donjons ou d'églises. Parmi ceux-ci il en existe deux où figure Libussa elle-même, représentée comme législatrice dans une discussion orageuse, et faisant choix de l'époux le plus digue de défendre ses droits menacés. Mais nous préférons à ces pièces d'une antiquité contestable un poème plein de verve et d'éclat, tiré du manuscrit précieux découvert à Koniginhof, et intitulé Victoire de Zaboï; poème d'une authenticité irrécusable, retraçant admirablement les mœurs, les douleurs, les croyances de ces populations naïves, longtemps hostiles au Christianisme qu'on leur imposait par le fer.

Zaboï, chef d'une tribu bohème, qui, après la mort de son prince, s'était vue opprimée par les Germains et forcément soumise à leur foi, réunit secrètement ses amis, les exhorte à une défense généreuse, et, joignant sa troupe à celle de Slavoï, son frère d'armes, il fond sur les ennemis commandés par Ludiek, tue leur chef, en fait un grand carnage, et rend la liberté à sa patrie. Tel est, dans sa simplicité, le sujet de ce chant remarquable, dont l'enthousiasme et l'énergie dénotent un témoin oculaire. On croit voir le chantre inspiré, comme les bardes et les scaldes du Nord, animant lui-même par ses accents les nobles défenseurs de la patrie, et excitant leur ardeur vengeresse contre d'arrogants oppresseurs. On croit surtout entendre le génie expirant, mais encore indompté du paganisme, se roidissant une dernière fois contre l'ascendant irrésistible qui, par la persuasion ou par la force, imposa à l'Europe une religion nouvelle. Aussi appelle-t-il à son aide et le nom de Lumir, le chantre des vieux temps, et celui du Wisehrad, berceau de la nation bohème, et les austères images des Bogi, dieux, de Bies, le démon, de Iras, l'épouvante, de Vesna et Morana, la naissance et la mort, et des oiseaux sacrés et des monstres féroces, exécuteurs des célestes vengeances. Tout correspond, dans ces croyances païennes, à l'hymne scandinave de Ragnar, si ce n'est qu'une émotion mélancolique et généreuse, expression d'un pur patriotisme, tempère par sa douceur les horreurs du carnage et communique à l'âme une profonde sympathie.


 

CHANT DE ZABOÏ.[1]

 

ARTICLE DE WIKIPEDIA

Le manuscrit de Dvůr Králové (en tchèque : Rukopis královédvorský) et le manuscrit de Zelená Hora (en tchèque : Rukopis zelenohorský) sont des manuscrits en vieux slave, découverts en Bohême en 1817. Une analyse postérieure les a déclarés faux.

Découverte

Václav Hanka « découvre » celui de Dvůr Králové nad Labem, tandis que Josef Kovář découvre celui Zelená Hora.

Le manuscrit de Dvůr Kralové contient quatorze chansons, dont six sont épiques, six sont lyriques et deux relèvent des deux genres. Ces compositions devaient remonter au XIIIe siècle.

Le manuscrit de Zelená Hora est aussi appelé le Libušin soud (« Le Jugement de Libuše »). Il est publié pour la première fois dans le magazine Krok. Il devait remonter aux VIIIe siècle et IXe siècle et constituer ainsi le plus vieil exemple de tchèque écrit.

Authenticité controversée

Le contexte de la Renaissance nationale tchèque exacerbe la controverse sur leur authenticité parmi les intellectuels et les hommes politiques tchèques pendant presqu'un siècle.

L'historien et philologue tchèque, Josef Dobrovský (1753 - 1829), est un des premiers scientifiques a douter de l'authenticité du manuscrit de Zelená Hora.

Dans les années 1850, les manuscrits sont étudiés par les Allemands Julius Feifailk et Max Büdinger. En 1858, le bibliothécaire Anton Zeidler, dans un article anonyme, publié dans l'hebdomadaire pragois de langue allemande, Tagesbote aus Böhmen, affirme que les manuscrits sont des faux. Du côté tchèque, les manuscrits sont critiqués par Václav Nebeský (1852), Jan Erazim Vocel (1854) et Adolf Patera (1877).

