INTRODUCTION
Suivant
Suétone (Vita Terenti), Térence (P. Terentius Afer)
naquit à Carthage; mais il n'était pas Carthaginois; autrement il
aurait reçu le surnom de Poenulus, et non celui d'Afer.
Le mot Afer s'appliquait aux Africains, en grec Λίβυες.
Il y avait à Carthage un grand nombre d'Africains esclaves. Térence
eut sans doute pour père un de ces esclaves. On hésite sur la date de
sa naissance. En 160, c'est-à-dire après avoir donné ses six
comédies. il n'avait pas plus de 25 ans, au dire de Suétone. Il serait
donc né en 185 av. J.-C., un an après la mort de Plaute. Ennius et
Cécilius vivaient encore. Mais dès l'antiquité, cette date a été
contestée. L'historien Fenestella, qui vécut sous Auguste et Tibère,
et peut-être le grammairien Santra, qui lui est un peu antérieur, ont
pensé qu'il fallait reculer la naissance de Térence de quelques
années, Quand l'Andrienne parut, l'auteur n'avait pas vingt
ans.. Est-il vraisemblable que ses adversaires n'eussent pas fait
allusion à son extrême jeunesse, s'il avait composé l'Andrienne
à dix-neuf ans? Le vieux poète mal intentionné, qui s'est acharné
après toutes les pièces de son jeune rival, aurait-il- pu dire de lui
qu'il s'était appliqué tout d'un coup à l'art théâtral, s'il y
avait débuté à dix-neuf ans? Et les anciens ne se seraient-ils pas
extasiés sur une telle précocité? Ils ignoraient, comme nous, la date
exacte de la naissance de Térence; mais, comme ils savaient qu'il avait
été le familier de Scipion l'Africain, il est bien possible qu'ils
l'aient fait naître en 185, parce que Scipion était né en cette
année-là. Aussi plusieurs critiques modernes sont portés à croire
que Térence naquit quatre ou cinq ans plus tôt (01).
Quoi qu'il en soit, il fut amené à Rome, encore enfant, dans la maison
du sénateur Térentius Lucanus, par quelle voie, achat ou cadeau, nous
n'en savons rien. En tout cas, ce n'était pas à titre de prisonnier de
guerre, attendu, dit Fenestella, qu'il naquit et mourut entre la fin de
la deuxième guerre punique et le commencement de la troisième. Frappé
de son intelligence et de sa beauté, son maître le fit élever comme
un homme libre et l'affranchit de bonne heure. Le jeune affranchi prit,
comme c'était l'usage, le nom de son patron, et garda comme surnom son
nom d'esclave : il s'appela dès lors P. Terentius Afer. C'était le
temps où, selon le mot d'Horace, la Grèce vaincue commençait à
conquérir son vainqueur. Dans le milieu où Térence fut élevé, la
culture grecque était en grand honneur. Térence y fut initié comme
les jeunes patriciens qui fréquentaient la maison du sénateur. Il dut
étonner ses maîtres par sa précocité, et ceux-ci le poussèrent
sans doute vers la carrière littéraire où ses goûts et ses talents
le portaient. Il se tourna vers la palliata, c'est-à-dire le
genre de comédie grecque qu'on a appelé, la comédie nouvelle. Ce
genre avait jeté en Grèce un vif éclat et les poètes Diphile,
Apolodore, Philémon, Ménandre et Posidippe avaient fait applaudir au
troisième siècle av. J.-C,; sir le théâtre d'Athènes une multitude
de chefs-d'œuvre. Introduite à Rome en 240 par Livius Andronicus, la palliata
avait été cultivée par Naevius, Plaute, Ennius, Cécilius. Elle
penchait vers son déclin, lorsque Térence essaya à son tour de mettre
sur la scène , quelques-unes des pièces qu'il admirait dans le
théâtre grec. Il débuta par l'Andrienne qui parut avec succès
en 166 et fit représenter la même année l'Eunuque, dont le
succès fut tel que la pièce fut jouée deux fois de suite. L'année
suivante l'Hécyre, qui devait être donnée aux jeux
Mégalésiens, ne put être représentée, parce que le public déserta
la scène pour aller voir un funambule. Elle eut la même infortune en
160, aux jeux funèbres en l'honneur de Paul-Émile : le premier acte
seul put être joué. Enfin, reprise la même année, aux jeux Romains,
elle réussit. En 163, parut l'Heautontimorumenos (le Bourreau de
soi-même); en 161, le Phormion, et enfin les Adelphes en
160, aux jeux funèbres organisés par les fils de Paul-Émile en
l'honneur de leur père (02). A l'exception
de l'Hécyre et du Phormion, tirés de l'Hécyre et
de l'Epidicazomenos d'Apollodore de Carystos, Térence avait pris
toutes ses pièces dans Ménandre.
