ANONYME
MARKO KRALIEVITCH
Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
L'ÉPOPÉE SERBE
CHANTS POPULAIRES HÉROÏQUES
SERBIE - BOSNIE ET HERTZEGOVINE — CROATIE
DALMATIE — MONTENEGRO
TRADUITS SUR LES ORIGINAUX
AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
Par
Auguste DOZON
CORRESPONDANT DE L'INSTITUT
ANCIEN CONSUL GÉNÉRAL DE FRANCE
... Les Serbes, ce peuple enfermé dans son passé,
destiné à être musicien et poème de toute la race
slave, sans savoir même qu'il deviendrait un jour
la plus grande gloire littéraire des Slaves.
A. Mickiewicz, Les Slaves. T. I, p. 334.
Littérairement, il n'y a pas en Europe de peuple
plus intéressant (que les Serbes). Par lui nous pouvons
pénétrer le mystère des poésies primitives.
Emile Montéguy.
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
1888
Nek sliyépi po sviyétou hodé,
Nek piévayou i sponainiou Maria.
II, 74, vers 111-2.
Marko Kraliévitch, ou fils de roi, — car tel est le sens du mot kraliévitch, attaché d'ordinaire à son nom, à la façon d'un patronymique, on pourrait dire « le prince Marko », — est un personnage historique. Il était le fils de Voukachine, vassal qui s'était taillé un petit royaume dans les états des tzars serbes Etienne Douchan et Ouroch, et qui après avoir, dit-on, tué ce dernier de sa propre main, périt lui-même en 1371, dans une bataille contre les Turcs. A ce que semblent prouver de récentes découvertes archéologiques,[1] Marko fut aussi revêtu, durant quelques années, de la dignité royale. Dépouillé ensuite de son héritage par son beau-frère Balcha et par le tzar ou knèze Lazare, il implora le secours du sultan Mourad Ier, devint son vassal, prit part en cette qualité à toutes les expéditions des Turcs, faits dont le souvenir s'est obscurément conservé dans quelques pesmas, et périt en 1392 dans une bataille qu'ils livrèrent aux Valaques, à Rovina.
Voyons maintenant ce que la légende a fait de lui. « Il n'y a pas un Serbe, dit Vouk, qui ne connaisse le nom de Marko Kraliévitch », et à propos d'une monnaie frappée à son effigie, voici comment s'exprime un antiquaire serbe : « Cette pièce est de la plus haute importance pour notre histoire, en ce qu'elle nous révèle l'existence d'un roi serbe, que bien des personnes, même instruites, ne regardaient jusqu'ici que comme un ivrogne et un aventurier. »
C'est qu'en effet la capacité illimitée de boire, des exploits merveilleux et une force corporelle sans égale, attribués à Marko, et passés en proverbe, ont peu à peu effacé dans l'imagination populaire les autres traits de son caractère, que le lecteur pourra recomposer en lisant les pages qui suivent.
La naissance de Marko est mentionnée dans un chant d'une énergique poésie, et en même temps d'un caractère antique très prononcé. L'humaine et modeste Euphrosine, la mère du héros, offre un contraste complet avec son fils, qui pourtant, au milieu de ses plus grands emportements, ne perd jamais envers elle le respect et l'obéissance. André, le frère de Marko, dont le nom se rencontre plusieurs fois, est un personnage réel ; bien plus, s'il faut en croire un chant de la collection dalmate (n° 7), il aurait été tué de la propre main de Marko, dans une querelle survenue entre eux à propos d'un cheval. Quant à sa femme, appelée tantôt Iéla ou Iélitza, c'est-à-dire Hélène, tantôt Angélia, et qui, d'après le n° 56 du tome II, aurait été fille du roi bulgare Chichman, elle n'a peut-être qu'une existence imaginaire, aussi bien que sa sœur, mentionnée, mais non nommée, au n° VI. Quoiqu'il en soit, la légende attribue à Marko plusieurs déconvenues dans ses recherches matrimoniales.
J'ai écrit, sous la dictée d'un Serbe, le commencement du n° 62, tome II, mais avec des variantes assez considérables, et dont la plus remarquable est celle qui attribue à Marko un enfant. C'est en effet le seul passage, dans tous les chants, où on le fasse père de famille. Avant de partir pour rejoindre l'armée du sultan, il dit à sa femme : « Aie soin de mon cher enfant, de ce cher enfant, le petit Lazare, qu'avec toi j'ai demandé à Dieu dans nos prières. Le Créateur a eu pitié de nous, et il nous l'a accordé. » La mort de notre héros forme le sujet d'un beau poème qu'on lira plus loin, mais elle est en outre diversement racontée dans les traditions populaires citées par Vouk, et qui se rapprochent pour la plupart de la vérité historique. Ainsi les uns rapportent qu'il fut tué d'une flèche d'or, à la bouche, par un certain Mirtchéta, voïvode valaque, dans une bataille livrée aux Valaques par les Turcs, près du village de Rovina ; d'autres disent que, dans cette même affaire, son cheval, Charatz, s'étant embourbé dans un marais au bord du Danube, tous deux y périrent. Dans le district de Négptine (Serbie actuelle), on raconte même que le fait s'est passé dans une prairie voisine de cette ville, au-dessous des sources de la Tzaritchina ; il existe encore là aujourd'hui un marais et une église en ruines, qu'on prétend avoir été construite sur le tombeau de Marko. D'autres enfin rapportent que, dans cette même bataille, Marko avait tué tant d'hommes, que bêtes et gens nageaient dans le sang, et qu'alors, levant les mains au ciel, il s'écria : « Mon Dieu, que vais-je devenir ? » Sur quoi, Dieu, en ayant pris pitié, le transporta lui et Charatz, d'une manière miraculeuse, dans une caverne où tous deux vivent encore : là, Marko, après avoir enfoncé son sabre dans la pierre de la voûte, s'est couché et en, dormi ; devant lui Charatz broute la mousse, tandis que le sabre sort peu à peu de la pierre, et quand Charatz aura fini de manger la mousse et que le sabre tombera, le héros se réveillera et reparaîtra dans le monde. »
Suivant une autre légende, qui a été aussi, il me semble, racontée de quelque chevalier de notre moyen âge occidental, Marko s'est retiré dans une caverne, lorsqu'il eut vu pour la première fois un fusil. Pour s'assurer si cette arme était telle qu'on le rapportait, il s'en fit lui-même partir un coup dans la paume de la main, et dit ensuite : « Désormais la bravoure ne sert plus de rien, puisque l'homme le plus vil peut donner la mort au plus vaillant héros. »
Enfin un Serbe me disait qu'à Prilip, ancienne résidence de Marko, en Macédoine, le peuple est persuadé que le jour de la Saint-George (27 avril-5 mai), fête de son patron de famille, les portes d'une certaine église se ferment d'elles-mêmes, et que Marko y entre, monté sur Charatz, et y célèbre, en buvant, la fête de son patron de famille ou slava.
Dans la biographie d'un tel héros, il serait injuste de passer sous silence son cheval. Charatz, — ce qui veut dire tacheté, qui — comme on le verra, ne le cède pas beaucoup à son maître en courage, en goût pour le vin, et même en intelligence ; il est doué de la parole, comme les chevaux d'Achille, et d'autres coursiers épiques, par exemple le cheval ailé du roi Voukachine. Voici ce que le peuple raconte touchant son origine : suivant les uns, une Vila lui en aurait fait présent ; d'autres rapportent qu'il l'acheta. Avant de l'avoir, il avait, dit-on, changé plusieurs fois de cheval, aucun ne pouvant le porter, lorsqu'un jour, ayant vu à des muletiers un poulain pie, atteint de la lèpre, il crut trouver en lui des signes de race, et l'ayant saisi par la queue, le tira à lui, ainsi qu'il l'avait fait pour essayer ses autres montures ; mais Charatz ne bougea point de la place. Alors Marko satisfait l'acheta, le guérit de la lèpre et lui apprit à boire du vin.
Le poème du Cid rapporte à peu près la même chose du fameux Babieca « poulain galeux et fort laid[2] ».
Je n'ai pas traduit toutes les pesmas, où figure Marko Kraliévitch. Il a fallu en omettre quelques-unes qui faisaient double emploi avec d'autres, ou dépourvues de toute valeur. Telles sont entre autres celles qui ont été recueillies parmi les Serbes de Hongrie, et qui ont pris une couleur trop moderne.
Dans quelques-unes de celles que j'ai reproduites, entre autres anachronismes, on en remarquera un assez grave : les sultans (tzar) siègent à Constantinople ; ils n'y sont arrivés que soixante ans après la mort de Marko. Le n° IX a conservé exactement le souvenir de leur résidence à Andrinople.
Georges Voukachine écrit une lettre dans le blanc Scutari sur la Boïana, et il l'envoie en Hertzégovine vers le blanc château du Pirlitor, le Pirlitor en face du Dourmitor.[3] La lettre est adressée à Vidosava, l'épouse de Momtchilo, secrètement il l'écrit, secrètement il l'envoie, et voici ce qu'il y disait.
« Vidosava, épouse de Momtchilo, que fais-tu là-bas dans la glace et dans la neige ? Quand, du château, tu regardes au-dessus de ta tête, tu n'as rien de beau à voir : rien que le blanc Dourmitor, enseveli sous la glace et sous la neige, en plein été comme au cœur de l'hiver. Si, au-dessous du château, tu jettes les yeux dans le précipice, au fond coule la Tara, trouble et mugissante, roulant des arbres et des pierres ; on ne voit sur elle ni barques ni ponts, et elle est bordée de sapins et de rochers.
« Ainsi donc empoisonne le voïvode Momtchilo, empoisonne-le, ou livre-le moi, pour descendre ensuite dans la plaine au bord de la mer,[4] et demeurer dans le blanc Scutari sur la Boïana. Je te prendrai pour ma fidèle épouse, tu seras madame la reine, tu pourras filer de la soie sur un fuseau d'or, filer de la soie, sur de la soie t'asseoir, porter velours et brocard, et encore brodés d'or pur. Et quelle merveille que Scutari sur la Boïana ! La Montagne, au-dessus du château, est toute plantée de figuiers, d'oliviers et de vignes abondantes en raisins ; au-dessous du château, au bas du précipice, une plaine couverte de blanc froment, et autour d'elle de vertes prairies, où coule la verte Boïana ; toute espèce de poissons nagent dans ses eaux, et à toute heure on peut les manger frais. »
La lettre parvient à la femme de Momtchilo, elle regarde la lettre, elle la lit, et y répond par celle-ci : « Seigneur, roi Voukachine, ce n'est pas chose facile que de trahir Momtchilo, de le trahir ou de l'empoisonner : il a auprès de lui sa sœur, Euphrosine, qui lui prépare sa nourriture et qui avant lui goûte les mets ; Momtchilo a aussi neuf frères et douze cousins germains[5] ; ce sont eux qui lui servent le vin vermeil et avant lui goûtent chaque coupe de vin ; il a un cheval, Iaboutchilo, un cheval ailé, qui vole et le transporte partout où il lui plaît ; Momtchilo a un sabre qui porte des yeux[6] ; après Dieu, il ne craint personne. Ecoute-moi donc, roi Voukachine ! lève une troupe nombreuse, amène-la dans la plaine d'Iézéra,[7] puis place-toi en embuscade dans la verte forêt. Momtchilo a une singulière coutume : le matin, au saint jour du dimanche, il ne manque pas de se lever de bonne heure et d'aller à la chasse à Iézéra, menant avec lui ses neuf frères, ses douze cousins germains et quarante soldats du château. Quand viendra la veille du dimanche, je brûlerai les ailes à Iaboutchilo, et je mouillerai le sabre tranchant, je le plongerai dans du sang salé, afin qu'il ne puisse sortir du fourreau ; de cette manière tu viendras à bout de tuer Momtchilo. »
Quand cette lettre parvint au roi, et qu'il en vit le contenu, il ne se sentit pas de joie : puis ayant levé une nombreuse et puissante troupe, il se mit en route pour l'Hertzégovine, conduisit sa troupe sur la plaine d'Iézéra, et se mit en embuscade dans la verte forêt.