Les nationalistes panslavistes voient dans ces manuscrits le symbole de la conscience nationale et les défendent. Alois Vojtěch Šembera (1878) et Antonín Vašek (1879) défendent leur authenticité.

Intitulé Nécessité de nouvelles expériences sur les manuscrits de Dvůr Kralové et de Zelená Hora (Potřeba dalších zkoušek rukopisu Královédvorského a Zelenohorského), l'article du philologue tchèque Jan Gebauer, publié dans la revue Atheneu en février 1886, marque la phase finale de la polémique. Il est suivi par les articles de Tomáš Masaryk, en mars 1886, qui prend position contre les manuscrits d'un point de vue sociologique, de Jaroslav Goll, en juillet 1886 d'un point de vue historique et de Jindřich Vančura et Jaroslav Vlček d'un point de vue littéraire, en juin 1886. Tomáš Masaryk rencontre des problèmes pour son opposition aux manuscrits. Cependant le débat s'apaise tout de même cette année, en 1886.

Des expériences scientifiques inspirées de la criminologie prouvèrent au XXe siècle (~1965) qu'il s'agissait de faux historiques, mais ils étaient si habilement fabriqués que l’on n’avait pas pu prouver auparavant qu’il s’agissait de palimpsestes.

Les deux manuscrits sont actuellement conservés au Musée national de Prague.

Inspiration littéraire

Ces manuscrits ont inspiré de nombreuses œuvres d'art, la plus célèbre est sans doute l'opéra Libuše de Bedřich Smetana. Les Légendes de l'ancienne Bohême d’Alois Jirásek reprennent Le Jugement de Libuše. Le premier roman de Miloš Urban, Poslední tečka za rukopisy (« Point final aux manuscrits ») prend pour thème le débat sur ces manuscrits.

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Le Chant de Zaboï provient du manuscrit de Dvůr Králové.


 

CHANT DE ZABOÏ.

« Dans la forêt noire s'élève un rocher ; sur ce rocher s'élance le fier Zaboï; il contemple les campagnes, et les campagnes affligent ses regards. Gémissant comme le ramier sauvage, longtemps il reste assis, et longtemps il s'afflige. Tout à coup il bondit comme le cerf à travers la forêt solitaire; il court de l'homme à l'homme, du guerrier au guerrier, dans toute l'étendue de la contrée; il dit en secret quelques brèves paroles, s'incline devant les dieux et continue sa marche.

« Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais quand la lune éclaire la troisième nuit, les hommes sont réunis dans la sombre forêt. Zaboï vient à eux, les mène dans la vallée, dans la vallée la plus profonde du bois. Il descend bien loin au-dessous d'eux et prend en main sa guitare mélodieuse :

« — Amis aux cœurs de frères, aux yeux de flammes, ce chant qu'ici j'entonne en cette vallée profonde, il part de mon cœur, du fond de mon cœur plongé dans une sombre tristesse. Notre père a rejoint ses ancêtres ; il a laissé ici ses enfants, ses compagnes, sans dire à aucun d'entre nous : Ami, donne-leur des conseils paternels !

« — Et l'étranger est venu avec violence ; il nous commande dans une langue inconnue, et, les coutumes de la terre étrangère il faut que, du matin au soir, nos enfants, nos femmes s'y soumettent ; il faut qu'une seule épouse nous accompagne depuis Vesna jusqu'à Morana.

« — Ils ont chassé les éperviers de nos bois ; et les dieux qu'ils adorent il faut qu'on les invoque ! Nous n'osons plus frapper nos fronts devant nos dieux, leur apporter les mets au crépuscule, où notre père venait leur en offrir, où il venait chanter leurs louanges. Ils ont abattu tous les arbres, et ils ont brisé tous les dieux !

« — Ah ! Zaboï, tes chants vont droit au cœur ; tes chants, empreints de tristesse, ressemblent à ceux de Lumir, dont la voix et la lyre émeuvent le Wisehrad et les extrémités de la terre! Tous nos frères l'ont senti comme moi; oui, un noble barde est cher aux dieux. Chante! c'est à toi qu'il est donné d'enflammer nos âmes contre l'ennemi.

