Jérôme de Moravie

JEAN COTTON

 

DE LA MUSIQUE (extrait)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

JEAN COTTON[1]

DE LA MUSIQUE

EXTRAIT

Jean Cotton, qui est peu postérieur à Aribon et dont nous avons un traité de Musica, en vingt-sept capitules suivis d'un Tonaire,[2] donne des règles à peu près semblables sur la composition des mélodies. Il n'insiste plus du tout, il est vrai, sur la nécessité du rythme, on voit même assez clairement, par ce qu'il dit, que nombre de mélodies étaient composées dès lors avec la tête, non avec le cœur, c'est-à-dire selon des règles purement harmoniques et symphoniques, mais sans aucune idée ni aucun souci de l'art vraiment humain, de cette musique qui exprime des sentiments et qui en cherche l'expression dans le rythme, dans l'ordre et une belle ordonnance de tous les mouvements de la voix.

Cette manière de composition musicale n'était pourtant pas complètement oubliée, on la regardait même à cette époque comme quelque chose de plus parfait, de plus recherché, le partage presque exclusif d'un petit nombre de musiciens plus habiles et mieux doués sans doute que les autres. Le chapitre xix du traité de J. Cotton est instructif sous ce rapport ; il marque bien les deux manières, l'ancienne et la nouvelle, et ce qui faisait leur différence.

 

JOANNES COTTO

MUSICA

 

Extrait

 

XIX. Quae sit optima modulandi forma.

Optima autem modulandi forma haec est, si ibi cantus pausationem finalis recipit, ubi sensus verborum distinctionem facit. Quod considerare potes in hac Antiph. Cum esset desponsata. Hoc autem praeceptum non bene inspexit, qui versiculos illos modulatus est, quorum initium est: Homo quidam erat dives: nam iste idem versiculus nusquam in recta distinctione finalem contingit. Sed et hoc harmoniam non minimum exornat, si in cantibus discipulorum id observetur, ut finalem saepe repetant, circaque illa versentur, et in quarta rarissime pausent, in quinta vero nullo modo. Sed et si quintam aliquando contigerint, raptim et quasi formidando eam contingentes properanter recurrant, ut in hac Antiph. Ait Petrus. in cantibus autem magistrorum id providendum est, ut in acutis maxime versentur, et postquam in quinta a finali bis vel ter pausaverint, finalem requirant, rursusque ad superiores festinando se transferant; quia sicut subjugalium est maxime in gravibus, ita authentorum maxime in acutis conversari. Hujus vero praecepti exemplum habes in hac Antiph. Muneribus datis. Observandum etiam de diapente, ut in melodia subjugalium a finali nunquam ad superiores saliat; diatessaron vero supra et infra libere fiat. Quarti tamen cantus per diapente competentior quam per diatessaron cadit, et resurgit. Nec mirum, cum et magistri hujus harmonia saepius et melius ad sextam quam ad quintam intendatur et remittatur. Notandum quoque, quod in cantibus authentorum plurimum sit, eos a finali crebro per diapente deponi et elevari, in tertio id inconcinnius est, sed in quinto decentissimum. In quo et hoc ornatui est, si plerumque cantus ejus a finali per ditonum, et semiditonum surgat, ut patet in Ant. Paganorum. Hoc autem praeceptum de utrisque breviter damus, ut cantus subjugalium et infra finalem et supra quintam rarissime contingat: infra propter nimiam gravitatem, supra propter nimiam sonoritatem, ne authento tribuatur. Cantus vero principalium, si non sit quinti, ad proximam finali deponatur: ad octavam autem tam quintus quam alii principales potenter ascendant, sed nonam vel decimam rarissime contingant; quod te haec figura luculenter edocet.

