Seth

SIMÉON SETH

 

RÉFUTATION DE QUELQUES DOCTRINES DE GALIEN

Traduction française : Charles DAREMBERG

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

TRADUCTION DE LA

RÉFUTATION DE QUELQUES DOCTRINES DE GALIEN

PAR

SIMÉON SETH.[1]

 

(Voyez Cod. Barocc. ccxxiv, §. 7, pages 44-47.)

 

Extrait des Notices et extraits des manuscrits médicaux grecs, latins et français des principales bibliothèques de l’Europe, Daremberg, 1853.

 

 

Avant de m’adresser aux personnes qui te regardent, ô Galien, comme une Divinité, j’aime à croire que même les gens doués d’une raison médiocre reconnaîtront combien est grande la différence qui existe entre ta pensée intime et tes paroles dans plusieurs de tes écrits, écrits où tu recours à des arguments dont tu défends l’emploi à tes adversaires. J’espère que la circonstance me sera favorable, et que je ne me livrerai pas à des disputes et à des controverses; car je ne veux pas qu’il m’arrive, comme à toi, de tomber dans la prolixité. Puisque je vois que tu jouis généralement d’une grande réputation, que ton nom est sur les lèvres de presque tout le monde, que tu es regardé comme absolument infaillible, et que tu possèdes une gloire surhumaine, il est nécessaire que je m’adresse à tes sectateurs, dont tu n’aurais pas été plus satisfait que moi si tu les avais connus[2] je suis obligé de citer quelques chapitres de tes écrits pour les réfuter par des démonstrations méthodiques, démonstrations auxquelles tu aurais donné ton assentiment si tu vivais encore, si, du moins, tu es ami de la vérité, comme tu t’en vantes, et si tu ne te laisses pas entraîner au penchant qu’ont la plupart des hommes [de ne pas aimer la vérité], et à l’amour de la gloire, car tu as raison de préférer la mort à la nécessité de vivre avec de pareilles gens.

Je te parlerai d’abord de ce que tu as écrit dans le livre où tu promets d’enseigner quelles sont les forces, quel est leur nombre, et quelles sont leurs actions, et dont tu dis qu’il est impossible de connaître le nombre si l’on ne s’est pas préalablement exercé aux dissections, attendu que ce nombre égale celui des parties élémentaires. Tu as sur les actions de ces forces des opinions que je rapporterai mot à mot. Et d’abord j’élèverai des doutes ô Galien ! sur cette proposition : « La formation [d’une partie] n’est pas une action simple de la nature, mais elle est composée d’altération et de configuration (plastique). En effet, pour qu’il se forme un os, un nerf, une veine, ou toute autre partie, la substance qui sert de substratum et dont se forme l’animal (c’est-à-dire, la semence ou le sang) doit être altérée; mais pour que cette partie reçoive, suivant qu’il convient, la forme, la position, les excavations, certaines apophyses, les rapports, et toutes les autres circonstances, une configuration doit avoir lieu dans cette substance qui s’altère, et qu’à bon droit on appellerait matière de l’animal, comme on dit du bois qu’il est la matière du vaisseau, et de la cire qu’elle est la matière de l’image. » J’affirme donc qu’en disant cela tu t’écartes beaucoup de ce qui est vraisemblable, et les membres frissonnent en entendant une pareille ineptie.[3] Qui ne sait, en effet, que la formation a pour conséquence nécessaire l’altération? mais quand tu prétends qu’il y a une chose qui produit l’altération et une autre la configuration, et que la dernière est amenée par une force et la première par une autre force, tu es en contradiction avec toi-même, car nous savons que le but de tout mouvement altératif est la forme à laquelle arrive l’objet qui est en voie d’altération. Cela a été démontré par Aristote, dont tu te glorifies d’être le disciple.

Si nous voulions te défendre [par l’argument suivant]: « Vous dites (c’est Galien qui parle) que la forme est toujours le but du mouvement altératif; mais, en ce cas, l’objet en voie d’altération devrait toujours appartenir à la même forme; » tu serais défendu par des moyens peu conformes aux méthodes démonstratives, car il est évident que tout ce qui s’altère par une cause et par une force propres; n’en disons pas davantage. — Il est également absurde de dire que tout ce qui s’altère a besoin de deux forces, une force altérative et une force configurative. Nous savons, en effet, qu’il n’existe qu’une seule cause motrice, laquelle tend vers un but unique, que l’altération est la route qui conduit à ce but, et que la configuration est précisément le but vers lequel l’objet se hâte d’arriver. Si tu prétends que tu as parlé de la forme, tu n’éviteras pas, même avec ce subterfuge, de tomber dans l’absurdité. En effet, tu n’arriveras pas par là à persuader que la formation, tout en réclamant, si tu veux, une autre force que la force formatrice, soit sous la dépendance d’une seconde force.

Tu dis plus loin que dans chacune des tuniques de l’estomac, de l’œsophage, des intestins et des artères il y a une force altérative propre qui forme la partie avec le sang menstruel de la mère; ce qui est tout à fait inepte. Comment, en effet, la force qui produit la partie restera-t-elle à son service?[4] Mais tu te moques aussi d’Aristote, qui dit que toutes les parties sont formées de ce sang menstruel; et puisque tu affirmes, au contraire, que toutes sont formées uniquement par la semence,[5] tu es tout à fait en contradiction avec toi-même.

