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TERTULLIEN

 

Contre les Valentiniens

 

 

TERTULLIEN

CONTRE LES VALENTINIENS.

[Traduit par E.-A. de Genoude]

I. Les Valentiniens, secte nombreuse parmi les hérétiques, parce qu'elle se recrute des apostats de la vérité, penche volontiers pour les fables, et n'a rien d'effrayant dans sa discipline; les Valentiniens n'ont d'autre souci que de cacher ce qu'ils prêchent, si toutefois c'est prêcher que de cacher sa doctrine. Les ténèbres dont ils s'enveloppent sont une précaution qui les accuse. Ils affichent leur ignominie en affirmant leur religion. En effet, le silence qui recouvre les mystères d'Eleusis, espèce d'hérésie dans la superstition grecque, en est la honte. Voilà pourquoi ils imposent de rudes épreuves, réclament une longue initiation, mettent un sceau sur la langue, et fixent à cinq ans la durée du noviciat, afin d'accroître l'estime en ajournant la connaissance et de relever la majesté des mystères en allumant le désir. Puis vient le devoir du silence. On garde avec attention ce qu'on a découvert si tard. D'ailleurs cette divinité qui réside dans le sanctuaire, ces soupirs des candidats, ce sceau apposé sur la langue, à quoi tout cela vient-il aboutir? A la révélation de l'emblème de la virilité humaine. Une interprétation allégorique, prétextant le nom vénérable de la nature, voile le sacrilège sous le patronage d'une figure forcée, et se justifie du reproche de fausseté par le simulacre qu'on adore. Il en est de même des hérétiques auxquels nous nous attaquons. Recouvrant |104 leurs vaines et honteuses inventions des noms, des litres et des arguments sacrés de la religion, profitant d'ailleurs de la pluralité des personnes divines, parce qu'il semble assez plausible que le nombre engendre le nombre, les Valentiniens ont aussi leurs mystères d'Eleusis, qu'ils persuadent à la piété crédule, mystères sacrés par un inviolable silence, et qui n'ont de céleste que l'obligation de se taire. Interrogez-les avec candeur, ils vous répondent avec un visage austère et un front sourcilleux: O profondeur! Poussez-les de question en question, ils affirment par des subtilités et des équivoques la foi qui nous est commune. Prouvez-leur indirectement que vous les avez pénétrés, ils nient tout ce qu'ils s'aperçoivent que vous savez. Combattez-les par des raisonnements serrés, ils désarment la simplicité crédule en faisant bon marché d'eux-mêmes. Ils ne livrent aucun de leurs secrets à leurs propres disciples avant d'être sûrs qu'ils sont à eux. Ils ont un moyen de persuader avant d'enseigner. Or la vérité persuade en enseignant, elle n'enseigne pas en persuadant.

II. Voilà pourquoi ils nous accusent de simplicité, comme si nous n'étions que simples sans être sages également, et que la sagesse fût contrainte de renoncer à la simplicité, quand le Seigneur les associe l'une à l'autre: « Ayez la prudence du serpent et la simplicité de la colombe, dit-il. » Ou bien, si nous semmes des insensés parce que nous sommes simples, n'est-il pas vrai de dire que nos adversaires n'ont pas la simplicité parce qu'ils sont sages? Tous ceux qui ne sont pas simples sont des pervers, de même que ceux qui ne sont pas sages sont des insensés. Et cependant, s'il fallait choisir, je préférerais le vice qui est le moindre, puisqu'il est plus avantageux d'ignorer que de trop savoir, de se tromper que de tromper. Or, « l'œil de Dieu regarde ceux qui le cherchent dans la simplicité du cœur, » comme l'enseigne la Sagesse elle-même, non pas celle de Valentin, mais de Salomon. En second lieu, les enfants ont offert à Jésus-Christ le |105 témoignage du sang. Appellerai-je enfants ceux qui crient: Crucifiez-le? Crucifiez-le! Non, ils n'étaient ni enfants, ni muets, c'est-à-dire qu'ils n'étaient pas simples. L'Apôtre aussi nous ordonne de redevenir enfants selon Dieu, quand il dit: « Soyez comme les enfants sans malice » par la simplicité, « mais ayez la prudence des hommes faits. » J'ai montré que la sagesse bien réglée découle de la simplicité. En un mot, la colombe sert ordinairement à figurer Jésus-Christ; le serpent n'arrive que pour le tenter. L'une est depuis le commencement le héraut de la paix divine; l'autre est depuis le commencement le spoliateur de l'image divine. Ainsi la simplicité pourra plutôt à elle seule reconnaître et montrer Dieu; à elle seule la prudence le poursuivra et le trahira.

III. Que le serpent se cache donc autant qu'il peut, qu'il tourmente sa prudence dans les détours de ses retraites ténébreuses; qu'il habite dans les lieux souterrains; qu'il se plonge dans les sombres refuges; qu'il déroule la chaîne de ses anneaux en mille sinuosités; qu'il s'avance obliquement, sans se montrer jamais tout entier, bête ennemie du jour et de la clarté. Notre colombe à nous habile dans le sanctuaire de la simplicité, toujours sur un lieu élevé, à découvert et au grand jour. La figure de l'Esprit saint aime les clartés de l'Orient, qui est la figure du Christ. La vérité ne rougit de rien, sinon de n'être pas découverte. Qui rougirait, en effet, d'écouter et de reconnaître pour Dieu celui que la nature lui a déjà révélé, dont elle sent tous les jours la présence dans ses œuvres, qu'elle commence seulement à ignorer lorsqu'elle ne le regarde pas comme unique, lorsqu'elle le fait multiple, lorsqu'elle l'adore dans ses créatures? Mais renoncer à cette multitude de dieux pour en introduire une autre multitude; faire passer les fidèles d'une autorité domestique à une autorité inconnue, d'un maître visible à un maître caché, c'est tourner les lumières naturelles contre la loi. Que si tu interroges le fond de toutes ces fables, |106 ne te semble-t-il pas que ta nourrice t'ait raconté autrefois dans ton enfance, et parmi les difficultés du sommeil, l'histoire des tours de la Lamie et des peignes du Soleil? Mais quiconque se présentera avec la connaissance de la foi, aussitôt qu'il rencontrera tous ces noms d'Eons, tous ces mariages, toutes ces générations, toutes ces morts, tous ces avènements, tous ces bonheurs, toutes ces infortunes d'une divinité, ainsi dispersée et mise en lambeaux, hésitera-t-il à reconnaître ces fables et « ces généalogies sans fin, » que l'Esprit de l'Apôtre condamna d'avance, lorsque ces semences hérétiques commençaient dès-lors à pulluler? C'est donc avec justice qu'ils répudient la simplicité pour ne s'accorder que la prudence, ces hommes qui, outre qu'ils enfantent difficilement de pareilles chimères, et les défendent obliquement, ne les livrent pas tout entières à leurs disciples; astucieux, parce que leurs doctrines sont honteuses, barbares d'ailleurs, si elles sont louables. Nous, cependant, tout simples que nous sommes, nous savons tout. En un mot, voilà quelle est la première arme par laquelle, en ouvrant la lice, nous démasquons leur conscience et préludons à la victoire, puisque produire au grand jour ce que l'on cache avec tant d'effort, c'est l'anéantir.

IV. Oui, nous connaissons, je le répète, leur origine; nous savons pourquoi nous leur donnons le nom de Valentiniens, quoiqu'ils le désavouent. Il est bien vrai qu'ils se sont éloignés de leur fondateur; mais ils n'ont point anéanti par là leur origine, et si par hasard ils ont changé, leur changement lui-même témoigne contre eux. Valentin avait espéré l'épiscopat, parce qu'il avait du talent et de l'éloquence. Indigné qu'un autre, par le privilège de son martyre, eût obtenu cette dignité, il rompit violemment avec l'Eglise qui professe la foi véritable; et, fidèle à l'exemple de ces ames qui, en aspirant aux honneurs, brûlent du désir de la vengeance, il s'appliqua tout entier à ruiner la vérité. Trouvant le germe d'une ancienne opinion, il fraya |107 le chemin à Colarbase. Vint ensuite Ptolémée, qui distingua les noms et le nombre des Eons en substances personnelles, mais déterminées hors de Dieu, tandis que Valentin les avait renfermées dans l'essence de la divinité, sous le titre de sentiments, d'affections et de mouvements. Héracléon, Secondus, et le Magicien Marc, firent faire à la doctrine quelques pas. Quant à Théotime, il s'occupa surtout des images de la loi. Ainsi, de Valentin, il n'en est plus question aujourd'hui; et cependant ces hérétiques s'appellent Valentiniens, parce qu'ils ont commencé avec Valentin. Axionique, jusqu'à ce jour, est le seul qui, dans Antioche, console la mémoire de Valentin par une fidélité rigoureuse à l'institution primordiale. D'ailleurs cette hérésie s'est émancipée jusqu'à se transformer autant de fois que l'impure courtisane a l'habitude de travestir ses traits et ses vêtements. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi? Ils trouvent dans chacun d'eux leur semence spirituelle. Ont-ils inventé quelque nouveauté, sur-le-champ ils appellent révélation, ce qui n'est que conjecture, don sacré, ce qui n'est qu'invention humaine, diversité, ce qui est unité. Voilà pourquoi nous remarquons, sans parler de leur dissimulation ordinaire, que la plupart d'entre eux sont divisés. Sur certains points, il vous diront même avec sincérité: « Cela n'est point ainsi; j'entends cela autrement; cela, je ne le reconnais pas. » En effet, c'est par la diversité que l'on innove dans la règle: elle a même les couleurs de l'ignorance.