« Zaboï a remarqué d'un regard les yeux étincelants de Slavoï, et ses chants continuent à pénétrer les âmes :

« Deux des fils dont la voix marquait l'adolescence sortirent de la forêt profonde ; armés de l'épée, de la hache, du javelot, ils exercèrent leurs bras novices; cachés à tous les yeux, ils revinrent avec joie ; et, les bras affermis en vigueur, les esprits mûris à la lutte, entourés de frères du même âge, tous fondirent sur l'ennemi commun, et leur fureur fut celle de la tempête, et le bonheur, le bonheur d'autrefois revint enfin visiter leur patrie !

« Tous aussitôt descendent vers Zaboï, tous le pressent dans leurs bras nerveux ; le cœur répond au cœur et les mains s'entrelacent, et de sages discours se succèdent. La nuit va faire place à l'aurore ; ils remontent sans bruit de la vallée, et longeant isolément les arbres, ils quittent de toutes parts la forêt.

« Un jour s'écoule, un autre jour s'écoule ; mais après la troisième journée, quand la nuit a répandu ses ombres, Zaboï s'avance dans la forêt, et avec lui une troupe de guerriers ; Slavoï s'avance à sa rencontre, et avec lui une troupe de guerriers; tous pleins de confiance dans leurs chefs, tous brûlant de haine contre le roi, tous le menaçant de leurs armes.

« — Slavoï, frère bien-aimé, vois-tu cette montagne bleue qui domine les plaines d'alentour? C'est là que nous portons nos pas. Au levant de la montagne, vois-tu cette forêt sombre ? C'est là que s'uniront nos mains. Cours-y à pas de renard ; j'y marche de mon côté.

« —Frère Zaboï, pourquoi donc nos armes ne puiseraient- elles leur force qu'au haut de cette montagne ? D'ici même attaquons en face les hordes homicides du roi ! »

« — Frère Slavoï, veux-tu écraser le dragon? Marche-lui sur la tête ; et sa tête est là-bas !

« Aussitôt la troupe, divisée dans le bois, se partage à droite et à gauche ; les uns suivent les ordres de Zaboï, les autres ceux de l'ardent Slavoï. Tous marchent vers la montagne bleue à travers les forêts profondes.

« Cinq fois le soleil avait paru quand de nouveau ils se tendirent les mains, quand de loin leurs yeux de renard observèrent les cohortes royales.

« — Que Ludiek réunisse ses légions, toutes ses légions sous un coup de nos haches! Ah! Ludiek, tu n'es qu'un vassal parmi tous les vassaux du roi, va dire à ton maître superbe que ses décrets ne sont qu'une vaine fumée !

« Ludiek s'irrite, et son prompt appel a aussitôt réuni les cohortes. Leur reflet remplit l'étendue, et le soleil resplendit sur leurs armes ; tous les pieds sont prêts à marcher, toutes les mains à frapper au signal de Ludiek.

« — Slavoï, frère bien-aimé, cours ici à pas de renard, pendant que je les attaquerai de front !

« Et, comme la grêle, Zaboï les charge en face; comme la grêle, Slavoï les charge en flanc.

« — Frères, voici ceux qui ont brisé nos dieux, qui ont déraciné nos arbres, qui ont chassé les éperviers des bois. Les dieux eux-mêmes les livrent à nos coups!

« Aussitôt, du milieu des ennemis, la rage entraîne Ludiek contre Zaboï ; et, les yeux étincelants de colère, Zaboï se précipite contre Ludiek. Comme les chênes s'abattent sur les chênes arrachés du sein de la forêt, Zaboï et Ludiek s'élancent en avant de l'armée entière.

« Ludiek frappe de sa forte épée, et traverse trois plaques du bouclier; Zaboï lève sa hache d'armes sur Ludiek qui l'évite; la hache rencontre un arbre qui s'abîme sur la foule, et trente des combattants ont rejoint leurs aïeux.

« — Ah ! s'écrie Ludiek en fureur, monstre homicide, exécrable dragon, essaie contre moi ton épée !

« Zaboï a saisi son épée et échancré le bouclier ennemi ; Ludiek brandit la sienne, mais elle glisse sur l'écu raboteux. Tous deux s'excitent à redoubler leurs coups, et leurs coups ont brisé leurs armures; leur sang coule, le sang jaillit à flots sur les guerriers dans cette lutte implacable.

