retour à l'entrée du site

 

table des matières d'Aulu-Gelle

 

AULU-GELLE

LES NUITS ATTIQUES

LIVRE SECOND.

Relu et corrigé

livre 1 - livre 3

 

 

CHAPITRE 1

De quelle manière Socrate avait coutume d'exercer son corps à la patience. Constance admirable de ce philosophe.

PARMI les travaux et les exercices volontaires auxquels on assujettit le corps pour le former à la patience, j'ai entendu citer cette coutume singulière de Socrate. On dit que ce philosophe avait l'habitude de se tenir constamment un jour et une nuit entière dans la même attitude, c'est-à-dire, depuis le point du jour jusqu'au retour de l'aurore, les paupières immobiles, les pieds posés toujours à la même place, le visage et les yeux fixés au même endroit, dans la posture d'un homme qui médite profondément, et que son corps paraissait aussi raide et aussi insensible que si l'âme en eût été séparée. Favorin, entre autres choses qu'il nous racontait, disait, en parlant de la force d'âme de ce sage : « Oui, Socrate se tenait souvent, d'un soleil à l'autre, plus droit que le corps des arbres. » On assure aussi que Socrate était si tempérant et si réglé que jamais il n'éprouva la plus légère maladie. Bien plus, pendant la guerre du Péloponnèse, tandis que la peste ravageait la Grèce, et surtout Athènes, Socrate, dit-on, au milieu de la contagion, respirait la salubrité ; prodige qui fut attribué à la sévérité de son régime, et à son éloignement des voluptés.

CHAPITRE II

Quels procédés doivent observer à l'égard l'un de l'autre un père et un fils, lorsqu'il s'agit de se placer à table ou de s'asseoir, et dans d'autres circonstances semblables, tant chez eux qu'au dehors, si le fils est magistrat et que le père ne soit qu'un particulier. Dissertation du philosophe Taurus à ce sujet, et exemple tiré de l'Histoire Romaine.

Taurus, après une de ses leçons, s'entretenait familièrement avec nous à l'entrée de sa maison, lorsque nous aperçûmes le proconsul de l'île de Crète, qui, accompagné de son père, personnage distingué, venait visiter le philosophe, et lier connaissance avec lui. Ils arrivent l'un et l'autre ; Taurus se lève tranquillement, reçoit le salut, le rend et s'assied. On approche un siège qui se trouve sous la main, et pendant qu'on en va chercher d'autres, Taurus invite le père du proconsul à s'asseoir. Moi, répondit celui-ci, que je m'asseye pendant qu'un gouverneur romain est debout ! Soit fait sans préjudice de la dignité, répondit le philosophe ; croyez-moi ; finissons toute contestation sur la préséance, et asseyez-vous. Le père s'étant enfin assis, et le siège pour son fils étant arrivé, Taurus prit de là occasion d'examiner les honneurs et les déférences que les pères et les enfants se doivent réciproquement. Si dans ce moment les dieux eussent tenu la balance, je ne crois pas qu'ils eussent prononcé avec plus de discernement, de lumière et d'équité. Voici le précis de sa dissertation. Lorsqu'un fils paraît dans les assemblées, dans l'exercice des charges, dans les fonctions de la magistrature, le droit inaliénable de la paternité doit céder en quelque sorte, et s'éclipser un moment ; mais dans tout ce qui se passe hors de la république, dans tout ce qui appartient aux différentes circonstances de la vie privée, cercles, promenades, repas, plaisirs, alors les droits de la magistrature disparaissent, et le père reprend ceux que le sang et la nature lui assurent incontestablement. Or, la visite dont vous m'honorez, notre conversation, notre discussion sur les procédés et les convenances, appartiennent à la vie privée. Jouissez donc chez moi, ô vous, père d'un proconsul, des droits et de la préséance dont vous jouiriez chez vous ! Taurus ajouta encore plusieurs autres réflexions dans le même sens, en conservant toujours un ton à la fois grave et aimable. Je crois devoir rapporter ici ce que j'ai lu dans Claudius, sur ces convenances que doivent garder entre eux un père et un fils ; voici comment il s'exprime au sixième livre de ses Annales. Ensuite Rome eut successivement pour consuls Sempronius Gracchus, et Fabius Maximus, fils de celui qui avait rempli cette dignité l'année précédente. Le père qui était proconsul, s'étant présenté un jour à cheval devant son fils revêtu de la dignité consulaire, crut que l'autorité paternelle le dispensait de descendre ; et comme les licteurs, connaissaient la parfaite intelligence qui régnait entre le père et le fils, ils n'osèrent ordonner à ce dernier de mettre pied à terre. Mais, quand, il fut plus près, le consul ayant fait signe au licteur qui était de service, de faire son devoir, celui-ci le comprit et ordonna au proconsul Maximus de descendre : le proconsul obéit, et félicite son fils d'avoir soutenu la dignité d'une magistrature qu'il tenait du peuple.

CHAPITRE III

Pour quelle raison les anciens ont inséré la lettre h dans différents mots.

Les auteurs anciens avaient coutume, pour donner à la plupart des mots plus de force, de vigueur et de son, d'y insérer la lettre h, qui, à proprement parler, est plutôt une aspiration, qu'un caractère alphabétique. Ils paraissent en cela s'être modelés sur le génie de la langue d'Athènes ; car tout le monde sait que l'Attique, contre l'usage du reste de la Grèce, prononçait ces deux mots ἰχθὺν, ἵρον (poisson, sacré), et plusieurs autres, en aspirant la première de leurs lettres. C'est d'après cela que nos ancêtres écrivaient sepulchrum (sépulcre), lachrymas (larmes), ahenum (d'airain), vehemens (véhément), inchoare (ébaucher), honestum (honnête), helluari (dévorer), hallucinari (se tromper), honera (fardeaux), honustum (chargé). Or, il est visible qu'en ajoutant cette lettre, ils n'avaient d'autre intention que de donner du corps et de l'éclat à toutes ces expressions. A propos d'ahenum, je me rappelle que Fidus Optatus, grammairien fort célèbre à Rome, me fit voir un jour un manuscrit, vénérable par son antiquité, qui passait pour être l'original même de Virgile, et qui avait été acheté vingt nummes d'or pendant les Saturnales. On y remarquait d'abord ces deux vers, écrits de cette manière :

Devant la porte et sur le seuil même du palais, Pyrrhus se signale par sa bouillante audace et par l'éclat étincelant de son armure d'airain (luce coruscus aena).

Dans les autres exemplaires du même poète, nous trouvons une h, et nous lisons ahena. De même, dans les exemplaires les plus authentiques des Géorgiques, on lit ce vers, écrit ainsi :

Ou bien avec des feuillages, elle écume le vin nouveau qui bouillonne dans l'airain (aheni).

CHAPITRE IV

Ce qui a donné lieu à Gabius Bassus d'appeler divination un certain genre de jugement. Origine que d'autres attribuent à ce mot.

Au barreau, la divination est ce choix que fait un juge entre plusieurs citoyens qui se présentent pour la souscription, ou pour l'accusation, dans le cas où il s'agit de nommer un accusateur. On a coutume de demander l'étymologie de ce terme. Gabius Bassus, dans son troisième livre de l'Origine des mots, dit que cette espèce de jugement s'appelle divination parce qu'il faut en quelque sorte que le juge devine alors quelle sentence il doit porter. Cette étymologie paraît hasardée, et la raison qui l'appuie, très faible. Il semble que cet auteur ait voulu dire que ce jugement s'appelait divination, parce que, dans les autres causes, le juge se détermine d'après ses connaissances, d'après la force des preuves, ou la déposition des témoins : mais lorsqu'il est question de désigner un accusateur, le juge n'a que de très faibles raisons pour fonder son choix ; et c'est pour cela qu'on dit qu'il est réduit à deviner quel est le plus propre à remplir la qualité d'accusateur. Voilà ce que dit Bassus. D'autres jurisconsultes raisonnent différemment sur la divination légale. L'accusateur et l'accusé, disent-ils, sont deux choses essentiellement relatives, et qui ne peuvent subsister l'une sans l'autre ; cependant, l'espèce de cause dont il s'agit, suppose l'accusé, sans qu'il paraisse d'accusateur ; c'est pourquoi la divination supplée à ce qui manque.

CHAPITRE V

Avec quelle grâce et quelle justesse le philosophe Favorin fait le parallèle de l'éloquence de Platon et de celle de Lysias.

Favorin avait coutume de dire de Lysias et de Platon : Si vous retranchez d'une harangue de celui-ci quelque morceau, ou que vous le changiez adroitement, vous n'avez touché qu'à l'élégance du discours. Le moindre changement dans celle de Lysias altère le poids de l'éloquence et la substance même des choses.

CHAPITRE VI

Critique et apologie de quelques expressions de Virgile.

Quelques grammairiens du dernier siècle, dont on vante l'érudition, et qui nous ont laissé des commentaires sur Virgile, parmi lesquels on distingue Cornutus Annaeus, prétendent que, dans les vers suivants, le poète s'est servi d'une expression commune et impropre :

Scylla, les flancs ceints de monstres aboyants, brisant contre les rochers les vaisseaux (vexasse rates) du sage Ulysse, et faisant dévorer dans les flots, par sa chienne marine, les matelots tremblants.

Vexasse, disent-ils, est un trait sans force, sans vigueur, et qui ne peint que très faiblement l'atrocité d'un monstre, qui, dans sa rage, enlève des hommes et les déchire. De même dans ces vers :

Qui ne connaît l'impérieux Eurysthée, et les autels sanglants de l'exécrable (illaudati) Busiris ?

Illaudati leur paraît un terme très impropre, et qui est loin de peindre toute l'horreur que doit inspirer un monstre tel que Busiris. Ils trouvent, qu'on ne doit point se borner à regarder seulement comme indigne de louanges (illaudatus) le tyran accoutumé à faire périr les étrangers de toutes les nations qui arrivaient dans ses états ; mais qu'on doit le considérer comme digne, de l'exécration de tout le genre humain. Dans cet autre vers encore :

« Le fer meurtrier pénètre dans son flanc, à travers sa tunique couverte d'or » (per tunicam squalentem auro), regardent comme déplacé le mot squalentem dont la signification est très opposée à l'éclat et à la magnificence d'un habit sur lequel l'or éclate. Pour moi, il me semble qu'on pourrait répondre d'abord, par rapport à vexasse, que ce mot est une expression pleine de vigueur, formée, selon toute apparence du verbe vehere (tirer). Ce verbe indique déjà par lui-même une force étrangère, qui fait mouvoir à son gré quelque chose ; car ce qui est tiré n'est pas libre de ses mouvements. Or vexare, dérivé de vehere, ajoute encore, pour la force et le mouvement, à l'expression de sa racine ; car on dit, à proprement parler, vexari, pour exprimer l'agitation d'un corps qui, jouet d'une force supérieure, est poussé, repoussé et ballotté en tout sens. Ainsi dans les verbes suivants, laxare (toucher), tangere (manier), jactare (jeter), jacere (lancer), quassare (agiter), quatere (secouer), où le premier est dérivé du second ; la signification est toujours plus vive, plus forte et plus étendue. Pour juger du sens naturel et de l'énergie propre du verbe vexare, il ne faut pas s'en rapporter à l'emploi que l'on en fait communément, lorsqu'on dit vexatum fumo, vento aut pulvere (tourmenté par la fumée, le vent ou la poussière). Il faut pour cela s'en rapporter aux anciens auteurs, dans les ouvrages desquels sont consignées la valeur et la propriété des mots. M. Caton, dans son discours relatif aux Achéens, s'exprime ainsi :

« Et lorsqu'Annibal déchirait (laceraret), et ravageait (vexaret) l'Italie ».

