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MACROBE

SATURNALES

LIVRE DEUX

 

livre 1              livre 3

 

 

CHAPITRE I.

A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots des anciens. 

Après un frugal repas, quand la gaieté commença à naître avec les petites coupes, Aviénus prit la parole : 

- Notre Virgile, dit- il, a caractérisé avec autant de justesse que d'intelligence un repas bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe royal, il dit 

Postquam prima, inquit, quies epulis

« Après qu'un premier calme eut succédé aux mets. »

Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une table modeste, il ne ramène point parmi eux le calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire 

Postquam exempta fames epulis.

« Après que les mets eurent apaisé leur faim. » 

Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la modestie des temps héroïques l'élégance de moeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à côté du luxe et l'abondance auprès de l'économie, dois je craindre non de le comparer, mais de le mettre au-dessus de celui d'Agathon, même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme philosophe, il n'a pas moins d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop éminentes pour que personne puisse vous comparer à des poètes comiques, à cet Alcibiade qui fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon.

- Parle mieux, je te prie, dit Praetextatus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité respectivement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à quoi tend ta comparaison? 

- C'est pour en venir, répondit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes, formées artificiellement à une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté. Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front obscurci de nuages, et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie. 

- Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux plaisirs folâtres, qui d'ailleurs ne devaient point être introduits au milieu d'une aussi grave réunion, Symmaque repartit :

- Puisque pendant les Saturnales, « les meilleurs des jours, » ainsi que le dit le poète de Vérone, nous ne devons ni proscrire le plaisir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni, comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où l'indécence soit bannie. Je crois les avoir découvertes, si je ne me trompe: elles consisteront à nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques, couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne de leur étude et de leur application. En effet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus éloquents de l'antiquité, le poète comique Plaute et l'orateur Tullius, se distinguèrent tous deux par la finesse de leurs plaisanteries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître, recueil que quelques-uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expression que Vatinius introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles causes défendant des accusés très gravement incriminés, il les sauva avec des plaisanteries, comme par exemple L. Flaccus, qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de Cicéron. Je n'ai point employé l'expression dicteria par hasard, je l'ai bien proférée à dessein : car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même Cicéron qui, dans le second livre de ses lettres à Cornélius Népos, s'exprime de la manière suivante : 

« Ainsi, quoique tout ce que nous disons soit des mots (dicta), nos ancêtres ont néanmoins voulu consacrer spécialement l'expression dicteria aux mots courts, facétieux et piquants. » 

Ainsi parle Cicéron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom de dicteria. Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habitude de plaisanter subtilement. L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisanteries de notre propre fonds, nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez mon idée, mettez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée.

- Le caractère modéré de cet amusement le fit approuver de tout le monde, et l'on invita Praetextatus à commencer de l'autoriser par son exemple.

CHAPITRE II.

Plaisanteries et bons mots de divers personnages. 

Alors Praetextatus commença en ces termes 

- Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Annibal, réfugié auprès du roi Antiochus, dit une plaisanterie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait manoeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'argent; il faisait défiler devant lui les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie, dont les harnais, les mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une armée si nombreuse et si magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous que tout cela soit assez pour les Romains? » Alors le Carthaginois, raillant la mollesse et la lâcheté de ces soldats si richement armés, répondit : 

Plane, inquit, satis esse credo Romanis haec, etsi avarissimi sunt

« Oui, je crois que tout cela c'est assez pour les Romains, quelque avares qu'ils soient. » 

Certainement on ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir. 
Flavien dit après Praatextatus : 

- Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé proptervia c'était l'usage, s'il restait quelque chose des viandes qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un proptervia, puisqu'il avait brûlé ce qu'il n'avait pu manger. 
Symmaque : 

- Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épigramme suivante de Cicéron : 

Equidem, quo melius emptum sciatis, conparavit Servilia hunc fundum tertia deducta.

« Il faut que vous sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant meilleur marché, que Tertia (ou le tiers) en a été déduite. »

Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa mère, l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville tombaient sur les débauches de l'adultère vieillard, et venaient égayer un peu les malheurs publics. 

Cécina Albin : 

- Planeus, dans le jugement d'un de ses amis, voulant détruire un témoignage incommode, et sachant que le témoin était cordonnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-ci répondit élégamment. 

Gallam subigo

« Je travaille ma Galla. » 

On sait que galla est un ustensile du cordonnier. L'ambiguité de l'expression lançait très ingénieusement l'incrimination d'adultère contre Planeus, qui était inculpé de vivre avec Mœvia Galla, femme mariée. Furius : -Après la déroute,de Modène, on rapporte qu'un serviteur d'Antoine avait répondu à ceux qui lui demandaient ce que faisait son maître: 

Quod canis in Aegypto: bibit et fugit

« II fait comme font les chiensen Égypte, il boit en fuyant. » 

Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les crocodiles, boivent en courant.

Eusthate : 

- Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à l'ordinaire, dit : 

Aut Mucio nescio quid incommodi accessit, aut nescio cui aliquid boni.

« Je ne sais quel mal est arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un autre. » 

Aviénus : 

- Faustus, fils de Sylla, avait une soeur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire : 

Miror sororem meam habere maculam, cum fullonem habeat.

« Je m'étonne que ma soeur conserve une tache lorsqu'elle a un foulon. » 

Évangélus: 

- Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meilleur peintre de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés :

Non similiter, Malli, fingis et pingis.

« Mallius, lui dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que peindre; » 

à quoi Mallius répondit : 

In tenebris enim fingo luce pingo.

« C'est que je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins de jour. » 

Eusèbe : 
- Démosthène, attiré par la réputation de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la beauté, se mit sur les rangs pour obtenir ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant : 

Οὐκ ἀγοράζω τοσούτου μετανοῆσαι

« Je ne veux pas acheter si cher un repentir. » 

C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous grammaticalement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du reproche d'orgueil, si vous refusez d'imiter Praetextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il serait plus blâmable de se taire que de parler, s'enhardit à prendre la liberté d'une narration analogue. 

- « Marcus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été consul qu'un jour, disait : 

Ante flamines, nunc consules diales fiunt.

« On avait jadis les flamines du jour (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui deviennent diales. » 

Pour Disaire, sans attendre qu'on lui reprochât son silence, il dit :....... 


(Il y a ici une lacune dans les manuscrits.) 


Après lui, Horus dit à son tour : 
- Je vous apporte un distique de Platon, qu'il s'amusa à faire dans sa jeunesse, au même âge où il s'essayait à composer des tragédies. 

Τὴν ψυχὴν ᾿Αγαθωνα φιλῶν ἐπὶ χείλεσιν ἔσχον
ἦλθε γὰρ ἡ τλήμων ὡς διαβησομύνη

« Quand j'embrassais Agathon, mon âme accourait sur mes lèvres, et semblait, dans son délire, vouloir s'envoler. » 

Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de plaisanterie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen critique. 

Symmaque prenant la parole dit 

- Je me souviens d'avoir lu de petits vers de Platon, dans lesquels on ne pourrait dire ce qu'il faut admirer davantage de la grâce ou de la précision : je me rappelle les avoir lus traduits en latin, avec toute la liberté qu'exige notre idiome pauvre et borné, comparativement à celui des Grecs. Voici ces vers 

Dum semiulco savio
Meum puellum savior,
Dulcemque florem spiritus
Duco ex aperto tramite:
Anima aegra et saucia
Cucurrit ad labias mihi
Rictumque in oris pervium,
Et labra pueri mollia
Rimata itiner transitus
Ut transire nititur!
Tum si morae quid plusculae
Fuisset in coetu osculi,
Amoris igne percita
Transisset et me linqueret:
Et mira prosum res fieret,
Ut ad me fierem mortuus,
Ad puerum intus viverem.

« Quand je savoure un demi-baiser sur les lèvres demi-closes de mon adolescent, et que de sa bouche entr'ouverte je respire la douce fleur de son haleine, mon âme blessée et malade d'amour accourt sur mes lèvres, et s'efforce de trouver un passage entre l'ouverture de ma bouche et les douces lèvres de mon adolescent pour passer en lui. Alors, si je tenais tant soit peu plus longtemps mes lèvres attachées sur les siennes, mon âme, chassée par la flamme de l'amour, m'abandonnerait et passerait en lui; en sorte qu'il arriverait une chose vraiment merveilleuse : que j'aurais expiré, pour aller vivre dans l'adolescent. »

 

CHAPITRE III.

Les plaisanteries de M. Tullius Cicéron. 

Mais je étonne que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le trouvez bon, vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mémoire, à peu près comme l'aedituus d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi :

 M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait : 

Bibite Falernum hoc, annorum quadraginta est: Bene, inquit, aetatem fert

« Buvez de ce Falerne, il a quarante ans. - Il porte bien son âge, »

repartit Cicéron. 

Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue épée, il dit: 

Quis generum meum ad gladium alligavit?

« Qui a attaché mon gendre à cette épée? » 

Il n'épargna pas non plus un trait de causticité du même genre à son frère Q. Cicéron. Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gouvernée, l'image de son frère ornée d'un bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de grandes proportions (or son frère Quintus était aussi de petite taille,) il dit : 

Frater meus dimidius maior est quam totus

« La moitié de mon frère est plus grande que son tout. » 

On a beaucoup parlé des bons mots que Cicéron laissa échapper durant le consulat de quelques jours de Vatinius. 

Magnum ostentum anno Vatinii factum est, quod illo consule nec bruma nec ver nec aestas nec autumnus fuit

« II est arrivé, disait-il, un grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est qu'il n'y a eu, durant son consulat, ni hiver, ni printemps, ni été, ni automne. » 

Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant qu'il était malade, Cicéron lui répondit : 

Volui in consulatu tuo venire, sed nox me conprehendit

« Je voulais t'aller voir durant ton consulat, mais la nuit m'a surpris en route. » 

Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu 

Unde ergo tibi varices?

« D'où sont donc venues tes varices? » 

Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à la tribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du consulat et les y déposer en même temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occasions de plaisanter, relevaen disant: 

Λογοθεώρητος est Caninius consul,

« Caninius est un consul logothéorète.» 

Il disait aussi : 

Hoc consecutus est Revilus, ut quaereretur quibus consulibus consul fuerit

« Révilius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher sous quels consuls il a été consul; » 

ce qui ne l'empêcha pas d'ajouter encore

Vigilantem habemus consulem Caninium, qui in consulatu suo somnum non vidit

« Nous avons dans Caninius un consul vigilant, qui n'a point goûté le sommeil de tout son consulat. » 

Pompée supportait impatiemment les plaisanteries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait sur son compte : 

Ego vero quem fugiam habeo, quem sequar non habeo. 

« J'ai bien qui fuir, mais je n'ai pas qui suivre. » 

Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard: 

Minime sero veni: nam nihil hic paratum video.

« Nullement, puisque je ne vois ici rien de prêt. » 

Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella : 

Cum socero tuo.

« Il est avec votre beau-père ( César). » 

Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain : 

Hominem bellum Gallis civitatem promittit alienam, qui nobis nostram non potest reddere.

« Un bel homme, dit Cicéron, peut promettre aux Gaulois les droits de citoyen chez les autres, lui qui ne peut pas nous les rendre à nous-mêmes dans notre patrie. »

Ces mots paraissent justifier celui que dit Pompée 

Cupio ad hostes Cicero transeat, ut nos timeat

« Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, pour qu'il nous craigne. » 

La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après la victoire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit : 

Praecinctura me decepit

« La ceinture m'a trompé; »

voulant par là railler César, qui ceignait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque prophétiquement à Pompée : 

Cave tibi illum puerum male praecinctum.

« Prenez garde à ce jeune homme mal ceint. » 

Une autre fois, Labérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des chevaliers, dont il avait dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il passait devant lui pour chercher un siège : 

Recepissem te, nisi anguste sederem,

« Je te recevrais si je n'étais assis trop à l'étroit. » 

Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il raillait le nouveau sénat, que César avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui répondit : 

Mirum, si anguste sedes, qui soles duabus sellis sedere

« Il est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi qui as l'habitude de siéger sur deux bancs. » 

II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet excellent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes : 

Romae, si vis, habebit: Pompeis difficile est.

