RETOUR À L'ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE BACCHIUS L'ANCIEN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

BACCHIUS L'ANCIEN

INTRODUCTION A L'ART MUSICAL

 

 

 

NOTICES ET EXTRAITS

DES

MANUSCRITS

DE LA BIBLIOTHÈQUE DU ROI,

ET AUTRES BIBLIOTHÈQUES,

PUBLIÉS PAR L'INSTITUT ROYAL DE FRANCE,

FAISANT SUITE

AUX NOTICES ET EXTRAITS LUS AU COMITE ETABLI DANS L'ACADÉMIE

DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.

TOME SEIZIÈME.

 

PARIS.

IMPRIMERIE ROYALE.

M DCCC XLVII.

 

 

 

INTRODUCTION A L'ART MUSICAL,

PAR

BACCHIUS L'ANCIEN;[1]

Traduite sur les manuscrits de la Bibliothèque royale, nos 1458, 1460, 1532, 3027, et 173 du fonds Coislin.

 

************************

 

On dit que, dans l'art musical, le fondement de toute doctrine doit être établi sur l'audition. Mais toute sensation, par cela seul qu'elle est en dehors de la raison, est un critérium nécessairement grossier et dépourvu de l'exactitude rigoureuse qui convient aux sciences mathématiques. C'est pourquoi les véritables musiciens, jaloux d'apporter la précision là où régnait l'incertitude, ont essayé de fixer, par des nombres et par des rapports de nombres, les points qui échappaient à l'appréciation de l'oreille, de manière à ne pas se laisser par elle écarter de la route ; et, au contraire, en lui empruntant la connaissance des sons, ils ont voulu substituer un jugement sûr à une sensation incertaine, et parvenir ainsi à des évaluations numériques incontestables.

Mais les sens étant, comme nous l'avons dit, privés de raison,[2] ne peuvent donner des choses qu'une perception grossière et dépourvue de toute exactitude, comme il est d'ailleurs facile de le reconnaître, pour peu qu'on y réfléchisse.

La vue, par exemple, nous donne la connaissance des couleurs, des distances, des longueurs, des nombres. Eh bien, prenons tout de suite les couleurs, et supposons qu'il s'agisse de déterminer la plus éclatante. Cela sera impossible, si la différence est peu considérable; mais, si la différence devient très grande, on y parviendra. Ainsi, que l'on nous présente deux vêtements blancs, l'un porté pendant un jour, et l'autre absolument frais : la vue ne pourra en faire la distinction, bien que cependant le premier habit soit nécessairement souillé ; mais, attendu que la différence se réduit presque à rien, il devient impossible de porter un jugement. Il en sera de même pour un monceau de pièces de monnaie : qu'il y en ait dix mille, qu'il y en ait dix mille et dix, la vue ne saura rien décider sur la quantité, vu la petitesse de la différence. La même chose arrivera pour deux longueurs dont l'une sera seulement un peu plus grande que l'autre ; et il en sera de même encore pour deux quantités de liquide.

Les mêmes raisonnements sont applicables à l’odorat. Ce genre de sensation permet également d'apprécier des différences suffisamment grandes; mais, pour les petites, nullement. Ainsi, soient deux parfums composés des mêmes ingrédients et en même quantité: si l'on vient à ajouter à l'un d'eux un petit excès de myrrhe ou de safran, le sens ne le distinguera pas, bien que, Ton en convient, le parfum qui a reçu cet excès de safran ou de myrrhe soit plus odorant que l'autre.

Même chose pour le sens du goût : que l'on mette dans deux tonneaux égaux du vin miellé, préparé d'une manière absolument identique, et qu'ensuite on verse un verre de vin dans l'un des tonneaux, le goût ne saura décider s'il y a surplus ou égalité.

De même pour le tact : ce sens ne pourra déterminer exactement la quantité de chaud, ou de froid, ou de toute autre chose. Que l'on prenne deux poids, l'un de cent drachmes, l’autre de cent dix, on ne les distinguera point au toucher ; de même, qu'à une suffisante quantité de liquide chaud l’on mêle un verre de liquide froid, il n'en paraîtra rien, à cause du peu de différence.

La conséquence de tout cela est qu'il en sera de même pour l’ouïe. Que l’on donne une lyre à accorder à un musicien virtuose, et qu'ensuite on la porte à accorder à un autre: il sera impossible de juger par l'audition, tant la différence sera petite, si le second musicien a tendu ou relâché les cordes.

Mais maintenant, que l’on accorde une lyre; qu'une autre personne en accorde une seconde à l'unisson de la première; qu'une troisième personne fasse la même chose par rapport à la deuxième lyre, une quatrième par rapport à la troisième, une cinquième par rapport à la quatrième, et qu'alors on compare la première lyre à la dernière : on trouvera qu'elles ne sont pas d'accord entre elles; tant il est vrai qu'une différence imperceptible peut devenir très-appréciable par la répétition. Et pourtant on va jusqu'à dire, d'un autre côté, que les sens sont impuissants à percevoir, non seulement les petites différences, mais même les grandes !

