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ARISTIDE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

INTRODUCTION

 

Les documents sur le Christianisme primitif sont assez peu nombreux, pour que la découverte d’une Apologie puisse être considérée comme précieuse. On se rappelle le bruit que fit, dans le monde théologique, la publication du texte de la Didaché et les nombreux articles et travaux qui parurent à cette occasion. Lorsque la nouvelle de la découverte de l’Apologie du philosophe Aristide se répandit, on fut porté à en exagérer l’importance. Sans doute, c’est une chose du plus haut intérêt, que de posséder la première Apologie chrétienne, pour le fond sinon pour la forme, et on pouvait espérer y trouver des choses nouvelles. En réalité, l’étude du document ne fait pas avancer la connaissance du deuxième siècle du christianisme. Pour l’histoire du dogme, comme pour l’histoire du canon, le texte retrouvé n’a que peu de valeur. Par contre, la méthode apologétique se recommande par sa simplicité et sa sûreté. L’apologétique d’Aristide repose sur l’expérience. Le tableau de la vie des chrétiens, à travers lequel passe un souffle vraiment évangélique, est la preuve de leur supériorité. Le Christianisme n’est pas prouvé par les miracles, ni par les prophéties de l’Ancien Testament. Le Christianisme se prouve par son évidence interne. Aristide s’attache à en montrer la puissance de régénération et de vie. Par là, l’Apologie se rapproche de l’épître à Diognète. Pour l’auteur de l’épître à Diognète, le Christianisme n’est pas non plus un catalogue de vérités démontrables. Le pivot de son apologétique est aussi l’expérience. C’est là la véritable apologétique. A ce point de vue, l’Apologie d’Aristide n’a pas seulement un intérêt historique, mais elle a aussi un intérêt pratique immédiat.

L’Apologie a été conservée dans trois langues différentes. Nous en possédons une version arménienne (A) et une version syriaque (S). Le texte grec (G) se trouve dans la légende des saints Barlaam et Joasaph.

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Nous préférons donc nous en tenir au témoignage d’Eusèbe (Chronique) et maintenir avec la tradition que l’Apologie d’Aristide fut remise à l’empereur Adrien pendant son premier séjour à Athènes (en 124 après J.-C.).


 

TRADUCTION DE L’APOLOGIE,

 

TELLE QU’ELLE EST CONSERVÉE

DANS LA LÉGENDE DE BARLAAM ET JOASAPH

 

 

I. O Roi, je suis entré dans le monde par la providence de Dieu, et ayant contemplé le ciel, la terre et la mer, le soleil et la Lune et le reste, je fus étonné de l’arrangement de ces choses. Voyant le monde se mouvoir nécessairement, je compris que celui qui le fait mouvoir et qui le maintient est Dieu. Car ce qui fait mouvoir est plus puissant que ce qui est mû, et ce qui maintient est plus puissant que ce qui est maintenu. Je dis donc que celui qui a organisé et qui maintient toutes choses est le Dieu sans commencement ni fin, immortel, sans aucun besoin, élevé au-dessus de toutes les passions et imperfections telles que la colère, l’oubli, l’ignorance, etc. Toutes choses ont été créées par lui. Il n’a besoin ni de sacrifice, ni de libation, ni d’aucune des choses qui existent. Mais tous ont besoin de lui.[1]

II. Après avoir dit ces choses au sujet de Dieu,[2] pour autant que je suis capable[3] de parler de lui, arrivons au genre humain, afin de voir quels sont ceux des hommes qui ont eu quelque part à la vérité et quels sont ceux qui ont erré.

Il est notoire pour tous, ô Roi, qu’il y a trois races d’hommes dans ce monde : les adorateurs de ceux que vous appelez Dieu, les Juifs et les Chrétiens. Ceux qui adorent plusieurs dieux se divisent encore en trois races les Chaldéens, les Grecs et les Égyptiens.[4]

Car ils ont été la cause et les initiateurs pour les autres peuples du culte et de l’adoration des dieux qui ont plusieurs noms.