« Il le sera à Rome; si tu veux; mais c'est difficile à Pompéium. » 

Sa causticité ne s'arrêta pas là. Un Laodicéen nommé Andron étant venu le saluer, il lui demanda la cause de sa venue, et apprit de lui qu'il était député vers César pour solliciter la liberté de sa patrie; ce qui lui donna occasion de s'expliquer ainsi sur la servitude publique : 

᾿Εὰν ἐπιτύχῃς, καὶ περὶ ῆμῶν πρέσβευσον

« Si vous obtenez, négociez aussi pour nous. » 

Il avait aussi un genre de causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, comme par exemple lorsque il écrivait à C. Cassius, un des meurtriers de César : 

Vellem Idibus Martiis me ad coenam invitasses, profecto reliquiarum nihil fuisset: nunc me reliquiae vestrae exercent

« J'aurais désiré que vous m'eussiez invité au souper des ides de mars: certainement il n'y aurait point eu de restes; tandis que maintenant vos restes me donnent de l'exercice. » 

Il a fait encore une plaisanterie très  piquante sur son gendre Pison et sur M. Lépidus. 

Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsque Aviénus lui coupant la parole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit: 

-César Auguste ne fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas même peut-être à Tullius; et, si vous l'agréez, je vous rapporterai quelques traits de lui que ma mémoire me fournira. Morus lui répliqua: 

-Permettez, Aviénus, que, Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez nous raconter d'Auguste.

Aviénus se taisant, Symmaque reprit : 

- Je disais que Cicéron voyant la démarche abandonnée de son gendre Pison et la démarche alerte de sa fille, dit au premier:

« Marche comme une femme; » et à l'autre: 

Ambula tamquam vir

« Marche comme un homme. » 

J'allais raconter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits : 
« Je n'aurais point donné tant d'importance à un pareil fait » 
Cicéron répliqua:

Ego non tanti fecissem ὁμοιοποίητον .

« Et moi je n'aurais point donné tant d'importance à un ὁμοιοποίητον (omoïoptote) »

(un jeu de mots.) 
Mais poursuis, Aviénus, et que je ne t'empêche pas plus longtemps de parler.

CHAPITRE IV.

Des plaisanteries d'Auguste à l'égard d'autres personnes, et de celles d'autres personnes à son égard.

Aviénus commença ainsi : 

- César Auguste, disais-je, aima beaucoup les plaisanteries, en respectant toujours néanmoins les bornes posées par l'honnêteté et par les convenances de son rang, et sans tomber jamais dans la bouffonnerie. Il avait écrit une tragédie d'Ajax; n'en étant plus satisfait, il l'effaça. Dans la suite, Lucius, auteur tragique estimable, lui demandait ce que devenait son Ajax ; il lui répondit : 

In spongiam incubuit

« Il est tombé sur l'éponge. »

Quelqu'un qui lui présentait un placet en tremblant avançait à la fois et retirait la main 

Putas te assem elephanto dare?

« Crois-tu, dit-il, présenter un as à un éléphant? » 

Paeuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui avait donné une somme considérable. 

Sed tu noli credere.

« Quant à toi, n'en crois rien, » 

lui répliqua-t-il. 

Quelqu'un qui fut destitué de la charge de préfet de la cavalerie demandait qu'on lui accordât au moins une gratification. 

« Je ne sollicite point ce don, disait-il, par amour du gain, mais pour qu'il paraisse que je n'aie quitté mon emploi qu'après avoir mérité de recevoir une récompense. » 

Auguste lui ferma la bouche par ces mots : 

Tu te accepisse apud omnes affirma, et ego dedisse me non negabo.

« Affirme à tout le monde que tu l'as reçue, et je ne nierai point de te l'avoir donnée. » 

Son urbanité se manifesta à l'égard d'Hérennius, jeune homme adonné au vice, et auquel il avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant : 

« Comment reviendrai-je dans mes foyers? que dirai-je à mon père? -- 

Dic me tibi displicuisse.

« Tu lui diras, répondit-il, que je t'ai déplu. » 

Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces termes 

At tu, cum fugies, inquit, numquam post te respexeris.

« Ne t'est-il jamais arrivé en fuyant de regarder derrière toi? » 

Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plaidait une cause devant lui, et qui répétait fréquemment : 
« Si tu trouves en moi quelque chose de répréhensible, redresse-moi. - 

Ego te monere possum, corrigere non possum.

Je puis t'avertir, mais non te redresser. » 

Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ouvrage en longueur; Auguste joua sur le mot, en disant : 

Vellem Cassius et meum forum accuset.

« Je voudrais que Cassius accusât aussi mon forum. » 

Vettius ayant labouré le lieu de la sépulture de son père

Hoc est vere monumentum patris colere.

« C'est là véritablement, dit Auguste, cultiver (colere) le tombeau de son père. » 

Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit 

Melius est Herodis porcum esse quam filium.

« Il vaut mieux être le porc d'Hérode que son fils. » 

N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, tâche et sans nerf, il y conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une épître familière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère qu'il se prescrivait en écrivant à d'autres. 

Vale, mel gentium, meculle, ebur ex Etruria, lasar Arretinum, adamas supernas, Tiberinum margaritum, Cilniorum smaragde, iaspi figulorum, berylle Porsenae, carbunculum habeas, ἵνα συντέμω πάντα, μάλαγμα moecharum.

« Porte-toi bien, miel des nations, mon petit miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium, diamant des mers supérieures, perle du Tibre, émeraude des Cilniens, jaspe des potiers, bérylle de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, et en résumé les charmes artificiels des prostituées ! » 

Quelqu'un le reçut un jour avec un souper assez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte : 

Non putabam me tibi tam familiarem.

« Je ne pensais pas d'être autant de tes familiers. » 

Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné l'achat: 
« Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée; 
à quoi il répondit : 

Quid? ego, ut me populus Romanus dicat bene cultum, in solario ambulaturus sum?

« Faudra-t-il donc, pour que le peuple romain me trouve bien vêtu, que je me promène sur la terrasse de ma maison? » 

Il avait à se plaindre des oublis de son nomenclateur : 

Numquid ad forum mandas? Accipe, inquit, commendatitias, quia illic neminem nosti

« Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et voilà des lettres de recommandation, car tu n'y connais personne. » 

Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cet homme, cassé par la goutte, voulait cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas. 

Non miror, inquit: dies aliquanto sunt longiores.

« Je rien suis point surpris, repartit Auguste, car les jours sont devenus un peu plus longs. » 

Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit, donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil un coussin sur lequel cet homme avait pu dormir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous silence ce qu'il dit en l'honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il avait habitée; au sortir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté de Caton, Auguste dit : 

Quisquis praesentem statum civitatis conmutari non volet, et civis et vir bonus est

« Quiconque veut empêcher le changement du gouvernement actuel de sa patrie est un honnête homme et un bon citoyen.»

 Donnant ainsi à Caton de sincères louanges, sans néanmoins encourager contre son intérêt à changer l'état présent des choses. 
Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; voyez donc l'égalité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On connaît la cruelle plaisanterie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'empereur se le fit amener, et lui adressa, en le voyant, la question suivante: 

Dic mihi, adolescens, fuit aliquando mater tua Romae?

« Dis-moi, jeune homme, ta mère est-elle jamais venue à Rome?

 - Non, lui répondit-il; mais, ajouta-t-il, 

Sed pater meus saepe

mon père y est venu souvent. » 

Du temps du triumvirat, Auguste écrivit contre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à celui-ci : 

At ego taceo. Non est enim facile in eum scribere qui potest proscribere

« Pour moi, je me tais; car il n'est pas facile d'écrire contre celui qui peut proscrire. » 

Curtius, chevalier romain, homme accoutumé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré, dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une grive maigre, lui demanda s'il pouvait la renvoyer (mittere). 

Le prince ayant répondu: 

Quidni liceat?

« Pourquoi pas? » 

Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-ci, pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots : 

Mihi nihil

« Tu ne m'as rien donné pour moi. » 

Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Licinius, son affranchi, était dans l'usage de lui apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de l'occasion, ajouta une centaine à la première, et remplit soigneusement l'espace vide de sa propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affranchi dissimula, et paya la somme ainsi doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir avec douceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes : 

Confero tibi, domine, ad novi operis impensam quod videbitur.

« Je t'offre, seigneur, pour les frais de cette nouvelle entreprise, tout ce que tu jugeras nécessaire. » 

La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il accusait un chevalier romain , comme ayant détérioré sa fortune; mais celui-ci prouva publiquement qu'il l'avait au contraire augmentée. peu après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une femme et trois enfants, et il ajouta ensuite : 

Posthac, Caesar, cum de honestis hominibus inquiris, honestis mandato.

« Désormais, César, lorsque tu auras à scruter la conduite des honnêtes gens, charges-en des gens honnêtes. »

Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son sommeil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il ordonna qu'on tâchât de prendre le hibou. Un soldat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui compter mille petits sesterces; mais celui-ci eut l'audace de dire : 

Malo vivat

« J'aime mieux qu'il vive, » 

et de lâcher l'oiseau. 

Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni? Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en public, et le pria de se charger de sa cause. Celui-ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite, auquel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte 

At non ego, Caesar, periclitante te Actiaco bello vicarium quaesivi, sed pro te ipse pugnavi, 

« César, quand tes destins se décidaient au combat d'Actium, je ne cherchai point un remplaçant, mais je combattis moi-même pour toi. » 

Et en disant ces mots le soldat découvrit ses cleatrlces. Auguste rougit et vint plaider pour lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat. 

II avait entendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus, marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé, tandis qu'il en avait plus libéralement payé d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour jouer pendant son souper, celui-ci s'excusa, en disant, 

Ad molas sunt

« Ils sont au moulin. » 

Lorsqu'il retournait triomphant, après la victoire d'Actium, parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots 

Ave, Caesar victor imperator.

« Salut, César, victorieux empereur. » 

Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris:

Ave, victor imperator Antoni. 

« Salut, Antoine, victorieux empereur. »

Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent partagées entre les deux camarades. 
Une autre fois, salué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pauvre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau, qui restait muet : 

Opera et impensa periit

« J'ai perdu mon argent et ma peine. » 

Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit. 

Satis domi salutatorum talium habeo
« J'ai chez moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte. »

Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aussitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : 

« J'ai perdu mon argent et ma peine. » 

A ces mots, Auguste sourit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre. 

Un pauvre Grec avait pris l'habitude de présenter à Auguste, quand il descendait de son palais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement, l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet, une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers, qu'il lui présenta, en ajoutant: 

Νὴ τὴν σὴν τύχην, Σεβαστέ· εἰ πλέον εἶχον, πλέον ἐδίδουν

« Cela n'est point sans doute proportionné à ta fortune, ô César; je te donnerais plus, si je possédais davantage. » 

Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce pauvre Grec cent mille petits sesterces.

CHAPITRE V.

Des plaisanteries et des mœurs de Julie, fille d'Auguste. 

Voulez-vous que je vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille d'Auguste? Mais auparavant, si je ne dois point passer pour un trop discoureur, je voudrais dire quelques mots des moeurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi : 

- Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette époque comme celle de son déclin vers la vieillesse; mais elle abusa de l'indulgence de la fortune, comme de celle de son père. Néanmoins son amour pour les lettres, et l'instruction qu'il lui avait été si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et de bonté, faisaient encore d'elle une femme pleine de grâces, au grand étonnement de ceux qui, connaissant ses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si disparates. Plus d'une fois son père lui avait prescrit, en des termes dont l'indulgence tempérait la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses ornements et l'appareil de ses cortéges. Lorsqu'il considérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flattait que son caractère léger et pétulant lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réellement la culpabilité, et il osait croire qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il avait deux filles qui demandaient les plus grands ménagements, et dont il devait tout supporter : la république, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un costume dont l'indécence offensait les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lendemain elle changea de tenue, et elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable. Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne put retenir sa joie, et dit. 

Quantum hic in filia Augusti probabilior est cultus?

« Combien ce costume est plus convenable à  la fille d'Auguste ! » 

Mais Julie sans se déconcerter répliqua: 

Hodie enim me patris oculis ornavi, heri viri

« En effet, je me suis parée aujourd'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ceux de mon mari. » 

On connaît le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans un spectacle de gladiateurs, par la dissimilitude de leur suite. Livie était entourée d'hommes graves, Julie d'une foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire remarquer cette différence de conduite entre deux femmes d'un rang également élevé: elle répondit ingénieusement : 

Et hi mecum senes fient

« Ces jeunes gens deviendront vieux avec moi. » 

II lui était survenu de bonne heure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au milieu de plusieurs autres propos, il amena la conversation sur l'âge, et demande à à sa fille si, en vieillissant, elle préférait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit: 

Ego, pater, cana esse malo

« J'aime mieux les voir blanchir. » 

Alors il la convainquit de mensonge, en lui disant 

Quid ergo istae te calvam tam cito faciunt?

