TERTULLIEN
Apologétique
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
CHEFS-D’ŒUVRE DE LA LITTÉRATURE RELIGIEUSE
Apologétique de TERTULLIEN Apologie du christianisme écrite en l'an 197 après J.-C.
TRADUCTION LITTÉRALE
PAR
J. P. Waltzing Professeur à l'Université de Liège, Membre de l'Académie royale de Belgique.
DEUXIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE
PARIS LIBRAIRIE BLOUD ET GAY 7, PLACE SAINT-SULPICE, 7 1 ET 3, RUE FÉROU. — 6, RUE DU CANIVET.
1914 Reproduction et traduction interdites.
PRÉFACEL'ouvrage dont nous publions une traduction nouvelle, est, sans conteste, le chef-d'œuvre de l'apologétique chrétienne des premiers siècles de notre ère. Son auteur, Quintus Septimius Florens Tertullianus, naquit à Carthage vers l'an 160 après J.-C. Il était fils d'un centurion proconsulaire, c'est-à-dire que son père commandait la garde militaire du gouverneur d'Afrique. Les écoles de Carthage étaient alors florissantes et Tertullien y reçut une forte éducation littéraire. Il étudia à fond les poètes grecs et latins, les philosophes et les historiens. Il s'adonna particulièrement au droit romain et devint peut-être avocat ou rhéteur. On a supposé que les fragments empruntés par le Digeste à un jurisconsulte nommé Tertullianus sont de lui, mais on n'a pu le prouver. Si saint Jérôme et saint Vincent de Lérins, qui étaient mieux placés que nous pour en juger, parce qu'ils avaient sous les yeux toute la littérature antique, ne vantaient pas son érudition immense, il nous suffirait de lire ses ouvrages pour la constater. Tertullien resta païen jusqu'à l'âge mûr et il avoue que sa jeunesse ne fut pas exempte de désordres. Nature ardente et fougueuse, il se plaisait aux spectacles grossiers et barbares de la scène, du cirque et de l'amphithéâtre. Païen passionné, il se moquait du christianisme, dont les adeptes s'étaient rapidement multipliés en Afrique. Après avoir ri des chrétiens qu'il voyait livrés au supplice, il fut frappé de leur héroïque constance ; il comprit que plus on les persécutait, plus leur nombre augmentait : Semen est sanguis christianorum ! (ch. L). Quand il se mit à regarder de plus près la religion nouvelle, il y trouva une conception de la vie, qui dut séduire son âme noble et généreuse : « J'étais aveugle, dira-t-il plus tard, sans la lumière de Dieu, n'ayant pour guide que la nature » (De poenitentia, 1). Il se convertit quelques années avant l'an 197, car l’Apologétique, qui vit le jour cette année-là, n'est pas l'œuvre d'un nouveau converti. Sa parole éloquente dut le faire remarquer tout de suite dans la communauté de Carthage; il fut élu prêtre et il remplit ces fonctions jusque vers le milieu de sa vie, dit saint Jérôme. Son élection eut lieu vers l'an 200 ; car, en 197, dans sa lettre Aux Martyrs (ch. I) et dans ses deux Apologies, il parle encore en simple fidèle. Sa renommée fut grande dans toutes les églises jusqu'à l'an 210, dit encore saint Jérôme. En effet, il mit son talent d'écrivain au service de la foi, qu'il défendit contre tous ses ennemis, les païens, les hérétiques et les juifs. Avec une grande audace, il lança deux brochures contre les païens (197), l'une adressée au public (Ad nationes), l'autre aux gouverneurs des provinces (Apologeticum). On ne sait comment il échappa aux persécuteurs. Aux hérétiques qui cherchaient à corrompre la foi chrétienne, il opposait l'argument de la « prescription » qu'il avait déjà touché dans l’Apologétique (ch. XLVII, 10) ; aux Juifs jaloux, il montrait (Ad Judaeos) que toutes les nations sont appelées aux bienfaits de la loi nouvelle. En même temps, le prêtre de Carthage écrivait une série de traités pour l'instruction des fidèles. Saint Jérôme l'appelle un homme érudit et ardent, « d'une nature âpre et véhémente ». Et en effet il discute avec une impétuosité fougueuse, il manie souvent l'ironie mordante ; c'était un batailleur autoritaire et intransigeant. Et ce fut la cause de sa perte. La morale rigoureuse des montanistes le séduisit ; il passa au montanisme. Après avoir défendu l'Église, il se tourna contre elle, parce qu'il la trouvait trop indulgente, trop conciliatrice. Il était de ceux qui vont toujours jusqu'au bout de leurs idées. La rupture devint définitive en 213, dit saint Jérôme, et désormais aucun de ses nombreux écrits (il en reste 31) n'est exempt d'erreurs. Le dernier de ses ouvrages paraît avoir été le De Poenitentia, écrit pour railler l'indulgence du pape Calliste (217-222) dans son édit sur la pénitence. Saint Augustin rapporte que Tertullien finit par se brouiller avec les montanistes et qu'il fonda la secte des tertullianistes. Saint Jérôme nous apprend qu'il vécut jusqu'à un âge très avancé (usque ad decrepitam aetatem). Comme caractère, Tertullien avait de grandes qualités, celles qui font l'homme d'action, l'homme de combat; il avait une âme ardente et généreuse. Mais il poussait ses qualités jusqu'à l'excès : sa nature hautaine, indocile, intransigeante le perdit. Comme écrivain et comme polémiste, il est admirable, mais il n'est pas non plus sans défaut. Il disposait d'une vaste érudition, il connaissait tous les secrets du droit romain et de la rhétorique classique; il avait l'imagination vive et puissante des Africains. Tour à tour il parle en rhéteur, en avocat, en jurisconsulte et en théologien. Son talent présente un singulier contraste : son éloquence entraînante, chaude et vibrante, est faite de foi enthousiaste et de chicane, d'imagination et de pédantisme, de sincérité et de rhétorique, d'émotion et de satire. (Voy. Paul Monceaux, Hist. litt. de l'Afrique chrétienne, I, p. 190.) L'Apologétique est le plus parfait et le plus éloquent de ses ouvrages : ses qualités d'écrivain et de polémiste s'y montrent dans tout leur éclat ; ses défauts y sont moins sensibles. Pour ne pas allonger cette notice, nous nous permettons de renvoyer ceux qui voudront étudier ce chef-d'œuvre de l'apologie chrétienne, à la belle étude de Paul Monceaux, que nous venons de citer, et au Tertullien de Mgr Freppel. Ils pourront d'ailleurs trouver un commentaire étendu et une bibliographie complète dans notre ouvrage : L'Apologétique de Tertullien. Traduction et commentaire (Louvain, Ch. Peeters, 1912). Sur la théologie de Tertullien, il faut consulter : Adhémar d'Alès, La Théologie de Tertullien (Paris, Beauchesne, 1905). La meilleure édition du texte, est celle de G. Rauschen (Bonn, Hanstein, 1913). PLAN DE L'APOLOGÉTIQUEI. Introduction (ch. I à III).Les trois premiers chapitres forment l'introduction, la préface, comme dit Tertullien (IV, 1 : quasi praefatus haec). Après avoir dit qu'il prend la plume, parce qu'on ne permet pas aux chrétiens de parler en public pour se défendre (I, 1), il montre l'iniquité du traitement dont les chrétiens sont l'objet devant le tribunal du gouverneur : 1° Il est inique de condamner une cause sans l'instruire, de haïr ce qu'on ignore, ce qu'on veut ignorer (I, 2-3). 2° Il est à la fois inique et absurde de poursuivre le seul nom de « chrétien », sans dire et sans rechercher ce que ce nom contient de criminel (II-III). II. Division (IV, 1-2).Tertullien réfutera les accusations qui ont rapport : 1° à la vie cachée des chrétiens (in occulto), 2° à leur vie publique (palam). Ils ne sont pas 1° scelesti : crimes secrets (VII-IX); 2° vani : crime de sacrilège (X-XXVIII) ; 3° damnandi : crime de lèse-majesté, hostilité contre l'Empire et la société (XXIX-XLV) ; 4° inridendi : la morale et les croyances chrétiennes (XLVI-L). III. Prémunition (IV, 3 à VI).Avant d'aborder son sujet, Tertullien veut prévenir une objection (3). On oppose aux chrétiens l'autorité de la loi, qui défend la religion chrétienne et qui dit nettement : Non licet esse vos ! (4). S'il existe une loi injuste portée contre les chrétiens, il faut l'abroger, car l'équité seule rend les lois respectables. Les Romains ont abrogé beaucoup d'autres lois, qu'ils ont fini par trouver iniques (IV, 5-10) ; la législation contre les chrétiens n'est pas seulement inique, mais absurde (11-fin). Ce qui prouve que ces lois sont injustes, c'est qu'elles n'ont jamais été exécutées que par les mauvais empereurs (V). D'ailleurs, les Romains eux-mêmes ont renoncé à beaucoup de leurs anciennes institutions (VI). Sur la législation romaine d'après les chapitres IV-VI, voyez C. Callewaert, Revue d'histoire ecclésiastique, t. II (1901), p. 777-80. Transition et Division : Nunc enim ad illam occultorum facinorum infamiam respondebo, ut viam mihi ad manifestiora purgem (VI, 11). Première partie (VII-IX). Crimes secrets reprochés aux chrétiens. On leur reproche : 1° des infanticides ; 2° des incestes après leurs banquets. Réfutation générale (VII). On le dit, mais on ne le prouve pas (1-2); les chrétiens n'ont jamais été pris sur le fait (3-5). Où seraient les dénonciateurs (6-7)? Ce n'est qu'un bruit mensonger (8-13). Réfutation particulière (VII MX). 1° Ces accusations monstrueuses sont invraisemblables : appel à la nature (VIII). 2° Accusation rétorquée (IX, 3-18) : ce sont les païens qui commettent ces crimes. Les chrétiens s'en préservent par une vie pure (19-20). Deuxième partie.Actes publics des chrétiens. Deux actes sont reprochés aux chrétiens : 1° deos non colitis ; 2° pro imperatoribus sacrificia non penditis. C'est, en d'autres termes, le crime de sacrilège (sacrilegii rei) et celui de lèse-majesté (majestatis rei). I. Le sacrilège (X-XXVIII, 1-2).A. Deos non colitis. Nous ne commettons pas de sacrilège en n'adorant pas vos dieux, parce que ce ne sont pas des dieux (X, 1-2). Tertullien s'attaque au principe même du polythéisme. 1. Les dieux sont des hommes divinisés (X et XI). Appel à la conscience des païens et à leur érudition. a) Démonstration historique concernant Saturne, le plus ancien des dieux (X, 5-11). b) Argumentation logique. Qui les aurait faits dieux? Sans doute, un dieu suprême (XI, 1-3). Mais ce dieu n'avait aucune raison de s'adjoindre des dieux inférieurs : 1° avant eux, ce dieu suprême gouvernait l'univers (4-6); 2° ils n'ont rien inventé d'utile aux hommes (7-9) ; 3° ils n'ont pas mérité par leur vie de devenir dieux, mais plutôt d'être punis pour leurs crimes (10-14) ; 4° il y a une foule d'hommes qui l'auraient mieux mérité (15-16). 2. Comment sont fabriqués les statues et les images des dieux : ce ne sont pas là des dieux et l'on ne peut par conséquent les offenser (XII). 3. Comment les dieux sont traités par les païens eux-mêmes (XIII et XIV, 1). 4. Comment les poètes et les philosophes ont traité les dieux (XIV, 2-15). B. Le culte des chrétiens. a) Ce qu'il n'est pas. Les chrétiens n'adorent pas une tête d'âne, ni une croix, ni le soleil, ni un dieu hybride (XVI). b) Ce qu'il est. 1. Le Dieu unique (XVII), révélé par les Ecritures (XVIII), qui sont plus anciennes que tous les livres des païens (XIX), et dont l'autorité est établie, en outre, par les prophéties déjà réalisées (XX). 2. Nature, naissance, vie et miracles, passion, résurrection et ascension du Christ. Mission des apôtres (XXI). 3. Démonologie : existence et opérations des démons. Identité des dieux et des démons (XXII-XXIII). C. La liberté religieuse (XXIV). 1. Les dieux païens n'étant pas des dieux, les chrétiens ne se rendent pas coupables de sacrilège en refusant de les adorer ; au contraire, les païens sont coupables d'impiété, eux qui refusent d'adorer le vrai Dieu (1-2). 2. Même si Dieu avait à son service des dieux inférieurs, c'est encore au Dieu suprême que reviendraient les suprêmes honneurs (3-5). 3. Mais qu'on laisse chacun libre d'adorer qui il veut : supprimer la liberté religieuse, voilà le vrai crime d'irréligion (6). 4. Cette liberté est accordée à tous (7-8), excepté aux chrétiens, à qui on refuse le droit commun (9-10). D. L'argument politique : Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la grandeur de Rome (XXV-XXVI). Ce ne sont pas les dieux étrangers, évidemment (3-9), ni les dieux Romains (7-9) qui donnent l'Empire. De qui l'auraient-ils reçu eux-mêmes? (10-11). Ils sont venus après l'accroissement de la puissance romaine (12-13). Enfin, ce n'est pas par leur piété, mais par leur impiété que les Romains sont devenus grands (14-17). Qui donc a donné le pouvoir successivement à tous les peuples, finalement aux Romains? C'est le seul vrai Dieu, de qui relèvent tous les empires (XXVI). Conclusion générale des ch. X-XXVI : Puisque les dieux n'existent pas, les chrétiens ne se rendent pas coupables de sacrilège en leur refusant des honneurs qui ne vont qu'aux démons (XXVII, 1). E. Réfutation d'une objection. « Sacrifiez aux dieux, dit-on aux chrétiens, pour vous sauver et puis pensez ce que vous voulez » (XXVII-XXVIII, 1-2). 1. Ce serait une trahison de notre foi, dit Tertullien, et c'est ce que le démon attend. Mourir pour notre foi, c'est le plus beau triomphe que nous puissions remporter sur l'esprit du mal (XXVII). 2. La religion est affaire de bonne volonté et n'admet pas la contrainte. Nouvelle revendication de la liberté religieuse (XXVIII, 1-2). II. Lèse-majesté (XXVIII, 3, à XLV).Ce crime est plus grand aux yeux des Romains que le sacrilège : pour eux, la majesté impériale est plus auguste que celle des dieux, parce qu'elle est plus redoutable (XXVIII, 3-4). A. — Attitude des chrétiens envers l'empereur. 1° Les dieux ne peuvent rien pour l'empereur et ce n'est pas manquer à celui-ci que de ne pas sacrifier pour lui à des dieux impuissants (XXIX). 2° Les chrétiens invoquent, en faveur de l'empereur, le vrai Dieu, qui est tout-puissant (XXX) ; les Écritures leur en font un devoir (XXXI). 3° Les chrétiens ne peuvent jurer par le génie de l'empereur, car le génie est un démon, mais ils peuvent jurer par le salut de l'empereur (XXXII). 4° Les chrétiens ne peuvent regarder l'empereur comme un dieu, mais ils lui donnent le premier rang après Dieu et ils respectent en lui le souverain choisi par Dieu (XXXIII). 5° Les chrétiens ne peuvent appeler l'empereur ni « seigneur et maître », ni « dieu » : ces appellations appartiennent à Dieu seul (XXXIV). B. — Les chrétiens et l'État. 1° On ne peut pas accuser, les chrétiens d'être les « ennemis de l'État », sous prétexte qu'ils ne prennent aucune part publique aux fêtes impériales (XXXV). a) Ces fêtes sont une occasion de scandales (1-4). b) Pour beaucoup, c'est une cérémonie hypocrite : au milieu de l'enthousiasme populaire, ils désirent ou trament la mort de l'empereur (5-13). 2° Les chrétiens veulent du bien à l'empereur comme à tous les hommes : c'est un devoir pour eux (XXXVI). 3° Malgré leur grand nombre, les chrétiens ne songent pas à se venger des persécutions qu'ils subissent (XXXVII, 1-4). Et cependant il leur serait si facile de se venger, soit par une révolte ouverte (4-5), soit par une sécession, qui serait désastreuse pour l'Empire (5-9). 4° Les chrétiens ne troublent pas l'État, parce qu'ils ne briguent pas les honneurs (XXXVIII, 1-3). S'ils s'abstiennent des spectacles, c'est que ceux-ci font partie du culte païen : qu'on les laisse libres de chercher leur plaisir où ils veulent (4-5). Ici encore, il revendique le droit commun. 5° Les communautés chrétiennes sont inoffensives (XXXIX). Tertullien trace un admirable tableau de la vie des associations chrétiennes. 6° Les chrétiens ne sont pas la cause des calamités publiques (XLV). Au contraire, ce sont les païens qui les attirent sur l'Empire, en méprisant le vrai Dieu. Pourquoi ces calamités frappent les chrétiens comme les païens (XLVI). 7° Les chrétiens ne sont pas des membres inutiles de la société. a) Ils s'occupent des affaires humaines, en tant qu'elles ne sont pas contraires à la religion et à la morale (XLII). b) Ils ne sont inutiles qu'aux gens qui font un commerce infâme ou criminel (XLVIII). c) Il n'y a pas de chrétiens dans les prisons (XLIV). d) Les chrétiens seuls s'abstiennent du mal. Pourquoi? (XLV). Conclusion : Ergo nos soli innocentes ! Les chrétiens, ces prétendus « ennemis publics », sont au fond les meilleurs citoyens, les plus fidèles sujets de l'empereur. III. Les croyances des chrétiens (XLVIII-L).Transition : Constitimus, ut opinor, adversus omnium criminum intentationem... ; ostendimus totum statum nostrum. La défense entreprise par Tertullien est finie ; il a réfuté toutes les accusations portées contre les chrétiens. C'était le but de cette apologie (ἀπολογία, défense). Mais l'habile avocat a su faire entrer dans son plaidoyer une démonstration assez complète de la doctrine chrétienne (totum statum nostrum). C'est la partie dogmatique, qui est fondue dans la thèse juridique, car elle vient à l'appui de cette thèse. Tertullien n'a pas seulement voulu montrer que les chrétiens ne doivent pas être poursuivis pour des crimes qu'ils ne commettent pas (apologie et thèse juridique) ; il a voulu faire voir aussi que le christianisme est la vérité (veritas nostra, XLVI, 2), et c'est sur la religion des chrétiens qu'il veut maintenant ajouter quelques éclaircissements dans cette troisième partie. P. Monceaux, I, Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, p. 236-244. A) Le christianisme et la philosophie (XLVI-XLVII). 1) Le christianisme n'est pas une philosophie entre autres : c'est une affaire divine (XLVI, 2). La doctrine des chrétiens comparée à celle des philosophes : a) On traite les philosophes autrement que les chrétiens : pourquoi? (3-6). b) Les chrétiens seuls et jusqu'au moindre d'entre eux connaissent la vérité complète. Exemples (7-9). c) Parallèle moral (10-16). d) Réponse à une objection (17-18). 2) Les vérités connues des philosophes et des poètes ont été puisées dans l'Écriture, qui leur est antérieure et qu'ils ont souvent défigurée (XLVII, 1-8). Les hérétiques ont défiguré de même le Nouveau Testament en mêlant à la vérité les théories des philosophes (9-10). Les démons ont inspiré aux poètes et aux philosophes des fables qui ressemblent aux dogmes chrétiens, pour empêcher de croire ceux-ci. Exemples (11-14). B) La résurrection des corps et la vie future. Preuves de cette croyance (XLVIII). Elle est salutaire, car elle rend les hommes meilleurs et par conséquent elle n'est pas absurde. Elle est, en tout cas, inoffensive et il est injuste de la persécuter (XLIX). Le martyre chrétien (L). Conclusion. — Le martyre c'est la victoire, parce qu'il conduit au but (1-2). Héroïsme des martyrs chrétiens : ils meurent pour Dieu, comme tant de héros païens sont morts pour leur patrie : de là vient leur énergie, et non pas du désespoir ni du fanatisme (3-11). Double effet du martyre : 1° il produit des conversions : Semen est sanguis Christianorum (12-15) ; 2° il vaut au chrétien le pardon et la grâce de Dieu. C'est pourquoi le martyr remercie ses juges (16). « Sur ce cri de triomphe se termine l’Apologétique. Ce plaidoyer, qui avait tourné vite au réquisitoire, puis au pamphlet, s'achève par un défi. On dirait que Tertullien, désespérant de convaincre la justice humaine, a voulu d'avance en appeler à la justice divine. » P. Monceaux, I, p. 243-4. L'APOLOGÉTIQUEDE TERTULLIEN
CHAPITRE PREMIER1. Magistrats de l'Empire romain, qui présidez, pour rendre la justice, dans un lieu découvert et éminent, presque au sommet même de la cité, s'il ne vous est pas permis d'examiner devant tout le monde et de peser sous les yeux de tous la cause des chrétiens pour la tirer au clair; si, dans cette espèce seule, votre autorité craint ou rougit d'informer en public, avec une attentive justice; si enfin, comme il est arrivé naguère, la haine pour notre secte, trop occupée des jugements domestiques, ferme la bouche à la défense, qu'il soit du moins permis à la vérité de parvenir à vos oreilles, silencieusement, par la voie secrète d'un plaidoyer écrit. 2. La vérité ne demande point grâce pour elle, parce qu'aussi bien elle ne s'étonne pas de sa condition. Elle sait qu'elle vit dans ce monde en étrangère; que, parmi des étrangers, elle trouve facilement des ennemis, que d'ailleurs c'est dans les cieux qu'elle a sa famille, sa demeure, son espérance, son crédit et sa gloire. En attendant, elle n'a qu'un désir, c'est de ne pas être condamnée sans être connue. — 3. Qu'ont ici à perdre vos lois, qui commandent souverainement dans leur propre empire, si la vérité était étendue? Est-ce que par hasard leur puissance éclatera mieux, si elles condamnent la vérité, même sans l'entendre? Mais, si elles la condamnent sans l'entendre, outre l'odieux de l’iniquité, ne s'attireront-elles pas le soupçon d'une arrière-pensée, en refusant d'entendre une chose qu'elles ne pourraient plus condamner après l'avoir entendue? 4. Voici donc le premier grief que nous formulons devant vous : l'iniquité de la haine que vous avez du nom de chrétien. Le motif qui paraît excuser cette iniquité est précisément celui qui l'aggrave et qui la prouve, à savoir votre ignorance. Car quoi de plus inique que de haïr une chose qu'on ignore, même si la chose mérite la haine? En effet, elle ne mérite votre haine que si vous savez si elle la mérite. — 5. Si la connaissance de sa valeur réelle fait défaut, comment prouver que la haine est juste? Cette justice, en effet, ne peut se prouver par le fait seul, mais par la connaissance que nous en avons. Puisque donc les hommes haïssent parce qu'ils ne connaissent pas l'objet de leur haine, pourquoi cet objet ne serait-il pas tel qu'ils ne doivent pas le haïr? Par conséquent, nous confondons à la fois leur haine et leur ignorance, l’une par l'autre : ils restent dans l'ignorance, parce qu'ils haïssent, et ils haïssent injustement, parce qu'ils ignorent. 6. La preuve de leur ignorance, qui condamne leur iniquité précisément en lui servant d'excuse, est fournie par ce fait que tous ceux qui jusqu'ici haïssaient parce qu'ils ignoraient, cessent de haïr aussitôt qu'ils cessent d'ignorer. Ceux-là deviennent chrétiens, et ils le deviennent assurément en connaissance de cause; et alors ils commencent à haïr ce qu'ils étaient et à professer ce qu'ils haïssaient, et ils sont aussi nombreux que vous voyez que nous sommes. — 7. L'État, s'écrie-t-on, est assiégé; jusque dans les campagnes, dans les bourgs fortifiés, dans les îles, il n'y a que des chrétiens; des personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition, de tout rang même, passent au nom chrétien, et l'on s'en afflige comme d'un dommage ! 8. Et pourtant, malgré ce fait, ils ne s'avisent pas de présumer l'existence de quelque bien caché. Il ne leur est pas permis d'être plus justes dans leurs soupçons ; il ne leur plaît pas de s'assurer de plus près. En cette occasion seule, la curiosité humaine est engourdie. Ils aiment à ignorer, alors que d'autres sont ravis de connaître ! Anacharsis blâmait les illettrés qui se font juges des lettrés : combien plus aurait-il blâmé ceux qui ne savent pas et qui se font juges de ceux qui savent ! — 9. Ils aiment mieux ne pas connaître, parce que déjà ils haïssent. Ils préjugent ainsi que ce qu'ils ne connaissent pas est tel que, s'ils le connaissaient, ils ne pourraient pas le haïr. En effet, si l'on ne découvre aucun juste motif de haïr, le mieux est, à coup sûr, de renoncer à une haine injuste ; si, au contraire, on acquiert la certitude que le juste motif existe, non seulement la haine ne perd rien de sa force, mais on trouve une raison de plus pour persévérer, précisément parce qu'on peut se glorifier d'être juste. — 10. Mais, dites-vous, on ne peut préjuger qu'une chose est bonne, de ce qu'elle attire beaucoup d'hommes ; que de gens, en effet, se laissent façonner au mal, que de gens passent au vice comme des transfuges? — Qui le nie? Mais pourtant ce qui est vraiment mauvais, ceux-là mêmes que le mal entraîne n'osent pas le défendre comme bien. La nature a rempli de crainte ou couvert de honte tout ce qui est mal. 11. Après tout, les méchants cherchent à se cacher, ils évitent de se montrer ; pris sur le fait, ils tremblent ; accusés, ils nient ; même si on les met à la torture, ils n'avouent pas facilement ni toujours ; condamnés sans espoir, ils sont tristes, ils se reprochent en eux-mêmes leurs actes, ils imputent au destin ou aux astres les égarements de leur esprit malfaisant. En effet, ils ne veulent pas être les auteurs du mal, parce qu'ils reconnaissent que c'est le mal. — 12. Chez un chrétien, que voit-on de semblable? Aucun chrétien ne rougit, aucun ne se repent, si ce n'est, naturellement, de ne pas avoir été chrétien auparavant. S'il est dénoncé, le chrétien s'en fait gloire ; s'il est accusé, il ne se défend pas ; interrogé, il confesse de lui-même sa foi ; condamné, il rend grâces. — 13. Quel est donc ce mal, qui n'a pas les caractères naturels du mal, ni crainte, ni honte, ni faux-fuyants, ni repentir, ni regret? Quel est ce mal, dont l'accusé se réjouit, dont l'accusation est l'objet de ses vœux et dont le châtiment fait son bonheur? Tu ne peux appeler folie ce que tu es convaincu d'ignorer. CHAPITRE II1. Enfin, s'il est certain que nous sommes de grands criminels, pourquoi sommes-nous traités autrement par vous-mêmes que nos pareils, c'est-à-dire que les autres criminels? En effet, si le crime est le même, le traitement devrait être aussi le même. — 2. Quand d'autres sont accusés de tous ces crimes dont on nous accuse, ils peuvent, et par eux-mêmes et par une bouche mercenaire, prouver leur innocence ; ils ont toute liberté de répondre, de répliquer, puisqu'il n'est jamais permis de condamner un accusé sans qu'il se soit défendu, sans qu'il ait été entendu. — 3. Aux chrétiens seuls, on ne permet pas de dire ce qui est de nature à les justifier, à défendre la vérité, à empêcher le juge d'être injuste ; on n'attend qu'une chose, celle qui est nécessaire à la haine publique : l'aveu de leur nom et non une enquête sur leur crime. — 4. Au contraire, si vous faites une enquête sur quelque criminel, il ne suffit pas, pour prononcer, qu'il s'avoue coupable d'homicide, ou de sacrilège, ou d'inceste, ou d'hostilité envers l'État, — pour ne parler que des inculpations lancées contre nous. Vous l'interrogez aussi sur les circonstances, la qualité du fait, le nombre, le lieu, le temps, les témoins, les complices. — 5. Avec nous, rien de semblable, et pourtant il faudrait également essayer de nous arracher l'aveu de ces crimes qu'on nous impute faussement : de combien d'enfants égorgés chacun a déjà goûté, combien d'incestes il a commis à la faveur des ténèbres, quels cuisiniers, quels chiens ont assisté. Quelle gloire pour un gouverneur, s'il découvrait un chrétien qui aurait déjà goûté de cent enfants ! 6. Au contraire, nous voyons qu'il a même été défendu d'informer contre nous. En effet, Pline le Jeune, gouvernant une province, après avoir condamné quelques chrétiens, après en avoir démonté quelques-uns, effrayé toutefois de leur grand nombre, consulta l'empereur Trajan sur ce qu'il devait faire dans la suite. Il lui exposait que, sauf l'obstination des chrétiens à ne pas sacrifier, il n'avait pu découvrir, au sujet de leurs mystères, que des réunions tenues avant le lever du soleil pour chanter des cantiques en l'honneur du Christ comme en l'honneur d'un dieu, et pour s'astreindre tous ensemble à une discipline qui défend l'homicide, l'adultère, la fraude, la perfidie et les autres crimes. — 7. Alors Trajan lui répondit que les gens de cette espèce ne devaient pas être recherchés, mais que, s'ils étaient déférés au tribunal, il fallait les punir. 