RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE       RETOURNER A LA TABLE DES MATIÈRES DE PALLADIUS

Palladius

 L'économie rurale de Palladius Rutilius Taurus Aemilianus 
trad. nouvelle par M. Cabaret-Dupaty,...
C. L. F. Panckoucke, 1843. 
Bibliothèque latine-française. Seconde série


 L'économie rurale

DE L'ÉCONOMIE RURALE

LIVRE XIV.

POÈME SUR LA GREFFE.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

PALLADIUS AU SAVANT PASIPHILE,[1]

EN LUI ENVOYANT A LA FOIS

SON TRAITÉ D'AGRICULTURE ET SON POÈME SUR LA GREFFE.

 

VOICI un nouveau témoignage de la confiance que m'inspire l'amitié dont vous m'honorez. En compensation du temps que vous avez attendu, je joins à cet envoi un ouvrage sur la greffe. Si mon traité d'agriculture a été transcrit moins vite que vous ne le désiriez, c'est la faute de mon copiste; mais je ne lui fais jamais un crime de sa lenteur, car je connais les finesses ordinaires des employés. J'aime mieux attendre la besogne du mien que de la craindre. Je ne sais si les autres maîtres me ressemblent: pour moi, j'ai rarement vu les serviteurs garder un juste milieu; tant ces gens-là gâtent les services qu'ils rendent, et mêlent le mal au bien! La promptitude les pousse dans le travers, tandis que la lenteur a un air de bonne volonté: elle évite les fautes en ne précipitant rien. J'ai sans doute différé à vous présenter mes excuses, mais j'ai agi en cela comme un bon serviteur.

J'ignore si votre esprit daignera descendre jusqu'à ces bagatelles. Elles acquerront de l'importance et répondront à votre attente, dès que votre bienveillante amitié les recherchera. Au l'este, lors même que votre jugement leur serait favorable, je n'oserais les compter parmi mes richesses. Peut-on s'enorgueillir en contemplant de viles monnaies éparses dans la poussière, parce que, je ne sais comment, elles représentent en petit les traits des plus grands personnages?

 

LIVRE XIV.

POÈME SUR LA GREFFE.

GLOIRE de l'amitié, digne confident des secrets de mon âme, Pasiphile, les quatorze livres que j'ai écrits sur l'économie rurale, sans m'astreindre aux lois de la mesure et du rythme poétique, ces humbles essais qui n'ont d'autre parure que la simplicité des champs, ont obtenu l'accueil empressé de ton affectueuse bienveillance: tu les honores de ton estime, de tes éloges, de tes suffrages. Enhardi par le succès, j'ose t'offrir ce petit poème. Trop heureux s'il peut aussi mériter ton approbation!

Ma muse entreprend une noble tâche: elle va chanter les savantes merveilles de l'agriculture. Je veux, par une sorte d'hymen, unir les arbres fertiles pour doter les rejetons de leur beauté rivale; je veux couvrir d'un double feuillage leurs branches assorties, et parer ainsi leurs productions de différents ombrages; je veux, par une heureuse alliance, mêler des sucs délicieux, et parfume, les fruits d'une double saveur. Je ferai connaître les arbres qui peuvent marier leurs rameaux hospitaliers, et couronner leurs fronts d'une chevelure adoptive.

Le roi du ciel, qui dirige le cours des astres radieux, qui a fixé la terre et imprimé le mouvement aux flots, aurait pu, sans doute, couvrir les arbres de fleurs différentes et orner leurs têtes de divers feuillages; mais, daignant ennoblir mes travaux, il a permis à l'art de créer une nature nouvelle.

C'est une entreprise laborieuse dont se charge ma muse; mais la difficulté fait seule le mérite de ce petit ouvrage. Si l'ardeur de la cavale rapide mêlée à l'indolence de l'âne ne donne qu'un rejeton stérile dans lequel s'éteint une race féconde, et qu'ainsi la puissance de la reproduction se fait défaut à elle-même, pourquoi l'improductif arbuste ne s'enrichirait-il pas des bourgeons qu'on lui confie? pourquoi sa tête ne brillerait-elle pas d'une couronne étrangère? J'exposerai la doctrine des anciens agronomes, et je suivrai scrupuleusement leurs préceptes sacrés.

