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table des matières d'OCELLUS LUCANUS

 

Ocellus Lucanus,

 

 

Sur les principes & les causes de l’Univers.

 

 

 

 

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 




 

 

Traduction du livre d’Ocellus Lucanus, sur les principes & les causes de l’Univers.

 

 

AVANT que de présenter cette traduction au lecteur, nous ne pouvons nous dispenser de dire quelque chose de la personne même du Philosophe, & de faire en deux mots l’histoire de son ouvrage.

Ocellus, Ocelus, Aecelus, Eccelus, car son nom, toujours aisé à reconnaître, a été souvent défiguré par les différents auteurs qui ont parlé de lui, naquit dans la Lucanie. Ce pays s’étendait sur les îles de la mer Tyrrhénienne, depuis la rivière Silarus, aujourd’hui Silaro, jusqu’à une autre petite rivière, autrefois Laüs, aujourd’hui Laino, qui la séparait du pays des Bruttiens. C’est de-là que lui est venu le surnom de Lucanus ou Lucanius.

Platon le fait descendre d’une famille Troyenne, qui fut obligée de s’expatrier sous le roi Laomédon, & de se réfugier à Myra, dans la Lycie, d’où elle passa ensuite dans cette partie de l’Italie qui dans les temps postérieurs fut surnommée la grande Grèce, à cause, dit Strabon, des grands & nombreux établissements que les Grecs y avaient formés, surtout depuis la prise de Troie.

Ocellus vint au monde quelque temps après que Pythagore eût ouvert son École en Italie. Dans quel temps s’ouvrit cette École!

Pour le déterminer, il faudrait au moins savoir en quel temps Pythagore vint en Italie, en quelle année il vint au monde, en quelle année il mourut; or on n’a sur ces points chronologiques aucune connaissance certaine.

Si on s’en rapporte à ceux qui paraissent avoir discuté cette matière avec le plus de soin, Pythagore n’estpas né plus tôt que la quatrième année de la XLIIIe Olympiade, ni plus tard que la quatrième année de la LIIe, ce qui laisse un espace de trente-six ans, où ceux qui aiment les discussions chronologiques de ce genre peuvent se donner carrière. D’un autre côté, selon Eusèbe, ce même Philosophe n’a vécu que quatre-vingts ans, selon d’autres il a été jusqu’à quatre-vingt-dix, & selon Jamblique jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf, ce qui forme une nouvelle difficulté pour combiner & placer ses voyages & les faits remarquables de sa vie, selon des dates précises.

Heureusement que quand il s’agit d’un Philosophe, il suffit le plus souvent de savoir en gros dans quel siècle il a vécu, & quels ont été ses principaux contemporains. Sa vie est moins en actions d’éclat qu’en pensées, & en pensées qui tiennent à une certaine uniformité de mœurs, plutôt qu’à de grands événements qui fondent des époques. Quand on a dit d’un Philosophe: il enseignait telle doctrine, & il florissait dans tel siècle, avec tels ou tels autres, soit Souverains, soit Philosophes, tout est presque dit, sinon pour la vie de l’homme, du moins pour l’histoire de la Philosophie.

En suivant ce système, qui nous convient, surtout dans la circonstance où nous sommes en traitant ce sujet, Pythagore se trouve placé dans le ve siècle avant J. C, depuis l’an 80 ou environ jusqu’à l’an 480, qui a pour époque la victoire de Salamine.

Ce siècle comprend, dans le monde politique, Amasis régnant en Egypte, Phalaris à Agrigente, Pisistrate à Athènes, Crésus en Lydie, Polycrate à Samos, Tarquin le Superbe à Rome. Il est aisé, pour peu qu’on ait de connaissance de l’histoire ancienne, de rapprocher de cette ligne régnante tous les faits qui viennent s’y rendre, & d’y entrelacer les rapports que les Philosophes de ces temps-là ont pu avoir avec les Souverains.

Dans le monde philosophique, ce même siècle comprend Thalès, Solon, & les autres Sages connus par leur nombre de sept, Anacharsis, Anaximandre, Anacréon, Ocellus, Timée de Locres, Alcméon, Parménide, Philolaüs de Métapont, Héraclite d’Ephèse, Démocrite d’Abdère, & en général tous ceux qui ont fleuri avant la naissance de Socrate, laquelle tombe à la quatrième année de la LXXVIIe Olympiade, quatre cents soixante-neuf ans avant J.-C.

Rome, occupée toute entière à élever ses murs, & à se défendre au dedans contre les ennemis de sa liberté, & au dehors contre les ennemis de sa gloire, ne se doutait pas qu’à côté d’elle il y eut des peuples heureux, autant qu’on peut l’être par la Philosophie. Elle se battait contre les Véiens, les Fidenates, les Tarquins, tandis qu’à Crotone, à Vélie, à Métapont, à Tarente, à Locres on s’occupait de problèmes de géométrie & d’astronomie, qu’on faisait des chef-d’œuvre de mécanique, qu’on y creusait les idées les plus profondes de la théologie naturelle, enfin qu’on y dressait des plans de morale & de politique, pour le bonheur des villes & des familles. Les Lucaniens, les Thuriens, les Bruttiens & les autres colonies Grecques de cette contrée, liées entre elles & avec leurs villes mères, par le besoin autant que par l’amitié, entretenaient la correspondance des esprits aussi bien que celle des fortunes; la communication des connaissances s’y faisait sans rivalité et sans réserve, par la circulation d'un petit nombre de petits volume, dont chacun avait paru, en son temps, comme un phénomène. Si quelqu'un des plus savants croyait nécessaire de consigner dans les fastes de la philosophie quelque découverte, ou quelque explication nouvelle, c'était un nouveau monument médité, écrit, corrigé pendant toute la vie d'un grand homme, pour instruire la postérité.

C'est l'idée qu'on doit se faire des ouvrages d'Anaximène, qui écrivit le premier la Philosophe chez les Grecs, de celui d'Anaxagore, dont il ne nous leste que la première ligne, de celui de Timée de Locres, enfin de celui d'Ocellus, dont on lira la traduction dans un moment.

Platon connaissant l'ouvrage d'Ocellus par la grande réputation qu'il avait, écrivit à Archytas de Tarente pour en avoir un exemplaire: l'ayant reçu & lu avec un plaisir mêlé d'admiration, il assure qu'il a trouvé l'auteur digne de ces aïeux antiques qu'on lui connaissait. Philon le Juif, cite avec éloge ses preuves sur l'éternité du monde ; Syrianus en parle de même ; Proclus le nomme se guide & l’avant-coureur de Timée de Locres.

Ce n’était pas le seul ouvrage qu'Ocellus eût écrit : il en avait compose d'autres sur les Lois, sur la Royauté, sur la Sainteté, & sur d'autres sujets qu'Archytas n'a point nommés dans la lettre. Il ne nous relie que celui qui concerne la Nature, & un fragment de celui des Lois.

Il avait écrit en dialecte dorique: c'était le langage particulièrement usité en Sicile & dans la grande Grèce: Stobée nous l'a conservé dans les grands morceaux qu'il a cités de lui. Ce dialecte ayant été changé dans le livre dont il s'agit, par quelque Grammairien, qui aura cru que le dialecte commun rendrait cette Philosophie plus intelligible au grand nombre des lecteurs, cette espèce de falsification, jointe à une conformité singulière de ses dogmes avec ceux d'Aristote, a fait naître quelque doute sur l'authenticité de cet ouvrage.

Mais les soupçons disparaissent quand on fait attention à la simplicité & à la gravité du style qui règne dans tout l'ouvrage, & qui s'annonce dès le premier mot. Le fond de la doctrine est constamment le même que celui de l'école de Pythagore, qui fait l'Univers éternel, qui remplit le Ciel de Dieux & l'air de Démons, qui admet les quatre éléments & leurs générations réciproques. Si Aristote est entièrement d'accord avec lui sur beaucoup de points importants, cela ne prouve autre chose, sinon que le plus grand génie de l'antiquité philosophique n'a pu trouver ailleurs, ni imaginer lui-même rien qui fut plus vraisemblable, ni plus naturel que ce qu'a voit dit Ocellus. Timée de Locres, comme on le verra, a dit les mêmes choses qu'Ocellus, à quelques expressions près, qu'il a jugé à propos d'emprunter du langage particulier de l'école Pythagoricienne, pour relever la majesté de la Philosophie: faudra-t-il en conclure que cet ouvrage a encore été fait d'après Aristote.

Platon a commenté le Pythagoricien de Locres, dans son Timée; Aristote a commenté Ocellus, dans ses livres que nous avons cités : pourquoi la conformité d'Ocellus avec Aristote ferait-elle plus de tort à l'authenticité d'Ocellus, que celle de Timée avec Platon n'en a fait à l'authenticité de Timée!

Ocellus fut imprimé pour la première fois à Paris en 1530. François Chrétien, médecin de François Ier, le traduisît le premier en latin: Louis Nogarola en fit une seconde traduction, aussi en latin, qu'il fit imprimer, avec le texte & des notes, en 1559 : Jérôme Comelin le réimprima en 1596, avec les variantes du manuscrit de Louvain. Emmanuel Visanius, professeur de Philosophie à Padoue, le donna encore en 1646, avec les différentes leçons des deux manuscrits du Vatican & de celui de Thomas Bartholin. Nous y avons ajouté plusieurs corrections essentielles, que nous avons tirées d'un manuscrit de la Bibliothèque du Roi, qui n'a été connu d'aucun de ces éditeurs. Nous ne parlons point de l'édition de Thomas Gale, en 1671, qui n'a rien ajouté de nouveau à celles qui avaient précédé.

Ocellus a intitulé son ouvrage Περὶ Παντὸς φύσεως: ce titre est le même que celui de Timée, parce que l’âme dont parle Timée est le principe de ce que les Grecs appellent Φύσις. Il a le même sens que celui d'Aristote, Περὶ Κόσμου, parce que c'est la Nature, selon ces Philosophes, qui a fait l'arrangement de ce qu'on appelle monde; le même que ceux de ses livres Περὶ Ουρανου, parce que le Ciel est la sphère qui contient toutes les causes & les effets qui constituent le monde; le même à peu près que celui des livres Περὶ γενέσεωσκαὶ φθορᾶς, parce que ce sont ses mouvements alternatifs de génération & de corruption qui entretiennent la Nature; enfin le même que celui de Lucrèce de Natura rerum, c'est-à-dire des causes par lesquelles naissent toutes choses selon leurs espèces.