8. Oh ! l'étrange arrêt, illogique par nécessité ! Il dit qu'il ne faut pas les rechercher, comme s'ils étaient innocents, et il prescrit de les punir, comme s'ils étaient criminels ! Il épargne et il sévit, il ferme les yeux et il punit. Pourquoi, ô censeur, te contredire ainsi toi-même? Si tu les condamnes, pourquoi ne les recherches-tu pas aussi? Si tu ne les recherches pas, pourquoi ne les absous-tu pas aussi? Pour la recherche des brigands, il y a dans chaque province un détachement militaire désigné par le sort ; contre les criminels de lèse-majesté et les ennemis de l'État, tout homme est soldat et la recherche s'étend aux complices, aux confidents. — 9. Le chrétien seul, il n'est pas permis de le rechercher, mais il est permis de le dénoncer, comme si la recherche avait un autre but que la dénonciation ! Vous condamnez donc un chrétien dénoncé, alors que personne n'a voulu qu'il fût recherché ! Et je le crains bien, s'il mérite un châtiment, ce n'est pas parce qu'il est coupable, mais parce qu'il s'est fait prendre, alors qu'il ne devait pas être recherché. 10. Mais voici un autre point, où vous ne nous traitez pas non plus d'après les formes de la procédure criminelle : c'est que, quand les autres accusés nient, vous leur appliquez la torture pour les faire avouer ; aux chrétiens seuls vous l'appliquez pour les faire nier. Et pourtant, si c'était un crime d'être chrétien, nous nierions et vous auriez recours à la torture pour nous forcer d'avouer. Et en effet, il n'est pas vrai que vous croiriez inutile de rechercher par la torture les crimes des chrétiens, parce que l'aveu du nom de chrétien vous donnerait la certitude que ces crimes sont commis : car vous-mêmes, chaque jour si un meurtrier avoue, bien que vous sachiez ce que c'est que l'homicide vous lui arrachez par la torture les circonstances de son crime. — 11. Par conséquent, c'est contrairement à toutes les règles de la justice que, présumant nos crimes d'après l'aveu de notre nom, vous nous forcez par la torture à rétracter notre aveu, pour nous faire nier, en même temps que notre nom, tous les crimes que l'aveu du nom vous avait fait présumer. 12. Mais peut-être ne voulez-vous pas que nous périssions, nous que vous considérez comme de grands scélérats ! Voilà pourquoi, sans doute, vous avez coutume de dire à un homicide : « Nie » ; et un sacrilège, vous le faites déchirer, s'il persiste à avouer. Si vous n'en agissez pas ainsi envers des criminels, vous nous jugez donc tout à fait innocents ; vous ne voulez pas que nous persévérions dans un aveu que vous savez devoir condamner par nécessité et non par justice. — 13. Un homme crie : « Je suis chrétien. » Il dit ce qu'il est, et toi tu veux entendre ce qu'il n'est pas. Vous qui présidez pour arracher la vérité, de nous seuls vous vous efforcez d'entendre le mensonge ! « Tu me demandes, dit l'accusé, si je suis chrétien : je le suis. Pourquoi me tortures-tu au mépris des règles de la justice? J'avoue et tu me tortures? Que ferais-tu, si je niais? » — Il faut en convenir, quand les autres nient, vous ne les croyez pas facilement, et nous, si nous nions, vous nous croyez aussitôt! 14. Un tel renversement des règles de la justice doit vous être suspect : craignez qu'il n'y ait quelque puissance cachée qui se serve de vous contre les formes judiciaires, contre la nature des jugements, contre les lois elles-mêmes. En effet, si je ne me trompe, les lois ordonnent de découvrir les malfaiteurs, non de les cacher ; elles prescrivent de les condamner quand ils avouent, non de les acquitter. Voilà ce que disent formellement les décrets du sénat et les édits des princes. Le pouvoir dont vous êtes les ministres est un pouvoir réglé par les lois et non un pouvoir tyrannique. — 15. Chez les tyrans, en effet, la torture était employée même comme châtiment ; chez vous, elle ne sert qu'à l'enquête. Observez bien votre loi à l'égard de la torture, qui n'est nécessaire que jusqu'à l'aveu, et si elle est prévenue par l'aveu, elle sera inutile ; il faut céder le pas à la sentence. Il ne faut effacer le nom du coupable qu'après justice faite et non pour le soustraire à la peine. 16. Enfin, il n'est pas un juge qui désire acquitter l'accusé en aveu; il n'est pas permis de le vouloir. C'est aussi pourquoi on ne contraint personne de nier. Un chrétien, tu le crois coupable de tous les crimes, ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature entière, et tu le forces de nier, pour l'acquitter, ne pouvant l'acquitter que s'il nie. — 17. Tu éludes les lois. Tu veux donc qu'il nie son crime, pour le déclarer innocent, et cela malgré lui et bien que dans le passé il ne fût pas coupable. D'où vient cet aveuglement étrange qui vous empêche de réfléchir qu'il faut plutôt croire un accusé qui avoue spontanément que celui qui nie par force ; ou encore de penser qu'il est à craindre que, contraint de nier, il ne nie pas sincèrement et que, absous, à l'instant même, après avoir quitté le tribunal, il ne rie de votre haine, étant redevenu chrétien? 18. Puisque donc, en toutes choses, vous nous traitez autrement que les autres criminels, puisque tous vos efforts ne tendent qu'à nous faire perdre le nom chrétien — nous le perdons, en effet, si nous faisons ce que font ceux qui ne sont pas chrétiens — vous pouvez conclure que ce n'est pas un crime qui est en cause, mais un nom, et ce nom est poursuivi par une œuvre de haine qui n'a qu'un seul but : c'est d'amener les hommes à refuser de connaître une chose qu'ils sont sûrs de ne pas connaître. — 19. Aussi croient-ils sur notre compte des choses qui ne sont pas prouvées, et refusent-ils de s'en enquérir, de crainte qu'on ne leur prouve le contraire de ce qu'ils veulent croire, afin de pouvoir condamner ce nom si odieux à cette même œuvre de haine, non pas en prouvant les crimes, mais en les présumant, et après un simple aveu. Si l'on nous met à la torture quand nous avouons, si l'on nous punit quand nous persévérons, et si l’on nous acquitte quand nous nions, c'est parce qu'on fait la guerre au nom seul. — 20. Enfin, pourquoi, quand vous lisez votre arrêt sur la tablette, qualifiez-vous un tel de « chrétien »? Pourquoi ne l'appelez vous pas aussi « homicide », si un chrétien est un homicide? pourquoi pas aussi « incestueux »? pourquoi enfin ne lui donnez-vous pas tous ces noms que vous nous imputez? Pour nous seuls, vous rougissez ou vous dédaignez, en prononçant l'arrêt, de nommer les crimes. Si le nom de « chrétien » n'est le nom d'aucun crime, c'est le comble de l'absurdité de faire un crime du nom seul. CHAPITRE III1. Que dis-je? la plupart ont voué à ce nom de chrétien une haine si aveugle, qu'ils ne peuvent rendre à un chrétien un témoignage favorable, sans y mêler le reproche de porter ce nom. « C'est un honnête homme, dit l'un, que Gaius Seius, à cela près qu'il est chrétien. » Un autre dit de même : « Pour ma part, je m'étonne que Lucius Titius, un homme si éclairé, soit tout à coup devenu chrétien. » Personne ne se demande si Gaius n'est honnête et Lucius éclairé que parce que s'ils sont chrétiens, ni s'ils ne sont pas devenus chrétiens, parce que l'un est honnête et l'autre éclairé ! — 2. On loue en eux ce que l'on connaît, on blâme ce qu'on ignore, et, ce que l'on connaît, on l'attaque à cause de ce qu'on ignore : il est plus juste pourtant de préjuger de ce qui est caché par ce qui est manifeste que de condamner d'avance ce qui est manifeste d'après ce qui est caché. 3. D'autres flétrissent précisément ce qu'ils louent en ceux qu'ils avaient connus naguère libertins, méprisables et malhonnêtes avant leur conversion : aveuglés par la haine, ils leur donnent, sans le savoir, un suffrage favorable. « Cette femme, disent-ils, comme elle était libre, comme elle était galante ! Ce jeune homme, comme il était joueur, comme il était débauché ! Les voilà devenus chrétiens. » Ainsi donc le nom de chrétien est regardé comme la cause de leur amendement ! — 4. Quelques-uns vont jusqu'à sacrifier leurs intérêts à cette haine, se résignant à un dommage, pourvu qu'ils n'aient pas chez eux ce qu'ils détestent. Une femme devenue chaste est répudiée par le mari qui n'a plus besoin d'être jaloux; un fils devenu docile est déshérité par le père qui supportait auparavant ses désordres ; un esclave devenu fidèle est chassé loin des yeux du maître qui le traitait naguère avec douceur : dès qu'on s'amende en prenant le nom de chrétien, on devient odieux. Le bien qui en résulte ne fait pas contrepoids à la haine qu'on a des chrétiens. 5. Eh bien ! si c'est le nom qu'on déteste, quelle peut donc être la culpabilité des noms? De quoi peut-on accuser des mots, sinon de ce que le son du vocable est barbare, ou de mauvais augure, ou injurieux ou impur? Le mot christianus, au contraire, à considérer son étymologie, dérive du mot « onction ». Même quand vous le prononcez de travers chrestianus — car vous n'avez pas une exacte connaissance de ce nom — il signifie à la fois « douceur et bonté ». On hait donc chez des gens inoffensifs un nom qui est tout aussi inoffensif. — 6. Mais, dira-t-on, c'est la secte qu'on hait dans le nom, qui est à coup sûr celui de son fondateur. Qu'y a-t-il d'étrange, si une doctrine donne à ses sectateurs un surnom tiré de celui du maître? Les philosophes ne s'appellent-ils pas, du nom de leur maître, Platoniciens, Épicuriens, Pythagoriciens? Ou encore, du lieu où ils se réunissent ou séjournent, Stoïciens, Académiciens? De même, les médecins ne tirent-ils pas leur nom d'Érasistrate, les grammairiens d'Aristarque, les cuisiniers eux-mêmes d'Apicius? — 7. Et pourtant personne ne se sent offensé de ce que ceux-là professent un nom transmis par le maître avec la doctrine. Sans doute si quelqu'un prouve que l'auteur est mauvais et que la secte est mauvaise, il prouvera que le nom aussi est mauvais, digne de haine, à cause de la culpabilité de la secte et de l'auteur. Et par conséquent, avant de haïr le nom, il eût convenu de s'enquérir de la secte par l'auteur ou de l'auteur par la secte. — 8. Mais ici on néglige de s'enquérir de l'un et de l'autre, de les connaître, et on accuse le nom, on persécute le nom, et un mot seul suffit pour condamner d'avance une secte inconnue, un auteur inconnu, parce qu'ils portent tel nom, et non pas parce qu'ils sont convaincus. CHAPITRE IV1. Et précisément, après cette sorte d'introduction destinée à flétrir l'injustice de la haine publique dont nous sommes l'objet, je veux maintenant plaider la cause de notre innocence. Je ne réfuterai pas seulement les reproches qu'on nous fait, mais je les rétorquerai contre leurs auteurs, pour apprendre ainsi aux hommes qu'on ne trouve pas chez nous autres chrétiens ces crimes dont ils se savent eux-mêmes pertinemment coupables, et aussi pour qu'ils rougissent d'accuser, je ne dis pas des hommes irréprochables, étant eux-mêmes très mauvais, mais leurs pareils, à les entendre — 2. Nous réfuterons, l'un après l'autre, les crimes qu'ils nous accusent de commettre en secret et ceux qu'on nous voit commettre en public, crimes pour lesquels on nous déclare ou criminels ou vains ou punissables ou ridicules. 3. Mais puisque, quand la vérité répond à tout par notre bouche, on lui oppose finalement l'autorité des lois, en disant ou bien qu'après les lois il n'y a plus rien à examiner ou bien que, bon gré mal gré, la nécessité d'obéir (aux lois) est au-dessus de la vérité, je vais d'abord discuter ce qui regarde les lois, avec vous qui êtes les tuteurs des lois. — 4. Et d'abord, quand vous prononcez, suivant la loi, cet arrêt définitif :« Il n'est pas permis que vous existiez », et que vous nous opposez cette fin de non-recevoir sans aucune considération inspirée par l'humanité, vous faites profession de violence et d'une domination inique, pareille à celle d'un tyran commandant du haut de sa citadelle, si du moins vous prétendez que cela ne nous est pas permis parce que tel est votre bon plaisir, et non pas parce qu'en effet cela ne devait pas être permis. — 5. Que si vous ne voulez pas que cela soit permis, parce que cela ne doit pas être permis, je vous répondrai : sans aucun doute, ce qui est mauvais ne doit pas être permis, et l'on peut conclure de là, assurément, que ce qui est bien est permis. Si je découvre que ce que ta loi a défendu est bon, d'après le principe que je viens d'énoncer, n'est-il pas vrai qu'elle ne peut pas me défendre ce qu'elle me défendrait à bon droit si cela était mauvais? Si ta loi s'est trompée, c'est, je pense, qu'elle est l'œuvre d'un homme ; et en effet, elle n'est pas tombée du ciel. — 6. Est-il étonnant qu'un homme ait pu se tromper en établissant une loi, ou que, revenant à de meilleurs sentiments, il l'ait répudiée? Et en effet, les lois de Lycurgue lui-même ne furent-elles pas corrigées par les Lacédémoniens, et leur auteur n'en fut il pas affecté d'une si grande douleur qu'il se fit justice à lui-même en se laissant mourir d'inanition dans sa retraite? — 7. Et vous-mêmes, tous les jours, quand la lumière de l'expérience éclaire les ténèbres de l'antiquité, ne fouillez-vous pas et n'émondez-vous pas toute cette vieille et confuse forêt de vos lois, en y portant la hache des rescrits et des édits impériaux? — 8. La loi Papia, loi vaine et absurde, qui force de procréer des enfants avant le temps fixé pour le mariage par la lex Julia, malgré l'autorité que lui donnait sa vieillesse, n'a-t-elle pas été abrogée naguère par Sévère, le plus ferme des princes? — 9. Et puis encore, il existait des lois qui permettaient aux créanciers de couper en morceaux les (débiteurs) condamnés ; d'un commun consentement, cette loi cruelle fut plus tard abolie. La peine de mort fut commuée en note d'infamie : on eut recours à la confiscation des biens et l'on préféra faire monter le sang (le rouge de la honte) au visage du débiteur que de le répandre. 10. Combien de lois, qui passent inaperçues jusqu'ici, vous reste-t-il à réformer? Elles ne sont protégées ni par le nombre des années, ni par la dignité de leurs auteurs, mais par l'équité seule. Et voilà pourquoi, quand elles sont reconnues injustes, elles sont à bon droit condamnées, quand bien mêmes elles condamnent. — 11. Mais pourquoi dis-je « injustes »? Bien plus, quand elles punissent un nom, il faut même les appeler « insensées » ; si ce sont des actes qu'elles condamnent, pourquoi punissent-elles nos actes à cause du nom seul, elles qui poursuivent, chez les autres, les crimes prouvés par le fait et non par le nom? Je suis incestueux : pourquoi ne fait-on pas d'enquête? Ou infanticide : pourquoi ne m'arrache-t-on pas un aveu par la torture? Ou je commets un crime envers les dieux, envers les Césars : pourquoi ne pas m'entendre, moi qui puis me justifier? — 12. Aucune loi ne défend d'examiner ce qu'elle interdit de commettre, parce que le juge n'est pas en droit de punir, s'il ne reconnaît qu'on a commis ce qui n'est pas permis, de même que le citoyen ne peut obéir fidèlement à la loi, s'il ignore ce que la loi punit. — 13. Il ne suffit pas que la loi seule ait conscience de sa justice; elle doit cette conscience à ceux dont elle attend obéissance. Mais une loi est suspecte, qui ne veut pas être examinée ; elle est tyrannique, si elle s'impose sans être examinée. CHAPITRE V1. Pour remonter à l'origine des lois de ce genre, il existait un vieux décret qui défendait qu'un dieu fût consacré par un imperator, s'ii n'avait été agréé par le sénat. M. Aemilius l'a appris à propos de son dieu Alburnus. C'est encore un point qui est utile à notre cause : chez vous, c'est le bon plaisir de l'homme qui décide de la divinité. Si un dieu n'a pas plu à l'homme, il ne sera pas dieu ; voilà donc que l'homme devra être propice au dieu. — 2. Donc Tibère, sous le règne de qui le nom chrétien a fait son entrée dans le siècle, fit rapport au sénat sur les faits qu'on lui avait annoncés de Syrie-Palestine, faits qui avaient révélé là-bas la vérité sur la divinité du Christ, et il les appuya le premier par son suffrage. Le sénat, ne les ayant pas agréés lui-même, les rejeta. César persista dans son sentiment et menaça de mort les accusateurs des chrétiens. — 3. Consultez vos annales et vous y trouverez que Néron le premier sévit avec le glaive impérial contre notre secte, qui naissait alors précisément à Rome. Qu'un tel prince ait pris l'initiative de nous condamner, c'est pour nous un titre de gloire. Car qui connaît Néron peut comprendre que ce qu'un Néron a condamné ne peut être qu'un grand bien. — 4. Un essai fut tenté aussi par Domitien, ce demi-Néron par la cruauté, mais comme il lui restait quelque chose de l'homme, il renonça vite à son projet et rappela même ceux qu'il avait exilés. Tels furent toujours nos persécuteurs, hommes injustes, impies, infâmes : vous-mêmes avez coutume de les condamner et vous rappelez toujours ceux qu'ils ont condamnés. 5. Mais parmi tant de princes qui suivirent jusqu'à nos jours, de tous ceux qui ont le respect des lois divines et humaines, citez-en un seul qui ait fait la guerre aux chrétiens ! — 6. Nous, au contraire, nous pouvons citer parmi eux un protecteur des chrétiens, si l'on veut bien rechercher la lettre de Marc-Aurèle, ce très sage empereur, dans laquelle il atteste que la soif cruelle qui désolait l'armée de Germanie fut apaisée par une pluie accordée par hasard aux prières de soldats chrétiens. S'il n'a pas expressément révoqué l'édit de persécution, il en a publiquement neutralisé les effets d'une autre manière, en menaçant même les accusateurs d'une peine, et d'une peine plus rigoureuse encore. — 7. Que penser donc de ces lois que seuls exécutent contre nous des princes impies, injustes, infâmes, cruels, extravagants, insensés, que Trajan éluda en partie en défendant de rechercher les chrétiens, que ne fit jamais appliquer un Vespasien, bien qu'il fût le destructeur des Juifs, jamais un Hadrien, curieux scrutateur de toutes choses, jamais un Antonin le Pieux, jamais un Vérus. — 8. Et pourtant, des scélérats devraient, à coup sûr, être exterminés par les meilleurs princes, leurs ennemis naturels, plutôt que par leurs pareils. CHAPITRE VI1. Je voudrais maintenant que ces très religieux protecteurs et vengeurs des lois et des institutions nationales me répondissent au sujet de leur fidélité, de leur respect et de leur obéissance envers les sénatus-consultes de leurs pères : n'en ont-ils abandonné aucun, ne se sont-ils écartés d'aucun, n'ont-ils pas laissé tomber dans l'oubli précisément les règles les plus nécessaires et les plus aptes à maintenir la discipline morale? — 2. Que sont donc devenues ces lois qui réprimaient le luxe et la brigue, qui défendaient de dépenser plus de cent as pour un repas, et de servir plus d'une volaille, encore ne devait-elle pas être engraissée ; ces lois qui exclurent du sénat un patricien, parce qu'il avait eu dix livres d'argent, comme si c'était une preuve éclatante de son ambition ; qui ordonnaient de démolir aussitôt les théâtres élevés pour corrompre les mœurs ; qui ne permettaient pas qu'on usurpât sans droit et impunément les insignes des dignités et de la noble naissance? — 3. Je vois, en effet, que maintenant les repas méritent le nom de repas centenaires, parce qu'ils coûtent cent sesterces, et que l'argent des mines est converti en plats, je ne dis pas chez des sénateurs, mais chez des affranchis ou chez des gens qu'on déchire encore à coups de fouet. Je vois aussi qu'un seul théâtre par ville ne suffit pas et que les théâtres ne sont plus découverts. Pour empêcher, même en hiver, les voluptueux spectateurs d'avoir froid, les Lacédémoniens les premiers inventèrent, pour assister aux jeux, leur pesant manteau. Je vois enfin qu'entre les matrones et les prostituées il n'y a plus aucune différence quant au vêtement. 4. Au sujet des femmes, ils sont également tombés, ces règlements de vos ancêtres qui protégeaient la modestie et la tempérance. Autrefois, aucune femme ne portait de l'or, si ce n'est à un seul doigt, où le mari avait mis l'anneau nuptial comme un gage ; les femmes s'abstenaient de vin, au point que ses proches firent mourir de faim une matrone, parce qu'elle avait ouvert les loges d'un cellier ; au temps de Romulus, une femme n'avait fait que goûter du vin et Métennius, son mari, la tua impunément. — 5. C'est aussi pourquoi c'était une obligation pour les femmes d'embrasser leurs parents, afin qu'on pût les juger par leur haleine. — 6. Qu'est devenue cette antique fécondité des mariages, heureuse suite des mœurs, grâce à laquelle, pendant près de six cents ans depuis la fondation de Rome, pas une maison ne connut le divorce? Aujourd'hui, au contraire, les femmes ont tous les membres chargés d'or, elles n'osent embrasser sans crainte à cause du vin qu'elles ont bu ; quant au divorce, il est devenu l'objet de leurs vœux et comme un fruit du mariage ! 7. Et les sages décrets de vos pères, au sujet de vos dieux eux-mêmes, c'est vous encore qui les avez abolis, vous qui êtes si respectueux pour eux ! Le vénérable Liber (Bacchus) avec ses mystères fut banni par les consuls en vertu d'un sénatus-consulte, non seulement de Rome, mais de toute l'Italie. — 8. Sérapis et Isis et Harpocrate avec leur Cynocéphale furent tenus loin du Capitole, c'est-à-dire chassés de l'assemblée des dieux, par les consuls Pison et Gabinius, qui n'étaient pas chrétiens assurément. Ces consuls renversèrent même leurs autels et ils repoussèrent ces dieux, voulant arrêter les désordres de ces infâmes et vaines superstitions. Vous les avez rappelés de l'exil et vous leur avez conféré la majesté suprême. 9. Où est la religion, où est la vénération due par vous à vos ancêtres? Par votre habillement, par votre genre de vie, par vos goûts, par vos sentiments, enfin par votre langage même, vous avez renié vos ancêtres. Vous ne cessez de vanter les anciens, mais de jour en jour vous changez de manière de vivre. On peut voir par là que, vous écartant des sages institutions de vos ancêtres, vous retenez et vous conservez ce que vous ne deviez pas retenir et conserver, et vous ne gardez pas ce que vous deviez garder. — 10. Il est une tradition de vos pères, que jusqu'ici vous paraissez garder le plus fidèlement, et que vous accusez surtout les chrétiens de mépriser, je veux dire le zèle pour le culte des dieux^ «n quoi l'antiquité est tombée dans la plus grossière erreur. Or, je montrerai en son temps que cette tradition elle-même est pareillement méprisée, négligée, abolie par vous, en dépit de l'autorité des ancêtres, bien que vous ayez reconstruit les autels de Sérapis devenu un dieu romain, bien que vous immoliez vos fureurs à Bacchus devenu un dieu italique. —11. En effet, maintenant, je vais répondre à l'accusation bien connue de commettre en secret des crimes infâmes, afin de me préparer les voies pour discuter les crimes publics. CHAPITRE VII1. Nous sommes, dit-on, de grands criminels, à cause d'une cérémonie sacrée qui consisterait à égorger un enfant, à nous en nourrir, à commettre des incestes après le repas, parce que des chiens, dressés à renverser les lumières, véritables entremetteurs des ténèbres, nous affranchissent, dit-on, de la honte de ces plaisirs impies. Mais on le dit toujours, et cependant, ce que depuis si longtemps on dit de nous, vous n'avez cure de le démontrer. Démontrez-le donc, si vous y croyez, ou n'y croyez pas, si vous ne le démontrez pas. — 2. Votre silence même prouve d'avance, contre vous, qu'il n'y a rien de réel dans ce que vous n'osez pas rechercher vous-mêmes. C'est un office tout différent que vous imposez au bourreau à l'égard des chrétiens : il doit les forcer non pas à dire ce qu'ils font, mais à nier ce qu'ils sont. 3. L'origine de notre doctrine, comme nous l'avons déjà dit, remonte à Tibère. La vérité a été détestée, dès qu'elle est née : aussitôt qu'elle a paru, elle est traitée en ennemi. Autant d'étrangers, autant d'ennemis, et spécialement les Juifs par haine, les soldats par besoin d'exactions, et nos serviteurs eux-mêmes par leur nature. — 4. Tous les jours on nous assiège, tous les jours on nous trahit, et bien souvent, jusque dans nos réunions et nos assemblées même, on nous fait violence. —5. Qui donc est jamais survenu pour entendre les vagissements de cet enfant égorgé, comme on le dit? Qui donc a jamais pu conserver, pour les montrer au juge, ces lèvres couvertes de sang, comme celles des Cyclopes et des Sirènes? Avez-vous jamais surpris dans vos épouses chrétiennes quelque trace immonde? Qui donc, ayant découvert de pareils faits, les a tenus cachés et a vendu son secret, tout en traînant les auteurs devant les tribunaux? Si nous nous cachons toujours, quand donc les crimes que nous commettons ont-ils été mis au jour? 6. Ou plutôt qui a pu les révéler? En effet, ce ne sont pas les coupables eux-mêmes, assurément, puisque la règle formelle de tous les mystères impose un silence inviolable. Les mystères de Samothrace et d'Éleusis sont tenus secrets : à combien plus forte raison le sont des mystères dont la révélation provoquerait la vengeance des hommes, en attendant celle de Dieu? — 7. Si donc les chrétiens n'ont pu se trahir eux-mêmes, il faut conclure que les traîtres sont des étrangers. Mais d'où les étrangers ont-ils eu connaissance de nos mystères, puisque toujours les initiations, même les initiations pieuses, éloignent les profanes et se gardent des témoins, à moins qu'on ne dise que les impies craignent moins? 8. La nature de la renommée est connue de tous. Ce mot est d'un des vôtres : «La renommée est un fléau plus rapide que tous les autres. » (Virg., Enéide, IV, 174.) Pourquoi la renommée est-elle un fléau? Est-ce parce qu'elle est rapide, parce qu'elle révèle tout, ou bien parce qu'elle est le plus souvent menteuse? Même quand elle rapporte quelque chose de vrai, elle n'est pas exempte du reproche de mensonge, parce qu'elle retranche de la vérité, qu'elle y ajoute, qu'elle la dénature. — 9. Bien plus, sa nature est telle, qu'elle ne continue à exister qu'à condition de mentir, et elle n'existe qu'aussi longtemps qu'elle ne prouve pas ce qu'elle dit. En effet, dès l'instant qu'elle a prouvé, elle cesse d'exister et, comme si elle remplissait l'office de messagère, elle transmet un fait; dès lors, c'est un fait qu'on tient, c'est un fait qu'on rapporte. — 10. Et l'on ne dit plus, par exemple : « On dit que cela s'est passé à Rome », ni « Le bruit court qu'un tel a obtenu par le sort le gouvernement d'une province » ; mais bien : « Un tel a obtenu le gouvernement d'une province », et « Cela s'est passé à Rome ». 11. La renommée, nom de l'incertain, ne peut exister là où est le certain. Est-ce que par hasard quelqu'un pourrait en croire la renommée, s'il n'est irréfléchi? Non, car le sage ne croit pas à l'incertain. Chacun peut s'en rendre compte : quelle que soit l'étendue de sa diffusion, quelle que soit son assurance, c'est évidemment un seul auteur qui lui a donné naissance un jour. —12. Ensuite elle glisse de bouche en bouche, d'oreille en oreille, comme par autant de canaux, et le vice inhérent à cette humble semence est à tel point dissimulé par l'éclat des rumeurs qui circulent ensuite, que personne ne se demande si la première bouche n'a pas semé le mensonge, chose qui arrive souvent grâce à une jalousie naturelle, ou par les soupçons téméraires, ou encore à cause du plaisir de mentir qui n'est pas une chose si extraordinaire, mais innée à beaucoup. 