III. Voyons donc quels sont ceux qui ont eu part à la vérité et quels sont ceux qui ont erré.[5] Ne connaissant pas Dieu, les Chaldéens[6] errèrent dans leur culte des éléments et se mirent à adorer la créature au lieu de celui qui les a créés. Ils se sont fait des représentations et ils ont rendu un culte à des statues du ciel, de la terre, de la mer, du soleil et de la lune et des autres éléments ou astres, et les ayant enfermées dans des temples, ils les adorent en les appelant dieux et les gardent avec soin, de peur qu’elles ne soient volées par des brigands.[7] Et ils n’ont pas compris que ce qui garde est plus grand que ce qui est gardé, et que celui qui fait est plus grand que ce qui est fait. Si donc leurs dieux sont incapables de se sauver eux-mêmes, comment sauveraient-ils les autres? Les Chaldéens ont donc grandement erré en adorant des statues mortes et inutiles. Je m’étonne, ô Roi, que leurs prétendus philosophes n’aient pas compris que les éléments aussi sont corruptibles.[8] Si les éléments sont corruptibles et soumis par nécessité, comment seraient-ce des dieux? Si les éléments ne sont pas des dieux, comment les statues faites en leur honneur seraient-elles des dieux?

IV. Arrivons donc, ô Roi, aux éléments eux-mêmes, afin de démontrer qu’ils ne sont pas des dieux, mais qu’ils sont corruptibles et altérables, tirés du néant par le commandement du vrai Dieu qui est incorruptible, immuable et invisible. Il voit tout et, selon sa volonté, change et transforme tout. Que dirai-je donc des éléments? Ceux qui pensent que le ciel est Dieu su trompent, car nous le voyons tourner et se mouvoir par nécessité et composé de beaucoup de parties. C’est pourquoi il est appelé cosmos. Le cosmos est l’oeuvre de quelque artisan. Or, ce qui est composé a un commencement et une fin. Le ciel se meut nécessairement, et avec lui ses étoiles. Les constellations selon leur ordre et avec leur intervalle passent de signe en signe;[9] parmi les étoiles les unes se couchent, les autres se lèvent et accomplissent leur course dans leurs temps, produisant l’été et l’hiver, selon l’ordre de Dieu, sans dépasser leurs propres limites, suivant la loi immuable de la nature, qui régit le monde céleste. D’où il résulte que le ciel n’est pas Dieu, mais oeuvre de Dieu.

Ceux qui pensent que la terre est Dieu se sont trompés; nous voyons, en effet, qu’elle est soumise et dominée par les hommes, qu’elle est creusée, souillée et qu’elle devient inutile. Si on la cuit elle meurt il ne pousse rien dans la terre cuite. Si elle est trop mouillée, elle se corrompt avec ses fruits. Elle est foulée par les hommes et les autres êtres vivants et souillée par le sang de ceux qui sont tués. On la creuse et on la remplit de morts : elle devient un dépôt de cadavres. Puisqu’il en est ainsi, la terre ne peut être Dieu. Elle est une oeuvre de Dieu à l’usage des hommes.

V. Ceux qui pensent que l’eau est Dieu se sont trompés. Elle aussi est créée pour l’usage des hommes, qui dominent sur elle. Elle est souillée et corrompue et altérée par la cuisson et le mélange avec des couleurs, congelée par le froid, teinte par le sang et sert au lavage de toutes les impuretés. C’est pourquoi il est impossible que l’eau soit Dieu : elle est oeuvre de Dieu.

Ceux qui pensent que le feu est Dieu se trompent. Le feu est destiné à l’usage de l’homme et lui est soumis. On le transporte de lieu en lieu pour faire bouillir ou rôtir toutes sortes de viandes, même pour brûler des cadavres. Il est corrompu de bien des manières et éteint par les hommes. C’est pourquoi le feu ne peut pas être Dieu, mais il est une oeuvre de Dieu.

Ceux qui pensent que le souffle des vents est Dieu se trompent. Car il est évident qu’il sert un autre et que pour l’usage des hommes Dieu le prépare au transport des navires, à l’importation des blés et à d’autres usages. Il augmente ou diminue suivant le commandement de Dieu. C’est pourquoi on ne peut croire que le souffle des vents soit un Dieu, il est oeuvre de Dieu.