Après la troisième représentation de l'Hécyre, en 160, il
partit pour la Grèce. Il voulait connaître le pays d'Apollodore et de
Ménandre, étudier sur place les mœurs et les institutions, voir jouer
sur les théâtres grecs les ouvrages en vogue et faire son choix dans
l'immense répertoire de la comédie nouvelle. Perclus (Vita Terenti)
dit qu'il se rendit. dans la terre de Grèce la plus éloignée, et
Volcacius (chez Suétone), qu'il se rendit de Grèce en Asie. Peut-être
commença-t-il son voyage par quelque ville d'Asie, et il se peut
que Pergame l'ait attiré d'abord avec sa bibliothèque riche en
manuscrits. Après une année de séjour, il revenait à Rome, lorsqu'il
mourut, selon les uns, dans un naufrage, près de Leucade, selon les
autres, à Stymphale, en Arcadie, de maladie et du chagrin d'avoir perdu
ses manuscrits qu'il avait fait partir à l'avance et qui avaient péri
en mer. D'après Q. Cosconius (Vita Terenti de Suétone), il
rapportait 108 pièces traduites de Ménandre. L'erreur saute aux yeux.
Comment dans une année, en voyage, un homme aurait-il pu traduire 108
pièces? Il est évident qu'au nombre véritable un copiste irréfléchi
a substitué le nombre 108 qui était celui des pièces attribuées à
Ménandre. Térence laissait une fille qui fut mariée à un chevalier
romain, et, comme héritage, un jardin de vingt arpents, sur la voie
Appienne, près du temple de Mars. Son biographe nous apprend qu'il
était de taille moyenne mince et brun.
Ses
amitiés.
Sa polémique avec ses adversaires.
Il
avait connu dans la maison de Térentius les fils des principales
familles romaines et il s'était lié particulièrement avec trois
d'entre eux, Scipion, le futur vainqueur de Numance et de Carthage, le
sage Lélius et le jeune Furius Philus. Ses ennemis firent courir le
bruit qu'il se faisait aider par eux dans la composition de ses pièces.
Il s'en défendit mollement dans le prologue des Adelphes, et se
contenta de répondre qu'il était fier de plaire à des gens qui
plaisaient à tout le peuple. Une telle réponse n'était pas de nature
à couper court à la calomnie; aussi fit-elle son chemin et passa de
l'antiquité aux modernes, si bien que notre Montaigne va jusqu'à lui
retirer la paternité de ses oeuvres pour en faire honneur à Scipion et
à Lélius. Mais elle ne soutient pas l'examen. Térence est bien
l'auteur de ses pièces, et tout ce qu'il doit à ses nobles amis,
c'est d'avoir appris en leur compagnie la langue de la belle société
et peut-être, à l'occasion, quelques conseils sur le choix de ses
oeuvres ou sur quelque détail de composition.
Ses ennemis lui faisaient, d'autres reproches, et d'abord celui de contaminer
les pièces grecques, c'est-à-dire de mêler à une pièce principale
des scènes et des personnages empruntés à une autre pièce grecque.
C'est en effet ce qu'il a fait dans l'Andrienne, dans l'Eunuque
et dans les Adelphes. Luscius Lanuvinus, qui mena le branle
contre lui, était un délicat qui considérait comme un sacrilège de
changer quelque chose aux chefs-d'œuvre du théâtre grec. Mais ici
Térence maintint ses droits avec fermeté et, s'abritant derrière
Naevius, Ennius et Plaute, il déclara qu'il préférait suivre leurs
libres allures plutôt que l'obscure exactitude de ses détracteurs.