13. Heureusement que le temps dévoile tout : vos proverbes et vos maximes m'en sont témoins, et c'est une disposition de la nature qui a voulu que rien ne reste longtemps caché, pas même ce que la renommée n'a pas divulgué. Il est donc naturel que depuis si longtemps la renommée seule soit témoin des crimes des chrétiens. C'est elle seule que vous produisez comme dénonciatrice contre nous : or, les bruits qu'elle a un jour répandus contre nous et qu'avec le temps elle a accrédités jusqu'à en faire une opinion générale, elle n'a pu jusqu'ici les prouver. CHAPITRE VIII1. Pour en appeler au témoignage de la nature contre ceux qui soutiennent qu'il faut croire de pareils bruits, supposons que nous proposions réellement une récompense de ces méfaits, que c'est la vie éternelle qu'ils nous promettent. Croyez-le pour un moment. Je demande à ce sujet : Toi qui le crois, penses-tu que cela vaille la peine d'arriver à la vie éternelle avec la conscience de tels crimes? — 2. Viens, plonge le fer dans le corps de cet enfant, qui n'est l'ennemi de personne, qui n'est coupable envers personne, qui est le fils de tous; ou bien, si un autre accomplit cet office, toi, va voir cet homme qui meurt avant de vivre ; attends que cette âme toute neuve s'échappe, recueille ce jeune sang, trempes-y ton pain, rassasie-toi avec délices. — 3. Pendant le repas, compte les places, celle de ta mère, celle de ta sœur; note-les soigneusement, afin de ne pas te tromper, quand les chiens auront fait tomber les ténèbres. Car tu te rendras coupable d'un sacrilège, si tu ne commets pas un inceste. 4. Initié à de pareils mystères, revêtu de ce sceau, tu vivras éternellement. Réponds-moi, je le veux, si l'immortalité vaut ce prix. Si elle ne le vaut pas, il ne faut pas non plus croire à tout cela. Même quand tu y croirais, j'affirme que tu n'en voudrais pas ; même quand tu en voudrais, j'affirme que tu ne le pourrais pas. Pourquoi donc d'autres le pourraient-ils, si vous ne le pouvez pas? Pourquoi ne le pourriez-vous pas, si d'autres le peuvent? — 5. Nous sommes d'une autre nature, apparemment, des Cynopennes ou des Sciapodes; nos dents sont autrement disposées, nous sommes autrement conformés pour la passion incestueuse. Toi qui crois ces horreurs d'un homme, tu peux aussi les commettre ; tu es, toi aussi, un homme, comme les chrétiens. Toi qui es incapable de les commettre, tu ne dois pas les croire. En effet, un chrétien est un homme, comme toi. 6. « Mais, direz-vous, on suggère ce crime à des ignorants, on le leur impose. » — Ils ne savaient pas, en effet, qu'on affirmait pareille chose des chrétiens ! Ils devaient sans doute l'observer par eux-mêmes et s'en assurer à force de vigilance? — 7. Mais ceux qui veulent être initiés ont coutume, je pense, d'aller trouver d'abord le « père des mystères » et de fixer avec lui les préparatifs à faire. Il leur dit alors : « Il te faudra un enfant, encore tendre, qui ne sache pas ce que c'est que la mort, qui sourie sous ton couteau ; et puis, du pain, pour recueillir le sang coulant ; en outre, des candélabres, des lampes et quelques chiens avec des bouchées de viande, pour les faire bondir et renverser les lumières. Surtout, tu devras venir avec ta mère et avec ta sœur. » — 8. Et si elles ne veulent pas venir ou si le néophyte n'en a pas? Combien de chrétiens sont seuls de leur famille? Tu ne seras, je suppose, pas un chrétien selon les régies, si tu n'as ni sœur ni mère? — « Et qu'arrivera-t-il, si tous ces préparatifs sont faits à l'insu des néophytes? » — Mais sans aucun doute, ils apprennent tout dans la suite, et ils le supportent, et ils ferment les yeux ! — 9. « Ils craignent d'être punis, s'ils le proclament. » — Mais en le proclamant, ils mériteront d'être protégés par vous ; mais ils préféreront mourir que de vivre avec une telle conscience ! — Mais soit ! qu'ils aient peur : pourquoi donc persévèrent-ils? Il est naturel, en effet, qu'on ne veuille pas continuer d'être ce qu'on n'aurait pas été, si on avait su ce que c'était. CHAPITRE IX1. Pour mieux réfuter ces calomnies, je vais montrer que c'est vous qui commettez ces crimes, partie en public, partie en secret, et c'est peut-être pour cette raison que vous les avez crus de nous. — 2. Des enfants étaient immolés publiquement à Saturne, en Afrique, jusqu'au proconsulat de Tibère, qui fit exposer les prêtres mêmes de ce dieu, attachés vivants aux arbres mêmes de son temple, qui couvraient ces crimes de leur ombre, comme à autant de croix votives : je prends à témoin mon père qui, comme soldat, exécuta cet ordre du proconsul. — 3. Mais, aujourd'hui encore, ce criminel sacrifice continue en secret. Les chrétiens ne sont pas les seuls qui vous bravent ; il n'est pas de crime qu'on puisse extirper pour toujours ; il n'y a pas de dieu qui change de mœurs. — 4. Saturne, qui n'épargna pas ses propres enfants, continuait à plus forte raison à ne pas épargner les enfants étrangers, que leurs parents venaient eux-mêmes lui offrir, s'acquittant « de bon cœur » d'un vœu et caressant leurs enfants, pour les empêcher de pleurer au moment où ils étaient immolés. Après tout, il y a une grande différence entre un simple homicide et un parricide. 5. Chez les Gaulois, c'étaient des hommes faits qu'on sacrifiait à Mercure. Je laisse à leurs théâtres les tragédies de la Tauride. Voyez : dans cette très religieuse cité des pieux descendants d'Énée, il y a un certain Jupiter, que dans ses jeux on arrose de sang humain. « Mais c'est le sang d'un bestiaire », direz-vous. Apparemment, c'est là moins que de l'arroser du sang d'un homme ! Est-ce que donc la chose n'est pas plus honteuse, parce que c'est le sang d'un malfaiteur? Ce qui est sûr du moins, c'est qu'il est versé par suite d'un homicide. Oh ! que ce Jupiter est vraiment chrétien, et vraiment fils unique de son père pour sa cruauté ! 6. Mais, puisqu'un infanticide est toujours un infanticide, peu importe qu'il soit commis dans une cérémonie du culte ou par simple caprice, à part toutefois la différence que fait le parricide, je vais m'adresser maintenant au peuple. Combien de ces hommes qui nous entourent et qui sont altérés du sang des chrétiens, combien même d'entre ces gouverneurs, pour vous si justes et si sévères envers nous, voulez-vous que je touche dans leur conscience, en leur disant qu'ils tuent les enfants qui viennent de leur naître? — 7. Et puisqu'il y a encore une différence quant au genre de mort, je vous dirai qu'il est assurément plus cruel de les étouffer dans l'eau ou de les exposer au froid, à la faim et aux chiens (que de les immoler); la mort par le fer serait même préférée par un homme fait. — 8. Quant à nous, l'homicide nous étant défendu une fois pour toutes, il ne nous est pas même permis de faire périr l'enfant conçu dans le sein de la mère, alors que l'être humain continue à être formé par le sang. C'est un homicide anticipé que d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache la vie après la naissance ou qu'on la détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un homme ; de même, tout fruit est déjà dans le germe. 9. Pour en revenir à ce repas de sang et aux plats de ce genre, dignes de la tragédie, voyez s'il n'est pas rapporté quelque part — c'est dans Hérodote, je pense que certaines nations, pour conclure un traité, se sont procuré du sang tiré des bras, que l'une et l'autre partie buvait. Devant Catilina, il y eut aussi je ne sais quelle dégustation de ce genre. On dit encore que, chez certaines nations scythiques, tous les défunts sont mangés par leurs parents. — 10. Mais je cherche trop loin. Aujourd'hui même, chez vous, c'est le sang tiré de la cuisse ouverte, et recueilli dans la main, qu'on donne à boire aux fidèles de Bellone pour les initier. De même, ceux qui, dans un combat de gladiateurs dans l'arène, ont bu avec avidité, pour guérir la maladie comitiale, le sang chaud des criminels égorgés et découlant de la gorge, où sont-ils (sinon chez vous)? — 11. De même encore ceux qui se nourrissent de la chair de bêtes fauves venant de l'arène, qui se repais sent de la chair d'un sanglier ou d'un cerf. Ce sanglier, en luttant, s'est souillé du sang de l'homme qu'il a déchiré ; ce cerf est mort couché dans le sang d'un gladiateur. On recherche même les membres des ours qui n'ont pas encore digéré la chair humaine ; c'est un homme qui se gorge de la chair nourrie d'un homme. —13. Vous qui mangez tout cela, combien peu vous êtes loin des prétendus repas des chrétiens ! Et ceux qui, par une passion monstrueuse, convoitent les membres des hommes, sont-ils moins coupables parce qu'ils les dévorent vivants? N'est-ce pas par le sang humain qu'ils sont initiés à l'impudicité, parce qu'ils boivent ce qui doit seulement devenir du sang? Ce ne sont pas des enfants sans doute, ce sont des hommes faits qu'ils mangent ! 13. Rougissez donc de votre aveuglement devant nous autres chrétiens, qui n'admettons pas même le. sang des animaux dans des mets qu'il est permis de manger, et qui, pour cette raison, nous abstenons de bêtes étouffées ou mortes d'elles-mêmes, pour n'être souillés en aucune manière de sang, même de celui qui est resté enfermé dans les chairs. —14. Aussi, l'un des moyens que vous employez pour mettre les chrétiens à l'épreuve, c'est de leur présenter des boudins gonflés de sang, convaincus que cela leur est défendu et que c'est un moyen de les faire sortir du droit chemin. Comment pouvez-vous donc croire que ces hommes qui ont horreur du sang d'un animal (c'est une chose dont vous êtes persuadés) sont avides de sang humain? à moins peut-être que vous n'ayez, par expérience, trouvé vous-mêmes ce sang plus agréable au goût. — 15. Ce sang, il fallait donc l'employer aussi pour éprouver les chrétiens, aussi bien que le foyer du sacrifice, que le coffret à encens. Ils seraient, en effet, convaincus d'être chrétiens tout aussi bien en voulant goûter le sang humain qu'en refusant de sacrifier ; il faudrait, au contraire, nier qu'ils soient chrétiens, s'ils ne le goûtaient pas, comme vous le feriez s'ils sacrifiaient. Et, assurément, le sang humain ne vous ferait pas défaut, au moment où vous interrogez les prisonniers et où vous les condamnez. 16. Ensuite, qui donc est incestueux plutôt que ceux à qui Jupiter lui-même a enseigné l'inceste? Les Perses ont commercé avec leurs propres mères : c'est Ctésias qui le rapporte. Les Macédoniens sont aussi suspects, car, voyant pour la première fois la tragédie d'Œdipe, la douleur du roi incestueux les fit rire et ils s'écriaient : Ἤλαυνε εἰς τὴν μητέρα. — 17. Réfléchissez maintenant, combien faciles sont les méprises qui font commettre les incestes, quand la promiscuité de la débauche en multiplie les occasions. D'abord, vous exposez vos fils pour qu'ils soient recueillis par la compassion de quelque étranger qui passe, ou vous les émancipez pour qu'ils soient adoptés par des parents meilleurs. Leur famille leur devient étrangère et il est inévitable qu'un jour ils en perdent le souvenir. Et aussitôt que l'erreur a pris racine, dès lors l'occasion de l'inceste se produira, la famille s'étendant avec le crime. — 18. Enfin, en tout lieu, chez vous, à l'étranger, au delà des mers, la passion vous accompagne, et les écarts qu'elle fait partout peuvent facilement, à votre insu, vous faire procréer quelque part des enfants même d'un parent, de sorte que ces enfants disséminés, par les relations qui se nouent entre les hommes, tombent sur leurs auteurs, sans que, dans leur ignorance d'une parenté incestueuse, ils les reconnaissent. 19. Nous, au contraire, nous sommes garantis d'une pareille éventualité par une très vigilante et très constante chasteté, et autant nous sommes à l'abri de la débauche et de tout excès après le mariage, autant nous le sommes aussi du hasard de l'inceste. Beaucoup d'entre nous, plus sûrs encore, éloignent tout le danger de cette erreur par une continence virginale, vieillards et enfants tout ensemble. — 20. Si vous réfléchissiez que vous commettez ces crimes, alors vous verriez clairement qu'ils n'existent pas chez les chrétiens. Les mêmes yeux vous auraient appris l'un et l'autre. Mais il y a deux espèces d'aveuglements qui existent facilement ensemble : on ne voit pas ce qui est et l'on croit voir ce qui n'est pas. C'est ce qui ressortira de toute la suite. Maintenant je veux en arriver à ce qui est public. CHAPITRE X1. « Vous n’honorez pas les dieux, dites-vous, et n'offrez pas de sacrifices pour les empereurs. » — Que conclure de là? Uniquement que nous ne sacrifions pas pour d'autres par la raison qui nous empêche de sacrifier pour nous-mêmes, et cette raison, c'est qu'une fois pour toutes, nous nous abstenons d'honorer les dieux. Voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme coupables de sacrilège et de lèse-majesté. C'est là le point capital de notre cause ; ou plutôt c'est là notre cause tout entière, et à coup sûr elle mériterait d'être approfondie par vous, si ce n'était pas la prévention ou l'injustice qui nous jugent, car l'une ne s'occupe pas de la vérité et l'autre la repousse. 2. Vos dieux, nous cessons de les honorer, du moment que nous reconnaissons qu'ils ne sont pas des dieux. Ce que vous devez donc exiger de nous, c'est que nous prouvions qu'ils ne sont pas des dieux et partant qu'il ne faut pas les honorer, parce qu'il ne faudrait les honorer que s'ils étaient des dieux. De même, les chrétiens ne seraient punissables que s'il était prouvé que ceux qu'ils refusent d'honorer, dans la croyance qu'ils ne sont pas des dieux, sont réellement des dieux. — 3. Mais pour nous, dites-vous, ils sont des dieux. — Nous en appelons, oui, nous en appelons de vous-même à votre conscience : que celle-là nous juge, que celle-là nous condamne, si elle peut nier que tous vos dieux ont été des hommes ! — 4. Et si elle aussi le nie, elle sera confondue, et par les monuments de l'antiquité, de qui elle tient la connaissance des dieux et qui rendent témoignage jusqu'à nos jours, et par les villes où les dieux sont nés, et par les pays où ils ont laissé des traces de leurs œuvres, où l'on montre même leurs tombeaux. 5-6. Passerai-je donc maintenant en revue tous vos dieux, si nombreux et si divers, dieux nouveaux et anciens, barbares ou Grecs, Romains ou étrangers, captifs ou adoptifs, particuliers ou communs, mâles ou femelles, des champs ou de la ville, marins ou guerriers? Il serait oiseux d'énumérer même leurs noms. Pour résumer donc brièvement — et je le ferai, non pas pour vous les faire connaître, mais pour vous les rappeler, car vous simulez de les avoir oubliés — je vous dirai qu'avant Saturne, il n'y a chez vous aucun dieu : c'est à lui que remonte l'origine de tout ce qu'il y a de meilleur et de plus connu en fait de divinités. Donc, ce qui aura été établi pour l'auteur de vos dieux s'appliquera aussi à ses descendants. — 7. Saturne donc, si je m'en rapporte à ce que disent les documents écrits, n'est pas autrement mentionné que comme un homme, ni par Diodore le Grec, ni par Thallus, ni par Cassius Severus, ni par Cornélius Népos, ni par aucun des auteurs qui ont traité des antiquités religieuses. Si je m'en rapporte à ce que nous apprennent les preuves tirées de faits historiques, je n'en trouve nulle part de plus sûres qu'en Italie même, où Saturne, après de nombreuses expéditions et après son séjour en Attique, s'établit et fut reçu par Janus, ou, comme le veulent les Saliens, par Janis. — 8. La montagne qu'il avait habitée fut appelée la montagne de Saturne (mons Saturnius) et la ville dont il avait tracé l'enceinte porte encore le nom de Saturnia ; toute l'Italie enfin, après avoir reçu le nom d'Œnotria, portait le surnom de Saturnia. C'est lui qui inventa les tablettes à écrire et la monnaie marquée d'une effigie : et voilà pourquoi il préside au trésor public. — 9. Et pourtant, si Saturne est un homme, il est à coup sûr né d'un homme, il n'est à coup sûr pas né du ciel et de la terre. Mais, comme ses parents étaient inconnus, on a pu facilement le dire fils de ceux dont nous pouvons tous paraître être les fils. Qui, en effet, ne donnerait pas au Ciel et à la Terre les noms de père et de mère, pour montrer par là son respect et sa vénération, ou bien pour se conformer à une coutume générale, qui nous fait dire des inconnus et de ceux qui se montrent à l'improviste devant nous, qu'ils sont tombés du ciel? —10. Donc, comme Saturne paraissait à l'improviste partout, il lui arriva d'être appelé « fils du Ciel », comme le vulgaire appelle aussi « fils de la Terre » ceux dont il ignore l'origine. Je m'abstiens de dire qu'alors les hommes menaient une vie si grossière, que l'apparition de n'importe quel homme inconnu les frappait à l'égal d'une apparition divine, puisqu'aujourd'hui, devenus civilisés, ils consacrent et mettent au nombre des dieux des hommes dont ils ont attesté la mort en les enterrant, au milieu du deuil public, quelques jours auparavant. — 11. J'en ai dit assez de Saturne, bien que je l'aie fait en peu de mots. On démontrera de même que Jupiter aussi est un homme, étant fils d'un homme, et que tout l'essaim des dieux issus de cette famille est mortel, étant semblable à son auteur. CHAPITRE XI1. Mais, n'osant pas nier que ces dieux étaient des hommes, vous avez pris le parti d'affirmer qu'ils sont devenus dieux après leur mort. Examinons donc les causes qui ont amené cette apothéose. — 2. Tout d'abord, il faut que vous admettiez l'existence d'un dieu suprême, en quelque sorte propriétaire de la divinité, lequel a pu changer les hommes en dieux. En effet, vos dieux n'auraient pu s'attribuer eux-mêmes la divinité qu'ils n'avaient pas, et nul autre n'aurait pu la fournir à ceux qui ne l'avaient pas, s'il ne la possédait pas personnellement. — 3. Si, au contraire, il n'existait personne qui eût pu les faire dieux, c'est en vain que vous prétendez que vos dieux sont devenus dieux, car vous supprimez leur auteur. Assurément, s'ils avaient pu se faire dieux par eux-mêmes, jamais ils n'auraient revêtu la condition humaine ayant le pouvoir d'en prendre une meilleure. — 4. S'il existe donc un être qui peut faire des dieux, je reviens à l'examen des raisons qu'il avait de changer des hommes en dieux ; et je n'en vois aucune, à moins que ce grand dieu n'ait eu besoin de serviteurs et d'aides pour accomplir ses fonctions divines. Or, en premier lieu, il serait indigne de lui qu'il eût besoin du concours de quelqu'un, et surtout d'un mort, car il eût été plus digne de lui de créer un dieu des le commencement, puisqu'il allait avoir besoin du concours d'un mort. — 5. Mais encore je ne vois pas qu'il y ait eu place pour ce concours. En effet, supposez que le vaste corps du monde que nous avons sous les yeux, ne soit pas né et n'ait pas été fait, suivant l'opinion de Pythagore, ou qu'il soit né et qu'il ait été fait, suivant celle de Platon : ce qui est certain, c'est que, après sa formation, il s'est trouvé, une fois pour toutes, disposé, pourvu du nécessaire, ordonné suivant les règles de la raison. Le principe qui a donné à tout la perfection ne saurait être imparfait. — 6. Il n'attendait nullement Saturne et la race de Saturne. Bien simples d'esprit seront les hommes, s'ils ne croient pas que dès l'origine les pluies sont tombées du ciel, que les astres ont répandu leurs rayons, que les lumières ont brillé, que les tonnerres ont grondé, que Jupiter lui-même a craint les foudres que vous lui mettez dans la main ; et encore, que tous les fruits sont sortis en abondance du sein de la terre avant Liber, Cérès et Minerve, que dis-je? avant le premier homme, parce que rien de ce qui est destiné à la conservation et à l'entretien de l'homme n'a pu être introduit seulement après lui. — 7. Enfin, on ne dit pas que ces dieux ont créé, mais qu'ils ont découvert toutes les choses nécessaires à la vie. Or, une chose qu'on découvre existait déjà, et une chose qui existait déjà ne doit pas être attribuée à celui qui l'a découverte, mais à celui qui l'a créée ; car elle existait avant d'être découverte. — 8. Au reste, si Liber est dieu pour le motif qu'il a fait connaître la vigne, on a mal agi envers Lucullus, qui le premier apporta les cerises du Pont et en répandit l'usage en Italie, de ne pas l'avoir divinisé comme auteur d'un fruit nouveau, pour l'avoir fait connaître. — 9. Par conséquent, si dès l'origine l'univers s'est maintenu, étant pourvu du nécessaire et définitivement ordonné de telle façon qu'il pouvait remplir ses fonctions, il n'existe de ce côté aucun motif d'associer l'humanité à la divinité : en effet, les emplois et les pouvoirs que yous avez répartis entre vos dieux existaient dès l'origine, aussi bien que si vous n'aviez pas créé ces dieux. 10. Mais vous vous tournez vers un autre motif et vous répondez que la divinité est un encouragement accordé pour récompenser les services rendus. Et vous nous accordez ensuite, je suppose, que ce dieu, faiseur de dieux, se distingue surtout par sa justice, n'ayant pas dispensé une pareille récompense au hasard, ni sans qu'on la mérite, ni avec prodigalité. — 11. Je veux donc passer en revue les mérites, pour voir s'ils ont été de nature à élever vos dieux jusqu'au ciel et non pas plutôt à les plonger au fond du Tartare, que vous regardez, quand cela vous plaît, comme la prison des châtiments infernaux. — 12. Car c'est là qu'on a coutume de reléguer tous ceux qui se sont rendus coupables d'impiété envers leurs parents, d'inceste envers une sœur, d'adultère à l'égard d'une épouse, les ravisseurs de jeunes filles, les corrupteurs d'enfants, les violents, les meurtriers, les voleurs, les fourbes et quiconque est semblable à un de vos dieux, car vous ne pourrez pas prouver qu'un seul d'entre eux soit exempt de crimes ou de vices, à moins de nier qu'il ait été homme. 13. Mais aux motifs qui vous empêchent de nier qu'ils aient été des hommes, viennent s'ajouter encore les caractères qui ne permettent pas de croire non plus qu'ils sont devenus dieux après. En effet, si c'est pour punir ceux qui leur ressemblent que vous présidez vos tribunaux, si tous les honnêtes gens fuient le commerce, la conversation, le contact des méchants et des infâmes, et que, d'autre part, le dieu suprême ait associé leurs pareils à sa majesté, pourquoi donc condamnez-vous ceux dont vous adorez les collègues? — 14. C'est un outrage au ciel que votre justice ! Divinisez plutôt tous les plus grands criminels, afin de plaire à vos dieux ! C'est un honneur pour ces dieux que l'apothéose de leurs égaux ! 15. Mais, pour laisser de côté l'exposé de ces indignités, supposons qu'ils aient été honnêtes, intègres et bons : combien d'hommes avez-vous laissés dans les enfers, qui valent mieux qu'eux : un Socrate par la sagesse, un Aristide par la justice, un Thémistocle par ses exploits militaires, un Alexandre par sa grandeur, un Polycrate par son bonheur, un Crésus par sa richesse, un Démosthène par son éloquence ! — 16. Qui, parmi vos dieux, est plus grave et plus sage que Caton, plus juste et plus vaillant que Scipion? Qui est plus grand que Pompée, plus heureux que Sylla, plus riche que Crassus, plus éloquent que Tullius? Combien il eût été plus digne du dieu suprême d'attendre de tels hommes pour les associer à sa divinité, lui qui certes connaissait d'avance les meilleurs ! Il s'est trop hâté, je suppose, il a fermé le ciel une fois pour toutes, et maintenant il rougit certainement d'entendre les meilleurs murmurer au fond des enfers. CHAPITRE XII1. En voilà assez sur ce point, car je sais que, quand je vous aurai montré ce que sont vos dieux, je vous aurai fait voir d'après l'évidence même, ce qu'ils ne sont pas. Or, au sujet de vos dieux, je ne vois que les noms de quelques anciens morts, je n'entends que des fables et je m'explique votre culte par ces fables. — 2. Pour ce qui est de leurs statues, je ne vois rien d'autre que des matières sœurs de la vaisselle et des meubles ordinaires ; ou bien encore une matière qui provient de cette même vaisselle et de ce même mobilier, et qui change de destinée par la consécration, grâce à la liberté de l'art, qui lui donne une autre forme, mais d'une manière si outrageante et par un travail si sacrilège, que vraiment nous autres chrétiens, qui sommes torturés précisément à cause des dieux, nous trouvons là une consolation à nos souffrances, en voyant vos dieux supporter, pour devenir dieux, les mêmes tourments que nous. 3. Vous attachez les chrétiens à des croix, à des poteaux. Quelle est la statue qui ne soit d'abord formée par l'argile appliquée à une croix et à un poteau? C'est sur un gibet que le corps de votre dieu est d'abord ébauché! — 4. Avec des ongles de fer, vous déchirez les flancs des chrétiens. Mais tous les membres de vos dieux sont assaillis plus violemment par les haches, par les rabots et par les limes. On nous tranche la tête. Avant le plomb, les soudures et les clous, vos dieux sont sans tête. Nous sommes livrés aux bêtes. Ces bêtes sont celles que vous mettez à côté de Li ber, de Cybèle et de Célestis. — 5. On nous livre au feu : on fait subir le même sort à la matière de vos dieux sous sa forme première. On nous condamne aux mines : c'est de là que vos dieux tirent leur origine. On nous relègue dans les îles : c'est dans une île que tel de vos dieux naît ou meurt. Si tout cela donne un caractère divin quelconque, ceux que vous punissez sont divinisés et il faut regarder les supplices comme une apothéose. 6. Mais assurément vos dieux ne sentent pas ces outrages et ces affronts qu'ils subissent pendant qu'on les fabrique, pas plus qu'ils ne sentent les hommages qu'on leur rend. « Paroles impies, injures sacrilèges », dites-vous. Frémissez, écumez de colère ! C'est vous-mêmes qui applaudissez un Sénèque parlant de votre superstition plus longuement et en termes plus amers. — 7. Si donc nous n'adorons pas les statues et les images glacées, tout à fait semblables aux morts qu'elles représentent, et qui ne trompent pas les milans, les souris et les araignées, le fait de répudier une erreur après l'avoir reconnue ne méritait-il pas plutôt des éloges qu'un châtiment? En effet, pouvons-nous passer pour offenser des dieux qui, nous en sommes certains, n'existent pas? Ce qui n'existe pas ne peut souffrir de la part de personne, parce qu'il n'existe pas. CHAPITRE XIII1. « Mais, dit-on, pour nous ce sont des dieux. » — Comment se fait-il, d'autre part, qu'on vous trouve impies, sacrilèges, irrespectueux envers vos dieux? que vous négligiez ces dieux dont vous affirmez l'existence, que vous détruisiez ces dieux que vous craignez, que vous vous moquiez de ces dieux dont vous vous constituez même les vengeurs? — 2. Jugez si je ne dis pas la vérité. D'abord, comme chacun de vous adore ses dieux, vous offensez certainement ceux que vous n'adorez pas. La préférence accordée à l'un ne peut exister sans un affront pour un autre, car il n'y a pas de choix sans réprobation. — 3. Vous méprisez donc ceux que vous réprouvez et que vous ne craignez pas d'offenser en les réprouvant. En effet, comme je l'ai dit plus haut en passant, le sort de chaque dieu dépendait du jugement du sénat. Un dieu n'était pas dieu, si un homme consulté sur lui n'en avait pas voulu et si, en n'en voulant pas, il l'avait condamné. 4. Les dieux domestiques, que vous appelez Lares, vous les soumettez, en effet, à l'autorité domestique : vous les engagez, vous les vendez, vous les changez, faisant parfois une marmite d'un Saturne, une écumoire d'une Minerve, à mesure qu'ils se sont usés ou cassés par les hommages mêmes qu'ils ont longtemps reçus, ou quand le maître a senti que la nécessité domestique était plus sainte qu'eux. — 5. Quant à vos dieux publics, vous les outragez de même avec l'autorité du droit public : dans la salle d'enchère, ils sont déclarés tributaires. On se rend au Capitule, comme au marché aux légumes ; de part et d'autre, on entend la voix du crieur, une pique est plantée en terre, et le questeur prend note : la divinité est adjugée au plus offrant ! — 6. Et pourtant les terres chargées de tributs perdent de leur prix, les hommes soumis à l'impôt de la capitation perdent de leur estime, car ce sont là des marques de captivité. Au contraire, plus les dieux paient de tributs, plus ils sont saints ; ou plutôt, plus ils sont saints, plus ils paient de tributs. Leur majesté devient l'objet d'un trafic infâme ; la religion fait le tour des cabarets en mendiant. Vous exigez qu'on paie, tant pour entrer dans l'enceinte sacrée, tant pour avoir accès à l'autel du sacrifice ; on ne peut pas connaître les dieux pour rien, ils sont à vendre. 