V. J'engagerai la discussion avec les dogmes fondamentaux des maîtres primitifs et non avec les chefs hypocrites de ces disciples qui vont où on les mène. On ne nous accusera pas non plus, comme on le fait, d'avoir inventé à plaisir ces matières que des personnages, remarquables par leur sainteté et leurs lumières, non-seulement nos devanciers, mais contemporains des hérésiarques eux-mêmes, ont exposées et réfutées dans de lumineux traités: témoin Justin, philosophe et martyr; témoin Miltiade, le champion |108 des églises; témoin Irénée, savant investigateur de toutes ces doctrines; témoin notre Proculus, vierge jusque dans sa vieillesse et honneur de l'éloquence chrétienne. Fasse le ciel que je les égale dans toutes les œuvres de la foi de même que dans celle-ci! Ou bien, si ces hérésies n'existent en aucune manière, de sorte qu'il faille les imputer à ceux qui les combattent, le mensonge retombera sur l'Apôtre qui les a signalées. Mais non; si elles existent, elles n'existent pas différentes de ce qu'elles sont représentées. Quelle est la plume assez désœuvrée pour imaginer des chimères quand elle a les matériaux?

VI. De peur que tant de noms étrangers, bizarres, rassemblés à plaisir, équivoques, ne jettent des ténèbres dans l'esprit, je dois commencer par déclarer dans ce traité, où j'ai promis seulement l'exposition de ce mystérieux arcane, comment j'en userai à l'égard de ces noms. Quelques-uns, venus du grec, n'ont pas d'équivalent qui les rende dans une autre langue; d'autres sont d'un genre différent; d'autres enfin sont d'un usage plus fréquent en grec. La plupart du temps, nous emploierons donc les mots grecs: ils porteront à la marge leur signification; les termes grecs ne manqueront pas non plus aux mots latins; mais ils seront marqués dans le cours du récit au-dessus des lignes, afin qu'ils deviennent le signe des noms de personne pour lever l'équivoque de ceux qui admettent aussi une autre signification. Quoique je remette à un autre moment la lutte sérieuse, pour me contenter aujourd'hui d'un simple exposé, cependant partout où l'extravagance de la doctrine méritera la flétrissure, une attaque superficielle et rapide sera nécessaire. Imagine-toi, lecteur, que tu assistes à l'escarmouche avant le combat. J'indiquerai, mais n'enfoncerai pas les coups. Si le rire s'élève en quelque endroit, ce sera rendre justice à de pareilles matières: il en est beaucoup qui ne demandent que cette réfutation, de peur qu'une réponse sérieuse ne semble en accroître l'importance. Le ridicule va naturellement à de vaines |109 conceptions. Il convient aussi à la vérité de rire, parce qu'elle est joyeuse, et de se jouer de ses ennemis, parce qu'elle est confiante dans sa force. Seulement il faut éviter que son rire n'excite à son tour la raillerie, s'il était déplacé. Mais d'ailleurs partout où le rire est convenable, il remplit un devoir. Enfin, je commencerai ainsi.

VII. Le poète romain Ennius s'était contenté de dire le premier de tous que « les cénacles du ciel étaient immenses, » soit à cause de la grandeur du lieu, soit qu'il eût lu dans Homère les festins que Jupiter y donnait. Mais c'est chose merveilleuse de voir combien d'élévations sur élévations, de sublimités sur sublimités les hérétiques ont suspendues, entassées, étendues pour former l'habitation de chacun de leur dieu. Ces cénacles, qu'Ennius donne à notre Créateur, ont été disposés dans la forme de petits appartements, surmontés de balcons d'étage en étage, et distribués à chaque dieu par autant d'escaliers qu'il y a eu d'hérésies. Le monde est devenu un véritable comptoir. Vous diriez l'île fortunée, à voir ces mille et mille degrés du ciel. Où sont-ils? Je l'ignore. C'est là qu'habile le dieu des Valentiniens, tout-à-fait sous les tuiles. Considéré dans sa substance, ils l'appellent l'Eon parfait, dans sa personne, Proarchê, Archê, ou Bythos, mot qui ne convenait nullement à qui habile dans les hauteurs. Ils le proclament sans commencement, immense, infini, invisible, éternel, comme si le définir tel que nous savons qu'il doit être, c'était prouver qu'il l'est véritablement, pour avoir droit de dire que tel il a été et qu'il a précédé toutes choses. Mais je le somme de me prouver son existence: et ici je remarque surtout que ces dieux, qu'on me présente comme antérieurs à toutes choses, arrivent après toutes choses, et encore après des choses qui ne sont pas à eux. Eh bien! d'accord! Ce Bythos a sommeillé autrefois, pendant une infinité de siècles, dans le calme et le repos inaltérable d'une pacifique, ou pour mieux dire, |110 d'une stupide divinité, tel enfin que le lui ordonna Epicure. Et cependant à ce Dieu qu'ils nous représentent, comme unique, ils lui donnent, dans lui-même et avec lui-même une seconde personne qu'ils nomment Charis ou Sigê. Autre inconséquence. Ils l'arrachent à ces bienheureux loisirs pour qu'il ait à tirer de lui-même le principe de toutes choses. Ce principe, il le dépose dans le sein de sa Sigê, qui le recueille et conçoit. Voilà donc Sigê qui enfante clandestinement. Celui qu'elle enfante s'appelle Noûs, exactement semblable à son père, égal à lui en toutes choses. En un mot, seul il suffit à contenir cette immense et incompréhensible grandeur du père. Aussi est-il nommé Père, commencement de toutes choses, et, à proprement parler, Monogène, ou plutôt terme sans propriété, puisqu'il n'est pas fils unique. En effet, une femme naît après lui. Elle s'appelle Vérité. Le nom de Protogène ne conviendrait-il pas beaucoup mieux à ce Monogène, puisqu'il est venu au monde le premier? Bythos et Sigê, Noûs et Vérité, premier quadrige auquel s'attèle la secte de Valentin, sont donc le principe et l'origine de tous les autres. Car ce même Noûs, aussitôt qu'il eut reçu la faculté d'engendrer, produit le Verbe et la Vie, qui, si elle n'existait pas auparavant, n'existait pas non plus par conséquent dans Bythos. Mais comment supposer que la vie n'était pas dans Dieu! Ce couple nouveau, mis au monde pour commencer l'universalité et le Plérôme parfait, engendre à son tour: il procrée l'Homme et l'Eglise. Tu as l'Ogdoade, double Tétrade, par l'accouplement des mâles et des femelles, grenier des Eons primordiaux, pour ainsi dire, hymens fraternels des dieux Valentiniens, origine de toute la sainteté et de toute la majesté de cette hérésie, multitude de crimes ou de dieux, je l'ignore; mais à coup sûr, principe de toute la fécondité ultérieure.