Ainsi les sens peuvent bien, au premier abord, reconnaître que telle chose comparée à telle autre chose est plus blanche ou plus noire, plus douce ou plus amère, plus grande ou plus petite, et ainsi de suite;[3] mais il leur est impossible de décider de combien. C'est pour y suppléer qu'on a intenté les mesures et les poids;[4] et les inventeurs, soit dieux, soit hommes, sont devenus l'objet de la vénération publique. Il est d'ailleurs évident que les nombres seuls peuvent nous donner une parfaite connaissance de la quantité et de la qualité (nous dire, par exemple, de combien dix est plus grand que cinq) ; que de même ce sont les balances qui nous donnent l'exacte notion des poids et de leurs grandeurs relatives, les mesures celle des volumes, des capacités, du plus ou moins d'espace, du plus ou moins d'étendue occupée par les corps, toutes choses que la sensation ne saurait nous faire apercevoir. Et ce qui le démontre,[5] c'est cette considération, que, pour tous les objets qui s'évaluent par des mesures, des poids, ou des nombres, on peut toujours savoir de combien ils diffèrent entre eux, tandis que, pour tous les autres, les grandeurs de leurs différences mutuelles ne sauraient être exactement déterminées; c'est ainsi que, pour le blanc et le noir, pour le doux et l'amer, toutes choses qui n'affectent que les sens, il est impossible de dire de combien tel objet est plus blanc ou plus noir, plus amer ou plus doux que tel autre, comme on le ferait pour des objets d'une nature différente.

Il est donc vrai de dire que les autres sens nous donnent bien, sur la nature des choses, une connaissance telle quelle; mais, pour les quantités, cela leur est impossible; le plus et le moins qui constituent les différences mutuelles des choses échappent entièrement à leur appréciation. Conséquemment, il en est de même de l’ouïe, qui, étant également un sens, ne saurait mesurer la différence des sons : ainsi l'ouïe est impuissante à décider exactement de combien un son est plus grave ou plus aigu qu'un autre, lequel de deux intervalles est le plus grand ou le plus petit, soit ton, soit demi-ton. C'est pourquoi les musiciens ont inventé un canon, une règle,[6] pour servir de mesure à la différence des sons, et permettre de déterminer de combien un intervalle est plus grand ou plus petit qu'un autre, en employant pour cela des rapports numériques. Or il est temps d'en venir maintenant aux démonstrations fondées ainsi sur l'emploi du canon harmonique, instrument qui, en donnant aux sons la faculté d'être mieux appréciés par l'oreille, montre en même temps quels sont, parmi les intervalles, ceux qui jouissent de la propriété d'être consonants : car la raison étymologique d'après laquelle on est convenu de les appeler consonants est que, quand on fait résonner l'une des notes, l'autre y répond sans qu'on l'ait touchée.

Cela posé, les consonances les plus agréables sont la quinte et l'octave, par la raison que les sons qui les produisent par leur émission simultanée, ainsi que le mélange qui en résulte, sont dans les conditions les plus favorables possible, pour permettre de discerner la résonnance particulière à chacune des notes.

THÉORÈME I.

Nous commencerons donc par montrer dans quel rapport est établie — La consonance d'octave — et nous ferons voir quelle —- est dans le rapport double — (c’est-à-dire de 2 à 1).

En effet, soit une corde AB égale en longueur à la totalité du canon : je partage cette longueur en deux moitiés au point C; puis, ayant placé le chevalet mobile en ce point, je frappe alternativement la demi-corde CB, et la corde entière AB : les sons rendus produiront la consonance d'octave. Soit 2 la longueur totale AB; CB sera l'unité; or 2 est double de 1 : donc les sons qui produisent la consonance d'octave sont dans le rapport double.

THÉORÈME II.

La consonance de quinte —, voisine de celle d'octave, — est dans le rapport hémiole — (de 3 à 2).

En effet, soit le son total AB : je partage cette longueur en trois parties égales, aux points C et D ; alors, plaçant le chevalet en C, je frappe les deux parties contenues dans CB; puis, ôtant le chevalet, je frappe la corde entière. Soit 3 la longueur entière, CB vaudra 2; les trois parties de AB seront dans le rapport hémiole avec les deux parties de CB ; mais les deux sons produits sont à la quinte l'un de l'autre ; donc la quinte est dans le rapport hémiole.

— Ces préliminaires établis en prenant l'ouïe à témoin de la démonstration faite sur le canon, il faut maintenant examiner les autres intervalles consonants et voir dans quel rapport ils se trouvent, sans recourir dorénavant à l'oreille en aucune manière.

THÉORÈME III.

La consonance de quarte — [excès de l'octave sur la quinte] — est dans le rapport épitrite — (de 4 à 3).