Ici Caton dit : vexatam Italiam ab Annibale (l'Italie saccagée par Annibal), et certainement il n'y a pas une seule espèce de calamité, de cruauté et de barbarie dont la malheureuse Italie n'ait été accablée alors. Cicéron dit aussi dans sa quatrième harangue contre Verrès : « et ses rois en Sicile ont été si multipliés, qu'en jetant les yeux sur cette province, on dirait, non pas qu'elle a été la proie d'un ennemi qui, au milieu des horreurs de la guerre, respecterait les droits de la religion et ceux des lois, mais qu'elle a été saccagée (vexata) par des barbares et par des brigands. » Quant au mot illaudatus, on peut, ce me semble, répondre deux choses. La première ; qu'il n'est point d'homme, quelque perdu de mœurs qu'on le suppose, qui ne dise ou ne fasse, au moins quelquefois, des choses auxquelles on ne peut refuser quelques louanges. De là cet ancien vers grec passé en proverbe :

« Souvent un fat dit des choses très utiles. »

Mais quelqu'un qui ne mérite de louanges dans aucune circonstance de sa conduite, ni dans aucun temps, peut bien être appelé illaudatus, et c'est de tous les hommes le plus méchant et le plus détestable de même que l'absence de toute espèce de faute constitue la véritable innocence. Car si le mot inculpatus exprime la vertu par excellence, illaudatus désigne tout ce que la scélératesse peut produire de plus exécrable. Ainsi, quand Homère veut tracer quelque portrait honorable, il a coutume, non pas de vanter les vertus de ses héros, mais de célébrer l'horreur qu'ils ont du crime. On lit dans ce poète fameux :

« Ainsi parla le devin irréprochable. Les guerriers volaient au combat non pas malgré eux. »

Puis  :

« Alors, vous eussiez vu Agamemnon qui ne dormait pas, dont le cœur n'était point abattu, et qui ne voulait point ne point combattre. »

C'est en suivant la même méthode, qu'Épicure établit sa définition de la volupté, en ces mots :

« Le dernier terme de la volupté, c'est la privation de toute douleur. »

C'est par la même raison que Virgile, en parlant dit Styx, l'appelle inamabilis (qui n'est point aimable) : car de même que par illaudatus, le poète désigne un homme indigne de toute louange, de même par inamabilis, qui exprime la privation de toute amabilité, il exprime un fleuve dont le souvenir n'inspire que de l'horreur. La seconde chose que l'on pourrait répondre en faveur d'illaudatus, c'est que, dans les premiers temps de la langue latine, le verbe laudare signifiait nommer, appeler. Ainsi, pour désigner un citoyen dont il a été fait mention dans les actions civiles, au lieu de nominari, on se sert de laudari. Dans ce sens, illaudatus (qui n'a pas été nommé) signifie la même chose qu'illaudabilis (qui ne doit pas être nommé), c'est-à-dire, un homme dont on ne doit faire aucune mention, et qui n'est pas même digne d'être nommé : à peu près comme les états de l'Asie, qui portèrent autrefois un décret pour défendre de prononcer jamais le nom du malheureux qui avait mis le feu au temple de Diane. Reste à examiner la phrase, tunicam squallentem auro. Elle ne signifie pas, comme on le reproche à Virgile, une tunique souillée d'or, mais un habit où l'or est prodigué, et les lames recouvertes les unes sur les autres en forme d'écailles : car le verbe squallere marque proprement cette suite et cette aspérité d'écailles qui couvrent le corps des serpents et des poissons. On peut le voir dans plusieurs endroits de Virgile et de quelques autres poètes. On lit dans Virgile :

« II était revêtu d'une peau ornée de lames d'airain, disposées en forme de plumes et garnies d'or », pellis ahenis in plumam squamis auro conserta.

Et dans un autre endroit :

« Déjà il avait pris cette cuirasse brillante, couverte d'écailles d'airain », thoraca ahenis squamis conserta.

Aetius, dans sa tragédie des Pelopides, dit :

Les écailles de ce serpent réfléchissent l'éclat de l'or et de la pourpre (squamae squallido auro et purpura praetextae).

On disait donc squallere, en parlant de toutes les choses qui étaient tellement couvertes et chargées, que leur nouvel aspect inspirait de l'horreur. Ainsi on appelle squallor, cet amas épais de fange et de limon qui souille les écailles des animaux immondes. L'usage fréquent de ce terme appliqué à cette signification particulière, l'a tellement corrompu, pour ainsi dire, que l'on a fini par le destiner uniquement à exprimer des ordures et des saletés.

CHAPITRE VII

Des devoirs des enfants envers leurs pères. Ce que les philosophes ont dit, à ce sujet, dans leurs ouvrages où l'on trouve agitée cette question : Si l'on doit toujours obéir aux ordres d'un père, quels qu'ils puissent être.

On a souvent agité, parmi les philosophes, cette importante question : Si toujours, et en toute occasion, les enfants sont obligés d'exécuter les ordres d'un père ? En recueillant les différentes opinions des Grecs et des Latins qui ont écrit sur cette matière, nous en trouvons trois, entre autres, particulièrement dignes d'attention et de remarque, et qu'ils ont pesées avec beaucoup de sagacité. La première est qu'il faut toujours obéir à un père dans tout ce qu'il commande ; la seconde qu'il faut distinguer les circonstances où l'on doit obéir, et celles où l'on ne le doit point ; la troisième qu'il n'est aucun cas dans lequel un enfant soit obligé d'obéir à son père. Comme cette dernière opinion offre à la première idée quelque chose de révoltant, il convient de la développer d'abord dans le sens de ses sectateurs. Ce qu'un père commande, disent-ils, est bon ou mauvais. Si ce qu'il ordonne est juste on est obligé de le faire, non parce qu'il l'ordonne, mais parce que c'est un devoir. Si au contraire ce qu'il commande est injuste, on ne doit point, pour lui obéir, exécuter ce que l'équité condamne. D'où ils tirent cette conclusion, qu'il n'y a jamais d'occasion où l'on doive déférer aux ordres d'un père. Raisonnement frivole, réprouvé de l'antiquité, et qui n'est qu'une vaine subtilité comme nous le ferons voir dans peu. La première des trois opinions que nous avons citées, d'après laquelle on doit obéir aveuglément aux ordres d'un père, ne paraît point assez conforme à la prudence et à l'honnêteté. Quel désordre en effet, si un homme ordonne d'être traître envers la patrie, de tuer une mère, ou commande quelque chose d'impie ou d'infâme ! L'opinion qui tient le milieu entre ces deux extrémités, et d'après laquelle on doit obéir dans certaines occasions et ne point obéir dans d'autres, est certainement la plus raisonnable et la plus sûre. Mais dans les occasions où il n'est pas permis d'obéir, l'enfant, au lieu de faire éclater brusquement l'indignation qu'excite un commandement injuste, ou de se répandre en reproches amers, doit toujours se contenir dans les bornes du respect et de la modération ; il faut qu'il ait plutôt l'air d'éluder sagement les ordres d'un père, que de se raidir avec impudence et de lui résister en face. Quant à la conclusion sur laquelle on appuie l'assertion que jamais, comme il a été dit ci-dessus, l'on ne doit obéir aux ordres d'un père, elle est très mal fondée, et l'on peut la réfuter aisément de cette manière. Toutes les actions de la vie sont, d'après la doctrine du sage, ou honnêtes ou honteuses. Celles qui de leur nature sont incontestablement bonnes, comme de garder sa parole, de défendre la patrie ou d'aimer ses amis, on doit s’y porter, soit qu'un père l'ordonne ou ne l'ordonne pas, mais celles qui sont évidemment injustes ou infâmes, il est certain, les ordres les plus absolus d'un père ne peuvent les autoriser. Quant à cette espèce d'actions qui tiennent le milieu entre celles dont nous venons de parler, et que les Grecs appellent indifférentes ou moyennes, comme aller à la guerre, cultiver son champ, parvenir aux honneurs, plaider, se marier, partir quand on est envoyé, revenir quand on est appelé ; toutes ces choses n'empruntant leur mérite ou leur blâme que du motif intérieur qui détermine la volonté, il faut donc, concluent-ils, dans toutes ces circonstances, se rendre aux ordres d'un père ; et puisque ce qu'il commande n'est en soi ni bon ni mauvais, son autorité doit jouir de toute l'étendue de ses droits. Quoi donc ! si un père m'ordonne d'épouser une femme décriée, flétrie, déshonorée ; de plaider pour un Catilina, un Tubulus, un P. Clodius, je devrais obéir ? .... Non. Ce poids d'iniquité ou d'infamie, ajouté à des circonstances indifférentes en elles-mêmes, détruit alors l'équilibre. Il ne faut donc pas avancer d'un ton absolu, que ce qu'un père ordonne est louable ou honteux. On doit sentir qu'il y a un milieu ; car on doit ajouter : ou ce qu'il ordonne n'est ni louable ni honteux. Si l'on ajoute ceci, l'on peut tirer cette conclusion : qu'il est des circonstances où l'on doit obéir aux ordres d'un père.

CHAPITRE VIII

Que Plutarque blâme avec peu de justesse, dans Épicure, la forme d'un syllogisme. Plutarque, dans le second de ses livres sur Homère, prétend qu'Épicure s'est servi d'un syllogisme vicieux, répréhensible, et qui atteste un homme peu versé dans les règles de la dialectique.

Voici les paroles mêmes d'Épicure : La mort ne nous est rien ; car ce qui est dissous ne sent rien, et ce qui ne sent rien ne peut nous affecter.

Car, ajoute Plutarque, il a omis le premier membre, de son raisonnement : La mort est la dissolution de l'âme et du corps. Et comme s'il l'avait mis en avant et qu'on le lui eût accordé, il s'en sert pour avancer et prouver autre chose ; et cependant le syllogisme ne peut avancer sans ces prémisses. Le caractère du syllogisme que Plutarque vient de tracer est très vrai ; car si quelqu'un voulait raisonner sur le texte d'Épicure, d'après les règles de l'Académie, voici comment il devrait procéder. La mort est la dissolution de l'âme et du corps, or, ce qui est dissous ne sent rien, et ce qui ne sent rien ne peut nous affecter. Mais, quoi qu'il en soit d'Épicure, il ne paraît pas que ce soit par ignorance qu'il a négligé le premier membre de son syllogisme. Son dessein n'était point d'établir un argument en forme et revêtu de tous ses accessoires, comme dans les écoles de la philosophie. En effet, puisqu'il est évident que la mort est la séparation de l'âme et du corps, Épicure n'a pas cru qu'il fût nécessaire de rappeler une vérité connue de tout le monde. Il ne faut pas lui faire un crime non plus d'avoir mis la conclusion en tête du syllogisme, tandis qu'elle devrait être à la fin, car, qui pourrait ne pas s'apercevoir que cela n'a point été fait par ignorance ? Combien ne trouve-t-on pas de pareilles inversions dans les écrits de Platon, qui, dans ces occasions, préfère l'élégance du style à l'aridité philosophique ?

CHAPITRE IX

Que Plutarque a condamné évidemment à tort une expression d'Épicure.