Le soir, la veille du dimanche, Momtchilo va dans sa chambre et s'y étend sur une molle couche. Peu de temps se passe, et voici entrer son épouse ; mais elle refuse de prendre sa place sur la molle couche, elle verse des larmes sur la tête de son mari. « Vidosava, ma fidèle épouse, lui demande le voïvode Momtchilo, quel est donc ce violent chagrin, que tu verses des larmes sur ma tête ? »
« Seigneur, voïvode Momtchilo, répond la jeune Vidosava, ce n'est pas que j'aie aucun chagrin, mais j'ai entendu parler d'une merveille extraordinaire, j'ai ouï dire, sans l'avoir vu, que tu as un cheval, Iaboutchilo, un cheval ailé ; d'ailes à ton cheval, je n'en ai pas vu, et je ne puis croire qu'il en ait : seulement je crains que tu ne doives périr. »
Momtchilo était fin, il était fin, et pourtant il se laissa tromper ; à son épouse ainsi il parle : » Vidosava, ma fidèle épouse, il m'est facile de te consoler, et facile pour toi de voir les ailes de mon cheval blanc : à l'heure où les coqs chanteront pour la première fois, va à l'écurie neuve, c'est alors que les ailes se montreront, et tu pourras les regarder à ton aise. » Puis il s'étend et s'abandonne au sommeil.
Momtchilo dort, son épouse ne dort point, elle écoute sur son lit, attendant que les premiers coqs chantent ; et dès que la première voix se fait entendre, la jeune femme saute de la molle couche, allume une chandelle qu'elle met dans la lanterne, puis prend du suif et du goudron, et s'en va tout droit à l'écurie neuve. Or, comme l'avait dit Momtchilo, déjà les ailes d'Iaboutchilo se montraient, elles lui tombaient jusqu'aux pieds. Elle alors d'oindre les ailes du cheval, de suif et de goudron, d'y mettre le feu avec la chandelle, et de les consumer ; ce que le feu n'avait pu brûler, elle le serra fortement sous la sangle. Alors elle court à la dépense, prend le sabre de Momtchilo, le plonge dans du sang mêlé de sel ; puis retourne s'étendre sur la molle couche.
Le matin, de bonne heure, quand l'aube commença à blanchir, Montchilo se leva : « Vidosava, ma fidèle épouse, dit-il, quel songe étrange j'ai eu cette nuit ! Il s'élevait, du pays maudit des Vaçoïévitch, un brouillard floconneux, qui peu à peu enveloppa le Dourmitor ; je m'enfonçai dans ce brouillard avec mes neuf frères, mes douze cousins et quarante soldats du château ; la brume, femme, nous sépara, nous sépara et nous ne pûmes nous retrouver ; Dieu le sait, il n'arrivera rien de bon. — Sois sans crainte, cher Seigneur, lui répond Vidosava ; songe est mensonge, et Dieu est vérité. »
Momtchilo le voïvode s'apprête, et descend du blanc donjon. Au bas ses neuf frères l'attendaient, avec ses douze cousins et quarante soldats du château ; son épouse lui amena le cheval blanc, tous sautèrent en selle sur leurs bons chevaux et partirent pour la chasse du côté d'Iézéra.
Ils approchaient d'Iézéra, quand une troupe nombreuse marcha à leur rencontre. A cette vue, Momtchilo veut tirer le sabre qui pend sur sa cuisse, mais le sabre maudit ne se laisse point dégainer, il semble qu'il ait pris racine dans le fourreau. Alors le voïvode Momtchilo s'écrie : « Ecoutez-moi, chers frères, cette chienne de Vidosava m'a trahi, vite donnez-moi le meilleur sabre que vous ayez. »
A l'instant ses frères lui obéirent et donnèrent leur meilleur sabre, puis Momtchilo leur dit : « Ecoutez, mes chers frères ! attaquez la troupe sur les ailes, et moi je la chargerai par le milieu. » Dieu clément, la grande merveille ! il aurait fallu voir comment fauchait le voïvode, comment il s'ouvrait un chemin sur la pente de la montagne ; sous ses sabots, Iaboutchilo écrase encore plus d'hommes, que Momtchilo n'en abat avec son sabre tranchant ; mais une malchance lui est échue, au moment où il arrive en face du Pirlitor, neuf noirs chevaux passent à ses côtés, et pas un de ses frères n'est en selle !
A cette vue le héros sent son cœur se briser, il est consterné du sort de ses frères, ses bras retombent sans force, il ne peut plus s'en servir pour asséner des coups. Alors il frappe Iaboutchilo, il le frappe de la botte et de l'éperon, pour qu'il prenne son vol vers le château du Pirlitor, mais le pauvre cheval ne peut plus voler. Le voïvode Momtchilo le charge d'imprécations : « Iaboutchilo, puissent les loups te dévorer ! jusqu'ici, si nous volions, c'était sans nécessité, par pur amusement, et aujourd'hui tu refuses de prendre ton vol ! » Mais le cheval en hennissant lui répond : « Seigneur voïvode Momtchilo, cesse de me maudire ou de m'éperonner, aujourd'hui il n'y a pas de vol pour moi ; Dieu anéantisse ta Vidosava ! Elle a brûlé mes ailes, et ce que le feu n'a pu consumer, elle l'a serré fortement sous la sangle ; ainsi donc sauve-toi où il te plaira. »
Quand le voïvode Momtchilo a entendu ces paroles, les larmes coulent sur son mâle visage, puis il se jette à bas du cheval blanc, il saute, et en trois bonds il atteint le château, mais voilà que la porte du château est close, close et barrée. Voyant le péril où il se trouve, Momtchilo appelle sa sœur Euphrosine. « Euphrosine, ma chère sœur, déroule jusqu'au bas de la muraille une pièce de toile, que j'essaie de me guinder jusqu'au château. » La sœur en sanglotant répond à son frère : « Hélas, mon frère, voïvode Momtchilo, quel moyen pour moi de dérouler en bas de la muraille une pièce de toile, quand ma belle-sœur Vidosava, ma belle-sœur et ton infidèle, m'a attaché les cheveux à une poutre ? » Mais la sœur a le cœur généreux, elle a pitié de son frère ; sifflant comme un serpent venimeux, elle secoue violemment sa tête et tout le reste de son corps, si bien que sa chevelure se détache de la tête et demeure liée au poteau, puis elle prend une pièce de toile, et la déployant la laisse tomber le long du rempart..Momtchilo en saisit le bout et se guindé jusqu'au sommet du mur ; il était près de sauter à l'intérieur du château, quand accourt l'épouse infidèle, ayant à la main un sabre tranchant ; elle coupe la toile au ras du bras de Momtchilo, qui retombe au pied du rempart ; là les serviteurs du roi le reçurent sur leurs sabres et leurs lances de guerre, sur les haches et les masses d'armes ; puis survient le roi Voukachine, qui le perce de sa lance, le perce en plein cœur. « Voici mon dernier vœu, roi Voukachine, dit le voïvode : garde-toi de prendre pour femme ma Vidosava, Vidosava, celle qui m'a trahi, car c'en est fait de ta vie ; elle m'a livré à toi aujourd'hui, demain elle te livrera à un autre. Prends ma chère sœur, ma sœur bien aimée, Euphrosine, celle-là te sera toujours fidèle, elle t'enfantera un héros, qui sera mon égal. » Ainsi parle le voïvode Momtchilo, puis l'agonie commence ; ainsi il parle, puis il rend l'âme.
Momtchilo expiré, les portes du château s'ouvrirent, et Vidosava sortit, venant à la rencontre du roi Voukachine et l'emmena dans la blanche tour, le fit asseoir sur un siège d'or, lui servit du vin et de l'eau-de-vie et tout ce qu'on offre à de nobles hôtes ; puis la jeune femme alla à la dépense et en tira les habits de Momtchilo, ses habits et ses armes. Mais quelle chose étrange on vit alors l'habit, qui à Momtchilo n'allait qu'au genou, sur Voukachine traîne jusqu'à terre ; le bonnet, qui était juste pour Momtchilo, sur la tête de Voukachine s'enfonce jusqu'aux épaules ; la botte, qui était juste pour Momtchilo, Voukachine y met ses deux jambes ; l'anneau d'or que portait Momtchilo, Voukachine y passe trois doigts ; le sabre, qui était à point pour Momtchilo, traîne par terre de la longueur d'une aune.
« Malheur à moi ! s'écrie alors le roi Voukachine ; par le Dieu clément ! voyez cette prostituée de Vidosava ! si elle a trahi un héros qui n'avait pas son pareil au monde, du moins elle ne me trahira pas à mon tour ! » Puis il appela ses serviteurs, qui saisirent la chienne de Vidosava, la lièrent à la queue de deux chevaux, les chassèrent sur la pente du Pirlitor, et les chevaux l'écartelèrent toute vive.
Le roi mit au pillage la demeure de Momtchilo, puis prenant avec lui la sœur du voïvode, Euphrosine la belle, comme on l'appelait, il l'emmena à Scutari sur la Boïana. Là il s'unit à elle en mariage, et avec son épouse il engendra une belle lignée, il engendra Marko et André ; Marko marcha sur les traces de son oncle, son oncle le voïvode Momtchilo.
Etienne, le tzar des Serbes, est tombé malade à Prizren, lieu cultivé, il est tombé malade, il va mourir. Ce que voyant la tzarine Roksanda, elle prend la plume, tout comme l'aurait fait un homme, elle écrit trois quatre lettres, et les envoie aux quatre points de l'horizon dans tous les lieux de son empire, successivement elle appelle tous les seigneurs : « Oyez, vous tous nos seigneurs, Etienne, le tzar des Serbes, est tombé dangereusement malade, il se meurt. Venez donc à la cité de Prizren, peut-être trouverez-vous le tzar encore en vie, et vous entendrez ce qu'il a à vous mander, surtout à qui il veut laisser l'empire. »
Quand ces lettres eurent été distribuées, tous les seigneurs en prirent lecture, et chacun partit en hâte, le plus tôt qu'il put, tous s'acheminent vers la cité de Prizren, pour se rendre auprès d'Etienne le puissant tzar des Serbes. Ils trouvèrent le tzar encore en vie, et autour de lui ils se rassemblèrent.
A son tour arrive aussi Voukachine ; il soulève le tzar sur sa couche de soie, il l'appuie contre sa poitrine et verse sur lui des larmes abondantes. Etienne ouvre les yeux, ses regards se promènent sur tous les seigneurs, et puis il tient ce discours : « Cher koum,[8] roi Voukachine, à toi je confie mon empire, à toi je confie toutes mes cités, et tous les seigneurs qui habitent dans mes états, à toi aussi je confie mon petit Ouroch, enfant de quarante jours dans son berceau[9] ! Tu régneras, koum, pendant sept années, et la huitième tu remettras le pouvoir à mon Ouroch. » Voici ce que répond le roi Voukachine : « Cher koum, Etienne tzar des Serbes, ton empire n'est pas fait pour moi, comment pourrais-je le gouverner ? J'ai un fils d'humeur intraitable, Marko Kraliévitch, qui va partout, sans demander permission à personne ; par tout où il s'arrête, il se met à boire du vin, et ne cherche que noise et querelle. » Le tzar Etienne lui réplique : « Cher koum, roi Voukachine, quoi ! j'ai maintenu dans l'ordre mes voïvodes dans toute l'étendue de mon empire, et toi tu ne peux te faire obéir de celui que tu as engendré ? C'est à toi que je confie mon empire !…. » Ainsi a parlé le tzar serbe Etienne et il tombe dans l'agonie, ainsi il a parlé, et il rend l'esprit……[10]
Il y a quatre camps dressés dans la vaste plaine de Koçovo près de la blanche église de Samodréja : l'un de ces camps est celui du roi Voukachine, le second celui du despote Ougliécha, le troisième est au voïvode Goïko, et le dernier au tzarévitch Ouroch. Ces princes se disputent le trône, ils veulent s'ôter la vie, et se percer de leurs poignards d'or, ne sachant à qui est l'empire. Le roi Voukachine dit : « Il est à moi » ; — le despote Ougliécha : « Non, mais à moi ; » — le voïvode Goïko : « C'est à moi qu'il appartient ». Pour le tzarévitch Ouroch, il se tait, l'adolescent ne dit rien, car il n'ose devant les trois frères, les trois Merniavtchévitch.[11]
Le roi Voukachine écrit une lettre, et envoie un messager à Prizren, la blanche forteresse, vers l'archiprêtre Nedélko, l'invitant à se rendre à Koçovo, pour dire à qui est l'empire ; c'est lui qui avait confessé et fait communier le glorieux tzar défunt, et qui avait en ses mains les lettres impériales.[12] Tous les quatre écrivent des lettres, et font partir de prompts messagers, l'un à l'insu de l'autre.