VIII. Voilà donc que la seconde Tétrade, le Verbe et la Vie, l'Homme et l'Eglise, a germé en l'honneur du père. Alors, désireux d'offrir au père de leur propre fonds |111 quelque chose de pareil à leur nombre, ils produisent d'autres fruits, par l'union de leur double nature, et en vertu de leur alliance par conséquent. D'un côté, le Verbe et la Vie mettent au monde une dixaine d'Eons à la fois; de l'autre l'Homme et l'Eglise en produisent deux de plus, pour atteindre le nombre des auteurs de leurs jours, parce que ces deux êtres, réunis aux dix autres, forment un nombre égal à celui qu'ils ont procréé. J'écris les noms de la décade: Bythos et Myxis, Agératos et Hènoxys; Autophyès et Hédonê; Acynétos et Syncrasis; Monogène et Macaria. Voici, d'autre part, ceux du nombre duodénaire: Paraclet et Pistis; Patricos et Elpis; Métricos et Agapê; Aïnus et Synésis; Ecclésiastique et Marcariote; Thélétus et Sophia. Je suis forcé d'expliquer ici, par un exemple semblable, ce qui manque à ces noms. Il y eut dans les écoles de Carthage un froid rhéteur latin du nom de Phosphore. Un jour qu'il contrefaisait le brave: O mes concitoyens! dit-il, j'arrive devant vous du champ de bataille, avec ma victoire, avec votre félicité, accru, glorieux, fortuné, très-illustre, triomphateur. Ses disciples aussitôt de s'écrier: O famille de Phosphore (1)! Tu sais maintenant ce que c'est que Fortunata, Hédonê, Acinète, et Thélétus. Ecrie-toi aussi: O famille de Ptolémée! Voilà ce Plérôme mystérieux qui se compose de la plénitude d'une divinité répartie entre trente. Nous verrons quels sont les privilèges des nombres quaternaire, octonaire et duodénaire. Remarquons en attendant que cette fécondité tout entière s'arrête au nombre trente; l'énergie, la faculté et la puissance prolifique des Eons sont épuisées, comme s'il n'y avait pas de nombres au-delà ni d'autres noms qu'un pédagogue pût leur enseigner! Pourquoi, en effet, ne pas aller jusqu'à cinquante, jusqu'à cent procréations? Pourquoi oublier |112 les nourrices de tous ces dieux et leurs compagnons? 

IX. Il y a plus; voici une acception de personnes. Noûs est le seul qui entre tous jouisse de la connaissance du Père incommensurable, joyeux et plein d'allégresse, par conséquent, tandis que les autres s'attristent. Il est bien vrai que Noûs, autant qu'il était en lui, avait eu la volonté, et même avait essayé de communiquer aux autres ce qu'il connaissait de la grandeur et de l'incompréhensibilité du Père. Mais Sigê (2), sa mère, s'y opposa, cette même Sigê, qui prescrit le silence aux hérétiques ses adeptes, quoiqu'ils mettent cette obligation sur le compte de leur père, qui, à les entendre, veut, par ce moyen, aiguillonner le désir. Ainsi, tandis qu'ils sont torturés au fond d'eux-mêmes, landis qu'ils sont brûlés d'une secrète ardeur de connaître le père, le crime faillit se consommer. De ces douze Eons que l'homme et l'Eglise avaient procréés, la dernière Eon, du côté de l'âge, (qu'importe le solécisme, car Sophia est son nom), ne pouvant plus se contenir, s'élance à la recherche du Père, sans la société de son époux Philète, et recueille un vice qui avait déjà commencé dans tous les autres à l'occasion de Noûs, mais qui était passé dans cet Eon, c'est-à-dire dans Sophia, de même que des maladies nées avec le corps soufflent ordinairement leur contagion sur un autre membre. Toutefois, sous prétexte d'amour pour le Père, elle nourrissait une ardente rivalité contre Noûs, admis seul à jouir du Père. Mais aussitôt que Sophia, qui aspirait à l'impossible, eut été trompée dans ses vœux, vaincue par les difficultés, et croissant toujours en affection, peu s'en fallut que la violence de l'amour et de l'investigation ne la consumât entièrement, et ne l'anéantît dans le reste de sa substance. A vrai dire, elle n'eût interrompu ses recherches qu'en périssant, si elle n'eût, heureusement pour elle, rencontré Horus, qui possède aussi quelque vertu en tant que |113 fondement et gardien extérieur du Plérôme parfait, et s'appelle encore Croix, Lytrote et Carpiste. Ainsi donc Sophia, délivrée de ce péril et se laissant persuader, quoique tard, trouva le repos en renonçant à la recherche du père, puis exposa comme un fruit avorté Enthymésis tout entière, en d'autres termes le désir, avec la Passion qui était survenue. 

X. Mais quelques-uns ont rêvé autrement l'infortune et le rétablissement de Sophia. Après ses vains efforts et le renversement de ses espérances, elle était, j'imagine, défigurée par la pâleur, l'amaigrissement et le peu de soin qu'elle avait pris de sa beauté, comme il convenait à celle qui pleurait un père refusé à sa tendresse, avec des larmes aussi amères que si elle l'eût perdu réellement. Puis dans sa douleur, par elle-même, sans aucune intervention conjugale, elle conçoit et procrée une femme. Vous vous étonnez de cette merveille! Mais la poule n'a-t-elle pas la vertu de produire par elle-même? Il n'y a, dit-on, que des femelles parmi les vautours: elles deviennent mères cependant sans le concours du mâle. D'abord elle s'attriste de l'imperfection de son fruit; enfin elle a peur que la mort n'approche: elle ne sait que penser de la cause de cet événement; elle cache soigneusement sa grossesse. De remèdes, il n'en est nulle part. En effet, où étaient alors les tragédies et les comédies, pour leur emprunter la manière d'exposer un fruit qui était né contre les lois de la pudeur? Tandis qu'elle est en mal d'enfant, elle lève les yeux et se tourne vers son père. Vains efforts! ses forces l'abandonnent; elle tombe à genoux pour prier. Toute sa parenté adresse des supplications pour elle, Noûs avec plus d'ardeur que les autres. Et pourquoi pas? N'était-il pas la cause de tout le mal? Toutefois aucune des infortunes de Sophia ne fut inutile; chacun de ses labeurs est fécond. En effet, ses tribulations donnent naissance à la Matière; son ignorance, ses frayeurs, ses tristesses deviennent autant de substances. Alors son père, touché enfin de compassion, procrée, par l'intermédiaire |114 de Noûs-Monogène, ces substances dans la femme mâle, son image, parce que les Valentiniens ne s'accordent pas sur le sexe du Père. Ils y ajoutent encore Horus, qu'ils appellent Métagogès, c'est-à-dire qui conduit tout autour, et Horothétès. C'est par lui, disent-ils, que Sophia fut détournée de ses voies illicites, délivrée de ses maux, fortifiée, rendue à l'hymen, et qu'enfin elle demeura dans le sein du Plérôme. Quant à sa fille Enthymésis, et à la Passion sa compagne, elle fut bannie par Horus, crucifiée et chassée du nombre des Eons. On l'appelle le Mal, substance spirituelle toutefois, puisqu'il est l'émanation naturelle d'un Eon, mais substance informe et hideuse, puisque sa mère n'avait saisi que le vide, fruit débile par conséquent, et déclaré féminin.

XI. Ainsi, après qu'Enthymésis eut été repoussée, et Sophia sa mère rendue à son époux, ce Monogène, ce Noûs, délivré de tout soin par rapport à son père, pour consolider les choses, fortifier le Plérôme et en fixer à jamais le nombre, de peur qu'à l'avenir quelque révolution semblable ne le troublât, clôt cette série par une nouvelle procréation, le Christ et l'Esprit saint: accouplement hideux de deux mâles; ou bien, selon d'autres, l'Esprit saint sera femelle, et le mâle est fécondé par la femelle. Ces deux êtres n'ont qu'une seule et même divinité, qui consiste à compléter l'harmonie des Eons. De cette fonction commune à l'un et à l'autre naissent deux écoles, deux chaires, et comme le principe de la division dans la doctrine de Valentin. Il appartient au Christ d'inculquer aux Eons la nature de leurs alliances (lu vois quelle entreprise il avait sur les bras), de leur donner l'idée de l'inné, de les rendre capables d'engendrer en eux la connaissance du Père, parce qu'il est impossible de le saisir, de le comprendre, de le voir et de l'entendre autrement que par Monogène. Qu'ils apprennent ainsi à connaître le père, d'accord, pourvu qu'ils le connaissent seulement par le fils! Mais ce que je veux flétrir, c'est la perversité de cette |115 doctrine par laquelle on leur enseignait que l'incompréhensibilité du père était la cause de leur perpétuité, et sa compréhensibilité le motif de leur génération et de leur formation. En effet, on insinue par cette proposition, si je ne me trompe, qu'il est avantageux que Dieu ne soit pas compris, puisque ce qu'il y a d'insaisissable chez lui est cause de la perpétuité, et que ce qu'il a de saisissable amène non plus la perpétuité, mais la naissance et l'accident, qui sont dépourvus de perpétuité. Le fils seul, disent-ils, est capable de comprendre le père. Mais de quelle manière est-il compris? Le Christ qu'il a engendré l'a enseigné. Quant à l'Esprit saint, voici ses fonctions spéciales. Il veille à ce que tous, égaux par l'amour de la doctrine, soient à même de poursuivre l'action de grâces et d'entrer dans le repos véritable.