« Pourquoi donc tes femmes te font-elles chauve de si bonne heure? » 

Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur l'exemple de la simplicité de son père, elle dit : 

Ille obliviscitur Caesarem se esse: ego memini me Caesaris filiam

« Il oublie qu'il est César, et moi je me souviens que je suis la fille de César. » 

Comme les confidents de ses débauches s'étonnaient de ce que, se livrant à tant de gens, elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressemblaient: 

Numquam enim nisi navi plena tollo vectorem

« C'est, dit-elle, que je ne prends point de passager que le navire ne soit plein. » 

Il existe un propos de cegenre de Populia, fille de Marcus, laquelle répondit à quelqu'un qui s'étonnait de ce que les femelles des animaux ne désirent le mâle qu'à l'époque où elles doivent concevoir : 

Bestiae enim sunt.

« C'est qu'elles sont des bêtes. »

 

CHAPITRE VI.

Autres plaisanteries et réponses ingénieuses de divers personnages. 

Mais revenons des femmes aux hommes, et des plaisanteries lascives à d'autres plus décentes. Cascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également admirables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le peuple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit : 

Si in Vatinium missurus es, pomum est

« Si c'est pour lancer contre Vatinius, c'est une pomme. » 

Un marchand lui demandait comment il devait partager un vaisseau avec son associé : on rapporte qu'il lui répondit : 

Navem si dividis, nec tu nec socius habebitis.

« Si vous le partagez, vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. » 

On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence, mais qui en détruisait l'effet par sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut. 

Ingenium Galbae male habitat

« Le génie de Galba, disait-il, est mal logé. » 

Le grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante. Orbillus déposait contre un accusé. Galba, pour confondre le témoin, se met à l'interroger en feignant d'ignorer sa profession: 

Quid artium facis ?
« Quel est votre métier? lui dit-il. - 

In sole gibbos soleo fricare
« De gratter des bosses au soleil, »

répondit celui-ci. 
C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il n'en faisait compter que cinquante à L. Cécilius. 

Quid? ego, inquit, una manu ludo?

« Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu de jouer des deux mains, je ne joue que d'une seule, pour que je ne puisse recevoir davantage? » 

On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait refusé de composer un mime. 

Quid amplius, inquit, mihi facturus es, nisi ut Dyrrhachium eam et redeam?

« Que peut-il me faire de plus, répliqua-t-il, que de me faire alter à Dyrrachium et revenir? » 

faisant allusion à l'exil de Cicéron.

CHAPITRE VII.

Des mots et maximes de Labérius et de Publius, mimographes, et de Pylade et Hylas, comédiens. 

Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé naguère de Labérius, et que j'en fais moi-même actuellement mention, si je rapportais ici quelques mots de lui ainsi que de Publius, nous aurions introduit en quelque sorte, à notre festin, l'appareil de fête que semble permettre la présence des comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita Labérius, chevalier romain, homme d'une âpre liberté de parole, à monter sur le théàtre moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il composait. Or, l'homme puissant commande non seulement lorsqu'il invite, mais lors même qu'il prie. Aussi Labérius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du prologue suivant. 

Necessitas, cuius cursus transversi impetum
Voluerunt multi effugere, pauci potuerunt,
Quo me detrusit paene extremis sensibus?
Quem nulla ambitio, nulla umquam largitio,
Nullus timor, vis nulla, nulla auctoritas,
Movere potuit in iuventa de statu,
Ecce in senecta ut facile labefecit loco
Viri excellentis mente clemente edita
Summissa placide blandiloquens oratio?
Etenim ipsi di negare cui nihil potuerunt,
Hominem me denegare quis posset pati?
Ego bis tricenis annis actis sine nota
Eques Romanus e Lare egressus meo
Domum revertar mimus: nimirum hoc die
Uno plus vixi mihi quam vivendum fuit.
Fortuna inmoderata in bono aeque atque in malo
Si tibi erat libitum litterarum laudibus
Floris cacumen nostrae famae frangere,
Cur, cum vigebam membris praeviridantibus,
Satisfacere populo et tali cum poteram viro,
Non flexibilem me concurvasti ut carperes?
Nuncine me deiecis? quo? Quid ad scenam adfero?
Decorem formae an dignitatem corporis,
Animi virtutem an vocis iocundae sonum?
Ut hedera serpens vires arboreas necat,
Ita me vetustas amplexu annorum enecat.
Sepulchri similis nihil nisi nomen retineo.

« Où m'a précipité, vers la fin de mon existence, la force adverse de la nécessité, que tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse aucune ambition, aucune largesse, aucune crainte, aucune force, aucune autorité, ne purent faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma vieillesse la parole flatteuse; douce et clémente d'un homme illustre, m'en fait descendre avec facilité. Car qui aurait toléré que moi, mortel, j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent rien refuser? Ainsi donc après avoir vécu soixante ans sans reproche, je quitte mes lares chevalier romain, et je rentre dans ma maison comédien. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. O fortune immodérée dans la prospérité comme dans le malheur, si l'un de tes caprices devait être de faire servir la gloire des lettres à briser vers son terme une renommée honorable, pourquoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes desseins, alors que mes membres pleins de vigueur me permettaient de plaire au peuple et à cet homme illustre? Mais maintenant où me précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce la beauté, ou la dignité du corps? l'énergie de l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même que le lierre épuise les forces de l'arbre autour duquel il serpente, de même la vieillesse m'énerve, en m'entourant de ses étreintes annuelles; et, semblable au tombeau, il ne reste plus de moi qu'un nom. » 

Dans cette même pièce Labérius se vengeait comme il le pouvait, dans le rôle d'un Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait 

Porro Quirites! libertatem perdimus

« Désormais, Romains, nous avons perdu la liberté ! » 

Et il ajoutait peu après 

Necesse est multos timeat quem multi timent.

« Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui que beaucoup de gens craignent. » 

A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'impuissance de repousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs à Publius.

Ce Publius, Syrien de nation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier, apercevant un de ses esclaves hydropique qui était couché par terre, et lui reprochant ce qu'il faisait au soleil : 

Aquam calefacit

« Il fait chauffer son eau, » 

repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées : 

Podagrici pedes

« C'est celui des pieds goutteux, »

dit Publius. 

A cause de ces traits et de plusieurs autres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les villes d'Italie, il parut à Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous ceux qui, à cette époque, exposaient leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentèrent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit dire à César, en souriant : 

Favente tibi me victus es, Laberi, a Syro

« Malgré ma protection, Labérius, tu es vaincu par Syrus. » 

Aussitôt il donna une palme à Publius, et à Labérius un anneau d'or avec cinq cent mille sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit: 

Quicum contendisti scriptor, hunc spectator subleva.

« Sois favorable, comme spectateur, à celui que tu as combattu comme écrivain. » 

Et Labérius, à la première représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants dans un de ses mimes: 

Non possunt primi esse omnes omni in tempore.
Summum ad gradum cum claritatis veneris,
Consistes aegre, *ne me citius decidas.
Cecidi ego, cadet qui sequitur: laus est publica.

« On ne peut pas toujours occuper le premier rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. Je suis tombé; celui qui me succède tombera aussi : la gloire est une propriété publique. » 

Quant à Publius, on connaît de lui des sentences ingénieuses, et d'une application très fréquente; je ne me souviens que de celles-ci, renfermées chacune dans un seul vers 

Beneficium dando accepit qui digno dedit.
Feras, non culpes, quod mutari non potest.
Cui plus licet quam par est plus vult quam licet.
Comes facundus in via pro vehiculo est.
Frugalitas miseria est rumoris boni.
Heredis fletus sub persona risus est.
Furor fit laesa saepius patientia.
Inprobe Neptunum accusat qui iterum naufragium facit.
Nimium altercando veritas amittitur.
Pars beneficii est, quod petitur si cito neges.
Ita amicum habeas, posse ut fieri hunc inimicum putes.
Veterem ferendo iniuriam invites novam.
Numquam periclum sine periclo vincitur.

« C'est un méchant avis, celui dont on ne peut changer. »
« Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un bienfait en donnant. » 
« Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne peut être changé. » 
« Celui à qui on permet plus qu'il n'est raisonnable, veut plus qu'on ne lui permet. »
« Un compagnon de voyage, d'une conversation agréable, tient lieu de véhicule en chemin. » 
« La frugalité est la broderie d'une bonne réputation. » 
« Les larmes d'un héritier sont le rire sous le masque. » 
« La colère s'attire plus de mal que la patience. »
« Celui qui fait un second naufrage accuse Neptune à tort. » 
« Trop de contestation fait perdre la vérité. » 
« C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. » 
« Sois avec ton ami en songeant qu'il peut devenir ton ennemi. » 
« Supporter une ancienne injure, c'est en quêter une nouvelle. » 
« On ne triomphe jamais d'un danger, sans danger. » 

Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui s'illustra dans son art du temps d'Auguste, ni Hylas son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisés entre eux. Hylas exécutait un jour une pantomime musicale, dont la finale était 

Τὸν μέγαν ᾿Αγαμέμνονα

« Le grand Agamemnon : » 

et en disant ces mots, il se redressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne pouvant supporter cela, lui cria de sa loge 

Σὺ μακρὸν οὐ μέγαν ποιεῖς

- « Tu le fais long, et non pas grand. » 

Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit qu'il avait relevé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, persuadé que le principal caractère d'un grand général est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit sur la sécurité qu'il y montrait, en lui disant : 

Σὺ βλέπεις

« Songe que tu es aveugle. » 

Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gourmanda ses critiques en ces termes : 

Μωροὶ, μαινόμενον ὀρχοῦμαι

« Insensés, songez que je joue un fou ; » 

et en même temps il jeta ses flèches au milieu du peuple. 

Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particulière, il banda son arc et lança sa flèche; et l'empereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres, par une nouvelle pantomime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été son procédé, il répondit 

Αὐλῶν συρίγγων τ' ἐνοπὴν, ὁμαδόν τ' ἀνθρώπων

« Qu'il avait substitué la flûte à la voix humaine. » 

Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria : 

Καὶ ἀχαριστεῖς βασιλεῦ· ἔασον αὐτοὺς περὶ ῆμᾶς ἀσχολεῖσθαι

« Tu es un ingrat, ô prince! Laisse-les s'occuper de nous. »

 

CHAPITRE VIII.

Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux d'être sujet aux plaisirs de la bouche et du tact. 

Cette conversation provoqua la gaieté; et tandis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole, dit : 

- Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'apporte le soir, » bannit les mets raffinés du second service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres paroles de Varron, si tu les as retenues. 

Albin répondit: 

- Voici le passage de Varron que tu me demandes: 

« Les bellaria les plus doux sont ceux où l'on ne met point de miel; car le miel ne souffre point la cuisson. Le mot bellaria signifie toute espèce de mets du second service : c'est le nom que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent πέμματα ou τραγήματα. Les vins les plus doux sont aussi désignés sous cette dénomination dans de très anciennes comédies, où ils sont appelés bellaria, de liber. » 

- Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table; et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui renouvelle les forces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne. 

- Quoi donc, Évangelus, répliqua Eusthate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres et joyeux, où l'on boit dans de petites coupes, et où des hommes sobres président? Ce sont de tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité Des lois. Il pense que la. boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs, divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt attirer et subjuguer, sans que son esprit ni son coeur puissent résister. Il faut donc combattre et entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principalement avec les effets licencieux que produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les affrontant avec constance. Qu'un usage modéré entretienne la tempérance et la continence, et cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent αἰσθήσεις, par le canal desquels l'âme et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais principalement ceux du tact et du goût; ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages, sont ce qu'il y a de plus honteux. Les Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de ἀκρατεῖς ou d'ἀκολάστους, et nous les appelons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés brutales se ravale au rang des animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à l'homme. Je vais rapporter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet homme illustre touchant ces infâmes voluptés. 