Les quatre tchaouchs se rencontrent à Prizren, la blanche cité, devant la demeure de l'archiprêtre Nedélko, mais le prêtre n'y était point, il était à l'église à dire les matines, les matines et la messe. Arrogants messagers, insolents des insolents ! ils ne voulurent point descendre de leurs chevaux, mais ils les poussèrent dans l'église, et faisant claquer leurs fouets tressés, ils en frappèrent le prêtre Nedélko : « Allons vite, allons vite à Koçovo, pour que tu y déclares à qui est l'empire ; car c'est toi qui as confessé et fait communier le glorieux tzar, et qui as en tes mains les lettres impériales[13] : viens, si tu ne veux sur l'heure perdre la tête ! » Les larmes coulent des yeux du prêtre tandis qu'il leur dit : « Retirez-vous, arrogants des arrogants, tandis que dans l'église nous célébrons l'office divin ! on saura à qui appartient la couronne. » Alors ils s'éloignèrent, et quand, l'office divin terminé, on fut sorti devant l'église, ainsi parla l'archiprêtre : « Mes enfants, vous quatre messagers, j'ai confessé l'illustre tzar et lui ai donné la communion ; mais je ne l'ai point interrogé touchant l'empire, mais bien sur les péchés qu'il avait commis. Allez vers la ville de Prilip, à la demeure de Marko Kraliévitch, mon élève ; il a étudié auprès de moi, et il a été scribe chez le tzar ; il a en ses mains les lettres impériales et sait à qui est la couronne. Conduisez-le à Koçovo, il fera connaître la vérité, car Marko n'a peur de personne et ne craint que le vrai Dieu. »
Les quatre messagers s'éloignèrent et partirent pour Prilip. Arrivés devant la blanche maison de Marko Kraliévitch, ils secouèrent l'anneau de la porte, et au bruit la vieille Euphrosine appela son fils : « Marko, mon cher enfant ! qui secoue l'anneau et frappe à la porte ? on dirait que ce sont les tchaouchs de ton père. » Marko se leva et ouvrit la porte, les messagers devant lui s'inclinèrent : « Dieu t'assiste, Seigneur Marko ! » et Marko les caressant de la main : « Soyez les bienvenus, leur dit-il, mes chers enfants ! Les preux serbes sont-ils en bonne santé, ainsi que les nobles tzars et rois ? » — « Seigneur Marko Kraliévitch, répondirent les messagers en s'inclinant avec respect, tous sont en bonne santé, mais ' ils ne sont point en paix : la discorde a divisé profondément nos seigneurs, et à Koçovo, dans la vaste plaine, devant la blanche église de Samodréja, ils se disputent l'empire ; l'un à l'autre ils veulent s'ôter la vie et se percer de leurs poignards d'or, et ne sachant à qui est le trône, ils te mandent à Koçovo pour que tu le déclares. » Marko rentre dans sa maison et appelle sa mère : « Euphrosine, ma chère mère, une grave querelle a éclaté entre nos princes à Koçovo, dans la vaste plaine, devant la blanche église de, Samodréja ; ils se disputent l'empire et veulent l'un à l'autre s'ôter la vie en se perçant de leurs poignards d'or, et ne sachant à qui est la couronne, ils me mandent à Koçovo pour que je déclare à qui elle appartient. » Autant déjà Marko avait à cœur la vérité, autant sa mère l'exhorte à y rester fidèle. « Marko, dit-elle, mon unique fils, que maudit soit le lait dont je t'ai nourri, si tu témoignais faussement, fût-ce pour ton père ou pour tes oncles ; mais parle conformément à la vérité divine : ne va pas, mon fils, perdre ton âme ; mieux vaudrait perdre ta tête que de charger ton âme d'un péché. »
Marko s'équipa, lui et son cheval, puis il se jeta sur le dos de Charatz et tous partirent vers Koçovo. Quand ils passèrent devant la tente royale, Voukachine s'écria : « Bonheur à moi, par le Dieu clément ! voici mon fils Marko, il va déclarer que l'empire est à moi, et du père il passera au fils. » Marko entend ces mots, mais il n'y répond rien ; vers la tente il ne tourne pas la tête. Le voïvode Ougliécha l'aperçoit et il s'écrie : « Bonheur à moi ! voici mon neveu, il va déclarer que l'empire est à moi ; dis, Marko, qu'il m'appartient, et tous deux nous régnerons comme des frères. » Marko n'ouvre point la bouche et vers la tente ne tourne point la tête. Quand le voïvode Goïko l'aperçoit, il dit à son tour : « Bonheur à moi ! voici mon neveu, il va déclarer que l'empire est à moi. Alors que Marko n'était qu'un faible enfant, je l'ai caressé tendrement, je l'enveloppais dans la soie qui couvrait ma poitrine, comme une belle pomme d'or ; où que j'allasse à cheval, je le portais toujours avec moi. Prononce, Marko, que l'empire est à moi, tu régneras le premier en rang et je serai assis à tes genoux. »
Marko garde le silence et ne détourne point la tête, mais il pousse son cheval droit vers la blanche tente du jeune Ouroch, et là il descend de Charatz. Dès que le jeune Ouroch l'aperçut, il s'élança légèrement de son divan de soie en disant : « Bonheur à moi ! voici mon parrain, voici Marko Kraliévitch, il va prononcer à qui est l'empire. » Ils ouvrent les bras ; leurs poitrines se touchent ; ils se baisent au visage ; ces braves s'enquièrent de leurs santés,[14] puis s'asseyent sur le divan de soie.
Un peu de temps ainsi se passe, puis le jour tombe et la nuit sombre arrive. Le lendemain, quand l'aurore parut et que la cloche eut sonné devant l'église, les princes se rendirent aux matines et assistèrent au service, puis sortant du temple ils prirent place devant les portes, ils mangèrent les douceurs et burent l'eau-de-vie. Marko prit les lettres impériales ; il les consulta et dit : « Mon père, ô roi Voukachine ! est-ce trop peu pour toi de ton royaume ? est-ce trop peu ? puisse-t-il rester sans maître[15] ! car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez. — Et toi, mon oncle, despote Ougliécha ! est-ce trop peu pour toi de ta despotie ? est-ce trop peu ? puisse-t-elle rester sans maître, car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez. — Et toi, mon oncle, voïvode Goïko ! est-ce trop peu pour toi de ta voïvodie ? est-ce trop peu ? puisse-t-elle rester sans maître ! car c'est la couronne d'autrui que vous vous disputez. Voyez (sinon que Dieu ne vous voie point î) ce que dit cette lettre : « L'empire est à Ouroch, de son père il lui est descendu ; à ce jeune homme le trône appartient par héritage. Le tzar en expirant le lui a remis. »
Quand le roi Voukachine eut entendu ce discours, il s'élança de terre sur ses pieds et tira son poignard d'or pour en percer son fils Marko. Marko se mit à fuir devant son père, car il ne lui convenait pas de se battre avec celui qui l'avait engendré ; il se mit à fuir autour de l'église, de la blanche église de Samodréja, déjà il en avait fait trois fois le tour, et comme son père, qui le poursuivait, était sur le point de l'atteindre, une voix sortit du sanctuaire : « Réfugie-toi dans le temple, dit-elle, Marko Kraliévitch ! ne vois-tu pas que tu vas périr, périr de la main de ton père, et cela pour la justice du vrai Dieu ? » Les portes s'ouvrirent, Marko se précipita dans le temple, et sur lui elles se refermèrent. Le roi se jeta sur les portes, de son poignard il frappa le bois, et du bois le sang commença à couler. Alors le roi se repentit, et il dit ces paroles : « Malheur à moi, par le Dieu unique ! voici que j'ai tué mon fils Marko. » « Mais la voix reprit du sanctuaire : « Ecoute, roi Voukachine, ce n'est point ton fils Marko que tu as percé, mais un ange du Seigneur. » Contre Marko le roi était violemment irrité, et il se mit à le maudire avec rage : « Marko, mon fil ?, que Dieu t'extermine ! Puisses-tu n'avoir ni tombeau ni postérité, et puisse la vie ne pas te quitter que tu n'aies servi le tzar des Turcs ! »
Le roi le maudit, le tzar le bénit : « Marko, mon parrain, Dieu t'assiste ! Que ton visage brille dans le conseil ! que ton épée tranche dans le combat ! qu'il ne se trouve point de preux qui l'emporte sur toi, et que ton nom partout soit célébré, tant qu'il y aura un soleil et tant qu'il y aura une lune ! »
Ainsi avaient-ils dit, ainsi lui est-il arrivé.
Deux pobratimes traversaient ensemble la belle montagne du Mirotch, l'un était Marko Kraliévitch, l'autre le voïvode Miloch. Ils poussent de front leurs bons chevaux, de front portent leurs lances de guerre, et, de joie de se voir, ils baisent mutuellement leur blanc visage. Puis Marko sur Charatz sent le sommeil qui le gagne, et il dit à son compagnon : « Mon frère, voïvode Miloch, un lourd sommeil m'accable, mets-toi à chanter et divertis-moi. » Mais Miloch, le voïvode, lui répond : « Marko, mon frère, volontiers je chanterais, mais j'ai bu cette nuit beaucoup de vin avec la Vila Ravioïla,[16] et la Vila m'a menacé, si elle m'entend chanter jamais, de me percer de ses flèches et la gorge et le cœur. — Chante, frère, reprend Marko, et n'aie point peur d'une Vila, tant que je suis là, moi Marko Kraliévitch, avec mon fortuné Charatz et ma masse d'or. »
Alors Miloch commence, il entonne un chant à la louange de nos anciens et illustres rois ; il raconte comment dans la Macédoine la fortunée chacun d'eux a fondé de pieux édifices.[17] Le chant plut à Marko, qui s'appuyant sur le pommeau de la selle s'endormit, tandis que Miloch chantait. Ravioïla la Vila entend Miloch, et à mesure qu'il chante elle répond ; mais Miloch a une voix plus belle que celle de la Vila, elle s'en irrite, s'élance de la cime du Mirotch, et saisissant un arc et deux flèches, de l'une elle frappe Miloch à la gorge, de l'autre elle perce son cœur vaillant. « Hélas ! ma mère ! Malheur, Marko, mon frère en Dieu ! Malheur, frère, la Vila m'a frappé ! ne te l'avais-je pas dit que je ne devais pas chanter dans la montagne du Mirotch ! »
En sursaut Marko s'éveille, il saute à bas de son cheval pie, puis, serrant fortement les sangles de Charatz, il l'embrasse et le baise : « Malheur, Charatz, toi mon aile droite ! atteins-moi Ravioïla la Vila et je te poserai des fers d'argent pur, d'argent pur et d'or fondu[18] ; je te couvrirai de soie jusqu'au genou, avec des glands qui pendront du genou jusque sur les sabots ; je mêlerai de l'or à ta crinière et je l'ornerai de perles menues. Mais si tu n'atteins point la Vila, je veux t'arracher les deux yeux et te briser les quatre jambes, puis te laisser ici pour que tu te traînes de sapin en sapin, comme moi, Marko, privé de mon pobratime. »
Il se jette sur le dos de Charatz, puis s'élance à travers le Mirotch. La Vila fuit vers le sommet de la montagne, le cheval galope sur le versant, sans voir ni entendre la Vila. Dès qu'il l'a aperçue, il bondit en l'air de trois longueurs de lance et de quatre en avant, puis bientôt il atteint la Vila. Quand elle se voit dans cette extrémité, la pauvrette s'envole vers le ciel et jusque sous les nues, mais Marko de sa masse abat des branches à foison et il atteint entre les épaules la blanche Vila, qui tombe sur la terre noire, puis il commence à la frapper de sa masse ; il la retourne à droite et à gauche et la frappe encore. « Pourquoi, Vila, que Dieu fasse périr ! pourquoi as-tu percé d'une flèche mon frère ? Donne des herbes à ce héros ou tu ne porteras pas longtemps ta tête. »
La Vila commence à l'appeler frère en Dieu : « Mon frère en Dieu, Marko Kraliévitch ! mon frère en Dieu très haut et en saint Jean ! laisse-moi vivre et aller dans la montagne cueillir des herbes, afin que je guérisse les blessures de ce héros. » Le nom de Dieu touche Marko, il sent de la compassion dans son cœur vaillant ; il laisse la Vila vivante aller dans la montagne y cueillir des simples ; elle cueille des simples et répond à de fréquents appels : « Je viens, mon frère en Dieu. » Sa moisson faite dans le Mirotch, elle guérit les blessures du héros ; la voix de Miloch maintenant est plus belle qu'elle n'a jamais été, et son cœur de héros plus ferme que jamais il ne fut !