VI. Ceux qui pensent que le soleil est Dieu se trompent: car nous le voyons se mouvoir par nécessité et tourner, passant de signe en signe, se couchant et se levant pour chauffer les plantes et les bourgeons pour l’usage des hommes, étant en relation avec les astres et étant beaucoup plus petit que le ciel, s’éclipsant et n’ayant aucun pouvoir. C’est pourquoi on ne saurait penser que le soleil est Dieu; il est oeuvre de Dieu. Ceux qui pensent que la lune[10] est Dieu se trompent, car nous la voyons se mouvoir nécessairement et tourner, passant de signe en signe, se couchant et se lovant pour l’usage des hommes, étant plus petite que le soleil, croissant et diminuant et ayant des éclipses. C’est pourquoi on ne peut croire que la lune soit Dieu, elle est oeuvre de Dieu.

VII. Ceux qui pensent que l’homme[11] est Dieu se trompent. Car nous le voyons se mouvoir par nécessité, se nourrir, vieillir malgré lui. Tantôt il est dans la joie, tantôt dans la tristesse, ayant besoin de nourriture, de boisson et de vêtement. Il est irascible, jaloux, envieux et troublé; il a beaucoup de défauts. Les éléments et les animaux lui sont nuisibles de bien des manières, et la mort le menace. L’homme ne peut donc être Dieu; il est oeuvre de Dieu.

Les Chaldéens ont donc grandement erré en suivant leurs désirs. Ils adorent les éléments corruptibles et les statues mortes. Et ils ne comprennent pas les choses qu’ils divinisent.

VIII. Arrivons aux Grecs, afin de voir s’ils ont bien pensé au sujet de Dieu. Les Grecs donc, se disant sages, ont été plus fous que les Chaldéens en prétendant qu’il y a eu beaucoup de dieux, les uns mâles, les autres femelles, livrés à toutes les passions et capables de toutes les iniquités. Ils les ont montrés adultères, meurtriers, irascibles, envieux, colères, parricides, fratricides, voleurs, avides, boiteux, estropiés, sorciers, insensés. Les uns meurent, d’autres sont foudroyés, d’autres asservis aux hommes, d’autres fugitifs, se lamentant, ou se métamorphosant en animaux pour accomplir des choses honteuses et mauvaises. Les Grecs ont donc prétendu des choses ridicules, folles et impies, ô Roi, saluant des dieux qui n’en sont pas, suivant leurs mauvais désirs, afin que, les ayant comme défenseurs de leurs vices, ils puissent commettre des adultères, dérober, tuer et faire les choses les plus odieuses. Si leurs dieux font ces choses, pourquoi eux aussi ne les feraient-ils pas? Par suite de cet égarement dans les moeurs, les hommes ont eu de nombreuses guerres, et il y a eu des meurtres et de dures captivités.

IX. Mais si nous examinons leurs dieux un à un, tu verras leur grande absurdité. Ils vénèrent tout d’abord comme dieu, Cronos, à qui ils sacrifient leurs enfants. Cronos eut beaucoup d’enfants de Rhéa; mais il devint fou et mangea ses propres enfants. On dit que Zeus lui coupa les parties et les jeta dans la mer, d’où l’on raconte que naquit Aphrodite. Ayant ainsi lié son propre père, Zeus le jeta dans le Tartare. Tu vois l’erreur et l’obscénité dans laquelle ils tombent au sujet de leur dieu : un Dieu peut-il être lié et châtré? Quel égarement! Quels hommes sensés le prétendraient?

Deuxièmement, ils adorent Zeus. On dit de lui qu’il est Roi des dieux eux-mêmes et qu’il s’est changé en animaux afin de commettre adultère avec des femmes mortelles. On le représente comme se changeant en taureau à cause d’Europe, en or à cause de Danaé, en cygne à cause de Léda, en satyre pour Antiope, et en éclair pour Semelé. Il eut d’elles beaucoup d’enfants, Dionusos, Zethos, Amphion, Héraclès, Apollon, Artémis, Persée, Castor, Hélène, Pollux, Minos, Rhadamante et Sarpédon, ainsi que les neuf filles appelées Muses. Ils racontent ainsi ensuite l’histoire de Ganymède. Les hommes ont imité toutes ces choses, ô Roi, et sont devenus adultères et pédérastes et se sont rendus coupables d’autres choses mauvaises à l’incitation de leur Dieu. Comment est-il possible qu’un Dieu soit adultère, pédéraste ou parricide?