Διό τοι κατὰ τὴν τῆς ἁφῆς ἢ φεύσεως ἡδονὴ ἐγγινομένην ἐὰν ὑπερβάλλωσιν, p260ἀκρατεῖς λέγονται· οἵ τε γὰρ περὶ τὰ ἀφροδίσια ἀκόλαστοιο τοιοῦτοι, οἵ τε περὶ τὰς τῆς τροφῆς ἀπολαύσεις, τῶν δὲ κατὰ τὴν τροφὴν ἀπ᾽ ἐνίων μὲν ἐν τῇ γλώττῃ τὸ ἡδὺ, ἀπ᾽ ἐνίων δὲ ἐν τῷ λάρυγγι, διὸ καὶ Φιλόξενος γεράνου λάρυγγα εὔχετο ἔχειν· οἱ δὲ κατὰ τὴν ὄψιν καὶ τὴν ἀκοὴν οὑκέτι. Ἢ διὰ τὸ τὰς ἀπὸ τούτων γινομένας ἡδονὰς κοινὰς εἶναι ἡμῖν καὶ τοῖς ἄλλοις ζώοις, ἅτε δὲ οὐσῶν κοινῶν αἰσχρὰν εἶναι τὴν ὑποταγὴν, αὐτίκα τὸν ὑπὸ τούτων ἡττώμενον ψέγομεν καὶ ἀκρατῆ καὶ ἀκόλαστον λέγομεν διὰ τὸ ὑπὸ τῶν χειρίστων ἡδονῶν ἡττᾶσθαι; Οὐσῶν δὲ τῶν αἰσθήσεων πέντε τὰ ἄλλα ζῶα ἀπὸ δύο μόνων ἥδεται, κατὰ δὲ τὰς ἄλλας ἢ ὅλως οὐχ ἥδεται ἢ κατὰ συμβεβηκὸς τοῦτο πάσχει.

« Pourquoi appelons-nous incontinents et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du tact, et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du goût? car nous donnons également cette qualification et à ceux qui abusent des faveurs de Vénus, et à ceux qui se complaisent dans la recherche des mets. Or il y a différentes sortes de mets : les uns qui affectent agréablement la langue, et d'autres le gosier; ce qui faisait souhaiter à Philoxène que les dieux immortels lui accordassent un cou de grue. Mais nous ne donnons point cette qualification d'incontinents à ceux qui excèdent les bornes de la modération dans les jouissances de la vue et de l'ouïe. Serait-ce parce que nous partageons avec les autres êtres animés les voluptés que procurent les deux premiers sens, que nous les méprisons comme abjectes, et que nous les avons notées d'infamie entre toutes les autres? Serait-ce pour cela que nous blâmons l'homme qui y est adonné, et que nous l'appelons incontinent et intempérant, parce qu'il se laisse subjuguer et conduire par la plus basse espèce de plaisirs? Car sur les cinq sens, les deux dont je viens de parler sont les seuls par lesquels les animaux goûtent des plaisirs; les autres ne leur en procurent point, ou du moins ce n'est qu'accidentellement. » 

Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait que beaucoup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action vénérienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles 

τὴν σονουσίαν εῖναι μικρὰν ἐπιληψίαν

« Le coït est une petite épilepsie. » 

 

CHAPITRE IX.

Du luxe et de l'intempérance de Q. Hortensius, de Babius Gurgès, de Métellus Pius, et de Métellus le souverain pontife. Du porc troien, et de la manière d'engraisser les lièvres et les limaçons.

 (CHAPITRE XIII du livre III dans LACUS CURTIUS)

Voici les expressions de M. Varron. Dans le livre troisième de son traité De l'agriculture, en parlant des paons qu'on nourrit dans les maisons de campagne, il dit: 

Primus hos Q. Hortensius augurali coena posuisse dicitur, quod potius factum tum luxuriose quam severe boni viri laudabant. Quem cito secuti multi extulerunt eorum pretia, ut ova eorum denariis veneant quinis, ipsi facile quinquagenis.

« Q. Hortensius fut le premier qui en servit dans un repas augural ; ce qui fut jugé, par des gens sages, un acte de luxe et non un trait de religion. Cet exemple, qui fut bientôt suivi par plusieurs personnes, fit monter le prix de ces oiseaux à un tel point, qu'on les vendait aisément cinquante deniers, et leurs oeufs cinq deniers. » 

Voilà une chose, je ne dirai pas seulement étonnante, mais même honteuse, que des oeufs de paon qui aujourd'hui ne valent pas même un bas prix, mais qui ne se vendent d'aucune façon, se soient vendus cinq deniers. Ce même Hortensius était dans l'usage d'arroser ses platanes avec du vin, puisque nous savons que, dans une action judiciaire qu'il eut à soutenir contre Cicéron, il le supplia instamment d'échanger avec lui le jour où il aurait à parler; parce qu'il fallait qu'il allât lui-même, ce jour-là, arroser avec du vin des platanes qu'il avait plantés à Tusculum. Mais peut-être Hortensius, efféminé de profession, ne suffit-il point pour caractériser son siècle, lui qui faisait consister toute la beauté d'un homme dans la manière de se ceindre; il soignait sont vêtement jusqu'à la recherche; il se servait d'un miroir pour se bien vêtir, et avec cet instrument il se mettait la robe de façon que les plis ne se formaient point au hasard, mais qu'ils étaient disposés avec art au moyen d'un nœud, de manière que le pan de la robe se déroulait régulièrement à ses côtés. Marchant un jour ainsi artistement vêtu, un de ses collègues, qui le rencontra dans un lieu étroit; détruisit par hasard l'économie de son vêtement: Hortensius l'assigna en réparation, et lui fit grief capital d'avoir dérangé sur lui un pli de sa robe. Passant donc sous silence Hortensius, venons-en à ces hommes qui ont obtenu les honneurs du triomphe. Le luxe a vaincu ces vainqueurs des nations. Je ne parlerai point de Gurgès, ainsi surnommé pour avoir dévoré son patrimoine, puisqu'il compensa postérieurement, par d'insignes vertus, les vices de son premier âge. Mais dans quel abîme de luxe et d'orgueil une prospérité soutenue ne précipita-t-elle pas Métellus Pius.
Sans m'étendre davantage sur son compte, je transcris ici un passage de Salluste à son sujet. 

Ac Metellus in ulteriorem Hispaniam post annum regressus magna gloria, concurrentibus undique virile et muliebre secus, per vias et tecta omnium visebitur. Eum quaestor C. Urbinus aliique cognita voluntate cum ad coenam invitaverunt, ultra Romanum ac mortalium etiam morem curabant exornatis aedibus per aulaea et insignia scenisque ad ostentationem histrionum fabricatis. Simul croco sparsa humus et alia in modum templi celeberrimi. Praeterea tum sedenti in transenna demissum Victoriae simulachrum cum machinato strepitu tonitruum coronam ei inponebat, tum venienti ture quasi deo supplicabatur. Toga picta plerumque amiculo erat accumbenti, epulae vero quaesitissimae, neque per omnem modo provinciam sed trans maria, ex Mauritania volucrum et ferarum incognita antea plura genera. Quis rebus aliquantam partem gloriae dempserat, maximeque apud veteres et sanctos viros superba illa gravia indigna Romano imperio aestimantes

« Métellus étant revenu au bout d'un an dans l'Espagne ultérieure, se montrait sur les routes et dans les lieux où il logeait, avec beaucoup de pompe, et un grand concours de personnes de l'un et de l'autre sexe. Le préteur C. Urbinus, et d'autres personnes instruites de ses inclinations, lui donnèrent un repas, où ils le traitèrent avec une pompe non pas romaine, mais surhumaine. Les salles du festin étaient ornées de tentures et de trophées, et entourées de théâtres élevés pour des représentations scéniques; le pavé était couvert de safran et d'autres parfums, à la façon des temples les plus augustes. Tantôt la statue de la Victoire, s'abaissant au moyen d'une poulie, venait lui poser sur son siège une couronne sur la tête, tandis que d'autres machines imitaient le bruit du tonnerre; tantôt on venait, en faisant fumer l'encens, lui adresser des supplications, comme à un dieu. Il était couché, revêtu de la toge peinte, avec un amiculus par-dessus. Les mets étaient des plus exquis. C'étaient plusieurs espèces de bêtes fauves et d'oiseaux inconnues jusque-là et venues non seulement de tous les points de la province, mais même de la Mauritanie; au delà de la mer. Ces circonstances lui avaient fait perdre une portion de sa gloire, surtout aux yeux des hommes âgés et vertueux, qui regardaient ce faste comme un tort grave, et indigne de la majesté romaine. »

Telles sont. les paroles de Salluste, ce sévère censeur du luxe d'autrui. Sachez que le luxe s'est aussi montré chez des personnages du caractère le plus grave; car je vais vous parler d'un repas que donna un pontife dans les siècles reculés, et qui est décrit en ces termes dans l'Index de Métellus, le souverain pontife 

Ante diem nonum Kalendas Septembres, quo die Lentulus flamen Martialis inauguratus est, domus ornata fuit: triclinia lectis eburneis strata fuerunt: duobus tricliniis pontifices cubuerunt, Q. Catulus, M. Aemilius Lepidus, D. Silanus, C. Caesar, rex sacrorum, P. Scaevola Sextus, Q. Cornelius, P. Volumnius, P. Albinovanus, et L. Iulius Caesar augur qui eum inauguravit: in tertio triclinio Popilia Perpennia Licinia Arruntia virgines Vestales et ipsius uxor Publicia flaminica et Sempronia socrus eius. Coena haec fuit: Ante coenam echinos, ostreas crudas quantum vellent, peloridas sphondylos, turdum asparagos subtus, gallinam altilem, patinam ostrearum peloridum, balanos nigros, balanos albos: iterum sphondylos glycomaridas urticas ficedulas, lumbos capraginos aprugnos, altilia ex farina involuta, ficedulas murices et purpuras. In coena sumina, sinciput aprugnum, patinam piscium, patinam suminis, anates, querquedulas elixas, lepores, altilia assa, amulum, panes Picentes

« Le neuvième jour avant les calendes de septembre, qui fut celui auquel Lentulus fut inauguré flamine de Mars, sa maison fut décorée de la manière suivante : dans la salle du festin furent dressés des lits d'ivoire, sur deux desquels étaient couchés les pontifes Q. Catulus, M. Aemilius Lépidus, D. Silanus, C. César roi des sacrifices, P. Scévola Sextus, Q. Cornélius, P. Volumnins, P. Albinovanus, et L. Julius César, augure, qui fit la cérémonie de l'inauguration de Lentulus; le troisième lit était occupé par Popilia, Perpennia, Licinia et Arruntia, vierges vestales, par la flamine Publicia, femme de Lentulus, et par sa belle-mère Sempronia. Voici en quoi consista le festin: avant-repas, hérissons de mer, huîtres crues, tant qu'on en voulut,  pelourdes, spondyles, grives, asperges, poule grasse sur un pâté d'huîtres et de pelourdes, glands de mer noirs et blancs, encore des spondyles, glycomarides, orties de mer, becfigues, rognons de chevreuil et de sanglier, volailles grasses enfarinées, becfigues, murex et pourpres. Repas; tétines de truie, hures de sanglier, pâtés de poisson, pâtés de tétines de truies, canards, cercelles bouillies, lièvres, volailles rôties, farines, pains du Picénum, » 

A qui désormais pouvait-on reprocher le luxe, lorsque le repas des pontifes était composé de tant de mets ? Il est certaines espèces de plats dont on rougit de parler. Cincius, en proposant la loi Fannia, reprocha à son siècle qu'on servait sur les tables le porc troyen. On l'appelait ainsi, parce qu'on le remplissait d'autres animaux, comme le cheval de Troie eut les flancs remplis de gens armés. Cette intempérance de la bouche voulait aussi qu'on engraissât les lièvres comme le témoigne Varron, qui, dans le troisième livre de son traité De l'agriculture, dit, en parlant des lièvres : 

Hoc quoque nuper institutum, ut saginarentur, cum exceptos e leporario condant in caveis, et loco clauso faciant pingues

« L'usage s'est établi depuis peu de les engraisser; on les tire de la garenne pour les renfermer dans des caves fermées, où ils deviennent gras. » 

Si quelqu'un s'étonne de ce que dit Varron, de cette manière d'engraisser les lièvres, qu'il apprenne quelque chose de plus étonnant encore: le même Varron, dans le même livre, parle des limaçons engraissés. Celui qui voudra lire le passage pourra recourir là où je viens d'indiquer. Au reste, je n'ai prétendu ni nous préférer ni même nous comparer à l'antiquité; mais j'ai voulu seulement insister sur l'assertion d'Horus, qui reprochait à l'antiquité, comme cela est vrai, d'avoir apporté plus de recherche dans les plaisirs, que notre siècle.