Ce titre nous annonce un système général de l'Univers, & comme c'est le plus ancien de tous ceux qui nous sont restés des Grecs, il est, pour la Philosophie, ce que fut pour les Romains le Capitole couvert de chaume, où commença la gloire de leur empire: ce que fut leur Jupiter d'argile, qui, plus puissant que quand il fut d'or, les sauva, disent leurs Poètes, de la fureur & de la barbarie des Gaulois.

Le mot φύσις tire son origine du verbe grec φύω, lequel signifiant également engendrer & naître, c'est-à-dire la cause produisante & l'effet produit, a communiqué ses deux significations à son dérivé. Φύσις, natura, signifie donc tantôt le principe qui donne la naissance & l'essence à quelque être déterminé dans sa forme, tantôt cet être même, comme né & déterminé par sa forme particulière.

C'est dans le premier sens surtout que la Philosophie ancienne l'a employé; & dans ce sens il signifie toute cause active, qui va d'elle-même à son but. C'est quelquefois Dieu agissant par lui-même, réglant, ordonnant & plaçant tout dans l'Univers. Quelquefois aussi c'est un principe subalterne ou secondaire, intelligent, spirituel, mécanique (car il est difficile de s'en faire une idée), qui agirait sous la divinité, & dont les Philosophes ont cru nécessaire d'admettre l'existence, pour épargner à Dieu les embarras & la fatigue des détails. En un mot, c'est une loi subsistante & agissante, par laquelle tous les êtres naissent, marchent & arrivent à la fin qui leur est propre. Aristote définit cette loi, un principe immanent & inné du mouvement & du repos dans l'être où il réside.

Cette définition qui, je l'avoue, m’avait au moins semblé singulière quand je ne l'entendais pas, m'a paru profonde & juste depuis que j'ai cru l'entendre.

Selon cette notion, la Nature est un principe d'action attaché primitivement aux principes & aux germes des êtres, pour les développer & les conduire, selon certaines lois, aux perfections & aux fins de leur état.

Que ces lois tiennent à la partie matérielle des germes, laquelle, par sa résistance, modifierait le ressort du principe actif, ou au principe actif lui-même, qui exécuterait sur la matière l'ordre de la cause intelligente, de la manière à peu près que quelques modernes l'ont entendu de ce qu'ils ont appelé formes plastiques, nous n'entrons point dans cette question, que l'esprit humain ne résoudra jamais; il nous suffit de dire qu'il y a une loi, une règle substantielle dans l'Univers, en vertu de laquelle les êtres éphémères, comme disent les Philosophes anciens, se meuvent jusqu'à un certain point où ils s'arrêtent. Et comme il y a dans ces êtres quatre sortes de mouvements naturels, celui de génération, qui forme l'essence de chaque individu; celui d'augmentation, qui leur donne la crue & la taille qui leur convient; celui d'altération, qui leur donne les variations qu'on leur connaît ; enfin celui de translation, qui les porte & les met dans le lieu où ils doivent être, & comme ils doivent y être: il y a aussi quatre espèces de repos naturels : il y a repos de génération, qui est le commencement de la corruption ; repos d'augmentation, qui est le commencement de la diminution; repos d'altération, qui est le commencement d'un nouveau changement de qualité; enfin repos de translation, ou commencement de mouvement retardé. Quand ces quatre mouvements & ces quatre repos sont arrivés à leurs quatre termes, c'est-à-dire à la plénitude des quatre repos, tout est fini pour les individus. La Nature a livré tout ce qu'elle avait de ressort & de force en eux, ou plutôt la machine usée périt, & emporte avec elle les restes de la Nature, trop faible pour se soutenir dans des organes épuisés. Heureusement que cette machine, quand elle était dans la plus grande vigueur, a laisse, sur la route qu'elle a parcourue, des germes nouveaux, qui se développant encore par l'action de la Nature, & se trouvant prêts pour remplir les vides de chaque jour, restituent à l'Univers l'équivalent de ses pertes: ainsi la Nature se détruit, la Nature se répare: & elle fait l'un & l'autre parce qu'elle est le principe du mouvement & du repos des êtres. Telle est l'idée qu'Aristote nous donne de la Nature.

On verra qu'Ocellus l’avait eue avant Aristote, & qu'il entendait, comme lui, par le mot Nature, le principe de l'état & des variations de l'Univers, τοῦ Παντὸς c'est le second mot qui achève le titre de son ouvrage.

Les Grecs appelaient Πᾶν, τὸ Πὰν,λον, τὸ λον, & les Latins Omne, Universum, Totum, l'ensemble de tout ce qui est, de tout ce qui compose l'Univers, sans exception. Qui dit tout n'excepte rien. On appelle tout, dit Aristote, ce qui a toutes les parties qui le font nommer tout. Ainsi quand on dit le Tout, Tout, on comprend tout ce qui est, de quelque manière qu'il soit, dans l'Univers. Simul omnia & supera designat & subjecta: aut enim Deus summas est;aut mens ex eo nata, in quâ species rerum continetur; aut mundi anima quae animarum omnium fons est; aut cœlestia sunt usque ad nos, aut terrena Natura est. C'est l’énumération de ce que les Platoniciens comprenaient dans le Tout.

L'ouvrage d'Ocellus est divisé en quatre chapitres, & chacun de ces chapitres en petits articles, qui seront numérotés, pour une plus grande précision dans les citations.

Dans le premier chapitre, il est question du Tout & de sa durée.

Dans le second, il s'agit de la formation, du nombre, & des transmutations des éléments.

Dans le troisième, il parle de l'Homme & des productions de la Terre.

Dans le quatrième, il traite de la Morale.

Nous commençons.

 

 


 

OCELLUS LUCANUS

Sur l'Univers.

 

Ocellus de Lucanie, instruit par les signes évidents & par le raisonnement a écrit ceci touchant la nature de l'Univers.[1]

 

CHAPITRE I.

 

1. Je dis d'abord que le Tout n'aura point de fin, & qu'il n'a point eu de commencement. Il a toujours été, il sera toujours. S'il eût commencé, ii ne serait pas encore:[2] le Tout est donc improduit & indestructible. Si quelqu'un disait qu'il a été produit, il ne trouverait rien en quoi il pût se réduire & se dissoudre dans sa destruction. D'ailleurs ce de quoi il aurait été fait, aurait été avant le Tout & ce en quoi il serait anéanti, serait après le Tout.

Rem.: Nous avons déjà dit que dans l'époque de la Philosophie où nous sommes, on entendait par le Tout, la masse universelle de toutes les substances, la somme de tout l'Etre subsistant. Or voici comment raisonnait Ocellus sur cette notion: De deux choses l'une; le Tout a toujours été, ou il n'a pas toujours été; si le Tout n’a pas toujours été, le Tout a commencé; si le Tout a commencé, il y a eu un temps où rien n’était; s'il y a eu un temps ou rien n’était, il n'est pas possible de concevoir qu'à présent quelque chose soit. Cependant quelque chose est; donc quelque chose a toujours été ; si quelque chose a toujours été, donc le Tout n'a point commencé; si le Tout n'a point commencé, il est éternel; donc tout ce qui est, est éternel.

Le vice de ce raisonnement vient de ce qu'Ocellus n'a pas mis de milieu entre le tout & rien: cependant il y en a un, qui est une partie du tout; c'est-à-dire que dans tout, ou dans la somme totale des êtres, il faut qu'il y ait eu quelqu'un des êtres qui n'ait pas commencé. Cela est évident; mais conduire de là que tous les êtres sont éternels, c'est le sophisme qui conclue : A parte ad totum vel a toto ad partes.

2. Si le Tout eut été produit, il l'eût été avec toutes ses parties; & si le Tout était détruit, il le serait aussi avec toutes ses parties; ce qui répugne: concluons donc que le Tout n'a point eu de commencement & qu'il n'aura point de fin; cela ne peut être autrement

Rem. Ocellus persévère dans le même sophisme, en concluant du tout à chacune de ses parties. Il n'avait pas saisi la différence essentielle qu'il y a entre cette proposition, Quelque chose est de toute éternité; & celle-ci, Toute chose est de toute éternité. La première est nécessairement vraie sous tous les aspects; la seconde n'est vraie qu'en ce sens, que si chaque chose n'est pas en soi de toute éternité, elle l’est du moins dans sa cause.

Si Ocellus veut dire que tout ce qui est, est éternel, il faudra qu'il entende par ce qui est, l'Être immuable, infini, inaltérable, en comparaison duquel l'être changeant n'est point être, parce qu'il n'a point d'essence ou de forme perpétuelle qui soit à lui: alors, comme les Pythagoriciens, il usera du langage des Orientaux, pour qui la divinité est le seul être, la seule substance, parce qu'elle est toujours la même.

S'il prétend que la substance même des êtres altérables & changeants, tels que le feu, l'eau, l'air & la terre, est éternelle en soi, comme il semble le penser, c'est à lui à se tirer des contradictions qu'emporte l'existence d'un être éternel, dépendant, soumis, altérable, enfin sujet à toutes sortes de variations, quoique d'ailleurs nécessaire dans son être & dans sa manière même d'être. Mais Ocellus ne semble pas avoir été jusque-là.

3. Tout être qui a commencé par génération, & qui doit finir par dissolution, a deux progressions : la première, du moins au plus & du pis au mieux; le mouvement du point du départ au point de la perfection s'appelle génération ; la seconde, du plus au moins, du mieux au pis; le mouvement du point de perfection au dernier terme se nomme corruption & dissolution,

4. Si donc l'Univers ou le Tout a été produit, & qu'il soit destructible, il a passé du moins au plus & du pis au mieux ; & il reviendra du plus au moins & du mieux au pis. Ainsi le Monde produit a pris accroissement jusqu'à ce qu'il soit devenu parfait, & il décroîtra jusqu'à ce qu'il soit corrompu & entièrement détruit. Car dans toute nature sujette à progression, il y a trois termes & deux intervalles : les trois termes sont la naissance, l'état de perfection & la destruction : les deux intervalles sont, l'un depuis la naissance jusqu'à l'état de perfection; l'autre depuis l'état de perfection jusqu’à la destruction,

5. Or nous n'observons rien de pareil dans le Tout. Nous ne l'avons point vu naître, m s'améliorer, ni croître, ni se détériorer, ni décroître: il continue d'être toujours le même, toujours de la même manière, toujours égal, toujours semblable à lui-même.