7. Pour honorer vos dieux, que faites-vous donc que vous ne fassiez aussi pour honorer vos morts? Vous leur élevez des temples tout comme aux morts, des autels tout comme aux morts. Même attitude et mêmes insignes dans les statues des uns et des autres : le mort, devenu dieu, garde son âge, sa profession, son occupation. Quelle différence y a-t-il entre le banquet de Jupiter et le repas funèbre, entre le vase à sacrifice et le vase à libations funèbres, entre l'haruspice et l'embaumeur de morts? En effet, l'haruspice remplit aussi des fonctions auprès des morts. 8. Mais il est naturel que vous accordiez aux empereurs défunts les honneurs de la divinité, puisque vous les leur rendez déjà pendant leur vie. Vos dieux vous en seront reconnaissants, que dis-je? ils se féliciteront de voir leurs maîtres devenir leurs égaux. — 9. Mais quand c'est une Larentine, une courtisane (encore si c'était Laïs ou Phryné!) que vous adorez parmi les Junons, les Cérès et les Dianes ; quand c'est Simon le Magicien à qui vous dédiez une statue avec cette inscription : « Au dieu saint » ; quand c'est je ne sais quel favori, sorti des écoles d'esclaves de la cour, que vous faites entrer dans le conseil des dieux, alors vos anciens dieux, bien qu'ils ne vaillent pas mieux, regarderont comme un affront de votre part que vous ayez permis à d'autres ce que l'antiquité leur avait réservé à eux seuls ! CHAPITRE XIV1. J'ai envie de passer aussi en revue vos rites. Je ne parle pas de ce que vous faites dans vos sacrifices : vous n'immolez que des bêtes à demi mortes, pourries et galeuses; des victimes grasses et saines, vous ne découpez que les morceaux de rebut, c'est-à-dire les têtes et les pieds, choses que, chez vous, vous auriez destinées aux esclaves et aux chiens ; de la dîme d'Hercule, vous ne placez pas même le tiers sur son autel. Je louerai plutôt le bon sens que vous montrez en sauvant au moins une partie de ce qui est perdu. 2. Mais, si je me tourne vers vos livres, qui vous forment à la sagesse et à vos devoirs d'hommes libres, que de choses ridicules j'y trouve ! Vos dieux en sont venus aux mains entre eux à cause des Troyens et des Achéens et se sont battus comme des couples Je gladiateurs. Vénus fut blessée par la flèche d'un mortel, parce qu'elle voulait sauver son fils Énée, que le même Diomède avait failli tuer. — 3. Mars enchaîné pendant treize mois faillit en mourir ; Jupiter eût subi la même violence de la part des autres habitants du ciel, s'il n'avait été délivré par une sorte de monstre ; tantôt il pleure la mort de Sarpédon ; tantôt, honteusement épris de sa sœur, il lui rappelle ses amantes antérieures, dont aucune, dit-il, ne lui a inspiré une passion aussi vive. — 4. Dans la suite, quel poète, à l'exemple de leur prince, ne voit-on pas déshonorer les dieux? L'un voue Apollon à la garde des troupeaux du roi Admète ; l'autre loue Neptune à Laomédon comme maçon. — 5. Il est un poète fameux parmi les lyriques, je veux dire Pindare, qui chante qu'Esculape fut frappé de la foudre à cause de sa cupidité, parce qu'il exerçait la médecine d'une manière criminelle. Jupiter fut méchant, si c'est à lui que la foudre appartient : il fut inhumain envers son petit-fils et jaloux de cet habile médecin. — 6. Ces faits, s'ils sont vrais, ne devaient pas être divulgués, et, s'ils sont faux, ils ne devaient pas être inventés par des hommes zélés pour la religion. Les poètes tragiques ou comiques ne se font pas faute non plus d'attribuer à un dieu les malheurs ou les égarements de quelque famille illustre. 7. Je ne dis rien des philosophes, me contentant de citer Socrate, qui, pour faire honte aux dieux, jurait par un chêne, par un bouc et par un chien. « Mais, dira-t-on, Socrate fut condamné précisément parce qu'il détruisait les dieux. » — Oui, depuis longtemps, ou mieux depuis toujours, la vérité est en butte à la haine. — 8. D'ailleurs les Athéniens se repentirent de leur sentence, ils frappèrent plus tard les accusateurs de Socrate et lui élevèrent une statue d'or dans un temple : l'abrogation de la sentence rend témoignage en faveur de Socrate. Mais Diogène se permet aussi je ne sais quelles railleries envers Hercule, et Varron, ce cynique romain, met en scène trois cents Jupiters sans tête. CHAPITRE XV1. Les autres inventions bouffonnes font même servir à vos divertissements le déshonneur des dieux. Voyez les élégantes bouffonneries des Lentulus et des Hostilius : est-ce des mimes ou de vos dieux que vous riez en entendant ces plaisanteries, en voyant les tours qu'on leur joue? C'est « Anubis adultère », et « La Lune homme », et « Diane battue de verges », et « L'ouverture du testament de feu Jupiter », et « Les trois Hercules affamés tournés en ridicule ». — 2. Les pièces jouées par les pantomimes montrent aussi toutes les turpitudes de vos dieux. Le Soleil pleure son fils précipité du ciel, et cela vous divertit; Cybèle soupire pour un berger dédaigneux, et vous n'en rougissez pas ; vous supportez qu'on chante les aventures de Jupiter et que Junon, Vénus et Minerve aient un berger pour juge. — 3. Et quand l'image de votre dieu revêt une tête ignominieuse et infâme, quand c'est un corps impur et dressé à cet art par une vie efféminée qui représente une Minerve ou un Hercule, la majesté divine n'est-elle pas violée et la divinité n'est-elle pas outragée? Et vous applaudissez ! 4. Vous êtes plus religieux, sans doute, dans l'amphithéâtre, où l'on voit également vos dieux danser dans le sang humain, sur les restes souillés des suppliciés, car ils fournissent aux criminels des thèmes et des sujets, à moins que les criminels n'y jouent même au naturel le personnage de vos dieux. — 5. Nous avons vu naguère nous-même Attis mutilé, ce dieu fameux de Pessinonte, et un autre, qui jouait Hercule, brûlé vif. Nous avons ri aussi, dans les intermèdes cruels de midi, de Mercure qui éprouvait les morts avec le fer rouge ; nous avons vu encore le frère de Jupiter, armé d'un marteau, emmener les cadavres des gladiateurs. — 6. Tous ces spectacles et ceux qu'aujourd'hui encore on pourrait trouver, s'ils jettent bas le faîte de la majesté divine, tirent leur origine du mépris de ceux qui les représentent et de ceux pour qui on les représente. 7. Mais, soit, ce ne sont là que des jeux ! Si j'ajoutais (ce que vos consciences ne désavoueront pas) que c'est dans les temples que se concertent les adultères, que c'est entre les autels que se traitent les marchés infâmes, que c'est le plus souvent dans les cellules mêmes des gardiens du temple et des prêtres, sous les bandelettes, les bonnets et la pourpre, que la passion s'assouvit, tandis que l'encens brûle ; si j'ajoute tout cela, je me demande si vos dieux n'ont pas plus à se plaindre de vous que des chrétiens. Ce qui est sûr, c'est que, si l'on prend sur le fait des sacrilèges, ils sont des vôtres ; car les chrétiens ne fréquentent pas vos temples, même le jour. Il est vrai que, s'ils honoraient ces temples, ils les dépouilleraient peut-être, eux aussi. 8. Qu'adorent-ils donc, ceux qui n'adorent pas de pareils dieux? Il est facile de comprendre qu'ils adorent la vérité, ceux qui n'adorent pas le mensonge, et qu'ils ne vivent plus dans l'erreur. Comprenez d'abord cela et puis écoutez toute l'ordonnance de notre religion; mais auparavant, je vais réfuter les opinions fausses que vous en avez. CHAPITRE XVI1. Donc, avec certain de vos auteurs, vous avez rêvé qu'une tête d'âne était notre dieu. C'est Cornélius Tacite qui est l'auteur de ce soupçon. — 2. En effet, dans le quatrième livre de ses Histoires, qui traite de la guerre des Juifs, il remonte à l'origine de cette nation et, sur l'origine même, sur le nom et la religion de ce peuple, il expose tout ce qu'il lui plaît. Puis il raconte que les Juifs, délivrés du joug de l'Egypte ou, comme il le pense, exilés de ce pays, furent tourmentés par la soif dans les déserts de l'Arabie, tout à fait dépourvus d'eau. Prenant pour guides des ânes sauvages, qui, croyaient-ils, allaient chercher à boire, au sortir du pâturage, ils auraient trouvé des sources. Par reconnaissance pour ce service, ils auraient consacré la figure d'un animal semblable. — 3. Et voilà, je pense, d'où l'on a conclu que, nous autres, étant apparentés à la religion juive, nous sommes initiés au culte de la même idole. Cependant ce même Tacite, si fertile en mensonges, rapporte encore, dans la même histoire, que Gnaeus Pompée, ayant pris Jérusalem, entra dans le temple pour surprendre les mystères de la religion juive, mais qu'il n'y trouva aucun simulacre. — 4. Et pourtant, si l'objet du culte des Juifs avait été une image quelconque, c'est dans le sanctuaire qu'ils l'auraient exposée plutôt que partout ailleurs, d'autant que leur culte, tout vain qu'il pût être, n'avait pas à craindre les témoins étrangers. En effet, il n'était permis qu'aux prêtres d'entrer dans le sanctuaire, et un voile déployé en dérobait la vue aux autres. — 5. Quant à vous, vous ne nierez pas que vous n'adoriez toutes les bêtes de somme et les chevaux tout entiers, avec leur Epone. Voici peut-être pourquoi on trouve à redire chez les chrétiens : c'est que, parmi les adorateurs de bêtes de toute espèce, nous n'adorions que les ânes. 6. Quant à celui qui croit que nous rendons un culte à une croix, il sera, lui aussi, notre coreligionnaire. Quand un morceau de bois est adoré, peu importe l'aspect qu'il nous présente, puisque la qualité de la matière est la même ; peu importe la forme du bois, si le bois lui-même est censé le corps d'un dieu. Et d'ailleurs, quelle différence y a-t-il entre le montant d'une croix et Pallas d'Athènes et Cérès de Pharos, qui sont exposés aux regards du public, sans image, sous la figure d'un pieu grossier et d'un informe morceau de bois? — 7. Tout morceau de bois, qui est fixé dans une position verticale, est une partie de la croix. Après tout, si nous adorons une croix, nous adorons le dieu entier. Nous avons dit plus haut qu'à leur origine vos dieux sont ébauchés par les modeleurs au moyen d'une croix. Mais vous adorez aussi les Victoires, bien que dans les trophées il y ait des croix, celles qui forment les entrailles des trophées. — 8. Toute la religion militaire des Romains révère les enseignes, jure par les enseignes, met les enseignes au-dessus de tous les dieux. Toutes ces images dont vous ornez les enseignes, sont la parure des croix ; les voiles de vos étendards et de vos bannières sont le vêtement des croix. Je loue votre goût : vous n'avez pas voulu consacrer des croix nues et sans ornements. 9. D'autres, se faisant de nous une idée plus humaine et plus vraisemblable, croient que le soleil est notre dieu. Si cela est, on nous rangera parmi les Perses, bien que nous n'adorions pas le soleil peint sur une toile, ayant partout le soleil lui-même dans la voûte céleste. — 10. Pour en finir, l'origine de ce soupçon, c'est le fait bien connu que nous nous tournons vers l'Orient pour prier. Mais beaucoup d'entre vous, affectant parfois d'adorer, eux aussi, les choses célestes, se tournent vers le soleil levant, en remuant les lèvres. — 11. De même, si nous donnons à la joie le jour du soleil pour une tout autre raison que pour rendre un culte au soleil, nous ne faisons que suivre en cela ceux d'entre vous qui vouent le jour de Saturne à l'oisiveté et aux festins, et qui s'écartent d'ailleurs aussi de la coutume juive, qu'ils ignorent. 12. Mais récemment on a publié dans cette ville une représentation nouvelle de notre Dieu : un scélérat, qui se loue pour exciter les bêtes fauves, a exposé en public un tableau avec cette inscription : « Le dieu des chrétiens, race d'âne. » Ce dieu avait des oreilles d'âne, un pied de corne, portait un livre à la main et était vêtu de la toge. Nous avons ri, et du nom et de la figure. —13. Mais vraiment nos adversaires auraient dû à l'instant adorer ce dieu à double forme, puisqu'ils ont accueilli des divinités avec des têtes de chien et de lion, avec des cornes de chèvre et bélier, boucs depuis les reins, serpents depuis les cuisses, portant des ailes aux pieds et au dos. — 14. J'ai dit tout cela sans qu'il en fût besoin, ne voulant pas sciemment négliger de réfuter un seul des reproches que nous fait la renommée. Nous allons maintenant nous tourner vers l'exposé de notre religion et nous achèverons de nous justifier de toutes ces calomnies. CHAPITRE XVII1. Ce que nous adorons, c'est un Dieu unique, qui, par sa parole qui commande, par son intelligence qui dispose, par sa vertu qui peut tout, a tiré du néant toute cette masse gigantesque avec les éléments, les corps, les esprits qui la composent, pour servir d'ornement à sa majesté : c'est aussi pourquoi les Grecs ont donné au monde un nom qui signifie ornement (κόσμος). — 2. Dieu est invisible, bien qu'on le voie ; il est insaisissable, bien que sa grâce nous le rende présent ; incompréhensible, bien que nos facultés puissent le concevoir : c'est ce qui prouve sa vérité et sa grandeur. Les autres choses qu'on peut voir, saisir, comprendre à la manière ordinaire, sont inférieures aux yeux qui les voient, aux mains qui les touchent, aux sens qui les découvrent. — 3. Mais ce qui est infini n'est parfaitement connu que de soi-même. Ce qui fait comprendre Dieu, c'est l'impossibilité de le comprendre : l'immensité de sa grandeur le dévoile et le cache tout à la fois aux hommes. Et toute leur faute consiste à ne pas vouloir connaître celui qu'ils ne sauraient ignorer. 4-5. Voulez-vous que nous prouvions l'existence de Dieu par ses ouvrages, si nombreux et si beaux, qui nous conservent, qui nous soutiennent, qui nous réjouissent, par ceux-mêmes qui nous effraient? par le témoignage même de l'âme, qui, bien qu'à l'étroit dans la prison du corps, bien que pervertie par une éducation mauvaise, bien qu'énervée par les passions et la concupiscence, bien qu'asservie aux faux dieux, lorsqu'elle revient à elle-même, comme si elle sortait de l'ivresse ou du sommeil, ou de quelque maladie, et qu'elle recouvre la santé, invoque Dieu sous ce seul nom, parce que le vrai Dieu est unique. « Dieu est grand, Dieu est bon ! » et « ce qu'il plaira à Dieu », voilà le cri universel. — 6. Elle le reconnaît aussi pour juge : « Dieu le voit » et « Je me repose sur Dieu » et « Dieu me le rendra ». O témoignage de l'âme naturellement chrétienne ! Et, en prononçant ces paroles, ce n'est pas vers le Capitule qu'elle tourne les yeux, mais vers le ciel. Elle connaît, en effet, le séjour du Dieu vivant : c'est de Lui, c'est de là qu'elle est descendue. CHAPITRE XVIII1. Pour que nous puissions acquérir une connaissance plus complète et plus profonde de lui-même, de ses commandements et de ses volontés, il nous a donné par surcroît des monuments écrits, où nous pouvons chercher Dieu, et après l'avoir cherché, le trouver, et après l'avoir trouvé, croire en lui, et après avoir cru en lui, le servir. — 2-3. En effet, dès l'origine, il a envoyé dans le monde des hommes dignes, par leur justice et par leur innocence, de connaître Dieu et de le faire connaître, des hommes remplis de l'esprit divin, pour annoncer qu'il n'existe qu'un seul Dieu, qui atout créé, qui a formé l'homme du limon, — car c'est là le vrai Prométhée, qui a distribué le temps en périodes, commençant et finissant suivant des lois invariables, — pour annoncer ensuite quels signes de la majesté de ses jugements il a donnés dans les pluies et les feux du ciel, quelles lois il a établies pour bien mériter de lui, quelles peines ou quelles récompenses il a fixées pour ceux qui les ignorent ou les désertent et pour ceux qui les observent; en effet, à la fin des temps, il viendra juger ses fidèles pour les récompenser de la vie éternelle, et les impies pour les punir par un feu également perpétuel et sans fin, après avoir ranimé, ressuscité et passé en revue tous les hommes, morts depuis le commencement, pour rémunérer chacun suivant son mérite. — 4. Il fut un temps où nous riions, comme vous, de ces vérités. Car nous sortons de vos rangs. On ne naît pas chrétien, on le devient. 5. Les prédicateurs dont nous avons parlé sont appelés prophètes à cause de la mission qu'ils avaient de prédire. Leurs paroles et leurs œuvres, par lesquelles ils prouvaient la divinité de leur mission, sont conservées dans les trésors des Livres Saints, et ceux-ci ne sont pas cachés. Ptolémée, surnommé Philadelphe, roi très savant et très fin connaisseur de tout genre de littérature, rivalisant avec Pisistrate, je pense, par le goût des bibliothèques, réunit beaucoup de livres d'histoire renommés par leur ancienneté ou curieux sous quelque rapport ; sur le conseil de Démétrius de Phalère, le plus célèbre des grammairiens de ce temps-là, qu'il avait fait conservateur de sa bibliothèque, il fit aussi demander des livres aux Juifs, à savoir leurs écrits à eux, conçus dans leur langue, qu'ils étaient seuls à posséder. — 6. En effet, c'est aux Juifs seuls que les prophètes, qui étaient Juifs eux-mêmes, avaient parlé, au peuple adoptif de Dieu, en vertu de la grâce accordée à leurs pères. On appelait autrefois Hébreux ceux qu'on appelle Juifs maintenant, et c'est pourquoi leur littérature et leur langue s'appellent hébraïques. —7. Mais les Juifs fournirent aussi à Ptolémée le moyen de comprendre ces livres : ils lui donnèrent soixante-douze interprètes, que le philosophe Ménédème lui-même, rendant ainsi gloire à la Providence, a admirés à cause de l'uniformité de leurs versions. C'est une chose que vous affirme aussi Aristée. — 8. C'est ainsi que ces monuments, traduits en langue grecque, sont visibles, aujourd'hui encore, au temple de Sérapis, dans la bibliothèque de Ptolémée, avec l'original hébreu. — 9. Les Juifs aussi les lisent publiquement : c'est une liberté pour laquelle ils paient un tribut. Partout on va les entendre le jour du sabbat. Quiconque les entendra, trouvera Dieu ; quiconque s'efforcera de comprendre, sera forcé de croire. CHAPITRE XIX1. L'autorité de ces documents repose donc tout d'abord sur leur haute antiquité. Chez vous aussi, on prouve la crédibilité d'une chose par son antiquité, aussi respectable que la religion. — 2. Or, tous les éléments et tous les matériaux, les origines, les dates, le fond même de tous vos écrits les plus anciens, la plupart de vos nations aussi et de vos villes fameuses, les mystères de vos histoires et de vos mémoires, enfin jusqu'aux caractères de l'écriture, ces témoins et ces gardiens des faits, et (car c'est trop peu dire) vos dieux eux-mêmes, vos dieux, je le répète, et vos temples et vos oracles et vos cérémonies — tout cela, dis-je, est surpassé en antiquité par l'écrin qui renferme les livres d'un seul prophète, écrin où est gardé le trésor de la religion juive et par conséquent aussi de la nôtre. — 3. Si vous avez entendu le nom d'un Moïse (ne parlons pour le moment que de lui), il est contemporain d'Inachus l'Argien ; il est antérieur d'environ quatre cents ans (il n'en manque que sept) à Danaüs, qui est, lui, le plus ancien de vos rois; il est antérieur d'environ quatre mille ans au désastre de Priam ; je pourrais dire encore qu'il précéda Homère de cinq cents ans de plus, et les auteurs ne me feraient pas défaut. — 4. Les autres prophètes sont postérieurs à Moïse, mais les plus récents d'entre eux sont-ils moins anciens que vos sages, vos législateurs et vos historiens? 5. Nous pourrions prouver tout cela par des calculs chronologiques : le travail ne serait pas difficile, mais démesuré, il ne serait pas ardu, mais trop long pour le moment. Il faut, en effet, mettre en œuvre de nombreux documents et se livrer à de longs calculs sur le bout des doigts; il faut dépouiller les archives des nations les plus anciennes, des Égyptiens, des Chaldéens, des Phéniciens. — 6. Il faut consulter ceux de leurs concitoyens qui nous ont fourni ces connaissances, non seulement Manéthon l'Égyptien et Bérose le Chaldéen, mais encore Hieromus le Phénicien, roi de Tyr ; et puis aussi leurs successeurs, Ptolémée de Mendès, Ménandre d'Éphèse, Démétrius de Phalère, le roi Juba, Apion, Thallus, et enfin Josèphe le Juif, historien national, qui s'est fait le vengeur des antiquités juives, et tantôt approuve, tantôt réfute les précédents. — 7. Il faut aussi conférer les livres sur l'origine des peuples grecs, établir la date des événements, pour expliquer l'enchaînement des temps, chose nécessaire pour éclairer la chronologie. Il faut enfin parcourir les histoires et les livres du monde entier. Et d'ailleurs, nous venons de fournir une partie de la preuve, en indiquant brièvement les moyens de la faire. — 8. Mais il vaut mieux l'ajourner, de peur de ne pas l'approfondir en nous pressant, ou de nous écarter trop en voulant approfondir. CHAPITRE XX1. Pour vous dédommager de cet ajournement, nous vous offrons maintenant quelque chose de plus important : c'est la majesté des Ecritures. Elle prouvera leur divinité, si leur ancienneté ne la prouve pas, si leur antiquité est mise en doute. Et il ne faut pas chercher longtemps ni loin pour s'en convaincre ; vous avez sous les yeux les choses qui vous en instruiront : le monde, le temps et les événements. — 2-3. Tout ce qui se passe aujourd'hui, était prédit ; tout ce que nous voyons, était annoncé. La terre engloutit des villes ; les mers submergent des îles ; les guerres étrangères et civiles déchirent les peuples ; les royaumes heurtent les royaumes ; la famine et la peste et tous les désastres locaux et les nombreux cas de mort désolent certains pays ; les petits sont élevés et les grands sont abaisses ; la justice devient rare, l'iniquité devient fréquente, l'amour du bien s'engourdit ; les saisons mêmes et les éléments se dérangent et ne remplissent plus leur office ; l'ordre de la nature est troublé par des signes néfastes et des prodiges : or, toutes ces calamités étaient annoncées d'avance dans les Ecritures. Pendant que nous les souffrons, nous les lisons ; pendant que nous les lisons, elles se vérifient. La vérité d'une prophétie est, sans nul doute, une preuve solide de sa divinité. — 4. Il en résulte que nous pouvons aussi avoir foi, en toute sûreté, dans les prédictions qui doivent encore se réaliser; car elles sont déjà vérifiées, parce qu'elles ont été faites avec celles qui se vérifient tous les jours. Ce sont les mêmes voix qui retentissent, les mêmes livres qui les notent, le même esprit qui inspire ; il n'y a qu'un temps pour le prophète qui prédit l'avenir. — 5. Aux yeux des hommes ordinaires, le temps est distingué, pendant qu'il s'écoule, et l'on oppose le présent au futur, et le passé au présent. Quel tort avons-nous, je vous le demande, de croire à l'avenir, puisque nous avons appris à croire les prophètes en ce qui concerne le passé et le présent? CHAPITRE XXI1-2. Mais comme nous venons de déclarer que notre religion est fondée sur les monuments écrits des Juifs qui sont si anciens, alors qu'on sait généralement (et nous en convenons nous-mêmes,) qu'elle est elle-même assez récente, puisqu'elle date de l'époque de Tibère, peut-être voudra-t-on discuter, pour ce motif, sa situation et dira-t-on que, sous le couvert d'une religion très fameuse et autorisée par la loi, notre religion cache des idées nouvelles, qui lui sont propres, surtout qu'indépendamment de l'âge, nous ne sommes pas d'accord avec les Juifs pour l'abstinence de certains aliments, ni pour les jours de fête, ni pour le signe physique qui les distingue, ni pour la communauté du nom, — ce qui devrait être, à coup sûr, si nous étions serviteurs du même Dieu. — 3. Mais il n'est pas jusqu'au peuple qui ne reconnaisse déjà dans le Christ un homme ordinaire, tel que les Juifs l'ont jugé, de sorte qu'on nous prendra plus facilement pour les adorateurs d'un homme. En vérité, nous ne rougissons pas du Christ, puisque nous sommes fiers de porter son nom et d'être condamnés pour son nom ; et pourtant nous n'avons pas de Dieu une autre conception que les Juifs. Il est donc nécessaire que je m'explique en quelques mots sur la divinité du Christ. 4. Les Juifs avaient obtenu auprès de Dieu le privilège de la grâce, à cause de l'insigne justice et de la foi de leurs premiers pères : de là, la grandeur de leur race et la puissance de leur royaume. Ils eurent aussi le bonheur extraordinaire d'entendre la parole de Dieu, qui leur enseignait les moyens de se concilier la faveur de Dieu et les mettait en garde contre tout ce qui l'offense. — 5. Mais, enorgueillis par la confiance de leurs pères, ils s'écartèrent de la loi divine d'une manière impie et commirent toutes sortes de prévarications. S'ils ne l'avouaient eux-mêmes, le malheur où ils sont plongés aujourd'hui le prouverait assez. Dispersés, vagabonds, bannis de leur pays, ils errent par toute la terre, n'ayant pour roi ni un homme ni un Dieu, et il ne leur est pas permis de mettre le pied sur le sol de la parie et de le saluer, même à titre d'étrangers. — 6. Les saints oracles, qui leur prédisaient ces malheurs, ne cessaient de leur annoncer en même temps que, dans les derniers temps, Dieu se choisirait, parmi toutes les nations et tous les peuples et dans tous les lieux, des adorateurs beaucoup plus fidèles, sur qui il transporterait sa grâce, et une grâce plus abondante, à cause de leur aptitude à recevoir une doctrine plus complète. — 7. Il est donc venu Celui qui, suivant les prophéties, devait venir pour renouveler et mettre en lumière cette doctrine, le Christ, Fils de Dieu. L'auteur et le maître de cette grâce et de cette doctrine, la lumière et le guide du genre humain, était annoncé comme étant le Fils de Dieu ; mais il ne fut pas engendré de telle façon qu'il eût à rougir de son nom de fils ou de son origine paternelle. — 8. Il n'a pas, Lui, subi l'affront de devoir le jour à l'inceste d'une sœur, au déshonneur d'une fille ou d'une épouse étrangère, et il n'a pas eu pour père un dieu couvert d'écaillés, encorné ou emplumé, un dieu changé en pluie d'or, comme l'amant de Danaë. Elles sont de Jupiter, ces infamies indignes d'un dieu et que vous commettez ! — 9. D'autre part, le Fils de Dieu n'est pas même né d'un amour impudique ; la mère que nous lui voyons n'était pas même mariée. Mais je vais d'abord expliquer sa nature et l'on comprendra le mystère de sa nativité. 10. Nous avons déjà dit que Dieu a créé cet univers que nous voyons, par sa parole, par sa raison et par sa puissance. Vos philosophes sont aussi d'accord pour dire que c'est le logos, c'est-à-dire « la parole et la raison », qui est l'auteur de l'univers. Zénon le désigne comme l'artisan qui a tout formé et tout disposé ; il dit qu'on l'appelle aussi « destin, dieu », âme de Jupiter, nécessité de toutes choses ». Cléanthe réunit tout cela pour l'attribuer à l'« esprit », qui circule, dit-il, à travers tout l'univers. — 11. Or, nous aussi, nous regardons la parole et la raison et la puissance, par lesquelles Dieu a tout créé, ainsi que nous l'avons dit, comme une substance propre que nous appelons « esprit » : la parole est dans cet esprit quand il commande, la raison l'assiste quand il dispose, la puissance y préside quand il réalise. Nous avons appris que Dieu a proféré cet esprit et qu'en le proférant il l'a engendré, et que pour cette raison il est appelé Fils de Dieu et Dieu même à cause de l'unité de la substance ; car Dieu aussi est esprit. — 12. Quand un rayon est lancé hors du soleil, c'est une partie qui part du tout ; ruais le soleil est dans le rayon, parce que c'est un rayon du soleil, et que la substance n'est pas divisée, mais étendue. Ainsi l'esprit vient de l'esprit et Dieu de Dieu, comme la lumière qui s'allume à la lumière. Le foyer de la lumière demeure entier et ne perd rien, même s'il communique sa nature par plusieurs canaux. — 13. Ainsi, ce qui est sorti de Dieu est Dieu, Fils de Dieu, et les deux ne font qu'un ; ainsi l'esprit vient de l'esprit et Dieu de Dieu ; il est le second quant à la forme, le second quant au degré, non quant à la nature, et il est sorti de sa source sans s'en être détaché.