Marbode

MARBODE, EVÊQUE DE RENNES

 

FABLIAU

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 


 

J’ai là, dans ma bibliothèque,
Les œuvres d’un ancien évêque
De Rennes, Marbode, connu
Surtout par un petit poème
De vingt vers, du ton le plus cru,
Qui fait un portrait peu congru
Du peuple de Rennes, lui-même.
Pour excuser ces méchants vers,
On dit qu’ils sont de son enfance;
Qu’étant angevin de naissance,
Rennes en guerre avec Angers,
Un souffle tout patriotique
Gonfla sa veine satirique.
Les vers n’en sont pas moins mauvais;
Et, pour venger les vieux Rennais,
Marbode a ce sort pitoyable,
Qu’ayant beaucoup, et bien écrit,
On ne met guère à son crédit
Qu’une épigramme détestable.
Ce bel esprit mérite mieux.
C’est à bon droit que nos aïeux
Le placent aux plus hautes cimes
De ce Parnasse, riche en rimes,
Où les poètes de son temps,
Déclamant leurs vers redondants,
Préparaient la langue charmante
De notre Racine et du Dante.
Si ces consonances sans fin
Rappellent peu le beau latin,
Qu’écrivaient Horace et Virgile;
S’ils sont empêtrés dans leur style,
On trouve, en revanche, parfois,
Dans ces rimeurs jugés barbares,
Des traits de franc esprit gaulois.
Chez Marbode, ils ne sont pas rares.
Témoin le fabliau, qui suit,
Et qui, je pense reproduit
Une histoire contemporaine.
On trouverait, sans trop de peine,
En quelque chroniqueur breton
De ce temps-là, l’illustre nom,
Si peu digne de remembrance,
De plus d’un bandit féodal,
Qui pouilla l’habit monacal,
Pour échapper à la potence,
Et, sitôt le danger passé,
Jeta le froc en un fossé
Et mit fin à sa pénitence.
Ici le fabliau commence.



 

MARBODE, EVÊQUE DE RENNES,[1]

 

AU XIIe SIECLE.

TRADUIT DU LATIN par S. ROPARTZ.

FABLIAU

 

Parabola de fraude a lupo opilioni facta.