Rem. Ces trois articles ne font qu'un syllogisme que voici: Tout ce qui a une durée bornée naît, croît, se perfectionne, décroît & se détruit: or cette progression ne s'observe point dans l'Univers; donc l'Univers n'est point borné dans sa durée.

La première proposition est vraie; mais la seconde est fausse en ce que dans l'idée d'Ocellus, l'Univers comprend la somme totale des êtres, de quelque espèce qu'ils soient. Il y a quelque être dans l'Univers qui ne naît, ni ne croît, ni ne décroît; cela est nécessairement vrai : donc cet être n'est point borné dans sa durée; la conséquence est encore vraie au même degré de vérité. Mais que tout ce qui est dans l'Univers ait la même prérogative, Ocellus ne peut le prouver par aucune raison solide; on peut même lui prouver se contraire par tout ce qui se passe dans le monde sublunaire, duquel on peut tirer des conséquences contre les autres parties du monde sensible.

L'être ne peut passer du moins au plus, ni du plus au moins.

Ocellus a raison s'il parle de l'être nécessaire, de l'être par excellence; mais s'il était possible qu'il y eût un être non-nécessaire, non seulement il pourrait passer du moins au plus, mais du néant à l'être. Ocellus, ni aucun philosophe païen, ne peuvent concevoir cette possibilité, parce qu'il n'y en a nul exemple dans les causes que nous voyons dans la Nature; faut-il en conclure que cette possibilité n'est point, qu'il est démontré qu'elle n'est point! Est-il plus aisé de concevoir deux êtres éternels, l'un actif, l'autre passif, tous deux infinis, tous deux nécessaires, tous deux indépendant quant à l'être, & néanmoins dépendants tous deux l'un de l'autre quant à la manière d'être!

Nous observons, en passant, qu'on trouve dans l'article 5 tous les termes corrélatifs qui remplissent le Parménide de Platon: l'Univers est un; il est tout ; il est dans le même, de la même manière, égal à lui-même, semblable encore à lui-même. On peut, sur ces mots, élever toutes les subtilités sophistiques dont le Parménide est tissu d'un bout à l'autre.

6. Les signes & preuves de la mutabilité sont claires & évidentes : ce sont les arrangements nouveaux de parties, les symétries, les configurations, les positions, les distances, les degrés de force, les vitesses & les lenteurs comparées, les nombres & les périodes des temps; ce sont tous ces rapports qui sont soumis aux variations & au changement, dans la partie de la Nature qui est sujette aux générations. Car ce qui a une fois commencé à s'accroître & à s'améliorer, se porte par sa vigueur à sa perfection propre; & ce qui s'affaiblit & décroît, se porte aussi à sa destruction par son propre affaiblissement. Or rien de tel ne convient à l'Univers.

7. J'appelle Univers & Tout l'universalité des êtres qui composent le Monde; car l'est pour cela qu'il a été ainsi nommé, parce que c'est un compose régulier de tout ce qui est ; un système ordonné, parfait & complet de toutes les natures. Rien n'est hors de lui; si quelque chose est, il est compris dans lui; tout est dans le Tout, avec ce qui contient tout, & il y est soit comme partie, soit comme production.

Rem. C'est toujours la même erreur: la somme totale de l'être n'est susceptible d'aucun des caractères de la mutabilité & de la corruption, donc la somme totale de l'être est éternelle, Il s'agit toujours de savoir ce que c'est que cette somme totale, & si l'être mortel & muable doit y être compris de même, & au même titre que l'être divin & immuable.

On vient de voir que les mots de Tout, d'Univers & de Monde, sont synonymes chez Ocellus ; ainsi, dans l'article qui suit, on prendra le Monde pour l'Univers.

8. Tout ce que le Monde contient a des rapports nécessaires avec lui ; mais le Monde n'en a point avec aucun autre être que lui, il n'en a qu'avec lui-même. Tous les autres êtres sont constitués de manière qu'ils ne se suffisent point à eux-mêmes, ils ont besoin de se concilier avec des êtres autres qu'eux: les animaux ont besoin de l'air pour respirer; l'œil, de la lumière pour voir, & les autres sens de même, chacun selon leur objet; les plantes en ont besoin pour naître & se nourrir. Le Soleil, la Lune, les planètes, les astres fixes ont tous des fonctions subordonnées à l'harmonie du Tout. Mais le Monde n'a de rapport essentiel avec aucun être différent de lui, il n'en a qu'avec lui-même.

Rem : Ce raisonnement prouve invinciblement que l'Etre nécessaire est indépendant de tout, qu'il n'a besoin de rien; mais il reste toujours à prouver que le Monde est cet être nécessaire. En usant de la manière de raisonner d'Ocellus, on pourrait conclure le contraire de ce qu'il a conclu lui-même. Toutes les parties du monde sont dépendantes, donc le monde lui-même est dépendant; ou, si on veut se servir du mot Tout, toutes les parties du Tout sont dépendantes, donc le Tout est lui-même dépendant.

Si cette dernière proposition implique contradiction, parce qu'on ne conçoit pas que le Tout puisse dépendre que de lui-même, puisque hors de lui il n'y a rien, il faudra dire, avec Ocellus, que dans le Tout il y a des parties qui dépendent, & d'autres qui ne dépendent point. Mais comment pourra-t-on concevoir que des êtres dépendants & d'autres indépendants puissent faire également partie d'un même tout éternel, dont toutes les parties sont éternelles comme lui! Si les parties dépendantes peuvent être détruites, elles ne sont pas parties essentielles d'un Tout éternel; si elles ne peuvent pas être détruites, comment conçoit-on qu'elles soient dépendantes? Elles ne le sont, dira-t-on, que dans la manière d'être. Pourquoi le sont-elles dans la manière d'être plutôt que dans l'être même! pourquoi le sont-elles plutôt que les autres parties du même Tout! Elles le sont parce que telle est leur nature, & nous jugeons de leur nature parce que nous voyons dans l'Univers, des êtres qui changent, & des êtres qui ne changent point. Mais si c'est une raison pour conclure qu'il y a deux espèces d'êtres quant à la manière d'exister, ce n'en est pas une pour conclure que ces deux espèces sont toutes deux également éternelles & indépendantes l'une de l'autre quant à l'existence; ce qui cependant est le point de la difficulté.

9. Autre preuve de la vérité que j'avance : le feu qui échauffe les autres corps, est chaud par lui-même; le miel qui sait sentir la saveur douce, est doux par lui-même ; les axiomes par lesquels on démontre les vérités obscures, sont clairs & démontrés par eux-mêmes : donc ce qui rend parfaites les autres choses, doit être parfait lui-même; donc ce qui donne aux autres choses l'existence & la stabilité, doit exister & être fiable par lui-même ; donc ce qui donne l'ordre & l'harmonie aux autres choses, doit être ordonné & harmonique par lui-même. Or le Monde est cause de l'être, de la conservation & de la perfection des autres êtres; donc il est par lui-même éternel, parfait, permanent dans tous les temps, & c'est par cette raison qu'il conserve tous les autres êtres.

Rem. Ocellus est tout à côté du vrai : il voit une Cause essentielle qui a éminemment tout ce qu'elle produit, l'être, la stabilité, l'ordre, le bien être; que fallait-il de plus pour que cette idée fût celle de la divinité! Il fallait qu'elle fût totalement dégagée de la matière. Anaxagore est le premier qui ait fait ce grand pas dans la métaphysique. Les autres Philosophes en avaient senti la nécessité sans oser franchir l'espace.

Tout le raisonnement qu'on vient de voir se réduit à l'axiome des Scholastiques : Propter quod unum quodque tale, & illud magis.[3] Ocellus l'applique à la masse totale de l'Univers; il ne fallait l'appliquer qu'à la substance qui est la source de l'être dans les êtres & de leurs perfections.

10. Si l'Univers ou le Tout pouvait être détruit, ce serait pour être réduit à quelque chose ou à rien. Il implique qu'étant détruit, il soit encore quelque chose ; car alors le tout ne serait point détruit, s'il restait quelque chose du tout, parce que cette chose qui resterait serait ou le tout ou une partie du tout. Le supposer réduit au néant, c'est une autre absurdité; car il est absurde que l'être ne soit plus du nombre des êtres, ou qu'il soit réduit à n'être pas; donc le Tout est indestructible.

Rem. Ici le sophisme qui trompe Ocellus a un degré de fausseté plus marqué que ci-devant ; on y voit une de ces subtilités familières à l'École d'Elée, & dont Aristote & Platon nous ont conservé des exemples, l'un dans son Parménide, l'autre dans le livre touchant Gorgias, Xénophane & Zénon. On y voit entre autres ce raisonnement. Si une partie du tout est détruite, tout est détruit; car tout est détruit quand tout n'est pas conservé : or tout n'est pas conservé quand une partie du tout est détruite; donc tout est détruit quand une partie du tout est détruite.

Par le raisonnement contraire, Ocellus conclut que si quelque chose reste après la destruction du Tout, le Tout n'est pas détruit; & que si le Tout n'est pas détruit, le Tout est conservé; donc si l’être reste après la destruction du Tout, le Tout est conservé.

11. Si l'Univers pouvait être détruit, ce serait par une cause extérieure qui serait plus forte que lui, ou par une cause intérieure: il ne peut l'être par une cause extérieure, puisqu'il n'y a rien hors de lui, que tout est en lui, qu'il est le Monde, le Tout, l'Univers.