[1] 14. Donc ce rayon de Dieu, comme il avait été toujours prédit auparavant, descend dans une Vierge et s'étant incarné dans son sein, il naît homme uni à Dieu. La chair unie à l'esprit se nourrit, croît, parle, enseigne, opère, et voilà le Christ. Acceptez pour le moment cette doctrine, ne fut-elle qu'une « fable », semblable aux vôtres, en attendant que je vous montre (§ 17 et ch. XXIII, 12) comment le Christ est prouvé et quels sont ceux qui ont fait circuler parmi vous des fables comparables à celle-là, pour détruire la vérité. — 15. Les Juifs savaient aussi que le Christ devait venir, car c'est à eux que parlaient les prophètes. Et, en effet, aujourd'hui encore ils attendent sa venue, et entre eux et nous il n'y a pas d'autre sujet de contestation plus grand que leur refus de croire qu'il est déjà venu. Car deux avènements du Christ étaient annoncés : l'un, qui s'est accompli, dans l'humilité de la condition humaine ; l'autre, qui est attendu pour la consommation du siècle, dans la sublime splendeur de la divinité clairement manifestée. Or, ne comprenant pas le premier, ils ont cru que le second était l'unique, et ils l'espèrent toujours, comme étant plus clairement prédit. — 16. Par leur péché ils ont mérité, en effet, de ne pas comprendre le premier : ils l'auraient cru, s'ils l'avaient compris et ils auraient obtenu le salut, s'ils l'avaient cru. Ils lisent eux-mêmes dans l'Ecriture qu'ils ont été privés, par châtiment, de la sagesse et de l'intelligence, de l'usage des yeux et des oreilles. 17. De son abaissement, ils avaient donc conclu que ce n'était qu'un homme ; et naturellement, à cause de sa puissance, ils le prirent pour un magicien : en effet, ils le voyaient, par sa parole, chasser les démons du corps des hommes, rendre la vue aux aveugles, purifier les lépreux, faire marcher les paralytiques, enfin faire revenir les morts à la vie, toujours par sa parole, se faire servir par les éléments, apaisant les tempêtes et marchant sur les eaux, montrant ainsi qu'il était le Verbe de Dieu, c'est-à-dire le Logos, le Verbe éternel, premier-né, accompagné de sa puissance et de son intelligence, soutenu par son esprit, qu'il était celui-là même qui, par sa parole, fait tout et a tout fait. — 18. En entendant prêcher sa doctrine, qui confondait les docteurs et les notables des Juifs, ceux-ci étaient exaspérés, surtout qu'ils voyaient une multitude immense se détourner vers lui : c'est au point que, finalement, ils le livrèrent à Ponce Pilate, qui gouvernait alors la Syrie au nom des Romains, et par la violence de leurs suffrages ils forcèrent le procurateur à le leur abandonner pour l'attacher à la croix. Lui-même avait prédit qu'ils agiraient ainsi ; ce n'est pas assez, les prophètes l'avaient aussi prédit auparavant. — 19. Et d'ailleurs, attaché à la croix, il a fait, en subissant cette mort, beaucoup de prodiges qui lui sont propres. En effet, il rendit l'âme de lui-même, en prononçant ses dernières paroles, et prévint l'office du bourreau. Au même instant, le jour fut privé de soleil, qui n'était arrivé qu'au milieu de sa course. Ce prodige fut certainement pris pour une éclipse par ceux qui ne savaient pas qu'il avait aussi été prédit pour la mort du Christ. Et pourtant vous le trouvez consigné dans vos archives comme un accident mondial. — 20. Alors, les Juifs, après avoir détaché le corps et après l'avoir déposé dans un sépulcre, le firent surveiller avec grand soin par une garde militaire : comme il avait prédit qu'il ressusciterait d'entre les morts au troisième jour, ils avaient peur que ses disciples, emportant furtivement le cadavre, ne trompassent leurs soupçons. — 21. Mais voici qu'au troisième jour, la terre tremble tout à coup, la pierre énorme placée sur le sépulcre s'écarte, la garde se disperse frappée de frayeur, les disciples ne se montrent pas, et dans le sépulcre on ne trouve rien d'autre que la dépouille d'un tombeau. — 22. Néanmoins les notables, qui avaient intérêt à faire croire à un crime et à faire revenir de sa foi un peuple tributaire et placé sous leur dépendance, répandirent le bruit qu'il avait été dérobé par ses disciples. En effet, lui, de son côté, ne parut pas devant la multitude, pour ne pas arracher les impies à l'erreur et aussi pour que la foi, destinée à une si précieuse récompense, coûtât quelque peine aux hommes. — 23. Mais il passa jusque quarante jours avec quelques disciples en Galilée, province de Judée, leur enseignant ce qu'ils devaient enseigner eux-mêmes. Et puis, leur ayant confié la mission de prêcher par toute la terre, enveloppé d'un nuage, il monta au ciel : ascension beaucoup plus vraie que celle que chez vous des Proculus ont coutume d'attribuer aux Romulus. 24. Pilate, qui était lui-même déjà chrétien dans le cœur, annonça tous ces faits relatifs au Christ, à Tibère, alors César. Les Césars eux-mêmes auraient cru au Christ, si les Césars n'étaient pas nécessaires au siècle, ou si les Césars avaient pu être chrétiens en même temps que Césars. — 25. Quant aux disciples, se répandant par le monde, ils obéirent au précepte de leur Maître divin ; après avoir, eux aussi, beaucoup souffert des Juifs persécuteurs, confiants dans la vérité, ils finirent par semer avec joie le sang chrétien à Rome, pendant la cruelle persécution de Néron. — 26. Mais nous vous montrerons que ceux-là mêmes que vous adorez sont des témoins irrécusables du Christ. C'est un grand point, que je puisse alléguer (ch. XXIII, 11), pour vous obliger de croire les chrétiens, ceux-là mêmes qui vous empêchent de croire les chrétiens. Pour le moment, voilà l'histoire chronologique de notre religion, voilà l'origine de son nom et de la secte expliquée par leur auteur. 27. Qu'on ne nous reproche plus aucune infamie, qu'on ne s'imagine pas qu'il y a autre chose, car il n'est possible à personne de mentir sur le fait de sa religion. En effet, en disant qu'on adore autre chose que ce qu'on adore, on nie ce qu'on adore et l'on transporte son culte et ses hommages à un autre, et en les transportant, on n'adore plus ce qu'on a renié. — 28. Or, nous disons, et nous le disons publiquement, et nous crions, quand nous sommes déchirés par vos tortures et tout sanglants : « Nous adorons Dieu par le Christ. » Croyez-le un homme, si vous voulez; c'est par lui et en lui que Dieu veut être connu et adoré. — 29. Pour répondre aux Juifs, je dirai que c'est par un homme, par Moïse, qu'eux aussi ont appris à adorer Dieu ; aux Grecs, je dirai qu'Orphée dans la Piérie, Musée à Athènes, Mélampus à Argos, Trophonius en Béotie ont lié les hommes par des initiations; enfin, pour tourner aussi mes regards vers vous, les maîtres des nations, je vous dirai qu'il fut un homme, ce Numa Pompilius, qui chargea les Romains de si gênantes superstitions. — 30. Qu'il soit donc permis au Christ aussi de révéler la divinité, qui lui appartient en propre, non pour rendre humains les hommes encore grossiers et sauvages, en les frappant d'étonnement devant une si grande multitude de dieux à servir, comme a fait Numa, mais pour donner aux hommes déjà polis et trompés par le raffinement même de leur civilisation, des yeux pour reconnaître la vérité. — 31. Examinez donc si le Christ est vraiment Dieu. Si sa divinité est telle que sa connaissance ramène les hommes au bien, s'il s'ensuit qu'on renonce à la fausse divinité, surtout quand on a reconnu tout ce principe qui, se cachant sous les noms et les images de morts, ne donne d'autre garantie de sa divinité que certains signes, prodiges et oracles. CHAPITRE XXII1. Et, en effet, nous affirmons qu'il existe certaines substances spirituelles. Et le nom n'est pas nouveau. Les « démons » sont connus des philosophes et Socrate lui-même attendait que son démon manifestât sa volonté. Quoi d'étonnant, puisqu'on dit que, dès son enfance, un démon s'était attaché à lui? C'était, à la vérité, un démon qui le détournait toujours du bien. — 2. Ils sont connus de tous les poètes et le vulgaire, ignorant lui-même, les fait souvent intervenir dans ses imprécations. En effet, le nom de Satan, le prince de cette race perverse, ne le prononce-t-il pas, avec le senti ment naturel d'une intime conviction et avec les mêmes accents de la malédiction? Quant aux « anges », Platon a aussi reconnu leur existence. Les mages mêmes sont là pour attester l'existence des démons et des anges. — 3. Mais comment, de quelques anges volontairement pervertis, est née la race plus perverse encore des démons, condamnée par Dieu avec ses auteurs et avec son chef, que nous venons de nommer? C'est ce qui est raconté en détail dans les Livres saints.[2] 4. Pour le moment, il suffira de parler de leurs opérations. Elles consistent à perdre l'homme ; aussi bien, la malice spirituelle a-t-elle fait ses débuts, dès l'origine, pour la ruine de l'homme. Ainsi donc, ils infligent au corps des maladies et des accidents fâcheux ; à l'âme des troubles imprévus et extraordinaires, en usant de violence. Ils ont, pour s'attaquer à l'une et à l'autre substance de l'homme, leur subtilité et leur ténuité. — 5. A des puissances spirituelles, il est beaucoup permis : aussi, invisibles et impalpables, elles apparaissent plutôt dans leurs effets que dans leur action, soit, par exemple, que je ne sais quel poison d'un souffle invisible détruise les fruits des arbres ou de la terre dans leur fleur, les frappe de mort dans leur germe, les blesse dans leur épanouissement, soit que l'air vicié d'une manière inexplicable répande des miasmes pestilentiels. — 6. C'est de même, par une secrète contagion que l'inspiration des démons et des anges opère la corruption de l'esprit en le remplissant de fureurs et de folies affreuses, de passions terribles, d'illusions de tout genre, parmi lesquelles la principale consiste à recommander vos dieux aux esprits trompés et circonvenus, afin de procurer en même temps à eux-mêmes la nourriture qui leur est propre, à savoir la fumée et le sang des victimes offertes aux statues et aux images. — 7. Et quelle pâture plus exquise pour eux que de détourner l'homme de la pensée du vrai Dieu par leurs faux prestiges? Et ces prestiges, je vais montrer comment ils les opèrent. 8. Tout esprit a des ailes ; les anges et les démons en ont aussi. Donc, en un instant, ils sont partout. La terre entière n'est pour eux qu'un seul lieu ; il leur est aussi facile de savoir ce qui se fait et où cela se fait que de l'annoncer. Leur agilité passe pour divinité, parce qu'on ignore leur nature. C'est ainsi que, de temps en temps, ils veulent paraître les auteurs de ce qu'ils annoncent. — 9. Et, en réalité, ils sont parfois les auteurs du mal, naturellement, mais jamais du bien. Les décrets mêmes de Dieu, ils les ont appris jadis par les prédictions des prophètes et ils les recueillent aujourd'hui encore en écoutant les lectures qui se font à haute voix. Ils tirent donc de là certains pronostics relatifs à l'avenir et ils contrefont la divinité grâce à ce larcin de la divination. — 10. Dans les oracles, avec quelle ingéniosité réussissent-ils à faire concorder leurs équivoques avec les événements? C'est ce que savent les Crésus et les Pyrrhus. D'autre part, si Apollon Pythien put annoncer que Crésus faisait cuire une tortue avec de la viande d'agneau, ce fut par le moyen que j'ai expliqué plus haut : en un instant, il avait fait le voyage de Lydie. Habitant l'air, voisins des astres et en contact avec les nuages, les démons peuvent savoir les phénomènes qui se préparent dans le ciel et prédire, par exemple, les pluies, que déjà ils sentent. — 11. Dira-t-on qu'ils sont bienfaisants, parce qu'ils s'occupent de guérir les maladies? Ils commencent par nuire, et puis ils prescrivent des remèdes et, pour qu'il y ait miracle, des remèdes extraordinaires ou contraires au mal ; après cela, ils cessent simplement de nuire et l'on s'imagine qu'ils ont guéri. — 12. A quoi bon disserter plus longtemps sur les autres inventions ingénieuses ou sur la puissance de ces esprits trompeurs? A quoi bon parler des apparitions de Castor et de Pollux, de l'eau portée dans un crible, du navire tiré avec une ceinture, de la barbe devenue rousse par le simple contact ! Tous ces prodiges avaient pour but de faire prendre des pierres pour des divinités et d'empêcher la recherche du vrai Dieu. CHAPITRE XXIII1. Or donc, si les magiciens, eux aussi, font paraître des fantômes et vont jusqu'à déshonorer les âmes des morts (en les évoquant), s'ils tuent des enfants pour leur faire rendre des oracles, si par leurs jongleries charlatanesques ils font, en se jouant, quantité de prodiges, s'ils envoient même des songes, ayant à leur service la puissance des anges et des démons, qu'ils ont invoqués une fois pour toutes et grâce à qui il y a jusqu'aux chèvres et aux tables qui prédisent l'avenir : à combien plus forte raison cette puissance, quand elle agit de sa propre volonté et pour son propre compte, ne doit-elle pas consacrer toutes ses forces à produire ce qu'elle fait ainsi pour le compte d'autrui? — 2. Or, si les anges et les démons opèrent les mêmes prodiges que vos dieux, où est donc la précellence de la divinité, qu'il faut à coup sûr croire supérieure à toute autre puissance? Ne convient-il pas de présumer que ce sont les démons qui se font dieux, en opérant ces prodiges qui les font passer pour dieux, plutôt que d'admettre que les dieux sont les égaux des anges et des démons? — 3. On dira peut-être que c'est la différence des lieux qui distingue les dieux des démons, que c'est à cause des temples qu'ils habitent que vous considérez comme dieux ceux qu'ailleurs vous n'appelez pas dieux, que celui qui court sur les tours des édifices sacrés n'est pas fou comme celui qui passe sur les toits des voisins, et que celui qui mutile son corps ou s'ouvre les veines des bras commet une autre violence que celui qui se coupe la gorge? Mais, dans tous les cas, la folie furieuse produit le même résultat et l'instigation procède de la même source ! 4. Mais assez de paroles, nous allons mettre sous vos yeux le fait lui-même qui prouvera que sous l'un et l'autre nom se cache une seule et même nature. Qu'on produise à l'instant ici, devant vos tribunaux, un homme qui soit reconnu pour être possédé du démon : si un chrétien quelconque ordonne à cet esprit de parler, celui-ci confessera en toute vérité qu'il est un démon, comme ailleurs il se pose faussement en dieu. — 5. Qu'on produise de même un de ceux qui passent pour être agités par un dieu, qui, exhalant leur souffle sur les autels, aspirent la divinité avec la fumée des victimes, qui se guérissent à force de hoquets, qui prophétisent d'une voix haletante. — 6. Oui, si votre Vierge Célestis elle-même, la prometteuse de pluies, si votre Esculape lui-même, le révélateur des remèdes, qui rendit la vie à Socordius, à Tenatius et à Asclépiodote destinés à mourir quand même le lendemain, si ces dieux, n'osant mentir à un chrétien, ne confessent pas qu'ils sont des démons, répandez à l'instant même le sang de ce chrétien effronté et téméraire ! 7. Quoi de plus clair que cette expérience? Quoi de plus sur que cette preuve? La simple vérité est sous les yeux de tous et elle est assistée de la puissance qui lui est propre : aucun soupçon n'est permis. Est-ce de la magie ou quelque tromperie du même genre? Vous pourrez l'affirmer, si vos yeux et vos oreilles vous le permettent. — 8. Que peut-on objecter à ce qui se montre avec une sincérité toute nue? D'une part, s'ils sont vraiment dieux, pourquoi disent-ils faussement qu'ils sont des démons? Serait-ce pour nous obéir? Voilà donc votre divinité soumise aux chrétiens ! Et à coup sûr il ne faut pas regarder comme une divinité celle qui se soumet à un homme, son ennemi, quand cet homme fait quelque chose pour la déshonorer. — 9. D'autre part, s'ils sont des démons ou des anges, pourquoi ailleurs répondent-ils qu'ils jouent le rôle de dieux? En effet, de même que ceux qui passent pour dieux n'auraient pas voulu se dire démons, s'ils étaient véritablement dieux, pour ne pas perdre leur majesté : de même, ceux que vous connaissez positivement pour des démons n'oseraient pas ailleurs jouer le rôle de dieux, s'ils existaient réellement, ces dieux dont ils usurpent les noms, car ils craindraient d'abuser de la majesté de ceux qui, sans aucun doute, leur seraient supérieurs et qu'ils devraient craindre. — 10. Aussi bien, ce que vous regardez comme la divinité n'existe pas : car, si la divinité existait, elle ne serait pas usurpée par les démons dans leurs aveux et elle ne serait pas désavouée par les dieux. Puisque donc les uns et les autres sont d'accord pour avouer qu'ils ne sont pas dieux, reconnaissez que c'est une seule et même race, c'est-à-dire des démons, de l'un et de l'autre côté. 11. Cherchez maintenant des dieux, car en ceux que vous prétendiez dieux, vous reconnaissez des démons. Mais, grâce à nous, vos dieux ne vous révèlent pas seulement que ni eux ni d'autres ne sont pas dieux, mais ils vous apprennent encore, par une conséquence immédiate, quel est le vrai Dieu, si c'est celui que les chrétiens professent et celui-là seul, et s'il faut croire en lui et l'adorer, comme le prescrivent la foi et la doctrine des chrétiens. — 12. En même temps, ils vous diront aussi quel est ce « Christ avec sa fabuleuse histoire », s'il n'est qu'un homme de condition ordinaire, s'il est un magicien, s'il fut secrètement enlevé du tombeau, après sa mort, par ses disciples, s'il est maintenant dans les enfers, — ou s'il n'est pas plutôt dans les cieux et s'il ne viendra pas de là, tandis que le monde entier tremblera, que la terre frémira d'horreur, que tous se lamenteront, les chrétiens exceptés, — avec la majesté de celui qui est la puissance de Dieu, l'esprit de Dieu, son Verbe, sa sagesse, son intelligence et le Fils de Dieu. — 13. Qu'ils rient donc avec vous de tous ceux de nos mystères dont vous riez : qu'ils nient que le Christ jugera toutes les âmes depuis le commencement des temps, après la résurrection des corps ; qu'ils disent, si cela leur plaît, que ce sont Minos et Rhadamanthe qui ont été désignés par le sort pour présider ce tribunal, suivant l'opinion commune à Platon et aux poètes. — 14. Que du moins ils effacent la marque de leur honteuse condamnation ! Qu'ils nient qu'ils sont des esprits immondes, chose que suffisent à prouver et leur nourriture, qui est le sang, la fumée et la chair des animaux, brûlée sur d'infects bûchers, et les langues impures de leurs prêtres mêmes ! Qu'ils nient que leur malice les a fait condamner d'avance pour le jour du jugement, avec tous leurs adorateurs et leurs œuvres ! 15. Mais tout l'empire et tout le pouvoir que nous avons sur eux tire sa force de ce que nous prononçons le nom du Christ et de ce que nous énumérons tous les châtiments qui les menacent et qu'ils attendent de la part de Dieu par le Christ, leur juge. Craignant le Christ en Dieu et Dieu dans le Christ, ils sont soumis aux serviteurs de Dieu et du Christ. — 16. Aussi, au seul contact de nos mains, au moindre souffle de notre bouche, effrayés par l'image et la pensée du feu qui les attend, ils sortent même du corps des hommes, obéissant à notre commandement, à contrecœur et pleins de douleur, honteux surtout de votre présence. Croyez-les, quand ils disent la vérité sur eux-mêmes, puisque vous les croyez quand ils mentent. — 17. Personne ne ment pour se déshonorer, mais plutôt par vanité. Aussi croyons-nous plus volontiers ceux qui font des aveux à leur détriment que ceux qui nient pour leur propre intérêt. 18. Enfin, ces témoignages de vos dieux ont coutume de faire des chrétiens ; c'est le plus souvent en les croyant que nous croyons aussi en Dieu par le Christ. Ce sont eux qui enflamment notre foi à nos Écritures, ce sont eux qui affermissent la confiance que nous avons dans nos espérances. — 19. Vous les honorez même, autant que je sache, en leur offrant le sang des chrétiens. Par conséquent, ils ne voudraient pas vous perdre, vous qui êtes si utiles, si zélés pour eux, quand ce ne serait que pour ne pas être chassés par vous-mêmes devenus chrétiens un jour, — s'il leur était permis de mentir, quand ils sont sous la puissance d'un chrétien qui veut vous prouver la vérité. CHAPITRE XXIV1. Tout cet aveu de vos dieux, par lequel ils reconnaissent qu'ils ne sont pas dieux et affirment qu'il n'y a point d'autre dieu que celui-là seul auquel nous appartenons, est plus que suffisant pour écarter de nous l'accusation de lèse-religion, surtout envers la religion romaine. Car, s'il est certain que vos dieux n'existent pas, il est certain que votre religion n'existe pas non plus ; et s'il est certain que votre religion n'en est pas une, parce que vos dieux n'existent pas, il est certain aussi que nous ne sommes pas non plus coupables de lèse-religion. — 2. Mais, au contraire, c'est sur vous que retombera le reproche que vous nous faites, sur vous qui adorez le mensonge et qui, non contents de négliger la vraie religion du vrai Dieu, allez jusqu'à la combattre, et qui vous rendez ainsi véritablement coupables du crime d'une véritable impiété. 3. Maintenant, supposez qu'il soit établi que vos dieux sont des dieux, ne convenez-vous pas, suivant l'opinion commune, qu'il y a un Dieu plus élevé et plus puissant, le Roi du monde en quelque sorte, d'une majesté parfaite? Car telle est l'idée que la plupart des hommes se font de la divinité : ils veulent que le souverain pouvoir soit aux mains d'un seul, que ses offices soient aux mains d'un grand nombre ; ainsi, par exemple, Platon représente le grand Jupiter dans le ciel accompagné d'une armée de dieux et de démons. — 4. C'est pourquoi il faut, disent-ils, que ses procurateurs, ses préfets, ses gouverneurs, soient honorés comme lui. Et cependant, commet-il un crime celui qui s'applique plutôt à obliger César et place toutes ses espérances en lui, et qui n'attribue le nom de dieu, comme celui d'empereur, à aucun autre qu'au maître suprême, puisqu'on regarde comme un crime capital d'appeler ou de souffrir qu'on appelle César un autre que César lui-même? — 5. Que l'un soit libre d'adorer Dieu et l'autre Jupiter ; que l'un puisse lever ses mains suppliantes vers le ciel, et l'autre vers l'autel de la Bonne Foi ; qu'il soit permis à l'un de compter les nuages en priant, puisque c'est là votre croyance, et à l'autre les panneaux des lambris ; que l'un puisse vouer à son Dieu sa propre âme, l'autre celle d'un bouc. — 6. Prenez garde, en effet, que ce ne soit déjà un crime d'impiété que d'ôter aux hommes la liberté de la religion et de leur interdire le choix de la divinité, c'est-à-dire de ne pas me permettre d'honorer qui je veux honorer, pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer ! Il n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même un homme. 7. Aussi bien, on accorde aux Égyptiens la liberté de se livrer à leur superstition si vaine qui consiste à mettre des oiseaux et des bêtes au rang des dieux et à condamner à mort quiconque a tué un de ces dieux. Chaque province, chaque cité a son dieu à elle ; ainsi la Syrie a son Atargatis, l'Arabie a son Dusarès, le Norique a son Bélénus, l'Afrique a Célestis, la Maurétanie ses petits rois. — 8. Ce sont des provinces romaines, je pense, que je viens de nommer ; et cependant leurs dieux ne sont pas des dieux romains ; car, à Rome, ils ne sont pas plus honorés que ceux qui, dans toute l'Italie, sont créés dieux par une consécration municipale, à savoir : Delventinus à Casinum, Visidianus à Narnia, Ancharia à Asculum, Nortia à Volsinii, Valentia à Ocriculum, Hostia à Sutrium et la Junon des Falisques qui reçut son surnom (de Curitis) en l'honneur de son père Curis. — 9. Nous sommes les seuls à qui l'on refuse le droit de posséder une religion à nous. Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas regardés comme des Romains, parce que nous adorons un Dieu qui n'est pas celui des Romains. — 10. Heureusement qu'il est le Dieu de tous les hommes, à qui, bon gré mal gré, nous appartenons tous. Mais chez vous, il est permis d'adorer tout, hors le vrai Dieu, comme s'il n'était pas plutôt le Dieu de tous, celui à qui nous appartenons tous. CHAPITRE XXV1. Je crois avoir assez prouvé la fausseté de vos dieux et la vérité du nôtre, en faisant voir que la démonstration ne repose pas seulement sur des discussions et des argumentations, mais encore sur les témoignages de ceux-là mêmes que vous croyez dieux : je n'ai donc plus à revenir sur ce sujet. — 2. Cependant, puisque l'autorité du nom romain se présente tout spécialement ici, je n'éviterai pas le débat qu'on fait naître en prétendant que c'est en récompense de leur zèle pour la religion que les Romains se sont élevés à une telle grandeur et qu'ils sont devenus les maîtres de la terre ; que la meilleure preuve de l'existence des dieux, c'est que ceux-là sont les plus florissants, qui rendent le plus d'hommages aux dieux. 3. Apparemment, ce sont les dieux romains qui ont accordé cette récompense au nom romain, comme un privilège. C'est Sterculus, c'est Mutunus et Larentina qui ont étendu l'empire. En effet, les dieux étrangers n'ont pas, je suppose, voulu favoriser une nation étrangère plutôt que la leur, et ils n'ont pas livré à des gens d'outremer le sol de la patrie, où ils sont nés, où ils ont grandi, où ils se sont illustrés et où ils sont ensevelis. — 4. A Cybèle de voir si elle s'est éprise de la ville de Rome en souvenir de la race troyenne, race de son pays, qu'elle protégea sans doute contre les armes des Grecs, et si elle a pris soin d'avance de se faire transférer chez des vengeurs qu'elle savait destinés à vaincre les Grecs, vainqueurs de la Phrygie ! — 5. Aussi a-t-elle donné, de nos jours même, une preuve magnifique de sa puissance transportée à Rome : après la mort de Marc-Aurèle, enlevé à la république près de Sirmium le seizième jour des calendes d'avril (17 mars 180), le très vénérable archigalle, faisant des libations d'un sang impur et se déchirant les bras, le neuvième jour des mêmes calendes (24 mars), ordonna les prières ordinaires pour la conservation de l'empereur Marcus, qui déjà était mort ! — 6. O courriers trop lents, ô somnolence des dépêches! C'est par votre faute que Cybèle n'a pas appris plus tôt la mort de l'empereur, pour empêcher les chrétiens de rire d'une telle déesse ! — 7. Mais Jupiter, de son côté, n'eût pas facilement permis que son île de Crète subît le choc des faisceaux romains et il n'eût pas oublié l'antre fameux du mont Ida, et les cymbales d'airain des Corybantes, et le délicieux parfum de la nourrice qu'il avait là-bas. N'eût-il pas préféré à tous les Capitules son fameux tombeau, afin de s'assurer l'empire du monde à cette terre qui recouvrit les cendres de Jupiter? — 8. Et Junon aurait-elle voulu que la ville punique, qu'elle chérissait plus que Samos, fût détruite, et précisément par les descendants d'Énée? Autant que je sache, « c'est là que furent ses armes, que fut son char ; faire de cette ville la reine des nations, si les destins le permettaient, c'était dès lors le but de ses efforts et son vœu ardent » (Virg., Enéide, I, 16-18). Et cette malheureuse, « à la fois épouse et sœur de Jupiter » (Ibid., 46), n'a pu rien faire contre les destins ! Il est vrai que « Jupiter lui-même est soumis au destin ». — 9. Et pourtant, à ces destins qui leur ont livré Carthage en dépit de la volonté et du désir de Junon, les Romains n'ont pas rendu autant d'hommages qu'à une Larentina, infâme prostituée! 