XII. Tous les Eons sont donc égaux en forme et en sagesse, devenus universellement ce qu'est chacun, sans différence entre eux, parce que tous sont réciproquement semblables. Chaque être mâle se confond dans les Noûs, dans les Verbes, dans les hommes, dans les Philètes; de même que les femelles dans les Sigê, les Eglises, les Fortunées, si bien qu'Ovide eût effacé toutes ses métamorphoses, s'il avait connu des métamorphoses bien plus merveilleuses de nos jours. Les voilà réunis, consolidés, et rétablis dans le repos par la vérité: alors, au milieu des transports de l'allégresse, ils célèbrent le père par des hymnes. Le père lui-même est inondé de joie, en entendant les chants joyeux de ses fils et de ses petits-fils. Et pourquoi ne serait-il pas transporté de bonheur, quand le Plérôme n'a plus rien à craindre? Quel pilote ne pousse la joie même jusqu'à l'indécence? Nous voyons tous les jours les joies immodérées des marins. As-tu jamais vu les nautoniers trépignant de plaisir autour du repas auquel chacun d'eux a contribué? Il se passe quelque chose de semblable parmi les Eons. Confondus tous ensemble par la forme, à plus forte raison par le sentiment, et voyant se |116 réunir à eux les nouveaux frères et les nouveaux maîtres, tels que le Christ et l'Esprit saint, ils apportent en commun ce que chacun d'eux avait de meilleur et de plus beau. Ou plutôt, je me trompe: puisqu'ils sont tous une seule et même chose, en vertu de l'égalité dont j'ai parlé plus haut, j'ai eu tort de les comparer au repas appelé symbola, dont le mérite principal consiste dans la variété. Tous apportent en commun le même et unique bien qui les constitue tous.

Il serait bon peut-être de discuter le mode ou la forme de celte égalité générale. De cet argent fourni par plusieurs (3), comme parlent les inscriptions, ils forment donc, en l'honneur et à la gloire du Père, l'astre brillant du Plérôme, et pour fruit parfait, Jésus. Ils le surnomment du nom patronymique de Soter, de Christ et de Verbe; Geai d'Esope, Pandore d'Hésiode, Plat précieux d'Accius, Panacée de Nestor, Miscellanée de Ptolémée. Qu'il eût été plus facile à ces frivoles inventeurs de noms de l'appeler, à l'exemple des Athéniens dans certains spectacles, Pancarpos! Mais, afin d'orner aussi d'une pompe extérieure leur magnifique idole, ils lui donnent pour satellites des anges. S'ils sont ses égaux, d'accord. Mais s'ils sont consubstantiels à Soter, car on ne s'explique pas clairement là-dessus, comment pourra-t-il s'élever au-dessus de ses égaux?

XIII. Cette première série contient donc la première émanation des Eons, qui naissent, s'épousent et engendrent également; les périlleuses vicissitudes de Sophia, qui brûle de connaître son père; le secours d'Horus, qui lui vient fort à propos en aide; l'expiation d'Enthymésis et de la Passion, sa compagne; l'enseignement du Christ et de l'Esprit saint; la réformation tulélaire des Eons; les ornements de Soter, variés comme la plume du paon, et |117 enfin les anges qui font sentinelle devant lui, quoique ses égaux.

---- Mais le reste? me diras-tu.

---- Portez-vous bien et battez des mains (4); ou plutôt, écoutez ce qui me reste à dire, et couvrez-le de vos mépris. D'ailleurs, tout cela se passa, dit-on, dans le cercle même du Plérôme; c'est la première scène de la tragédie. La seconde partie s'accomplit par delà la toile qui sépare ]a scène, je veux dire en dehors du Plérôme, s'il est vrai toutefois qu'agir dans le sein du Père et dans les limites de la surveillance d'Horus, c'était se mouvoir librement en dehors de Dieu et là où il n'était pas.

XIV. Enthymésis, en effet, ou bien Achamoth, selon le nom qui lui est donné et dont l'interprétation est obscure, après avoir été confiné avec la Passion, sa compagne inséparable, dans les lieux étrangers à la lumière, qui sont le domaine du Plérôme et rappellent le vide d'Epicure, Enthymésis souffre par le lieu même où elle est reléguée. Toujours est-il qu'elle n'a ni forme, ni apparence, procréation défectueuse et avortée. Pendant qu'il en est ainsi, le Christ, fléchi par les Eons supérieurs, est conduit sur la terre par Horus, pour compléter par sa propre vertu celte production incomplète, toutefois en lui donnant la forme de la substance uniquement, mais non celle de la science. Il lui en arriva quelque émanation cependant; car elle garda un parfum d'incorruptibilité par lequel, avertie de son infortune, elle aspire à des dons plus excellents. Le Christ, après avoir rempli cette mission de miséricorde dans la société de l'Esprit saint, rentre dans le Plérôme. L'usage applique aux choses des noms qui rappellent le donateur. Enthymésis a pour origine le désir lui-même. D'où vient Achamoth? on le cherche encore. Sophia émane du Père, l'Esprit saint de l'ange qui était |118 dans le Christ, et loin duquel Enthymésis abandonnée avait éprouvé le désir. Aussi s'élança-t-elle à la recherche de sa lumière. Si elle ne le connaissait nullement, puisque son opération avait été invisible, comment recherchait-elle une lumière qui lui était aussi inconnue que son auteur? Elle l'essaya toutefois; peut-être même eût-elle réussi à la découvrir, si ce même Horus, qui s'était si heureusement présenté à la mère, ne se fût jeté si malencontreusement à la traverse de la fille, en lui criant, Iao, comme qui dirait: « Arrière, Romains (5)! ou bien: J'en jure par César. » De là cet Iao que l'on trouve dans les Ecritures. Ainsi arrêtée dans ses investigations et ne pouvant atteindre jusqu'à la Croix, c'est-à-dire jusqu'à Horus, parce qu'elle n'avait jamais joué le Lauréolus de Catulle (6), et livrée enfin à la Passion, sa compagne, elle commença d'en ressentir toutes les perplexités et les aiguillons; le chagrin, parce qu'elle avait échoué dans son entreprise; la crainte, de peur que la vie ne lui échappât comme lui avait échappé la lumière; puis la consternation; puis encore l'ignorance. Il n'en était pas d'elle comme de sa mère. Celle-ci était un Eon; mais sa condition à elle rendait son sort encore plus déplorable, puisqu'elle avait à lutter contre une autre sollicitude, je veux dire sa conversion au Christ, par lequel elle avait été appelée à la vie et formée pour cette conversion elle-même.

XV. Eh bien! Pythagoriciens, Stoïciens, et toi aussi, Platon, apprenez tous d'où la matière, que vous faites innée, a pris son origine et sa substance dans ce vaste assemblage de l'univers, mystère que Mercure-Trismégiste lui-même, maître de tous les physiciens, n'a pu |119 pénétrer. Tu viens d'entendre nommer la Conversion, autre espèce de Passion: c'est d'elle, assure-t-on, qu'a été formée l'ame de ce monde, l'ame elle-même du Démiurgue, c'est-à-dire l'ame de notre Dieu. Tu connais le Chagrin et la Crainte: ce sont eux qui ont donné naissance à toutes les autres créatures; car la masse des eaux est venue des larmes d'Achamoth. Il est facile d'apprécier l'étendue de sa calamité par la multiplicité des eaux qui jaillirent d'elle. Elle en eut de salées, elle en eut d'amères, de douces, de chaudes, de froides, de bitumineuses, de ferrugineuses, de sulphureuses, d'empoisonnées; de sorte que la source de Nonacris qui tua Alexandre, lui emprunta son venin, ainsi que celle de Lynceste, qui produit l'ivresse, et celle de Salmacis, qui amollit le courage. C'est Achamoth qui a versé les pluies du ciel en poussant des cris; ce sont des douleurs et des larmes étrangères que nous prenons soin de conserver dans nos citernes. De même les éléments corporels ont été tirés de sa consternation et de sa frayeur. Toutefois, au milieu de son immense solitude, dans la vaste étendue de son abandon, elle riait de temps en temps, au souvenir qu'elle avait vu le Christ: de la joie de son sourire rayonna la lumière. Pourquoi ce bienfait de la Providence qui la forçait à sourire? Etait-ce pour que l'homme ne vécût pas toujours ici-bas dans les ténèbres? Ne t'étonne pas que de sa joie ait jailli pour le monde un élément si lumineux, puisque de sa tristesse est émané pour le monde un agent si nécessaire. O rire qui illumine! ô larme qui arrose! Achamoth cependant avait là un remède à l'horreur de sa retraite. Toutes les fois qu'elle voulait en dissiper l'obscurité, elle n'avait qu'à sourire, ne fût-ce même que pour ne pas invoquer ceux qui l'avaient abandonnée.