« Le soleil atteint son midi, et du midi il s'incline vers le soir : cependant on combat encore, sans céder d'un côté ni de l'autre; ici combat Zaboï, et là Slavoï, son frère.

« —Meurtrier! Bios te réclame; assez tu as bu notre sang!

« Zaboï brandit sa hache, Ludiek s'est détourné; Zaboï élève sa hache et la lance sur l'ennemi ; dans son vol elle fend le bouclier, et, sous le bouclier, la poitrine de Ludiek. L'âme a frémi devant la hache puissante, et la hache entraîne l'âme à cinq toises dans les rangs.

« Un cri d'effroi dans la bouche des ennemis, un cri de joie dans celle de nos braves, des braves compagnons de Zaboï, un rayon de joie dans leurs yeux.

« — Frères, les dieux nous donnent la victoire. Une troupe à droite, une autre troupe à gauche! Amenez les chevaux des vallées ; qu'ils hennissent dans toute la forêt !

« — Frère Zaboï, lion intrépide, que rien ne retarde ta poursuite !

« Zaboï a jeté son bouclier : l'épée d'une main, la hache de l'autre, il se fraie de larges sentiers à travers les cohortes royales. Ils hurlent, ils fuient, nos oppresseurs! Tras les repousse du champ de bataille et la terreur leur arrache de grands cris.

« Les chevaux hennissent dans la forêt : A cheval, à cheval, à la suite des ennemis, à travers la forêt tout entière! Coursiers agiles, portez notre vengeance, portez-la vers nos oppresseurs !

« Nos guerriers s'élancent sur les chevaux; pas à pas ils poursuivent les ennemis, coup sur coup ils assouvissent leur rage ; et les plaines, les montagnes, les forêts disparaissent à droite et à gauche.

« Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amoncèlent sur les vagues : l'un sur l'autre ils s'y précipitent, tous affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en foule les étrangers; mais elle porte les fils de la patrie, elle les porte au rivage opposé.

« A travers toutes les plaines, bien loin, bien loin encore, le milan étend ses vastes ailes et poursuit avidement les passereaux. Les guerriers de Zaboï se précipitent et sillonnent de toutes parts la contrée, culbutant, abattant les ennemis sous les pieds de leurs coursiers agiles. Furieux, ils les poursuivent aux lueurs de la lune, à l'éclat du soleil, dans la nuit ténébreuse, et au lever du jour ils les poursuivent encore.

« Devant eux mugit un torrent dont les vagues s'amoncèlent sur les vagues : l'un sur l'autre ils s'y précipitent, tous affrontent ses noirs tourbillons. L'onde engloutit en foule les étrangers ; mais elle porte les fils de la patrie, elle les porte au rivage opposé.

« — Là-bas, vers la montagne grise, que là s'arrête notre vengeance!

« — Regarde, Zaboï mon frère, nous ne sommes plus loin de la montagne; regarde cette faible troupe d'ennemis, comme ils invoquent notre pitié !

« — En arrière, à travers les plaines, toi par ici, moi par là ! périsse tout ce qui vient du roi !

« Les vents grondent dans tout le pays, dans tout le pays grondent les armées ; à droite, à gauche, en rangs serrés, elles font entendre leurs cris de triomphe

« —Frère, vois cette montagne lumineuse ! C'est là que les dieux nous donnèrent la victoire ; c'est là que les âmes par essaims voltigent maintenant d'arbre en arbre, effrayant les oiseaux, les bêtes fauves et redoutées de tous, excepté des hiboux. Allons sur le sommet ensevelir les corps et présenter aux dieux les mets du sacrifice ; aux dieux qui nous sauvèrent sacrifions avec joie, et chantons un hymne à leur gloire, en leur offrant les dépouilles des vaincus ! »


 

CHANT DE HILDEBRAND[2]