10. Plusieurs de vos dieux ont régné, cela est constant. Or, s'ils possèdent maintenant le pouvoir d'accorder l'empire, au temps où ils régnaient eux-mêmes, de qui avaient-ils reçu cette faveur? Quel dieu Saturne et Jupiter avaient-ils adoré? Un Sterculus, apparemment? Mais ce n'est que plus tard que les Romains sont venus avec leur « formulaire d'invocations », où figure Sterculus. — 11. De plus, si certains de vos dieux n'ont pas régné, de leur temps il y avait des rois qui n'étaient pas encore leurs adorateurs, puisqu'eux-mêmes n'étaient pas encore considérés comme dieux. Donc c'est à d'autres qu'il appartient de dispenser les royaumes, car il y avait des rois bien avant que ces dieux fussent au rang des dieux. 12. Mais comme on est peu fondé à attribuer la grandeur du nom romain aux mérites de la piété, puisque la religion n'a progressé qu'après l'établissement de l'empire, ou plutôt du royaume — car ce n'était qu'un royaume! En effet, s'il est vrai que c'est Numa qui a inventé le zèle superstitieux, néanmoins le culte chez les Romains ne consistait pas encore en statues ni en temples. — 13. La religion était frugale, les rites étaient pauvres et il n'y avait pas de Capitules rivalisant avec le ciel, mais des autels de gazon élevés pour un temps, des vases en terre de Samos, la fumée qui s'en échappait : de dieu nulle part. En effet, le génie des Grecs et des Étrusques n'avait pas encore inondé Rome de statues façonnées. Ainsi donc, les Romains ne furent pas religieux avant d'être grands, et, par conséquent, leur grandeur ne vient pas de leur esprit religieux. 14. Au contraire, comment seraient-ils grands à cause de la religion, eux dont la grandeur est venue de l'impiété? En effet, si je ne me trompe, tout royaume, ou, si vous le voulez, tout empire s'établit par la guerre et s'agrandit par la victoire. Or, la guerre et la victoire ont le plus souvent comme conséquence la prise et la destruction des villes. C'est là une chose qui ne saurait se faire sans outrage envers les dieux. Les temples sont renversés, aussi bien que les murs; les prêtres sont égorgés en même temps que les citoyens; les richesses sacrées sont pillées, tout comme les richesses profanes. —15. Les Romains ont donc commis autant de sacrilèges qu'ils ont élevé de trophées ; ils ont remporté autant de triomphes sur les dieux que sur les nations; le butin qu'ils ont fait se compte par le nombre des statues de dieux captifs, qui demeurent aujourd'hui encore. — 16. Ces dieux consentent donc à être adorés par leurs ennemis et ils accordent un empire sans limites à ceux dont ils auraient dû punir les outrages plutôt que de récompenser leurs adulations ! Mais, comme ils sont incapables de sentir, il n'est pas plus dangereux de les offenser qu'il n'est utile de les honorer. — 17. Certes, on ne peut croire que la religion ait fait la grandeur d'un peuple qui, comme nous l'avons montré, a grandi en outrageant cette religion, ou bien l'a outragée en grandissant. Les nations dont les royaumes ont été fondus en un seul pour former l'empire romain tout entier, lorsqu'ils les perdirent, n'étaient pas, elles non plus, sans avoir leurs religions. CHAPITRE XXVI1. Voyez donc si le dispensateur des royaumes n'est pas celui-là de qui relèvent et la terre, soumise aux rois, et les hommes mêmes qui en sont les rois; voyez si celui qui règle la vicissitude des empires et qui assigne à chacun son temps dans le cours des siècles, n’est pas celui-là qui exista avant le temps et qui de la somme des siècles a fait le temps; voyez si celui qui, à son gré, élève ou abaisse les État?, n'est pas celui qui régnait jadis sur le genre humain, alors qu'il n'y avait pas encore de cités? — 2. Pourquoi vous abuser ainsi? Rome couverte de forêts est plus ancienne que plusieurs de ses dieux. Elle régna avant qu'on construisît la vaste enceinte du Capitule. Les Babyloniens avaient régné avant les Pontifes, les Mèdes avant les Quindécimvirs, les Égyptiens avant les Saliens, les Assyriens avant les Luperques, les Amazones avant les Vestales. — 3. Enfin, si ce sont les dieux romains qui dispensent les royaumes, jamais la Judée n'aurait régné dans le passé, elle, la contemptrice de ces divinités communes aux nations. Et pourtant, vous, Romains, vous avez honoré son Dieu par des victimes, son temple par des offrandes, et la nation elle-même pendant quelque temps par votre alliance, et jamais vous n'auriez régné sur elle, si elle n'eût fini par commettre un attentat contre le Christ ! CHAPITRE XXVII1. Cela suffit pour repousser l'accusation de lèse-divinité : nous ne pouvons paraître offenser une divinité qui, nous l'avons prouvé, n'existe pas. Aussi, quand on nous ordonne de sacrifier, nous refusons de marcher, nous fiant à notre conscience, qui nous atteste à qui vont ces hommages prétendument offerts aux images que vous exposez, aux mortels que vous divinisez. — 2. Mais il en est qui déclarent que c'est pure démence de préférer l'entêtement au salut, quand nous pouvons sacrifier au moment même et partir sains et saufs, tout en conservant intérieurement nos opinions. — 3. C'est assurément nous donner un conseil pour vous tromper ! Mais nous reconnaissons l'auteur de ces suggestions, nous savons qui mène tout cela, et comment, tantôt par une artificieuse persuasion, tantôt par de cruels tourments, il s'applique à culbuter notre constance. 4. C'est cet esprit, un composé de démon et d'ange, notre ennemi à cause de sa révolte contre Dieu, jaloux de nous à cause de la grâce que Dieu nous accorde, qui nous fait la guerre, embusqué dans vos esprits, qu'il a dressés et corrompus pour les pousser à rendre ces jugements pervers et à sévir avec cette iniquité dont nous avons parlé au commencement. — 5. En effet, bien que toute la puissance des démons et des esprits du même genre nous soit soumise, cependant, pareils à des esclaves méchants, poussés par la crainte, ils essaient parfois de se révolter et brûlent de faire du mal à ceux que par ailleurs ils craignent. La crainte, en effet, respire la haine. — 6. En outre, leur situation étant désespérée par suite de leur condamnation anticipée, ils considèrent comme une consolation de pouvoir jouir entre-temps de leur méchanceté, grâce à l'ajournement de leur peine. Et, cependant, quand ils sont pris, ils sont domptés, ils retombent dans leur condition, et ceux qu'ils attaquent de loin, de près ils leur demandent grâce. — 7. C'est pourquoi, semblables à ces condamnés qui se révoltent dans les ergastules, dans les prisons, dans les mines ou dans une autre servitude pénale du même genre, ils s'élancent contre nous, qui les avons sous notre puissance, assurés d'avance qu'ils nous sont inégaux en force et que leur fureur ne peut qu'ajouter à leur perte ; c'est à contrecœur que nous leur tenons tête, comme s'ils nous étaient égaux en force, nous repoussons leurs assauts en persévérant dans ce qu'ils attaquent, et jamais notre triomphe sur eux n'est plus glorieux que quand nous sommes condamnés pour notre obstination dans la foi. CHAPITRE XXVIII1. Mais, de forcer des hommes libres à sacrifier malgré eux paraîtrait sans doute injuste (car ailleurs on prescrit la bonne volonté pour offrir un sacrifice); et assurément on trouverait déraisonnable qu'un homme fût contraint par un autre homme d'honorer les dieux, alors qu'il devrait, par intérêt, les apaiser de lui-même. En effet, cet homme n'aurait plus le droit de dire au nom de sa liberté : « Je ne veux pas, moi, que Jupiter me soit propice ! De quoi te mêles-tu? Que Janus irrité me tourne celui de ses deux visages qu'il voudra ! Qu'as-tu à. faire avec moi? » — 2. Aussi, ce sont, à coup sûr, les mêmes esprits pervers qui vous ont dressés à nous forcer de sacrifier pour le salut de l'empereur, et la nécessité de nous y forcer vous est imposée, aussi bien qu'à nous l'obligation de risquer notre vie. 3. Nous voici donc arrivés au second chef d'accusation, c'est-à-dire celui d'avoir lésé une autre majesté, plus auguste que celle des dieux, car vous servez César avec une terreur plus grande et une crainte plus avisée que Jupiter Olympien lui-même. Et cela est juste, si vous vous rendiez compte de ce que vous faites. Quel est en effet le vivant, quel qu'il soit, qui ne vaille mieux qu'un mort? — 4. Mais, ici encore, vous n'agissez pas tant par réflexion que par respect pour une puissance toujours prête à agir ; aussi, en ce point encore, vous êtes convaincus d'impiété à l'égard de vos dieux, puisque vous vouez plus de crainte à un maître humain qu'à eux. Car enfin, chez vous, on hésite moins à se parjurer au nom de tous les dieux qu'en prenant à témoin le seul génie de César. CHAPITRE XXIX1. Qu'il soit donc d'abord bien établi si ces dieux auxquels on sacrifie peuvent accorder le salut aux empereurs ou à n'importe quel homme ; et vous pourrez nous accuser de lèse-majesté, si des anges déchus ou des dénions, esprits tout à fait malfaisants par leur nature, font quelque bien ; si des êtres perdus sauvent, si des condamnés libèrent quelqu'un, si enfin — et dans votre for intérieur vous savez ce qu'il en est — des morts protègent des vivants. — 2. Ceux-là, en effet, commenceraient assurément par protéger leurs propres statues, leurs images et leurs temples, lesquels, je pense, ne doivent leur conservation qu'à la protection des gardes que lui donnent les Césars. D'autre part, je crois, les matériaux dont ils sont faits viennent eux-mêmes des mines de l'empereur et tous les temples dépendent de la volonté de César. — S. Enfin, beaucoup de dieux ont provoqué la colère de César ; et, s'ils l'ont trouvé propice, lorsqu'il leur a fait quelque largesse ou leur a conféré quelque privilège, cela est encore en faveur de ma thèse. En effet, ceux qui sont sous la puissance de César, qui lui appartiennent même tout entiers, comment auraient-ils le salut de César en leur puissance? Ils sembleraient donc pouvoir procurer à César ce salut qu'eux-mêmes reçoivent plutôt de lui ! — 4. Si donc nous sommes coupables de lèse-majesté vis-à-vis des empereurs, c'est parce que nous ne les abaissons pas au-dessous des choses qui leur appartiennent, c'est parce que nous ne nous jouons pas de leur salut, persuadés que nous sommes qu'ils ne dépendent pas de mains soudées avec le plomb ! — 5. Vous, au contraire, vous êtes religieux, vous qui cherchez ce salut où il n'est pas, qui le demandez à qui ne peut le donner, négligeant Celui dont il dépend, et faisant, de plus, la guerre à ceux qui savent demander ce salut, qui peuvent même l'obtenir, puisqu'ils savent le demander ! CHAPITRE XXX1. Car, nous autres, nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu éternel, le Dieu véritable, le Dieu vivant, que les empereurs eux-mêmes veulent se rendre favorable plutôt que les dieux. Ils savent qui leur a donné l'empire ; ils savent, en tant qu'hommes, qui leur a donné la vie ; ils sentent que celui-là seul est Dieu, sous la seule autorité de qui ils se trouvent, placés au second rang, les premiers après eux, avant et au-dessus de tous les dieux. Comment n'en serait-il pas ainsi? En effet, s'ils sont au-dessus de tous les hommes qui du moins sont vivants, à plus forte raison sont-ils au-dessus des morts. — 2. Ils considèrent jusqu'où vont les forces de leur empire, et ainsi ils voient que Dieu existe ; comprenant qu'ils ne peuvent rien contre lui, ils reconnaissent que c'est par lui qu'ils sont puissants. Que l'empereur déclare donc la guerre au ciel ; qu'il traîne le ciel captif à la suite de son char de triomphe ; qu'il envoie des sentinelles au ciel ; qu'il impose au ciel un tribut ! Il ne le peut. — 3. L'empereur n'est grand qu'autant qu'il est inférieur au ciel : il est, en effet, lui-même la chose de Celui à qui le ciel et toute créature appartiennent. Il est empereur par Celui qui l'a fait homme avant de le faire empereur ; son pouvoir a la même source que le souffle qui l'anime. — 4. C'est vers ce Dieu que nous autres chrétiens, nous levons les yeux pour prier, les mains étendues, parce qu'elles sont pures ; la tête découverte, parce que nous n'avons pas à rougir ; enfin sans souffleur qui nous dicte les paroles, parce que nous prions du cœur. Dans nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs une longue vie, un règne tranquille, un palais sûr, des troupes valeureuses, un sénat fidèle, un peuple loyal, l'univers paisible, enfin tout ce qu'un homme ou un César peuvent souhaiter. — 5-6. Je ne puis adresser ces prières à nul autre qu'à Celui dont je sais bien qu'il réalisera mes vœux : car il est le seul qui puisse les réaliser, et moi, je suis le seul qui doive obtenir ses faveurs, étant son serviteur, étant le seul qui respecte ses commandements, qui meurs pour sa loi, qui lui offre une superbe et une merveilleuse victime, celle que lui-même m'a demandée : la prière venant d'un corps chaste, d'une âme innocente et d'un esprit saint, et non pas des grains d'encens d'un as, larmes d'un arbre d'Arabie, ni deux gouttes de vin pur, ni le sang d'un bœuf de rebut, qui ne demande que la mort, ni, après toutes ces choses immondes, une conscience souillée. Je me demande avec étonnement, quand je vois que, chez vous, ce sont les prêtres les plus dépravés qui approuvent les victimes, pourquoi on examine les entrailles des victimes plutôt que le cœur des sacrificateurs eux-mêmes ! — 7, Pendant que nous prions ainsi les mains levées vers Dieu, que des ongles de fer nous déchirent, qu'on nous suspende à des croix, que les flammes lèchent notre corps, que les glaives nous coupent la gorge, que les bêtes fauves bondissent sur nous : la seule attitude du chrétien qui prie le montre prêta tous les supplices! Allons, excellents gouverneurs, arrachez la vie à des hommes qui prient Dieu pour l'empereur ! Le crime sera là, où est la vérité, où est la fidélité à Dieu ! CHAPITRE XXXI1. Mais peut-être que nous avons flatté l'empereur, et les vœux que nous avons adressés au ciel ne sont-ils que des mensonges, ayant pour but de nous soustraire au supplice ! — En vérité, il nous réussit, cet artifice, et sans doute vous nous permettez de prouver tout ce que nous soutenons pour notre défense ! — Vous donc, qui croyez que nous n'avons nul souci du salut des Césars, examinez les paroles de Dieu, ouvrez nos Écritures; nous ne les cachons pas et maints accidents les font tomber entre des mains étrangères. — 2. Elles vous apprendront qu'il nous a été ordonné de prier pour nos ennemis, jusqu'à rendre notre charité excessive, et de demander des biens pour nos persécuteurs. Or, quels sont les plus grands ennemis et les plus cruels persécuteurs des chrétiens, sinon ceux à l'égard de qui on nous accuse du crime de lèse-majesté? — 3. Il y a plus : il est dit d'une manière claire et précise : « Priez pour les rois et pour les princes et pour les autorités, afin que tout soit tranquille pour vous. » En effet, quand l'empire est ébranlé, tous ses membres le sont aussi, et nous, bien que la foule nous traite en étrangers, nous nous trouvons naturellement enveloppés en quelque manière dans la ruine. CHAPITRE XXXII1. Nous avons un autre motif, plus pressant encore, de prier pour les empereurs, pour la conservation de l'empire tout entier et pour la puissance romaine : nous savons, en effet, que la terrible catastrophe suspendue au-dessus de la terre entière et la clôture du temps elle-même, qui nous menace d'horribles calamités, n'est retardée que par le répit accordé à l'empire romain. Nous ne tenons nullement à faire cette expérience et, en demandant qu'elle soit différée, nous contribuons à la longue durée de l'empire romain. 2. Mais nous jurons aussi, sinon par le génie des Césars, du moins par leur salut, plus auguste que tous les génies. Ne savez-vous pas que les génies sont appelés démons ou, pour employer le diminutif, daemonia? Nous respectons dans les empereurs le jugement de Dieu, qui les a mis à la tête des nations. — 3. Nous savons qu'il y a en eux ce que Dieu a voulu y mettre; c'est pourquoi nous demandons la conservation de ce que Dieu a voulu, et c'est là, à nos yeux, un très grand serment. Quant aux démons, c'est-à-dire aux génies, nous avons l'habitude de les conjurer pour les chasser des corps, et non de jurer par eux et de leur rendre ainsi un honneur qui revient à la divinité. CHAPITRE XXXIII1. Mais pourquoi parler plus longuement des sentiments de religion et de la piété des chrétiens envers l'empereur? Nous sommes obligés de le respecter, attendu qu'il est celui que notre Seigneur a élu, et je pourrais dire avec raison : « César est plutôt à nous, puisque c'est notre Dieu qui l'a établi. » — 2. C'est pourquoi, puisqu'il est à moi, je travaille plus qu'un autre à sa conservation : car non seulement je la demande à Celui qui peut l'accorder, et je la demande étant tel qu'il faut être pour mériter de l'obtenir ; mais encore, abaissant la majesté de César au-dessous de Dieu, je le recommande plus efficacement à Dieu, à qui seul je le soumets, et je le soumets à Dieu parce que je n'en fais pas son égal. — 3. En effet, je n'appellerai pas l'empereur « dieu », ou parce que je ne sais pas mentir, ou parce que je ne veux pas me moquer de lui, ou parce qu'il ne voudra pas lui-même être appelé dieu. . S'il est homme, il est de son intérêt de le céder à Dieu ; qu'il lui suffise d'être appelé empereur ; c'est aussi un grand nom que celui-là, car il est donné par Dieu. Dire qu'il est dieu, c'est lui refuser le titre d'empereur ; sans être homme, il ne peut être empereur. — 4. On lui rappelle sa condition humaine le jour même du triomphe, quand il est assis sur le plus sublime des chars ; car on crie derrière lui : « Regarde derrière toi ! Souviens-toi que tu es homme ! » Et naturellement sa joie augmente, quand il songe qu'il brille d'une gloire si éclatante, qu'il est nécessaire de lui rappeler sa condition. Il serait moins grand, si on l'appelait dieu en cette circonstance, parce que ce serait un mensonge. Il est plus grand, quand on l'avertit qu'il ne doit pas se croire dieu. CHAPITRE XXXIV1. Auguste, le fondateur de l'empire, ne voulait pas même qu'on l'appelât « seigneur ». Car c'est là encore un surnom de Dieu. A la vérité, je donnerai à l'empereur le nom de « seigneur », mais dans le sens reçu, et lorsque je ne suis pas forcé de le lui donner dans le même sens que je le donne à Dieu. Au reste, je suis libre vis-à-vis de lui ; je n'ai qu'un « seigneur » ou « maître », le Dieu tout-puissant et éternel, qui est aussi le seigneur ou maître de l'empereur lui-même. — 2. Celui qui est le « père de la patrie », comment en serait-il le seigneur ou maître? Aussi bien, un nom tiré de la piété filiale est bien plus doux que celui qui désigne le pouvoir ; remarquez même que les chefs de famille sont appelés « pères » plutôt que « seigneurs » ou « maîtres ». — 3. A plus forte raison ne doit-on pas donner aux empereurs le nom de « dieu » : c'est une chose que ne peut croire la plus honteuse, je dirai plus, la plus funeste des flatteries. Si, ayant un empereur, vous donnez ce nom à un autre qu'à lui, ne vous attirez-vous pas la colère, terrible et impitoyable, de celui qui, en réalité, est votre empereur? Cette colère, ne sera-t-elle pas redoutable pour celui-là même que vous avez qualifié du nom d'empereur? Soyez donc respectueux envers Dieu, si vous voulez qu'il soit propice à l'empereur. Cessez de reconnaître un autre dieu, cessez en même temps d'appeler « dieu » celui qui a besoin de Dieu. — 4. Si une pareille adulation ne rougit pas de son imposture, quand elle donne le nom de dieu à un homme, qu'elle en redoute du moins les suites funestes. C'est un outrage que de donner le titre de dieu à César avant son apothéose. CHAPITRE XXXV1. Les chrétiens sont donc les ennemis de l'État, parce qu'ils ne rendent pas aux empereurs des honneurs vains, mensongers et téméraires, parce que, adeptes de la vraie religion, ils célèbrent les fêtes des empereurs dans leur for intérieur et non par des orgies, — S. C'est un grandiose hommage, évidemment, que de dresser sur la place publique des fourneaux et des lits de table, de célébrer des festins dans tous les quartiers de la ville, de transformer la cité en taverne, de convertir en boue le vin et la poussière, de courir en bandes pour se livrer aux outrages, aux indécences et aux plaisirs de la débauche ! Est-ce que la joie publique se manifeste donc par la honte publique? Ce qui n'est pas décent aux autres jours de fête, est-il décent aux fêtes de l'empereur? — 3. Ceux qui observent la discipline par respect pour César, la négligent-ils maintenant à cause de lui? Et le dévergondage sera-t-il de la piété, et une occasion de débauche passera-t-elle pour une fête religieuse? — 4. Oh! combien juste est notre condamnation ! Pourquoi, en effet, nous acquittons-nous des vœux pour les Césars: et célébrons-nous leurs fêtes sans cesser d'être chastes, sobres et honnêtes? Pourquoi, en un jour de joie, n'ombrageons-nous pas nos portes de lauriers et ne faisons-nous pas pâlir le jour à la lumière des lampes? Rien de plus honnête, quand la solennité publique l'exige, que de donner à sa maison l'aspect de quelque nouveau lupanar ! 5. Et pourtant, dans le culte que vous rendez à cette seconde majesté, qu'on nous accuse, nous autres chrétiens, d'offenser par un second sacrilège, en refusant de célébrer avec vous les fêtes des Césars d'une manière que ne permettent ni la modestie, ni la bienséance, ni la pudeur, mais que vous a conseillée la recherche du plaisir plutôt que la saine raison, dans ce cuite, dis-je, je voudrais montrer jusqu'où vont votre bonne foi et votre sincérité, pour voir si, en ce point-ci encore, ceux qui nous dénient la qualité de Romains et nous traitent en ennemis des empereurs romains, ne seront pas trouvés pires que les chrétiens. — 6. Je le demande aux Romains eux-mêmes, à la plèbe qui est née sur les sept collines : est-il un César que la langue des Romains épargne? Témoin le Tibre et les écoles de bestiaires ! — 7. Et si la nature avait mis devant les cœurs une sorte de matière diaphane, qui laissât transparaître les pensées, quel est le Romain dans le cœur duquel on ne verrait pas gravée la scène d'un César succédant sans cesse à un autre César et présidant à la distribution du congiaire, et cela à l'heure même où l'on crie : « Que Jupiter prenne sur nos années pour ajouter aux tiennes ! » C'est un langage qu'un chrétien ne saurait tenir, de même qu'il ne sait pas souhaiter un nouvel empereur ! 8. « C'est le peuple ! » diras-tu. C'est le peuple, soit, mais cependant ce sont là des Romains, et il n'y a pas d'accusateurs plus acharnés des chrétiens que le peuple. — Apparemment, les autres ordres de l'Etat sont sincèrement attachés au culte impérial à proportion de leur élévation : pas un souffle hostile ne vient du sénat lui-même, de l'ordre équestre, des camps, du palais même ! — 9. D'où sont donc sortis les Cassius, les Niger et les Albinus? Et ceux qui attaquent un César au lieu dit « entre les deux lauriers »? Et ceux qui, pour s'exercer à la palestre, lui serrent la gorge et l'étouffent? Et ceux qui font irruption dans le palais, les armes à la main, plus audacieux que tous les Sigérius et tous les Parthénius? Ils sont sortis des rangs des Romains, si je ne me trompe, c'est-à-dire des non-chrétiens. — 10. Et, ce qui est plus fort, jusqu'au moment même où éclata leur impiété, tous ces gens-là offraient des sacrifices pour le salut de l'empereur et juraient par son génie, autres en public et autres chez eux, et ne manquaient pas, j'en suis sûr, de donner le nom d'ennemis publics aux chrétiens. 11. Mais ceux-là mêmes qui aujourd'hui encore et chaque jour se révèlent comme les complices ou les appuis d'un parti criminel, grappes qui restent à glaner après cette sorte de vendange de parricides, ne chargeaient-ils pas leurs portes des lauriers les plus frais et les plus touffus? N'enfumaient-ils pas leurs vestibules des lampes les plus haut pendues et les plus brillantes? Ne se partageaient-ils pas le forum pour y placer les lits les plus élégants et les plus superbes, et cela, non pas pour célébrer les joies publiques, mais pour apprendre, dans une fête célébrée en l'honneur d'un autre, à faire des vœux pour eux-mêmes, pour ne voir dans l'inauguration du prince, dont ils remplaçaient en secret le nom par un autre nom, qu'un modèle et une image d'une autre inauguration, objet de leurs espérances? — 12. Ils s'acquittent des mêmes devoirs envers l'empereur, ceux-là encore qui consultent les astrologues, les aruspices, les augures, les magiciens sur la vie des Césars ! Ce sont là des sciences inventées par les anges rebelles et interdites par Dieu, auxquelles les chrétiens ne recourent même pas, quand il s'agit de leurs propres intérêts. — 13. Qui donc a besoin de scruter la destinée de César, sinon celui qui médite ou souhaite quelque chose contre sa vie, qui espère ou attend quelque chose après sa mort? C'est avec des intentions différentes qu'on consulte l'avenir sur ses proches ou sur ses maîtres ; autre est la curiosité d'un parent inquiet, autre celle de l'esclave qui craint. CHAPITRE XXXVI1. S'il est donc bien vrai que ces hommes qu'on appelait Romains sont convaincus d'être des ennemis publics, pourquoi nous refuse-t-on le nom de Romains, à nous, qui passons pour des ennemis publics? Nous ne pouvons pas ne pas être Romains, si nous sommes des ennemis publics, puisqu'on découvre des ennemis publics dans ceux qui passaient pour Romains. 2. Tant il est vrai que la piété, la religion et !a fidélité dues aux empereurs ne se manifestent pas par les hommages de ce genre, dont la haine elle-même peut s'acquitter pour voiler plutôt ses intentions, mais bien par la conduite que la divinité nous oblige de tenir envers l'empereur aussi sincèrement qu'envers tous les hommes. — 3. Et en effet, ce n'est pas aux empereurs seuls que nous devons témoigner nos bons sentiments. Nous faisons le bien sans acception de personnes, parce que nous le faisons pour nous-mêmes, car ce n'est pas d'un homme que nous attendons d'être payés par des louanges ni par une récompense, mais de Dieu, juge et rémunérateur d'une bienveillance qui ne fait aucune distinction. — 4. A cause de Dieu, nous sommes pour les empereurs ce que nous sommes pour nos voisins. Vouloir du mal, faire du mal à qui que ce soit, dire du ma!, penser du mal de qui que ce soit nous est également défendu. Ce qui ne nous est pas permis envers l'empereur ne l'est pas non plus envers personne ; et ce qui n'est permis envers personne, l'est sans doute moins encore envers celui qui est si grand grâce à Dieu. CHAPITRE XXXVII1. Si, comme je l'ai dit plus haut, il nous est prescrit d'aimer nos ennemis, qui pouvons-nous haïr? De même, s'il nous est défendu de rendre la pareille, quand nous sommes offensés, pour ne pas devenir, de fait, semblables à nos ennemis, qui pouvons-nous offenser? — 2. En effet, jugez-en vous-mêmes. Combien de fois sévissez-vous contre les chrétiens, obéissant tantôt à haines personnelles, tantôt à vos lois? Combien de fois, sans votre permission, une populace hostile ne s'est-elle pas ruée sur nous, de son propre mouvement, avec des pierres et des torches enflammées î Avec une fureur pareille à celle des Bacchanales, on n'épargne pas même les chrétiens morts : on arrache du repos de la sépulture, de cette sorte d'asile de la mort des cadavres déjà décomposés, déjà méconnaissables, on les déchire et on les met en pièces. — 3. Et pourtant, quelles représailles pour de tels outrages avez-vous à reprocher à ces gens si unis, si pleins de courage jusqu'à la mort, alors qu'une seule nuit, avec quelques petites torches, suffirait pour assouvir largement notre vengeance, s'il était permis chez nous de rendre le mal pour le mal? Mais loin de nous la pensée qu'une religion divine se serve pour se venger, d'un feu allumé par des hommes, ou qu'elle gémisse de souffrir des tourments qui démontrent sa divinité. 