La Vila s'enfonce dans les cimes du Mirotch pendant que Marko s'éloigne avec son frère : ils vont vers Po-retch, sur la frontière, et après avoir guéé la rivière du Timok, auprès du grand village de Breg, ils se dirigent vers Vidin. Pour la Vila, elle disait au milieu de ses compagnes : « Ecoutez, Vilas, ne percez jamais de vos flèches les héros dans la montagne, tant qu'il sera bruit de Marko Kraliévitch, de son indomptable Charatz et de sa masse d'or. Que n'ai-je pas eu, pauvrette, à souffrir de lui ! et à peine ai-je pu sauver ma vie. »
Marko Kraliévitch se sent malade sur le grand chemin ; près de sa tête il plante sa lance, et à la lance il attache Charatz, puis il se prend à dire : « Qui me donnerait de l'eau à boire, qui me procurerait un peu d'ombre, celui-là assurerait à son âme une place en paradis ». Alors s'abat d'en haut un faucon gris, portant dans ses serres de l'eau, dont il abreuve Marko, puis au-dessus de lui il étend ses ailes et lui fait ainsi de l'ombre. « O faucon, mon oiseau gris, lui demande le héros, quel bien t'ai-je donc fait pour que tu viennes m'abreuver d'eau et que tu me procures de l'ombre ? » — « Ne plaisante point, Marko Kraliévitch, répond l'oiseau, lorsque nous combattions à Koçovo et que nous soutenions l'attaque furieuse des Turcs,[20] ceux-ci me prirent et coupèrent mes deux ailes ; toi tu me relevas, Marko, et me mis sur un vert sapin, afin que les chevaux turcs ne pussent m'écraser ; tu me nourris de la chair des héros et tu m'abreuvas de sang vermeil ; voilà le bien que tu m'as fait. »
Marko est gisant au bord du chemin royal, il s'est couvert de son vert dolman, sur le visage il a un mouchoir brodé d'argent, près de sa tête il a planté sa lance, à la lance est attaché son cheval Charatz, sur la lance un oiseau gris, un aigle, est posé, de ses ailes étendues il fait de l'ombre à Marko, dans son bec il porte de l'eau fraîche, et en abreuve le héros blessé.
Mais voilà que de la montagne parle une Vila : « Par Dieu, aigle, oiseau gris, quel bien t'a fait, t'a fait Marko Kraliévitch, que tu étends tes ailes pour lui faire de l'ombre, que dans ton bec tu portes de l'eau fraîche, et en abreuves le héros blessé ? » Et l'oiseau gris, l'aigle lui répond : « Tais-toi, Vila, puisses-tu devenir muette !
Comment donc Marko, Marko Kraliévitch ne m'a-t-il pas fait du bien ? Tu peux le savoir et t'en souvenir : quand l'armée fut défaite à Koçovo et que les deux rois périrent, le tzar Murad et le knèze Lazare, le sang montait jusqu'à l'étrier des chevaux et jusqu'à la ceinture de soie des guerriers, dans le sang nageaient chevaux et guerriers, cheval contre cheval, guerrier contre guerrier ! Nous autres oiseaux nous arrivâmes affamés, nous arrivâmes affamés et altérés, nous nous rassasiâmes de chair humaine et de sang humain nous nous abreuvâmes. Mes ailes s'en étaient mouillées, et quand le soleil vint à briller dans le ciel serein, elles se raidirent, je ne pus prendre l'essor et m'envoler avec mes compagnons ; je restai seul au milieu de la plaine, foulé aux pieds des chevaux des guerriers. Dieu amena Marko, il me tira d'une mare de sang, me mit à côté de lui sur Charatz, m'emporta dans la verte forêt, puis me déposa sur une branche de sapin ; du ciel tomba une fine pluie, qui lava mes ailes, je pus prendre l'essor et m'envoler dans la verte montagne, et là je rejoignis mes compagnons. Un autre bien encore que m'a fait, m'a fait Marko Kraliévitch : ne sais-tu pas, ne te souviens-tu pas, du jour où brûla la ville de Koçovo et où brûla la tour d'Adjag ? Là étaient mes aiglons ; Marko les rassembla, les mit dans son sein vêtu de soie, les emporta à sa blanche demeure, et là les nourrit un mois entier et une semaine en plus, puis il les lâcha dans la verte forêt, là je me réunis à mes aiglons ; voilà le bien que m'a fait Marko. »
Depuis que le monde est monde, oncques on n'a vu, on n'a vu ni ouï telle merveille, que celle qui existe à Prisren chez le capitaine Léka : la jeune Roçanda, à ce qu'on raconte, est cette merveille. Elle est trop belle, puisse le malheur ne pas l'atteindre[22] ! Aux quatre coins de la terre, dans le pays des Turcs comme dans celui des Giaours, elle n'a point sa pareille ; ni blanche Turque ni Valaque,[23] ni svelte Latine n'approchent d'elle ; qui a vu la Vila dans la montagne, dira, frère, que la Vila n'est pas à sa taille.
La jeune fille a grandi dans le gynécée,[24] on dit qu'elle a atteint ses quinze ans et qu'elle n'a vu ni le soleil ni la lune, et le bruit de cette merveille se répand par le monde. La rumeur va de bouche en bouche, elle parvient jusqu'à la cité de Prilip, et elle arrive aux oreilles du héros Marko Kraliévitch. Marko est ravi de ce qu'il entend, on dit du bien d'elle et de lui-même on ne dit pas de mal, il pense que ce serait là pour lui une épouse à souhait. Et puis Léka serait un ami honorable, avec lui il pourrait boire du vin et s'entretenir à la façon des seigneurs.
Marko appelle auprès de lui sa sœur : « Allons, ma sœur, lui dit-il, cours vite à la galerie, et ouvre le coffre qui s'y trouve, tire du coffre le superbe costume que j'ai fait faire pour m'en parer le jour de mes noces ; je vais le revêtir, ma sœur, car je me propose aujourd'hui même de partir pour Prizren, sous la montagne du Char, afin d'y demander à Léka la main de sa sœur, et quand je l'aurai obtenue, obtenue et ramenée ici, toi aussi à ton tour, je te marierai. » Vite, la sœur court à la galerie, elle ouvre le coffre et déploie le magnifique costume. Marko s'en revêt, il s'habille de drap et de velours, met sur sa tête le bonnet orné d'une aigrette, aux jambes des culottes attachées par des agrafes, il ceint un cimeterre de Damas auquel pendent des glands qui tombent jusqu'à terre ; la poignée du sabre est d'or fondu, la lame en est tranchante et flexible ; les serviteurs amenèrent le cheval, lui mirent une selle toute dorée, un caparaçon de drap qui lui tombait jusqu'aux sabots, et par-dessus une peau de lynx tachetée, puis ils lui passèrent une bride au mors d'acier. Au départ, Marko fit une faute : par son ordre, les serviteurs, et avec eux le sommelier, apportèrent du vin, deux seaux entiers de vin rouge : l'un ils donnèrent au coursier de combat qui devint couleur de sang jusqu'aux oreilles, Marko but l'autre et il devint couleur de sang jusqu'aux yeux, et quand le rouge cavalier eut enfourché sa rouge monture, il se lança dans la plaine de Prilip.
Marko traversa la plaine et traversa les montagnes et arriva près de Koçovo, mais il ne voulut point passer par la plaine de Dmitrovitza ; prenant la première route de traverse, il se dirigea tout droit chez son ami le voïvode Miloch. Comme il approchait du château par la plaine, Miloch l'aperçut du haut du blanc donjon. Aussitôt il appelle ses nombreux serviteurs[25] : « Ouvrez les portes, leur dit-il, sortez dans la plaine, rangez-vous sur les côtés du chemin, mettez, enfants, vos bonnets sous l'aisselle et inclinez-vous jusqu'à la terre noire, car voilà mon ami Marko qui vient me voir ; mais gardez vous de soulever les pans de sa tunique ou de vouloir le débarrasser de son sabre, n'approchez pas non plus trop près de lui, il se peut que Marko soit en colère, il se peut qu'il soit ivre, il se peut qu'il vous foule et vous écrase sous les pieds de son cheval. Quand Marko aura passé la porte et que nous nous serons baisés au visage, alors seulement prenez la bride de son cheval. »
Vite les serviteurs ouvrirent les portes et allèrent à la rencontre de Marko, mais le héros, sans les regarder, pousse son cheval jusqu'à la porte et là met pied à terre. Voilà le voïvode Miloch qui s'avance et qui vient à la rencontre de son ami, tous deux ouvrent les bras et se baisent au visage. Miloch invite Marko à monter à la galerie, mais le héros s'y refuse. « Que me parles-tu, frère, de galerie ? je n'ai pas le temps, ami, d'être ton hôte ; que tu le saches ou que tu ne le saches pas, il y a à Prizren, la blanche cité, un seigneur du nom de capitaine Léka, et Léka possède chez lui une merveille, la merveille des merveilles, le jeune Roçanda sa sœur. Aux quatre coins de la terre, dans le pays des Turcs comme dans celui des Giaours, elle n'a point sa pareille ; ni blanche Turque, ni Valaque, ni svelte Latine n'approchent d'elle ; qui a vu la Vila dans la montagne dira, frère, que la Vila n'est pas à sa taille ; si on dit du bien d'elle, on ne dit pas de mal de nous. Or, nous voici, toi et moi, deux amis, l'un et l'autre non mariés. Plus d'un qui ne nous vaut pas, s'est ri de nous, a pris femme et a aujourd'hui une lignée, tandis que nous on nous blâme. Nous avons un troisième ami, Relia l'Ailé, qui demeure à Pazar, au-dessus de la Rachka, de la froide rivière ; notre amitié ne s'est jamais démentie. Mets donc tes plus riches habits, prends avec toi de l'or et emporte un anneau pour la jeune fille. Nous inviterons Relia à être des nôtres ; puis quand nous serons arrivés à Prizren, que Léka et la jeune fille nous voient, et qu'elle choisisse entre nous celui qui lui plaira ; l’un sera l'alerte fiancé, les deux autres seront les paranymphes, et Léka sera pour tous un intime ami.
Miloch a entendu ce discours, et il lui a plu. Le voïvode laisse Marko dans la cour, il monte à la galerie, et revêt un somptueux costume…[26] Les serviteurs sortirent de l'écurie son cheval. Or, tandis que Miloch était à s'habiller, Marko s'abreuvait de vin, il en avait bu un seau tout entier, et en avait donné tout autant à son cheval. Mais si tu avais pu voir de tes yeux, voir et regarder le voïvode Miloch ! Qu'était-ce que Marko le fiancé auprès de lui ! Il est de la taille la plus haute, de plus large d'épaules il n'y en a pas, et quel visage a le héros ! Comme ses yeux sont beaux ! et quelles moustaches que les siennes, ces fines moustaches qui lui pendent jusque sur les épaules ! Heureux celle dont il sera l'époux !
Ils montèrent leurs bons chevaux, traversèrent la plaine de Dmitrovitza et descendirent vers Yéni-Pazar jusqu'au bord de la Rachka, que dominait la maison de Relia. Relia voit venir ses amis, il va à leur rencontre, ils ouvrent les bras, se baisent au visage ; aux portes ils démontèrent et les valets prirent la bride des chevaux. Relia invite les voyageurs à monter à la galerie, mais Marko refuse et dit à Relia : « Ni à la galerie, ami, ni au donjon élancé : » puis il raconte quelle expédition ils ont entreprise : « Allons, Relia, allons, frère, nous t'attendrons ici un moment, habille-toi de tes plus riches habits, et que pendant ce temps les domestiques sellent ton cheval. » Relia ne se le fait pas répéter. Ah ! quels habits magnifiques il revêt ! Ah ! quel merveilleux prétendant que Relia l'Ailé ! Ce n'est pas une plaisanterie qu'un héros ailé ! Ce n'est pas une plaisanterie que d'avoir des ailes ! Et Marko près de lui fait triste figure, triste figure aussi le voïvode Miloch ! Il monta son cheval impétueux et tous trois s'acheminèrent par la vaste plaine, le long de la Rachka, de la froide rivière[27] enfin ils entrèrent dans la plaine de Prizren, au-dessous du Char, de la haute montagne.