Il ne peut pas l'être non plus par un principe intérieur; il faudrait que ce principe fut plus grand & plus puissant que le Tout : ce qui ne se peut, parce que chaque chose en particulier est mue par le Tout, qu'elle a par lui sa conservation, son harmonie, sa vie, son âme. L'Univers n'a donc aucun principe de destruction, ni en lui-même, ni hors de lui; le Monde est donc indestructible : or nous avons dit que le Monde & l'Univers étaient la même chose.

Rem. Ni Ocellus, ni aucun autre Philosophe de l'antiquité jusqu'à Hiéroclès, qui vivait dans le ive siècle, n'a senti qu'il pouvait y avoir deux substances, dont l'une fut indépendante de tout autre être comme cause & comme sujet, & l'autre indépendante de tout autre comme sujet seulement, quoique dépendante de quelque autre comme cause. Ils en ont bien connu deux, dont l’une active, l'autre passive, plus ou moins; mais ils s'en font tenus-là, ou plutôt ils sont partis de là pour se jeter dans des abîmes de raisonnements dont ils n'ont pu se tirer. S'ils avaient eu une idée plus digne de la Cause active, ils lui auraient accordé l'action qui produit la seconde substance, aussi bien que celle qui l'arrange ; mais d'un autre côté ils retombaient dans la question de l'origine du mal, qui est une autre espèce d'abîme, dont la raison ne peut se tirer que quand elle est soutenue de la foi.

12. Qu'on jette les yeux sur toute la Nature en général, on verra que tout annonce son éternité. On voit cette éternité d'abord dans les corps les plus élevés & les plus nobles; ensuite, quoiqu'elle semble diminuer en proportion, elle se retrouve jusque dans les êtres mortels qui changent de forme & d'état. Les premiers êtres se mouvant par eux-mêmes & continuant de parcourir leur orbite de la même manière, ne changent point de nature ni d'essence : ceux du second ordre, le feu, l'eau, la terre, l'air changent sans cesse & continuellement de nature, mais c'est un changement de forme & non de lieu.

Rem. Il y a deux sortes d'êtres, les uns célestes, ses autres sublunaires: les premiers ont un mouvement local, éternel; les autres ont un mouvement d'essence qui est aussi éternel. L'être est sans fin dans les uns & dans les autres ; mais dans les uns il l'est en différents lieux, dans les autres il l'est sous différentes formes : ainsi les uns & les autres sont immortels à leur manière, quoique ceux du second ordre semblent l'être moins parce qu'ils changent de forme & de nature.

13. Car le feu condense devient air, l'air devient eau, l'eau devient terre, & réciproquement lorsque la Nature revient au feu d'où elle était partie. Les plantes qui produisent des fruits, commencent par un germe; lorsqu'elles sont arrivées aux terme de leur perfection, elles reproduisent un germe nouveau pareil à celui qui les a produites, & formant un cercle, elles finissent par où elles ont commencé.

14. Les hommes & les autres animaux sont traités moins avantageusement par rapport au terme de la Nature: il n'y a point pour eux de retour au premier âge; ils n'ont point l'alternative de production & de reproduction, comme le feu, l’air, la terre & l'eau. Quand ils ont parcouru les quatre parties du cercle, & les variations des âges, ils périssent & disparaissent entièrement. C'est ce qui prouve que l'Univers, qui embrasse tout, demeure toujours & se conserve le même, & qu'il n'y a que certaines parties ou certains êtres qui s'engendrent au dedans, qui périssent & se décomposent.

15. Enfin l'infinité de la figure, du mouvement, de la durée, de l'essence du monde, prouvent qu'il est éternel & indestructible.

Sa figure est sphérique; or la sphère, partout égale & semblable à elle-même, n’a, par cette raison, ni commencement, ni fin.

La forme de son mouvement est circulaire, & n'a point non plus, par la même raison, de terme, ni de commencement.

La durée de son mouvement est: infinie, puisque l'être en mouvement n'a jamais eu de commencement & qu'il n'aura jamais de fin.

Quant à l'essence même des êtres, elle ne peut être changée, ni devenir autre qu'elle n'est, parce qu'elle ne peut passer ni du pis au mieux, ni du mieux au pis.

D'où il faut conduire que le monde est improduit & incorruptible. C'en est assez sur le Monde & le Tout en général.

Rem. Il y a un sophisme dans la preuve tirée de la figure, en ce que le Philosophe conclut de l'égalité de surface à la durée éternelle. Un globe parfait a une surface dont on ne voit ni le commencement ni la fin, or ce en quoi on ne voit ni le commencement ni k fin n'est point borné; donc, &c.

Le mouvement circulaire est éternel. Les Anciens, non plus que nous, ne concevaient point une étendue sans fin; & ne la concevant pas, ils ne pouvaient concevoir qu'un corps mû en ligne droite pût se mouvoir éternellement sans rencontrer un terme qui l'arrêtât. Ainsi point de mouvement éternel direct. Mais supposant un corps qui se meut sur lui-même, ou autour d'un centre, il peut se mouvoir pendant toute une éternité. Il peut : Ocellus conclut que cela est; & en le supposant, il a raison de dire que la durée est infinie de même que le mouvement l’est.

Ocellus conclut que le Monde est éternel : il fallait conclure qu'il y a nécessairement dans le Monde un être éternel & incorruptible: & sa conclusion eût été juste & telle qu'elle devait sortir de ses prémisses.

 

CHAPITRE II.

 

1. Puisque dans l'Univers il y a & génération & cause de génération, & que la génération est où il y a changement & déplacement de parties dans les sujets, & la cause, où il y a dans le sujet stabilité & permanence; il est évident que c'est à la cause de la génération qu'il appartient de mouvoir & de faire, & à ce qui reçoit la génération d'être fait & d'être mû.

Rem. On pourrait assurer, sans craindre d'être convaincu du contraire, que ces deux idées sont dans toutes les philosophies qui ont jamais régné dans le monde. Les Chaldéens, les Perses, les Indiens, les Égyptiens, tous les Grecs sans exception sont partis de-là.[4] Un principe immuable qui agit, un principe mobile qui refisse à l'action, qui la reçoit & qui la modifie en y résistant ; d'où résulte un troisième être composé des deux. Il ne s'agit que d'habiller ces deux principes selon les modes de chaque pays & de chaque siècle. Comme la matière est vaste, le champ est beau pour l'imagination ; mais quelque effort qu'elle prenne, elle est toujours liée à ces deux points cardinaux, où tout commence & revient.

Personne, ce semble, n'a expliqué cette opinion avec plus de clarté que Macrobe, dans son Commentaire sur le songe de Scipion : Alii mundum in duo diviserunt, quorum alterum. facit, alterum patitur: & illud facere dixerunt quod, cum sit immutabilîe, alteri causam & necessitatem permutationis imponit hoc pati; quod per mutationes variatur; & immutabilem quidem mundi partem a sphera quae aplanes dicitur usque ad globi Lunaris exordium: mutabilem vero a Luna ad terras usque dixerunt. C'est mot à mot ce qu'Ocellus nous a dit, & ce qu'il va achever de nous dire.

2. Les destins mêmes séparent & divisent la partie du Monde qui est impassible, de celle qui change sans cesse. La ligne de séparation entre le monde immortel & le monde qui se reproduit, est le cercle que décrit la Lune. Tout ce qui est au-dessus de la Lune, & jusqu'à elle inclusivement, est l'habitation des Dieux: tout ce qui est au-dessous est le séjour de la Nature & de la Discorde: celle-ci est le principe de la dissolution des choses faites; l'autre est le principe de la reproduction des choses détruites.

Rem. Les Anciens, dit Aristote, ont choisi le Ciel pour la demeure des Dieux, parce qu'il est tranquille, toujours le même, & qu'il n'est sujet à aucune variation. Si la Divinité s’était placée au-dessous de la Lune, elle se serait trouvée sans cesse dans la mêlée des éléments, agitée & secouée par les combats de la Discorde contre la Nature.

Ocellus a joint la Discorde à la Nature, deux puissances contraires, dont l'une engendre, l'autre corrompt dans le monde sublunaire. La Nature est, ce principe qui dispose la matière à obéir, à se soumettre à un plan, à figurer avec d'autres parties. La Discorde est l’effort continu des éléments engagés dans les compositions, pour se mettre en liberté.

Le premier de ces deux principes ne peut être dans le monde sublunaire que par l'impression d'un être bon, qui préfère l'ordre au désordre, & la production à la destruction. Le second y est par la nature même de la matière, qui, soumise à l'ordre par la force, retient encore sa férocité originaire, s'agite dans ses liens, & ne manque jamais l’occasion de les rompre quand elle se trouve la plus forte. Ces idées des Anciens seront plus développées dans le traité de Timée,

3. Dans la partie du monde qui est soumise à la génération & à la Nature, il est nécessaire qu'il y ait trois choses.

La première est la substance fondamentale de la Nature tactile, qui se trouve dans tout ce qui va à la génération. C'est un être qui reçoit toutes sortes de formes, une cire qui se prête à tout, qui est aux êtres produits ce que l'eau est aux saveurs, le silence au son, les ténèbres à la lumière, la matière à l’art. L'eau, qui par elle-même est sans goût & sans qualités, prend le doux ou l’amer, le fade ou le piquant: l’air non frappé est prêt à rendre le son, la parole, le chant: les ténèbres, sans couleurs & sans formes, sont disposées à prendre le rouge, le jaune, le blanc ; & le blanc peut être employé à la sculpture ou à la céroplastique indifféremment. D'où il faut conclure que tout est en puissance dans ce sujet avant la génération, & qu'il y est en effet & formellement quand il y a eu génération, & qu'il a reçu ce qu'on appelle une nature. Il saut donc supposer d'abord ce sujet, pour que la génération ait lieu.

Rem. Il n'est guère possible de présenter plus nettement cette matière première, si célèbre dans la philosophie ancienne & dans la moderne, & qui n'est qu'un être métaphysique, & même de ceux dont l'idée renferme contradiction. Aristote la définit, Ce qui n'a par soi-même ni essence, ni qualité, ni quantité, ni aucune autre détermination de l'être. Platon la nomme tantôt l'espèce invisible, tantôt la capacité informe de toutes les formes, la puissance, la mère du monde, la nourrice des formes, le sujet, le récipient, le lieu.