DANS le même livre, Plutarque reproche encore à Épicure de s'être servi d'une expression impropre, et de ne l'avoir point employée dans sa vraie signification. Épicure a dit : « Le comble du bonheur de la vie consiste dans l'absence de toute souffrance », Παντὸς τοῦ ἀλγοῦντος. Ce n'est point παντὸς τοῦ ἀλγοῦντος, mais παντὸς τοῦ ἀλγεινοῦ  qu'il aurait dû mettre, dit Plutarque. Car, dit le même Plutarque, ce n'est point l'absence de celui qui souffre, mais l'absence de la douleur qu'il fallait exprimer ici. Mais Plutarque épluche ici les mots dans Epicure, d'une manière un peu trop minutieuse, pour ne pas dire un peu froide ; car Épicure, loin d'être partisan de ces sortes d'afféteries de mots et d'expressions, en est au contraire l'ennemi déclaré.

CHAPITRE X

Ce que c'est que les caves du Capitole (Favissae capitolinae). Réponse de M. Varron à Servius Sulpicius qui désirait connaître le sens de ce mot. 

Servius Sulpicius, rédacteur du droit civil et homme de lettres fort distingué, écrivit à M. Varron, et le pria de lui expliquer le sens d'un mot qu'il avait trouvé dans les livres des censeurs. Ce mot était, Favissae capitolinae. Je me rappelle, lui répondit Varron, que P. Catulus, chargé des réparations du Capitole, voulut en faire baisser le terrain, afin de multiplier les degrés qui conduisaient au temple, et de donner plus d'élévation à la tribune aux harangues; mais que les fosses empêchèrent l'exécution de ce dessein. Varron ajoute que ces fosses étaient des espèces de caves ou de citernes creusées sous le temple de Jupiter, où l'on avait coutume de déposer les images des dieux que la vétusté avait abattues, et quelques offrandes sacrées. Mais il assure, dans la même lettre, qu'il n'a trouvé nulle part l'étymologie du nom favissa, donné à ces cavités souterraines ; que cependant Q. Valérius Soranus avait coutume de dire que ce que l'on appelle aujourd'hui du grec thesauros, les anciens Latins le désignaient par le mot flavissa, parce qu'on y cachait non pas des monnaies d'argent ou d'airain brut, mais des pièces de métal fondu et frappées au coin de l'état (flata signataque pecunia); d'où il conjecturait que le retranchement de la seconde lettre du mot latin flavissa avait produit le terme favissa, qu'on avait affecté à des caves ou des antres pratiqués sous terre, dans lesquels les gardiens du trésor de Jupiter Capitolin cachaient les monuments anciens qui avaient servi à son culte.

CHAPITRE XI

Éloge de la valeur de Siccius Dentatus.

Les Annales de l'antiquité rapportent de Siccius Dentatus, tribun du peuple sous le consulat de Sp. Tarpéius et d'A. Haterius, des traits d'héroïsme militaire, presque incroyables, qui lui acquirent la réputation d'un des plus braves guerriers, et le surnom flatteur d'Achille romain. Il se trouva, dit-on, à cent vingt batailles, et y reçut quarante-cinq blessures, toutes très honorables. Huit couronnes d'or, une obsidionale, trois murales, quatorze civiques, quatre-vingt-trois colliers, plus de cent soixante bracelets, dix-huit javelots, vingt-cinq ornements de chevaux furent les monuments et le prix de ses services. Le peuple lui adjugea plusieurs dons militaires, la plupart pour récompenser le succès des combats singuliers auxquels il avait provoqué l'ennemi. Neuf fois la présence de ce soldat intrépide décora le triomphe des généraux sous lesquels il avait porté les armes.

CHAPITRE XII

Examen d'une des lois de Solon, qui, quoiqu'elle paraisse d'abord, peu d'accord avec la justice, ne laisse pas néanmoins de maître ensuite très sage et très salutaire.

Dans le recueil des lois antiques de Solon, qu'Athènes fit graver sur des tables de bois, et dont les Athéniens fondèrent la stabilité sur la religion des serments et la terreur de l'animadversion publique, Aristote en remarque une dont voici le sens. S'il arrive que l'esprit de discorde et de dissension cause quelque sédition parmi le peuple, et qu'il le divise en deux partis qui, n'écoutant que l'emportement et la fureur, courent aux armes et en viennent aux mains : si, dans cette fermentation générale, quelque citoyen refuse de se joindre à une des deux factions, et de prendre part aux troubles civils, qu'il soit chassé de sa maison, de sa patrie, de toutes ses possessions, et qu'il soit exilé aux extrémités de la terre. Ce point d'institution civile nous surprit étrangement dans un législateur aussi sage ; nous fûmes longtemps à comprendre quelle punition pouvait mériter un citoyen qui refuse de marcher sous les étendards de la révolte, et de souiller ses mains du sang de ses compatriotes. Un d'entre nous qui, en approfondissant la maxime de Solon en avait saisi l'esprit, nous prouva que cette loi tendait à étouffer plutôt qu'à fomenter la révolte, et tel était son raisonnement. Les citoyens vertueux voyant leurs efforts inutiles pour calmer la multitude, et ne pouvant ramener les esprits aigris, se partagent, entrent dans chaque parti ; alors il arrive que, chacun de son côté feignant d'épouser vivement la querelle d'une faction, et ces emportés déférant le commandement à des hommes de poids et d'autorité, ceux-ci les ramèneront insensiblement aux voies de douceur et de conciliation, puisqu'ils ne cherchent qu'à apaiser ceux de leur parti, et à faire tomber les armes des mains de leurs adversaires au lieu de chercher à les perdre. Le philosophe Favorin voulait que cette loi publique d'Athènes devînt aussi celle des frères ou des amis que la discorde avait partagés ; car alors, disait-il, si ceux qui sont demeurés de sang froid, et qui sont bien venus des deux partis, voient que leur médiation ne ramènera pas la paix, qu'ils se partagent, qu'ils se rangent de chaque côté, que chacun adoucisse celui qu'il a choisi ; bientôt, par leurs soins, l'amitié et la concorde renaîtront dans tous les cœurs. Maxime de prudence et de paix, s'écriait Favorin, que tu es oubliée de nos jours ! deux citoyens sont sur le point de plaider ; les amis communs croient bien faire de les abandonner et de ne se mêler de rien ; ils les livrent à des plaideurs fourbes ou avares qui échauffent la querelle et attisent l'incendie, pour éterniser la haine des clients et faire par là une plus ample moisson.

CHAPITRE XIII

Que les anciens se sont servis du pluriel liberi, pour désigner un seul enfant, fils ou fille.

Les anciens orateurs, historiens ou poètes, ont dit liberi au pluriel, en parlant d'un seul enfant de l'un ou de l'autre sexe. J'ai fait cette remarque en parcourant une infinité d'ouvrages des siècles précédents, et j'ai trouvé la même expression dans le cinquième livre des Mémoires de Sempronius Asellion. Cet Asellion, tribun militaire au siège de Numance, sous les ordres de Scipion l'Africain, a rédigé par écrit tous les événements de guerre qui se sont passés sous ses yeux, et auxquels il a eu part. Voici ce qu'il dit de Tiberius Gracchus, tribun du peuple, au moment où il fut mis à mort au Capitole : Car Gracchus, en partant de sa maison, n'avait jamais à sa suite moins de trois ou quatre mille citoyens. Ensuite il ajoute à l'égard du même Gracchus : Il se mit à supplier le peuple de le défendre lui et ses enfants (liberos) : alors ayant fait venir le seul fils qu'il eût en ce temps, et il présenta au peuple qui l'environnait et le lui recommanda, les larmes aux yeux.

CHAPITRE XIV

Que M. Caton, dans son livre qui a pour titre, CONTRE TIBÈRE EXILÉ, a bien mis stitisses vadimonium, et non pas stetisses. Explication de ce mot.

Dans l'ancien livre de M. Caton, qui a pour titre, Contre Tibère exilé, on lisait ce passage : Quoi si vous aviez comparu devant le tribunal (vadimonium stitisses) la tête couverte ? Caton, en mettant stitisses, s'est servi du mot convenable ; et c'est à tort que dans quelques éditions on a changé l'i en e, et qu'on a substitué stetisses à stitisses comme si ce dernier verbe était en cet endroit un mot vide de sens. On doit bien plutôt regarder comme des ignorants ceux qui ne savent point que si Caton s'est servi dans ce cas de stitisses, c'est qu'on disait, en parlant du jour auquel un homme était tenu de comparaître en justice, sisteretur vadimonium, et non staretur.

CHAPITRE XV

Honneurs que les premiers Romains rendaient à la vieillesse ; pourquoi ils ont accordé ensuite les mêmes honneurs aux maris et aux pères ; ce qu'on lit à ce sujet dans le chapitre septième de la loi Julia.

Chez les anciens Romains, on décernait les premiers honneurs à l'âge, préférablement à la noblesse et à l'opulence : les jeunes gens avaient pour les vieillards une vénération presque égale à celle qu'ils avaient pour les dieux et pour leurs parents. Dans tous les lieux, dans toutes les occasions, la vieillesse jouissait des premières et des plus grandes marques de respect et de déférence. Nous voyons, dans le tableau des mœurs antiques, qu'au sortir des repas, les jeunes reconduisaient les vieillards jusque chez eux, et que les Romains avaient emprunté cette coutume des Lacédémoniens, chez lesquels Lycurgue avait établi une loi qui attribuait tous les honneurs à la dignité de l'âge. Mais quand on eut compris combien la population était essentielle à la prospérité de la république, et que l'État eut proposé des récompenses à la fécondité ; alors le citoyen époux et père était préféré, en certaines occasions, au vieillard sans femme et sans postérité. Ainsi le chapitre septième de la loi Julia adjuge le droit des premiers faisceaux, non pas à celui des deux consuls qui est le plus avancé en âge mais à celui qui a donné plus de fils à l'État, soit qu'ils fassent encore l'espérance de sa maison, soit qu'ils aient péri dans les combats. Le nombre des enfants étant égal de part et d'autre, celui qui est actuellement marié ou qui l'a été, a le plus souvent le pas sur son collègue. S'il arrive qu'entre les deux consuls il n'y ait aucune différence entre le nombre des épouses et celui des enfants, le plus ancien a l'avantage, et l'honneur de se faire précéder le premier par les licteurs, lui est décerné par la nature. Mais la loi n'adjuge rien à l'âge dans le cas où il arriverait que les deux consuls fussent célibataires, qu'ils possédassent le même nombre d'enfants, ou qu'ils fussent mariés sans avoir de postérité. J'ai cependant entendu dire que ceux à qui le droit décerne l'honneur des faisceaux du premier mois, le cédaient à un collègue plus ancien, consul pour la seconde fois, ou d'une origine plus illustre que la leur.

CHAPITRE XVI

Reproches faits par Sulpice Apollinaire à Caesellius Vindex, sur l'interprétation d'un passage de Virgile.

Dans le sixième livre de Virgile, on lit les vers suivants : « Voyez ce jeune prince appuyé sur un sceptre ; le sort l'a placé le plus voisin de la vie : il naîtra le premier du sang Ausonien, mêlé avec le nôtre ; il sera votre fils : mais quand il verra la lumière, vous l'aurez perdue. Lavinie, votre épouse, élèvera dans les forêts le fruit trop tardif de votre vieillesse, Sylvius (ainsi le nommeront les Albains), roi et père de tous ces rois de notre sang qui régneront dans Albe la Longue. » (tua posthuma proles ; quem tibi longaevo serum Lavinia conjux educet sylvis regem, etc.)

Quelques-uns prétendent trouver de la contrariété dans cet endroit : Tua posthuma proles ; quem tibi longaevo serum Lavina conjux educet sylvis regem ; car si ce Sylvius, disent-ils, comme l'attestent tous les monuments historiques, n'a vu le jour qu'après la mort de son père, ce qui lui a fait donner le nom de posthume, pourquoi le poète ajoute-t-il ?