LE LOUP QUI SE FAIT MOINE

Saepe lupus quidam per pascua lata vagantes
Arripuit multas opilionis oves.
Laedere raptorem postquam virtute nequivit,
Illaqueare dolo pastor eum studuit.
Nam rigidam flectit tanto conamine quercum,
Ut caput illius tangere posset humum;
Et capiti flexo laqueus sic nectitur unus,
Mobilis ut laqueum detineat baculus;
Sed laqueum terrae baculus sic applicat ille,
Ut laqueo pereat qui baculum moveat;
Et medio laquei sic inseritur caput agni,
Ut baculum moveat qui caput arripiat.
Tunc abit opilio, lupus ingenium petit illud,
Et rapit agninum protinus ore caput.
Sed baculo moto, laqueus ligat illico collum,
Atque rigor quercus tollit in alta lupum.
Ut videt opilio captum pendere latronem,
Mittit illuc lapides, accelerando necem.
Vulnera mille facit, lupus ut pereat lapidatus;
Sed nequit expelli spiritus ille malus.
Ut magis hunc cruciet tandem deponit ab alto,
Atque levans fustem, protulit ista lupo:
Nil faciunt lapides, cerebrum jam fuste relidam,
Atque meis agnis inferias faciam.
Mox lupus exclamat: Miserere, piissime pastor,
Et tibi quae referam percipe pauca precor.
Si mihi dignatus fueris concedere vitam,
Omnia quae rapui centupla restituam.
Sed nihil hic habeo; si me patiaris abire,
Ne tibi sim fallax, utile pignus habe.
Congruus obses erit lupulus meus, hunc tibi tradam,
Ut veniente die quam dederis redeam.
Ut redeam nunquam minimum damnum tibi gestat,
Pro sene confecto si juvenis pereat.
Ille nocere potest, ego nec vivendo nocebo,
Et tibi si pereo, commoda nulla dabo.
Tolle meam pellem, tibi non erit apta cothurno.
Tolle meam carnem, non erit apta cibo.
Nescio cur miserum corpus dispergere quaeris,
Cum tibi de neutra parte sit utilitas.
Ut breviter narrem, quantocius obside sumpto,
Dat remeare lupum credulus opilio.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ille parans artem qua falleret opilionem,
Dum remeat, monachum reperit et famulum.
Mi Pater, inquit, ave, ne despice verba precantis,
Nec quia peccavi, me reprobare velis.
Poenitet erroris, bona mundi sumere taedet
Innocuumque pecus me jugulasse pudet.
Jugibus illecebris nil prodest membra fovere,
Si sit habenda mihi nulla salus veniae.
Percute me virga, vel quovis tunde flagello;
Hanc animam tantum, vir pie, redde Deo.
Caesariem tundens, latam, rogo, rade coronam,
Et mihi sic raso da monachi tunicam.
Neve putes frustra tantum perferre laborem,
Dum mihi non data sit, do tibi munus ovem.
Si tibi non placeant data fercula carnis ovinae,
Da famulo carnem, tu tibi vellus habe.
Ut recipit monachus nimis acceptabile donum,
Forficibus sumptis, illico tondet eum;
Atque caput radens, tantam studet esse coronam,
Ut sit ab auricula circus ad auriculam:
Et docet ulterius qualis foret ordo tenendus,
Inde cucullatum praecipit ire lupum.
Venerat ille dies quo reddi debuit obses,
Quo lupus ut redeat pollicitus fuerat.
Tunc redit: at pastor cognoscere vix valet illum;
Nam modo fulvus erat quem videt esse nigrum.
Qualis eras, inquit? nimis es mutatus ab illo
Qui pecudum raptor, raptus eras laqueo.
Ille caput flectens, postquam benedicite dixit,
Ora rigans lacrymis, talia verba dedit:
Vulneribus lapidum mihi quae dederas maceratus,
Nuper eram languens, adfuit et medicus.
Ille premens venam, pulsum male currere sensit,
Et mihi: Non vives, sed morieris, ait.
Interea monachus venit qui viseret aegrum,
Et monet ut tandem poeniteam scelerum;
Spemque docet sanctam, quia nullus perditus esset,
Cui mala vita fuit, si bona mors fieret.
Denique persuasit penitus contemnere mundum,
Et mihi sic raso tradidit hunc habitum.
Ut veteres mores alimentaque prisca reliqui,
Qui fueram languens, illico convalui.
Nunc quia debebat meus obses perdere vitam,
Ne pereat natus, ponere quaero meam.
Huc rediens, sicut me proposui rediturum,
Quod tibi restituam, nil habeo proprium.
Fallere nolo fidem, si vis mihi parcere, parce.
Si placet ut peream, me citius perime.
Haec mea, pastor, ait, te laedet dextera nunquam;
Sed quoniam laesit, postulo, da veniam.
Interimens monachum, fierem duplex homicida.
Obses erit liber, tuque domum remea.
Tunc remeant hilares, tutique morantur in agro,
Cum lupus esuriens retulit haec lupulo:
Crede mihi, fili, nimis est caro dulcis ovina,
Et cibus asper erit caseus atque faba.
Non onus assumam quod non possim tolerare.
Dixit, et ut dudum coepit oves rapere.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sed breve post tempus dum raptor vescitur agno,
Aspicit hunc, et sic arguit opilio:
Sanus es et monachus, non debes carne cibari;
Non ita sancta jubet regula Basilii.
Inde lupus: Non est simplex, ait, ordo bonorum;
Et modo sum monachus, canonicus modo sum.
Et sic in silvis lupus ivit subsiliendo.
Se male delusum comperit opilio.