CHAPITRE X.

Que les anciens Romains ont considéré l'habileté dans le chant et dans la danse, non pas seulement comme un talent d'histrion, mais même qu'ils l'ont classée parmi les exercices déshonorants.

(CHAPITRE XIV du livre III dans LACUS CURTIUS)

Furius Albin, non moins versé que Cécina, dans la connaissance de l'antiquité, reprit : 

- Je m'étonne que tu n'aies point fait mention de la grande quantité de provisions que les anciens étaient dans l'usage de se faire apporter de la mer, quantité qui, comparée avec les habitudes de notre temps, aurait fait ressortir davantage la sobriété de nos festins. 
-Fais-nous part, lui répondit Cécina, de tout ce que tu as lu sur ce sujet; car, en fait d'antiquité, ta mémoire est plus riche que celle d'aucun autre. Alors Albin commença ainsi 

- L'antiquité doit être adorable à nos yeux, si nous sommes vraiment sages; car elle n'est autre chose que ces siècles qui, au prix du sang et des sueurs, ont fondé cet empire; et pour cela il a fallu une grande fécondité de vertus. Mais il faut l'avouer aussi, au milieu de cette abondance de vertus, cet âge eut aussi ses vices, dont quelques-uns ont été corrigés par la sobriété des moeurs de notre siècle. J'avais résolu, par exemple, de parler du luxe de cette époque, relativement à la quantité de vivres qu'on tirait de la mer. Mais comme les preuves naissent les unes des autres à l'appui de mon assertion, sans omettre de parler des poissons, je diffère seulement, parce qu'il me revient dans la mémoire un genre d'intempérance dont nous sommes exempts aujourd'hui. Car dis-moi, Horus, toi qui nous opposes l'antiquité, dans la salle à manger de qui te souviens-tu d'avoir vu un danseur ou une danseuse? tandis que, chez les anciens, tout le monde à l'envi cultivait la danse, même les personnes de la conduite la plus décente. En effet, pour commencer par le siècle des meilleures moeurs, entre les deux premières guerres Puniques, des ingénus, que dis-je (ingénus?) des fils de sénateurs fréquentaient une école de danse; et là, portant des crotales, ils apprenaient à danser. Je ne dirai pas seulement que les dames romaines ne regardaient pas la danse comme une chose indécente, mais même que les plus honnêtes d'entre elles avaient soin de s'y former, pourvu que ce ne fut pas au point d'atteindre jusqu'à la perfection de l'art. Salluste ne dit-il pas, en effet, 

Psallere saltare elegantius quam necesse est probae?

« chanter, danser plus habilement qu'il ne convient à une honnête femme? » 

En sorte qu'il blâme Sempronia, non pas de savoir danser, mais seulement de le savoir trop bien. Les fils des nobles, et, ce qui est odieux à dire, leurs filles encore vierges, mettaient au rang de leurs études d'apprendre à danser; c'est ce qui est attesté par Scipion Émilien l'Africain, qui, dans un discours contre la loi judiciaire de Tibérius Gracchus, s'exprime ainsi 

Docentur praestigias inhonestas: cum cinaedulis et sambuca psalterioque eunt in ludum histrionum, discunt cantare, quae maiores nostri ingenuis probro ducier voluerunt: eunt, inquam, in ludum saltatorium inter cinaedos virgines puerique ingenui. Haec cum mihi quisquam narrabat, non poteram animum inducere ea liberos suos homines nobiles docere: sed cum ductus sum in ludum saltatorium, plus medius fidius in eo ludo vidi pueris virginibusque quinquaginta, in his unum (quod me reipublicae maxime miseritum est) puerum bullatum, petitoris filium non minorem annis duodecim, cum crotalis saltare quam saltationem inpudicus servulus honeste saltare non posset

« On apprend aujourd'hui des arts déshonnêtes; on va, avec des hommes de mauvaises mœurs, se mêler aux jeux des histrions, au son de la sambuque et du psaltérion. On apprend à chanter, ce que nos ancêtres mirent au rang des choses déshonnêtes pour les ingénus : les jeunes gens et les jeunes filles de naissance ingénue vont, dis-je, dans les écoles de danse, au milieu d'hommes de mauvaises moeurs. Quelqu'un m'ayant rapporté cela, je ne pouvais me mettre dans l'esprit que des hommes nobles enseignassent de pareilles choses à leurs enfants; mais ayant été conduit dans une de ces écoles de danse, j'y ai vu, en vérité, plus de cinq cents jeunes gens ou jeunes filles ingénus parmi eux j'ai vu, ce qui m'a profondément affligé pour la république, un enfant âgé d'environ douze ans, portant encore la bulle, fils d'un pétiteur, qui exécutait, avec des crotales, une danse qu'un jeune esclave prostitué ne pourrait pas honnêtement exécuter. » 

Vous venez d'entendre comment l'Africain gémit d'avoir vu danser avec des crotales le fils d'un pétiteur, c'est-à-dire d'un candidat, que le motif et l'espoir d'obtenir la magistrature n'avait pu détourner de faire une chose qui sans doute ne devait pas être considérée comme déshonorante, puisqu'il se la permettait dans un temps où il devait se laver, lui et les siens, de toute tache. On s'est plaint plus d'une fois, et dès avant cette époque, que la noblesse s'abandonnât à ces divertissements honteux. Ainsi M. Caton qualifie le noble sénateur Cœcilius de danseur et poète fescennin; et il nous apprend, dans le passage suivant, qu'il exécutait des staticules : 

Descendit de cantherio, inde staticulos dare, ridcularia fundere

« Il descendit d'un canthérius, et se mit à danser des staticules et des pas grotesques. » 

Il dit ailleurs, en parlant du même: 

Praeterea cantat, ubi collibuit, interdum Graecos versus agit, iocos dicit, voces demutat, staticulos dat

« Outre cela, il chante dès qu'on l'y invite; il déclame d'autres foisdes vers grecs; il dit des bouffonneries, il joue sur les mots, il exécute des staticules. » 

- Telles sont les expressions de Caton, qui, comme vous voyez, ne trouvait pas convenable à un homme grave même de chanter. Cependant d'autres l'ont regardé si peu comme déshonnête, qu'on dit que L. Sylla, homme d'un si grand nom, chantait parfaitement. Cicéron fournit aussi la preuve que l'état de comédien n'était pas déshonorant; car personne n'ignore qu'il fut étroitement lié avec les comédiens Roscius et Ésopus, qu'il employa son éloquence à défendre leurs droits de propriété. On voit encore, dans ses Épîtres, qu'il fut lié avec plusieurs autres comédiens. Qui n'a pas lu le discours dans lequel il reproche au peuple romain d'avoir troublé une représentation de Roscius? On sait positivement qu'il s'exerça souvent avec ce comédien, à qui reproduirait plus de fois la même pensée, l'un par des gestes variés, l'autre par les diverses tournures de phrase que lui fournissait son abondante éloquence; exercice qui donna à Roscius une telle idée de son art, qu'il composa un livre dans lequel il comparait l'éloquence avec la déclamation théâtrale. C'est ce même Roscius qui fut singulièrement chéri de Sylla, et qui reçut l'anneau d'or de ce dictateur. Il jouit de tant de réputation et de faveur, qu'il retirait chaque jour, de ses représentations, mille deniers pour lui, sans compter la part de ses camarades. On sait qu'Ésopus laissa à son fils deux cent mille sesterces qu'il avait gagnés dans la même profession. Mais pourquoi parler des comédiens, puisqu'Appius Claudius, qui obtint les honneurs du triomphe, et qui jusque dans sa vieillesse fut prêtre salien, se fit un titre de gloire d'être celui de tous ses collègues qui dansait le mieux. Avant de quitter l'article de la danse, j'ajouterai qu'on vit dans le même temps trois citoyens très illustres, non seulement s'occuper de la danse, mais même se glorifier de leur habileté dans cet art savoir, Gabinius, personnage consulaire, auquel Cicéron reprocha publiquement son talent; M. Célius, qui se fit connaître dans nos troubles civils, le même que Cicéron défendit; et Licinius Crassus, fils de ce Crassus qui périt chez les Parthes.

CHAPITRE XI.

Combien les poissons, et spécialement la lamproie, furent estimés chez les Romains de l'âge qui précéda le nôtre.

(CHAPITRE XIV du livre III dans LACUS CURTIUS)

Mais le nom de Licinius m'avertit de passer de la danse des anciens au luxe qu'ils déployaient dans les provisions qu'ils tiraient de la mer; on sait assez que cette famille reçut le surnom de Muréna (lamproie), parce qu'elle affectionna ex- traordinairement les lamproies. M. Varron vient à l'appui de cette opinion, en disant que les Licinius furent surnommés Muréna, par la même raison que Sergius fut surnommé Orata (dorade), parce qu'il aima beaucoup le poisson qui porte. ce nom. C'est ce Sergius Orata qui le premier fit construire des baignoires suspendues en l'air, qui le premier fit parquer des huîtres aux environs de Baies, et qui le premier fit la réputation de celles du lac Lucrin. Il fut le contemporain de l'éloquent L. Crassus, dont Cicéron lui-même atteste la sagesse et la gravité. Néanmoins, ce Crassus, qui fut censeur avec Cn. Domitius, et qui passait pour l'homme le plus éloquent de son temps et le plus illustre de ses concitoyens, fut si contristé de la mort d'une lamproie qu'il conservait chez lui dans un bassin, qu'il la pleura comme s'il eût perdu sa fille. Ce trait ne fut point ignoré, car son collègue Domitius le lui reprocha dans le sénat, comme un crime honteux : mais Crassus non seulement ne rougit pas de l'avouer, mais même il s'en glorifia, bon Dieu, ce censeur, comme d'une action qui prouvait la bonté et la tendresse de son coeur. Le fait rapporté par M. Varron, dans son traité De l'agriculture, savoir que M. Caton, celui qui dans la suite périt à Utique, ayant été institué héritier par le testament de Lucilius, vendit les poissons de sa piscine pour la somme de quarante mille petits sesterces; ce trait indique assez de quelle quantité de poissons les plus précieux les illustres Romains Lucilius, Philippus et Hortensius, que Cicéron appelle piscenaires, avaient rempli leurs piscines. On amenait les lamproies dans les piscines de Rome, jusque du détroit de Sicile, entre Reggio et Messine. C'est de là que les prodigues tiraient celles qui passent pour les meilleures en vérité, ainsi que les anguilles ; les Grecs appelaient les deux sortes de poissons qu'on tirait de ce lieu πλωταὶ (nageurs), et les Latins flutae (flotteurs), parce qu'ils viennent nager à la surface de l'eau pour s'échauffer au soleil, ce qui permet de plonger au-dessous d'eux, et de les prendre plus facilement. Je serais trop long si je voulais passer en revue les auteurs nombreux et distingués qui ont vanté les lamproies du détroit de Sicile; je me contenterai de rapporter un passage de Varron dans son livre intitulé Gallus, des choses étonnantes. 

In Sicilia quoque, inquit, manu capi murenas flutas, quod eae in summa aqua prae pinguedine flutentur

« En,Sicile, dit- il, on prend les lamproies avec la main; et on les appelle flutées, parce qu'elles sont si grasses qu'elles flottent à la surface de l'eau. » 

Voilà les expressions de Varron. Assurément on ne peut nier que ceux qui faisaient venir d'une mer si éloignée les objets de leur gourmandise étaient doués d'une gloutonnerie indomptable et renforcée (vallatam), selon l'expression de Cecilius. La lamproie n'était pas rare à Rome, quoiqu'on la fît venir de loin. Pline nous apprend que le dictateur C. César, donnant des festins au peuple à l'occasion de ses triomphes, C. Hirrius lui vendit six mille livres pesant de lamproies. La maison de campagne de cet Hirrius, quoiqu'elle ne fût pas grande, se vendit quarante millions de petits sesterces, à cause des viviers qui s'y trouvaient.

CHAPITRE XII.

De l'esturgeon, du mulet, du score, et du loup.

(CHAPITRE XV du livre III dans LACUS CURTIUS)

L'esturgeon que les mers nourrissent pour l'homme prodigue, n'échappa point à la sensualité du siècle dont nous parlons; et, pour qu'il soit manifeste que, dès la seconde guerre Punique, ce poisson était en grande réputation, écoutez ce qu'en dit Plaute, dans le rôle d'un parasite de la pièce intitulée Baccharia. 