Dans l'origine, le génie de l'homme inventa plusieurs sortes de greffes, et les soumit à de savantes mains. Tout arbre dont la tête se pare d'une chevelure étrangère, apprend de trois manières à porter le dépôt qui lui est confié: ou l'on entrouvre l'écorce par une entaille, ou l'on fend le bout d'une branche pour y insérer un germe nouveau, ou, à la place d'un bouton vermeil, on inocule un bourgeon étranger que l'on tient captif sous de flexibles liens.

Ce fut Thèbes qui la première sut greffer la vigne consacrée à Bacchus, et qui en gonfla les grappes de sucs étrangers. La vigne enlaça de ses rameaux fertiles les bourgeons adoptifs, et, en croissant elle-même, les nourrit entre ses bras. Ses pampres régénérés ombragèrent ainsi les restes d'un feuillage déchu, et plièrent sous le poids du dieu qui les fécondait.

Les rameaux de l'arbre de Pallas embellissent les chênes des forêts, et la superbe olive ennoblit des fruits sauvages. Le stérile olivier féconde l'olivier fertile, et lui apprend à porter des trésors qui lui étaient inconnus.

Le poirier prête volontiers sa blanche parure de fleurs li différents arbres, et se plaît à les enlacer des nœuds de l'amour. Tantôt il enlève à ses frères sauvages leur appareil menaçant; tantôt, à l'aide d'un rameau fertile, il allonge la tête arrondie du pommier, et courbe les branches du frêne sous un poids nouveau. Il se marie même à l'amandier, dont il amollit l'écorce, et lui enseigne à mûrir de plus gros fruits. Il enrichit le stérile prunellier, l'orne improductif, et leur fait aimer une parure étrangère. Sa greffe change la nature des produits du cognassier, et de leur union naît un fruit d'une exquise saveur. Il dépouille le châtaignier de sa bogue épineuse, et lui substitue un fardeau plus doux. Il arrache au belliqueux néflier sa piquante armure, et, sous une paisible écorce, en étouffe les pernicieux desseins. Il peut, dit-on, s'unir au grenadier et s'enorgueillir du vif éclat de ses fleurs.

Les grenadiers dédaignèrent toujours une sève étrangère et un feuillage emprunté. Ils régénèrent leurs produits en échangeant eux-mêmes leurs propres germes, et se plaisent à étaler la pourpre de leur famille.

Le pommier greffé élève promptement ses longs rameaux vers le ciel. Il aime à s'unir au poirier. Sa nature le porte à abandonner aux forêts ses mœurs sauvages, et il est fier de voir ses productions ennoblies. Il polit les prunelliers épineux, les chênes armés de dards, et revêt leurs jeunes têtes d'un élégant feuillage. Il sait, au moyen d'un suc délicieux, grossir le volume de la corme, et la mettre à la portée des mains avides. Il permet volontiers au saule d'usurper son nom, et embellit de ses fleurs cet arbre chéri des Nymphes. Il force le platane, aimé de Bacchus, à étaler une fécondité vermeille. Le pêcher s'étonne de son nouvel ombrage, et la chevelure du peuplier se pare de produits éclatants de blancheur. La nèfle lui obéit, et, dépouillant ses entrailles de pierre, elle rougit et se gonfle d'une blanche liqueur. A la place de ses bogues épineuses hérissées de dards, qui l'enferment un germe dans leur sein, le châtaignier se couvre de fruits dorés.

Le pêcher donne lui-même à ses branches un meilleur fruit, et peut s'unir au prunier. Il couvre l'amandier de son léger feuillage, et acquiert ainsi lui-même plus de vigueur.