En effet, soit l'octave représentée par l'intervalle a : b, et la quinte par l'intervalle c : b: puisque la consonance de quinte est dans le rapport hémiole, autant c vaudra de fois 3, autant b vaudra de fois 3; ensuite, puisque la consonance d'octave est dans le rapport double, et que b a été dit égal à 2, a vaudra 4. Mais les quatre parties de a sont dans le rapport épitrite avec les trois parties de c, et les sons présentent la consonance de quarte ; donc la quarte est dans le rapport épitrite.

THÉORÈME IV.

La consonance d’octave et quinte est dans le rapport triple — (de 3 à 1.

En effet, soit l'intervalle a : b égal à une octave, et l'intervalle b : c égal à une quinte : puisque la consonance de quinte a été trouvée dans le rapport hémiole, b contiendra autant de fois 3 que c contiendra de fois 2 ; mais la consonance d'octave est dans le rapport double, et c a été dit égal à 2 [d'où b égal à 3] ; donc a vaudra 6. Mais les six unités de a font le triple des deux unités de c, et les sons extrêmes forment la consonance d'octave et quinte; donc cette dernière est dans le rapport de 3 à 1.

THÉORÈME V.

La consonance de double octave est dans le rapport quadruple (de 4 à 1).

En effet, soit un intervalle d'octave a : b et un autre intervalle d'octave b : c: puisque la consonance d'octave est dans le rapport double, elle sera telle, que, si b vaut a, c vaudra 1 ; et, par la même raison, puisque b vaut 2, a vaudra 4· Mais les quatre unités de a font le quadruple de l'unité de c, et les sons extrêmes forment la consonance de double octave ; donc cette consonance est dans le rapport quadruple.

THÉORÈME VI.

Les canonistes disent que —- L'intervalle d’octave et quarte n'est pas une consonance.

Car, soient une octave : b et une quarte : c puisque la consonance de quarte a été trouvée dans le rapport épitrite, elle est telle qu'autant de fois c contiendra 3, autant de fois b contiendra 4; et, puisque la consonance d'octave a été trouvée dans le rapport double, et que b vaut 4, a vaudra 8. Mais les huit unités de a, comparées aux trois unités de c, ne sont, par rapport à ces trois unités, ni dans un rapport multiple, ni dans un rapport superpartiel;[7] et, d'un autre côté, les sons extrêmes présentent l'intervalle d'octave et quarte; or les canonistes disent que les consonances sont toujours dans un rapport multiple ou superpartiel, et que le rapport de 8 à 3, n'étant qu'un rapport de nombre à nombre, n'est pas exprimable; [donc, etc.]

THÉORÈME VII.

Le ton est dans le rapport sesquihuitième — (de 9 à 8).

En effet, soit le rapport de quinte a : b, et le rapport de quarte c : b, de manière que l'excès a : c soit la valeur du ton ; car, suivant la définition des musiciens, le ton est l'excès de la quinte sur la quarte. Puis donc que la consonance de quarte a été trouvée dans le rapport épitrite, autant de fois c contiendra 8, autant b contiendra de fois 6; et, puisque la quinte a été trouvée dans le rapport hémiole, pour six unités contenues dans b, il y en aura neuf dans a. Mais les neuf unités de a sont aux huit unités de c dans le rapport sesquihuitième, et les sons extrêmes présentent un intervalle de ton ; donc le ton est représenté par le rapport de 9 à 8.

THÉORÈME VIII.

Pour — Le partage du ton en deux parties égales —, les canonistes disent que cette opération — est impossible.·

En effet, il n'y a pas proprement de moitié de ton, mais un intervalle plus petit que cette moitié, et un autre plus grand, que l’on nomme demi-ton chromatique (le plus petit se nomme diésis). Mais quant à partager le ton en deux parties parfaitement égales et à mesurer exactement le demi-ton, les musiciens[8] pensent que cela ne se peut pas.

On prend donc ainsi la sensation pour règle de jugement dans les autres cas.

 

FIN DU TRAITÉ DE BACCHIUS

 

 


 

[1] Cf. Bellermann, p. 101 et suiv.

[2] Cf. Henri Martin, Études sur le Timée, note xiv, tome I, page 334; Aristox. p. 33.

[3] Sur le mot άρμοζαν, voyez Bojeaen (De probl. Aritt. Mmrt. p. 88)

[4] M. Bellermann apprendra sans doute avec plaisir que sa conjecture sur la substitution du mot σΟάβμσυβ à trfaâpae se trouve justifiée par le man. 3027.

[5] Je réunis les paragraphes 15 et 16 de M. Bellermann, entre lesquels je place qu'une simple virgule.

[6] Le scoliaste de Ptolémée définit ainsi le canon harmonique :

[7] C'est-à-dire représenté par  la  formule (m + 1) / m

[8] Le plus ordinairement, le mot μουσικοί, mis en regard des mots ἁρμονικοί, κανονικοί, distingue les aristoxéniens, qui s'abandonnent au jugement de l'oreille, des pythagoriciens, qui ne s'en rapportent qu'aux nombres. Mais ici μουσικοί est employé dans le sens générique (cf. Porphyre, p. 807).