Quem tibi longaevo serum Lavinia conjux educet sylvis.

Ces paroles peuvent faire croire qu'Enée, dans sa vieillesse, a vu naître Sylvius, et qu'il l'a élevé. Caesellius est de ce dernier sentiment, comme il s'en explique dans son commentaire sur les anciens écrits, où il dit :

« On appelle posthume, non pas l'enfant qui naît après la mort de son père, mais celui qui vient au monde le dernier comme Sylvius, à qui Énée donna le jour dans un âge très avancé. »

Cependant il ne s'appuie de l'autorité d'aucun historien. Toutefois, plusieurs écrivains placent, comme nous l'avons déjà dit, la naissance de Sylvius après la mort d'Énée. C'est pour cette raison qu'entre plusieurs erreurs qu'Apollinaire Sulpice relève dans Caesellius, il s'arrête particulièrement à celle que je viens de rapporter, et il ajoute que ces mots, quem tibi longaevo, mal entendus, en ont été la source. Longaevo, dit Apollinaire, n'est point synonyme de seni ; il ne désigne point un homme accablé de vieillesse, puisque le poète n'aurait pu l'appliquer à Énée qu'en contredisant tous les monuments historiques : mais l'on s'en sert pour désigner l'homme à qui ses exploits et ses rares vertus ont acquis l'immortalité. Anchise, en effet, qui dans ces vers adresse la parole à son fils, savait qu'au sortir de cette vie Énée serait placé au rang des immortels, et qu'il jouirait d'une vie nouvelle et sans fin. L'interprétation d'Apollinaire est certainement très ingénieuse ; mais on ne peut s'empêcher de convenir qu'il y a une grande différence entre une longue vie, longum aevum, et une vie éternelle, perpetuum. Aussi, en parlant des dieux, on les appelle, non pas longaevi, mais immortales.

CHAPITRE XVII

Sous quel rapport Cicéron a considéré la nature de quelques prépositions. Dissertation sur les observations du même à cet égard.

Cicéron remarque avec autant d'exactitude que d'attention que les prépositions in et con, jointes à des noms ou à des verbes sont longues devant une s ou une f, et que partout ailleurs elles sont brèves. Voici ses propres paroles :

« Quoi de plus délicat en effet, que ce qui est fondé, non sur l'habitude de la quantité, mais sur certaines règles qui tiennent de l'harmonie de la prononciation ? Nous prononçons i bref, dans indoctus (ignorant), et long dans insanus ; (insensé) ; bref dans inhumanus, (inhumain), et long dans infelix (malheureux). En un mot, la prononciation de la première syllabe est longue dans les mots qui commencent leur seconde syllabe par les lettres s on f, mais elle est brève dans tous les autres ; comme dans composuit (il a composé) concrepuit (il a ralenti), confecit (il a terminé). Consultons la quantité, cette prononciation ne sera pas exacte ; consultons l'oreille, elle sera juste. La raison de cela ? C'est que l'oreille se trouve flattée. Or on doit, dans le discours, chercher à flatter l'oreille. »

Il est certain que l'on trouve beaucoup de grâce et d'harmonie dans ces mots dont parle Cicéron, en les prononçant de la sorte. Mais que dire de la préposition pro, qui, malgré ce qu'il dit, ne laisse pas de se trouver tantôt longue et tantôt brève ? Car il faut observer que cette préposition n'est pas toujours longue devant une f, quoique Cicéron attribue à cette lettre la propriété de rendre longues les prépositions in et con qui la précèdent. En effet, nous faisons pro bref dans proficisci (partir), profundere (répandre), profugere (s'échapper), profanum (profane), profestum (ouvrable) ; et long dans proferre (faire sortir), profligare (terrasser), proficere (profiter). Pourquoi cette lettre, à qui Cicéron attribue la propriété de rendre longues les prépositions qui se trouvent devant elle, ne conserve-t-elle point dans tous les cas semblables cette même propriété, qui lui est attribuée pour donner à la prononciation plus de correction et de grâce ? et pourquoi rend-elle longue dans un mot telle syllabe qu'elle rend brève dans un autre ? D'ailleurs, il est reconnu que con n'est pas long seulement devant cette lettre que cite Cicéron ; car, et Caton, et Salluste, ont dit :

« Il s'est trouvé accablé de dettes (coopertus). »

De plus, dans coligatus (lié), et connexus (connexion), nous trouvons que la première syllabe se prononce longue. Il peut se faire, toutefois, que dans les mots que nous venons de citer, la préposition devienne longue à cause de l'élision qu'il s'y fait de la lettre n. Car, dans une syllabe, la quantité longue tient lieu d'une lettre qu'on a supprimée. Le verbe cogo (je force), nous en fournit une preuve ; et nous ne trouvons point pour cela ridicule de prononcer la même syllabe brève dans coegi (j’ai forcé), en ce qu'il ne se forme pas régulièrement de cogo.

CHAPITRE XVIII

Que Phédon, disciple de, Socrate, était né dans l'esclavage. Que plusieurs autres philosophes ont vécu aussi dans un état de servitude.

Phédon, né en Élide, fut disciple de Socrate ; il jouit de l'intimité de ce philosophe et de celle de Platon, au point que ce dernier donna son nom pour titre à son livre divin de l'Immortalité de l’âme. Phédon, né dans l'esclavage, avec de la bonne mine et de l'élévation dans l'esprit, fut forcé dans sa jeunesse, au rapport de quelques écrivains, de se prêter aux desseins infâmes d'un maître débauché. On ajoute que Socrate engagea Cébès, son disciple, à l'acheter, et à lui enseigner les éléments de la philosophie. L'élève devint bientôt un philosophe illustre, et ses commentaires sur Socrate respirent une élégance charmante. Il s'est trouvé bien d'autres hommes qui, du sein de l'esclavage, sont devenus d'illustres philosophes. Tel est, par exemple, ce fameux Ménippe, dont M. Varron s'est efforcé d'imiter les écrits dans ses satires, que les uns appellent cyniques et qu'il a intitulées ménippées. Tels sont encore Pompolus, esclave de Théophraste, ce fameux péripatéticien ; Persé, qui le fut de Zénon, et Mys d'Epicure, qui tous ont été des philosophes distingués. Diogène le cynique aussi, né de parents libres, vécut quelque temps dans la servitude. Téniades de Corinthe, qui voulait l'acheter, lui ayant demandé ce qu'il savait faire : Commander à des hommes libres, répondit fièrement Diogène. Le Corinthien, frappé de cette réponse, l'achète, lui rend la liberté, et lui confie l'éducation de ses enfants, en lui disant : Voilà des êtres libres à qui tu peux commander. On sait qu'Épictète, illustre philosophe, naquit dans l'esclavage : ce fait est trop récent pour qu'il soit nécessaire d'en retracer la mémoire. On cite deux vers qu'il a faits sur lui-même, dans lesquels ce philosophe donne finement à entendre, que, l'homme qui, sur la terre, lutte perpétuellement contre l'infortune, n'est pas pour cela l'objet de la haine des dieux , mais que dans le ciel, il est des mystères secrets, que peu de personnes peuvent comprendre. Voici ces vers d'Epictète :

Épictète naquit dans l'esclavage, boiteux, aussi pauvre qu'Irus, et cependant chéri des immortels.

CHAPITRE XIX

Ce que c'est que le mot rescire, et quelle est sa signification vraie et propre.

J'ai remarqué que ce mot rescire avait une certaine force toute particulière, et qui n'a rien de commun avec celle des autres verbes, auxquels on ajoute la particule re, comme rescribere (récrire), relegere (relire), restituere (rétablir). Rescire se dit proprement lorsqu'on parle d'une personne qui découvre un secret, ou qui apprend une nouvelle surprenante, et à laquelle elle ne s'attendait pas. Mais pourquoi cette particule re ne donne-t-elle tant d'énergie qu'à ce mot ? J'avoue que jusqu'ici je n'ai rien trouvé de satisfaisant là-dessus. Je puis seulement assurer que je ne me suis point aperçu qu'aucun ancien auteur se soit servi de rescire dans un autre sens que celui de la découverte des desseins cachés ou des événements inattendus, et même opposés à l'attente des hommes, quoique scire se dise communément pour désigner la connaissance des succès bons ou mauvais, auxquels on a lieu de s'attendre. Naevius, dans son Triphallus, s'exprime ainsi :

« Si jamais j'apprends (rescivero) que, pour l'intérêt de ses amours, mon fils ait emprunté quelque argent, je te ferai mettre dans un endroit où tu ne pourras point cracher. »

On voit dans le premier livre des Annales de Claudius Quadrigarius :

« Dès que les Lucaniens eurent découvert (resciverint) qu'on les avait trompés par de belles paroles. »

- Le même Quadrigarius dit encore dans le même livre, en rapportant un événement triste et inattendu :

« Aussitôt que les parents des otages livrés à Pontius, comme nous l'avons dit plus haut, eurent appris (resciverunt) le traitement qu'on leur préparait, on les vit accourir sur la route les cheveux en désordre. »

M. Caton, au quatrième livre de ses Origines, dit :

« Le lendemain, le dictateur fit venir le général de la cavalerie, et lui offrit de le détacher avec ses escadrons. Il est trop tard, répondit celui-ci, les ennemis sont instruits (jam rescivere).

CHAPITRE XX

Que pour exprimer ce que l'on entend par vivaria, les anciens ne se servaient point de ce mot. De quelle expression P. Scipion dans son discours au peuple, et ensuite M. Varron dans son ouvrage qui traite de l'Agriculture, se sont servis à la place de celle-ci.

Les parcs (ou lieux fermés dans lesquels on nourrit des bêtes fauves), que l'on appelle aujourd'hui vivaria, M. Varron dans son troisième livre de l'Agriculture, dit qu'on doit les appeler leporaria. Voici comment il explique la chose.

On distingue à la campagne trois sortes d'endroits où l'on nourrit des animaux, savoir : les volières (ornithones), les parcs (leporaria), et les viviers (piscinae). Les volières (ornithones) se disent de tous les volatiles que l'on a coutume de nourrir dans l'enclos d'une métairie. Par les parcs (leporaria) on ne doit pas entendre ce qu'entendaient par là nos ancêtres, c'est-à-dire, des endroits où l'on nourrit seulement des lièvres, mais toute espèce de bâtiment ou de lieu fermé et palissade, attenant à une métairie, dans lequel on tient renfermés des animaux que l'on y nourrit. Il dit aussi plus bas, dans le même livre :

Lorsque vous achetâtes de M. Pison la terre de Tusculum, il se trouvait dans le parc (in leporario) un grand nombre de sangliers.