Telle était l'idée que les Anciens tâchaient de se former de la matière: ce n'était, pour me servir de l’expression de Timée de Locres, qu'une idée bâtarde, parce qu'on ne pouvait se la former que par des comparaisons & des ressemblances avec l'art: c'est-à-dire, comme l’a écrit Aristote, que la matière était à la forme comme le bronze à la statue, le bois au lit ou à quelque autre ouvrage de l'art.

Ceux des Anciens qui n'ont point voulu de cette matière première si peu connue, y ont substitué des atomes réels, doués seulement d'étendue, de figure & de gravité dans le vide. Anaxagore ne s'est pas contenté de ces trois qualités générales, il y a ajouté les qualités particulières qui sont le chaud, le froid, les métaux, les huiles, les sels, & tellement que, selon lui, la matière première n'a lieu dans la Nature en aucun sens: tout est en homéoméries, c'est-à-dire en matériaux similaires, ou semblables par leur nature aux touts dont ils sont les parties.

Cette dernière opinion, peut-être la plus raisonnable des trois, n'a pas fait grande fortune chez les Anciens ni chez les Modernes.

4. La seconde chose nécessaire, est la contrariété des qualités,[5] pour opérer les altérations & les changements de nature, dans le moment où la matière reçoit une affection & une disposition nouvelle: contrariétés qui empêchent que les puissances antipathiques ne triomphent à la fin les unes des autres : ces qualités font le froid, le chaud, le sec & l'humide.

Rem. Ces qualités ont fait tant de bruit, & si longtemps dans le monde philosophique, que j'espère qu'on me permettra de m'arrêter un moment pour les considérer. On vient d'entendre qu'elles sont au nombre de quatre, le chaud, le froid, le sec & l'humide ; ou, pour parler plus correctement, la chaleur, la froideur, la sécheresse & l'humidité.

On demandera d'abord d'où ces qualités ont pu venir dans le chaos, qu'on regarde comme la masse primitive, la forêt originaire d'où ont été tirées toutes les pièces de construction.

Aristote répond qu'elles tiennent à la matière même, & que la matière ne peut s'en séparer.

Voilà donc la matière dans le chaos, attachée essentiellement à quelqu'une des qualités contraires; c'est-à-dire qu'elle en a nécessairement quelqu'une des quatre, quoiqu'elle n'en ait nécessairement aucune, comme un morceau de cire a nécessairement une figure, quoiqu'il n'ait pas nécessairement la figure ronde.

Cela posé, il fallait que les Anciens, qui étaient partisans des qualités, considérassent d'un premier coup d'œil la masse entière qui devait être sujette à génération, comme un amas de matière agitée irrégulièrement par les qualités contraires du chaud & du froid, du sec & de l'humide: c'était le chaos.

Ensuite faisant abstraction des qualités, ils devaient considérer séparément la matière première, comme on l’a considérée dans l'article qui précède celui-ci. Ils la voyaient comme une pâte commune & indifférente à chacune des quatre qualités; mais, comme nous l'avons dit, ce n'était qu'une idée abstraite. Ils portaient, en troisième lieu, leurs regards sur les quatre qualités que nous venons de nommer, & les considéraient à part, comme ils avaient fait la matière première. Ces deux dernières opérations étant purement métaphysiques, ne mettaient de séparation que dans les idées : nos Philosophes auraient dû s'en souvenir.

Mais portant tout d'un coup dans le monde réel, les idées qu'ils s'étaient fabriquées dans le monde abstrait ; ils comptèrent autant d'êtres hors d'eux-mêmes, qu'ils avaient compté d'idées au dedans: & aussitôt la matière première devint un être à part; les qualités un autre être séparé encore, & les quatre éléments une troisième espèce d'être composée des deux premiers réunis: quoiqu'il n'y eut de réel que les quatre éléments dans tous les états possibles de la matière.

Il fallait nécessairement, pour que le système se soutînt, franchir ce passage délicat de l'abstrait au réel; parce que persuadé, comme on l’était, que les quatre éléments pou voient se changer & s'altérer par le mélange des qualités, on ne pouvait se passer d'un sujet qui restât le même, tandis que la qualité se transportait.

Ce sujet toujours le même, sous les qualités contraires qui le revêtaient tour à tour, ne pouvait se concevoir par les Cor-pusculistes. Comment peut-il se faire, disaient-ils, que la même matière, qui est feu, devienne eau? Si toutes les parties de cette matière sont de feu, & qu'à leur place il en succède qui soient d'eau, ce n'est plus génération d'une forme nouvelle dans un sujet ancien, c'est déplacement du sujet & de la forme qui tient essentiellement au sujet. Si ce déplacement de la matière même, qui porte la qualité, n'a pas lieu; comment la qualité peut-elle se transporter sans elle! Cette qualité peut-elle exister seule! Elle ne peut donc point être transportée seule; c'est donc une matière qualifiée qui est transportée, & par conséquent ce n'est plus génération, ce n'est que déplacement de parties : cette difficulté était insoluble. Ocellus semble l’avoir si bien senti, que toutes les fois qu'il parle de génération de qualité, il a soin de joindre les mots de déplacement, de disposition, avec ceux de génération, de changement.

5. La troisième chose sont les essences, à qui appartiennent les qualités; c'est le feu, l'eau, l'air, la terre,[6] lesquels diffèrent de leurs qualités; car les essences se détruisent les unes les autres dans le lieu, mais les qualités ne se détruisent ni ne se produisent; car ce ne sont que des rapports & des manières d'être qui ne sont pas corps.

Rem. Il est évident que le mot οὐσία doit être ici rendu, non par celui de substance, mais par celui d'essence, de nature déterminée, de ce que nous appelons aspect physique.

Nous avons rendu δυνάμεις par qualités, parce que ce sont ces qualités qui donnent les puissances : c'est la chaleur qui donne au feu la puissance de raréfier, &c.

Nous avons traduit ἐν τόποι, sans commentaire, dans le lieu: C'est sans doute le lieu qui leur convient relativement à leur gravité ou à leur légèreté, ou, si on veut, à leur chaleur, a leur froideur, &c. Les essences dont il s'agit sont le feu, l'air, l'eau, la terre, qui ont leurs lieux en forme de couches sphériques, ou de globes concentrés les uns dans les autres. Cela signifie-t-il que les parties de ces éléments combattant les unes contre les autres, changent de place, & passent d'une sphère dans une autre! Mais pour y passer, il faudrait qu’elles eussent perdu leur qualité.

Comment ces parties perdent-elles ces qualités pour en prendre d'opposées. Il semble que pour concilier toutes ces qualités opposées, la Nature entière devrait rester dans un état mitoyen : je m'explique.

Le monde altérable est partagé en quatre espèces, qui sont le feu brûlant, le froid de glace, l'humide de l'eau, le sec tel qu'il nous plaira de l'imaginer. Ces quatre qualités, ou plutôt ces quatre êtres ont un désir confiant de s'étendre, de subjuguer tout ce qui les environne, & de se mettre au niveau & en équilibre avec eux-mêmes partout où est leur substance: ainsi le feu veut être égal à lui-même partout où il pénètre, le froid de même: l'un luttant contre l'autre, le chaud entre dans le froid, le froid dans le chaud; qu'en doit-il résulter! l'expulsion & la défaite de l'un ou de l'autre? Point du tout : mettez de l'eau glacée avec de l'eau bouillante, il en résulte de l'eau tiède. Le chaud & le froid doivent donc faire la paix au milieu du combat, & par ce moyen tout devient tiède dans l'Univers. Il en sera de même de l'humide & du sec, tout sera moite & le monde sublunaire, que deviendra-t-il? Une masse moite & tiède: il ne peut devenir que cela. Dans tous les systèmes, anciens & modernes, c'est toujours la même chose: dès que vous n'employez que la matière & le mouvement & les qualités élémentaires, quelque appareil que vous fassiez, vous n'aurez en peu de temps qu'une masse lourde, où tous les principes actifs en équilibre seront constitués & maintenus dans une pleine & profonde inertie. Ce n'est point le défaut particulier du système d'Ocellus, ni de ceux des Anciens ; c'est le défaut commun de tous les systèmes où l'on n'emploie point les causes finales avec les causes physiques.

6. De ces quatre qualités, le chaud & le froid sont causes & principes efficients: & le sec & l'humide sont comme matière, & principes passifs.

Ainsi on a d'abord la matière, sujet universel; car c'est la base commune de toutes choses : par conséquent le corps sensible en puissance, premier principe pour les générations.

Le second : les qualités contraires, la chaleur, le froid, l'humidité & la sécheresse.

D’où résultent, en troisième lieu, le feu & l'eau, la terre & l'air; car ces natures ou essences; se changent réciproquement ; mais les qualités contraires ne se changent point.

Rem. Le froid & le chaud sont principes efficients par leurs qualités contraires, dont les effets font la raréfaction & la condensation, ou les mouvements du centre à la circonférence & de la circonférence au centre.

7. Les qualités différentielles des corps sont de deux sortes, les unes appartiennent aux éléments, les autres aux natures formées des éléments. Les premières sont le chaud; le froid, le sec & l'humide : les secondes sont le grave; le léger, le rare &. le dense, & les autres qui naissent des premières, toutes ensemble au nombre de seize: le chaud & le froid, le sec & l'humide, le grave & le léger, le rare & le dense, le poli & l'âpre, le mou & le dur, l'aigu & l'obtus, le mince & l'épais ; toutes qualités dont la connaissance & le jugement appartiennent au tact C'est pour cela que nous avons dit que la matière première, dans laquelle sont reçues les différences, était l'être sensible en puissance, par le tact.

Rem. C'est-à-dire, en français, l'être qui peut devenir tactile, ou sensible par le tact, & qui le devient quand il est revêtu de quelque forme.

Ce principe, que toutes les qualités sensibles des corps sont aperçues par le tact, est très fécond. Il suit de-là que de tous les objets il part un rayon de matière qui porte leur impression jusqu'à nos organes, & qui la leur fait sentir; & que par conséquent les effets antipathiques & sympathiques des qualités occultes, n'étaient traités de la sorte que parce qu'on ne concevoir pas comment la communication pouvait avoir eu lieu, quoiqu'on ne doutât point qu'elle l'eût eu.