Hildebrand, compagnon d'armes de Theuderic, chef des Ostgoths, banni comme lui de l'Italie par Odoacre, roi des Hérules, s'est réfugié auprès d'Attila, roi des Huns, pour qui il combat pendant trente ans d'exil. Enfin il rentre en Italie avec son prince, et apprend que son fils Hadubrand est à la tête des phalanges ennemies. Monté sur son coursier fougueux il cherche ce fils qui ne l'a jamais connu ; il le trouve seul, en avant de ses troupes, l'appelle à lui et veut se faire connaître. Mais Hadubrand repousse son père avec colère, comme un étranger et un traître; et aussitôt s'engage entre eux un combat acharné, terrible, dont l'issue reste indécise; car ici le manuscrit s'arrête. Tel qu'il est, et malgré la lacune qui nous prive peut-être de ses plus grandes beautés, ce poème est le représentant fidèle de l'ancienne rudesse germanique ; il nous montre un honneur farouche étouffant la voix de la nature et achetant la joie de la victoire au prix des plus saintes affections. L'idiome dans lequel il est écrit est l'ancien franco-suève mêlé à quelques assonances saxonnes; son rythme irrégulier repose sur l'allitération. La traduction que nous en présentons, d'après le texte soigneusement revu, appartient à M. Michelet; nous ne saurions en donner une meilleure pour l'exactitude et l'énergie.

 

« J'ai ouï dire qu'au milieu des combats se défièrent Hildebrand et Hadubrand, le père et le fils. Ils préparèrent leurs armes, endossèrent leurs cuirasses, bouclèrent leurs épées, et les deux héros marchaient l'un contre l'autre, quand le noble fils de Heerbrand, le sage Hildebrand, concis dans ses paroles, demande à l'autre guerrier quel était son père parmi les hommes. — De quelle race es-tu ? lui dit-il. Si tu me le dis, je te donne cette cuirasse à triple fil ; guerrier de ce royaume, je connais toute race d'hommes.

— Hadubrand, fils de Hildebrand, lui répondit : Des gens vieux et sages qui furent jadis m'ont dit que Hildebrand était mon père; moi, je me nomme Hadubrand. Un jour il alla vers l'orient, fuyant la haine d'Otaker, avec Dietric et une foule de guerriers ; il laissa au pays une jeune épouse dans sa demeure, un fils enfant, une armure sans maître, et marcha vers l'orient. Quand le malheur accabla mon cousin Dietric, privé d'amis, Hildebrand s'éloigna d'Otaker, et, guerrier intrépide, pendant le malheur de Dietric, il était toujours à la tète des troupes, il affectionnait les combats, il était connu de tous les braves ; je ne crois pas qu'il vive encore.

— Dieu du ciel, seigneur des hommes, s'écria Hildebrand, ne permets pas le combat entre des hommes qui sont ainsi parents ! — Il détacha alors de son bras une chaîne tressée en bracelets que lui avait donnée le roi puissant des Huns : Reçois, dit-il, ce don de mon amitié. — Hadubrand lui répondit : C'est avec le javelot qu'on reçoit un tel don, et pointe contre pointe ! Vieux Hun, indigne espion, tu m'éprouves par tes paroles. A l'instant je te lance mon javelot; tu es si vieux et ne crains pas de mentir? Ils m'ont dit, ceux qui naviguent à l'ouest sur la mer des Vendes, qu'il y a eu une grande bataille et que Hildebrand, fils de Heerbrand, a péri. — Hildebrand, fils de Heerbrand, lui répond : Je vois bien à ton armure que tu ne sers pas un noble maître, et que dans ce royaume tu n'as pas encore vaincu. Hélas ! Dieu puissant, quelle destinée est la mienne ! Soixante étés et hivers j'ai erré dans l'exil, jamais on ne m'a confondu dans la foule des guerriers, jamais ennemi n'enchaîna mes jambes dans son fort, et maintenant il faut que mon propre fils me perce de son épée, me fende de sa hache, ou que je devienne son meurtrier! Sans doute tu peux, si tu en as la force, enlever l'armure d'un brave, dépouiller son cadavre, quand toutefois tu en as le droit. Que celui-là, ajouta Hildebrand, soit le plus vil des hommes de l'est qui voudra te détourner du combat que tu souhaites avec tant d'ardeur ! Braves compagnons, c'est à vous de juger qui de nous dirigera mieux les traits, qui se rendra maître des deux armures! — Ils lancent alors leurs javelots aigus qui s'enfoncent dans les boucliers; ils se précipitent l'un contre l'autre, et, de leurs haches retentissantes, ils fendent les boucliers luisants ; leurs cuirasses en sont ébranlées, mais leurs corps... »

 

Autre traduction de M. Ampère fils.