Ils étaient loin encore, quand le capitaine Léka les aperçut ; saisissant sa longue-vue,[28] il se met à examiner qui sont ces cavaliers et d'où ils viennent. Cavaliers et chevaux sont de bonne mine. A peine Léka eut-il approché la longue-vue de son œil, qu'il reconnut trois voïvodes serbes ; à cette vue il s'étonna et ressentit quelque effroi. Il s'écrie de son blanc gosier et commande à ses valets : « Ouvrez la porte, mes serviteurs ! et sortez dans la plaine, voilà trois voïvodes serbes qui viennent chez moi ; qu'est-il arrivé, je ne le sais, peut-être que la guerre a éclaté dans le pays. » Sur l'heure les gens ouvrirent la porte et allèrent se ranger à quelque distance, en s'inclinant jusqu'à la terre noire. Mais les voïvodes passèrent sans les regarder, et poussèrent leurs chevaux jusqu'à l'entrée. Le capitaine Léka sort à leur rencontre ; il les aborde dans la cour, tous ouvrent les bras, se baisent au visage, et s'enquièrent de leur noble santé, puis ils montent, frère, à la galerie. Marko avait vu bien des pays, jamais il ne s'était étonné de rien, de rien n'avait eu honte ; alors il éprouva honte et étonnement quand il vit la galerie et la magnificence qui éclatait dans la maison de Léka. De quoi donc étaient tendues les parois de la galerie ? Elles étaient tendues de drap, orné d'un beau velours. Mais quels divans on voyait là ! Et quels coussins pour appuyer la tête ! tous brodés d'or pur. A de nombreuses chevilles, des chevilles d'argent, étaient suspendues des armes superbes ; tous les sièges qu'il y avait là étaient en argent, avec des pommes d'or pur.
A gauche dans la galerie, une table avait été préparée et au bas bout de la table du vin versé dans des coupes d'or ; au haut bout de la table était une coupe, qui tenait six pintes de vin ; or cette coupe était d'or pur, et c'était celle du capitaine Léka ; l'étonnement de Marko fut grand. Léka invite les voïvodes, il les presse de prendre place, et lui-même s'assied au haut de la table. Alors les agiles serviteurs s'approchèrent, prirent les coupes sur la table, et les offrirent aux voïvodes, mais premièrement à leur maître, le seigneur capitaine Léka. Le vin était en abondance, et la table richement servie, couverte de mets de toute sorte.
Ainsi ils se mirent à boire du vin, et cela se prolongea d'un dimanche à l'autre. Marko jette souvent les yeux sur ses pobratimes, il semble les interroger du regard et demander qui des deux va ouvrir la bouche et parler à Léka de la jeune fille ; après avoir jeté les yeux sur eux, il les baisse vers la terre noire ; c'est qu'il n'est pas facile d'entamer l'affaire avec Léka, avec un seigneur de tel rang ! Quand Marko vit qu'il y avait nécessité, malgré lui il commença ainsi à parler : « Seigneur, capitaine Léka ! nous sommes restés assis à ta table et nous avons bu du vin, nous avons devisé de toute chose ; mais à tout instant je te regarde, toujours je prête l'oreille, attendant, Léka, que tu m'interroges, que tu demandes pourquoi nous avons fait un long voyage et fatigué nos chevaux, mais tu ne veux pas nous questionner. »
Les deux héros se valent, l'esprit de l'un vaut l'esprit de l'autre, et voici l'étonnante réponse qu'a su trouver Léka : « O voïvode, Marko Kraliévitch ! quelle question pourrais-je t'adresser ? ne serait-ce pas à moi de te reprocher, à toi et à vous tous, de ne pas venir plus souvent me visiter, afin que nous puissions nous enquérir de notre santé, boire ensemble du vin vermeil et savoir si la paix règne dans le pays ? Vous êtes venus chez moi, j'irai demain chez vous. » Marko était impatient de répliquer, il ne garda pas longtemps le silence, et voici comme il parla : « Tu dis vrai, capitaine Léka, mais moi j'ai autre chose à te dire, et il faut que je surmonte ma honte : des bruits sont venus jusqu'à nous, des bruits enchérissant l'un sur l'autre, la renommée nous a appris que tu avais chez toi la merveille des merveilles, la fière Roçanda….. Si l'on dit du bien d'elle, on ne dit pas de mal de nous. Donc nous sommes venus, capitaine Léka, pour te demander la main de la jeune fille. Tous trois nous sommes amis, tous trois nous ne sommes pas mariés ; donne ta sœur à celui que tu voudras, choisis pour gendre qui il te plaira : l'un sera l'alerte fiancé, les deux autres seront les paranymphes, et tous quatre nous serons intimes amis. »
Léka tressaillit, puis d'un air sombre il dit : « Laisse ce projet, voïvode Marko, ne produis pas l'anneau des fiançailles, ne produis pas la gourde des fiançailles[29] : ce que je demandais à Dieu avec ardeur, d'obtenir des amis tels que vous, il m'a été accordé en ce jour ; mais il faut te dire mon embarras : tout ce que tu as ouï de la beauté de la jeune fille, tout cela est vrai, Marko, elle n'a pas son égale ; mais ma sœur est fière et hautaine, elle ne craint au monde que Dieu, et quant à son frère elle n'en fait point compte ; déjà soixante-quatorze prétendants se sont présentés pour elle, à chacun elle a trouvé quelque défaut, et elle a fait honte à son frère devant eux. Je n'ose accepter l'anneau ni boire à la gourde ; si demain ma sœur vous refusait, comment pourrais-je vous en rendre compte ? »
A ces mots Marko s'éclata de rire : « Qu'entends-je, Léka ? dit-il ensuite ; malheureuse mère que la tienne ! Quel chef es-tu et comment fais-tu pour gouverner un pays tout entier, si ta sœur ne te craint pas ! J'en jure par Dieu et par la religion, si elle était à moi dans mon Prilip, et qu'elle refusât de m'obéir, je lui couperais les mains, ou je lui arracherais les yeux. Ecoute-moi, capitaine Léka ; si tu crains ta sœur, je te fais cette prière, comme à mon ancien : monte au blanc donjon, va trouver ta sœur, prie-la, amène-la ici, qu'elle voie ces voïvodes, peut-être n'a-t-elle point vu leurs pareils ; donne-lui congé de choisir celui qu'il lui plaira, et entre nous point de querelle à redouter : l'un sera l'alerte fiancé, les autres seront les paranymphes, tous nous serons tes intimes amis. »
Léka ne répliqua pas un seul mot, il sortit, il monta à la haute tour, et se mit à dire à sa sœur : « Viens, sœur, orgueilleuse Roçanda, suis-moi à la galerie, tu auras eu dans ta vie cette chance, de pouvoir choisir entre trois voïvodes serbes, tels qu'ils n'ont pas leur pareil au monde ; voilà l'occasion pour ton frère d'acquérir des amis, et pour toi-même de faire le plus beau mariage. — Retourne, dit la sœur à son frère, à la galerie, bois avec eux et échange des santés, dis-leur que ta sœur arrive. »
Léka retourna vers les voïvodes, et s'assit auprès d'eux. Voilà que la haute galerie résonne, et que résonnent les escaliers sous les fins talons des babouches. Un essaim de jeunes filles s'avance, Roçanda au milieu d'elles, et quand elle entra, la galerie s'éclaira tout entière de l'éclat de ses riches habits, de sa taille et de son visage. Les trois voïvodes serbes levèrent les yeux, les levèrent et rougirent, tant la vue de Roçanda les saisit. Marko avait vu bien des merveilles, il avait vu des Vilas dans la montagne, et il avait eu amitié fraternelle avec des Vilas ; il ne savait pas ce qu'est la peur, ni ce qu'est la honte, et voilà qu'il reste en admiration devant Roçanda, et que devant Léka il éprouve quelque honte ; comme lui, ses compagnons baissèrent les yeux vers la terre noire.
Le capitaine Léka les regarde, ses yeux vont de sa sœur aux voïvodes, il attend que l'un d'eux adresse la parole, soit à lui-même, soit à la svelte jeune fille ; et quand il voit qu'ils gardent le silence, il explique leur présence à sa sœur : « Choisis, ma sœur, celui qu'il te plaira entre ces trois jeunes voïvodes ; situas dessein de prendre un vaillant héros, qui dans tout combat nous fasse honneur, qui ne recule jamais devant aucun ennemi, prends, ma sœur, Marko Kraliévitch, suis-le à son château de Prilip ; tu n'as pas à craindre d'y être malheureuse. Si ton dessein est de prendre un beau jeune homme, qui n'a point son pareil pour la force et pour la beauté, pour la taille et le visage, prends, ma sœur, le voïvode Miloch, suis-le à Koçovo, là non plus tu n'as rien à craindre. Si ton dessein, ma sœur, est d'avoir un héros ailé, pour l'embrasser, et pour en être fière, prends Relia l'Ailé, suis-le à Yéni-Pazar ; là non plus tu n'as rien à craindre. »
Roçanda a entendu, la jeune fille frappe ses mains l'une contre l'autre, tant que la galerie entière en résonne, puis elle commence ce discours insultant : « Gloire à Dieu, gloire à la source de vérité ! il n'est rien de si étrange que je ne puisse comprendre, il n'est rien de si fâcheux qui me surprenne, mais ce que je ne puis comprendre, c'est celui qui a dans sa seigneurie tout le pays de Prizren, l'extravagant capitaine Léka ! Qu'est devenue ta raison ? puisses-tu la perdre ! Qu'est-ce donc, frère, qui t'a égaré l'esprit, pourquoi t'es-tu laissé séduire ? Plutôt vieillir et tresser mes cheveux blanchis à Prizren, dans notre seigneurie, que de partir pour le château de Prilip et d'être appelée l'épouse de Marko ; car Marko est le courtisan des Turcs, avec les Turcs il tue et massacre, il n'aura ni funérailles ni tombeau, on ne dira pas de prières sur sa fosse. De quoi me servira ma beauté, si je suis l'épouse d'un courtisan des Turcs ? Cela encore je t'aurais passé, de te laisser séduire par la vaillance de Marko, mais ce qui m'irrite contre toi, c'est que tu aies pris en gré, que tu me vantes ce voïvode Miloch, parce qu'il est de mine imposante, parce qu'il est robuste. N'as-tu pas ouï ce qu'on raconte, que Miloch a été mis au monde par une jument, une jument grise, une jument qui enfante des poulains[30] ? Un matin on le trouva parmi les chevaux, une jument l'a allaité, voilà pourquoi il est fort, pourquoi il est de haute stature. Encore j'aurais pu te passer cela, mais ce qui m'irrite, frère, c'est que tu me parles de Relia l'Ailé. Où est ta raison ? puisses-tu la perdre ! où est ta langue ? puisse-t-elle devenir muette ! Que n'as-tu demandé, frère, à Relia de quelle race il est, de quel père il est et de quelle mère ? On raconte, et je l'ai ouï dire, que Relia est un bâtard de Yéni-Pazar ; on l'a trouvé un beau matin dans la rue, une Egyptienne[31] l'a allaité, voilà pourquoi il a des ailes. Je n'épouserai aucun des trois. » Elle dit, et sortit de la galerie.
La colère allume le visage des héros, de honte ils n'osent se regarder. Marko flambe comme un feu vivant, il saute sur ses pieds légers et décroche du mur son sabre tranchant, il allait abattre la tête de Léka. Miloch s'élance vers Marko, saisit le sabre qu'il avait à la main : « Retire tes mains, lui dit-il, Marko Kraliévitch, laisse ce sabre, que Dieu brise ! Y penses-tu ? donner la mort à celui qui nous a reçus comme un frère, et plonger dans le deuil toute la terre de Léka, et cela à cause d'une vilaine pécore ? » Miloch ne permet pas qu'on touche à Léka.