4. En effet, si nous voulions agir, je ne dis pas en vengeurs secrets, mais en ennemis déclarés, le nombre des bataillons et des troupes nous ferait-il défaut? Dira-t-on que les Maures, les Marcomans et les Parthes eux-mêmes, ou que n'importe quel peuple, si grand soit-il, qui après tout est renfermé dans un seul pays et dans ses frontières, sont plus nombreux qu'une nation à qui appartient la terre entière? Nous sommes d'hier, et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous avons laissé que les temples ! — 5. Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage, même si nous étions inférieurs en nombre, nous qui nous laissons égorger si volontiers, si notre loi ne nous défendait pas de tuer plutôt que d'être tué? 6. Nous aurions pu, sans courir aux armes et sans nous révolter, en nous séparant simplement de vous, vous combattre par ce haineux divorce. Car si, formant une si grande multitude d'hommes, nous avions rompu avec vous pour aller nous établir dans quelque coin retiré de la terre, la perte de tant de citoyens, quels qu'ils soient, eût assurément couvert de honte les dominateurs du monde, que dis-je? cet abandon eût suffi, à lui seul, pour les punir. — 7. Sans aucun doute, vous eussiez été épouvantés devant votre solitude, devant le silence du monde et cette sorte d'engourdissement où la terre entière, comme morte, serait tombée. Vous eussiez pu chercher à qui commander ; il vous serait resté plus d'ennemis que de citoyens. — 8. Maintenant, en effet, vos ennemis sont moins nombreux que les citoyens, à cause de la multitude des chrétiens, qui sont presque tous citoyens. Et ces chrétiens, presque tous citoyens, vous avez préféré les considérer comme ennemis et leur donner le nom d'ennemis du genre humain plutôt que de l'erreur humaine ! 9. Qui donc vous arracherait à ces ennemis cachés, qui, partout et toujours, ravagent vos esprits et vos santés, je veux dire aux démons, que nous chassons de vos corps sans demander ni récompense, ni salaire? Il aurait suffi pour notre vengeance de vous abandonner à ces esprits immondes comme un bien désormais sans maître. — 10. Or, sans même songer à récompenser un secours si précieux, sans vous dire que, loin de vous être à charge, notre race vous est nécessaire, vous avez préféré nous traiter en ennemis. Ennemis, nous le sommes assurément, non pas du genre humain, mais plutôt de l'erreur humaine ! CHAPITRE XXXVIII1. Par conséquent, il ne fallait pas non plus, en usant d'un peu plus de douceur, ranger parmi les factions illicites cette secte qui ne commet rien de ce qu'on redoute des factions illicites. — 2. En effet, si je ne me trompe, le motif pour lequel on a défendu les factions réside dans le souci qu'on prend de maintenir l'ordre public ; on a voulu empêcher que la cité ne fût divisée en partis, pour troubler facilement les comices, les assemblées populaires, les curies, les spectacles mêmes par le choc des passions rivales, à une époque où les citoyens avaient commencé à trafiquer du concours de leur violence vénale et mercenaire. — 3. Mais pour nous, que la passion de la gloire et des honneurs laisse froids, nous n'avons nul besoin de coalitions, et nulle chose ne nous est plus étrangère que la chose publique. Nous ne connaissons qu'une seule république, commune à tous : le monde. 4. De même, nous renonçons à vos spectacles, parce que nous renonçons aux superstitions d'où ils tirent, nous le savons, leur origine et que nous sommes étrangers aux choses elles-mêmes qui s'y passent. Notre langue, nos yeux n'ont rien de commun avec la folie du cirque, avec l'impudicité du théâtre, avec l'atrocité de l'arène, avec la frivolité du xyste. — 5. En quoi vous offensons-nous, si nous préférons d'autres plaisirs? Enfin, si nous ne voulons pas nous divertir, le dommage est pour nous, si dommage il y a, et non pour vous. Mais, dites-vous, nous réprouvons ce qui vous plaît ! — Nos plaisirs ne vous plaisent pas non plus. On a pourtant permis aux Epicuriens de décréter une vérité nouvelle sur le plaisir, qui est pour eux l'égalité d'âme. CHAPITRE XXXIX1. Le moment est venu d'exposer moi-même les occupations de la « faction chrétienne » : ainsi, après avoir réfuté le mal, je montrerai le bien. Nous formons une « corporation » par la communauté de la religion, par l'unité de la discipline, par le lion d'une même espérance. — 2. Nous tenons des réunions et des assemblées pour assiéger Dieu par nos prières, en bataillon serré, si je puis ainsi dire. Cette violence plaît à Dieu. Nous prions aussi pour les empereurs, pour leurs ministres et pour les autorités, pour l'état présent du siècle, pour la paix du monde, pour l'ajournement de la fin. — 3. Nous nous réunissons pour la lecture des saintes Ecritures, si le cours du temps présent nous oblige à y chercher soit des avertissements pour l'avenir, soit des explications du passé. Au moins, par ces saintes paroles, nous nourrissons noire foi, nous redressons notre espérance, nous affermissons notre confiance et nous resserrons aussi notre discipline en inculquant les préceptes. C'est dans ces réunions encore que se font les exhortations, les corrections, les censures au nom de Dieu. — 4. Et, en effet, nos jugements ont un grand poids, attendu que nous sommes certains d'être en présence de Dieu, et c'est un terrible préjugé pour le jugement futur, si quelqu'un d'entre nous a commis une faute telle qu'il est exclu de la communion des prières, des assemblées et de tout rapport avec les choses saintes. Ce sont les vieillards les plus vertueux qui président ; ils obtiennent cet honneur non pas à prix d'argent, mais par le témoignage de leur vertu, car aucune chose de Dieu ne coûte de l'argent. — 5. Et s'il existe chez nous une sorte de caisse commune, elle n'est pas formée par une ce somme honoraire », versée par les élus, comme si la religion était mise aux enchères. Chacun paie une cotisation modique, à un jour fixé par mois, quand il veut bien, s'il le veut et s'il le peut. Car personne n'est forci ; on verse librement sa contribution. C'est là comme un dépôt de la piété. — 6. En effet, on n'y puise pas pour organiser des festins ni des beuveries, ni de stériles ripailles, mais pour nourrir et enterrer les pauvres, pour secourir les garçons et les filles qui ont perdu leurs parents, puis les serviteurs devenus vieux, comme aussi les naufragés ; s'il y a des chrétiens dans les mines, dans les îles, dans les prisons, uniquement pour la cause de notre Dieu, ils deviennent les nourrissons de la religion qu'ils ont confessée. — 7. Mais c'est surtout cette pratique de la charité qui, aux yeux de quelques-uns, nous imprime une marque spéciale. « Voyez, dit-on, comme ils s'aiment les uns les autres », car eux se détestent les uns les autres ; « voyez, dit-on, comme ils sont prêts à mourir les uns pour les autres », car eux sont plutôt prêts à se tuer les uns les autres. — 8. Quant au nom de « frères » par lequel nous sommes désignés, il ne les fait déraisonner, je crois, que parce que, chez eux, tous les noms de parenté ne sont donnés que par une affection simulée. Or, nous sommes même vos frères, par le droit de la nature, notre mère commune ; il est vrai que vous n'êtes guère des hommes, étant de mauvais frères. — 9. Mais avec combien plus de raison appelle-t-on frères et considère-t-on comme frères ceux qui reconnaissent comme Père un même Dieu, qui se sont abreuvés au même esprit de sainteté, qui, sortis du même sein de l'ignorance, ont vu luire, émerveillés, la même lumière de la vérité! — 10. Mais peut-être nous regarde-t-on comme frères moins légitimes, parce qu'aucune tragédie ne déclame au sujet de notre fraternité, ou encore parce que nous usons en frères de notre patrimoine, qui chez vous brise généralement la fraternité. 11. Ainsi donc, étroitement unis par l'esprit et par l'âme, nous n'hésitons pas à partager nos biens avec les autres. Tout sert à l'usage commun parmi nous, excepté nos épouses. — 12. Nous rompons la communauté, là précisément où les autres hommes la pratiquent, car ils ne se contentent pas de prendre les femmes de leurs amis, mais prêtent très patiemment leurs propres femmes à leurs amis. Ils suivent en cela, je pense, l'enseignement de leurs ancêtres et des plus grands de leurs sages, du Grec Socrate, du Romain Caton, qui cédèrent à leurs amis des femmes qu'ils avaient épousées, sans doute, pour qu'elles leur donnassent des enfants ailleurs encore que chez eux ! — 13. Et peut-être n'était-ce pas malgré elles ; car quel souci pouvaient avoir de la chasteté des épouses que leurs maris avaient données si facilement ! Quels modèles de la sagesse athénienne, de la gravité romaine ! Un philosophe et un censeur qui se font entremetteurs! 14. Quoi donc d'étonnant qu'une si grande charité ait des repas communs? Car nos modestes repas, vous les accusez non seulement d'une criminelle infamie, mais encore de prodigalité ! C'est à nous, sans doute, que s'applique le mot de Diogène : « Les Mégariens mangent comme s'ils allaient mourir demain et ils bâtissent comme s'ils ne devaient jamais mourir. » Mais on voit plus facilement une paille dans l'œil d'autrui qu'une poutre dans le sien. — 15. Pendant que tant de tribus, de curies et de décuries vomissent, l'air devient acide ! Quand les Saliens tiendront leur banquet, il leur faudra un crédit ouvert ; pour supputer les dépenses qu'occasionnent les dîmes d'Hercule et les banquets sacrés, il faudra des teneurs de livres ; aux Apaturies, aux Dionysies, aux mystères attiques, on fait une levée de cuisiniers ; en voyant la fumée du banquet de Sérapis, on donnera l'alarme aux pompiers ! Seul, le repas des chrétiens est un objet de commentaires. 16. Notre repas fait voir sa raison d'être par son nom : on l'appelle d'un nom qui signifie « amour » chez les Grecs (agape). Quelles que soient les dépenses qu'il coûte, c'est profit que de faire des dépenses par une raison de piété : en effet, c'est un rafraîchissement par lequel nous soulageons les pauvres, non que nous les traitions comme vos parasites, qui aspirent à la gloire d'asservir leur liberté, à condition qu'ils puissent se remplir le ventre au milieu des avanies, mais parce que, devant Dieu, les humbles jouissent d'une considération plus grande. — 17. Si le motif de notre repas est honnête, jugez d'après ce motif la discipline qui le régit. Comme il a son origine dans un devoir religieux, il n'admet ni bassesse ni dérèglement. On ne se met à table qu'après avoir goûté de la prière à Dieu. On mange autant que la faim l'exige ; on boit autant que la chasteté le permet. — 18. On se rassasie comme des hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils doivent adorer Dieu ; on converse en gens qui savent que le Seigneur les entend. Après qu'on s'est lavé les mains et qu'on a allumé les lumières, chacun est invité à se lever pour chanter, en l'honneur de Dieu, un cantique qu'on tire, suivant ses moyens, soit des saintes Écritures, soit de son propre esprit. C'est une épreuve qui montre comment il a bu. Le repas finit comme il a commencé, par la prière. — 19. Puis chacun s'en va de son côté, non pas pour courir en bandes d'assassins, ni en troupes de flâneurs, ni pour donner libre carrière à la débauche, mais avec le même souci de modestie et de pudeur, en gens qui ont pris à table une leçon plutôt qu'un repas. 20. Oui, c'est à. juste titre que cette « coalition » des chrétiens est déclarée illicite, si elle est semblable aux réunions illicites ; c'est à juste titre qu'on la condamne, si l'on peut s'en plaindre pour la raison qui fait qu'on se plaint des « factions ». —21. Mais nous sommes-nous jamais réunis pour perdre quelqu'un? Assemblés, nous sommes tels que séparés ; tous ensemble ou seuls, nous sommes les mêmes, ne nuisant à personne, ne contristant personne. Quand des hommes probes, honnêtes, se réunissent, quand des hommes pieux et chastes s'assemblent, ce n'est point une « faction », c'est une « curie » ou sénat. CHAPITRE XL1. Mais ce nom de factieux, il faut l'appliquer, au contraire, à ceux qui conspirent pour exciter la haine contre les gens honnêtes et vertueux, et qui réclament à grands cris le sang des innocents. Sans doute, pour justifier leur haine, ils allèguent, entre autres mensonges, qu'ils regardent les chrétiens comme la cause de tous les désastres publics, de tous les malheurs nationaux. — 2. Si le Tibre a débordé dans les murs, si le Nil n'a pas débordé dans les campagnes, si le ciel est resté immobile, si la terre a tremblé, si la famine ou la peste se sont déclarées, aussitôt on crie : « Les Chrétiens au lion ! » Eh quoi ! tant d'hommes à un seul lion ! 3. Je vous le demande : avant Tibère, c'est-à-dire avant l'avènement du Christ, combien de calamités ne désolèrent pas la terre et les cités ! Nous avons lu que les Iles d'Hiéra, et d'Anaphé, et de Délos, et de Rhodes, et de Cos, s'abîmèrent dans les flots avec des milliers de personnes ! — 4. Platon raconte aussi qu'une terre plus vaste que l'Asie ou que l'Afrique fut détachée du continent par l'Océan Atlantique. Un tremblement de terre mit aussi à sec le golfe de Corinthe et la violence des flots détacha la Lucanie de l'Italie et la mit à part sous le nom de Sicile. Assurément, tout cela n'a pu se produire sans dommage pour les habitants. — 5. Où étaient, je ne dirai pas les chrétiens, ces contempteurs de vos dieux, mais vos dieux eux-mêmes, au temps où le déluge détruisit la terre entière, ou seulement, comme l'a cru Platon, les plaines? — 6. Ils sont, en effet, postérieurs à ce déluge : c'est ce qu'attestent les villes mêmes où ils sont nés et où ils sont morts, qu'ils ont fondées ; car ces villes ne subsisteraient point aujourd'hui, si elles n'étaient pas, elles aussi, postérieures à cette catastrophe. — 7. La Palestine n'avait pas encore reçu l'essaim des Juifs venant d'Égypte et le peuple d'où est sortie la secte chrétienne ne s'était pas encore établi dans ce pays, lorsqu'une pluie de feu consuma les contrées voisines, celle de Sodome et de Gomorrhe. Le sol y exhale encore une odeur de feu et les rares fruits qu'y portent les arbres n'existent que pour les yeux ; car, au moindre contact, ils tombent en cendres. — 8. D'autre part, ni l'Étrurie ni la Campanie ne se plaignaient encore des chrétiens, lorsque la ville de Vulsinies fut détruite par le feu du ciel et Pompéi par celui de sa propre montagne. Personne n'adorait encore à Rome le vrai Dieu, lorsqu'Annibal, à la bataille de Cannes, mesurait au boisseau les anneaux romains et par là l'étendue de ses massacres. — 9. Tous vos dieux étaient adorés par tous, lorsque le Capitole lui-même fut pris par les Sénonais. Et il est heureux que, chaque fuis que quelque malheur s'est abattu sur une ville, les temples aient subi le même désastre que tes remparts, car cela me permettra de conclure que les malheurs ne viennent pas des dieux, puisqu'eux-mêmes en sont les victimes. 10. De tout temps, le genre humain a offensé Dieu. D'abord, il a été infidèle à ses devoirs envers lui ; car, alors qu'il le comprenait en partie, non seulement il ne l'a pas cherché, mais encore il a inventé d'autres dieux pour les adorer. Ensuite, en ne cherchant pas le maître de l'innocence, le juge et le vengeur du crime, il est tombé dans toutes sortes de vices et de forfaits. — 11. Au contraire, s'il l'avait cherché, il l'aurait adoré, et s'il l'avait adoré, il aurait éprouvé les effets de sa clémence plutôt que de sa colère. Donc ce Dieu, que nous voyons irrité aujourd'hui, il faut bien se dire que c'est le même qui fut irrité dans le passé, avant que le nom des chrétiens fût connu. — 12. Le genre humain jouissait des bienfaits dont Dieu le comblait, avant qu'il eût inventé des dieux : pourquoi donc ne comprend-il pas que les calamités proviennent aussi de celui dont il n'a pas compris que venaient les bienfaits? Celui qui lui demande compte est celui qu'il a payé d'ingratitude. 13. Cependant, si nous comparons les catastrophes d'autrefois à celles d'aujourd'hui, nous verrons qu'il arrive des malheurs moins grands depuis que Dieu a donné des chrétiens au monde. Depuis ce temps, en effet, la vertu a balancé les iniquités du siècle, et il y a eu des intercesseurs auprès de Dieu. — 14. Enfin, quand une température estivale suspend les pluies de l'hiver et que la récolte de l'année est menacée, que faites-vous? Sans cesser de bien manger tous les jours, et toujours prêts à manger, pendant que les bains, les cabarets, les lieux de débauche sont en activité, vous décrétez des sacrifices à Jupiter pour obtenir la pluie, vous prescrivez au peuple des « nudipédales » ; vous cherchez le ciel au Capitule, vous attendez la pluie des plafonds de vos temples et vous détournez vos regards de Dieu lui-même et du ciel ! — 15. Nous, au contraire, exténués par les jeûnes, mortifiés par toute espèce de continence, sevrés de toutes les jouissances de la vie, nous roulant dans le cilice et sous la cendre, nous importunons le ciel par une ardente prière ; nous désarmons Dieu et, lorsque nous avons arraché sa miséricorde, c'est Jupiter qu'on honore ! CHAPITRE XLI1. C'est donc vous qui êtes à charge au monde, c'est vous qui toujours attirez les calamités publiques, parce que vous rejetez Dieu pour adorer des statues. Et en effet, on doit croire que celui-là s'irrite qui est délaissé, plutôt que ceux qu'on honore. Sinon, en vérité, vos dieux sont injustes au suprême degré, si, à cause des chrétiens, ils punissent même leurs adorateurs, qu'ils ne devraient pas confondre avec les chrétiens coupables. 2. Nous pouvons, dites-vous, rétorquer cet argument contre votre Dieu lui-même, puisqu'il permet, lui aussi, que ses adorateurs souffrent à cause des impies. Reconnaissez d'abord ses desseins, et vous ne rétorquerez plus. — 3. Celui-là, en effet, qui fixa, une fois pour toutes, le jugement éternel après la fin du monde, ne précipite pas, avant la fin du monde, le triage qui est la condition du jugement. En attendant, il se montre égal pour tous les hommes, dans ses faveurs ou ses rigueurs. Il a voulu faire partager les biens par les impies, comme il a voulu faire partager les maux par ses serviteurs, afin de faire éprouver à tous, par une destinée semblable, et sa douceur et sa sévérité. —4. Instruits de ces desseins par sa bouche, nous aimons sa bonté, nous redoutons sa rigueur. Vous, au contraire, vous méprisez l'une et l'autre. Il en résulte que pour nous les fléaux du siècle, s'ils nous frappent, sont des avertissements, tandis que, pour vous, ils sont des punitions venant de Dieu. 5. Au reste, nous ne souffrons en aucune manière, d'abord et surtout parce que rien ne nous importe en ce monde, si ce n'est d'en sortir au plus tôt; ensuite, parce que, si quelque malheur nous frappe, c'est à vos crimes qu'il faut l'attribuer. Cependant, si nous aussi, nous en ressentons parfois l'atteinte, par ce fait que nous formons une même société avec vous, nous nous réjouissons, reconnaissant l'accomplissement des divines prophéties, qui affermissent notre confiance et la foi que nous avons dans notre espérance. — 6. Si, au contraire, c'est de ceux que vous adorez que les maux vous arrivent à cause de nous, pourquoi continuez-vous à adorer des dieux si ingrats, si injustes, qui devraient vous aider et vous protéger au milieu de la douleur des chrétiens? CHAPITRE XLII1. Mais nous sommes accusés d'une autre injustice encore : on dit que nous sommes aussi des gens inutiles aux affaires. Comment pourrions-nous l'être, nous qui vivons avec vous, qui avons la même nourriture, le même vêtement, le même genre de vie que vous, qui sommes soumis aux mêmes nécessités de l'existence? Car nous ne sommes ni des brahmanes, ni des gymnosophistes de l'Inde, habitants des forêts et exilés de la société. — 2. Nous nous souvenons que nous devons de la reconnaissance à Dieu, notre Seigneur et notre Créateur : nous ne repoussons aucun fruit de ses œuvres. Seulement nous nous gardons d'en user avec excès ou de travers. C'est pourquoi, nous habitons avec vous en ce monde, sans laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires et les autres lieux où se traitent les affaires. — 3. Avec vous encore, nous naviguons, nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, enfin nous faisons le commerce; nous échangeons avec vous le produit de nos arts et de notre travail. Comment pouvons-nous paraître inutiles à vos affaires, puisque nous vivons avec vous et de vous? Vraiment, je ne le comprends pas. 4. Et si je ne fréquente pas tes cérémonies, je n'en suis pas moins homme ce jour-là. Je ne vais pas au bain dès l'aube, aux Saturnales, pour ne pas perdre et la nuit et le jour; je prends un bain pourtant, à une heure convenable et salubre, telle qu'elle me conserve la chaleur du sang; après la mort, j'aurai bien le temps d'être raide et pâle au sortir du bain. — 5. Je ne me mets pas à table dans la rue aux fêtes de Liber, comme ont coutume de le faire les bestiaires prenant leur repas suprême; cependant, quelque part que je dîne, on me sert les mêmes mets qu'à toi. — 6. Je n'achète pas de couronnes de fleurs, pour orner ma tête, et si j'achète néanmoins des fleurs, que t'importe l'usage que j'en fais? Je suis d'avis qu'il est plus agréable de les laisser libres, non liées, flottant de tous côtés. Et quand nous nous servons de fleurs tressées en couronne, c'est avec le nez que nous respirons le parfum de la couronne; quant à ceux qui sentent par les cheveux, c'est leur affaire ! — 7. Nous n'allons pas aux spectacles, mais si j'ai envie de ce qu'on vend à ces réunions, je me le procure de préférence dans les boutiques où on le vend. Nous n'achetons pas d'encens, il est vrai; si les Arabes s'en plaignent, que les Sabéens sachent qu'on achète leurs marchandises en plus grande quantité et plus cher pour ensevelir les chrétiens que pour enfumer les dieux. 8. Il est sûr, dites-vous, que les revenus des temples baissent chaque jour. Combien peu de gens jettent encore des pièces dans les temples ! — C'est que nous ne pouvons suffire à aider à la fois les hommes et vos dieux qui mendient, et nous croyons d'autre part ne devoir donner qu'à ceux qui demandent. Eh bien ! que Jupiter tende donc la main et il recevra, puisque notre miséricorde dépense plus dans les rues que votre piété dans les temples. — 9. Quant aux autres impôts, ils n'ont qu'à se louer de nous autres chrétiens, qui payons ce que nous devons aussi scrupuleusement que nous nous abstenons de prendre le bien d'autrui ; si bien que si l'on faisait le compte de tout ce qui est perdu pour le trésor public par le fait de vos fraudes et de la fausseté de vos déclarations fiscales, le compte serait bientôt équilibré, parce que la seule perte dont vous ayez sujet de vous plaindre est bien compensée par le gain fait sur les autres postes. CHAPITRE XLIII1. Cependant j'avouerai qu'il existe peut-être des gens qui peuvent, avec raison, se plaindre de l'inutilité des chrétiens et je dirai quelles sont ces gens. En premier lieu, ce seront les entremetteurs, les suborneurs, les souteneurs, puis les assassins, les empoisonneurs, les magiciens et aussi les haruspices, les diseurs de bonne aventure, les astrologues. Ne rien faire gagner à ces gens-là est un gain immense ! — 2. Et cependant, quel que soit le préjudice que notre secte cause à vos affaires, il peut être compensé par quelque avantage. Quel cas faites-vous donc, je ne dis plus des hommes qui chassent les démons de vos corps, je ne dis plus de ceux qui pour vous, comme pour eux-mêmes, offrent leurs prières au vrai Dieu, mais de qui vous ne pouvez rien craindre? CHAPITRE XLIV1. Mais, en vérité, voici une perte aussi grande que réelle pour la république et cependant personne n'y prête attention, voici un tort fait à l'Etat et personne ne s'en soucie : c'est qu'en nous tant de justes sont sacrifiés ! c'est qu'en nous tant d'innocents sont mis à mort ! — 2. En effet, nous prenons à témoin vos propres registres, vous qui, chaque jour, présidez au jugement de tant de prisonniers, vous qui terminez par vos arrêts de condamnation tant de procès ! Innombrables sont les criminels qui défilent devant vous, sous les chefs d'accusation les plus variés : or, sur vos listes, quel est l'assassin, quel est le coupeur de bourses, quel est le sacrilège ou le suborneur ou le voleur de bains, qui soit en même temps chrétien? Ou bien, parmi ceux qui vous sont déférés sous l'accusation d'être chrétiens, qui donc ressemble à ces criminels? — 3. C'est des vôtres que toujours les prisons regorgent ; c'est des gémissements des vôtres que toujours les mines retentissent ; c'est des vôtres que toujours les bêtes du cirque sont engraissées ; c'est parmi les vôtres que les organisateurs de spectacles recrutent les troupeaux de criminels qu'ils nourrissent ! Aucun chrétien ne se trouve là, à moins qu'il ne soit que chrétien ; ou bien, s'il est coupable d'un autre crime, il n'est plus chrétien. CHAPITRE XLV1. Seuls donc, nous sommes innocents ! Qu'y a-t-il là d'étonnant, si c'est une nécessité. Et en vérité, c'est une nécessité. L'innocence, nous l'avons apprise de Dieu lui-même : d'une part, nous la connaissons parfaitement, révélée qu'elle est par un Maître parfait, et, d'autre part, nous la gardons fidèlement, ordonnée qu'elle est par un Juge que nul ne peut braver. — 2. Vous, au contraire, c'est une "autorité humaine qui vous a enseigné l'innocence, c'est une puissance humaine qui vous l'a imposée : voilà pourquoi votre discipline n'est ni complète ni capable d'inspirer autant de crainte en ce qui concerne la véritable innocence. Les lumières de l'homme pour enseigner le bien ne valent pas plus que son autorité pour l'exiger : il est aussi facile de tromper l'une que de braver l'autre. — 3. Car enfin, quel est le commandement le plus complet, de dire : « Tu ne tueras point », ou d'enseigner : « Tu ne te mettras pas même en colère »? Lequel est le plus parfait, ou de défendre l'adultère ou d'interdire jusqu'à la solitaire concupiscence des yeux? Lequel est le plus sage, d'interdire les actions mauvaises ou même des paroles méchantes? de ne pas permettre l'injustice ou de ne pas même autoriser les représailles? — 4. Et sachez bien que celles-là même de vos lois, qui paraissent vous conduire à la vertu, sont empruntées à la loi divine, puisque cette loi leur a servi d'archétype. Nous avons parlé plus haut (19, 3) de l'ancienneté de Moïse. 5. Mais combien est faible l'autorité des lois humaines, puisque l'homme réussit souvent à y échapper en commettant ses délits dans l'ombre, et même quelquefois à la braver, quand il est entraîné au mal par la passion ou par la nécessité ! — 6. Considérez cette autorité en regard de la brièveté du supplice qu'elle inflige : quelque long qu'il soit, il ne se prolonge pas au delà de la mort. C'est pourquoi Épicure aussi fait bon marché de tous les tourments et de toutes les douleurs, en déclarant que, modérée, la douleur est facile à braver, et que, grande, elle n'est jamais de longue durée. — 7. En vérité, nous qui avons pour juge un Dieu qui scrute toutes choses, et qui savons d'avance que le châtiment qu'il inflige est éternel, naturellement, nous sommes les seuls qui marchions dans la voie de l'innocence, à la fois à cause de la plénitude de la sagesse divine, à cause de la difficulté de nous cacher à ses yeux, à cause de la grandeur de ce tourment qui n'est pas seulement long, mais éternel, enfin parce que nous craignons Celui que devra craindre l'homme même qui juge ceux qui le craignent, en un mot, parce que nous craignons Dieu et non le proconsul. CHAPITRE XLVI1. Nous avons tenu tête, pensons-nous, à toutes les accusations formulées par ceux qui réclament le sang des chrétiens.