Ce qu'on appelle communément aujourd'hui vivaria, n'est autre chose que ce que les Grecs appellent παραδείσους (des vergers) : mais ce que Varron appelle leporaria, je ne me souviens point de l'avoir jamais vu exprimé par ce mot dans des auteurs plus anciens que lui. Je tiens de quelques savants de Rome que ce que nous appelons vivaria, est la même chose que ce que nous trouvons exprimé par roboraria dans Scipion, qui parlait de son temps la langue latine plus purement que qui que ce fût ; et que ce nom venait des palissades en chêne qui environnaient ces espèces de parcs, tels qu'on en voit de nos jours dans une infinité d'endroits de l'Italie. Voici comme il s'exprime dans sa cinquième harangue contre Clodius Asellus :

« Quand il eut vu ces champs si bien cultivés, et ces superbes métairies, il trouva qu'il fallait faire construire un mur à l'endroit le plus élevé de ces lieux, et qu'il fallait rendre la route plus droite, en ouvrant des chemins au travers des vignobles, au travers du parc (roborarium) et du vivier, et au travers de l'enclos du manoir. »

On appelle, à proprement parler, piscinae (viviers) les étangs et réservoirs bien fermés dans lesquels on conserve et l'on nourrit du poisson. On appelle aussi communément apiaria, les lieux où l'on met les ruches des abeilles ; mais, autant que je puis m'en souvenir, presque aucun de ceux qui ont parlé correctement latin, n'ont fait usage de cette expression ni dans la conversation ni dans leurs écrits. M. Varron, dans son troisième livre de l'Agriculture, dit :

« Il faut entendre par μελισσῶνες ce que quelques-uns entendent par mellaria (lieu où les abeilles font leur miel) », mais ce mot, dont Varron s'est servi, est un mot grec, et l'on dit μελισσῶνες (mellaria), comme ἀμπελῶνες (des vignobles) et δαφνῶνες (des bois de lauriers).

CHAPITRE XXI

Sur cette constellation que les Grecs nomment ἅμαξαν (le Chariot), et que les Latins appellent septentriones. Explication de l'étymologie de ces deux mots.

Je faisais voile des côtes de l'île d'Égine, au port de Pirée, avec plusieurs jeunes gens grecs et romains, tous attachés aux mêmes écoles : c'était pendant la nuit et dans la belle saison ; la mer était calme et le ciel très serein. Rassemblés sur la poupe, nous nous occupions à considérer la splendeur des astres, lorsqu'un des voyageurs, versé dans les arts de la Grèce, ouvrit une dissertation astronomique savante et fort exacte. Il nous fit distinguer les constellations du Chariot, de la grande et de la petite Ourse ; il nous expliqua l'étymologie de leurs noms ; nous apprîmes à connaître la route qu'elles suivent dans le ciel, et pourquoi Homère dit que l'Ourse seule, ne se couche point, tandis qu'elle a cela de commun avec quelques autres étoiles. Quand il eut fini, me tournant vers mes compatriotes : « Et vous, jeunes ignorants, leur dis-je, m'expliquerez-vous, à votre tour, pourquoi nous appelons septentriones, la constellation que les Grecs nomment Chariot ? Il ne suffit pas de me répondre que c'est parce qu'on aperçoit la réunion de sept étoiles ; je veux encore que l'on m'explique clairement toutes les différentes significations que l'on attribue dans notre langue au mot septentriones. » « La plupart des grammairiens, répondit un de nos compagnons, qui s'était appliqué à la connaissance des choses anciennes, croient que le mot septentriones ne doit son origine qu'au nombre des étoiles qu'il exprime. Trionos, disent-ils, ne signifie rien par lui-même ; ce n'est que le supplément d'un mot ; de même que dans le terme quinquatrus, fait pour marquer le cinquième jour depuis les Ides, atrus n'a aucune signification. Pour moi, je pense avec L. Aelius et M. Varron, que triones est un mot que nos anciens colons avaient formé dans les campagnes pour désigner des bœufs, c'est-à-dire, des animaux propres à cultiver la terre, comme s'ils eussent voulu dire terriones. De là il est résulté que cette constellation, nommée par les Grecs Chariot, parce que dans le ciel elle en présente la forme, fut nommé par nos ancêtres septentriones, à cause des sept étoiles qui semblent représenter des bœufs attachés à un joug. Varron, continua-t-il, après avoir rapporté cette opinion, avoue néanmoins qu'il doute si l'on ne doit pas plutôt, rapporter l'étymologie du mot septentriones, aux figures triangulaires que forment ensemble trois de ces étoiles les plus voisines les unes des autres. Des deux sentiments que l'on vient de voir, le dernier me paraît plus approfondi et plus vraisemblable. » En effet, nous jetâmes les yeux vers le septentrion, et nous aperçûmes que la forme de la constellation était triangulaire.

CHAPITRE XXII

Récit d'une dissertation de Favorin sur le vent d'occident (Iapix), ainsi que sur le nom et les régions de plusieurs autres vents.

On avait coutume chez Favorin, au sortir de table, de mêler aux entretiens familiers la lecture de quelque ancien poète lyrique ou de quelques fragments d'histoire grecque et latine. Nous trouvâmes un jour, dans un poème écrit en latin, le vent l'ἴαπυξ. On demanda aussitôt quel était ce vent, d'où il soufflait, et quelle pouvait être l'origine d'un terme aussi rare. On pria en même temps notre hôte de nous instruire sur les différents noms des autres vents, et sur les régions où ils exercent leur empire; car leurs noms, ajouta-t-on, leur nombre et les parties du globe sur lesquelles ils règnent, ont été jusqu'à présent un sujet de discussion. Tout le monde sait, répondit Favorin, qu'il y a dans le ciel quatre points ou régions différentes; le levant, le couchant, le midi et le septentrion. Les deux dernières sont fixes et ne varient jamais; il n'en est pas de même des deux premières ; car le soleil, à son lever, ne monte pas toujours sur le même point de l'horizon : mais son orient s'appelle orient d'équinoxe, lorsque le flambeau du monde parcourt le cercle que les Grecs appellent ἰσονύκτιος ou ἰσημερινός, et orient de solstice d'été ou d'hiver, par où l'on désigne les changements qui surviennent dans la durée du jour, à chacune de ces saisons. Le soleil ne termine pas non plus son cours au même point du ciel, et pour marquer les variations de son couchant, on a consacré les mêmes termes que ceux dont j'ai parlé pour son orient. Le vent qui vient de son orient équinoxial ou du printemps, s'appelle Eurus (l'est), d'un mot formé, disent les étymologistes, de ceux-ci : ab aurora fluens (qui souffle de l'aurore). Les Grecs le nomment ἀπηλιώτης, et les navigateurs romains, subsolanus. Le vent qui s'élève de l'orient d'été, se nomme en latin Aquilon, et en grec Borée ; c'est pourquoi, selon quelques-uns, Homère le désigne sous le nom de serein : on croit que l'étymologie de ce mot vient de ἀπὸ τῆς βοῆς (mugissement), parce que ce vent souffle avec violence et avec bruit. Les Romains appellent Vulturne le troisième vent qui souffle de l'orient d'hiver ; la Grèce le connaît sous le nom de εὐρόνοτον, parce qu'il souffle entre Eurus (l'est) et Notus (le sud.) Les trois vents de l'orient sont donc l'Aquilon, le Vulturna et l'Eurus; et l'Eurus est au milieu des deux autres. A ceux-ci, sont opposés trois autres vents qui partent de l'occident, Caurus (le nord-ouest) que les Grecs ont coutume d'appeler ἀγρεστής, et qui souffle contre l'Aquilon; Favonius (le Zéphire), en grec ζέφυρος, qui souffle contre l'Eurus ; Africus (l'Africain) que les Grecs nomment λίψ, et qui souffle contre le Vulturne. Les deux régions mobiles du ciel ont donc entre elles six vents. Celle du midi qui n'est point sujette aux mêmes variations, n'en a qu'un seul. Les Latins l'appellent Auster (le sud), et les Grecs νότος, parce qu'il amène la pluie ; car le terme νοτίς signifie de l'eau. Par la même raison, le septentrion n'a qu'un seul vent qui est opposé à celui du midi : les Latins le nomment septentrional, et les Grecs ἀπαρκτίας. Au lieu de ces huit vents, il se trouve des gens qui n'en comptent que quatre, qu'ils font partir des quatre régions célestes désignées plus haut, sans y admettre aucune des divisions précédemment marquées. Ils se fondent sur Homère qui, disent-ils, ne fait mention que de ces quatre vents, l'Eurus, l'Auster, et le Favonius, comme on peut le voir par ces vers :

« Tout à coup l'Eurus tombe sur la mer avec Zéphire, et le souffle violent du midi, et le serein Borée qui bouleversait les flots. »

Plusieurs en admettent jusqu'à douze, parce qu'ils en placent quatre autres dans les régions du septentrion et du midi. On sait, aussi que chaque pays a ses termes particuliers pour désigner les vents qui règnent sur lui, termes formés par les habitants, ou bien du nom des lieux où ils demeurent, ou bien de quelque autre cause qui à influé sur ces dénominations particulières. Les Gaulois, mes compatriotes appellent Circius (la bise), ce vent piquant et glacé qui souffle dans leur pays, pour peindre sans doute sa violence et l'impétuosité de ses tourbillons. Les Apuliens donnent le nom d'Iapys au vent qui s'élève de leur contrée. Je crois que c'est celui que nous nommons Caurus, car il est occidental et paraît souffler contre l'Eurus. C'est pourquoi Virgile dit que l'Iapys poussait les vaisseaux de Cléopâtre lorsqu'après la perte du combat naval, elle fuyait en Egypte. Il donne aussi, comme à ce vent le nom d'Iapys à un cheval calabrais, Aristote parle d'un vent appelé Caecias (le nord-est) qui, selon ce philosophe, au lieu de chasser les nuages, paraît les attirer doucement à lui ce qui a donné, dit-il, lieu à ce proverbe :

Il attire à lui tous les maux, comme Caecias les nuages.

Outre ces différents vents dont nous venons de parler, il y en a encore un grand nombre qui sont connus des différents peuples qui les ont désignés par quelque terme particulier ; tel est celui qu'Horace appelle Atabulus ; tels sont encore ceux qu'on nomme Etesiae et Prodromi, qui, au temps de la canicule, soufflent de différentes parties du ciel. Peut-être m'occuperais-je en ce moment à vous en faire l'énumération, et à vous en marquer les espèces, les noms et les étymologies, s'il n'y avait pas assez longtemps que je tiens la parole, et qu'il ne fût pas temps de vous la rendre, pour ne pas avoir l'air de faire un étalage d'érudition ; car dans un entretien familier, il n'est ni convenable ni bienséant de parler continuellement sans laisser aux autres la liberté de converser à leur tour. Ainsi s'expliqua, à table, Favorin, avec cette élégance, cette politesse et ces grâces qui lui étaient propres. Quant au vent qui souffle des Gaules et qu'il appelait Circius, M. Caton au troisième livre de ses Origines, l’appelle Cercius ; car en parlant des Espagnols qui habitent au-delà de l'Ébre, il s'exprime ainsi.

On trouve, dans ce pays, des mines de fer et des mines d'argent très abondantes, et une montagne considérable de sel dans laquelle on en voit reparaître du nouveau, à mesure qu'on en ôte. Le vent Cercius, quand on parle, vous emplit aussitôt la bouche : il est si violent qu'il renverse un homme couvert de ses armes, et une voiture chargée. J'ignore si, quoiqu'en suivant une opinion assez généralement due, je n'aurai pas avancé quelque chose de trop hasardé, lorsque j'ai dit plus haut que le vent appelé Etesiae soufflait de différentes parties du ciel. On lit dans le second livre de P. Nigidius, sur le vent : L'Etesie et l’Auster soufflent chaque année suivant le cours du soleil. Il est bon d'examiner ce qu'il entend par suivant le cours du soleil.

CHAPITRE XXIII

Comparaison de quelques endroits d'une comédie de Ménandre et de Caecilius, intitulée Plocius.