Marko comprit, la raison lui revint, et il ne voulut pas lui reprendre le sabre, mais son œil tomba sur le poignard que lui-même il avait à la ceinture, et aussitôt il se précipita, il ne fit qu'un bond de la galerie au pavé de la cour. Là, Roçanda marchait vers le donjon, ses filles l'entouraient, lui tenaient le bas de la robe et les manches. En l'apercevant, Marko l'appela, il lui cria : « Jeune fille, orgueilleuse Roçanda, par ta jeunesse ! éloigne de toi ces filles et tourne vers moi ton visage, car j'avais honte là haut devant ton frère et je ne t'ai pas bien regardée. Quand j'arriverai à Prilip, ma sœur me pressera de questions, elle me demandera : Comment était Roçanda ? Tourne-toi donc que je voie ton visage. » Et la damoiselle de la main écarta ses filles, elle se retourna et présentant son visage : « Vois, dit-elle, Marko, et regarde Roçanda. »
Marko était d'humeur violente, il eut un transport de rage, il fit un pas et bondit en avant, d'une main il saisit la jeune fille, et de l'autre, ayant tiré son poignard effilé, il lui tranche le bras droit, le bras droit au ras de l'épaule, lui met ce bras droit dans la main gauche, puis de son poignard lui arrache les yeux, les enveloppe dans un mouchoir de soie et les lui jette dans le sein. Alors, il se met à lui dire : « Choisis maintenant, jeune Roçanda, choisis qui te plaît le mieux. Préfères-tu le courtisan des Turcs, ou bien Miloch le fils de la jument, ou bien Relia le bâtard ? » Roçanda gémit, sa plainte s'entend au loin, elle appelle son frère au secours : « O mon frère, capitaine Léka, ne vois-tu pas que je meurs, frappée par le farouche Marko Kraliévitch ? » Léka, dans la galerie, a entendu, mais il ne bouge point, il reste immobile comme une pierre froide, il n'osait prononcer une parole, car pour lui aussi il y avait péril.
Marko se mit à appeler, il ne voulait pas retourner à la galerie, d'en bas il se mit à appeler ses deux pobratimes : « Venez, frères, descendez et apportez-moi mon sabre, le temps est venu de partir. » Les deux pobratimes l'entendirent, vite ils descendirent le rejoindre, Marko ceignit son sabre, puis tous trois montèrent sur leurs bons chevaux et se lancèrent dans la vaste plaine. Léka demeura glacé de terreur, Roçanda demeura poussant des cris de douleur.
Marko est à souper avec sa mère, qui commence à lui dire : « O mon fils, Marko Kraliévitch, voilà ta mère qui a vieilli ; elle ne peut plus t'apprêter à souper ni te servir du vin, ou t'éclairer avec une torche ; marie-toi, mon cher fils, afin que vivante encore je sois remplacée.-Dieu m'est témoin, ma vieille mère, répond Marko, que j'ai parcouru neuf royaumes et en dixième l'empire turc ; là où je trouvais une fille pour moi, il n'y avait point pour toi d'amis, et où je trouvais pour toi des amis, il n'y avait point de fille pour moi, hormis une seule, ma vieille mère, et cela à la cour du roi Chichman, au pays des Bulgares. Je la trouvai puisant de l'eau à une citerne, et quand je la vis, l'herbe tremblait autour de moi. Voilà, mère, la fille qu'il me faut et les amis qui te conviennent ; apprête-moi des pains effilés, afin que je parte et que j'aille la demander. » La vieille mère le laisse à peine achever, et sans attendre jusqu'au lendemain, sur-le-champ elle lui prépare des gâteaux sucrés.
Le matin, dès que parut le jour, Marko s'équipa, lui et Charatz ; il remplit de vin une outre et il la suspendit à la selle de son cheval, et de l'autre côté une lourde masse, puis il monta sur l'ardent Charatz et partit droit vers le pays des Bulgares, vers le blanc palais du roi Chichman. Le roi de loin l'aperçut et sortit à sa rencontre ; ils ouvrent les bras et se baisent au visage ; ils s'enquièrent de leur santé héroïque. Les serviteurs fidèles prirent le cheval et le menèrent dans les bas celliers. Chichman conduisit Marko dans la blanche maison, où ils s'assirent à la table qu'on avait préparée et où ils se mirent à boire le vin noir. Quand ils furent rassasiés de vin, Marko, sautant sur ses pieds légers, ôta son bonnet, se courba jusqu'à terre et demanda au roi sa fille ; le roi l'accorda sans faire de discours. Pour l'achat de l'anneau et des présents, pour les habits de la fiancée, et pour les cadeaux à ses sœurs et à ses parentes, Marko donna trois charges d'or, et il fixa un délai d'un mois pour aller jusqu'au blanc Prilip et rassembler les gens de noce. La mère de la fiancée lui tint ce discours : « O mon gendre, Marko de Prilip, veuille ne point amener de paranymphe étranger, mais bien un tien frère ou cousin ; la fiancée est trop belle, et nous redoutons quelque grand scandale. » Marko passa là cette nuit, et au matin il équipa Charatz et partit tout droit vers le blanc Prilip.
Comme il approchait de la ville, sa mère de loin l'aperçut et alla à quelque distance à sa rencontre, elle ouvrit les bras et le baisa au visage, tandis que lui baisait sa blanche main. « O mon fils, Marko Kraliévitch, demanda-t-elle, as-tu voyagé en paix ? m'as-tu obtenu une bru, bru pour moi et pour toi fidèle épouse ? —J'ai, répond Marko à sa vieille mère, voyagé en paix ; j'ai obtenu la jeune fille et donné trois charges d'or ; et quand j'ai quitté la maison, voici ce que la mère de la fiancée m'a dit : O mon gendre, Marko Kraliévitch ! veuille ne point amener un paranymphe étranger, mais bien un tien frère ou cousin ; la fiancée est trop belle, nous redoutons quelque grand scandale. Mais moi, mère, je n'ai point de frère, point de frère ni de cousin. — O mon fils, Marko de Prilip ! ainsi reprit sa vieille mère, de cela n'aie aucun souci, mais fais une lettre et envoie-la au doge de Venise, afin qu'il vienne être témoin à tes noces, et amène avec lui cinq cents conviés ; écris-en une autre à Etienne Zemlitch,[32] pour l'inviter à être le paranymphe de la fiancée et à amener aussi cinq cents conviés ; ainsi tu n'auras à craindre aucun scandale. »
Quand Marko eut ouï ces paroles, il obéit à sa mère et écrivit des lettres sur ses genoux ; l'une il envoya au doge de Venise, et l'autre à son ami Etienne Zemlitch.
Voici venir le doge de Venise et à sa suite cinq cents conviés, il va vers la tour élancée, tandis que les conviés restent dans la vaste plaine. Peu après, voici Etienne, aussi conduisant cinq cents conviés. Ils se réunirent dans la tour et burent à satiété du vin noir. De là les gens de noce partirent, et se dirigèrent vers le pays des Bulgares et la demeure du roi Ghichman. Le roi les reçut honorablement ; on mena les chevaux dans les bas celliers et les cavaliers dans la blanche maison ; pendant trois jours on les garda, et chevaux et cavaliers se reposèrent. Quand le quatrième jour parut, les fourriers crièrent : « Sus, brillants conviés ! les jours sont courts et longues les étapes, il nous faut songer au retour. » Le roi fit apporter des cadeaux magnifiques : à l'un il donna un mouchoir brodé, à l'autre des habits, au parrain un plat d'or, et au paranymphe une chemise pareille, puis il lui remit la fiancée déjà à cheval, en lui adressant ces paroles : « Voici un cheval et une fille sous ta garde jusqu'à la blanche demeure de Marko ; tu remettras à Marko la belle jeune fille, le destrier de combat t'est destiné.[33] » Puis les gens de noce partirent, prenant leur route à travers la plaine de Bulgarie.
Le bonheur ne va pas sans le malheur : le vent souffla par la large plaine et souleva le voile de la fiancée, dont le visage resta à découvert. Le doge de Venise vit ce visage, et l'amour lui tourna la tête ; à peine put-il attendre que le soir fût venu. Quand le cortège campa pour la nuit, le doge se glissa jusqu'à la tente d'Etienne Zemlitch, et lui dit à voix basse : « O paranymphe, Etienne Zemlitch, abandonne-moi pendant une seule nuit ta chère filleule pour fidèle maîtresse ; voici pour toi une botte pleine d'or, pleine, ô mon Etienne, de jaunes ducats. » Mais Zemlitch lui répondit : « Tais-toi, doge, puisses-tu être changé en pierre ! T'es-tu donc mis en tête de périr ? » Et le doge de Venise s'en retourna. Quand on fut au gîte suivant, le doge se glissa vers la blanche tente et dit à Zemlitch : « Abandonne-moi ta chère protégée une seule nuit pour fidèle maîtresse ; voici pour toi deux bottes pleines d'or, pleines, ô mon Etienne, de jaunes ducats. » Mais Etienne lui répondit avec dédain : « Va-t'en, doge, puisse ta tête tomber ! Comment une fiancée irait-elle aux bras de son parrain ? » Et le doge s'en retourna sous sa tente…[34] Etienne Zemlitch se laisse corrompre pour trois bottes pleines de jaunes ducats ; et le doge prend sa filleule par la main et la conduit sous sa tente, puis il lui dit doucement : « Assieds-toi, ma chère filleule, que nous nous embrassions et que nous fassions l'amour. » Mais la jeune Bulgare lui répond : « Malheureux parrain, doge de Venise ! la terre s'ouvrirait sous nos pieds et le ciel croulerait au-dessus de nous ; comment serait-il possible d'aimer son parrain ? — Ne parle pas follement, ma chère filleule, reprend le doge ; jusqu'ici j'en ai possédé neuf, neuf filleules selon le baptême, et vingt-quatre selon le mariage ; et la terre ne s'est pas une seule fois ouverte, non plus que le ciel ne s'est écroulé. Viens t'asseoir, que nous nous caressions. » Alors la jeune fille dit au doge : « Mon parrain, ma vieille mère m'a défendu d'aimer un homme ayant sa barbe, et non point un homme au menton nu, comme est Marko Kraliévitch. »
Quand le doge de Venise entendit cela, il fit venir d'habiles barbiers, l'un le lava, l'autre le rasa ; et la belle jeune fille se baissant recueillit la barbe et la serra dans un mouchoir. Puis le doge congédia les barbiers, et d'une voix douce dit à la fiancée : « Assieds-toi, ma chère filleule. » Mais la Bulgare lui répondit : « O mon parrain ! si Marko l'apprend, nous y perdrons tous deux la tête. — Assieds-toi et ne fais point la folle, reprit le doge ; Marko est dans sa tente, qu'il a plantée au milieu des conviés ; sur sa tente est une pomme d'or, avec deux pierres précieuses que l'on aperçoit des extrémités du camp ; assieds-toi que nous nous caressions.— Attends un peu, mon cher parrain, dit la belle jeune fille ; je vais sortir devant la tente, pour voir si le ciel est serein ou s'il est nuageux. »
Quand elle fut dehors, elle aperçut la tente de Marko Kraliévitch et s'y rendit, se glissant à travers les conviés, pareille à un cerf d'un an. Marko était couché et plongé dans le sommeil ; la jeune fille se tint debout à côté de lui, et les pleurs tombaient de son blanc visage, quand, s'éveillant soudain, il lui dit : « Infâme fille bulgare ! ne pouvais-tu attendre que nous fussions arrivés à ma blanche maison et que la loi chrétienne fût accomplie[35] ? » Il saisissait son sabre, quand la belle jeune fille lui dit : « Mon seigneur, Marko Kraliévitch, je ne suis point d'une race infâme, mais d'une race noble, et c'est toi qui conduis deux infâmes, mon parrain et mon para-nymphe. Etienne Zemlitch m'a vendue au doge, mon parrain, pour trois bourses d'or ; si tu ne me crois point, Marko, voici la barbe du doge de Venise. » Et elle ouvrit le mouchoir où était la barbe. Quand Marko vit cela, il dit à sa fiancée : « Assieds-toi là, belle jeune fille, et demain Marko fera son enquête » ; puis il retomba dans son sommeil.
Quand le soleil commença à briller, Marko se leva sur ses pieds légers, passa sa pelisse à l'envers,[36] et prenant à la main sa lourde masse, il alla droit trouver le parrain et le paranymphe, et leur donna le bonjour : « Bonjour à vous ! Eh bien ! paranymphe, où est ta fiancée, et toi, parrain, où est ta filleule ? » Etienne garde le silence ; pour le doge voici ce qu'il répond : « Marko, mon filleul, il y a aujourd'hui des gens d'une humeur étrange, il n'y a plus moyen de badiner en paix. — Malheur à toi pour ce badinage, doge de Venise, reprit Marko Kraliévitch ; ce n'est pas un badinage qu'une barbe rasée ! où est la barbe que tu avais hier ? » Le doge voulait encore parler, mais Marko ne lui en laisse pas le temps, il brandit son sabre et lui abat la tête. Etienne Zemlitch s'enfuit, mais Marko l'atteignit, et le frappant de son sabre, d'un homme il en fit deux ; puis il retourna vers sa tente, et s'équipa, lui et Charatz. Le cortège des noces reprit sa route, et arriva heureusement au blanc Prilip.