XVI. Voilà en effet que, fidèle aux exemples maternels, elle recourt à la prière. Mais le Christ, auquel il répugnait de sortir une seconde fois du Plérôme, chargea le Paraclet de le remplacer. Il lui envoie donc Soter, ou |120 Jésus, auquel le Père avait donné toute puissance sur chacun des Eons, avec la vertu pour les soumettre à ses lois, afin que « tout fût renouvelé en lui, » selon l'Apôtre; il le lui envoie avec le ministère et le cortège des anges nés en même temps que lui. Ne dirais-tu pas qu'il s'avance avec les douze faisceaux? Achamoth, épouvantée de la pompe qui l'environne, se couvre aussitôt d'un voile, obéissant d'abord aux sentiments de vénération et de modestie; puis elle le contemple, lui et sa splendeur salutaire. Elle s'avance au-devant de lui par les forces mêmes qu'elle en avait reçues, et lui adresse ces mots: Salut au Seigneur! Alors, j'imagine, celui-ci l'accueille, la fortifie, ajoute à sa première forme celle de la connaissance, la délivre de tous les outrages de la Passion, qu'il expulse avec plus d'attention qu'il n'avait fait pour les infortunes de sa mère. En effet, il réunit ensemble tous ces vices invétérés et fortifiés par le temps, et, après en avoir formé une masse solide, il les sépara pour qu'elles eussent à former la matière corporelle, disposant la Passion incorporelle inhérente à Achamoth à pénétrer aussitôt dans les substances contraires des corps par son aptitude et son essence, de sorte qu'il sortit de là deux espèces de substances; les mauvaises qui naquirent des vices; les substances exposées aux passions qui provinrent de la conversion. Telle est l'origine de la matière qui nous a mis les armes à la main contre Hermogène et tous ceux qui soutiennent que Dieu créa le monde à l'aide de la matière, au lieu de l'avoir formé de rien.

XVII. Achamoth, une fois délivrée de tous ses maux, marche de progrès en progrès, et porte des fruits plus merveilleux. Echauffée dans tout son être par la joie d'avoir échappé à son infortune, et entrant dans une sorte de fermentation par la contemplation des lumières angéliques, j'ai honte d'un pareil langage, mais il m'est impossible de m'exprimer autrement, elle se prend d'amour au fond d'elle-même pour les anges, et sent grossir son |121 sein par une conception spirituelle, devant cette image, que la violence de ses transports et la joie d'une excitation voluptueuse avaient introduite et comme imprimée dans son cœur. Elle enfanta donc. Dès-lors il y eut trois substances qui provenaient de trois causes. La première était matérielle, elle avait son origine dans la passion; la seconde était animale, elle était fille de la conversion; la troisième enfin était spirituelle, elle émanait de l'imagination.

XVIII. Plus propre à l'action par l'autorité de ses trois enfants, elle entreprend de perfectionner chacune de ces espèces. Mais elle ne put atteindre la substance spirituelle, parce qu'elle est elle-même spirituelle. Car la ressemblance de nature ne permet point à des êtres égaux et consubstantiels d'agir réciproquement l'un sur l'antre. Dans celle intention, elle borne ses efforts à la substance animale, après avoir produit les lois de Soter. Et d'abord, ô blasphème qu'on ne peut ni prononcer, ni lire, ni entendre sans horreur! elle produit notre Dieu, le Dieu de tous les hommes, excepté des hérétiques (7), le Père, le Créateur, le Roi de tous les êtres qui sont postérieurs. Tous, en effet, viennent de lui, si toutefois ils viennent de lui et non pas plutôt de celle Achamoth par laquelle, à son propre insu, secrètement et semblable à l'automate qui obéit à l'impulsion extérieure, il était mû dans chacune de ses opérations. En un mot, c'est à cause de cette ambiguïté de personnes dans les œuvres, qu'ils lui ont imposé le nom combiné de Métropator, tandis que toutes ses autres appellations sont distinctes conformément à la nature et à la condition de ses actes, de sorte que pour les substances animées, qu'ils rangent à la droite, ils l'appellent Père, mais que pour les substances matérielles qu'ils relèguent à la gauche, ils le nomment Démiurgue; et Roi, lorsqu'il s'agit du gouvernement de l'ensemble. |122 

XIX. Mais la propriété des noms ne s'accorde pas même avec la propriété des œuvres d'où émanent tous les noms, puisque toutes ces œuvres auraient dû porter le nom de celle qui les créait, si ce n'est toutefois qu'elles n'ont pas même été produites par elle. En effet, quand ils disent que leur Achamoth, pour faire honneur aux Eons, grava dans son esprit leurs images, ils la dépouillent de cette gloire pour la reporter à son premier auteur, à Soter, dont elle ne fut que l'instrument; de sorte que c'est Soter qui lui suggéra l'image du Père invisible et inconnu, image inconnue et invisible au Démiurgue; Soter qui lui donna l'idée du Noûs Démiurgue, son fils, tandis que les Archanges, œuvre du Démiurgue, représentaient tous les autres Eons. Quand je vois sortir tant d'images de trois êtres, je te le demande, comment ne rirais-je pas des images de leur peintre extravagant? Quoi ï la femelle Achamoth sera l'image du Père! Quoi! le Démiurgue ne connaîtra pas sa mère et à plus forte raison son père! Quoi! l'image de Noûs qui ignore son père! Quoi! enfin, les anges, qui ne sont que des serviteurs, devenus les représentants de leurs maîtres! Voilà ce que j'appelle décrire un mulet d'après un âne, et faire le portrait de Ptolémée sur celui de Valentin.

XX. Le Démiurgue, placé hors des limites du Plérôme, et plongé dans la honteuse solitude de son éternel exil, créa un nouvel empire, le monde présent, qu'il forma du mélange des êtres animés et matériels, après en avoir banni la confusion et avoir distingué la diversité de cette double substance. En dehors des substances incorporelles, il édifie des corps lourds, légers, qui s'élèvent et qui descendent, célestes et terrestres: puis il couronne par son propre trône les sept étages du ciel; de là vient qu'il a été appelé Sabbat, à cause du septénaire de son domicile; de là vient encore que sa mère Achamoth se nomme l'Ogdoade, à cause de l'Ogdoade primogénitale. Quant aux deux, ils leur assignent l'intelligence; quelquefois aussi |123 ils les font anges, ainsi que le Démiurgue lui-même; le Paradis, c'est leur quatrième archange, puisqu'ils le placent au-dessus du troisième ciel. Adam garda quelque chose de sa vertu après y avoir séjourné au milieu des nuages et des arbrisseaux. Ptolémée n'avait pas oublié les fables que l'on raconte aux enfants, et où l'on rencontre des fruits dans la mer, des poissons sur les arbres. Voilà pourquoi il plaça des vergers dans les hauteurs du ciel. Le Démiurgue opère aveuglément: aussi ne sait-il pas sans doute que les arbres ne peuvent pousser que sur la terre. La mère le savait parfaitement. Que ne le lui suggérait-elle, puisqu'elle exécutait ses conceptions? Mais, en élevant pour son fils un si vaste empire par ces œuvres qui le proclamaient père, dieu et roi, long-temps avant les rêveries des Valentiniens, pourquoi n'a-t-il pas voulu que ces œuvres lui fussent connues? Je l'examinerai plus tard.

XXI. En attendant, il faut savoir que Sophia est aussi surnommée Terre et Mère, comme qui dirait Terre-Mère, et, chose plus ridicule encore, Esprit saint. Ils ont accordé à cet être femelle tous les honneurs, la barbe aussi sans doute, pour ne rien dire de plus. Mais d'ailleurs le Démiurgue, grâce à sa faiblesse originelle, puisqu'il n'était qu'un des animaux, savait si peu s'élever par la connaissance jusqu'aux choses spirituelles, que, s'imaginant être seul, il se parla ainsi à lui-même: « Je suis le Dieu, et d'autre que moi, il n'y en a pas. » Toutefois, il savait bien qu'il n'avait pas existé autrefois. Il comprenait donc qu'il avait été créé, et qu'un être créé suppose toujours un créateur quel qu'il soit? Par quel hasard lui semblait-il donc qu'il était seul, si, sans avoir même celte certitude, il soupçonnait au moins qu'il y avait quelque créateur?