8. Le chaud, le sec, le rare & l'aigu appartiennent au feu ; l'humide, le froid, le dense & l’obtus à l'eau ; le mou, le poli, le léger, le mince à l'air; le dur, l'âpre, le grave, l'épais à la terre.

Rem. Si cette répartition des qualités n'est pas juste, il faut avouer du moins qu'elle est ingénieuse &: qu’elle présente une symétrie agréable : la même symétrie continuera dans ce qui suit.

9. Des quatre natures,[7] le feu & la terre sont les extrêmes. Le feu est le dernier degré du chaud, comme la glace est le dernier degré du froid ; car l'inflammation est le dernier terme de la chaleur, & la congélation le dernier terme de la froideur. Si donc la glace est la concrétion du froid & de l'humide, le feu sera la dilatation du sec & du chaud ; c'est pourquoi il ne se forme rien de la glace ni du feu.[8]

10. Le feu & la terre sont donc les deux extrêmes opposés : l'eau & l'air gardent le milieu, comme étant d'une composition mixte; car il n'est pas possible qu'un extrême soit seul, puisqu'il est contraire; il n'est pas possible non plus qu'ils ne soient que deux, puisqu'il y a des milieux entre eux : or les milieux sont opposes aux extrêmes.

Rem. La raison pourquoi il y a eu, non pas deux, mais trois, mais quatre éléments, c'est parce qu'entre deux nombres solides il y a deux moyens proportionnels : huit, cube de deux, est à douze comme dix-huit est à vingt-sept, cube de trois.

11. Le feu est sec & chaud, l’air est chaud & humide; l'eau est humide & froide, la terre est froide & sèche : ainsi le feu & l'air ont de commun la chaleur: l'eau & la terre la froideur : la terre & le feu la sécheresse : l'eau & l'air l'humidité. Mais chacun de ces éléments a aussi une qualité propre & dominante; le feu a la chaleur, la terre a la sécheresse, l’air l'humidité, l’eau la froideur. Dans les transmutations la partie commune de l'essence reste, la partie propre se change quand elle est vaincue par la contraire.

12. Ainsi lorsque l'humide de l'air l'emporte sur le sec du feu, le froid de l’eau sur le chaud de l’air, le sec de la terre sur l'humide de l'eau; & réciproquement lorsque l'humide de l'eau l'emporte sur le sec de la terre, le chaud de l’air sur le froid de l'eau, le sec du feu sur l'humide de l'air; c'est alors que se font les transmutations & les générations des éléments, les uns des autres.

Mais le corps qui sert de sujet à ces mutations, qui les reçoit en lui indifféremment, nous l’avons dit, c'est le premier tactile en puissance.

Rem. Les Pythagoriciens, qui aimaient à se représenter toute leur doctrine par des nombres & par des figures géométriques, ne devaient pas s'oublier dans une matière qui leur présentait une symétrie si aisée à figurer. Peut-être même que c'est de la vue des quatre éléments, qui frappe les sens, que leur est venue la première idée de leur tétrade si fameuse, laquelle employée d'abord pour figurer dans le physique, fut appliquée à l’intellectuel, puis au moral, parce qu'il fallait que tout marchât par quatre.

Les quatre éléments pouvaient se représenter par un quatre, où les côtés communs de chaque angle représentaient les qualités communes des éléments, & le sommet de chaque angle l'essence composée de ces mêmes éléments. Les deux diagonales, plus longues que les côtés, exprimaient l'opposition plus grande des éléments placés au bout de ces lignes, que celle de ceux qui se répondent par les lignes des côtés : enfin les quatre côtés, exprimés par les nombres 1, 2, 3, 4, dont la somme est 10, représentaient l'Univers, parce que ce nombre est composé de nombres de toutes espèces, linéaires, plans & solides, triangulaires & carrés, pairs & impairs, & qu'il contient toute sa numération, dont les éléments ne vont que jusqu'à dix.

Ainsi, en commençant par le feu, dont l'angle est composé de deux lignes, sécheresse & chaleur, la numération se porte du côté de l'air, dont l'angle est chaleur & humidité; de là à l'eau, dont l'angle est humidité & froideur ; enfin elle va se terminer à la terre, qui a froideur & sécheresse.

Ce fut pour conserver cette symétrie, que ces Philosophes donnèrent, pour qualité dominante, à l'air l'humidité, comme si l'air n'eût été qu'une vapeur raréfiée par l'action du feu, dont il est l'élément le plus voisin; à l'eau le froid, comme si son essence étant d'être glace, elle n’était dans l'état de fluidité que par l'action du feu, qui se porte jusqu'à l'eau avec assez de force pour la rendre liquide; enfin à la terre le sec, comme si la terre n’était que le sédiment le plus aride de tous les autres éléments, plus froid encore que l'eau, parce qu'elle est plus éloignée du feu.[9]

Ce même système, développé par un carré, aurait pu l'être aussi bien par des cercles concentriques, dont le premier, jusqu’au second, aurait représenté l'Empyrée ou le feu céleste, où tous les astres se promènent; le second, jusqu'au troisième, le feu sublunaire touchant à l'air; le troisième, jusqu'au quatrième, l'air se joignant à l'eau; enfin l'eau entre le quatrième & le cinquième cercle, touchant à la terre, qui serait le centre du monde, comme le noyau au milieu d'un fruit. Maïs on n’aurait pas eu, dans cette figure, les nombres carrés & triangulaires, pairs & impairs, parfaits & imparfaits; on n’aurait pas eu les lignes concourantes aux angles, pour représenter les essences mixtes ; ni les oppositions, ni les proportions géométriques du premier au second, comme du second au troisième, & du troisième au quatrième, & alternando & convertendo, comme on le verra ci-après dans le Timée de Locres; & quoiqu'on s’obstinât à dire que l'Univers était parfaitement rond, parce que les sens nous disent que la Nature aime cette forme par préférence, on s'obstina aussi à le représenter par un quarré, parce que les rapports géométriques étaient à la mode chez les Philosophes, & que le carré semblait en être plus susceptible que d'autres figures,

13. Les changements se font (de terre en feu, de feu en air, d'air en feu, ou d'eau en terre), & par eux le troisième être; lorsque la qualité contraire périt & que la commune reste ; ainsi la génération est achevée quand la qualité contraire est vaincue. Par exemple, le feu étant chaud & sec, & l'air chaud & humide, le chaud commun à tous deux, le sec propre au feu, & l'humide à l'air : quand l'humide de l'air l'emporte sur le sec du feu, le feu est converti en air.

De même l’eau étant humide & froide, & l'air humide & chaud, l'humide commun à tous deux, le froid propre à l'eau, le chaud propre à l'air; si le froid de l'eau l'emporte sur le chaud de l'air, l'air est converti en eau.

De même encore la terre étant froide & sèche, & l'eau froide & humide, elles ont pour qualité commune le froid, la terre pour qualité propre le sec, & l'eau l'humide; quand le sec de la terre l'emporte sur l'humide de l'eau, l'eau est convertie en terre : ce sera le contraire en remontant de la terre au feu.

14. Il y a une autre sorte de génération, qui se fait lorsque les deux qualités sont vaincues par leurs contraires, & qu'il n'en reste point de commune. Par exemple, le feu étant chaud & sec, & l'eau froide & humide, si le sec du feu est vaincu par l'humide de l'eau, & le froid de l'eau par le chaud du feu, le feu est converti en eau.

De même la terre étant froide & sèche, & l'air étant chaud & humide, si le chaud & l'humide de l'air sont vaincus par le froid & le sec de la terre, l'air est converti en terre.

15. Maïs s'il arrive que l’air perde son humidité & le feu sa chaleur, des deux il résulte le feu, parce qu'il reste le chaud de l'air & le sec du feu : or le feu n'est autre chose que le chaud uni avec le sec.

De même si le froid de la terre périt, & l'humide de l'eau; des deux il résulte la terre; parce qu'il reste le sec de la terre & le froid de l'eau : or la terre n’est autre chose que le froid uni avec le sec

Rem. C'est toujours l'esprit de système qui conduit le Philosophe, & s'il se trouve quelquefois d'accord avec la Nature, on voit que c'est moins le génie philosophique qui a fait une découverte, que la symétrie qui la lui a présentée. Cependant quand il tombe dans le vrai, la preuve tirée de l'observation ne manque guère de se joindre aux idées systématiques de l'analogie.

16. Mais si le chaud de l'air est détruit, & celui du feu, il n'en résulte aucune nature: il ne reste que les deux qualités contraires, l'humide de l'air & le sec du feu : or le sec & l'humide sont deux contraires.

De même encore, lorsque se froid de la terre est détruit, & celui de l'eau, il n'en résulte aucune nature, parce qu'il ne reste que le sec de la terre & l'humide de l'eau ; or le sec & l'humide sont deux contraires.

C'est ainsi que nous expliquons la génération des premiers corps & leurs compositions.

Il va maintenant revenir au principe actif des générations, qu'il a déjà indiqué au commencement de ce chapitre.

17. Comme le Monde, ainsi que nous l'avons prouvé, est ingénérable & indestructible, qu'il n'a point eu de commencement & qu'il n'aura point de fin ; il est nécessaire que le principe qui opère la génération dans autre que lui, & celui qui l'opère en lui-même, aient toujours coexisté.

Le principe qui opère en autre que lui, est tout ce qui est au-dessus de la Lune, & surtout le Soleil, qui s'approchent en s'éloignant tour à tour, change continuellement l'air, par l'alternative du froid & du chaud, & par l'air, la terre & tout ce qui tient à la terre.

18. L'obliquité du Zodiaque, qui influe sur les mouvements du Soleil, est encore une cause qui concourt à la génération.

Rem. II n'est pas difficile de se former l'idée qu'Ocellus s’était faite de la Divinité: L'Univers est, selon lui, de figure sphérique. Cette sphère est partagée en couches concentriques ; la première, qui est la plus vaste & qui contient toutes les autres, renferme l'éther, qui est la substance immuable des Dieux, & l'élément de l'immortalité. C'est-là que sont placés tous les astres fixes & errants, parmi lesquels brille le Soleil, comme l'assemblage le plus frappant, le plus puissant de la matière éthérée.[10] Dans cette partie de la sphère nul trouble, nul orage, nulle destruction, nulle reproduction: c'est le séjour de la paix, de la lumière & de la vie. Elle s'étend depuis la circonférence du globe, jusqu'à la ligne tracée par l'orbite de la Lune.