Une fille turque s'est levée de bonne heure, avant l'aurore et le jour blanc, pour laver de la toile dans la Maritza.[37] Jusqu'au lever du soleil l'eau avait été limpide ; mais après qu'il eut paru, l'eau se troubla, elle arrivait fangeuse et sanglante, puis elle roula des chevaux et des vers le midi des combattants blessés ; enfin elle apporta un guerrier, qu'elle entraînait ballotté au milieu du courant. Le guerrier aperçut la jeune fille au bord du fleuve, et l'adjurant au nom de Dieu : « Ma sœur en Dieu, belle fille, dit-il, lance-moi une pièce de toile, et retire-moi de la Maritza, je te comblerai de bienfaits. » La jeune fille reçut cet appel en Dieu : elle lui jeta une pièce de toile, et l'attira jusque sur la rive. Le guerrier avait dix-sept blessures ; il portait un vêtement magnifique ; le long de la cuisse un sabre forgé, et ce sabre avait une triple poignée, ornée de trois pierreries ; ce sabre valait trois villes impériales. « Ma sœur, jeune Turque, qui demeure avec toi dans ta blanche maison ? — J'ai une vieille mère, et un frère, Moustaf-Aga. — Ma sœur, va dire à ton frère, à Moustaf-Aga, de m'emporter dans votre blanche maison. J'ai sur moi trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats : d'une, je te ferai présent, d'une autre à Moustaf-Aga, et je garderai pour moi la troisième, afin de faire panser mes graves blessures. Si Dieu permet qu'elles se guérissent, je ferai ta fortune, ainsi que celle de ton frère. »
La jeune fille court vers sa blanche maison : « Mon frère, Moustaf-Aga, dit-elle, j'ai trouvé un guerrier blessé dans la Maritza, la froide rivière. Il a sur lui trois mesures d'or, chacune de trois cents ducats : d'une il veut me faire présent, d'une autre à toi, mon frère, et garder pour lui la troisième afin de faire panser ses graves blessures. Ne va pas violer ma promesse, et tuer le héros blessé, mais apporte-le à notre blanche maison. » Le Turc accourt vers la rivière, et quand il voit le guerrier blessé, il se prend à considérer le sabre forgé, il le saisit, tranche la tête au blessé, le dépouille de ses magnifiques habits, et s'en retourne à sa blanche maison. La jeune fille l'avait précédé. Quand elle vit ce qu'il avait fait, elle dit à Moustaf-Aga : « Comment, mon frère, que Dieu t'en punisse ! comment donnes-tu la mort à mon pobratime ? et pourquoi t'es-tu parjuré ? Pourquoi ? pour un sabre forgé ! Fasse Dieu que ce sabre t'abatte la tête ! » Cela dit, elle s'enfuit dans la maison.
Peu de temps depuis lors s'était écoulé, quand il arriva un firman du sultan des Turcs, enjoignant à Moustaf-Aga de rejoindre l'armée. Moustaf s'y rendit, ayant à sa ceinture le sabre forgé. A son arrivée à l'armée impériale, petits et grands examinèrent le sabre, que nul ne put tirer du fourreau, jusqu'à ce qu'allant de main en main, il arriva dans celles de Marko Kraliévitch, et pour lui le sabre sortit de lui-même du fourreau. Marko le considérait et sur la lame il vit trois mots chrétiens : l'un était le nom de Novak, le forgeron, le second celui du roi Voukachine, et le troisième le nom de Marko Kraliévitch. Marko demande à Moustaf-Aga : « Par Dieu ! jeune Turc, d'où te vient ce sabre tranchant ? l'as-tu acheté à prix d'or, ou l'as tu gagné à la guerre ? Ton père te l'a-t-il légué, ou ta femme te l'a-t-elle apporté, apporté comme portion de son héritage ? — Par Dieu ! giaour Marko, puisque tu m'interroges, je vais te répondre franchement. » Et il lui raconta tout ce qui s'était passé. Le Kraliévitch lui dit : « Pourquoi, Turc, que Dieu t'en punisse ! n'as-tu point pansé ses blessures ? Je te ferais aujourd'hui obtenir des agalouks de notre auguste sultan. — Ne te moque point, giaour Marko, lui répondit Moustaf, si tu pouvais obtenir des agalouks, tu commencerais par le faire pour toi ; mais rends-moi ce sabre. » Marko de Prilip brandit le sabre, et d'un coup abat la tête de Moustaf-Aga.
On alla le dire au sultan, qui envoya des serviteurs mander Marko ; chacun d'eux arrivait, et l'appelait, mais Marko ne disait mot, et restait assis à boire du vin noir ; puis, quand cela l'ennuya, il mit sa peau de loup à l'envers, et saisissant sa lourde masse, il pénétra sous la tente du sultan. La colère de Marko était terrible ; il avait gardé ses bottes,[38] et s'assit sur un tapis, regardant de travers le sultan, pendant que des larmes de sang coulaient de ses yeux. Le sultan voyant que Marko avait devant lui sa lourde masse recula, et Marko avança jusqu'à l'acculer au mur. Le sultan alors, mettant sa main à sa poche, en tira cent ducats, qu'il donna au Kraliévitch : « Va, dit-il, Marko, boire du vin à ta guise ; pourquoi un si violent courroux ? — Ne me le demande pas, sultan, mon père d'adoption[39] ; j'ai reconnu le sabre de mon père, et Dieu l'eût mis lui-même entre tes mains, que contre toi mon courroux eût été le même. »
D'après la variante, n° 58, dans l'armée turque, qui vient d'arriver à Koçovo, un telal, ou crieur public, offre à vendre un sabre d'un prix énorme. Marko s'offre comme acheteur, mais à la lecture des trois mots chrétiens, et après avoir appris du telal, que lui-même a tué, dans des circonstances analogues à celles du n° 57, mais à Koçovo même, le lendemain de la bataille où périrent « et le sultan (sic) Murât et le tzar Lazare, le guerrier propriétaire de ce sabre, Marko lui tranche la tête. Il n'est pas question du sultan.
Le jour de Koçovo, il y avait longtemps que Voukachine était mort.
Murad, le vizir, s'en va à la chasse dans la verte montagne, avec ses douze braves,[40] et, en treizième, Marko Kraliévitch. Depuis trois jours ils chassaient et n'avaient rien pris, quand le destin les conduisit dans la forêt, au bord d'un lac aux eaux vertes, où nageaient des canards aux ailes d'or. Le vizir lâche un faucon pour qu'il prenne un canard ; mais l'oiseau, sans perdre un instant, part et s'élève jusqu'aux nues, et le faucon sur un vert sapin se pose.
« Vizir, dit alors Marko Kraliévitch, m'est-il permis de lâcher mon faucon, pour qu'il prenne le canard aux ailes d'or ? » Et Murad, le vizir, lui répond : « Cela t'est permis ; pourquoi non, Marko ? » Marko lâche son faucon, qui s'essore jusqu'aux nues, lie le canard aux ailes d'or, puis vient avec lui se poser sur le vert sapin. Quand le faucon du vizir vit cela, il en éprouva un vif dépit. Or, il avait une vilaine habitude, de prendre aux autres leur gibier. Il va s'abattre près du faucon de Marko, et veut lui enlever le canard aux ailes d'or. Mais l'oiseau avait la tête chaude, tout comme l'avait son maître : au lieu de céder le canard, il déchire le faucon du vizir, et en disperse les plumes grises. Quand Murad, le vizir, vit cela, il entra dans une violente colère, et, saisissant le faucon de Marko, il le frappe contre le sapin et lui brise l'aile droite ; après quoi il s'en retourne par la verte forêt, suivi de ses douze braves.
Le faucon blessé gémit, comme dans les rochers un serpent en colère. Marko prend l'oiseau, et commence à lui bander l'aile en disant d'une voix courroucée : « C'est une dure chose, mon faucon, et pour moi et pour toi, d'aller en châsse avec les Turcs, sans les Serbes, d'aller en chasse et de partager leurs méfaits ! »
Quand Marko eut bandé l'aile de l'oiseau, il sauta sur le dos de Charatz, et le lança à travers la noire forêt. Charatz allait comme la Vila des montagnes, vite il allait, il dévorait l'espace, et loin il parvint. En un instant, ils furent au bord de la noire montagne,[41] et découvrirent dans la plaine le vizir avec ses douze braves.
Murad, le vizir, se retourna, et, apercevant Marko Kraliévitch, il dit à ses hommes : « Enfants, mes douze braves, voyez-vous ce nuage de poussière sous la montagne ? Dans cette poussière est Marko Kraliévitch. Avec quelle rage il a poussé Charatz ! Dieu le sait, cela pourra mal tourner. » En ce moment, Marko les atteint ; il tire le sabre pendu le long de sa cuisse, et fond sur le vizir. Les soldats s'enfuient par la plaine, comme des corneilles devant un milan dans un bois d'épines. Marko atteint Murad et lui abat la tête, puis, des douze soldats, il vous en fait vingt-quatre. Il commence alors à réfléchir, s'il se rendra près du tzar, à Andrinople, ou à Prilip, dans sa blanche maison. Tout bien pesé, il se dit : « Mieux vaut aller trouver le tzar à Andrinople, et lui dire ce que j'ai fait, que de laisser les Turcs auprès de lui m'accuser. »
Quand Marko arriva à Andrinople et qu'il entra dans le Divan, en présence du sultan, ses yeux étaient ardents comme ceux d'un loup affamé dans la forêt, et ses regards semblaient l'éclair qui brille. Le tzar souverain lui demande : « Mon cher fils, Marko Kraliévitch, qui t'a mis en si violente colère ? Est-ce qu'il ne te reste plus d'argent ? » Et Marko commence son récit ; il dit au tzar comment tout s'est passé. Quand il eut ouï ce discours, le sultan partit d'un éclat de rire, puis : « Bravo, Marko, mon cher fils, dit-il ; si tu n'avais agi ainsi, je ne t'aurais plus appelé mon fils. Tout Turc peut être vizir, mais de brave pareil à Marko, il n'y en a pas. » Ensuite il fouille dans sa poche de soie et, en tirant mille ducats, il les donne à Marko Kraliévitch : » Prends ceci, mon fils, et va-t-en boire du vin. » Marko prend les mille ducats et quitte le Divan impérial ; mais ce n'était pas pour qu'il bût du vin que le sultan lui donnait des ducats, c'était pour qu'il s'ôtât de ses yeux, car la colère de Marko était terrible.
Marko Kraliévitch buvait du vin avec la vieille Euphrosine, sa mère, et, lorsqu'ils eurent bu à satiété, sa mère commença à lui dire : « Marko, mon fils, laisse là les aventures[42] ; car le mal ne peut amener du bien, et ta vieille mère est lasse de laver des vêtements ensanglantés ; prends une charrue et des bœufs, laboure et montagne et vallon, puis sème, mon fils, du blanc froment, afin de nous nourrir tous les deux. »
Marko obéit à sa mère ; il prend une charrue et des bœufs ; mais, au lieu de montagne ou de vallée, c'est le grand chemin qu'il laboure. Par là passent des janissaires turcs, conduisant trois charges d'or, et ils disent à Marko ; « Laisse, ne laboure point les chemins. — Laissez, vous autres Turcs, ne vous inquiétez point si je laboure. — Cesse, Marko, de labourer les chemins. — Allons, Turcs, que vous fait que je laboure ? » Et quand cela ennuya Marko, il laissa et bœufs et charrue et tua les janissaires turcs ; puis, prenant les trois charges d'or, il les porte à sa vieille mère : « Voilà, dit-il, ce que je t'ai labouré aujourd'hui. »
Marko Kraliévitch prie Dieu d'année en année, il demande de pouvoir fêter son saint patron, son patron, saint Georges d'été, sans que les Turcs viennent à la fête. Or quand la Saint-Georges arriva, Marko invita tous les seigneurs ; dans la maison trois tables furent dressées : à la première table, il y avait douze évêques ; à la seconde, étaient les seigneurs chrétiens ; et à la troisième, des pauvres et des mendiants. Marko sert lui-même le vin aux gens d'église et aux beaux seigneurs chrétiens ; sa mère sert les pauvres et les mendiants, et Iélitza apporte les douceurs ; Vaïstina avait été envoyé en vedette, pour empêcher les Turcs de s'introduire à la fête.