X. Avec lui, ils adorent comme dieu un certain Hephaestus, un boiteux qui manie le marteau et la tenaille et qui forge peur gagner son pain. Il est donc nécessiteux? C’est pourquoi un boiteux qui a besoin des hommes ne peut être Dieu. Ensuite, ils adorent comme Dieu Hermès, qui est envieux, voleur, cupide, sorcier, estropié, interprète. Il ne peut donc être un Dieu. Ils disent qu’Asclepius est Dieu il est médecin, il prépare des médicaments et compose des emplâtres pour gagner son pain. Car il était nécessiteux. Ensuite, il fut foudroyé par Jupiter à cause du fils du Lacédémonien Tyndare et il mourut. Si Asclepius, quoique Dieu, a été foudroyé et n’a pu se secourir lui-même, comment viendrait-il en aide aux autres?

Arès, le guerrier ambitieux et voleur de troupeaux, est vénéré comme Dieu. Ensuite, commettant adultère avec Aphrodite, on dit qu’il fut lié par l’enfant Eros et par Hephaestus. Comment un Dieu peut-il convoiter, être guerrier, lié ou adultère?

Ils prétendent que Dionysus est Dieu, lui qui se livre à des orgies nocturnes et à l’ivrognerie, qui enlève les femmes d’autrui; il est devenu insensé et s’est enfui. Il fut ensuite tué par les Titans. Si donc Dionysus tué ne put se venir en aide, lui qui était insensé, ivrogne et fugitif, comment serait-il Dieu?

Ils disent qu’Héraclès étant ivre et fou, tua ses propres enfants, puis fut détruit par le feu et mourut. Comment un ivrogne, meurtrier d’enfants et brûlé serait-il Dieu? Comment viendrait-il en aide aux autres, lui qui n’a pu se secourir lui-même?

XI. Ils adorent comme Dieu, Apollon l’ambitieux qui porte l’arc et le carquois, ou la lyre et la pectis, et qui vend aux hommes des oracles contre salaire. Est-il donc dans le besoin? Ne peut être dieu quiconque est nécessiteux, ambitieux et joueur de lyre.

Ils ajoutent qu’Artémis est sa soeur, la chasseresse qui a un arc avec carquois. Elle court seule dans les montagnes avec des chiens à la poursuite du cerf et du sanglier. Comment cette chasseresse, qui court avec des chiens, serait-elle Dieu?

Ils prétendent qu’Aphrodite l’adultère est une déesse. Tantôt elle a comme amant Arès, tantôt Anchise, tantôt Adonis dont elle pleure la mort en le cherchant. On raconte qu’elle est descendue dans l’Hadès afin de racheter Adonis à Perséphone. As-tu vu, ô Roi, une démence plus grande que celle-là? Faire une déesse d’une adultère qui se lamente et qui pleure!

Ils adorent Adonis[12] le chasseur comme Dieu, lui qui mourut violemment tué par un sanglier et ne put se secourir dans son infortune. Comment un adultère, chasseur, mort violemment, se soucierait-il des hommes?[13]

Toutes ces choses et beaucoup de semblables, infiniment plus honteuses et mauvaises, les Grecs les racontent de leurs dieux; il n’est pas permis de les dire, ni même d’en faire mention. Les hommes ayant donc pris exemple sur leurs dieux ont commis toute injustice, débauche et impiété, souillant la terre et l’air de leurs horribles actions.

Les Égyptiens, plus imbéciles et insensés que ces derniers, se sont trompés plus que tous les peuples. Ils ne se sont pas contentés des objets de vénération des Chaldéens et des Grecs, mais ils ont adoré comme dieux des animaux privés de raison, terrestres ou aquatiques, des plantes et des bourgeons, et ils se sont souillés par toute leur folie et leur débauche plus que tous les autres peuples de la terre.