En deçà de cette ligne jusqu'au centre du globe, est la matière sujette aux variations & aux vicissitudes de la vie & de la mort; c'est le séjour de la discorde & des combats. Toute la Nature en guerre se détruit & se recompose par des défaites & des victoires continuelles. Ses forces, mutinées dans son sein, lui ôtent toute espérance de paix & de repos; mais c'est ce trouble même, cet esprit de sédition & de révolte qui fait sa beauté & son harmonie.

La partie céleste est dans un mouvement dont la vitesse est inexprimable, parce qu'elle est sans contradiction, & qu'elle suit le penchant même de fa nature. Le Soleil surtout, qui est comme le Roi & le Dieu des Dieux, répand partout son action & son influence; laquelle descend jusqu'au Monde sublunaire, où elle agit plus ou moins, à proportion de la proximité des corps qu'elle rencontre; elle enflamme la région du feu, elle dilate celle de l'air au point de la rendre plus subtile que les vapeurs; elle liquéfie l'eau, & enfin communique la fécondité à la terre. Plus le Soleil s'approche, plus la terre est féconde; plus il s'éloigne, plus elle est stérile 8c incapable de production.

Il est aisé de reconnaître dans cette doctrine l'Oromaze & l’Arimane des Perses, l’Osiris & l'Isis des Égyptiens, le Jupiter & les Titans d'Hésiode, la forme active & la matière des philosophes Grecs, l’unum & le multa, le mâle & la femelle, le un & le deux, le fini & l'infini.

10. En un mot (dit Ocellus terminant ce chapitre) la composition du monde comprend la cause active & la cause passive, l'une qui engendre hors d'elle, c'est le monde supérieur à la Lune; l'autre qui engendre en soi, c'est le monde sublunaire. De ces deux parties, l'une divine, qui est toujours la même dans sa course, & l'autre mortelle, qui se change chaque jour, est compose ce qu'on appelle le Monde.

Rem. Cette même doctrine est rendue encore plus distinctement dans le fragment du livre des lois que Stobée nous a conservé. « Ce qui est toujours mouvant gouverne, ce qui est toujours mû est gouverné : l'un est le premier en puissance, l'autre le second : l'un est divin, doué de raison & d'intelligence; l'autre est engendré, sans raison & toujours changeant. »

Comme il ne s'agit ici ni d'accuser ni d'excuser les Anciens, il semble qu'on peut dire, suivant notre manière de parler, que tout l'Univers, selon Ocellus, était matériel; quoique le nom de matière n'appartint proprement qu'à la substance qui est sujette aux variations de la Nature.

Selon le Philosophe, Dieu est toute cette substance éthérée, toujours agissante, qui remplit la région supérieure de l'Univers : c'est cette partie, seule active, qui donne le mouvement au monde inférieur, & qui par ce mouvement produit d'abord, dans les quatre éléments, les changements & les mélanges de qualité qui préparent l'organisation du monde sublunaire, & ensuite l'exécutent avec l'aide des Démons ou esprits répandus dans l'espace sublunaire, dont apparemment le travail était de déterminer les espèces, par un dessein qui ne se trouve pas dans le mouvement général de simple conversion ou de déplacement, opéré par le courant de l’éther ou l'influence du premier mobile. Il sera parlé de ces Démons dans le chapitre troisième qui suit.

 

CHAPITRE III.

 

Le Monde est éternel ; les quatre éléments sont la matière du monde sublunaire, qui produit les animaux & les plantes; l'action de la région supérieure à la Lune fait naître les qualités secondaires des éléments, en variant & en mêlant les qualités primitives: passons toutes ces choses à Ocellus; mais demandons-lui comment se sont formées les espèces déterminées tant des animaux que des plantes ! C'est ici qu'il faut répondre: écoutons.

1. L'homme n'a point tiré sa première origine de la terre, non plus que les autres animaux ni les plantes : mais le Monde, tel qu'il est, ayant toujours existé, il est nécessaire que ce qui est en lui, & ce qui a été ordonné en lui, ait toujours été tel qu'il est.

Rem. L'éternité du monde, selon quelques Théologiens, n'est pas impossible. Ocellus croit l’avoir démontrée, c'est de là qu'il part ; & d'abord il nous dit que l'homme, les autres animaux & les plantes ne sont point sortis de la terre. C’était l'opinion de tous les Corpusculistes anciens, d'Anaximène entre autres, qui prétendait que les différentes fermentations & les mélanges des quatre éléments avaient formé des germes, & que ceux de ces germes dont les productions s'étaient trouvées capables de se reproduire, avaient fondé les espèces, qui s'étaient toujours conservées & entretenues depuis. Ocellus n'a pu goûter cette idée.

Il remonte à un premier instant de raison, & voit la substance de l'Univers ordonnante, c'est-à-dire le Ciel ou les Dieux, ordonner la substance matérielle, & la distribuer telle que nous la voyons, d'abord en éléments, ensuite en astres, en météores, en animaux, en végétaux, en minéraux: de sorte que c'est le Ciel ou la Divinité qui a formé, arrangé toutes choses, compose les espèces, & pourvu à leur perpétuité.

Ce premier instant n'est qu'un premier instant de raison, nous en avons averti ; car, dit Ocellus en continuant,

2. Si le Monde a toujours existé, ses parties ont aussi toujours existé. Ces parties sont le Ciel, la terre, & l'intervalle qui les sépare; intervalle qu'on appelle tantôt espace supérieur, tantôt espace aérien. Ces parties ont donc toujours existé; le monde ne peut être sans elles; il est avec elles, il est composé d'elles.

3. Les parties du Monde ayant toujours existé avec le Monde, il faut en dire autant des parties de ses parties: ainsi le Soleil, la Lune, les étoiles fixes & les planètes ont toujours existé avec le Ciel; les animaux, les végétaux, l'or & l'argent avec la terre; les courants d'air, les vents, les passages du chaud au froid & du froid au chaud avec l'espace aérien. Donc le Ciel, avec tout ce qu'il a maintenant ; la terre, avec les plantes & les animaux; enfin l'espace aérien, avec tous ses phénomènes, ont toujours existé.

4. D'ailleurs si dans chaque partie du Monde, il doit y avoir une espèce régnante ; dans le Ciel les Dieux, l'homme sur la terre, les Démons dans l'air; il est nécessaire que le genre humain ait toujours existé: car il est prouvé & démontré par le raisonnement, que le monde a toujours existé, non seulement avec ses grandes parties, mais avec les parties de ses parties.

Rem. Voilà un ordre hiérarchique, Dieu, les Démons & l'homme, rois du ciel, de l'air & de la terre. Dieu étant, selon Ocellus, la cause motrice & l'être gouvernant du monde sublunaire, il n'est pas douteux que ce Philosophe n'ait donné aux Dieux l'empire sur les démons & sur les hommes, sur ceux-là immédiatement, sur ceux-ci peut-être par la médiation des démons. Comme cette échelle de domination descend de Dieu jusqu'à l'homme, l'échelle de subordination remonte au même degré. Peut-on supposer que le dernier roi sujet ayant intelligence, volonté, jugement, liberté, activité, le second n'ait pas ces qualités à un degré supérieur, & le premier de tous à un degré suprême. Il ne fallait pas à Ocellus beaucoup de philosophie pour établir cette hiérarchie dans les êtres pensants. Le vulgaire même en avait ces idées. Dieu, dit le Pythagoricien Euryphame, a placé dans le monde l'homme, le plus parfait des animaux, celui qui a le plus de ressemblance avec lui, pour être l'œil & le contemplateur de l'arrangement des êtres. Donc si l'homme est cause intelligente & non aveugle, volontaire & non forcée, libre & non nécessaire, Dieu devait avoir la même causalité à un degré supérieur.

5. Il se fait des changements violents dans quelques endroits de la terre, soit que la mer se répande au dessus de ses bords, ou que la terre même s'entrouvre, par la force des vents & des eaux qui la pénètrent secrètement : mais jamais il n'est arrivé & il n'arrivera jamais que la constitution soit entièrement détruite.

6. Ainsi quand on dit que l'histoire Grecque ne remonte pas au-delà d'Inachus, il faut l'entendre d'une époque prise de quelque révolution considérable, & non d'un commencement absolu. L'Hellade a été & sera plus d'une fois barbare, non seulement par les irruptions & les établissements des étrangers, mais encore par les faits de la Nature: elle n'en sera ni plus grande, ni plus petite; elle paraîtra nouvelle aux hommes, & ne sera que renouvelée.

Rem. L'opinion qui donne un commencement au Monde, avait plus de partisans que celle qui le fait éternel. Tous les Corpusculistes suivaient la première: Pythagore, Héraclite, Démocrite, les Stoïciens, les Épicuriens, qui sont venus les derniers, pensaient que le Monde avait commencé, & joignaient aux preuves physiques & métaphysiques, celles qu'on tire de l'histoire des arts & des peuples. On peut consulter l'ouvrage du Juif Philon, qui se propose à lui-même les objections de Théophraste, disciple & successeur d'Aristote, & qui n'y répond pas d'une manière qui exclue toute réplique.[11]

Il est nécessaire d'avertir que ceux des philosophes païens, qui croyaient le monde né dans le temps, n'en croyaient pas moins la matière éternelle. Ils convenaient tous que l'Univers était de tout temps, le même, immuable, inaltérable; mais le Monde, qui n'est autre chose que l'arrangement des parties de l'Univers tel que nous le voyons, avait pu commencer mille fois, se composer & se détruire; & le Monde actuel n’avait pas, selon eux, plus de privilège que ceux qu'ils supposaient l'avoir précédé.