Quis est mortalis tanta fortuna adfectus umquam
Qua ego nunc sum, cuius haec ventri portatur pompa?
* Vel nunc, qui mihi in mari accipenser latuit antehac,
* Cuius ego latus in latebras reddam meis dentibus et manibus.

« Quel mortel fut jamais plus favorisé de la fortune que je ne le suis maintenant, devant ce magnifique repas destiné pour mon estomac? Je vais m'y faire avec les dents et avec les mains pour engloutir dans mon ventre les flancs de cet esturgeon, qui jusqu'à présent vécut caché dans la mer. »

Si le témoignage d'un poète paraît de trop peu de poids, apprenez de Cicéron quel cas faisaient de ce poisson Scipion l'Africain et le Numantin. Voici les paroles de Cicéron dans son dialogue Du destin 

Nam cum esset apud se ad Lavernium Scipio unaque Pontius, adlatus est forte Scipioni accipenser, qui admodum raro capitur, sed est piscis, ut ferunt, inprimis nobilis. Cum autem Scipio unum et alterum ex his qui eum salutatum venerant invitavisset, pluresque etiam invitaturus videretur, in aurem Pontius: Scipio, inquit, vide quid agas, accipenser iste paucorum hominum est.

« Scipion étant dans sa maison de Lavernium avec Poutius, on vint lui apporter un esturgeon, poisson qu'on prend rarement, mais, à ce qu'on dit, des plus précieux. Comme il eut invité successivement deux personnes qui étaient venues le saluer, et qu'il paraissait vouloir en inviter plusieurs autres, Pontius lui dit à l'oreille. Prends garde, Scipion, à ce que tu fais! cet esturgeon n'est fait que pour peu de monde. » 

Qu'on ne m'oppose pas que ce poisson n'était point estimé du temps de Trajan, selon le témoignage de Pline le jeune, qui, dans son Histoire naturelle, s'exprime à son sujet ainsi qu'il suit 

Nullo nunc in honore est, quod equidem miror, cum sit perrarus inventu.

«  II n'a maintenant aucune réputation; ce qui m'étonne, puisqu'il est rare de le trouver. » 

Car ce dédain ne dura pas longtemps: en effet, sous le règne de Sévère, prince qui affectait une grande austérité de mœurs, Sammonieus Sérénus, un des hommes savants de son siècle, lui parlait de ce poisson dans une de ses lettres; et après avoir transcrit le passage de Pline que je viens de citer, il ajoutait 

Plinius, ut scitis, ad usque Traiani imperatoris venit aetatem. Nec dubium est, quod ait nullo honore hunc piscem temporibus suis fuisse, verum ab eo dici. Apud antiquos autem in pretio fuisse ego testimoniis palam facio vel eo magis quod gratiam eius video ad epulas quasi postliminio redisse, quippe qui, dignatione vestra cum intersum convivio sacro, animadvertam hunc piscem a coronatis ministris cum tibicine introferri. Sed quod ait Plinius de accipenseris squamis, id verum esse maximus rerum naturalium indagator Nigidius Figulus ostendit, in cuius libro de animalibus quarto ita positum sit: Cur alii pisces squama secunda, accipenser adversa sit. 

« Pline, comme vous savez, vécut jusque sous Trajan ; et il n'est pas douteux que ce qu'il dit du peu de cas qu'on faisait, de son temps, de ce poisson, ne soit vrai; mais je prouverai, par divers témoignages, qu'il fut très estimé des anciens : et le premier de ces témoignages c'est que, pour l'amour de ce poisson, on se a remettait à manger de plus belle. Lorsque, par suite de la faveur que vous daignez m'accorder, Assiste à votre festin sacré, je vois apporter ce poisson au son de la flûte par des serviteurs couronnés. Quant à ce que dit Pline des écailles de l'esturgeon, Nigidius Figulus, ce grand investigateur des ouvrages de la nature, en démontre la vérité, dans son quatrième livre Des animaux, où il pose ainsi la question: Pourquoi l'écaille, qui est posée d'une façon adhérente sur les autres poissons, est-elle posée à rebours sur l'esturgeon ?»

Telles sont les paroles de Sammonicus, qui, tout en le louant, dévoile la turpitude des repas de son prince, et nous apprend en même temps l'espèce dé vénération qu'on avait pour l'esturgeon, puisqu'il était porté au son de la flûte par des serviteurs couronnés, pompe plus convenable au culte d'une divinité qu'à une affaire de plaisir. Mais ne nous étonnons pas tant du prix qu'on mettait à un esturgeon, puisque le même Sammonicus rapporte qu'Asinius Céler, personnage consulaire, acheta un mulet sept mille nummi. On appréciera mieux dans ce fait le luxe de ce siècle, quand on sauraque Pline le jeune soutient que, de son temps, il était rare qu'on trouvât un mulet pesant au delà de deux livres. Aujourd'hui on en trouve facilement d'un poids plus considérable; et néanmoins ces prix extravagants sont inconnus parmi nous. Cette gloutonnerie des Romains ne leur permit pas de se contenter des richesses de leur mer. Octave, préfet de flotte, sachant que le scare était si inconnu sur les rivages italiques qu'il n'a pas même de nom en latin, y transportasur des navires à viviers une quantité incroyable de ces animaux, qu'il répandit dans la mer, entre Ostie et les côtes de la Campanie; donnant ainsi l'étrange et nouvel exemple de semer les poissons dans la mer, de même qu'on sème sur la terre certains fruits. Et comme si cette entreprise devait être fort utile au public, il tint la main pendant cinq ans à ce que si quelqu'un, parmi d'autres poissons, prenait par hasard un scare, il le rendît aussitôt à la mer, sans lui faire aucun mal. Mais pourquoi s'étonner que les gourmands de cette époque aient payé leur tribut à la mer, puisque nous voyons que le loup du Tibre fut en grand, en très grand honneur auprès des prodigues, et en général tous les poissons de ce fleuve? J'en Ignore la raison, mais M. Varron l'atteste. Parcourant les meilleurs objets de consommation que produisent les différentes parties de l'Italie, il donne la palme, en ces mots, au poisson du Tibre, dans son traité Des choses humaines, livre onzième : 

Ad victum optima fert ager Campanus frumentum, Falernus vinum, Cassinas oleum, Tusculanus ficum, mel Tarentinus, piscem Tiberis

« La Campanie produit le meilleur blé pour faire le pain; Falerne, le meilleur vin ; Cassinum, la meilleure huile; Tusculum, les meilleures figues; Tarente, le meilleur miel ; IeTibre,les meilleurs poissons. » 

Varron parle de tous les poissons de ce fleuve; mais le loup, comme je l'ai dit plus haut, était parmi eux le plus recherché, particulièrement celui qu'on prenait entre les deux ponts. C'est ce qui est prouvé par plusieurs témoignages, mais surtout par C. Titius, contemporain de Lucile, dans son discours pour la loi Fannia. Je cite ses paroles, non seulement parce qu'elles prouveront ce que j'avance au sujet du loup pris entre les deux ponts, mais encore parce qu'elles mettront au jour quelles étaient alors les moeurs d'un grand nombre de gens. Pour dépeindre ces hommes prodigues, allant ivres au forum, afin d'y juger, et rapportant leurs entretiens ordinaires, Titius s'exprime ainsi 

Ludunt alea studiose, delibuti unguentis, scortis stipati. Ubi horae decem sunt, iubent puerum vocari, ut comitium eat percontatum, quid in foro gestum sit, qui suaserint, qui dissuaserint, quot tribus iusserint, quot vetuerint. Inde ad comitium vadunt, ne litem suam faciant. Dum eunt, nulla est in angiporto amphora quam non inpleant, quippe qui vesicam plenam vini habeant. Veniunt in comitium: tristes iubent dicere: quorum negotium est narrant: iudex testes poscit: ipsus it minctum: ubi redit, ait se omnia audivisse: tabulas poscit, litteras inspicit: vix prae vino sustinet palpebras. Eunt in consilium: ibi haec oratio: Quid mihi negotii est cum istis nugatoribus potius quam potamus mulsum mixtum vino Graeco, edimus turdum pinguem bonumque piscem, lupum germanum qui inter duos pontes captus fuit?

« Ils jouent aux dés, soigneusement parfumés, entourés de courtisanes. Quand la dixième heure arrive, ils mandent un esclave pour aller dans le comitium, informer de ce qui se passe au forum ; qui propose la loi, qui la combat ; ce qu'ont décrété les tribus, ce qu'elles ont prohibé. Enfin ils s'acheminent vers le comitium, de peur d'être responsables personnellement des affaires qu'ils auraient négligé de juger. Chemin faisant, il n'est point de ruelle dont ils n'aillent remplir le vase à urine; car ils ont toujours la vessie pleine, par suite de la quantité de vin qu'ils boivent. Ils arrivent d'un air ennuyé dans le comitium: ils ordonnent de commencer à plaider, les parties exposent leur affaire, le juge réclame les témoins, et va uriner; au retour, il prétend avoir tout entendu, et demande les dépositions écrites; il y jette les yeux, mais à peine peut-il tenir les paupières soulevées, tant ii est accablé par le vin. En allant délibérer voici quels sont ses propos : Qu'ai-je affaire de ces sottises? Que ne buvons-nous plutôt du vin. grec, mêlé avec du miel? Mangeons une grive grasse, un bon poisson, un loup du pays, pêché entre les deux ponts. » 

Telles sont les expressions de Titius. Lucile, poète mordant et satirique, montre assez qu'il n'ignorait pas l'excellent goût du poisson qu'on prenait entre les deux ponts ; car il lui donne les épithètes de friand et de tatillon, parce qu'il venait, le long du rivage, à la recherche des immondices. On appelait proprement tatillons ceux qui, arrivant les derniers au festin du temple d'Hercule, léchaient les écuelles (catillos). Voici les vers de Lucile: 

Fingere praeterea adferri quod quisque volebat.
Illum sumina ducebant atque altilium lanx:
Hunc pontes Tiberinos duo inter captus catillo.

« Peindre chacun qui se fait apporter ce qui lui convenait : l'un des tétines de truie qui vient de mettre bas; l'autre, un pâté de volaille grasse; l'autre, un tatillon pris entre les deux ponts du Tibre. »

 

CHAPITRE XIII.

Des lois portées contre le luxe des anciens Romains.

(CHAPITRE XVI du livre III dans LACUS CURTIUS)

Je serais long, si je voulais énumérer toutes les inventions que la gourmandise des anciens Romains leur suggéra, et qu'ils mirent en pratique; c'est ce qui fut cause qu'on proposa au peuple un si grandnombre de lois sur les dépenses des festins, et qu'on ordonna de dîner et de souper les portes ouvertes, afin que le regard des citoyens lmposât des bornes au luxe. La première loi qui fut proposée au peuple touchant les festins, est la loi Orchia; elle le fut par C. Orchius, tribun du peuple, d'après la décision du sénat, la troisième année que Caton était censeur. Je n'en rapporte point le texte, parce qu'il est trop long. Son objet était de limiter le nombre des convives. C'était contre l'infraction de cette disposition de la loi, que Caton tonnait dans ses discours. La nécessité d'une nouvelle loi s'étant fait sentir, la loi Fannia fut portée, vingt-deux ans après la loi Orchia, l'an 588 de la fondation,de Rome, selon l'opinion d'Aulu-Gelle. Sammonicus Sérénus s'exprime ainsi au sujet de cette loi 

Lex Fannia, sanctissimi Augusti, ingenti omnium ordinum consensu pervenit ad populum: neque eam praetores aut tribuni, ut plerasque alias, sed ex omnium bonorum consilio et sententia ipsi consules pertulerunt, cum res publica ex luxuria conviviorum maiora quam credi potest detrimenta pateretur, siquidem eo res redierat, ut gula inlecti plerique ingenui pueri pudicitiam et libertatem suam venditarent, plerique ex plebe Romana vino madidi in comitium venirent, et ebrii de rei publicae salute consulerent