Dès l’antiquité ils adorent Isis, ayant comme frère et mari Osiris, qui fut tué par son propre frère Typhon. C’est pourquoi Isis s’enfuit avec son fils Oros à Biblos de Syrie, cherchant Osiris, se lamentant amèrement jusqu’à ce que Oros ait grandi et ait tué Typhon. Ainsi donc Isis ne put secourir son propre frère et mari; Osiris tué par Typhon ne put se sauver lui-même. Typhon, le fratricide, tué par Oros et Isis ne put se délivrer de la mort. Quoique connus par de tels crimes, ils ont été admis comme dieux par les Egyptiens. Ceux-ci, non contents de ces dieux ni des objets de culte des autres peuples, vénèrent, aussi comme dieux des animaux. Quelques-uns d’entre eux ont adoré le mouton, quelques-uns le bouc, d’autres le veau et le porc, d’autres le corbeau, l’épervier, le vautour et l’aigle, d’autres le crocodile; quelques-uns le chat et le chien, le loup et le singe, le serpent, l’aspic, d’autres l’oignon, l’ail, les épines et les autres créatures. Et les malheureux ne comprennent pas que toutes ces choses n’ont aucune puissance. Voyant leurs dieux mangés par d’autres hommes, brûlés et tués, puis pourrir, ils n’ont pas saisi que ce ne sont pas des dieux.

XIII. Les Égyptiens, les Chaldéens et les Grecs ont donc grandement erré en adorant ces dieux, en faisant leurs statues et en divinisant des idoles sourdes et privées de sens. Et je m’étonne que, voyant leurs dieux sciés et taillés par des ouvriers,[14] se briser et tomber en ruine par le temps, se décomposer et se fondre, ils n’aient pas compris que ce ne sont pas des dieux. Puisqu’ils ne peuvent rien pour leur propre salut, comment auraient-ils souci des hommes? Mais leurs poètes et leurs philosophes, ceux des Chaldéens, des Grecs et des Égyptiens, voulant glorifier leurs dieux dans leurs poèmes et dans leurs ouvrages, ont bien davantage étalé et mis à nu leur honte devant nous. Si donc le corps de l’homme, étant composé de plusieurs parties, ne rejette aucun de ses propres membres, mais, ayant dans tous ses membres une unité indissoluble, est d’accord avec lui-même, comment y aurait-il dans la nature divine pareil combat et discorde? Si la nature divine est une, un dieu ne doit pas en persécuter un autre, ni le tuer, ni lui faire du mal. Si donc les dieux sont persécutés, tués; volés ou foudroyés par des dieux, il n’y s plus une nature, mais des pensées partagées et toutes malfaisantes, de sorte qu’aucun d’eux n’est dieu. Il est donc évident, ô Roi, qu’il y a une grande erreur dans cette explication des dieux.

Comment les sages et les savants d’entre les Grecs n’ont-ils pas compris que ceux qui font des lois sont jugés par leurs propres lois? Si donc les lois sont justes, leurs dieux sont tout à fait injustes en les transgressant, en commettant des meurtres, des sortilèges, des adultères, des vols, des crimes contre nature. Si au contraire ils ont ainsi bien agi, alors les lois sont injustes et en opposition avec les dieux. Or, les lois sont, bonnes et justes, louant la vertu et réprouvant le vice; les actions de leurs dieux en sont la transgression. Leurs dieux sont donc transgresseurs, et ceux qui ont adoré de tels dieux sont tous dignes de mort et impies. Si les récits qui les concernent sont fabuleux, ce ne sont que des mots; s’ils sont réels, ceux qui ont fait et souffert ces choses ne sont pas des dieux. Si ces histoires sont allégoriques, ce sont des fables et rien d’autre.

XIV. Il est maintenant évident, ô Roi, que tous ces objets de culte polythéiste sont des oeuvres d’erreur et de perdition. On ne peut appeler dieux ceux qu’on voit, mais qui ne voient pas. Mais il faut adorer le Dieu invisible qui voit toutes choses et qui a tout créé.

Arrivons donc, ô Roi, aux Juifs, afin de voir ce qu’ils pensent, eux aussi, de Dieu. Descendant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ils vinrent habiter l’Egypte. Dieu les en fit sortir de sa main forte et de son bras tout puissant, par le moyen de Moïse, leur législateur, et il leur manifesta sa puissance par beaucoup de signes et de miracles. Mais, dans leur injustice et dans leur ingratitude, ils adorèrent souvent les idoles des païens et ils tuèrent les prophètes et les justes qui leur étaient envoyés.