Animadvertendum praeterea, quod maximam in cantu jucunditatem faciunt istae duae consonantiae diatessaron et diapente, si convenienter in suis locis disponantur; pulchrum namque sonum reddunt, si remissa aliquotiens, statim in eisdem vocibus elevantur; quemadmodum patet in antiph. Vox exult. Verumtamen diatessaron multo dulciorem melodiam facit, et maxime in authento deutero, si interdum ter vel quater, vel eo amplius varie repercutiatur: sicut in fine hujus antiphonae: O gloriosum lumen. bene consideranti liquet hoc modo :

Quos fecisti veritatis lumen agnoscere.

Item pulcrum est, si per quas notas neuma descendat, per easdem statim ascendat, ut hic: Meruit divina revelatione. Item decentissimus in cantu sonus est, si diatessaron interdum ita varietur, ut semiditonus vel ditonus nunc praecedat, nunc subsequatur, ut hoc exemplo manifestum est:

Hodie proces - - sit ad ortum.

Sunt et aliae modulandi species quamplurimae egregiae, quas omnes, ne taedium potius quam doctrinam lectoribus ingeramus, enarrare non oportet. Cantus autem hujusmodi musici accuratos vocant, quod in eorum compositione cura adhibeatur. Hos etiam metricos per similitudinem appellant, quod more metrorum certis legibus dimetiantur, ut sunt Ambrosiani.

 

 


 

CHAPITRE XIX.

Quelle est la meilleure forme d'une mélodie?

« La meilleure forme qu'on puisse donner à une mélodie, c'est d'abord que, là où le sens des paroles indique une distinction, le chant vienne reposer sur la finale du mode. Vous avez un exemple dans l'Antiph. Cum esset desponsata. Mais l'auteur des versets qui commencent par Homo quidam erat dives n'a pas tenu compte de cette règle ; nulle part les distinctions ne coïncident avec un repos sur la finale.

« On rendra également la mélodie très harmonieuse si, dans les chants plagaux, on la ramène souvent à la finale, sans lui permettre de s'en écarter beaucoup. Les repos seront très rares à la quarte supérieure, jamais sur la quinte. On peut toucher cette note quelquefois, mais avec une certaine crainte et en se hâtant de redescendre vers la finale. Voir pour cela l'Antiph. Ait Petrus.

« C'est le contraire dans les chants authentiques ; ils aiment à se mouvoir dans les régions supérieures, sur les cordes aiguës de leur échelle modale. Après avoir reposé deux ou trois fois sur la quinte, il est bon qu'ils reviennent à la finale, pour remonter aussitôt vers la quinte. Le caractère propre des authentes est, en effet, dans les tétracordes supérieurs, au lieu que celui des plagaux se trouve dans les tétracordes inférieurs. Comme exemple, voyez l'Antiph. Muneribus datis.

« Observez, également, par rapport aux modes plagaux, que leur mélodie ne doit jamais s'élever de la finale à la quinte par intervalle disjoint el d'un seul bond ; mais il lui est permis d'atteindre ainsi la quarte. Les chants du quatrième mode font seuls exception; ils préfèrent l'intervalle de quinte à celui de quarte, aussi bien en montant qu'en descendant C'est que ceux du troisième mode font usage de la sixte plutôt que de la quinte, par où ils se distinguent assez de leurs mélodies plagales.

« C'est le propre des modes authentes de parcourir souvent, en montant et en descendant, le pentacorde au-dessus de la finale, excepté cependant le troisième qui, nous l'avons dit, préfère la sixte à la quinte. C'est dans le cinquième mode que ce mouvement de la voix est le plus agréable, surtout lorsqu'il se fait en montant par deux intervalles de tierces, majeure et mineure, ainsi qu'on le voit dans l'Antiph. Paganorum.