Souvent je m'amuse à lire les comédies que nos poètes ont composées d'après celles de Ménandre, de Posidippe, d'Apollodore, d'Alexis et de plusieurs autres comiques grecs, et dans lesquelles un trouve différents morceaux traduits de ces grands modèles. On ne peut disconvenir que cette lecture ne fasse beaucoup de plaisir, et l'on voit que ces auteurs ont su répandre dans leurs ouvrages cet assaisonnement de grâces et d'enjouement qui caractérise la Muse qui les inspira, au point qu'on serait tenté d'assurer qu'il n'est pas possible de faire mieux. Mais rapprochez ces copies des originaux, prenez la peine de comparer attentivement le texte avec l'imitation : quel étonnement, quel dégoût et quel ennui succèdent aux premiers sentiments d'admiration ! Comme toute la gloire des imitateurs latins disparaît devant la naïveté, l'élégance et les saillies des chefs-d'œuvre de la Grèce ! Nous eûmes occasion dernièrement d'en faire une expérience frappante. Nous lisions le  Plocius de Caecilius, qui me faisait beaucoup de plaisir ainsi qu'aux personnes qui assistaient à cette lecture, lorsqu'il nous prit envie de comparer cette pièce au Plocius de Ménandre dont elle était l'imitation. Mais à peine eut-on commencé cette dernière, ciel ! combien Caecilius parut froid, lourd et trivial ! Combien il fut jugé au-dessous de Ménandre ! Et tout le monde convint qu'il y avait autant de différence entre les deux comiques, qu'entre les armes de Diomède et celles de Glaucus. Nous nous arrêtâmes particulièrement à l'endroit où un vieillard se plaint de ce que son épouse, laide, mais fort riche, vient de l'obliger à vendre une jeune esclave, jolie, faite au service, qu'elle soupçonnait servir aux plaisirs de son mari. Je ne m'arrêterai point à faire remarquer en détail la différence des vers des deux auteurs ; il suffit de les mettre sous les yeux du lecteur, et de le laisser juger. Voici comment s'exprime Ménandre :

En vérité, ma riche épouse doit dormir bien profondément, après la grande et mémorable expédition qu'elle vient de faire : elle est enfin parvenue à accabler de chagrin et à chasser de la maison cette jeune personne, afin que tous les yeux n'ayant plus de distraction, se portent uniquement sur le beau visage et les grâces de ma Cléobule, la plus charmante des épouses. Te voilà bien, pauvre mari, comme l'âne au milieu des singes. En effet, le meilleur parti est de dévorer mon chagrin et de me contenter de maudire cette nuit qui me comble de douleur. Malheureux ! pourquoi ai-je épousé cette Cléobule et ses dix talents ! Une femme haute d'une coudée ! et cependant dont le luxe et la somptuosité sont intolérables. Par Jupiter Olympien et par Minerve, n'y aura-t-il personne qui, au moment même que je parle, reçoive cette pauvre esclave et me la ramène.

Écoutons maintenant Caecilius :

UN VIEILLARD. On est en vérité bien malheureux quand on ne peut cacher aux autres son chagrin.

LE MARI. C'est mon épouse qui, par sa conduite et ses charmes, m'a réduit à l'état où vous me voyez. J'ai beau me taire, ma douleur me trahit et paraît malgré moi. La dot exceptée, ma femme a tout ce qu'elle ne devrait point avoir. Que les sages s'instruisent à mon exemple ! Semblable à un prisonnier au milieu des ennemis, je suis toujours prêt à obéir quoique la ville et la citadelle soient en sûreté. Ma femme m'a privée de tous mes plaisirs : puis-je supporter encore longtemps un semblable esclavage ? Pendant que je suis à lui désirer la mort, je me vois réduit à vivre moi-même comme un mort au milieu des vivants. Elle prétend qu'en son absence, je me suis permis des familiarités avec cette jeune esclave ; elle m'en accuse : elle m'a tant fatigué par ses larmes, ses instances et ses reproches, que j'ai été obligé de consentir qu'on la vende. Il me semble l'entendre s'entretenir sur mon compte avec ses parentes et ses connaissances, et leur dire : Quelle est celle d'entre vous qui, dans la fleur de la jeunesse, eût pu se flatter d'amener un époux au point où je viens de réduire le mien, moi, sur le retour de l'âge en l'obligeant de renoncer à sa concubine ? Voilà ce qui va faire le sujet de leurs entretiens, et moi, pauvre malheureux ! il faut me résoudre à me voir déchiré par ces méchantes langues.

Il n'est point question, je pense, de faire ici la comparaison des grâces et de l'élégance du style des deux comiques ; le Grec aurait sur le Latin un avantage trop marqué : mais on doit remarquer avec moi que Caecilius non seulement ne réussit point à reproduire sur la scène ces détails piquants que Ménandre sait amener avec autant de goût que d'esprit, et sur lesquels il répand le sel à pleines mains, mais qu'il n'essaie pas même de s'y arrêter, et qu'il les abandonne comme indignes de plaire. Il a, je ne sais pourquoi, préféré substituer des farces et des bouffonneries à ces images simples, naïves et intéressantes, prises dans la nature même et dans le commerce ordinaire des hommes, que l'on trouve dans Ménandre. Voyez les vers que ce dernier met dans la bouche d'un autre vieillard qui se plaint, à son voisin, des hauteurs d'une épouse fort riche, en ces termes :

PREMIER VIEILLARD : Oui, sans doute, mon ami, mon épouse m'a apporté une dot très considérable ; ne vous l'ai-je pas dit ?

SECOND VIEILLARD : Non ; mais je sais que c'est d'elle que vous tenez vos possessions de la ville et de la campagne.

PREMIER VIEILLARD : Oui, j'ai reçu tout cela pour la recevoir elle-même ; et voilà le plus grand de mes malheurs. C'est une furie domestique, qui fait souffrir du matin au soir, non seulement son mari, mais son fils, et beaucoup plus sa fille.

SECOND VIEILLARD : Vous m'apprenez là des choses incroyables.

PREMIER VIEILLARD : Cela n'est que trop vrai.

Caecilius, en cet endroit, a mieux aimé paraître ridicule, que de prêter à ses personnages le ton et le langage qui convenaient à leur caractère. Voici comment il s'exprime :

UN VIEILLARD : Mais dites-moi, je vous prie, mon ami, votre femme vous fait-elle enrager ?

LE MARI : Pouvez-vous me faire une pareille question ?

LE VIEILLARD : Mais encore ?

LE MARI : J'ai honte, en vérité, de vous parler d'une épouse qui, à mon retour à la maison, s'empresse, en m'embrassant, de m'infecter de son haleine corrompue.

LE VIEILLARD : N'en voyez-vous pas que c'est pour vous rendre service qu'elle vient vous embrasser ainsi ? Elle veut vous faire restituer de la sorte, le vin que vous avez bu hors de chez vous.

Autre comparaison entre les deux comiques, prise dans une de leurs pièces dont voici le sujet : la fille d'un homme pauvre s'est abandonnée une nuit entière à son amant ; le père, qui n'en a point été instruit, s'imagine que sa fille conserve toujours son honneur : enfin, le terme de la grossesse expiré, les douleurs de l'enfantement se font sentir. Un esclave de bonnes mœurs qui est devant la porte, ne sachant pas que la fille de son maître va accoucher, et que le crime est en évidence, écoute et entend les pleurs et les cris de la jeune personne en travail. La crainte, la colère, le soupçon, la compassion et la douleur l'agitent tour à tour. Chez le comique grec, tous ces divers sentiments et ces différents mouvements de l'âme sont peints avec une énergie et une force singulières. Cette peinture vive et frappante dégénère, chez le comique latin, en une image froide, sans grâce et sans dignité. L'esclave, informé, de l'aventure, s'exprime ainsi dans Ménandre :

Oh ! qu'il est à plaindre, celui qui privé des dons de la fortune, se marie et donne le jour à des enfants ! Qu'il est dépourvu de raison, l'homme qui n'a aucun secours dans sa misère, et qui ne réussit pas à amasser de quoi subvenir aux besoins de la vie ! Le riche, avec ses trésors, peut couvrir toutes ses fautes et suffire à tout. Mais, que peut faire un misérable nu, accablé de tout le poids du malheur ; qui lutte contre les besoins toujours renaissants, ne recueille que des peines et manque de tout ? Je parle ici de mon maître ; mais qu'il serve d'exemple à tous.

Voyons maintenant si Caecilius retrace la pureté du style et la vérité des traits de son modèle. Voici ses paroles, dans lesquelles l'on retrouve le mélange insipide de quelques images de Ménandre avec le style ampoulé du cothurne :

Il est bien malheureux, l'homme pauvre qui élève ses enfants dans d'indigence : sa condition est de ramper toujours, tandis que l'opulent couvre de ses richesses l'opprobre de sa conduite.

Ainsi donc, comme j'en ai déjà fait l'observation, en lisant séparément ces vers de Caecilius, on n'en remarque point la faiblesse et la froideur ! mais qu'on les compare à l'original grec, on conviendra que Caecilius a eu grand tort de choisir pour modèle un homme à la hauteur duquel il n'avait pas la force de s'élever.

CHAPITRE XXIV

De l'ancienne frugalité, et des anciennes lois somptuaires.

Chez les anciens Romains, non seulement les mœurs domestiques portaient à la frugalité des repas, mais encore l'animadversion publique et la sanction des lois en étaient les garants incorruptibles. J'ai lu dernièrement, dans les écrits de Capiton Atéius, un ancien décret du sénat, porté sous le consulat de C. Fannius et de M. Valerius Messala qui ordonne que les principaux de la ville, qui, d'après un ancien usage, se régalaient tour à tour aux jeux mégalésiens feraient serment devant les consuls, selon la formule statuée à cet égard, que, dans chaque repas, ils ne dépenseraient pas plus de cent vingt as sans y comprendre les légumes, la farine et le vin; qu'on n'y boirait aucuns vins étrangers, mais d'Italie, et que tout le festin ne se monterait pas à plus de cent livres d'argent. Après ce sénatus-consulte, parut la loi Fannia, qui, aux jeux romains, plébéiens, saturnaux et dans quelques autres occasions, permit de dépenser, chaque jour, cent as ; trente, dix jours dans chaque mois, et dix, chaque autre jour. Le poète Lucile fait allusion à cette loi, lorsqu'il dit :
Misérable, d'être réduit par Fannius à ne dépenser que cent as !

Certains commentateurs de Lucile se sont trompés lorsqu'ils se sont fondés sur ce passage pour croire que la loi Fannia permettait de dépenser chaque jour cent as. Car Fannius n'autorise la dépense de cette somme, comme il vient d'être dit plus haut, qu'à certains jours de fête qu'il a soin de désigner : la dépense pour les autres jours, est fixée tantôt à trente as, tantôt à dix seulement. On porta ensuite la loi Licinia qui, outre la dépense de cent as qu'elle permettait à certains jours, comme la loi Fannia, accordait encore celle de deux cents pour les festins de noce et fixait à trente celle de tous les autres jours; et après avoir réglé la quantité de livres de viande salée ou fumée que chaque famille pouvait consommer elle laissait toute liberté sur les fruits que chacun recueillait de ses terres, de ses vignes et de ses plants. Laevius, faisant mention de cette loi dans son recueil galant, dit qu'un chevreau qu'on avait apporté pour un festin fut renvoyé et que, d'après les termes de la loi Licinia, des fruits et des légumes composèrent tout le régal ; voici ses expressions :

« On produit la loi Licinia, et la vie est rendue au chevreau. »

Lucile en touche aussi un mot, lorsqu'il dit :

« Passons sur la loi de Licinius. »

Le temps et la désuétude ayant presque fait oublier tous ces sages règlements, et le luxe outré de la table, comme un gouffre immense, ayant absorbé les plus riches patrimoines des uns et tous les revenus des autres, le dictateur Sylla fit publier dans Rome une défense expresse de dépenser, aux jours ordinaires, plus de trois sesterces au souper en permettant de pousser jusqu’à trente les frais de ceux qu'on se donnait aux calendes, aux ides, aux nones, dans les temps des jeux et à certaines solennités. Outre ces lois, on trouve aussi la loi Aemilia, qui regarde moins le taux de la dépense des tables, que le genre des aliments et la manière de les assaisonner. Ensuite la loi Antia, outre l'article des sommes, déterminait les seules classes de citoyens chez lesquels les candidats de la magistrature, ou ceux qui étaient revêtus de quelque autorité publique, pouvaient manger. Enfin, Auguste parvenu à l'empire, publia la loi Julia qui réglait la dépense journalière à deux cents sesterces, trois cents pour les calendes, les ides, les nones et différents jours de fête; mille pour les jours des noces et autant pour le lendemain. Capiton Atéius parle d'un édit qu'il attribue, je ne me souviens plus si c'est à Auguste ou bien à Tibère, qui de trois cents sesterces porte à mille la dépense des jours solennels, afin de mettre du moins un frein quelconque à cette fureur du luxe de la table qui ne gardait plus aucune mesure.