XXII. Je leur pardonnerais plus volontiers leurs absurdités honteuses sur le diable, ne fût-ce que par la raison que la souillure de son origine s'y prête davantage. Ils le |124 font naître de la malignité du chagrin que ressentit Achamoth. Ils donnent la même origine aux anges, aux démons, et à toutes les générations des puissances spirituelles du mal. Ils ne laissent pas d'affirmer cependant que le diable est l'œuvre du Démiurgue; ils l'appellent souverain du monde, et ils tiennent qu'en vertu de sa nature spirituelle, il connaît plus les Eons supérieurs que le Démiurgue, qui est tout animal. Le père de toutes les hérésies mérite bien la prééminence qu'ils lui accordent.

XXIII. Voici dans quelles limites ils placent comme la citadelle de chacune de ces puissances. Dans les hauteurs les plus élevées siège le Plérôme en trente personnes, dont Horus garde la ligne la plus reculée. Au-dessous de lui, Achamolh occupe l'espace intermédiaire, foulant aux pieds son fils. Car au-dessous d'elle réside dans son septénaire le Démiurgue, ou plutôt le diable, habitant de ce monde qui lui est commun avec nous, et dont chaque élément, chaque corps, ainsi que nous l'avons dit plus haut, est formé des fécondes infortunes de Sophia; de sorte que l'Esprit n'aurait jamais eu un espace pour aspirer et expirer l'air, ce vêtement léger de tous les corps, ce révélateur de toutes les couleurs, cet instrument qui mesure les temps, si la tristesse de Sophia n'en avait produit les légères molécules, de même que sa frayeur a créé les animaux, et sa conversion, le Démiurgue lui-même. A tous ces éléments, à tous ces corps fut soufflé le feu. Comme ils n'ont pas encore expliqué la passion originelle de leur Sophia, je penche à croire jusque là que le feu jaillit de ses mouvements fébriles. Car, qu'elle ait eu la fièvre dans ces violentes tortures, on le croira volontiers.

XXIV. Après avoir rêvé de pareilles chimères sur Dieu, ou sur les dieux, à quelles chimères ne faut-il pas s'attendre quand il s'agira de l'homme? En effet, le Démiurgue, après avoir produit le monde, se met à l'œuvre pour créer l'homme. Il choisit pour sa substance, non pas, disent-ils, quelque parcelle de celte aride, que nous |125 reconnaissons nous autres comme terre unique (comme si, lors même qu'elle n'eût pas été aride dans la suite, elle n'aurait pu l'être alors dans le limon qui restait après la séparation des eaux), mais il emprunte au corps invisible de cette matière philosophique, ce qu'elle avait de fluide et de fusible. D'où venaient ce fluide et ce fusible? Il m'est impossible de l'imaginer, puisqu'il n'existe nulle part. Si en effet ce sont là deux propriétés du liquide, et que tout liquide soit né des larmes de Sophia, nous devons en conclure que ce limon se forma de la pituite et de l'humeur visqueuse de Sophia, parce que celles-ci sont la lie des larmes, de même que ce qui se précipite est le limon des eaux. C'est ainsi que le Démiurgue façonne l'homme et l'anime de son souffle. Par là il sera terrestre, animal, fait à l'image et à la ressemblance du Démiurgue. Etre quadruple! En tant qu'image, il est réputé terrestre, c'est-à-dire matériel, quoique le Démiurgue ne soit pas matériel; comme ressemblance, il est animal, car cette propriété appartient au Démiurgue. Tu as déjà deux de ses formes. Ils veulent ensuite qu'un vêlement charnel ait recouvert cette organisation terrestre, et ce vêlement, c'est la tunique de peau qui tombe sous les sens.

XXV. Achamoth avait gardé de la substance de Sophia sa mère, une portion de semence spirituelle, de même qu'Achamoth elle-même en avait communiqué quelques parce'les à son fils le Démiurgue, mais à l'insu de ce dernier. Pourquoi cette précaution clandestine? Tu vas le connaître. Elle avait déposé et caché cette semence, afin qu'au moment où le Démiurgue transmettrait son ame à Adam par la vertu de son souffle, cette semence spirituelle coulât par le même canal jusque sur l'homme terrestre, et que déposée dans ce corps matériel comme dans une matrice où elle pût s'élaborer et grandir, elle fût trouvée capable de recevoir un jour le Verbe parfait. Ainsi, lorsque le Démiurgue fit passer dans Adam l'effusion de son ame, l'homme spirituel se glissa secrètement avec ce, |126 souffle et fut introduit dans ce corps, parce que le Démiurgue ne connaissait pas plus la semence de sa mère que sa mère elle-même. Cette semence, ils l'appellent l'Eglise, image de l'Eglise d'en haut, et berceau de l'homme: ils le font donc des cendres d'Achamoth, de même qu'ils tirent l'animal du Démiurgue, le terrestre de la substance primordiale, et la chair de la matière. Nouveau, c'est-à-dire quadruple Géryon, qui se dresse devant toi.

XXVI. Voici la fin qu'ils assignent à chacun d'eux: à la substance matérielle, c'est-à-dire charnelle, qu'ils appellent aussi la gauche, une mort infaillible; à l'animale, qu'ils nomment par opposition la droite, une vie douteuse, parce que flottant entre la matérielle et la spirituelle, elle doit tomber là où. elle aura le plus penché. Mais d'ailleurs ils affirment que la substance spirituelle entre dans la formation de l'animale, afin que celle-ci puisse s'instruire avec sa compagne, et se former en conversant avec elle. L'animal, en effet, manquait de la connaissance des choses sensibles; voilà pourquoi furent créés les phénomènes de ce monde; voilà pourquoi Soter prit dans le monde la forme animale, c'est-à-dire pour sauver la substance animale. Par un autre mélange monstrueux, ils veulent qu'il ait revêtu quelque chose des trois substances à l'universalité desquelles il apportait le salut, de sorte qu'il reçut d'Achamoth la substance spirituelle, et du Démiurgue le Christ animal qu'il revêtit bientôt après. D'ailleurs corporel, puisqu'il provenait de la substance animale, mais formé avec un art merveilleux et inénarrable, dans l'œuvre qu'il avait à remplir, il fallut la force pour qu'il s'exposât malgré lui à être abordé, vu et touché par les hommes, aussi bien qu'à mourir. Mais il n'y eut en lui rien de matériel, parce que la matière est exclue du salut, comme s'il avait été nécessaire à d'autres qu'à ceux qui avaient perdu le salut. Et pourquoi ces chimères? Afin que les Valentiniens, en refusant notre chair au Christ, la déshéritent aussi de l'espérance du salut. |127 

XXVII. Maintenant j'achève ce qui concerne leur Christ. Quelques-uns greffent sur lui Jésus, avec autant de licence qu'ils introduisent la semence spirituelle dans la substance animale, lorsqu'ils la fortifient par le souffle divin, amas d'extravagances qu'ils débitent sur les hommes et leurs dieux. Ils veulent, en effet, que le Démiurgue ait aussi son Christ, fils qu'il a engendré de sa substance. Il l'a créé animal, disent-ils; c'est le même qui a été proclamé par les prophètes; son existence est une question de préposition, c'est-à-dire qu'il est né par une vierge et non d'une vierge; parce que, descendu dans une vierge, il la traversa plutôt qu'il n'en sortit selon les lois de la génération, passant par son canal plutôt que prenant naissance en elle, et au lieu de l'avoir pour mère, ne s'en servant que comme d'un chemin. Soter, sous la forme d'une colombe, descendit donc alors sur ce Christ dans le sacrement du baptême. Or, il y eut aussi dans ce Christ un assaisonnement de la semence spirituelle d'Achamoth, sans doute pour prévenir la corruption de tout le mélange. En effet, ils lui donnent pour renfort quatre substances, à l'exemple de la Tétrade souveraine: la substance d'Achamoth, ou la spirituelle; celle du Démiurgue, ou l'animale; la corporelle ou inénarrable; et enfin celle de Soter, c'est-à-dire celle de la colombe. Quant à Soter, il demeura jusqu'à la fin dans le Christ, impassible, insaisissable, inaccessible aux outrages. En un mot, aussitôt qu'on en vint aux actes de violence, il se retira de lui pendant l'instruction dirigée par Pilate, Conséquemment la semence de la mère ne fut point en butte aux outrages, parce qu'elle est incapable d'être atteinte par eux, ignorée du Démiurgue lui-même. Celui qui souffre, c'est le Christ animal, le Christ charnel, à l'imitation de ce Christ supérieur qui, pour produire Achamoth, avait été étendu sur la Croix, c'est-à-dire sur Horus, sous une forme substantielle, mais non sensible. Voilà comme ils défigurent nos dogmes, Chrétiens imaginaires eux-mêmes. |128 

XXVIII. Cependant le Démiurgue, dans l'ignorance universelle où il était, quoi qu'il doive un jour annoncer lui-même quelque chose par ses prophètes, mais sans avoir même l'intelligence de cette œuvre (car ils attribuent l'autorité prophétique en partie à Achamoth, en partie à la semence, en partie au Démiurgue), le Démiurgue n'a pas plutôt appris l'arrivée de Soter, qu'il s'avance à la hâte et triomphalement au-devant de Soter, avec toutes ses forces, véritable centurion de l'Evangile. Eclairé par lui sur tous les points, il apprend aussi de sa bouche l'espérance qu'il est destiné à remplacer sa mère. Depuis ce jour, rassuré sur son existence, il poursuit le gouvernement de ce monde, aussi longtemps qu'il le faudra, ne fût-ce que pour protéger l'Eglise.