7. C'en est assez sur l'Univers, sur les générations & les destructions qui se font en lui, sur sa manière dont il est actuellement, & dont il sera dans tous les temps, par les qualités éternelles des deux principes, dont l’un toujours mouvant, l'autre toujours mû, l'un toujours gouvernant, l'autre toujours gouverné.

 

CHAPITRE IV.

 

Quoique ce quatrième chapitre soit entièrement étranger à l'objet de ces Mémoires, j'ai cru qu'il fallait l'ajouter ici, ne fut-ce que pour rendre la traduction complète.

1. Quant à la procréation naturelle des hommes entre eux, & aux lois de sainteté & de sagesse qui doivent la régler, il me semble qu'il saut d'abord statuer que l'homme ne doit se proposer que de donner la vie à des hommes; toute autre vue est illégitime.

2. Dieu n'a point donné aux hommes la faculté, les organes & les désirs, pour leur procurer des sensations agréables, mais pour assurer l'indéfectibilité de leur espèce. Comme il n'est pas possible, selon les lois de la Nature, que chaque individu né mortel, jouisse des prérogatives de la divinité, Dieu, pour y suppléer, a établi les générations, dont la suite infinie remplit l'éternité. Que sa conservation de l'espèce soit donc le premier motif des mariages.

Rem. Les lois ne peuvent pas être fondées sur un principe plus relevé: c'est le dessein de Dieu même qui sait notre première règle selon Ocellus. Ce Philosophe n'envisage, du premier abord, ni le bien public, ni le bien particulier, mais d'intention de la divinité, dont l'objet doit être rempli avant tout ; les autres motifs ne viennent qu'après.

3. Chaque homme doit se rapporter au tout : il est partie d'une famille, d'une ville, & principale partie du monde; il est donc obligé d’aider à réparer les pertes journalières de l'espèce, sans quoi il trahit la maison, sa ville, & le Dieu de l’Univers.

4. Ceux qui ont un autre objet, violent manifestement les droits les plus sacrés de la société. S'il arrive que ces hommes brutaux deviennent pères, leurs enfants seront médians, dignes objets de la haine des familles, des villes, des hommes, des Démons & des Dieux.

5. Soyons pénétrés de ces principes ; ne ressemblons point aux bêtes, que le seul instinct conduit ; agissons en vue du bien, & d'un bien qui est en même temps une nécessité : car, selon la pensée des sages, il est bon & nécessaire que les maisons soient remplies de familles nombreuses, & que la plus grande partie de la terre soit couverte d'hommes, & surtout d'hommes vertueux, l'homme étant le plus parfait & le plus doux de tous les animaux.

6. Que la sainteté règne dans les mariages; les villes seront bien réglées par les lois, les maisons particulières par les mœurs, & les peuples seront amis des Dieux. Il est aisé de voir que les Nations, soit Grecques, soit barbares, ont mérité l'approbation des hommes par leur conduite régulière, lorsqu'elles ont été, je ne dis pas seulement nombreuses en habitants, mais remplies de gens de bien.

7. Mais la plupart des hommes n'envisageant ni la grandeur du danger, ni l'intérêt commun, ne considèrent, dans le choix d'une épouse, que la richesse ou l'éclat de la naissance. Au lieu de s'attacher à une personne qui soit, comme eux, dans la fleur de l'âge, qui ait le même esprit qu'eux, le même goût, ils s'unissent à des femmes avancées en âge, parce qu'elles ont de la fortune & de la noblesse. Aussi trouvent-ils dans leur hymen la discorde au lieu de l'union, les combats au lieu de la paix. L'épouse riche, entourée d'amis, veut, contre le droit de la nature, commander à son époux. L'époux, qui refuse comme il le doit, voulant être le premier & non le second, fait des efforts continuels pour établir ou pour maintenir son autorité.

8. Est-il possible alors que les familles & les villes ne soient pas malheureuses : car les villes sont composées de familles, comme un tout de ses parties ; or un tout ressemble nécessairement à ses parties.

9. Ce sont les premiers commencements qui décident du succès de toute entreprise. Si l'on bâtit une maison, tout dépend des fondements; si c'est un vaisseau, tout dépend de la quille; s'il s'agit de musique, c'est de la flexibilité & de l'étendue de la voix. Il en est de même des États, tout dépend de la constitution & de l'union intérieure des familles qui les composent.

10. Telles sont les règles qu'on doit observer dans les mariages. En général, il faut éviter l'inégalité & la trop grande jeunesse. Les plantes & les animaux n'ont point de fécondité avant un certain âge ; il faut qu’ils aient acquis de la force, & qu'ils soient arrivés à un certain état de vigueur & de perfection, avant que de porter ni graine ni fruit.

11. Il suit de là qu'il faut élever les jeunes garçons & les jeunes filles dans les exercices & les travaux qui leur conviennent, & qui les portent à l'amour du travail, à la sobriété & à la tempérance.

12. Il y a plusieurs choses dans la vie humaine, qu'il est bon de n'avoir su que tard. C'est assez qu'un, jeune homme connaisse l'amour à vingt ans; & quand il l'aura connu, il ne s'y livrera qu'avec réserve, si on lui a fait sentir le prix de la continence & d'une santé vigoureuse.

13. Il faut, même dans les villes Grecques, faire une loi qui oblige un homme à respecter la mère, sa fille, sa sœur, à respecter les lieux sacrés & les lieux exposes à la vue du public. Il est bon de multiplier les obstacles, & de traverser les désirs des époux.

14. Enfin il faut défendre toute alliance illégitime, qui blesserait la décence naturelle & le respect du sang, & ne permettre que celles qui sont conformes aux lois de l'un & de l'autre.

15. Les époux qui pensent à devenir pères, doivent pourvoir au bien de leurs enfants longtemps avant leur naissance. Ils doivent vivre sobrement, boire peu de vin, ne prendre aucune nourriture qui puisse mettre le trouble dans leur complexion, ni déranger la bonne disposition du corps, surtout dans ces moments où le vice du corps & de l’âme du père pourrait passer aux enfants.

16. Ils doivent aussi donner tous leurs soins à ce que leurs enfants naissent bien conformés, & à ce qu'étant nés, ils soient bien élevés. On voit les amateurs de chevaux, d'oiseaux, de chiens prendre des soins infinis pour avoir des races bonnes & belles : on les voit choisir les temps, les moments; leur attention s'étend à tout, pour ne rien laisser au hasard. Serait-il pardonnable à des pères d'être indifférents sur les enfants qui doivent naître d'eux, & de se reposer sur le hasard des soins qu'ils demandent avant que de naître & lorsqu'ils seront nés.

17. Si on néglige ces avis on s'expose à mille maux : les enfants qui naîtront, dégénérant de l'humanité, seront pleins de vices & de défauts, & presque semblables aux brutes.

Rem. C'est où finit le livre d'Ocellus, contenant, dans le premier chapitre sa métaphysique, dans le second sa physique générale, dans le troisième sa physique particulière, & dans le quatrième sa morale, le tout en vingt pages in-12. A la fin de chacun des trois premiers chapitres il y a une petite récapitulation; il n'y en a point au quatrième, ce qui semble prouver que l'Ouvrage ne nous est point parvenu tout entier: cependant, à en juger par la brièveté des autres parties, & le goût de simplicité qui y règne, il y a apparence qu'il s'en faut très peu de chose que nous n'ayons le tout.

 

 


 

[1] Cet exorde aurait pu être traduit plus littéralement : « Ocellus de Lucanie instruit sur certaines parties par l'évidence même de la nature, & sur d'autres par les conséquences tirées par le rationnement, a écrit, &c. »

Ocellus est instruit 1° par les signes évidents, c'est-à-dire par ce qui paraît évidemment aux sens. De ce genre est l'argument qui conclut la présence du feu par la vue de la fumée. Le même mot est encore employé dans le même sens. 2° Il y a d'autres connaissances qu'Ocellus n'a dues qu'aux conséquences tirées par induction.

Il appelle ces connaissances δόξαι, terme qu'on doit rendre non par le mot opinion, qui ne désignerait point une connaissance certaine, mais par celui de connaissance scientifique, c'est-à-dire de vérité tirée de principes évidents par une connexion évidente. Épicure l’a employé dans ce sens pour désigner les axiomes, ou vérités qu'il croit résulter nécessairement de ses raisonnements philosophiques. Cette explication est d'ailleurs justifiée par le premier raisonnement que fait Ocellus.

[2] Nous avons traduit par ces mots, s'il eût commencé il ne serait pas encore. On pressait Thalès encore jeune, de se marier, il répondit il n est pas encore temps; on le pressa encore lorsqu'il fut plus âgé, il répondît, il n'est plus temps: il aurait donc fallu traduire, si le tout avait commencé il ne serait déjà plus. Mais il est difficile de comprendre comment Ocellus aurait pu conclure que l'Univers ne serait plus, par cette raison qu'il aurait eu un commencement. Vizanius ne voit dans cette interprétation que les ténèbres les plus épaisses ; Cimmerias video tenebras insurgere.

[3] On trouve cet axiome dans Aristote, Meta., II, c. 4.

[4] Cf. Cic. Acad. I, 6. De natura ita dicebant ut cam dividerent in res duas, etc.

[5] Les qualités contraires étaient figurées, dans la fable, par les Titans.

[6] La Mythologie a figuré ces quatre éléments par Jupiter, Junon, Neptune, Pluton.

[7] C'est cette disposition des quatre éléments qui est figurée dans la Mythologie par Junon, c'est-à-dire l'air, que Jupiter, qui remplit tout le Ciel, tient suspendue; & aux pieds de laquelle il y a deux enclumes, l'eau & la terre, qui l'attirent en en bas. Phornutus.

[8] Aristote, V, de Hist an. cap. 19, dit qu’il y a des animaux qui sortent de la glace & du feu. Cf. Sext. Emp. Hypot, lib. I, cap. 14 & Ovid. Fast. V, vers. 159.

[9] Cf. Macrobe, Songe de Scipion, I, 22.

[10] Cf. Macrobe, Songe de Scipion, I, 21.

[11] On peut consulter aussi un philosophe Espagnol nommé Pererius, qui a discuté avec beaucoup de netteté & de force tout ce qu'on a jamais dit pour l'éternité du monde, & qui y a répondu de même.