Élevé au-dessus de ses rivaux par ses fruits dorés, le cognassier ne demande l'hospitalité à aucun, et dédaigne fièrement une enveloppe étrangère. Il sait que nul arbre ne peut ajouter à la beauté de ses produits; et, n'ouvrant qu'à lui seul la couche nuptiale, il se contente de maintenir la noblesse de sa race.

Le néflier s'allie sans péril au poirier sauvage, dont les fruits acerbes rivalisent d'âpreté avec les siens. Ainsi revêtu d'une double armure, il devient plus terrible, et repousse cruellement les mains trop avides.

Le citronnier échange aussi ses rameaux avec le mûrier, qui les nourrit sous son écorce. Uni au poirier, il lui enlève ses funestes épines, et le parfume de fruits savoureux.

Le prunier se greffe lui-même et communique son heureuse fécondité il tous ses rejetons, Il désarme les fruits du châtaignier, et en fortifie les rameaux quand il fixe chez lui ses pénates.

Les carouges apprennent à s'amollir au moyen d'un suc vert, et nourrissent tous les fruits dans leur sein.

Le figuier détermine les mûres à quitter leur couleur noire, et fait la loi aux branches dont il s'est emparé. A son tour il s'étonne de l'accroissement qu'il doit à une sève féconde, et se réjouit de voir ses fruits excéder leur volume ordinaire. En s'unissant au superbe platane, dont les fertiles rameaux, chéris de Bacchus, ombragent nos tables d'un large feuillage, le figuier acquiert une belle proportion qu'il conserve sous son heureuse écorce, et se plaît à enrichir le sein où il fut adopté.

Le figuier marie sa sève à celle du mûrier, et alimente lui-même le germe qu'il lui présente. Le frêne prête ses branches à ce frère avide, et, tout rougi de sang, redoute ses nouveaux rejetons. En colorant le hêtre superbe et le vert châtaignier, dont le fruit est armé d'une forêt de dards, le mûrier leur apprend à noircir leurs fruits, et à se gonfler de sucs nouveaux. Le térébinthe odorant s'allie au mûrier, et de leur hymen naît un fils qui reproduit les qualités de ses pères.

Le sorbier augmente par la greffe le volume de ses fruits, et fait plier ses branches sous un brillant fardeau. Il dépouille le prunellier de ses épines meurtrières, et en cache les pointes sous une douce écorce. Il se plaît à confondre ses trésors avec les coings dorés, et aime à usurper des richesses étrangères.

Le cerisier se greffe sur le laurier, et, forcée d'être mère, Daphné rougit de ses enfants adoptifs. Il contraint le platane au vaste ombrage et le prunier hérissé de dards à ceindre leurs têtes de ses superbes rubis. Il orne aussi le peuplier de dons qui lui étaient inconnus, en répandant sur ses blancs rameaux un éclat vermeil.

Greffé sur le prunier, l'amandier couvre de ses fleurs hâtives ses branches embaumées. Enté sur le pêcher, il change en une dure écale la molle pulpe de ses fruits. Il arrondit légèrement la forme oblongue des carouges, et enrichit leurs feuilles sauvages d'un suave parfum. Il arrache au châtaignier ses armes cruelles, et lui fait admirer un fruit doux au toucher.

Le pistachier se greffe également sur l'amandier, et ajoute à sa valeur par la petitesse de ses produits.

Le térébinthe le couvre aussi d'un manteau de famille, et lui prête, pour l'ennoblir, une chevelure adoptive.

Le châtaignier superbe féconde le saule, ami des fleuves, et acquiert de la force au sein des eaux.

Le grand noyer s'empare du feuillage de l'arbousier, et lui donne des fruits protégés par une double écorce.

Quant aux autres faits que le temps et l'expérience pourront nous révéler, de nouvelles leçons te les feront connaître. Ma faible muse en a dit assez pour guider la main de l'agriculteur. En lisant ces préceptes rédigés au milieu des durs hoyaux, tu trouveras peut-être que la poésie en tempère l'âpreté.


 

[1] L’histoire ne nous a laissé aucun renseignement certain sur le savant Pasiphile, auquel Palladius a dédié son ouvrage.