CHAPITRE XXV

Ce que les Grecs appellent ἀναλογίαν, ce qu'au contraire ils appellent ἀνωμαλίαν.

En latin comme en grec, les uns prétendent que l'on doit dire ἀναλογίαν, et les autres, que l'on doit dire ἀνωμαλίαν. Ce dernier terme exprime l'égale déclinaison de deux mots semblables, ce que quelques uns appellent en latin proportionem ; et le premier indique une différence de déclinaison fondée sur l'usage. Deux célèbres grammairiens grecs, Aristarque et Cratès, ont tenu fortement, le premier, pour ἀναλογίαν, et le second pour ἀνωμαλίαν. M. Varron, dans son huitième livre de la Langue latine, à Cicéron observe que l'on ne tient point à cette règle, et démontre que dans presque tous les mots, c'est l'usage qui domine. Voici comment il s'exprime :

Comme nous disons lupus (le loup), lupi (du loup), probus (honnête), probi (de l'honnête), et lepus (le lièvre), leporis (du lièvre), de même nous disons, paro (je prépare), paravi (j'ai préparé), lavo (je lave), lavi (j'ai lavé), pungo (je pique), pupugi (j'ai piqué), tundo (je bats), tutudi (j'ai battu), et pingo (je peins), pinxi (j'ai peint). Si, ajoute-t-il, de coeno (je soupe), de prandeo (je dîne), et de poto (je bois), nous disons coenatus sum (j'ai soupé), pransus sum (j'ai dîné), et potus sum (j'ai bu) ; cependant des présents adstringor (je serre), extergeor (j'essuie) et lavor (je lave), nous formons les parfaits, adstrinxi (j'ai serré), extersi (j'ai essuyé), et lavi (j'ai lavé). Si de Osco (Osque), Tusco (Toscan), Graeco (Grec), nous disons osce (dans le langue des Osques), tusce (en langue étrusque), graece (en langue grecque) ; cependant de Gallo (Gaulois), et de Mauro (Maure), nous disons gallice (à la manière des Gaulois), et maurice (à la façon des Maures). De même encore, quoique de probus (probe), doctus (savant), nous disions probe (honnêtement), docte (savamment) ; cependant, de rarus (rare), on ne dit point rare (rarement), mais les uns disent raro, et les autres, rarenter. Le même M. Varron dit encore dans le même livre : Personne ne dit sentior (je consens), et cela ne signifie rien en soi ; presque tout le monde dit assentior. Sisenna était le seul qui dît assentio dans le sénat : beaucoup d'autres après suivirent son exemple, mais ne purent cependant vaincre l'usage. Toutefois, le même Varron dit, en d'autres endroits, beaucoup de choses en faveur d’ἀναλογία. On ne doit donc regarder que comme des espèces de lieux communs, tout ce qu'on dit pour on contre la signification de ce mot.

CHAPITRE XXVI

Dissertation de M. Fronton et du philosophe Favorin sur les différents genres des couleurs et sur les diverses étymologies grecques et latines de leurs noms. Ce que c'est que la couleur appelée Spadix.

Un jour que le philosophe Favorin allait visiter M. Fronton qui était malade, il voulut que je l'accompagnasse.

Nous trouvâmes chez l'illustre consulaire plusieurs personnages recommandables par leur érudition. La conversation tomba sur les couleurs et sur leurs différents noms. L'on s'étonnait qu'étant aussi multipliées et aussi différentes qu'elles le sont, la langue latine ne fournît qu'un très petit nombre de termes, la plupart assez vagues, pour en désigner toutes les espèces. En effet, dit Favorin, l'œil en découvre infiniment plus que la langue n'en peut différencier ; car, sans faire ici mention de celte multitude de teintes douces et charmantes qui n'ont point de nom, combien de différentes espèces de gradations dans les couleurs les plus simples que l'on désigne toutes par le rouge et le vert ! Au reste, cette pénurie de termes est bien plus sensible dans la langue latine que dans la langue grecque. Dans la première, l'expression rouge d'été formée du terme rougeur : mais comme cette langue n'a point cette variété de termes propres à exprimer les différentes nuances du rouge de feu, de celui du sang, de la pourpre ou du safran, elle les comprend toutes et les réunit sous l'expression générale de rouge, tandis qu'elle a coutume de former les noms des couleurs, de la chose même qui les représente, et qu'elle dit que telle chose est couleur de feu, de flamme, de sang, de safran, de pourpre et d'or. Car les mots russus et ruber ne signifient autre chose que du rouge, et sont bien éloignés d'exprimer ces différentes espèces désignées dans la langue grecque, le jaune foncé, la couleur de feu, le rouge ardent et le phénicien, qui toutes, à la vérité, participent du rouge, mais qui l'enflamment, l'adoucissent ou bien en tempèrent la vivacité par le mélange des teintes. Fronton alors prenant la parole, répondit à Favorin : Nous ne contestons pas à la langue grecque, dans laquelle vous paraissez très versé, une abondance et une richesse dont la langue latine est dépourvue ; mais ne croyez pas cependant que, sur l'objet qui nous occupe, elle soit aussi pauvre que vous le pensez. Les mots russus et ruber ne sont pas les seuls qu'elle possède dans la nomenclature des couleurs ; elle en a même en plus grand nombre que ceux que vous avez cités du grec. En effet, vous ne devez pas ignorer que les termes suivants, fulvus, flavus, rubidus, phaeniceus, rutilus, luteus, spadix, sont autant d'expressions qui toutes sont consacrées à la description des différentes espèces de rouge, et qui annoncent les métamorphoses qu'opère dans la couleur primitive, l'éclat qui paraît l'enflammer; le vert qui, s'unissant à elle, tempère sa vivacité ; le noir qui la rembrunit, et le blanc qui l'égaie et la rapproche du vert. Car rutilus et spadix ne désignent-ils pas en latin cette couleur phénicienne que vous appelez φοινικοῦν, d'un terme grec dérivé de cette langue, et qui exprime la splendeur du rouge le plus brillant, tel qu'il éclate sur les fruits du palmier avant leur parfaite maturité, et, que l'on appelle indifféremment spadix ou phaeniceus ? Les Déliens donnent le premier de ces deux noms au rameau de cet arbre, lorsqu'il en est arraché et qu'il est orné de son fruit. L'espèce de jaune désignée par fulvus, paraît formée du mélange du rouge et du vert, de manière que l'une ou l'autre de ces deux couleurs domine toujours. Ainsi Virgile, si exact dans l'emploi des termes, se sert du mot fulvus pour peindre une aigle de jaspe, des bonnets de peau, de l'or, du sable, un lion. Q. Ennius dans ses Annales dit aussi aere fulvo (de l'airain jaune). Le jaune (flavus), selon l'opinion commune, résulte de l'union du vert, du rouge et du blanc. Ainsi l'on dit flaventes comae (des cheveux blonds), et ce qui paraît surprendre plusieurs personnes, Virgile, en parlant des feuilles de l'olivier, leur applique l'épithète flavae. Bien des années auparavant, Pacuvius avait donné cette même épithète à l'eau et à la poussière. Comme les vers de ce poète m'ont paru charmants, je les mets sous les yeux du lecteur :

« Souffrez que je lave vos pieds dans de l'eau jaune (lymphis flavis), et que ces mains qui ont rendu souvent le même service au roi d'Ithaque, essuient la poussière jaune (flavam pulverem) qui couvre les vôtres ; souffrez, qu'en les maniant doucement, je diminue vos fatigues. »

Rubidus exprime le rouge foncé dans lequel le noir domine, d'une manière très sensible. Luteus, au contraire, marque un rouge clair : ce qui a sans doute donné lieu à ce nom. Vous voyez donc, mon cher Favorin, continua Fronton, que les Grecs ne sont pas si riches que nous dans la description des différentes espèces de rouge. Je soutiens qu'il en est de même du vert. Virgile voulant exprimer la couleur d'un cheval vert, aurait pu se servir du mot caeruleus plutôt que de glaucus ; mais il a préféré le second, comme plus connu en grec, que le premier presque inusité en latin. Car les anciens latins, pour peindre une personne avec des yeux bleus appelés par les Grecs γλαυκῶπις, emploient le terme caesia qu'ils font dériver sans doute, dit Nigidius du mot caelum (ciel), à cause de la ressemblance de la couleur, comme s'ils eussent voulu dire caelia. A ces mots, Favorin, charmé de l'étendue des connaissances du docte consulaire et de l'élégance de ses entretiens, ne put s'empêcher de lui dire : « En vérité, avant de vous avoir entendu, j'avais cru la langue grecque infiniment plus abondante que la langue latine, sur l'objet de notre dissertation ; mais, mon cher Fronton, vous me mettez dans le cas de rappeler ce vers d'Homère :

« Il aurait prévenu le combat, ou il aurait rendu la victoire douteuse. »

Je vous avoue que parmi les choses excellentes que vous avez dites, j'ai été frappé surtout de la manière dont vous avez établi les différentes nuances qu'on remarque dans la couleur jaune ; vous m'avez enfin donné l'intelligence de cet endroit admirable du quatorzième livre des Annales d'Ennius, qui jusqu'à ce jour ne m'avait paru qu'une énigme :

« Ils caressent aussitôt doucement la surface de la mer qui ressemble à du marbre verdâtre (marmore flavo) ; ses flots teints de cette couleur, écument sous les rames de cent vaisseaux. »

Je ne pouvais accorder ensemble les deux épithètes flavum et caeruleum, que l'annaliste réunit et confond,  mais d'après ce que vous venez de m'expliquer, je comprends que le jaune étant formé de son union avec le vert et le blanc, le poète a très heureusement désigné la couleur de la mer couverte d'écume, en la comparant à un marbre jaune.

CHAPITRE XXVII

Sentiment de T. Castricius sur les portraits que Salluste et Démosthène ont faits, l'un de Philippe et l'autre de Sertorius. 