 

Au milieu d’un nombreux troupeau,
Qui se prélassait gras et beau,
Dans un plantureux pâturage,
Un sire loup faisait ravage.
Le berger, devenu chasseur,
Poursuit en vain le ravisseur.
Bientôt la patience s’use,
Et, prenant un plus sûr moyen,
Il faut recourir à la ruse,
Quand le courage ne peut rien.
Au milieu de la vaste plaine,
S’élevait, svelte et droit, un chêne.
Le pasteur, de son bras nerveux,
Courbe au sol le tronc vigoureux:
Il attache au sommet flexible
Un nœud coulant, engin terrible,
Où s’étranglera l’imprudent,
Qui viendra toucher seulement
Un bâton, léger et mobile,
Disposé par sa main habile.
Sur le milieu de ce bâton,
Qui retient la corde homicide,
Il dépose, amorce perfide,
La tête d’un jeune mouton;
Et s’éloigne. Bientôt arrive
Notre loup, de loin attiré
Par le fumet de la chair vive,
Et court au piège préparé,
D’un bond sur la proie il s’élance,
Le ressort part: le col pressé
Comme un voleur à la potence,
Dans l’air le pendu se balance,
Au haut du chêne redressé.
Le berger, tout joyeux, s’avance,
Prend des cailloux et les lui lance;
Le drôle, à peine, en est blessé,
Car les méchants ont la peau dure.
Changeant le mode de torture,
Le pasteur saisit son bâton
Pour l’assommer, le loup d’un ton
Bien piteux dit: Je vous en prie,
Doux berger, oyez mon propos,
Je ne veux dire que deux mots,
Faites-moi grâce de la vie,
Je vous paierai cent fois le prix
Des moutons que je vous ai pris.
Mais je n’ai pas même une obole
Ici. Lâchez-moi, sur parole,
Laissez-moi retourner chez moi,
Je puis vous donner un bon gage,
Car, je vous offre, comme otage,
Et comme garant de ma foi,
Mon louveteau : je vous le livre. -
Vous même décidez du jour
Que vous fixez pour mon retour.
Si vous daignez me laisser vivre,
Tout serait bien profit pour vous
Que je manquasse au rendez-vous.
Car mon fils, à la fleur de l’âge,
Pourrait vous faire un grand dommage:
Tandis qu’un vieillard édenté
Ne peut rien. D’un autre côté,
Quels fruits pouvez-vous donc prétendra
De ma mort? Ma chair n’est plus tendre,
Ce serait un triste ragoût:
Vous ne viendrez pas à bout
De tirer même, une pantoufle
De ma vieille peau. — Le maroufle
Se tut enfin. Et le pasteur,
En cela se montrant peu sage,
Prit le louveteau pour otage
Et relâcha le vieux voleur.

 