Ceux-ci l'accusaient encore d'avoir mis à la scène des personnages
déjà présentés par Naevius et par Plaute. A leurs yeux une pièce
traduite était la propriété du traducteur, comme l'original l'était
de son auteur. Térence avait donc commis un vol, en reprenant au Colax,
traduit par Naevius et Plaute, les personnages du soldat et du parasite
pour les mettre dans son Eunuque, et en pillant dans les Commorientes
de Plaute la scène de l'enlèvement des Adelphes (II, 1). Il
n'eut pas de peine à repousser cette dernière accusation : la scène
incriminée ne se trouvait pas dans les Commorientes. Quant à la
première, il s'excusa sur son ignorance : il avait pris ses deux
personnages directement dans le Colax de Ménandre, sans savoir
que Naevius et Plaute les avaient déjà mis à la scène.
Tous ces reproches ne sont pour nous, modernes, que de mauvaises
chicanes, mais ses ennemis lui en font un autre plus sérieux, celui
d'écrire des pièces « tenui oratione et scriptura levi »
(Prol. du Phormion, V, 5), c'est-à-dire d'un style fluet et sans
force. Nous y reviendrons tout à l'heure.
L'Oeuvre
de Térence.
Bien
que tous les poètes latins de la palliata aient puisé aux
mêmes modèles et que le mérite de l'invention appartienne en très
grande partie aux originaux grecs, il n'y en a pas moins de grandes
différences entre les premiers et les derniers venus. Les premiers,
ayant affaire à des spectateurs presque tous étrangers aux
délicatesses de l'art grec, n'eurent aucun scrupule à modifier leurs
modèles suivant les goûts du public et même suivant leurs goûts
personnels. Sur le déclin de la palliata, au contraire, à
côté de la foule ignorante, un public lettré s'était formé peu à
peu, qui prisait de plus en plus la perfection grecque. L'école de
Luscius Lanuvinus demandait qu'on la respectât, et que les poètes
latins se bornassent au simple rôle de traducteurs. Térence était
trop artiste pour être un copiste servile, et d'autre part trop épris
de perfection pour se permettre les libertés que Naevius et Plaute
s'étaient données. Il usa comme eux de la contamination, mais au lieu
de développer outre mesure une situation plaisante, au détriment de la
symétrie et de la régularité du plan, il sut fondre adroitement ses
additions avec la pièce principale et observer la mesure et l'harmonie
dans l'ordonnance de ses pièces, à part peut-être dans les Adelphes
où la suture est trop visible. Pour jeter de la variété et mettre du
mouvement dans certaines scènes un peu lentes, il substitua plus d'une
fois le dialogue au monologue. C'est ainsi qu'il remplaça le monologue
qui ouvrait l'Andrienne de Ménandre par un dialogue emprunté à
la Périnthienne, et le monologue de Chéréa dans l'Eunuque
par un dialogue étincelant de verve et d'esprit. L'intérêt essentiel
de la comédie nouvelle venait de la peinture des caractères. Il prit
le plus grand soin de leur conserver l'exactitude, la justesse, le
naturel avec lesquels ils avaient été tracés. Mais ici encore il
essaya de pousser plus loin la perfection, en accusant certains traits,
sans jamais dépasser la mesure et la vraisemblance. Dans Ménandre, le
rude Déméa répondait au salut de son frère; chez Térence, il
attaque aussitôt, sans lui rendre sa politesse, melius quam Menander,
dit Donat, cum hic ilium ad jurgium promptiorem quam ad resalutandum
fecit (Adelphes, V, 81). , Dans la même pièce, jugeant que
Micion consentait trop vite à l'absurde mariage où Déméa veut
l'embarquer (apud Menandrum senex de nuptiis non gravatur, dit
Donat), il lui prête une vive résistance et de vertes ripostes. Si
nous possédions les oeuvres d'Apollodore et de Ménandre, nous
pourrions sans doute faire un grand nombre de remarques de ce genre.
Nous pourrions voir aussi quelle part exacte lui revient dans ces
expositions si parfaites, si naturelles de ton, si vives de style, où
le récit, clair et alerte, court droit au but, sans que rien soit
oublié, rien superflu. Mais sa principale originalité, celle qui a
fait de lui un grand artiste, c'est le style. Ici toutes les voix sont
unanimes. Cicéron, dans un fragment en vers cité par Suétone, vante
l'élégance, la délicatesse, la douceur des traductions que Térence a
données de Ménandre :
Tu quoque qui solus lecto sermone, Terenti,
Conversum expressumque latina voce Menandrum
In medium nobis sedatis motibus effers,
Quiddam come loquens atque omnia dulcia miscens.