Ensuite, lorsqu’il plut au fils de Dieu de venir sur la terre, après l’avoir insulté, ils le livrèrent au gouverneur des Romains et le condamnèrent à être crucifié, sans tenir compte de ses bienfaits et des innombrables miracles qu’il avait accomplis parmi eux. Ils ont péri par leur propre iniquité. Ils adorent bien maintenant le Dieu unique et tout-puissant,[15] mais sans intelligence, car ils renient le Christ, fils de Dieu, et sont presque semblables aux païens,[16] et quoiqu’ils paraissent se rapprocher de la vérité, ils s’en éloignent. Cela, au sujet des Juifs.

XV. Les Chrétiens descendent[17] du Seigneur Jésus-Christ. On le reconnaît comme Fils du Dieu Très-Haut descendu du ciel avec le Saint-Esprit, pour le salut des hommes. Né d’une vierge sainte, il s’est incarné sans sperme et sans souillure et est apparu aux hommes afin de les faire sortir de l’erreur du polythéisme. Et ayant achevé son admirable mission, il mourut volontairement sur la croix, suivant un plan supérieur. Trois jours après, il ressuscita et monta aux cieux. Tu peux, ô Roi, si tu le désires, apprendre à connaître la renommée de sa vie dans ce qu’ils appellent le saint Évangile. Il eut douze disciples qui, après son ascension, se répandirent dans toutes les parties de la terre, pour y annoncer sa gloire. C’est ainsi que l’un d’entre eux vint dans nos contrées, prêchant le dogme de la vérité. Ceux qui se soumettent à leur prédication prennent le nom de Chrétiens.

Ils ont trouvé la vérité et dépassé tous les peuples de la terre. Car ils connaissent le Dieu créateur de toutes choses en son Fils unique et le Saint-Esprit, et ils n’adorent pas d’autre Dieu que celui-là. Ils ont les commandements du Seigneur Jésus-Christ lui-même gravés dans leurs coeurs el ils les observent[18] dans l’attente de la résurrection des morts, et de la vie du siècle à venir. Ils ne commettent pas d’adultères[19] ni de fornications;[20] ils ne portent pas de faux témoignage.[21] Ils ne convoitent pas ce qui est à autrui;[22] ils honorent père et mère; ils aiment leur prochain[23] et jugent avec équité. Ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse.[24] Ils exhortent ceux qui les traitent injustement et s’en font des amis. Ils s’efforcent de faire du bien à leurs ennemis.[25] Ils sont doux,[26] modestes, s’abstiennent de toute union illégitime et de toute impureté. Ils ne méprisent pas les veuves et ne font pas de tort à l’orphelin. Celui qui est riche donne de bon coeur au pauvre.[27] Quand ils voient un étranger, ils le conduisent dans leur demeure et se réjouissent de lui comme d’un véritable frère. Car ce n’est pas selon la chair qu’ils s’appellent frères, mais selon l’esprit. Ils sont prêts à donner leur vie pour Christ. Ils observent strictement ses commandements, vivant saintement et justement, comme le Seigneur Dieu le leur a ordonné, lui rendant grâce à toute heure pour la nourriture, la boisson ou les autres biens.

XVI. C’est, en effet, le chemin de la vérité[28] qui conduit ceux qui le suivent au royaume éternel promis par Christ dans la vie à venir. Et afin que tu saches, ô Roi, que je ne dis pas ces choses par moi-même, cherche dans les écrits des Chrétiens, et tu verras que je ne dis rien en dehors de la vérité.

 


 

[1] Le texte S donne ici une longue paraphrase de G. Quoique le paragraphe soit deux fois plus long, il ne contient rien de plus. Il y a des explications vraiment naïves et qui sont bien plutôt oeuvre du traducteur que de l’auteur. En voici des exemples : S et G présentent Dieu comme n’ayant ni commencement ni fin. Le traducteur syriaque ajoute qu’il entend par là que tout ce qui a un commencement a aussi une fin et que tout ce qui a une fin est corruptible. Cela est juste, mais à quoi cela sert-il, puisqu’il est dit que Dieu n’a pas de fin? Dieu est parfait parce qu’il n’y a en lui aucune imperfection, dit encore G. Personne n’a jamais songé à le nier.