« J'ai ouï dire que se provoquèrent dans une rencontre Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils. Alors les héros arrangèrent leur sarrau de guerre, se couvrirent de leur vêtement de bataille, et par-dessus ceignirent leurs glaives. Comme ils lançaient les chevaux pour le combat, Hildelrand, fils d'Herebrand, parla : c'était un homme noble, d'un esprit prudent. Il demanda brièvement qui était son père parmi la race des hommes, ou: De quelle famille es-tu? Si tu me l'apprends je te donnerai un internent de guerre à triple fil; car je connais, ô guerrier! toute la race des hommes.

« Hadebrand, fils d'Hildebrand, répondit : Des hommes vieux et sages dans mon pays, qui maintenant sont morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand : je m'appelle Hadebrand. Un jour il s'en alla vers l'est; il fuyait la haine d'Odoacre; il était avec Théodoric et un grand nombre de ses héros. Il laissa seuls, dans son pays, sa jeune épouse, son fils encore petit, ses armes qui n'avoient plus de maître; il s'en alla du côté de l'est. Depuis, quand commencèrent tes malheurs de mon cousin Théodoric, quand il fut un homme sans amis, mon père ne voulut plus rester avec Odoacre. Mon père était connu des guerriers vaillants ; ce héros intrépide combattait toujours à la tête de l'armée ; il aimait trop à combattre, je ne pense pas qu'il soit encore en vie. —

Seigneur des hommes, dit Hildebrand, jamais du haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre hommes du même sang. Mais il ôta un précieux bracelet d'or, qui entourait son bras, et que le roi des Huns lui avait donné. Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent. Hadebrand, fils d'Hildebrand, répondit : C'est la lance à la main, pointe contre pointe, qu'on doit recevoir de semblables présents. Vieux Hun! tu es un mauvais compagnon ; espion rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi je veux te jeter bas avec ma lance. Si vieux, peux-tu forger de tels mensonges? Des hommes de mer, qui avaient navigué sur la mer des Fendes, m'ont parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils d’Herebrand. Hildebrand, fils d'Herebrand, dit : Je vois bien à ton armure que tu ne sers aucun chef illustre, et que dans ce royaume tu n'as rien fait de vaillant. Hélas! hélas! Dieu puissant! quelle destinée est la mienne! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours à la tête des combattants; dans aucun fort, on ne m'a mis les chaînes aux pieds, et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois ton meurtrier. Il peut t'arriver facilement, si ton bras te sert bien, que tu ravisses à un homme de cœur son armure, que tu pilles son cadavre; fuis-le, si tu crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme des hommes de l'Est qui te détournerait de ce combat, dont tu as un si grand désir. Bons compagnons qui nous regardez, jugez dans votre courage qui de nous deux aujourd'hui peut se vanter de mieux lancer un trait, qui saura se rendre maître de deux armures. Alors ils firent voler leurs javelots à pointes tranchantes, qui s'arrêtèrent dans leurs boucliers ; puis ils s'élancèrent l'un sur l'autre. Les haches de pierre résonnaient..... Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers; leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps demeuraient immobiles .....

 


 


[1] Une autre traduction se trouve dans l’ouvrage de Louis Léger, Chants héroïques et chansons populaires des Slaves de Bohème, 1866.

[2] Le chant de Hildebrand (Das Hildebrandslied), est un exemple unique de la vieille poésie allitérative allemande, écrit sur la première et la soixante-seizième page d'un manuscrit théologique par deux moines de l’Abbaye de Fulda. Il apparaît également dans deux versions scandinaves : la première dans Gesta Danorum (Hildiger) et la seconde dans le kappabana de saga de Ásmundar.

Le texte du Hildebrandslied fut notamment étudié par le philologue Karl Lachmann au début du XIXe siècle. (Wikipédia)