César appelle Térence puri sermonis mater, et Quintilien
loue son élégance. Son style a toujours passé pour le modèle du sermo
urbanus, de la conversation des honnêtes gens.
En revanche les mêmes critiques qui ont vanté son élégance et sa
grâce s'accordent aussi à regretter qu'il manque de force. Cicéron le
laisse entendre quand il dit que Térence apporte un Ménandre sedatis
motibus, aux mouvements calmes. César, moins mesuré dans sa
critique, appelle Térence un demi Ménandre :
Tu quoque, tu in summis, ô dimidiate (03)
Menander,
Poneris, et merito, puri sermonis amator;
Lenibus atque utinam scriptis adjuncta foret vis
Comica, ut aequato virtus polleret honore
Cum Graecis, neve hac despectus parte jaceres!
Unum hoc maceror ac doleo tibi desse, Terenti.
C'est à peu près ce que pense Horace lorsqu'il compare (Epîtres,
II, 1, 59) Cécilius et Térence : Vincere Cecilius gravitate,
Terentius arte. Quintilien lui aussi dit qu'il aurait plus de grâce
encore, s'il s'était renfermé dans l'emploi du trimètre : il entend
sans doute par là que, parfait dans le dialogue qui s'exprime en
trimètres, il manque d'élan dans les scènes de passion qui
s'expriment en d'autres mètres. C'est ce que disait avant lui le savant
Varron. Selon lui, Térence exprime supérieurement les mœurs, ἤθη;
mais d'autres, par exemple Cécilius, le surpassent dans la peinture des
passions, πάθη.
C'est pour cette raison sans doute que Volcacius Sedigitus (fin du IIe
siècle avant J.-C.), dans son canon des dix poètes de la palliata,
ne donne à Térence que le sixième rang.
Les anciens sont donc unanimes sur ce point : Térence manque de force
comique. Ils s'en apercevaient d'autant plus facilement qu'ils avaient
un autre grand poète, dont la force comique était la qualité
éminente. C'est Plaute, dont la verve exubérante, les bons mots, les
saillies imprévues, les hyperboles risibles, les quolibets de toute
sorte, les mots crus, les plaisanteries salées, les charges grotesques,
les inventions cocasses et l'imagination débridée faisaient un
contraste saisissant avec la tenue, la politesse, la modération, les
expressions choisies et mesurées des personnages de Térence, chez qui
les valets comme les maîtres, les courtisanes comme les matrones, Ies
proxénètes comme les fils de famille gardent toujours la décence et
la mesure dans leur langage. Mais cette différence est-elle au
désavantage de Térence? On ne le pensait pas chez nous au XVIIe
siècle, où Térence était tenu pour le premier des comiques latins
par Bossuet, par La Bruyère, par Fénelon, qui sentait si vivement la
naïveté de ses peintures. Au XIXe siècle et de nos jours, où les
qualités primesautières ont pris le pas sur les autres, les
préférences vont plutôt à Plaute qu'à Térence. En réalité, il
est inutile et vain de vouloir leur assigner des rangs. Si la gaieté de
Plaute nous épanouit, la tendresse de Térence nous enchante; si le
gros rire a ses charmes, le fin sourire a aussi les siens; si les
peintures enluminées attirent nos yeux, la perfection du dessin ne les
retient pas moins; si la force comique de Plaute nous surprend et fait
éclater le rire, les douces peintures, les tendres sentiments, les
explosions d'amour chez Térence nous émeuvent et nous captivent par
leur suavité. Décider lequel de ces deux genres de plaisir est
préférable est moins affaire d'esthétique que de tempérament.
Les
comédies de Térence après sa mort.
Ses commentateurs.
Les
comédies de Térence furent parfois remises à la scène après sa
mort, moins souvent, il est vrai, que celles de Plaute; mais elles
conservèrent toujours beaucoup de lecteurs. Dès la deuxième moitié
du second siècle avant J.-C., les savants romains, à l'imitation des
grammairiens grecs, s'occupèrent de la palliata. Ils revirent le texte
des comédies et rédigèrent pour chacune d'elles des notices ou
didascalies qui contenaient l'histoire de la pièce et de ses
représentations. Ils composèrent aussi des traités spéciaux sur des
particularités historiques, littéraires, scéniques et linguistiques
relatives aux anciens poètes. Il faut citer parmi eux le poète
tragique L. Accius, Porcius Licinus, Volcacius Sedigitus, Elius Stilo,
Q. Cosconius et avant tous Terentius Varro (116 - 27 av. J.-C.), dont
les travaux ont été la source des historiens de la littérature qui
out suivi.