« Bref, pour ce qui regarde les deux sortes de chants, l'authente et le plagal, il faut savoir que ceux-ci ne descendent guère au-dessous de leur finale et atteignent rarement la quinte supérieure ; au-dessous de la finale, les sons deviennent rauques et désagréables ; au-dessus de la quinte, ils sont trop éclatants et conviennent mieux à l'authente. Les mélodies authentiques, sauf celles du cinquième mode, peuvent descendre un ton au-dessous de leur finale ; toutes s'élèvent à l'octave sans difficulté ; parfois même, rarement cependant, elles atteignent la neuvième et la dixième supérieures. Vous trouverez cela clairement exprimé dans la figure suivante.

« Remarquez encore qu'un emploi judicieux des deux consonances de quarte et de quinte donne au chant un charme particulier. On aime à les entendre s'abaisser d'abord par degrés conjoints ou disjoints vers le grave, puis remonter à l'aigu par les mêmes degrés, ainsi qu'il parait dans l'Antiph. Vox exultationis. Cependant la quarte résonne beaucoup plus agréablement, surtout dans le troisième mode authentique, lorsqu'elle est répétée trois ou quatre fois et même plus, mais en variant un peu ses formes. L'Antiph. O gloriosum lumen en offre un bel exemple sur ces paroles : Quos fecisti veritatis lumen agnoscere.

« De même, on fera bien de conduire les neumes par une sorte de circuit, en les ramenant à leur point de départ par le chemin déjà parcouru en sens inverse. Exemple : Meruit divina revelatione. Les tétracordes font cependant un meilleur effet, s'ils sont variés et si la tierce, majeure ou mineure, se trouve placée tantôt au grave, tantôt à l'aigu, comme on le voit dans cet exemple :

Hodie proces... sit ad ortum. »

« Il existe plusieurs autres manières de moduler, qui sont très belles ; je n'en parle pas, de peur d'être à charge à mes lecteurs, au lieu de les instruire. Ces sortes de chants, les musiciens les appellent soignés, parce que, dans leur composition, il faut apporter un très grand soin. Ils les nomment encore métriques, à cause de leur ressemblance avec les vers ; de fait, ils sont soumis à des lois rythmiques déterminées, comme le sont les mètres en poésie. Les hymnes ambrosiennes appartiennent à ce genre de compositions mélodiques. »

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Ces courtes paroles de Cotton sont comme un dernier écho des enseignements que l'antiquité ecclésiastique avait légués aux âges suivants, que Guy d'Arezzo avait soigneusement recueillis et aurait voulu inculquer à toutes les générations, que Bernon s'inquiétait d'entendre contester, dont Aribon enfin, tout en proclamant leur vérité, leur nécessité, constatait l'oubli presque général et déplorait la perte irréparable pour les mélodies sacrées. Désormais, nous n'entendrons plus guère cette voix du passé ; les doctrines anciennes vont disparaître, de nouvelles ont surgi qui régneront seules durant des siècles.

Déjà J. Cotton ose à peine mentionner ces chants soignés métriques, que les anciens nous décrivaient avec tant de complaisance; il craint d’ennuyer ses lecteurs, en leur parlant d'autre chose que de ce qu'ils aiment et goûtent uniquement. Ceux qui viendront après lui, à part un ou deux, W. Odington et J. Hothby, ignoreront même qu'il ait jamais existé dans l'Église des chants mesurés. Le rythme, la mesure, sera devenue l’apanage exclusif de la musique figurée. A saint Grégoire, il ne restera que le plain-chant, œuvre informe, sans vie, sans couleurs, sans action, que les plain-chantistes ont faite eux mêmes, mais dont ils rejettent sacrilègement la paternité sur un nom vénéré et digne d'un tout autre honneur.

 

 


 

[1] Ce personnage assez peu connu est plutôt appelé de nos jours Jean d’Affleghem. Un autre chapitre de son ouvrage (XXIII) peut être trouvé sur le site purement musicologique : http://www.musicologie.org/publirem/hmt/hmt_afflighem.html.

[2] J. Cotton paraît bien être anglais d'origine, mais il vécut et écrivit sur le continent, peut-être dans les Flandres ou sur les bords du Rhin, comme le font supposer ses ouvrages.