« La loi Fannia, très saints augustes, fut proposée au peuple, de l'avis unanime de tous les ordres; elle ne fut point présentée, comme la plupart des autres, par les préteurs ou les tribuns, mais par les consuls eux-mêmes, de l'avis et par le conseil de tous les bons citoyens, attendu que le luxe des festins nuisait à la république plus qu'on ne pourrait se l'imaginer;. car la chose était venue à un tel point, que plusieurs jeunes gens ingénus trafiquaient de leur liberté et de leur vertu pour satisfaire leur gourmandise, et que plusieurs citoyens romains arrivaient au comice gorgés de vin, et décidaient, ivres, du sort de la république. » 

Telles sont les paroles de Sammonicus. La loi Fannia surpassait la sévérité de la loi Orchia, en ce que cette dernière ne faisait que circonscrire le nombre des convives, ce qui n'empêchait pas de manger son bien avec un petit nombre de personnes; tandis que la loi Fannia borna la dépense des repas à cent as : ce qui lui fit donner par le poète Lucilius, avec sa causticité ordinaire, le nom de centussis. Au bout de dix-huit ans, la loi Fannia fut suivie de la loi Didia; cette dernière eut deux motifs: le premier et le principal fut d'étendre les lois somptuaires de Rome à toute l'Italie, car les Italiens pensaient que la loi Fannia ne les concernait pas; et qu'elle n'était obligatoire que pour les seuls citoyens de Rome; le second fut de rendre passibles des pénalités de la loi, non seulement ceux qui dans les festins qu'ils avaient don nés avaient dépassé les bornes prescrites, mais encore ceux qui avaient été invités à ces festins, ou qui y avaient assisté de quelque manière que ce fût. Après la loi Didia vint la loi Licinia, présentée par P. Licinius Crassus le riche, à la confection de laquelle les plus distingués citoyens mirent tant de zèle, que le sénat ordonna, par extraordinaire, qu'aussitôt après sa promulgation elle devint obligatoire pour tout le monde, comme si elle eut été soumise à l'acceptation du peuple, et avant d'attendre sa confirmation dans les trinundines. Cette loi ressemblait à la loi Fannia, à quelques changements près. En effet, on n'avait voulu qu'obtenir l'autorité d'une loi nouvelle, l'ancienne commençant à tomber en désuétude; et en cela on ne fit en vérité que ce qui s'est pratiqué pour les lois des Douze Tables. Lorsque leur antiquité commença à les affaiblir? on fit passer leurs dispositions dans de nouvelles lois, qui prirent le nom de ceux qui les présentèrent. Les principales dispositions de la loi Licinia consistaient à défendre aux Romains d'employer à leur nourriture, chacun des jours des calendes, des nones et des nundines, plus de cent as: quant aux autres jours qui ne sont point compris dans cette catégorie, il était défendu de servir sur la table plus de trois livres de viande sans apprêt, et d'une livre de viande d'apprêt, sans comprendre les fruits de la terre, de la vigne et des ar bres. Je vois déjà la réflexion que de pareilles dispositions vont faire naître: C'était donc un siècle bien sobre que celui où les lois pouvaient circonscrire à tel point la dépense des repas? Mais il ne faut point raisonner ainsi ; car les lois somptuaires n'étaient proposées que par une seule personne, tandis qu'elles devaient corriger les vices de toute la cité; et certainement l'on n'aurait pas eu besoin de pareilles lois, si l'on n'eût vécu au milieu des moeurs les plus corrompues et les plus dissipatrices: c'est un ancien adage, que les bonnes lois sont enfantées par les mauvaises mœurs. A ces lois succéda la loi Cornélia, qui fut aussi une loi somptuaire que présenta le dictateur Cornélius Sylla : cette loi ne prohibait pas la magnificence des festins, ne prescrivait pas de bornes à la gourmandise; mais elle diminuait le prix des denrées : et quelles denrées, bon Dieu! quel genre de sensualités recherchées, et à peu près inconnues aujourd'hui ! quels poissons et quels mets y sont nommés ! et cependant la loi leur assigne de bas prix. Je ne craindrai pas d'avancer que ce bas prix des mets invitait à s'en procu rer une grande quantité et permettait aux personnes peu riches de satisfaire leur gourmandise. Pour dire tout ce que je pense, celui-là me paraît entaché de luxe et de prodigalité qui se fait servir immodérément, encore que ce soit à peu de frais : ainsi donc notre siècle doit être considéré comme beaucoup plus sobre que celui dont il est question, puisque chacun de nous ne connaît tout au plus que de nom la plupart des objets dont la loi de Sylla parle comme étant alors d'un usage vulgaire. Après la mort de Sylla, le consul Lépidus porta aussi une loi alimentaire, car Caton qualifie ainsi les fois somptuaires. Peu d'années après, une autre loi fut soumise à l'acceptation du peuple par Antius Restion; cette loi, bien qu'excellente et non abrogée, fut rendue inutile par la ténacité du luxe et le concours puissant des autres vices. On rapporte néanmoins ce trait remarquable de Restion qui la présenta, savoir, que de toute sa vie il ne soupa plus hors de chez lui, afin de n'être pas témoin de la violation d'une loi qu'il avait présentée pour le bien public. A ces lois, je joindrais un édit somptuaire présenté par Antoine, qui fut dans la suite triumvir, si je ne trouvais inconvenant de placer, au nombre de ceux qui ont réprimé le luxe, Antoine, qui ne put être surpassé dans la dépense ordinaire de ses repas qu'au moyen de la valeur d'une pierre précieuse qu'avala son épouse Cléo- pâtre. Tout ce qui vit dans la mer, sur la terre ou dans les airs, lui semblait destiné à assouvir sa voracité, et il le livrait à sa gueule et à sa mâchoire. C'est dans cette vue qu'il voulut transférer en Égypte le siège de l'empire romain. Cléopâtre son épouse, qui ne voulait pas se laisser vaincre même en fait de luxe, par des Romains, fit la gageure de consommer dix millions de sesterces dans un souper. Antoine trouva la chose prodigieuse; néanmoins, il accepta la gageure sans hésiter. Munacius Plancus fut choisi pour arbitre, digne juge d'un pareil combat. Le lendemain Cléopâtre, pour engager la lutte, servit à Antoine un souper magnifique, mais qui ne l'étonna point, parce qu'il reconnut partout ses mets quotidiens. Alors la reine, souriant, se fit apporter un flacon dans lequel elle versa un peu de vinaigre très acide; et, détachant une pierre précieuse qui lui servait de pendant d'oreille; elle l'y jeta dedans résolument. Celle-ci s'y fut bientôt dissoute, comme c'est le propre de cette pierre; et aussitôt Cléopâtre l'avala : après cela, quoiqu'elle eût gagné la gageure, puisque la pierre valait sans contestation dix millions de sesterces, elle mettait déjà la main à celle qui lui servait de pendant à l'autre oreille, lorsque Munacius Plancus prononça gravement et en juge sévère qu'Antoine était vaincu: On peut juger quelle devait être la grosseur de cette pierre, puisque après que Cléopâtre eut été vaincue et faite prisonnière en Égypte, celle qui resta fut portée à Rome où on la scia en deux morceaux, qui furent placés, comme étant chacun d'une énorme grosseur, sur la statue de Vénus, qui était dans le temple appelé Panthéon.

CHAPITRE XIV.

Des diverses espèces de noix. 

(CHAPITRE XVII du livre III dans LACUS CURTIUS)

Furius parlait encore lorsqu'on apporta les bellaria du second service, ce qui fit tomber la conversation sur un autre sujet. Symmaque mettant la main aux noix : Je voudrais, dit-il, apprendre de toi, Servius, quelle est la cause ou l'origine de tant de noms divers qu'ont reçus les noix; comme aussi d'où vient que les pommes, dont les goûts et les noms sont si variés, ont recu néanmoins toutes ce nom générique: et d'abord je souhaiterais que tu commençasses par nous dire, touchant les noix, ce qui te reviendra en mémoire de tes fréquentes lectures. Alors Servius prit la parole: 

-- Cette noix est appelée juglans, selon (opinion de quelques-uns, de juvando (agréable) et de glans; mais Gavius Bassus, dans son livre De la signification des mots s'exprime ainsi 

Iuglans arbor proinde dicta est ac Iovis glans. Nam quia id arboris genus nuces habet quae sunt suaviore sapore quam glans est, hunc fructum antiqui illi, qui egregium glandique similem ipsamque arborem deo dignam existimabant, Iovis glandem appellaverunt, quae nunc litteris interlisis iuglans nominatur

« Le nom de l'arbre appelé juglans est composé de Jovis et de glans (gland de Jupiter). Cet arbre porte des noix d'une saveur plus agréable que le gland. Les anciens trouvant ce fruit bon et semblable au gland, et l'arbre qui le porte digne d'être consacré à un dieu, l'appelèrent Jovis glans, dont on a fait aujourd'hui par syncope juglans. » 

Cloatius Vérus, dans son livre Des mots tirés du grec, explique ce nom de cette manière 

Iuglans, D praetermissum est, quasi Diuglans, id est Διὸς βάλανος

Juglans, c'est comme s'il y avait diuglans (gland du dieu Ju), il manque le mot d : en grec, Διὸς βάλανος (gland de Jupiter) 

comme on le trouve dans Théophraste, qui dit: Les arbres particuliers aux montagnes, et qui ne croissent point dans les plaines, sont le térébinthe, l'yeuse, le tilleul, l'alaterne et le noyer, qui est le même que le Διὸς βάλανος. Les Grecs appellent aussi cette espèce de noix basilique (royales)  » 

La noix appelée avellane ou prénestine est produite par l'arbre appelé coryle (coudrier), dont Virgile a parlé: 

Corylum sere

« Corylum sere. »

Il est près de Prénestine une peuplade appelée les Karsitains, ἀπὸ τῶν καρύων (noix). Varron en fait mention dans son Logistorique intitulé Marius de la Fortune. Voilà d'où vient le nom de la noix prénestine. On trouve le passage suivant dans la comédie du Devin, de Naevius 

Quis heri
Apud te? Praenestini et Lanuvini hospites.
Suopte utrosque decuit acceptos cibo,
Alteris inanem bulbam madidam dari,
Alteris nuces in proclivi profundere.

« Qui était hier chez vous? des hôtes de Préneste et de Lanuvium il fallut donner à chacun le mets de son pays qu'il aime : à l'un des noix en abondance, à l'autre l'oignon apprêté en sauce. »

Les Grecs appellent cette autre noix pontique, tandis que chaque nation lui fait prendre le nom de celle de ses provinces où elle croît le plus abondamment. La noix-châtaigne, qui est mentionnée dans Virgile castaneasque nuces, s'appelle aussi héracléotique; car le savant Oppius dans l'ouvrage qu'il a fait sur les arbres, forestiers, dit 

Heracleotica haec nux, quam quidam cataneam nominant, itemque Pontica nux atque etiam quae dicuntur basilicae iuglandes germina atque flores agunt similiter isdem temporibus quibus Graecae nuces

« La noix héracléotique, que quelques-uns appellent châtaigne, la noix pontique, les noix appelées basiliques, juglandes, poussent des feuilles et des fleurs semblables à celles des noyers de la Grèce, et aux mêmes saisons. »

Ce passage m'amène à parler de la noix grecque. 

- En disant cela, Servius tira une amande de son noyau et la présenta aux convives. 

- La noix grecque est celle que nous appelons amygdale (amande). Elle est aussi appelée thasienne, témoin Cloatius, qui, dans le quatrième livre des Étymologies grecques dit: 

Nux Graeca amygdale.

« la noix grecque amygdale. »

Atta, dans sa Supplication, dit 

Nucem Graecam, ait, favumque adde quantum libet.

« Ajoutez à tous ces dons la noix grecque, et du miel à volonté. » 

Puisque nous parlons des noix, je n'omettrai point la noix mollusque, quoique l'hiver ne nous permette pas d'en jouir actuellement. Plaute, dans son Calceolus (petit soulier), en fait mention en ces termes: II dit que 

— Molluscam nucem
Super eius dixit inpendere tegulas.

« les branches d'un noyer mollusque s'élèvent au- dessus de son toit. » 

Plaute la nomme à la vérité; mais il ne nous donne aucun renseignement sur elle. C'est celle qu'on appelle vulgairement persique (pêche), et on la nomme mollusque, parce que c'est la plus molle de toutes les noix c'est ce qui est attesté par le très savant Suévius, auteur compétent en cette matière, dans l'idylle intitulée Moretum. Parlant d'un jardinier qui apprête un moretum, parmi les diverses choses qu'il y fait entrer, il nous apprend qu'il y met la noix mollusque; voici ses expressions 

Admiscet missa in cava silicis haec nunc partim,
Partim Persica: quod nomen sic denique fertur
Propterea quod qui quondam cum rege potenti,
Nomine Alexandro Magno, fera praelia bello
In Persas tetulere, suo post inde reventu
Hoc genus arboris in praelatis finibus Graiis
Disseruere novos fructus mortalibus dantes.
Mollusca haec nux est, ne quis forte inscius erret.