Sous les empereurs, on sentit le besoin d'expliquer le texte, dont
certains détails n'étaient plus compris. Probus, Æmilius Asper,
Arruntius Celsus, Helenius Acro, Euanthius composèrent des commentaires
qui sont perdus Mais nous avons, sous le nom de Donat (IVe siècle), un
commentaire des pièces de Térence, sauf de l'Heautontimorumenos,
qui est un assemblage confus de commentaires antérieurs, mais où
l'auteur a utilisé des écrits explicatifs plus anciens, pleins de
renseignements précieux.
Dans la première moitié du deuxième siècle, où l'on étudia avec un
zèle particulier la vieille littérature latine, C. Sulpicius
Apollinaris de Carthage, le maître d'Aulu-Gelle et de l'empereur
Pertinax, composa des sommaires en 12 vers pour chacune des pièces de
Térence : ils se trouvent en avant du texte des manuscrits. C'est
l'habitude de les imprimer dans les éditions de Térence. Nous l'avons
suivie; mais, vraiment, ces médiocres sommaires ne méritent pas les
honneurs de l'impression.
Les
manuscrits.
Les
manuscrits de Térence se divisent en deux classes. L'une est formée
par le seul Bembinus qu'on désigne par la lettre A; il est du Ve
siècle. Il a été en la possession de Bernard Bembo, puis de Pierre
Bembo. De là son nom. Il nous fournit le plus ancien texte de Térence
qui existe, avec les corrections d'un certain Joviales, grammairien du Ve
ou VIie siècle. L'autre comprend un grand nombre de manuscrits qui
remontent tous à la recension d'un certain Calliopius, dont on place
l'existence au IIIe ou IVe siècle de notre ère. Les manuscrits de
cette recension désignés collectivement par la lettre Σ,
se répartissent en deux groupes, le groupe γ
et le groupe δ.
Les principaux représentants du premier groupe sont le Parisinus
P (n° 7899 de la bibl. nationale) et le Vaticanus C; ils sont
tous les deux du IXe siècle, et tous les deux ont des images qui
représentent des personnages de chaque pièce. L'autre groupe est
représenté par le Victorianus D (bibl. Laurentienne) du Xe
siècle, le Decurtatus (bibl. du Vatican), et surtout par le Parisinus
p (n° 10304). Umpfenbach avait donné en 1870 une édition critique
détaillée qui a été la base de toutes les éditions qui ont été
publiées depuis. Mais en 1926 a paru l'édition de Kauer et Lindsay à
Oxford, qui comprend les leçons de 7 nouveaux manuscrits, parmi
lesquels se trouve le manuscrit p, dont Lindsay fait grand état. Ce
n'est pas seulement dans ces collations nouvelles que consiste la
nouveauté de cet ouvrage, mais aussi dans un certain nombre de
nouveautés orthographiques, et surtout dans la préférence donnée au
groupe δ,
en particulier à p, et aux leçons tirées des commentateurs, en
particulier de Donat. C'est sur le travail de Kauer et Lindsay qu'est
basé l'établissement du texte de notre édition. Mais nous n'avons pas
cru devoir suivre Lindsay dans sa prédilection pour δ,
et nous avons souvent rétabli la leçon du Bembinus là où il l'a
rejetée pour la leçon de δ
ou de Donat.
Le
théatre à Rome au temps de Térence.
Au
temps de Térence, il y avait quatre fètes où l'on donnait
régulièrement des représentations dramatiques : les jeux Mégalésiens,
en l'honneur de la grande déesse ou mère des dieux, Cybèle,
célébrés en avril sous la présidence des édiles curules; les jeux Apollinaires,
en juillet, sous celle du préteur urbain; les jeux Romains
ou ludi maximi, en septembre, sous celle des édiles curules, et
les jeux plébéiens, en novembre, sous celle des édiles
plébéiens. Les magistrats chargés d'organiser ces fêtes recevaient
de l'État une somme déterminée, à laquelle ils ajoutaient de leur
poche un surcroît considérable.