[2] On a voulu voir dans les mots τούτων οὔτως εἰρημένων la preuve que l’auteur de la légende avait écourté le chapitre 1. Il donne dans son ouvrage une grande quantité de qualificatifs de Dieu (Boiss., p. 118, 211, 239) et aurait abrégé pour ne pas se répéter. Il ne faut pas oublier que le discours de Nachor est destiné à affermir le prince dans la foi et que, par conséquent, il doit être plus affirmatif encore que Barlaam. Or, l’auteur de la légende n’a rien ajouté, puisque tout ce qu’on lit dans G se trouve aussi dans les textes A et S.

[3] Ep. ad. Diogn., c. 1.

[4] Cette division est particulière au texte G. Les textes A et S donnent la quadruple division suivante : Barbares, Grecs, Juifs et Chrétiens. Malgré ces deux documents, nous n’hésitons pas à considérer la division du grec comme la division originale. Ce sont bien les trois religions qui étaient en présence dans le monde après Jésus-Christ. D’abord, le vieux paganisme sous toutes ses formes, depuis le panthéisme de l’Inde jusqu’aux mythologies de l’Égypte, de la Phénicie, de la Grèce et de l’Italie. Ensuite le judaïsme, avec son étroit exclusivisme, et enfin le christianisme naissant, déjà altéré et compliqué d’éléments étrangers. Outre cette considération générale, il faut remarquer que la division en quatre races des textes A et S ne permet pas de développement sur les Égyptiens. Or, le texte syriaque traite des Égyptiens dans les ch. XII et XIII. Les Barbares mentionnés par A et S ne peuvent être que les Chaldéens, tomme nous le montrerons un peu plus loin. Le nom de Belus, qui est resté dans la version arménienne, est une précieuse indication. D’après le récit de la création, laissé par Bérose, Bel se coupa la tête, et, de son sang mêlé à la poussière de la terre, il forma l’homme. Les Grecs appelaient les descendants de Bel des Chaldéens et non des Barbares. Les Barbares n’ont rien à faire avec Cronos et Rhéa, parents de Zeus, père d’Helenus, comme le veut S (ch. II). Le ch. IX, parallèlement avec G (ch. IX), mentionne Cronos comme Dieu des Grecs. Il y a donc une contradiction dans le texte syriaque. Le traducteur syriaque n’avait aucune idée bien exacte de toute cette mythologie : le ch. IX mentionne Dios, qui est appelé Zeus! (A aussi). M. Robinson (Texts and Stud., p. 90) fait remarquer que le rapprochement avec le Κήρυγμα Πέτρου, qui présente une triple division, est tout à l’avantage de la division de G (voyez Epître de Diognète, I; Tertullien, Ad Nationes, I, 8, et Contra gnosticos seorpiace, 10). Enfin, il y a évidemment une altération dans cette partie des versions arménienne et syriaque. Le nom de Rhéa, surtout, a été altéré dans l’arménien. Les différents traducteurs lisent Eerra, Eearra, Eer, Hyera pour Rhéa.

[5] L’ordre des matières diffère ici de celui des deux versions. Après la première phrase du chapitre III, les textes S et A passent à l’explication de leur quadruple division et exposent l’origine des Barbares, des Grecs, des Juifs et des Chrétiens. Les deux versions répètent ensuite leur division et insèrent un passage incompréhensible que nous avons reproduit plus haut. C’est seulement alors que le texte S, qui continue seul, commence la réfutation (III).

[6] Le pays situé entre l’Euphrate et le Tigre, à cause de sa position entre les deux cours d’eau auxquels il doit sa richesse et sa fécondité, portait le nom de Mésopotamie. Le sud du pays, d’après sa capitale Babel, porta le nom de Babylonie, tandis que le nord fut l’Assyrie. Les peuples qui habitèrent ces contrées sont appelés par les Hébreux et les Grecs, Chaldéens et Assyriens. Ces noms concordent avec ceux qu’ils se sont donnés eux-mêmes d’après les Inscriptions. Avant eux les Soumirs et Accads avaient habité le pays. Astrologues, puis astronomes, surtout mathématiciens, ces derniers sont les inventeurs de l’écriture dite cunéiforme. Les Chaldéens leur empruntèrent leur science et une bonne partie de leurs idées religieuses. Dans son livre sur l’Histoire comparée des anciennes religions de l’Égypte et des peuples sémitiques, le professeur C. P. Tiele étudie les divinités des Souxnirs et Accads et montre l’origine des divinités chaldéennes (Livre II, ch. I et Il). Ana (l’élevé) est le ciel considéré comme être divin; pour les Chaldéens il devient le dieu du ciel. Les principaux dieux des Chaldéens sont empruntés à ce panthéon très ancien. L’abîme, l’océan céleste, la mer sont représentés par Hea (maison des eaux). Il y a aussi un dieu du soleil, de la lune, de certaines étoiles, de la terre. Le dieu de l’atmosphère donne naissance au vent et à la pluie. Le dieu du feu jouait un rôle considérable comme dieu protecteur de la maison et de la famille.