« Toi, Acea, joins la noix basilique à la noix de Perse. Cette dernière a pris son nom, dit-on, de ce que jadis ceux qui, avec le puissant roi appelé Alexandre le Grand, allaient porter chez les Perses une guerre féconde en terribles combats, à leur retour dans les champs de la Grèce, y plantèrent cette espèce d'arbres, qu'ils en avaient apporté; procurant ainsi de nouveaux fruits aux mortels. Cette noix est la noix mollusque, pour que personne ne s'y trompe faute de le savoir. » 

On appelle noix térentine, celle qui est si peu compacte qu'elle se brise presque en la touchant. On trouve à son sujet le passage suivant dans le livre de Favorin 

Item quod quidam Tarentinas oves vel nuces dicunt, quae sunt terentinae a tereno, quod est Sabinorum lingua molle: unde Terentios quoque dictos putat Varro ad Libonem primo

« Quelques personnes donnent aux noix et aux brebis l'épithète de tarentines, tandis qu'il faut dire tarentines, de terenus, qui dans l'idiome des Sabins signifie mou. C'est de cette origine que Varron, dans son livre troisième à Libonis, pense que dérive le nom des Térentins. » 

Horace est tombé dans l'erreur que Favorin vient de signaler, lorsqu'il dit: 

« Et la molle noix de Tarente (et molle Tarentum.) » 

La noix de pin produit celle-ci que vous voyez. 

On trouve dans la Cistellaire de Plaute le passage suivant : 

Qui e nuce nucleos esse vult frangit nucem.
« Que celui qui veut extraire la noix de sa coque brise la noix. »

 

CHAPITRE XV.

Des diverses espèces de pommes et de poires.

(CHAPITRE XVIII du livre III dans LACUS CURTIUS)

Puisque nous trouvons les pommes au nombre des bellaria, parlons de leurs différentes espèces, maintenant que nous avons terminé ce qui concerne les noix. II est des écrivains agronomiques qui établissent la distinction suivante entre les noix et les pommes. Ils appellent noix tout fruit qui, étant dur à l'extérieur, renferme intérieurement un corps bon à manger; et ils appellent pomme tout fruit qui, étant extérieurement bon à manger, renferme dans l'intérieur un corps dur. D'après cette définition, la pêche, que le poète Suévius compte, comme nous l'avons vu plus haut, au nombre des noix, devrait être rangée plutôt parmi les pommes. Après ce préliminaire il faut passer en revue les différentes espèces de pommes que Cloatius, dans le quatrième livre des Étymologies grecques, énumère soigneusement en ces termes 

Sunt autem genera malorum: Amerinum cotonium citreum coccymelum conditivum ἐπιμηλὶς musteum Mattianum orbiculatum ogratianum praecox pannuceum Punicum Persicum Quirianum prosivum rubrum Scaudianum silvestre struthium Scantianum tibur Verianum.

« Voici quelles sont les diverses espèces de pommes : l'abricot, le coing, le citron, le coccymelum, la pomme à cuire, la pomme de Mélos, la pomme douce, la mattiane, la pomme orbieulée, la grenade, la pomme précoce, la pomme ridée, la punique, la persique (pêche), la quiriane, le prosivum, la pomme rouge, la scaudiane, la pomme silvestre, le struthium, la scantiane, la pomme de Tibur, la vériane. » 

Vous voyez que la pêche, qui a conservé le nom de son soi originaire (persicum), quoiqu'elle soit depuis longtemps naturalisée sur le nôtre, est comptée par Cloatius au nombre des pommes. Le citron, dont parle le même auteur, est aussi une espèce de pomme persique, selon Virgile, qui dit 

Felicis mali quo non praestantius ullum

« La pomme de l'Arabie Heureuse, la meilleure de toutes, etc. » 

Et pour qu'on ne doute pas que ce soit du citron dont Virgile a voulu parler, écoutez un passage d'Opplus, dans son livre Des arbres forestiers

Citrea item malus et Persica: altera generatur in Italia, et in Media altera.

« Le citron est aussi une pomme persique; une espèce croit en Italie, et l'autre en Médie. » 

Peu après, parlant de ce même fruit, il ajoute 

Est autem odoratissimum: ex quo interiectum vesti tineas necat. Fertur etiam venenis contrarium, quod tritum cum vino purgatione virium suarum bibentes servat. Generantur autem in Perside omni tempore mala citrea: alia enim praecarpuntur, alia interim maturescunt.

« Il est fortement odorant; son jus jeté sur les habits y tue les teignes. On le regarde aussi comme un contre-poison, parce que, écrasé dans du vin, il produit une boisson qui fortifie en purgeant. Les citrons viennent en Perse dans toutes les saisons, et tandis qu'on cueille les uns, les autres mûrissent encore. » 

On voit que le citron est nommé dans ce passage avec toutes les qualités distinctives que Virgile lui attribue, sans prononcer son nom. Homère, qui appelle le citron θύον, nous apprend que c'est un fruit odorant : 

Θύου δ' ἀπὸ καλὸν ὀδώδει

« Le citron exhalait une excellente odeur. » 

Et quant à ce que dit Oppius, qu'on mettait du jus de citron sur les habits, Homère a aussi exprimé la même chose en ces termes ; 

Εἵματα δ' ἀμφιέσασα θυώδεα σιγαλόεντα

« Ayant revêtu des habits brillants, et parfumés avec le citron » 

De même aussi Névius, dans son poème de la guerre Punique, par l'expression de citrosa vestis, veut exprimer un habit parfumé au citron. 
La poire que vous voyez devant vous est un fruit qui a de nombreuses variétés, distinguées pardes noms différents. Cloatius, déjà cité, donne la nomenclature suivante de leurs dénominations 

Anicianum cucurbitivum cirritum cervisca calculosum Crustuminum decimanum Graeculum Lollianum Lanuvinum laureum Lateresianum myrapium Milesium murteum Naevianum orbiculatum Praecianum rubile Signinum Tullianum Titianum timosum Turranianum praecox volemum, mespilum serum, sementivum serum, Sextilianum serum, Tarentinum serum, Valerianum serum.

« La poire d'Antium, la poire citrouille, le cirritum, la cervisca, la poire graveleuse, la crustumine, le doyenné, la petite poire grecque, la lolliane, la poire laurier, la latérésiane, la poire de Lanuvinum, le murapium, la poire de Milet, la poire douée, la néviane, la poire ronde, la préciane, la rubile, la poire de Signinum, la fulliane, la titiane, la turriniane, le timosum, la poire précoce, la volème, la nêfle tardive, la sementive tardive, la sextiliane tardive, la poire tardive de Tarente, la valériane tardive. »

 

CHAPITRE XVI.

Des diverses espèces de figues, d'olives et de raisins. 

(CHAPITRE XIX du livre III dans LACUS CURTIUS)

Ces figues sèches qui sont là m'invitent à énumérer les diverses espèces de ce fruit, toujours guidé, pour celui-là comme pour les autres, par Cloatius: voici l'énumération qu'il fait, avec son exactitude ordinaire, des diverses espèces de figues 

Africa albula harundinea asinastra, atra palusca, Augusta bifera Carica, caldica alba nigra, Chia alba nigra, Calpurniana alba nigra, cucurbitiva duricoria Herculanea Liviana ludia leptoludia Marsica Numidica pulla Pompeiana praecox, Tellana atra.

« L'africaine, la figue blanche, la figue de roseau, l'asinastre, la figue noire, la figue de marais, l'augusta, la figue bisannuelle, la figue de Carie, la figue de Chaleide, l'alba-nigra, l'alba-nigra de Chio, l'alba-nigra calpurniane, la flgue citrouille, la figue à peau dure, la figue herculane, la Liviane, la figue de Lydie, la petite figue de Lydie, la figue des Marses, la figue de Numidie, la pompéiane brune, la figue précoce, la tellane noire. » 

Il est bon de savoir que le figuier blanc est un des arbres heureux, et le figuier noir un des arbres malheureux, selon que nous l'apprennent les pontifes. Voici en effet ce que dit Vérianus, dans son traité Des formules Pontificales

Felices arbores putantur esse quercus aesculus ilex suberies fagus corylus sorbus, ficus alba, pirus malus vitis prunus cornus lotus.

« Sont réputés arbres heureux, le chêne, l'aesculus, l'yeuse, le liége, le hêtre, le coudrier, le sorbier, le figuier blanc, le poirier, le pommier, la vigne, le cornouiller, le lotos. » 

Tarquin l'Ancien, dans son livre Des prodiges qui concernent les arbres, s'exprime ainsi 

Arbores quae inferum deorum avertentiumque in tutela sunt, eas infelices nominant: alternum sanguinem filicem, ficum atram, quaeque bacam nigram nigrosque fructus ferunt, itemque acrifolium, pirum silvaticum, pruscum rubum sentesque quibus portenta prodigiaque mala comburi iubere oportet.

« On appelle arbres malheureux ceux qui sont sous la protection des dieux des enfers, dont il faut se préserver; ces arbres sont : l'alaterne, le sanguin, la fougère, le figuier noir, tous les arbres qui produisent des baies noires, et toute espèce de fruits de cette couleur, l'alisier, le poirier sauvage, le houx, le buisson, et les arbrisseaux à épines. Tous ces arbres doivent être brûlés, pour conjurer les phénomènes de mauvais augure. » 

Mais que penser de voir dans de bons auteurs la figue distinguée de la pomme, comme ne faisant point partie de cette classe de fruits? Afranius, dans la Sella (chaise), dit : 

Pomum holus ficum uvam

« La pomme, l'herbe potagère, le figuier, le raisin. » 

Cicéron, dans le livre troisième de son Économique, dit aussi : 

Neque serit vitem neque quae sata est diligenter colit: oleum ficos poma non habet

« Il ne plante point la vigne; il ne cultive pas soigneusement ce qu'il a semé; il n'a ni huile, ni figues, ni pommes. » 

Il ne faut pas négliger la remarque que le figuier est le seul de tous les arbres qui ne fleurit point. On donne le nom de grossus à la figue qui ne mûrit point, et qui donne encore de ce lait qui est propre à ce fruit. Les Grecs, pour les désigner, se servent du mot ὀλύνθους. On lit dans Mattius :

In milibus tot (ficorum) non videbitis grossum

« Parmi tant de milliers de figues vous ne voyez pas un grossus. » 

Peu après il dit : 

Sumas ab alio lacte diffluos grossos

« Prenez de cet autre lait qui découle des grossi. » 

Postumius Albinus, dans le premier livre de ses Annales, dit, en parlant de Brutus : 

Ea causa sese stultum brutumque faciebat, grossulos ex melle edebat.

« C'est pourquoi il se faisait passer pour fou et pour insensé: il mangeait des grossuli au miel. » 

Voici quelles sont les diverses espèces d'olives l'olive d'Afrique, l'olive blanchâtre, l'aquilia, l'olive d'Alexandrie, l'olive d'Égypte, la culminea, l'olive des ragoûts, la liciniane, Torchas, l'olive sauvage, la pausia, la paulia, l'olive longue, la sallentine, la sergiane, la termutia. Voici maintenant les diverses espèces de raisins. L'aminéen, ainsi nommé du pays où il croît; car le lieu où est maintenant Falerne fut jadis habité par les Aminéens. L'asinusca, l'atrusca, l'albivérus, le raisin d'Albano, le raisin des abeilles, l'apicia, le bumamma, ou, comme disent les Grecs, βούμασθος, le raisin à chair dure, le raisin sauvage, le psithia noir, le maronien, le raisin maréotide, le raisin de Nlumente, le raisin précoce, le pramnien, le psithia, le pilleolata, le raisin de Rhodes, le raisin à couronne, le vénucula, le variola, le lagéa. 

Ici Praetextatus prenant la parole : 

- Je voudrais écouter plus longtemps notre cher Servius ; mais l'heure du repos étant arrivée, nous avertit de remettre au moment où nous pourrons écouter le reste de la savante dissertation entamée par Symmaque dans sa propre maison. Là-dessus on se retira.