A ces fêtes régulières s'en ajoutaient d'extraordinaires,
accompagnées aussi de représentations dramatiques : les jeux
votifs, dédicatoires, triomphaux, et les jeux funèbres
donnés en l'honneur d'un mort illustre.
Dans les premiers temps et pendant tout le VIe siècle de Rome, il n'y
eut pas de théâtre fixe. A chaque représentation, on choisissait un
emplacement en pente; au bas de la pente on dressait une estrade en bois
(proscaenium), fermée au fond par un mur également en bois (scaena)
; sur la pente (cavea) le peuple prenait place, en plein air, et
restait debout (04). Devant la scène, un
espace demi-circulaire, correspondant à l'orchestra des Grecs,
était réservé aux prêtres, aux magistrats, aux sénateurs, qui
étaient assis sur leurs chaises curules. En 178, on construisit un proscaenium
et une scaena en pierre devant le temple d'Apollon, sans doute
pour les jeux Apollinaires. Cinq ans plus tard, l'État fit
élever une scène à demeure qui ne paraît pas avoir été de longue
durée. C'est seulement en 145 que L. Mummius, le vainqueur de Corinthe,
fit construire un théâtre complet, avec des rangées de sièges, mais
en bois, de sorte qu'il fallait renouveler la construction à chaque
représentation, jusqu'à ce qu'enfin, en 55, Cn. Pompée consacra un
théâtre permanent en pierre.
Acteurs
et chefs de troupe.
Les
acteurs (actores, histriones) étaient des esclaves; car le
métier d'acteur, honorable à Athènes, passait à Rome pour
déshonorant. Le nombre des acteurs n'était pas fixe, comme en Grèce
(cinq, dans la comédie nouvelle); mais naturellement le directeur avait
intérêt à en restreindre le nombre autant qu'il était possible, et
le même acteur jouait plusieurs personnages. Les rôles de femme
étaient tenus par des hommes, comme en Grèce, excepté dans le mime.
La comédie nouvelle avait supprimé le chœur; la comédie latine n'en
eut pas non plus.
Les chefs de troupe (dominus ou actor au sens étroit du
mot) étaient des affranchis. Livius Andronicus, affranchi, joua
lui-même ses pièces. Mais Plaute, citoyen, dut avoir recours à un
directeur. Son Stichus, d'après la didascalie, fut mis à la
scène par T. Publilius Pellio. Le directeur était lui-même un des
principaux acteurs. C'est à lui qu'avaient affaire également les
donneurs de jeux et les poètes. Il achetait ou refusait les pièces,
et, par là, il pouvait avoir une grande influence sur les destinées de
la poésie dramatique et la carrière des poètes. C'est ainsi
qu'Ambivius soutint Cécilius contre la froideur du public et fit enfin
goûter ses pièces, et qu'il mit au service de Térence découragé par
l'insuccès de l'Hécyre son influence, qui était grande, sur
les spectateurs. Sans doute les donneurs de jeux pouvaient s'intéresser
aussi au choix des pièces, et il est probable que Scipion et Fabius ne
furent pas étrangers au choix des Adelphes et à la reprise de I'Hécyre.
Le directeur de troupe recevait des organisateurs des jeux une somme
plus ou moins forte selon le succès plus ou moins grand de ses
représentations.
Décors
et costumes.
Les
décors et les costumes étaient fournis par des entrepreneurs (conductores,
choragi), commissionnés pour cela par ceux qui donnaient les
jeux.
Jusqu'au milieu du VIIe siècle, les décors n'existaient pour ainsi
dire pas. Le premier rideau date de 133 avant J.-C.; il venait de la
succession du roi Attale. Le lieu de la scène, dans la palliata,
était la plupart du temps Athènes, quelquefois une colonie ou un lieu
voisin de la ville. Si c'était une ville, le proscaenium
représentait la rue, et la toile de fond, trois maisons, quelquefois
deux maisons et la façade d'un temple. Des ruelles (angiporla)
s'ouvraient dans le mur de la scène. Sur la scène, il y avait deux
autels, l'un à droite, consacré à Liber, l'autre à gauche, consacré
à la divinité dont on célébrait la fête. A droite du spectateur, la
rue conduisait au forum et dans l'intérieur de la ville, à gauche,
vers le port et la campagne. Les acteurs de la palliata portaient
la tunique et le manteau. La tunique était longue et à manches pour
les gens de condition libre et les courtisanes, courte pour les
esclaves. Le manteau ou pallium s'enroulait autour du corps. Au
lieu du manteau, les éphèbes et les soldats portaient la chlamyde, qui
s'agrafait sur l'épaule droite. Les vieillards étaient vêtus de
blanc, les jeunes gens de couleurs vives, rouge, bleu, violet; le leno
avait un manteau bigarré; celui des courtisanes était couleur de
safran. Les soldats étaient coiffés du casque et ceints d'une longue
épée. La chaussure était le soulier en socque.