D’après M. Oppert (article Chaldée dans l’Encyclopédie de M. Lichtenberger), les Chaldéens avaient un cercle de douze dieux, correspondant presque un à un aux douze mois. Dès les temps les plus reculés, la Chaldée est un centre de civilisation. Les doctrines chaldéennes se seraient répandues dans l’empire romain à l’origine du christianisme.

M. H. Zotenberg pense qu’il s’agit ici des croyances des Perses. Ce qui l’induit en erreur, c’est qu’il met cette description en relation avec des développements sur le règne du mal (Boissonade, p. 45, 51, 105, 173) et que la réfutation de la divinité de l’homme lui paraît s’adresser an Roi de Perse. La découverte de M. Robinson détruit cette explication. (Zotenberg, op. cit., p. 58, 59.)

[7] L’auteur de l’Épître à Diognète, dans sa réfutation des prétendus dieux des Grecs, se sert du même argument On lit au ch. II, 2; « Celui-ci n’est-il pas de bois déjà pourri, cet autre d’argent, qui a besoin d’un homme pour le garder afin qu’il ne soit pas volé? »

[8] La science se perpétuait dans les castes, de père en fils, et les différentes écoles de Babylone, de Borsippa, d’Orchoë, de Sippare eurent de longues controverses entre elles. Les adhérents de ces écoles prirent le nom de Chaldéens. Ce nom devint synonyme de savant, d’astrologue, de prophète. Comme tel il apparaît dans le livre de Daniel (IV, 7-11).

[9] Le Zodiaque, pour les anciens, soutenait les astres.

[10] La version arménienne mentionne la lune au commencement de l’Apologie. La version syriaque ne la mentionne pas et n’en donne aucune description ni réfutation.

[11] M. H. Zotenberg, dont l’ouvrage a paru en 1886 avant la découverte de M. Robinson, pense qu’il s’agit ici du Roi de Perse, auquel on attribuait le caractère divin. Le texte S (VII) a un passage parallèle qui détruit cette hypothèse.

[12] Le texte S le présente sous son nom chaldéen de Tammuz.

[13] Le texte S insère à la suite deux paragraphes sur Rhéa et Kore.

[14] Voyez Épître à Diognète, II, 3,

[15] Ep. ad Diogn., III, 2.

[16] Ep. ad Diogn., II.

[17] On ne savait pas, à cette époque, ce que c’était qu’une religion qui n’était pas nationale. Les chrétiens se recrutaient partout, chez les païens, chez les juifs. On les considérait comme un tertium genus et on ne savait d’où sortait cette race. Aristide les fait descendre de Jésus-Christ. Il s’agit dune descendance spirituelle; il dira plus loin que les chrétiens sont frères spirituels (G, XV). Le fragment A exprime la même idée, tandis que la version S présente simplement Jésus comme fondateur de la religion chrétienne: Le traducteur syriaque a fait des confusions, comme le montre cette phrase bizarre du ch. II au sujet des Barbares: Now the Barbarians reckon the head of the race of their religion. Le texte G donne ici la vraie leçon.

[18] Cf. Did. IV, 9; Barn. Epist., XIX, 2; XIX, 11.

[19] Cf. Did. II, 1; Barn. Epist., XIX, 4.

[20] Cf. II, 1.

[21] Cf. II, 2.

[22] Cf. Did. II, 2; Barn. Epist., XIX, 6.

[23] Cf. Did., I, 2; II, 7; Barn. Epist., XIX, 5.

[24] Cf. Did. I, 2.

[25] Cf. Did. I, 3, 5.

[26] Cf. Did. III, 6, 7; Barn. Epist., XIX, .

[27] Cf. Did. IV, 4.

[28] Cf. Barn. Epist., XIX.