Au milieu du XVIIe siècle, Paul Scarron écrit le Virgile travesti,
parodie de l'Enéide. Oeuvre littéraire modeste, le Virgile travesti peut
être utilisé comme point de départ d'une réflexion sur la parodie.
En voici un extrait; il s'agit de l'épisode où les Troyens "mangent
leurs tables" (7, 107 - 121).
Ce fut donc autant que je dis,
qu'Aeneas, le Troyen hardi,
vint avec ses vaisseaux de guerre
aborder la latine terre.
Sitôt qu'à terre, il eut pied mis,
le seigneur dit à ses amis
qu'il était question de boire :
chacun n'eut pas de peine à le croire
car chacun était altéré.
Aussitôt dit, dans un vert pré,
de tasses et de brocs l'herbe verte
et de fromage fut couverte,
puis, sans compliments superflus,
Enée et son fils Iulus
et les chefs sur leur cul s'assirent,
et de fromage se remplirent.
Iulus principalement
en mangea trop avidement;
Aeneas lui dit, comme sage,
qu'il commençât par le potage :
"Voire, mais nous n'en avons pas",
dit Iulus parlant tout bas,
de peur de déplaire à son père,
qui quelquefois était colère.
Et comme chacun avait faim,
et s'était fait avec du pain
table, nappe et vaisselle,
par une invention nouvelle,
chacun ayant mangé tout son fait
et n'en étant pas satisfait,
table, nappe, vaisselle, assiettes,
comme j'ai dit, de croûtes faites,
engloutit très avidement :
tout disparut en un moment.
Telle fut la faim de la troupe,
par laquelle aussi mainte coupe
fut souvent aussi mise à sec.
Iulus, en voix de rebec,
"Par notre Saint-Père le Pape,
nous avons mangé table et nappe",
s'écria-t-il tout ébaudi,
et riant comme un étourdi,
si fort qu'il en cassa son verre.
Ce qu'il dit ne chut pas à terre;
maître Aeneas le relevant :
"Nous sommes au-dessus du vent,
dit-il, et la terre promise
est à nous sans plus de remise,
ou du moins le sera bientôt.
De la part du conseil d'En-Haut,
par la bouche du Père Anchise,
et par la dame mal apprise,
la Harpie au nez si peu charmant,
qui me parla si sottement,
j'ai des signes pour reconnaître
la terre où je serai le maître :
c'est celle où si faim nous aurons
que nos tables nous mangerons
Nous venons de manger les nôtres,
chercherons-nous des signes autres
que ceux que nous vient d'annoncer
mon cher enfant, sans y penser ?
Sot que je suis, la malepeste
sans lui, ce signe manifeste
était autant de bien perdu !
Si le fanfan était pendu,
ce serait, ma foi, bien dommage.
Ça, que je le baise au visage !"
Cela dit, maître Aeneas
prit son cher fils par les deux bras
et mit un baiser sur sa face.
Ce ne fut pas tout, il l'embrasse,
le mit à cheval sur son cou
et courut vingt pas comme un fou.
Chacun à cette facétie
voulut être de la partie.
l'un s'en fit le chêne fourchu,
et l'autre s'en claqua le cul;
bref, chacun fit bien la bête,
tant ils eurent le coeur en fête.
Un texte comme celui-ci soulève plusieurs questions :
1. Qu'est-ce qui désigne une oeuvre pour la parodie
?
a) l'oeuvre parodiée doit être largement connue;
b) le plus souvent, elle est unanimement appréciée. La parodie peut
exprimer un désaccord avec l'opinion positive communément admise; néanmoins, elle peut
être aussi une sorte d'hommage moqueur.
2. Dans quelles conditions la parodie atteint-elle
son but ?
La parodie est le genre référentiel par excellence : elle suppose que le
lecteur connaît parfaitement l'oeuvre parodiée.
3. Quels sont les moyens utilisés ?
Une possibilité est de grossir le trait (par l'emphase, par ex.). Ici,
Scarron a plutôt choisi de "dégonfler" l'Enéide :
a) par la forme : l'octosyllabe plutôt que l'alexandrin, vers noble que
choisissent souvent les traducteurs;
b) par la désinvolture vis-à-vis de la contrainte stylistique : le v. 8
a un pied de trop; certaines rimes sont approximatives ou d'une pauvreté criante;
c) par la trivialité du vocabulaire (cul), des objets (verre, fromage) et
des situations (Enée gambadant avec Iule sur ses épaules);
d) par l'anachronisme (rebec, notre Saint-Père le Pape).