L'usage du masque n'existait probablement pas encore au temps de
Térence; il fut introduit peu après sa mort par les chefs de
troupe Cincius Faliscus et Minucius Prothymus. Auparavant les acteurs se
contentaient du fard et de la perruque (galear). La perruque
était blanche pour les vieillards, noire pour Ies jeunes gens, rousse
pour les esclaves.
La
représentation et le public.
Les
représentations se donnaient l'après-midi, entre le déjeuner (prandium)
et le dîner (cena). Un héraut annonçait d'abord au public les
divertissements de la fête; puis le moment de la représentation venu,
le directeur de la troupe proclamait devant les spectateurs le titre de
la pièce, avec le nom des auteurs, le Grec et le Latin : c'était la
pronuntiatio tituli.
Bien différent du public affiné d'Athènes, le public romain ne
s'intéressait guère à la valeur artistique des pièces. Quand on
avait obtenu de lui le silence, il fallait le retenir par des comédies
neuves et amusantes, et encore leur préférait-il les combats de
gladiateurs ou les tours d'un baladin. Les pièces de Térence étaient
trop délicates pour lui, et les raffinements pédantesques de Luscius
Lanuvinus et de son école, qui allaient à l'encontre des goûts
populaires, devaient amener rapidement une irrémédiable décadence de
la palliata.
La
pièce.
Les
critiques anciens distinguaient, suivant que l'action était plus ou
moins mouvementée, trois genres de comédies : les motoriae, les
statariae, les mixtae. Presque toutes les pièces de
Plaute étaient, au dire des grammairiens, des motoriae ; celles
de Térence étaient mixtes, sauf le Phormion qui est une motoria,
et l'Heautontimorumenos une stataria.
La pièce commençait presque toujours par un prologue. Chez Plaute,
c'est un récit (argumentum) qui explique le sujet aux
spectateurs, et que l'auteur encadre de plaisanteries et de flatteries
à l'adresse des spectateurs. Térence transforma le prologue en
plaidoyer, et l'employa presque exclusivement à se défendre contre ses
ennemis littéraires.
La division en actes existait déjà au temps de Plaute et de Térence.
" Primo actu placeo ", dit Ambivius dans le prologue de
l'Heautontimorumenos, v. 39. Cependant, au témoignage de Donat,
les anciens poètes comiques ne marquaient pas nettement les limites des
actes. Ils en laissaient le soin au directeur de la troupe. Comme la
scène était souvent vide, il faisait une pause après telle ou telle
scène vide, selon que l'attention du public lui paraissait ou non
fatiguée. Ce sont les grammairiens et les commentateurs anciens, assez
souvent en désaccord, qui ont déterminé les actes, d'après leurs
propres conceptions, et qui en ont fixé le nombre à cinq.
La division en actes n'est pas indiquée dans nos manuscrits de Plaute
et de Térence. Au contraire la division en scènes y est marquée, non
pas, il est vrai, par un numéro d'ordre, mais par la liste des
personnages qui y figurent, chacun d'eux étant désigné par une lettre
de l'alphabet grec. Chaque changement de scène correspond à un
changement de personnes, sauf le cas où un personnage quitte la scène
pour y revenir aussitôt, ou bien n'a que peu de vers à dire, avant
l'arrivée de nouveaux personnages.
Diverbia
et Cantica.