XXIX. Je recueillerai ça et là, en terminant, ce qu'ils débitent sur la formation du genre humain. Après avoir déclaré qu'originairement la nature était triple, et pourtant réunie dans Adam, ils finissent par la diviser ensuite en trois espèces, avec leurs propriétés particulières, prenant occasion de cette distinction dans la postérité d'Adam lui-même, qui se divisait aussi en trois par ses différences morales. Caïn, Abel et Seth, source du genre humain en quelque façon, deviennent pour eux comme autant de ruisseaux de nature et d'essence particulières. Ils appliquent à Caïn la substance terrestre, déshéritée du saint; Abel représente la substance animale, destinée à des espérances douteuses; enfin ils enferment dans Seth la semence spirituelle qu'attend un salut infaillible. Aussi distinguent-ils les ames, d'après leur double propriété; en bonnes et mauvaises, suivant qu'elles tirent leur essence, terrestre de Caïn, animale d'Abel, spirituelle de Seth. Par-dessus tout cela, ils introduisent accidentellement, non pas à titre de nature, mais de simple bienveillance, cette rosée que verse du haut des cieux Achamoth sur les ames qui sont bonnes, c'est-à-dire rangées dans la catégorie animale; car, quant à l'espèce terrestre, en d'autres termes, quant |129 aux ames mauvaises, le salut leur est absolument interdit. Ils ont déclaré, en effet, que la nature n'admet ni changement ni réforme. Cette graine de la semence spirituelle est petite et faible quand elle tombe, mais à mesure qu'elle se développe, la foi grandit avec elle, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Elle est le principe de la supériorité de ces ames sur les autres ames, si bien que le Démiurgue, même aux jours de son ignorance, en fit le plus grand cas. C'est dans leur registre qu'il avait coutume de choisir les rois et les pontifes. Si ces ames parviennent à saisir la connaissance pleine et parfaite de ces inepties, identifiées désormais à ces propriétés par la fraternité de la semence spirituelle, elles obtiendront un salut certain, que dis-je? un salut qui leur est dû de toute manière.

XXX. Voilà pourquoi ils regardent les œuvres comme leur étant inutiles, et se dispensent de l'accomplissement de tout devoir, se dérobant même à la nécessité du martyre, sur je ne sais quelle frivole interprétation. Ils veulent, en effet, que cette règle ne soit imposée qu'à la semence animale, afin que nous conquérions par le mérite de l'acte le salut que nous ne possédons pas par le privilège de notre nature. C'est nous qui formons la catégorie de cette semence, essence imparfaite que nous sommes, parce que nous provenons des amours de Philète, et de l'avortement par conséquent, à peu près comme leur mère. Mais aussi, malheur à nous, si nous secouons sur quelque point le joug de la discipline, si nous nous engourdissons dans l'exercice de la sainteté et de la justice, si nous désirons de rendre témoignage ailleurs, je ne sais où, et non en face des puissances de ce monde et devant les tribunaux des proconsuls. Quant à eux, qu'ils s'arrogent la noblesse de l'extraction par la licence de leur vie et l'amour du dérèglement; Achamoth doit protéger les siens, puisque ses dérèglements lui ont si bien profité. On dit en effet que chez eux, pour honorer les mariages célestes, il faut méditer et célébrer toujours le sacrement, en s'attachant à la |130 compagne, c'est-à-dire à la femme. Mais d'ailleurs, quiconque vit dans ce monde sans aimer la femme et s'unir à elle, ils le tiennent pour un homme dégénéré et bâtard de la vérité. Que feront donc les eunuques que nous voyons parmi eux?

XXXI. Il reste à parler de la consommation dernière et de la dispensation des récompenses. Achamoth n'aura pas plutôt pressé la moisson de toute sa postérité, qu'elle se mettra dès-lors en devoir de la rassembler dans ses greniers; ou bien, lorsque cette semence, portée au moulin et réduite en farine, aura été enfermée par elle dans le coffre où elle sera pétrie et mêlée à l'eau, jusqu'à ce que toute cette masse soit entrée en fermentation, alors arrivera la consommation universelle. Dès ce moment, Achamoth quittera la région du milieu et le second étage du ciel, pour être transportée dans le ciel le plus élevé et rendue au Plérôme. Aussitôt ce Soter, formé de tous les Eons, l'accueille et devient son époux: nouvel hymen! nouveau couple! Voilà l'époux et l'épouse, ainsi que le Plérôme nuptial des Ecritures. Ne dirait-on pas en effet que la loi Julia (8), ainsi que celle de Caïus (9), suit les Eons à mesure qu'ils voyagent d'un lieu dans un autre? Le Démiurgue lui-même, abandonnant son septénaire souscéleste pour monter dans l'étage supérieur, s'établira dans le cénacle vide de sa mère, la connaissant dès-lors, mais ne la voyant pas. S'il en était ainsi, il eût préféré une éternelle ignorance.

XXXII. Quant à l'espèce humaine, voici sa destinée. A tout ce qui porte la marque terrestre et matérielle, destruction absolue, parce que « toute chair est semblable à l'herbe des champs, » et que l'ame meurt dans leur |131 système, à l'exception de celles qui ont trouvé le salut par la foi. Les ames des justes, c'est-à-dire les nôtres, seront transférées auprès du Démiurgue, dans les tabernacles du milieu. Grâces soient rendues à l'hérésie! Nous nous contentons d'habiter avec notre Dieu, où il nous est permis de monter. Aucune substance animale n'est admise dans le palais du Plérôme, à l'exception de l'essaim spirituel de Valenfin. Là donc les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire les hommes intérieurs, commencent par se dépouiller. Se dépouiller, c'est déposer les ames dont ils paraissaient revêtus, et ils rendront à leur Démiurgue celles qu'ils avaient tenues éloignées de lui. Alors ils deviendront des esprits purement intellectuels, impalpables, invisibles, et dans cet état, ils seront introduits invisiblement dans le Plérôme; clandestinement, si les choses se passent ainsi. ----Et après? ---- Ils seront distribués aux anges satellites de Soter. ---- A titre de fils peut-être? ---- Point du tout.----Pour leur servir d'appariteurs? ---- Pas davantage. ---- Mais ce sera donc pour être leurs images? ---- Plût au ciel qu'ils eussent même cette espérance! ---- Mais à quelle fin, s'il est permis de le dire? ---- Pour leur servir d'épouses. Alors les anges s'applaudiront dans les douceurs du mariage de l'enlèvement et de la répartition de ces Sabines.

Voilà quelle sera la récompense des hommes spirituels; voilà quel sera le salaire de leur foi. Tel est donc le mérite de ces fables. Grâce à elles, un Marc, un Caïus, un Sévère (10), reprenant cette chair avec tous ses organes, qu'il soit mari, père, aïeul, bisaïeul, peu importe, pourvu qu'il soit homme, entrera dans le palais nuptial du Plérôme, afin d'engendrer avec l'ange, je le dis en rougissant, quelque Eon onésime (11). Une fois que ces hymens, |132 légitimement contractés à la lueur des flambeaux et sous le voile de pourpre, auront eu leur cours, le feu secret s'élancera, j'imagine, dévorera toute substance, et après avoir réduit en cendres et anéanti ce qui existe, il finira lui-même. Dès ce moment, plus de fables! Mais que fais-je, téméraire que je suis, qui, non content de révéler un si grand sacrement, y ajoute la raillerie. Je dois craindre qu'Achamot, qui n'a pas voulu se faire connaître même à son fils, n'en perde la tête. Philète va s'en irriter; la Fortune en aura le cœur gros. Et. cependant, je suis la créature du Démiurgue; je dois retourner là où, après la mort, il n'y a plus de mariage; où, au lieu d'être dépouillé, « je dois revêtir par-dessus ce corps un vêtement d'immortalité; » où, quoique dépouillé de mon sexe, je serai assimilé aux anges; où il n'y a ni ange mâle ni ange femelle; où personne enfin ne me profanera dans un corps qui retrouverait alors sa mâle énergie.