Puis écrivant contre Erasistrate, qui s’était représenté la vessie comme une éponge perméable à l’air et non comme un corps exactement dense et compacte, composé de deux tuniques, tu dis peu après que la tunique extérieure de la vessie provient du péritoine et possède la même nature que lui, tandis que l’intérieure qui est la tunique propre de la vessie a plus que le double de l’épaisseur de la première, etc. Dans d’autres endroits, au contraire, tu affirmes que la vessie n’a qu’une seule tunique: par conséquent, il n’est pas nécessaire de citer les passages où tu traites ce sujet.

Au commencement du IIe livre [Des facultés naturelles] tu t’exprimes ainsi: « Nous sommes donc obligés de reconnaître de nouveau, comme nous l’avons déjà fait plusieurs fois, qu’il y a une certaine force attractive dans la semence. [Qu’est-ce que c’est donc que la semence?] C’est, bien entendu, le principe qui forme l’animal, car le sang menstruel est le principe matériel. » Comment as-tu donc oublié, ô Galien, ce que tu as dit sur le mélange des deux semences [celles de l’homme et de la femme], et que par ce mélange quelques enfants ressemblent à leur père et d’autres à leur mère?

Plus loin encore tu écris que l’estomac est entouré comme le serait une chaudière de plusieurs foyers, au nombre desquels tu comptes la rate; après cela tu dis que les mouvements de chaque organe susceptible de se mouvoir se font selon la direction des fibres; puis tu ajoutes: « Par cette raison, dans tous les intestins chacune des deux tuniques a des fibres circulaires, car elles ont uniquement un mouvement péristaltique, mais elles n’attirent rien; l’estomac, au contraire, a d’un côté des fibres droites pour attirer, etc. » Par conséquent, toi qui prétends toujours que chaque organe a besoin pour se nourrir des quatre forces, tu refuses ici aux intestins la force attractive. Comment se développeront-ils donc s’ils ne se nourrissent pas? Mais toi-même tu dis encore ce qui suit: « Par cette raison il est plus facile d’avaler que de vomir, attendu qu’on avale par l’action simultanée des deux tuniques de l’estomac, puisque la tunique intérieure attire et que l’extérieure contracte et pousse d’arrière en avant, tandis qu’on vomit par l’action de la seule tunique extérieure. As-tu donc oublié, en exposant cette doctrine, ce que tu avais affirmé, que toute force attractive implique nécessairement une force éliminatoire? Peut-être te défendras-tu en disant que l’œsophage jouit uniquement d’une force attractive dans l’une de ses tuniques, tandis que la force éliminatrice réside dans l’autre, comme tu le soutiens plus tard en ces termes: « Ce n’est pas en vain que la nature a formé l’œsophage de deux tuniques tissues d’une manière opposée, puisqu’elles devaient agir d’une manière différente. »

Puis tu ajoutes que l’élimination s’opère, soit par faction d’un corps qui irrite, en vertu de ses propriétés, soit par un corps qui produit de la distension par son volume; tu dis que cela ressort évidemment dans la nausée et dans l’envie d’uriner. Crois-tu donc, Galien, que la nausée tient à la sensibilité de la tunique extérieure; et non au contenu de l’estomac?

Plus loin, tu affirmes que par les mêmes veines à travers lesquelles les aliments remontent de l’estomac dans, le foie, ces aliments peuvent de nouveau être attirés du foie vers l’estomac. Si cela était vrai, il s’ensuivrait que les parties de l’estomac qui tirent leur nourriture du sang peuvent aussi l’attirer des aliments dont faction s’opère dans cet organe, et que tous ceux qui vomissent après la seconde coction (sanguification) vomiront du sang. Peu après cela tu dis que la force éliminatrice s’exerce par les fibres transversales auxquelles tu attribuais d’abord la force rétentrice.

Mais, puisqu’on croit tout ce que tu dis, dis ce qu’il te plaira. Peut-être, en m’insurgeant contre tes écrits engagerai-je quelques-uns de tes sectateurs, non pas à changer d’opinion, mais à reconnaître du moins qu’aucun homme n’est infaillible.

Dieu seul, en effet, fait toujours le bien de la même façon.


 

[1] Dignitaire de la cour de l’empire byzantin au XIe s., médecin de l’empereur Romain III, il a écrit un Traité des aliments qui est le premier du genre à Byzance ; il a traduit des ouvrages médicaux arabes. On a de lui d’autres écrits.

Il est douteux que Siméon Seth, qui a compilé avec tant de complaisance son Traité des aliments dans les livres de Galien, soit l’auteur d’une attaque aussi violente.

[2] Il s’agit sans doute de sectateurs maladroits qui compromettaient la réputation de Galien en faussant ses doctrines.

[3] Il est impossible de rendre en français la finesse de l’ironie qui tient à l’emploi du mot ψυχρότης, pour désigner à la fois l’ineptie et le frisson qu’elle cause.

[4] Je ne comprends pas très bien la force de cet argument.

[5] Galien, si je ne me trompe, n’a jamais dit cela.