[3] Nous avons fait voir en quoi consiste notre religion et par quelles preuves nous pouvons démontrer qu'elle est telle que nous l'avons fait voir, en nous appuyant sur l'autorité et l'antiquité des divines Écritures,[4] et puis sur l'aveu des puissances spirituelles.[5] Qui donc osera nous réfuter, non pas par les artifices du langage, mais par des arguments qui reposent, comme les nôtres, sur la vérité? 2. Mais, si la vérité de notre religion apparaît évidente à tous, néanmoins l'incrédulité, bien que convaincue de l'excellence de notre religion, qui lui est connue par l'expérience et par les relations de la vie, se refuse à y voir une révélation divine, mais la tient pour une sorte de philosophie. Ce sont les mêmes vertus, dit-elle, que les philosophes enseignent et professent, à savoir l'innocence, la justice, la patience, la modération, la chasteté. — 3. Pourquoi donc, si l'on nous compare aux philosophes au point de vue de la doctrine, pourquoi ne nous met-on pas sur le même pied qu'eux au point de vue de la liberté et de l'impunité de la doctrine? Ou bien encore, pourquoi les philosophes, étant semblables à nous, ne sont-ils pas forcés de remplir ces devoirs auxquels nous ne pouvons nous soustraire sans danger pour la vie? — 4. Et, en effet, qui force un philosophe à sacrifier, ou à jurer ou à mettre devant sa maison, en plein midi, des lampes inutiles? Loin de là, ils démolissent vos dieux publiquement, ils attaquent aussi les superstitions publiques dans leurs écrits, et vous les louez 1 La plupart même aboient contre les princes, et vous les approuvez, vous les récompensez par des statues et des traitements, bien loin de les condamner aux bêtes ! — 5. Mais cela est naturel : ils portent le surnom de « philosophes » et non celui de « chrétiens ». Or, ce nom de « philosophes » ne met pas les démons 8n déroute. Que dis-je? les philosophes placent las démons au second rang, immédiatement après les dieux. C'est Socrate qui disait : « Si mon démon le permet. » Bien qu'il eût compris une partie de la vérité en niant les dieux, c'est encore lui qui, sur le point de mourir, ordonna cependant qu'on sacrifiât un coq à Esculape, apparemment pour honorer Apollon, père de ce dieu, parce qu'Apollon avait déclaré Socrate le plus sage de tous les hommes. — 6. Qu'il est étourdi, cet Apollon ! Il a rendu témoignage de la sagesse d'un homme qui niait l'existence des dieux ! Autant la vérité est en butte à la haine, autant celui qui la professe sincèrement, se fait détester ; au contraire, celui qui l'altère et qui la simule conquiert par là-môme la faveur des persécuteurs de la vérité. 7. La vérité, que les philosophes trompeurs et corrupteurs simulent en ennemis, et qu'ils corrompent en la simulant, parce qu'ils n'ont pas d'autre but que la gloire, les chrétiens la recherchent par nécessité et la professent dans son intégrité, parce qu'ils ne songent qu'à leur salut. — 8. Aussi, ni pour la science ni pour la discipline, on ne peut pas, comme vous le pensez, nous mettre sur un pied d'égalité. Qu'est-ce que Thaïes, ce prince des physiciens, a pu répondre de positif à Crésus, qui l'interrogeait sur la divinité? Il éluda plusieurs fois le délai qu'il avait demandé pour réfléchir. — 9. Dieu, le dernier des artisans chrétiens le connaît, le fait connaître aux autres, et, par sa vie même, il affirme tout ce qui, pour les philosophes, n'est qu'un objet de recherches sur Dieu. Libre à Platon de déclarer qu'il n'est pas facile de connaître l'architecte de l'univers, et que, quand on le connaît, il est encore difficile de l'expliquer à tout le monde ! 10. D'autre part, si on nous le dispute pour la chasteté, je vous lis un extrait de la sentence prononcée par les Athéniens contre Socrate : il est condamné comme « corrupteur des jeunes gens ». Un chrétien ne change pas même de femme. Je connais aussi la courtisane Phryné et ses relations avec le philosophe Diogène ; et je vois qu'un certain Speusippe, de l'école de Platon, fut tué en flagrant délit d'adultère, Un chrétien n'est homme que pour sa femme. — 11. Démocrite, en se crevant les yeux, parce qu'il ne pouvait voir une femme sans concupiscence, et parce qu'il souffrait, si elle ne lui appartenait pas, avoue hautement son incontinence par la peine qu'il s'inflige. Un chrétien, tout en conservant ses yeux, ne voit pas les femmes ; son âme est aveugle à l'égard de la passion. — 12. Discutons-nous au sujet de la modestie? Voici que Diogène, de ses pieds crottés, foule les orgueilleux tapis de Platon, avec un autre orgueil. Un chrétien n'est pas orgueilleux, même avec le pauvre. 13. Est-ce la modération qui est en jeu? Voici Pythagore, qui aspire à la tyrannie chez les Thuriens, et Zénon chez les Priéniens. Un chrétien ne brigue pas même l’édilité. — 14. Si le débat porte sur l'égalité d'âme, Lycurgue voulut mourir de faim, parce que les Laconiens avaient amendé ses lois. Un chrétien rend grâces, même s'il est condamné. Si je compare la bonne foi, Anaxagore nia un dépôt fait par ses hôtes. Un chrétien est « fidèle » même aux yeux de ceux qui ne sont pas chrétiens. — 15. S'agit-il de la loyauté? Aristote fit chasser honteusement son ami Hermias de la place qu'il occupait. Un chrétien ne fait pas même tort à son ennemi. Le même Aristote flatte honteusement Alexandre, qu'il aurait dû gouverner plutôt, et non moins honteusement Platon est vendu par Denys à cause de sa gourmandise. — 16. Aristippe, vêtu de pourpre, sous le masque de la gravité, mène une vie de débauches, et Hippias est tué, tandis qu'il dresse des embûches à sa patrie. C'est une chose qu'un chrétien n'a jamais tentée pour venger ses frères décimés par toutes aortes d'atrocités. 17. Mais on dira que, même parmi les nôtres, il y en a qui s'écartent des règles de la discipline. Sans doute, mais ils cessent d'être regardés comme chrétiens parmi nous, tandis que ces philosophes, après de telles actions, continuent à jouir du nom et de l'honneur de sages. — 18. Aussi bien, quelle ressemblance y a-t-il entre un philosophe et un chrétien, entre un disciple de la Grèce et un disciple du ciel, entre celui qui travaille pour la gloire et celui qui travaille pour la vie, entre celui qui prononce de belles paroles et celui qui accomplit de belles actions, entre celui qui édifie et celui qui détruit, entre un ami et un ennemi de l'erreur, entre un corrupteur de la vérité et celui qui la maintient dans sa pureté et y conforme sa vie, enfin entre celui qui en est le voleur et celui qui en est le gardien? CHAPITRE XLVII1. La vérité, ou je me trompe fort, est plus ancienne que tout le reste, et l'antiquité de la divine Écriture, que j'ai établie plus haut, me vient à point ici, car elle vous fera admettre plus facilement que l'Écriture est un trésor où a puisé toute la sagesse venue plus tard. Et si je ne voulais mettre des bornes à l'étendue de ce volume, je développerais aussi la preuve de cette assertion. — 2. Quel est le poète, quel est le sophiste qui ne se soit pas abreuvé du tout à la source des prophètes? C'est donc là que les philosophes ont étanché la soif de leur génie : ce qu'ils ont reçu de nos enseignements, voilà ce qui les rapproche des chrétiens. C'est aussi pour cela, j'imagine, que la philosophie fut bannie par certains États, je veux dire par les Thébains, par les Spartiates et par les Argiens. — 3. En s'efforçant d'atteindre à nos vérités, quand ces hommes, passionnés uniquement pour la gloire et pour l'éloquence, comme je l'ai dit, ont rencontré dans nos Livres saints quelque chose qui convenait à l'esprit curieux de chacun d'eux, ils l'ont accommodé à leurs propres systèmes ; mais ils n'étaient pas assez persuadés du caractère divin de nos Ecritures pour ne pas les altérer, et ils ne les comprenaient pas assez, parce qu'elles étaient alors encore un peu obscures, car elles étaient voilées d'ombre pour les Juifs eux-mêmes, dont elles paraissaient être la propriété. — 4. En effet, plus la vérité était simple, plus l'esprit subtil de ces hommes refusait d'y croire et chancelait, ce qui fait qu'ils ont rendu incertain même ce qu'ils avaient trouvé de certain. 5. Et en effet, ayant trouvé Dieu, sans plus, ils ne se sont pas bornés à l'enseigner tels qu'ils l'avaient trouvé, mais ils ont disputé sur son essence, sur sa nature, sur sa demeure. — 6, Les uns le prétendent incorporel, les autres corporel : tel sont les Platoniciens et les Stoïciens. Les uns le disent composé d'atomes, les autres de nombres : tels sont Epicure et Pythagore. Suivant un autre encore, il est composé de feu : c'est l'opinion d'Héraclite. Les Platoniciens le représentent s'occupant de toutes choses ; pour les Epicuriens, au contraire, il est oisif et inoccupé, il n'existe pas, pour m'exprimer de la sorte, pour les affaires humaines. — 7. Les Stoïciens déclarent qu'il est placé hors du monde, qu'il fait tourner cette masse gigantesque de l'extérieur, comme le potier tourne sa roue; pour les Platoniciens, il réside à l'intérieur du monde et, comme un pilote, il a son siège dans la machine qu'il conduit. —8. Ainsi encore, le monde lui-même est-il né ou n'est-il pas né, aura-t-il une fin ou existera-t-il toujours? Les opinions varient. On varie de même encore sur la nature de l'âme, que les uns prétendent divine et éternelle, les autres dissoluble. Au gré de son sentiment personnel, chacun a ajouté ou changé. 9. Et il ne faut pas s'étonner que nos vieux livres (l'Ancien Testament) aient été défigurés par les inventions des philosophes. En effet, certains hommes, sortis de leur semence, ont dénaturé par leurs opinions jusqu'à nos livres nouveaux (le Nouveau Testament), pour les adapter aux systèmes philosophiques : d'une seule route ils ont fait, en la divisant, une multitude de sentiers détournés et inextricables. Ceci, je ne l'insinue qu'en passant, de peur que la variété connue des sectes chrétiennes ne fournisse un nouveau prétexte de nous mettre sur le même pied que les philosophes, et de conclure de cette variété à la défaillance de la vérité. — 10. Sans retard, nous opposons une fin de non-recevoir à ces falsificateurs sortis de nos rangs et nous leur disons que la seule règle de la foi est celle qui vient du Christ, transmise par ses propres disciples, auxquels il sera facile de prouver que tous ces novateurs sont postérieurs. 11. Tout ce qu'on a édifié contre la vérité a été édifié au moyen de la vérité elle-même et ce sont les esprits de l'erreur qui ont produit cette émulation. Ce sont eux qui ont préparé en secret les altérations de notre salutaire doctrine; ce sont eux encore qui ont fait circuler certaines fables, pour affaiblir par leur ressemblance la foi due à la vérité, ou pour attirer la foi à eux-mêmes. Leur but est de faire penser qu'il ne faut pas croire les chrétiens, par la raison qu'il ne faut pas croire non plus les poètes ni les philosophes ; ou bien qu'il faut croire plutôt les poètes et les philosophes, par la raison qu'il ne faut pas croire les chrétiens. 12. Ainsi, on se moque de nous quand nous prédisons le jugement de Dieu : en effet, les poètes et les philosophes mettent aussi un tribunal aux Enfers. Et si nous menaçons de la géhenne, qui est un trésor de feu mystérieux et souterrain, destiné au châtiment, on ricane de même : en effet, chez les morts, il y a aussi un fleuve appelé Pyriphlégeton. — 18. Et si nous nommons le paradis, lieu d'un charme divin, destiné à recevoir lésâmes des justes, qu'une sorte de mur formé par la fameuse zone de feu sépare de la terre commune aux hommes, nous trouvons les Champs Élysées en possession de la croyance générale. Où, je vous prie, les philosophes et les poètes ont-ils pris ces choses si semblables aux nôtres? Nulle part ailleurs que dans nos mystères. — 14. Or, s'ils les ont prises dans nos mystères, parce que ceux-ci sont plus anciens, il en résulte que nos mystères sont plus véridiques et plus croyables, puisque ce qui n'en est que la copie trouve même créance. S'ils les ont prises dans leur imagination, il en résultera que nos mystères seront la copie de choses qui sont venues après eux, ce qui est contraire à la nature, car jamais l'ombre n'existe avant le corps et jamais la copie de la vérité ne précède la vérité. CHAPITRE XLVIII1. Poursuivons : si quelque philosophe soutenait, comme Labérius le dit sur la foi de Pythagore, qu'après la mort un mulet est changé en homme, une femme en vipère, et s'il faisait valoir tous les arguments, avec toute la force de l'éloquence, pour établir cette opinion, n'emporterait-il pas votre assentiment et ne ferait-il pas entrer la foi dans votre esprit? D'aucuns se persuaderaient même qu'il faut s'abstenir de la chair des animaux, pour ne pas acheter par hasard au marché du bœuf provenant de quelque aïeul ! Mais, en vérité, si un chrétien assure qu'un homme redeviendra un homme et que Gaius redeviendra Gaius, à l'instant même, on veut lui donner d'une vessie par le nez et le peuple le chasse je ne dis pas à coups de poings, mais à coups de pierres ! 2. S'il existe quelque motif raisonnable de croire que les âmes humaines retourneront dans des corps, pourquoi ne rentreraient-elles pas dans la même substance, puisque « ressusciter » c'est « être ce qu'on a été »? Dans votre croyance, elles ne sont plus ce qu'elles ont été, car elles n'ont pu devenir ce qu'elles n'étaient pas, sans cesser d'être ce qu'elles étaient. — 3. Il faudrait rechercher, à loisir, une foule de passages d'auteurs, si nous voulions nous amusera examiner en quelle bête chacun paraît devoir être changé. Mais nous faisons plus pour notre défense en soutenant qu'il est bien plus raisonnable de croire qu'un homme redeviendra un homme, homme pour homme, et pas autre chose qu'un homme; enfin que l'âme, gardant sa nature, reprendra la même condition, sinon la même figure. — 4. Certes, puisque le motif de la résurrection est le prononcé du jugement, il est nécessaire que l'homme même qui a existé, soit reproduit, pour recevoir de Dieu la récompense du bien et le châtiment du mal. Et voilà pourquoi les corps seront reconstitués, d'abord parce que l'âme seule ne peut rien souffrir, sans une matière stable,[6] à savoir la chair, et puis parce que le traitement que les âmes subiront en vertu du jugement n'a pas été mérité par elles sans la chair, puisque c'est dans la chair qu'elles ont tout fait. 5. Mais, dit-on, comment la matière, une fois dissoute, peut-elle être reproduite? O homme, jette les yeux sur toi-même et tu trouveras une raison de croire. Demande-toi ce que tu étais avant d'exister? Rien, assurément, car tu t'en souviendrais, si tu avais été quelque chose. Toi donc, qui n'étais rien avant d'exister, toi qui, de même, ne seras rien[7] quand tu auras cessé d'exister, pourquoi ne pourrais-tu pas sortir du néant par la volonté de celui-là même qui a voulu une première fois te faire sortir du néant? — 6. Qu'y aura-t-il d'extraordinaire pour toi? Tu n'étais pas et tu as été fait ; quand tu ne seras plus, tu seras fait encore. Explique, si tu le peux, comment tu as été fait, et puis tu pourras me demander comment tu seras fait. Et assurément, tu seras fait plus facilement ce que tu as été une fois, puisqu'il n'a pas été difficile de te faire ce que tu n'avais jamais été auparavant. 7. Doutera-t-on peut-être de la puissance de Dieu, qui a créé de rien ce corps gigantesque du monde, non moins que s'il le tirait du vide et du néant de la mort, qui l'a animé de ce souffle qui anime ce qui vit et en a fait, pour vous servir de témoignage, un expressif symbole de la résurrection des corps? — 8. Tous les jours, la lumière s'éteint et brille de nouveau; de même, les ténèbres s'en vont et reviennent ; les astres meurent et reprennent vie ; les saisons finissent et recommencent ; les fruits passent et renaissent ; et certes, les semences doivent se corrompre et se dissoudre pour repousser avec une fécondité nouvelle : toutes choses se conservent par leur destruction même, tout renaît par la mort. — 9. Et toi, homme, dont le nom est si grand, si tu savais ce que tu es, quand tu ne l'aurais appris que par l'inscription de la Pythie, toi, le maître de toutes les choses qui meurent et qui renaissent, mourras-tu pour périr à jamais? En quelque lieu que ton corps soit dissous, quelle que soit la matière qui le détruise, qui l'engloutisse, qui l'anéantisse, qui le réduise à rien, elle le rendra ! Le néant lui-même obéit à Celui à qui tout obéit. 10. Faudra-t-il donc, dites-vous, toujours mourir et toujours renaître? Si le maître de toutes choses l'avait ainsi décidé, tu subirais bon gré mal gré la loi de ta condition. Mais de fait il n'a décidé rien d'autre que ce qu'il a prédit. — 11. Cette même sagesse, qui a formé, l'universalité des choses, au moyen de la diversité des éléments, de telle sorte, qu'en toutes choses, malgré leur unité, sont réunies des substances contraires, le plein et le vide, ce qui est animé et ce qui est inanimé, le saisissable et l'insaisissable, la lumière et les ténèbres, la vie même et la mort, cette même sagesse a également uni dans l'éternité deux périodes distinctes : la première, celle où nous vivons depuis l'origine du monde, s'écoule et finira n'ayant qu'une durée limitée; l'autre, que nous attendons, se prolongera jusqu'à l'infinie éternité. 12. Lorsque donc seront arrivés le terme et cette limite qui sépare les deux périodes, quand le monde lui-même, également borné dans le temps, aura perdu cet aspect qui, à la manière d'un rideau de théâtre, voile l'éternité établie par Dieu, alors tout le genre humain ressuscitera pour régler le compte du bien ou du mal fait en cette vie, et pour être récompensé ou puni, à partir de ce moment jusqu'à l'éternité immense, qui n'aura pas de fin. — 13. Alors donc, plus de mort, plus de résurrections successives ! Mais nous serons ce que nous sommes maintenant, et nous ne changerons plus : les adorateurs de Dieu seront unis à Dieu pour toujours, revêtus de la substance propre de l'immortalité ; les impies, au contraire, et ceux qui ne sont pas irréprochables aux yeux de Dieu, subiront la peine d'un feu également éternel, possédant, grâce à la nature particulière de ce feu, une incorruptibilité procurée, cela s'entend, par Dieu. 14. Les philosophes même connaissent la différence d'un feu mystérieux d'avec le feu ordinaire. Ainsi, autre est le feu qui sert à l'usage des hommes, autre celui qui sert à l'exécution du jugement de Dieu, ce feu qui tantôt lance la foudre du haut du ciel, tantôt est vomi du sein de la terre à travers le sommet des montagnes : en effet, il ne consume pas ce qu'il brûle, mais il répare à mesura qu'il détruit. — 15. Aussi bien, les montagnes toujours ardentes subsistent et l'homme frappé de la foudre est indemne, au point que désormais aucun feu ne peut le réduire en cendres. Voici un témoignage de ce feu éternel, voici une image de ce jugement qui ne finira pas et qui entretient pour ainsi dire le châtiment : les montagnes brûlent et elles durent pourtant ! En sera-t-il autrement des coupables, des ennemis de Dieu? CHAPITRE XLIX1. Voilà les croyances que chez nous seuls on traite de « préjugés ». Chez les philosophes et les poètes, ce sont des conquêtes d'une science sublime et d'un génie supérieur. Ils sont « sages » et nous sommes « ineptes ». A eux les honneurs, à nous la moquerie, non, plus que cela, le châtiment ! — 2. Mais soit, supposons que ces croyances que nous défendons ne soient que faussetés et qu'on les traite avec raison de « préjugés » : elles sont pourtant nécessaires ; qu'elles soient ineptes, elles sont pourtant utiles. En effet, ceux qui les admettent sont forcés de devenir meilleurs, par crainte d'un éternel supplice et par l'espérance d'un éternel bonheur. Il n'est donc pas bon de traiter de faussetés et d'inepties ce qu'il est bon de regarder comme vrai. Il n'est permis, à aucun titre, de condamner ce qui ne produit que du bien. — 3. C'est donc chez vous qu'il y a un préjugé, celui-là précisément qui condamne des choses utiles ; en conséquence, ces croyances ne peuvent pas être ineptes. En tout cas, même si elles sont fausses et ineptes, elles ne sont nuisibles pour personne. Car elles sont semblables à beaucoup d'autres croyances, contre lesquelles vous ne décrétez aucun châtiment, croyances vaines et fabuleuses, que personne n'accuse et ne punit, parce qu'elles sont inoffensives. — 4. Et en effet, quand il s'agit de pareilles choses, si tant est qu'il faille les condamner, c'est au ridicule qu'il faut les condamner, et non au glaive, au feu, à la croix et aux bêtes. C'est là une cruauté inique, qui ne remplit pas seulement de joie et d'arrogance cette aveugle populace, mais dont se vantent certains d'entre vous, qui cherchent à gagner par cette iniquité la faveur populaire. — 5. Comme si tout le pouvoir que vous avez sur nous ne dépendait pas entièrement de nous-mêmes ! Certes, je ne suis chrétien que si je le veux. Donc, tu ne me condamneras que si je veux être condamné. Puisque donc tu ne peux ce que tu peux contre moi, qu'autant que je le veuille, ce que tu peux dépend donc de ma volonté, et non de ta puissance. Elle est donc bien vaine, la joie que la populace éprouve de nous voir persécutés. — 6. C'est donc notre joie qu'elle revendique pour elle, puisque nous aimons mieux être condamnés que d'être infidèles à Dieu. Au contraire, ceux qui nous haïssent auraient dû s'affliger au lieu de se réjouir, puisque nous avons obtenu ce que nous avions choisi. CHAPITRE L1. « Pourquoi donc vous plaindre, direz-vous, de ce que nous vous persécutons, puisque vous voulez souffrir? Vous devriez, au contraire, aimer ceux par qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir. » — Sans doute, nous voulons souffrir, mais comme le soldat veut la guerre. Il n'est certes personne qui aime la guerre, à cause des alarmes et des périls qu'il faut subir. — 2. Et pourtant on combat de toutes ses forces et, une fois vainqueur dans le combat, le soldat qui se plaignait du combat, se réjouit, parce qu'il obtient à la fois la gloire et le butin. Notre combat à nous, c'est d'être traduits devant les tribunaux, afin d'y lutter, au péril de notre tête, pour la vérité. Or, c'est remporter la victoire que d'atteindre le but pour lequel on lutte. Et cette victoire a un double résultat : la gloire de plaire à Dieu, et le butin qui consiste dans la vie éternelle. 3. Mais nous succombons ! — Oui, certes, mais après avoir obtenu ce que nous voulions. Donc, nous sommes vainqueurs, quand nous mourons, et nous échappons, quand nous succombons ! Appelez-nous maintenant, si vous voulez, des « gens de sarments » et des « gens de poteaux », parce que vous nous attachez à des poteaux et que vous nous entourez de sarments pour nous brûler! Voilà notre attitude dans la victoire, voilà notre tunique palmée, voilà le char sur lequel nous triomphons! — 4. Il est donc naturel que nous ne plaisions pas aux vaincus, et voilà pourquoi ils nous qualifient de « désespérés et de fous furieux ». Cependant se livrer à ce désespoir et à cette fureur, quand la gloire et la renommée sont en jeu, c'est à vos yeux lever l'étendard du courage. 5. Mucius Scévola laissa volontairement sa main droite sur l'autel : quelle âme sublime ! Empédocle se livra tout entier aux feux de l'Etna près de Catane : quelle force d'âme! Une certaine fondatrice de Cartilage échappe à un second mariage grâce au bûcher : quelle glorification de la chasteté ! — 6. Régulus, ne voulant pas à lui seul sauver la vie d'une multitude d'ennemis, endure dans tout son corps le supplice de la croix : quel héros, vainqueur jusque dans la captivité! Anaxarque, tandis qu'on le broyait, pour le faire mourir, par un pilon à orge, disait : « Broie, broie l'enveloppe d'Anaxarque, car pour Anaxarque, ce n'est pas lui que tu broies. » Quelle grandeur d'âme chez ce philosophe, qui plaisantait au moment même où il subissait une pareille mort ! — 7. Laissons de côté ceux qui ont cru s'assurer la gloire en se perçant de leur propre épée, ou par un autre genre de mort pi us doux. J'en viens à ceux dont vous couronnez la constance dans la lutte contre les tourments. — 8. Une courtisane d'Athènes, après avoir lassé son bourreau, se coupa la langue avec les dents et la cracha à la face du tyran cruel, pour cracher ainsi sa voix et pour ne pas pouvoir dénoncer les conjurés, quand même, vaincue par la douleur, elle l'aurait voulu. — 9. Zénon d'Elée, interrogé par Denys sur ce que pouvait donner la philosophie, répondit : « Le mépris de la mort », et, impassible sous les verges du tyran, il scella sa réponse de son sang, jusqu'à la mort. On le sait, la flagellation des jeunes Lacédémoniens, rendue plus cruelle par la présence et les exhortations de leurs proches, vaut à la maison de chacun une gloire d'autant plus grande qu'elle a fait couler plus de sang. 10. O gloire légitime, parce qu'humaine ! On ne l'impute ni à un préjugé furieux, ni à une croyance désespérée, malgré son mépris de la mort et des atrocités de tout genre. Pour la patrie, pour le territoire, pour l'empire, pour l'amitié, il est permis de souffrir ce qu'il est défendu de souffrir pour Dieu ! — 11. En l'honneur de tous ceux-là vous fondez des statues de bronze, vous dédiez des portraits, vous gravez des inscriptions pour les immortaliser ! Vous donnez vous-mêmes à ces morts, autant que les monuments vous permettent de le faire, naturellement, une sorte de résurrection ! Et celui qui espère de Dieu la résurrection véritable, s'il gouffre pour Dieu, est un insensé ! 12. Mais courage, bons gouverneurs, qui devenez beaucoup meilleurs aux yeux du peuple, si vous lui immolez des chrétiens, tourmentez-nous, torturez-nous, condamnez-nous, broyez-nous ! C'est une preuve de notre innocence que votre iniquité ! Et voilà pourquoi Dieu supporte que nous supportions ces tribulations. Car naguère encore, en condamnant une chrétienne à la maison de débauche plutôt qu'au lion,[8] vous avez reconnu que la perte de la pudeur est regardée chez nous comme un mal plus atroce que toute espèce de châtiment et que toute espèce de mort. — 13. Mais elles ne servent à rien, vos cruautés les plus raffinées. Elles sont plutôt un attrait pour notre secte. Nous devenons plus nombreux, chaque fois que vous nous moissonnez : le sang des chrétiens est une semence. 14. Il y en a beaucoup chez vous qui exhortent à supporter la douleur et la mort : par exemple, Cicéron dans ses Tusculanes, Sénèque dans ses Choses fortuites, Diogène, Pyrrhon, Callinicus. Et pourtant leurs paroles ne trouvent pas autant de disciples que les chrétiens qui enseignent par leurs actions. — 15. Cette « obstination » même, que vous nous reprochez, est une leçon. Qui, en effet, à ce spectacle, ne se sent pas ébranlé et ne cherche pas ce qu'il y a au fond de ce mystère? Qui donc l'a cherché sans se joindre à nous? Qui s'est joint à nous sans aspirer à souffrir pour acheter la plénitude de la grâce divine, pour obtenir de Dieu un pardon complet au prix de son sang? —16. Car il n'est pas de faute qui ne soit pardonnée au martyre. Et voilà pourquoi nous vous rendons grâces, à l'instant, pour vos sentences. Telle est la contradiction entre les choses divines et les choses humaines: quand vous nous condamnez, Dieu nous absout.
[1] On a soutenu qu'ici Tertullien se rapprochait du subordinationisme. Voyez Adhémar d'Alès, p. 69 ; Tixeront, Histoire des Dogmes, I, p. 337. [2] Erreur de Tertullien et des autres écrivains de son temps (sauf Origène) ; elle repose sur une fausse interprétation de Genèse, vi, 2. [3] Ch. 4-45. [4] Ch. 19-21. [5] Ch. 22-23. [6] Tertullien corrige cette affirmation De anima, 58. [7] Tertullien parle du corps, et non de l'âme, qui est immortelle. [8] Jeu de mots : ad lenonem, ad leonem.
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