XXXIII. Après cette comédie merveilleuse, je produirai, en forme de symphonie dernière, quelques points que j'ai préféré ajourner jusqu'à ce moment, de peur de troubler l'ordre du récit ou de dissiper l'attention du lecteur par l'introduction de ces détails, sur lesquels d'ailleurs ne s'accordent pas les réformateurs de Ptolémée. En effet, il est sorti de son école « des disciples qui ont été plus que le maître; » ils ont assigné à Bythos deux épouses, la Pensée et la Volonté. La Pensée ne lui suffisait pas réellement, parce qu'il n'aurait rien pu produire avec elle seule, tandis qu'avec deux la procréation était des plus faciles. Le premier fruit de cet accouplement fut Monogène et la Vérité; la Vérité, être femelle à l'image de la Pensée; Monogène, être mâle à l'image de la Volonté. La Volonté, en effet, en vertu de sa force qui réalise les conceptions de la Pensée, est mise en possession du sexe masculin. |133 

XXXIV. Quelques-uns, plus respectueux, et se souvenant de l'honneur dû à Dieu, afin de lui épargner la honte même d'un seul hymen, aimèrent mieux n'assigner aucun sexe à Bythos: peut-être même le regardent-ils comme quelque chose de neutre. D'autres, au contraire, font plus. Ils affirment que leur Dieu est mâle et femelle, afin sans doute que Fénestella, le commentateur des Annales, ne s'imagine plus qu'il n'y a d'hermaphrodite qu'à Luna (12).

XXXV. Il en est qui n'accordent pas le premier rang, mais seulement le second à Bythos: ils placent l'Ogdoade avant toutes choses, et la dérivent elle-même de la Tétrade, mais sous d'autres noms. En première ligne vient Proarchê; puis Anennoêtos; puis Arrhêtos; et enfin Aoratos. De Proarchê, procédèrent au premier et au cinquième rang, Arche; d'Anennoêtos, au second et au sixième rang, Acataleptos; d'Arrhêtos, au troisième et septième rang, Anonomastos; de l'Invisible, au quatrième et huitième rang, Agennêtos. En vertu de quelle raison chacun des ces Eons naît-il en deux lieux différents et si distants l'un de l'autre? J'aime mieux l'ignorer que de l'apprendre. Quelle sagesse y a-t-il dans ces monstrueuses productions?

XXXVI. Qu'ils sont plus raisonnables ceux qui, repoussant cette déplorable perversité, n'ont pas voulu qu'un Eon servît de degré à l'autre, véritable échelle des Gémonies, mais qui, aussitôt qu'a été jetée la serviette, comme le dit le proverbe, font éclore d'un seul coup cette Ogdoade sous l'aile du Père et de son Ennœa, c'est-à-dire de sa Pensée. En un mot, chacun des noms répond à chacun de ses mouvements. Lorsque, disent-ils, il a pensé à produire, il a été appelé Père pour cette raison. Lorsqu'il a produit, comme il a produit des choses véritables, il en a reçu le nom de Vérité. Lorsqu'il a voulu se manifester lui-même? |134 il a été nommé Homme. Ceux qu'il a produits après que sa Pensée eut médité d'avance leur formation, ont été appelés dès ce moment l'Eglise. L'Homme a fait entendre son Verbe, voilà le Fils premier-né. Au Verbe s'est ajoutée lu Vie, et la première Ogdoade a été complète. Mais tout cela n'est que dégoût profond.

XXXVII. Ecoute les autres découvertes de ce sot personnage, flétri d'avance par Ennius (13), de ce maître le plus renommé des sectaires, et qui, en vertu de son autorité pontificale, a rendu cet oracle: « Avant toutes choses existe Proarchê, l'inimaginable, l'inénarrable, et pour lequel la langue humaine ne trouve pas de nom. Moi je l'appelle Monotès; avec lui résidait une autre Vertu que j'appelle Hénotès. Monotès et Hénotès, c'est-à-dire Solitude et Unité, n'étant qu'une seule et même chose, produisirent sans produire le principe intellectuel et inné de toutes choses, que la langue grecque appela Monade. » Celle-ci renferme en elle une vertu consubstantielle qu'il appelle Union. Ces quatre vertus, Solitude, Singularité, Unité, Union, donnèrent naissance au reste des Eons. Merveilleuse distinction! Change Union et Unité, Solitude et Singularité: de quelque nom que tu les désignes, c'est toujours la même chose.

XXXVIII. Secondus fut un peu plus humain, en étant plus court; il partage l'Ogdoade en deux Tétrades, la droite et la gauche, la lumière et les ténèbres: seulement il ne veut pas que la vertu incomplète et avortée sorte de quelqu'un des trente Eons, mais des fruits qui proviennent de leur substance. |135 

XXXIX. Quelle diversité entre eux sur notre Seigneur Jésus! Ceux-ci le forment d'une émanation de tous les Eons; ceux-là soutiennent qu'il est produit seulement par les dix qu'engendrèrent le Verbe et la Vie: de là vient que les yeux du Verbe et de la Vie s'arrêtèrent sur lui. Les uns le font naître préférablement des douze Eons, qu'enfantèrent l'homme et l'Eglise; voilà pourquoi, ajoutent-ils, il a été nommé Fils de l'homme. Les autres disent qu'il a été formé par le Christ et l'Esprit saint, qui ont pour fonction de veiller au maintien de l'universalité, et qu'il hérite, en vertu de ses droits, du nom que porte son Père. Il en est qui se sont imaginé d'assigner une origine différente au Fils de l'homme, quoiqu'ils aient osé, à cause de la grandeur du sacrement de son nom, appeler le Père lui-même du nom d'homme. O insensé, que peux-tu désormais espérer d'un Dieu que tu fais ton égal!

D'où germent chez eux de pareilles inventions! De l'impure semence de leur mère. C'est ainsi que les doctrines des Valentiniens vont se perdre en grandissant dans les obscurités des Gnostiques.


1. (1) Le sel de cette plaisanterie est dans l'exclamation φεῦ, qui, en grec, exprime également la douleur ou l'admiration.

2. (1) Jeu de mot; Sigê, en grec, signifie silence.

3. (1) A Rome, quand les monuments étaient construits à frais communs ils portaient cette inscription; Ære collatitio, de patruitis.

4. (1) C'étaient les mots par lesquels on avertissait les spectateurs que la comédie était finie.

5. (1)  Porro, quirites! C'était le cri des porteurs romains, pour se faire place dans les rues.

6. (2)  Le Lauréolus était une tragi-comédie de Catulle, dans laquelle un juge, appelé Lauréolus, était mis en croix. Tertullien veut dire qu'Enthymésis n'avait pas l'habileté du comédien qui jouait ce rôle, puisque souvent attaché au gibet, ce dernier avait toujours survécu à son supplice.

7. (1) Les Marcionites, qui reconnaissaient un dieu bon et un dieu mauvais.

8. (1)  Loi qui punissait de mort les adultères, et ceux qui débauchaient les vierges et les veuves, ou qui corrompaient les jeunes gens.

9. (2)   Loi de Caïus Pomponius Stràbon, qui donnait à ceux qui habitaient au-delà du Pô le droit de citoyen romain.

10. (1) Ces trois noms étaient employés ordinairement par les jurisconsultes, pour désigner les premiers venus, un citoyen, un individu en général. Ils étaient portés le plus souvent par les esclaves.

11. (2)  Mot grec qui signifie utile, peut-être est-ce une allusion à ce passage de saint Paul: Obsecro le pro meo filio, quem genui in vinculis, Onesimo, qui tibi aliquando inutilis fuit, nunc autem et mihi et tibi utilis.

12. (1) Ptolémée cite deux villes de ce nom, l'une en Etrurie, l'autre en Lusitanie, dont les habitants adoraient La Lune sous le nom d'Androgyne, c'est-à-dire homme-femme.

13. (1) Allusion à ce vers de Juvénal, Sat. vi:

Tu tibi nunc curruca places, fletumque labellis exsorbes.

Curruca est le nom latin de la fauvette, qui couve et fait éclore les œufs du coucou, et par dérivation, une épithete dérisoire donnée à un mari complaisant.