Voici le portrait plein de noblesse et d'énergie, que Démosthène nous a laissé du roi Philippe :
Je voyais ce Philippe, dit-il, contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses républiques, l'œil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur, et de se couronner des palmes de la victoire. Salluste, enchanté de la vigueur de ces traits, s'est efforcé de les reproduire dans le portrait qu'il fait de Sertorius en ces termes :

L'impéritie des premiers écrivains, et la jalousie de leurs successeurs, ont conspiré pour dérober aux regards de la postérité la gloire dont ce grand homme se couvrit en Espagne, où il servit en qualité de tribun militaire sous Didius, celle qu'il acquit dans la guerre centre les Marses, par sa grande expérience, sa célérité à rassembler les légions et à les armer, et par les divers commandements qu'on lui confia dans des circonstances critiques pendant lesquelles il rendit les plus grands services à la république ébranlée. Mais ce que l'histoire avait oublié, mille cicatrices honorables qui couvraient le corps du héros, et un œil perdu en combattant, le publièrent d'une manière bien glorieuse. Sertorius, ravi que Mars l'eût ainsi défiguré, ne regrettait point ces pertes ; elles attestaient qu'il ne devait qu'à sa haute valeur la conservation de ce qui lui restait.

T. Castricius, en considérant attentivement la peinture de ces deux maîtres, demande s'il n'est point contre la nature de se réjouir de la mutilation de son corps puisque, dit-il la joie n'est qu'un tressaillement de l'âme, et une satisfaction vivement sentie de l'accomplissement de ses vœux ; qu'il est bien plus naturel et bien plus dans le sentiment de l'humanité de dire que Philippe offrait tous ses membres aux coups du sort. Ces paroles ajoute-t-il font entendre que Philippe ne se réjouissait pas, comme Sertorius, de sa déformation , ce qui est invraisemblable et outré, mais que ce roi était si fort touché de l'éclat de l'honneur militaire, si flatté de pouvoir immortaliser son nom, qu'il comptait, pour rien les mutilations auxquelles son corps était exposé, et qu'il était prêt à sacrifier tous ses membres pour mériter les lauriers de la gloire et les éloges de la postérité.

CHAPITRE XXVIII

Que l'on ne connaît pas bien quelle divinité l'on doit invoquer pendant les tremblements de terre.

La recherche des causes qui produisent les tremblements de terre, non seulement a fait naître mille opinions diverses parmi les hommes, mais elle a encore partagé les écoles de la philosophie. Est-ce à la fermentation des eaux qui, resserrées dans les abîmes de la terre, s'y agitent et la tourmentent, qu'il faut attribuer ces phénomènes terribles ? Ce dernier sentiment paraît avoir été celui des anciens grecs, qui appelaient Neptune le dieu qui ébranle la terre, Enfin, quelque autre ressort ignoré, ou l'action de quelque divinité, ne sont-ils pas la cause, des mouvements terrestres ? C'est dans ce doute que les anciens Romains, si exacts à régler tous les devoirs de la religion, si sages et si prudents lorsqu'il s'agissait de prescrire les rites sacrés et tout ce qui appartient au culte des immortels que les anciens Romains, dis-je, mettaient sur-le-champ, par un édit, au nombre des jours solennels celui où l'on avait été instruit ou frappé du plus léger tremblement de terre. Ils ne nommaient cependant ni le dieu ni la déesse à qui ce jour était consacré, comme c'était la coutume, de peur qu'en prenant une divinité pour une autre, le peuple ne se portât à un culte faux et supposé. Si quelqu'un violait la sainteté de ce jour, il était obligé d'offrir un sacrifice expiatoire AU DIEU ou bien A LA DÉESSE. M. Varron nous apprend que le collège des pontifes avait prescrit cet acte d'expiation, incertain quelle puissance, quel dieu ou quelle déesse, ébranlait la terre. L'esprit des savants ne s'est pas moins exercé sur la recherche des causes des éclipses de lune ou de soleil. M. Caton, ce profond scrutateur des phénomènes de la nature, n'a donné sur cette matière que des conjectures vagues et peu propres à satisfaire la curiosité. Voici comment il s'exprime au quatrième livre de ses Origines : Je ne m'arrêterai point à copier ce qui est écrit sur le tableau chez le souverain sacrificateur, ni le prix du froment, ni le nombre et la cause des éclipses de lune ou de soleil.

Tant cet homme célébré a dédaigné de découvrir ou d'apprendre le principe de ces phénomènes célestes.

CHAPITRE XXIX

Apologue curieux d'Ésope le Phrygien.

Ésope le Phrygien, ce fabuliste célèbre, fut mis avec raison, au nombre des sages les plus distingués. Ses fables, peines de conseils et de leçons de la plus grande utilité, n'affectent point le ton sévère et impérieux de l'altier philosophe. L'apologue, entre ses mains, emprunte le langage des grâces et de la gaieté. C'est par ce charme séduisant qu'il s'insinue dans l'âme de ses lecteurs, et qu'il leur fait goûter les diverses peintures qu'il trace d'une main si sage et si judicieuse. Sa fable de l'alouette et de ses petits, écrite avec autant d'esprit que d'élégance, fait entendre que l'on doit moins attendre d'autrui que de soi-même le succès d'une affaire dans laquelle on peut agir. Il existe, dit-il, un petit oiseau qui se nomme alouette ; il habite ordinairement dans les blés, et y fait son nid, de manière que ses petits commencent à se couvrir de plumes au temps de la moisson. L'alouette, dont il s'agit ici, avait choisi par hasard un champ dont la récolte précoce devait se faire un peu avant la saison accoutumée. Déjà l'on voyait flotter les épis dorés, et la petite famille était encore sous plumes. Un jour la mère partant pour chercher de la nourriture, avertit ses petits de bien remarquer ce qui arriverait ou se dirait de nouveau pendant son absence, de bien le retenir et de le lui raconter à son retour. Le maître du champ arrive, appelle son fils dans la fleur de la jeunesse, et lui dit : « Tu vois que ces blés sont en pleine maturité et n'attendent que la faucille ; demain donc, dès le point dit jour, va trouver nos amis, et les prie de venir nous aider à faire la moisson. » Après avoir dit ces mots, il s'éloigne. Dés que la mère paraît, les petites alouettes tremblantes crient toutes à la fois, et la conjurent de déloger au plus vite, car le maître du champ a envoyé prier ses amis de venir eu point du jour, pour faire la moisson. « Soyez en paix, mes enfants, répond l'alouette ; si le maître se repose de ce travail sur ses amis, demain, ces épis seront encore sur pied. Il n'est donc point nécessaire que je vous ôte d'ici maintenant. » Le lendemain, la mère retourna à la pâture. Le maître paraît, attend ceux qu'il avait fait appeler ; le soleil devient plus ardent, le temps se passe, point d'amis. « Mon fils, dit alors le père étonné, ces amis sur lesquels nous avions compté, sont des paresseux : que n'allons-nous plutôt chez nos voisins, nos parents et nos alliés, les prier de se trouver ici demain à heure du travail ? » Les petits, aussi épouvantés que la veille, racontent ces paroles à la mère. Celle-ci les exhorte de nouveau à rester sans crainte et sans inquiétude : « Il n'y a, leur dit-elle, ni parents ni voisins assez complaisants pour se prêter sans délai au travail d'autrui, et pour venir aussitôt qu'on les appelle. Faites seulement bien attention à ce qui se dira de nouveau. » Le lendemain, au point du jour, l'alouette va chercher la pâture ; et malgré l'invitation, l'on ne voit arriver ni parents ni voisins. Enfin, le père dit à son fils : « Laissons ces amis et ces parents. Apporte ici, demain, deux faucilles, une pour moi, l'autre pour toi, et nous ferons nous-mêmes la moisson. » Dès que les petits eurent rapporté à leur mère ces dernières paroles : « Il est temps, mes enfants, dit-elle, il est temps de partir ; car, à n'en pas douter, le maître fera ce qu'il a dit, puisqu'il ne compte pour l'exécution que sur lui-même  sans se reposer sur ceux qu'il a fait appeler. » En achevant ces mots, l'alouette part, emporte son nid et le maître vint moissonner son champ. Cette fable d'Ésope fait voir combien l'on doit peu compter sur le secours des parents et des amis. Eh ! que nous recommandent entre autres choses les maximes les plus sacrées de la philosophie, que de ne nous reposer que sur nos propres travaux, de compter pour absolument étranger tout ce qui est hors de nous et de notre propre cœur ? Q. Ennius a mis, dans ses satires, cet apologue d'Ésope, en vers ïambiques pleins de finesse et d'élégance. En voici deux qu'il est surtout bien essentiel, selon moi, d'avoir gravés au fond de l'âme :

 Conserve précieusement cet axiome dans ta mémoire :

N'attends jamais rien de tes amis, quand tu peux agir toi-même.

CHAPITRE XXX

Différence des effets de l'aquilon d'avec ceux du vent du midi su les flots de la mer.

L'on a souvent remarqué une différence bien singulière dans l'agitation des flots de la mer, occasionnée par le souffle de l'aquilon et des tourbillons qui partent de la même région, avec le mouvement qu'excite le vent du midi, et celui qui s'élève des côtes de l'Afrique. Ces montagnes d'eau que l'aquilon rassemble en grand nombre et qu'il élève jusqu'aux nues, dès que la tempête cesse, on les voit s'abattre, décroître, et la surface des ondes s'étendre et s'unir comme une glace : mais lorsque le souffle impétueux du vent d'Afrique ou de celui du midi bouleverse les mers, longtemps après qu'ils ont cessé leurs ravages, on aperçoit de la fermentation et du trouble dans les flots ; l'orage a disparu mais le courroux de la mer continue. On forme sur ce phénomène plusieurs conjectures ingénieuses. On croit que les vents qui s'échappent du septentrion et des plus hautes régions de l'air, pour tourmenter l'empire de Neptune, tombent pour ainsi dire, jusqu'au plus profond de ses abîmes, s'ébranlent par la masse ; qu'ils se contentent d'en émouvoir l'intérieur et d'imprimer aux flots une agitation momentanée qui ne dure qu'autant que l'aquilon presse sur leur sein au lieu que le vent d'Afrique et celui du midi qui soufflent du cercle du méridien et de la partie inférieure de l'axe, s'arrêtent à la superficie de la mer, et, glissant sur les flots, les roulent plutôt qu'ils ne les soulèvent : c'est pourquoi n'étant pas pressés d'en haut, mais seulement poussés avec violence les uns contre les autres, les flots, lorsque le vent a cessé, conservent l'empreinte du mouvement qu'ils ont reçu. Le lecteur, attentif à ces vers d'Homère, y apercevra la confirmation de cette conjecture. C'est ainsi que le divin poète peint le vent du midi :

Quand l'auster pousse les vagues contre un rocher.

Il présente une autre image en parlant de Borée que nous nommons l'Aquilon :

Et Borée, agitant les flots avec furie.

Ainsi, dans un de ces tableaux, l'Aquilon qui, du haut du ciel, exerce ses ravages, est représenté soulevant la mer émue jusqu'au fond de ses gouffres ; dans l'autre, le vent du midi qui s'élève des régions inférieures, paraît le tyran furieux des flots qu'il agite avec plus de force et qu'il anime les uns contre les autres. C'est le sens de ces paroles d'Homère ;

« S’élance contre un rocher », et ailleurs, « se pousse contre le sommet d'un rocher. »

Les plus savants philosophes ont aussi observé que quand l'auster domine sur les ondes, la mer paraît verdâtre ou d'un bleu foncé, au lieu que sous l'empire de l'aquilon, les eaux se teignent d'un noir sombre et affreux. En parcourant le livre des Problèmes d'Aristote, j'ai trouvé que le philosophe touche un mot de cette différence pourquoi, dit-il, quand l'Auster souffle sur la mer, sa surface paraît-elle bleuâtre, et lorsque c'est l'aquilon, semble-t-elle d'une couleur plus sombre et plus noire ? Est-ce parce que l'aquilon bouleverse les flots avec moins de furie, et que tout ce qui est plus calme paraît sombre et ténébreux ?

FIN DU LIVRE II