Celui-ci poursuivait sa route,
D’un pied juvénile et léger,
En secret ruminant sans doute
Quel tour il jouerait au berger;
Quand, au bout de la vaste plaine
Il fait la rencontre soudaine
D’un moine, que suit à pas lent
L’humble et discret frère servant:
— Salut, ô père vénérable,
Fit le loup, tombant à genoux;
Ne repoussez pas un coupable,
Qui veut se confesser à vous.
Je pleure mes erreurs passées,
Mes convoitises insensées;
Je meurs de honte au souvenir
Des agneaux que j’ai fait périr.
Je quitte ce chemin funeste,
Et, pour tout le temps qui me reste,
Je ne veux pas un autre but
Que de mériter mon salut.
Employez le fer et la flamme,
Commandez cilice et fouet,
Et jeûne et veilles, s’il vous plaît;
Homme de Dieu, sauvez mon âme!
Faites un moine du bandit:
Coupez, rasez ma chevelure,
Elargissez bien la tonsure,
Et donnez-moi le saint habit:
Toute peine veut son salaire.
Ne pensez pas, Révérend Père,
Que je vous demande pour rien
Un service. J’ai pour tout bien
Une brebis, de provenance
Un peu suspecte : la voilà.
Si votre règle d’abstinence
Vous défend la chair, donnez-la
A ce bon frère; il restera
Pour vous, mon Révérend, la laine.
— Le moine prend la riche aubaine,
En homme fait aux gros cadeaux.
Il choisit ses meilleurs ciseaux,
Pour raser, d’une oreille à l’autre,
Le chef crépu du bon apôtre,
Fait un discours, en quatre mots,
Sur la règle cénobitique,
Et lui met enfin sur le dos
Tout l’uniforme monastique.
Cependant arrive le jour
Où le loup doit, par son retour,
Délivrer sa progéniture.
Il vient, l’air modeste et pieux,
Vêtu de sa robe de bure.
Le berger n’en croit pas ses yeux.
— Quelle est, dit-il, cette aventure?
Je vois noir ce que j’ai vu gris
Est-ce toi, voleur de brebis?
L’œil plein d’une larme factice,
Le loup répond — Dieu vous bénisse !
C’est bien moi. Lorsque tout meurtri
Des innombrables coups de pierre,
Que vous me donnâtes naguère,
Je m’en allai mourant d’ici,
Le médecin, tâtant ma veine,
Me trouvant le pouls fort mauvais,
Dit que ce n’était pas la peine
De me traiter; que j’en mourrais.
Vient un moine plus charitable,
Qui m’exhorte à me repentir
De ma conduite abominable,
Me rappelant que bien mourir
Suffit pour racheter la vie,
Et que c’est l’heure de la mort
Qui décide de notre sort.
Il m’inspire enfin cette envie
De laisser un monde maudit,
Et de revêtir cet habit.
Œuvre de grâce ou de nature!
A peine avais-je ainsi changé
Et de mœurs et de nourriture,
Que je me sentis soulagé.
Pour moi, quel immense avantage?
Puisqu’aujourd’hui je puis venir,
Délivrant mon fils, mon otage,
Prendre sa place pour mourir!
Je n’ai point la rançon promise,
Ayant fait vœu de pauvreté.
Traitez-moi donc à votre guise,
Ou pardonnez avec bonté,
Ou que mon trépas soit hâté,
Si je dois périr : il me tarde
D’en finir. — Que le ciel me garde
De mettre encor la main sur vous!
Combien je regrette les coups,
Que vous porta ce bras rapide,
Pardonnez à mon humble aveu:
C’est être deux fois homicide
De frapper un homme de Dieu.
Votre fils est libre, et vous, Père,
Allez en paix. — C’est le pasteur
Qui fit ce discours débonnaire.
Les loups en rirent de bon cœur,
S’en allant, libres, par la plaine.
Puis le loup dit au louveteau :
— Plus de crainte, mon fils, tout beau!
Arrêtons-nous pour prendre haleine.
Je me sens une faim de loup.
Les légumes n’ont pas de goût,
J’estime aussi peu le fromage.
Que je meure, si je m’engage
A pratiquer jusques au bout
Cette abstinence, dont j’enrage!
Rien n’est véritablement bon,
Enfant, que la chair de mouton.
Il dit, et d’un seul bond s’élance
Sur le bercail épouvanté,
Et, de plus belle, il recommence
Son brigandage débouté.

 

Deux jours après qu’il eût fait grâce,
Le berger crédule et bonasse
Trouve son pénitent nouveau
Qui déjeunait d’un tendre agneau.
Le brave homme se scandalise :
— Mon frère, quelle gourmandise!
Vous êtes moine et bien portant,
Me paraît-il, et cependant,
Malgré la loi de saint Basile,
Vous oubliez jeûne et vigile.
— Il est, répond le loup pervers,
Dans le bien des degrés divers;
Avant hier, si j’étais moine,
Pour le moment, je suis chanoine.
— Et, sautillant d’un air narquois,
Il s’enfuit au fond des grands bois.

 

 

 


 

[1] Marbodus Redonensis, ~1035 – 1123. Evêque de Rennes en 1096, il est le plus grand poète de ce temps avec Hildebert.