La
pièce se divise en diverbia et en cantica. Les diverbia,
ou dialogues simplement parlés, étaient écrits en iambiques sénaires
et occupaient une bonne moitié de la comédie, en particulier le 1er
acte. Pour les cantica, on distinguait ceux qui étaient
déclamés, mais non chantés, avec accompagnement musical, et ceux qui
étaient chantés par un chanteur qui se plaçait debout près du joueur
de flûte, tandis que l'acteur faisait les gestes. Les cantica de
la première espèce étaient écrits en septénaires iambiques ou
trochaïques, ou en octonaires: iambiques. Les autres, les cantica
proprement dits, étaient en octonaires trochaïques, alternant avec
d'autres vers, tetramètres crétiques ou bacchiaques, ou quaternaires
iambiques complets et quaternaires iambiques et trochaïques
catalectiques.
On devine facilement quelle variété l'emploi de ces différents
mètres et de ces genres de débit jetait dans la pièce. A chaque
changement d'humeur des personnages répondait un changement dans le
mètre. Pour traduire l'agitation intérieure et les transports de la
passion, le poète avait recours aux iambiques octonaires et au chant;
les trochaïques septénaires trahissaient une disposition plus calme,
et les iambiques septénaires servaient à l'expression de mouvements à
la fois passionnés et comiques.
La musique avait sa place aussi avant le commencement de la pièce et
pendant les entr'actes. Elle était composée par un homme du métier,
et non par le poète, et le métier n'était pas très relevé aux yeux
des Romains, car on le laissait aux esclaves.C'est un esclave, Flaccus,
qui fit la musique de toutes les pièces de Térence. La musique était
exécutée par un flûtiste unique, tibicen, vraisemblablement par le
compositeur lui-même. La flûte dont il se servait était une flûte
double, c'est-à-dire une sorte de clarinette, avec deux tuyaux
divergents réunis dans une seule embouchure. Les didascalies parlent de
quatre espèces de flûtes, tibiae pares, impares, Sarranae et duae
dextrae. Tibia dextra est la partie de la flûte double qu'on tenait
de la main droite, sinistra, celle qu'on tenait de la main
gauche; elles n'avaient pas la même longueur, d'où l'épithète impares;
mais il y avait des flûtes où le tuyau de gauche était pareil au
tuyau de droite, de là l'expression de duae dextrae ou pares.
Le tuyau droit faisait le dessus; le tuyau de gauche, l'accompagnement (incentiva
ou succentiva tibia). Ce qu'étaient les flûtes Sarranae
ou tyriennes, nous ne le savons pas exactement. D'après Donat, la
flûte droite convenait par ses sons graves à la diction sérieuse, la
flûte gauche et la tyrienne, par leurs sons élevés, à l'élément
comique.
(01)
Tel est l'avis de Dziatzko, dans les excellentes notices qui précèdent
son édition critique de Térence (Tauchnitz, 1884) et son édition du Phormion
(Leipzig, 1885).
(02) Sur l'ordre chronologique assigné ici
aux pièces de Térence, voyez les notices relatives à chacune d'elles.
(03) Pourquoi César appelle-t-il Térence
un demi Ménandre? Si c'est parce que Térence n'a fait que traduire
Ménandre, on peut admettre l'expression; mais si César entend par là
que Ménandre avait plus de force comique que Térence, l'expression
semble fort exagérée, si nous en jugeons par les fragments retrouvés
de Ménandre. A lire ce que les papyrus nous ont rendu du Héros,
de l'Arbitrage, de la Belle aux boucles coupées, de la Samienne
(environ 1.250 vers), nous ne voyons pas bien en quoi les copies de
Térence sont inférieures aux modèles. Ce sont les mêmes sujets un
peu monotones, presque toujours un fils de famille épris dune inconnue
qu'il veut épouser contre la volonté de son père et qui est reconnue
ensuite pour une fille libre, les mêmes caractères moyens avec les
mêmes accès brusques de colère; comme celui du Simon de l'Andrienne
qui, sans vouloir rien entendre, fait enchaîner Davos ou de Déméa qui
menace Syrus, de son bâton, comme Smicrinès en menace Syriscos dans l'Arbitrage;
ce sont les mêmes tendresses, les mêmes faiblesses, le même
optimisme; c'est enfin le même style aisé, familier, élégant,
naturel. Si l'on peut juger Ménandre sur des fragments, il semble donc
qu'il n'a guère d'autre supériorité sur Térence que le mérite de
l'invention : ce n'est pas d'ailleurs un mince titre de gloire.
(04) Quelques-uns se faisaient
apporter des sièges, mais en l'année 154 le sénat les défendit, de
peur que les citoyens ne s'amollissent. |