Par là passent trois agas impériaux avec trente janissaires qu'ils commandent ; d'une commune voix les agas de s'écrier, et après eux les janissaires : « Infidèle, ouvre-nous la porte, nous voulons voir, stupide giaour, comment Marko fête son patron. » Le serviteur leur répond poliment en turc : « Passez votre chemin, janissaires turcs ! je ne saurais vous ouvrir la porte, mon maître me l'a défendu. » Mais de cela les Turcs se souciaient peu ; saisissant leurs pesantes masses, ils enfoncèrent les portes, et assénèrent sur les épaules du serviteur trente-six coups, tant qu'il en eut le dos tout meurtri. Quand le jeune homme en eut assez et qu'il se sentit les épaules engourdies, il courut vers la maison tout en pleurs. « Vaïstina, mon cher enfant, lui dit Marko, qu'as-tu, mon fils, que tu verses des larmes ? as-tu faim, ou es-tu altéré ? Si tu as faim, voici de quoi te rassasier ; si tu as soif, voici du vin frais ; cesse de pleurer, essuie tes larmes, ne m'ensanglante point la fête de mon patron. » Mais voici le discours que lui tient Vaïstina : « Seigneur, Marko Kraliévitch, je n'ai pas faim, pas plus que je n'ai soif ; malheur au pain que j'ai mangé, malheur au vin que j'ai bu, dans ta demeure seigneuriale ! tu m'as envoyé pour faire la garde ; qui aurait pu faire la garde avec succès ? Par là passent trois agas impériaux….. »[44]
Quand Marko eut entendu ce récit, il prit son sabre et sa masse, et s'adressant à ses convives, il fît ce serment : « Ecoutez-moi, seigneurs assis à ma table ! Aussi vrai que la mère qui m'a enfanté est une noble dame, une reine, ce n'est pas de basilic ni de roses vermeilles que je vais décorer Prilip en votre honneur, mais bien de têtes turques. » Mais sa mère, la noble reine, l'adjure ainsi : « Arrête, mon cher enfant ! » Et mettant à nu ses seins : « Si tu ne veux que le lait dont t'a nourri ta mère te soit fatal, ne verse pas de sang en ce jour, en ce jour qui est celui de ton saint patron ! Quiconque vienne aujourd'hui chez toi, abreuve-le s'il a soif, donne-lui à manger s'il a faim, pour le salut de l'âme de tes parents, pour ta conservation et celle d'Hélène. » Marko obéit à sa mère, il laisse son sabre, jette sa masse et, les Turcs entrés de force dans la salle, il les fit tous asseoir autour de la table : « Vaïstina, apporte leur du vin, Hélène, mon âme, apporte de quoi manger. » Le serviteur apporta du vin et de l'eau-de-vie, et Hélène de quoi régaler un empereur. Ils firent leur collation, burent du vin tout leur saoul. Quand les Turcs de vin se furent rassasiés, ils commencèrent à se dire entre eux : « Allons, compagnons, allons, en route, n'attendons pas d'avoir digéré la collation. »
Ils croyaient que Marko ne savait pas le turc, mais Marko avait servi le sultan, au delà de la mer, en Syrie, il l'avait servi sept ans, et avait appris le turc à fond, aussi bien que si sa mère eût été Turque. Il leur parle donc dans leur langue : « Allons, Turcs, restez assis, buvez du vin, et payez à mon serviteur de quoi se faire mettre un emplâtre. Que si cela ne vous plaît pas ainsi, levez-vous, et qu'à chacun de vous j'applique un coup de ma masse ; quarante ocques[45] de fer froid, il n'y a pas davantage dans ma masse, avec vingt ocques de bel argent pur et six ocques d'or fondu ; en tout soixante et six ocques. Cela, vous voyez que vous l'avez bien mérité, en enfonçant les portes de ma maison, en assénant sur les épaules de mon serviteur trente-six coups de vos masses. » Alors la fièvre saisit les Turcs, rien qu'à la pensée de la terrible masse, chacun des janissaires tire de sa bourse vingt ducats, les agas chacun trente, et ils les déposent dans le pan de l'habit de Marko ; ils espèrent mettre ainsi fin à la querelle : mais la querelle n'est pas encore finie. Marko avait bu, il est enclin à chercher noise : « Allons, Turcs, rasseyez-vous, et faites votre cadeau à celle qui vous a servis ; mon Hélène n'est pas une esclave, et en vous apportant la collation elle a gâté sa robe de soie. »
Les Turcs alors sont dans un grand embarras ; il y en avait plus d'un à qui il ne restait plus rien, l'un emprunte à l'autre, chacun des janissaires tire dix ducats, les agas en tirent vingt, et ils les déposent dans le pan de l'habit de Marko, pendant que Marko allonge la main et fourre tout dans ses poches. Dans la salle il se promène en chantant : « Euphrosine, ma chère, si je prends de l'argent aux Turcs, ce n'est point que j'en manque, si je leur en prends, c'est afin qu'on chante et qu'on raconte comment Marko a traité les Turcs. »
Les Turcs s'éloignèrent de la maison en pleurant, ils se disaient entre eux en leur langage : « Malheur à tout Turc qui viendra jamais chez ce giaour le jour où il fête son patron ! Avec ce que nous avons donné pour une collation, il y avait de quoi se nourrir pendant un an. »
Le sultan Souleïman a fait défense de boire du vin pendant le ramazan, de porter des dolmans verts, de ceindre les sabres forgés, et de danser des rondes avec les dames turques.[46] Marko danse avec les dames, Marko ceint son sabre forgé, Marko porte un dolman vert, Marko boit du vin en plein ramazan, et encore il force hodjas et pèlerins à boire avec lui. Les Turcs vont devant le sultan porter leur plainte : « Sultan Souleïman, notre père et notre mère, n'as-tu pas défendu……[47] »
Quand le sultan a entendu ces paroles, il envoie deux de ses huissiers : « Allez, mes jeunes huissiers, dites à Marko Kraliévitch que l'empereur l'appelle au conseil. » Les deux jeunes huissiers partirent, et en arrivant chez Marko, ils le trouvèrent qui buvait du vin sous une tente ; devant lui était une coupe de douze ocques. Les deux jeunes huissiers lui dirent : « Écoute, Marko Kraliévitch ! l'empereur t'appelle, il te somme de venir à son divan. » La colère prit Marko ; saisissant la coupe remplie de vin, il en frappe les messagers impériaux, si bien que la coupe se rompit et les têtes avec, et que le sang coula mêlé au vin. Marko entra au divan, s'assit à la droite du sultan, rabattit son bonnet de martre sur ses yeux, rapprocha de lui sa masse, serra contre sa poitrine le sabre tranchant. Le sultan lui adresse ce discours : « Mon fils d'adoption, Marko Kraliévitch, n'ai-je pas fait défense de boire du vin pendant le ramazan ?… Des gens de bien sont venus me dire du mal de toi, ils ont calom nié le pauvre Marko ; ils m'ont dit que tu danses………………
Pourquoi donc rabattre ton bonnet sur tes yeux ? pourquoi serrer ta masse contre-toi ? pourquoi rapproches-tu ton sabre de ta poitrine ? » Marko lui répond : « Mon père d'adoption, sultan Souleïman, si je bois du vin pendant le ramazan, ma religion le permet ; si je force les hodjas et les pèlerins, c'est un affront pour moi que je boive seul, et qu'ils restent là à me regarder, et puis ils iraient peut-être au cabaret ; si je porte un dolman vert, je suis jeune, et cela me sied bien ; si je ceins un sabre forgé, ce sabre je l'ai acheté de mon argent ; si je danse avec les dames, je ne suis pas marié, et toi aussi, sultan, il fut un temps où tu ne l'étais pas ; si je rabats mon bonnet sur mes yeux, la tête s'échauffe quand on parle au sultan ; pourquoi j'ai rapproché cette masse ? pourquoi j'ai serré mon sabre contre ma poitrine ? C'est que je redoute quelque querelle ; si une querelle venait à éclater, malheur à qui se trouverait le plus près de Marko ! » Le sultan regarde de tous côtés, pour voir s'il y a quelqu'un plus près que lui de Marko : mais il ne se trouve personne près de Marko, il n'y a que le sultan. Le sultan recule, Marko avance, tant qu'il accule le sultan au mur ; le sultan porte la main à la poche, il en tire cent ducats et les donne à Marko Kraliévitch : « Tiens, Marko, va te régaler de vin. »
Deux pobratimes allaient chevauchant, le bey Kostadin et Marko Kraliévitch, quand le bey dit à Marko : « Viens chez moi, à l'automne, frère, le jour de saint Dimitri, mon patron de famille, et tu verras une fête et un régal, et la belle réception, et les magnifiques banquets. » Mais Marko Kraliévitch lui répondit : « Ne te vante point, bey, de ta réception ! Déjà, lorsque je cherchais mon frère André, je me suis trouvé dans ta maison à l'automne, le jour de la Saint-Dimitri, ton patron de famille ; j'ai vu ta façon de traiter, et j'ai été témoin de trois actes d'inhumanité. — Marko Kraliévitch, mon frère, reprit le bey Kostadin, de quels actes d'inhumanité veux-tu parler ?
— Le premier, frère, répliqua le Kraliévitch, ce fut quand il arriva deux indigents, demandant pour aliments du pain blanc, et pour boisson du vin vermeil, mais toi tu leur dis : Loin d'ici, vil rebut, n'allez pas souiller mon vin devant ces seigneurs. J'éprouvai de la compassion, bey, pour ces indigents ; je les pris tous deux, je les emmenai au bazar, et après leur avoir fait manger du pain blanc et boire du vin vermeil, je leur fis tailler des habits de bel écarlate, de bel écarlate et de soie verte, puis je les renvoyai à ta maison ; pour moi, bey, j'étais à l'écart regardant comment tu les recevrais cette fois. Tu les pris alors, les deux indigents, l'un par la main droite, l'autre par la main gauche, tu les conduisis dans la maison et les fis asseoir en leur disant : mangez et buvez, mes jeunes seigneurs.
« L'autre acte d'inhumanité, bey, le voici : il y avait là d'anciens gentilshommes, qui avaient perdu leurs biens, ils étaient vêtus d'écarlate usé, tu les mis au bas bout de la table. Les nouveaux seigneurs qui étaient là, ayant acquis récemment du bien, et qui avaient des habits neufs, ceux-là tu les plaças au haut bout, tu leur servis du vin et de l'eau-de-vie, et les traitas avec distinction.
» Le troisième acte d'inhumanité, bey, c'est qu'ayant ton père et ta mère, aucun des deux n'était à table, pour y boire la première coupe de vin. »
Deux pobratimes traversaient à cheval la belle ville de Tzarigrad : l'un était Marko Kraliévitch, et l'autre le bey Kostadin. Or Marko se mit à dire : « Mon frère, bey Kostadin, voici que je sors de Tzarigrad : il se pourrait que je rencontrasse un importun qui me défiât au combat, aussi veux-je feindre d'être gravement malade, d'un dangereux mal, la terrible dysenterie. » Marko donc prit l'air d'un malade sans maladie, mais par grande prudence, il se pencha sur le bon Charatz, jusqu'à toucher la selle, et ainsi sortit de Tzarigrad.
Marko fit une bonne rencontre, celle d'Alil-Aga, l'homme du sultan, suivi de trente janissaires ; et l'aga dit à Marko : « O héros, Marko Kraliévitch, viens nous mesurer, lancer des flèches ; et si Dieu et la fortune le veulent et qu'aujourd'hui tu tires mieux que moi, je t'abandonne ma blanche maison et les richesses qu'elle renferme, avec la Turque, ma fidèle épouse. Si c'est moi qui sur toi l'emporte, je ne demande ni ta maison ni ta femme, je veux aussitôt te pendre, et devenir maître du vaillant Charatz. » Mais voici ce que lui répondit le Kraliévitch : « Laisse-moi en paix, Turc maudit, ce n'est pas à moi d'aller jouter avec toi, moi qui suis pris
d'un mal dangereux, la terrible dysenterie ; je ne puis même me tenir à cheval, comment irais-je tirer des flèches. » Mais le Turc ne se décourage point ; il saisit Marko par le pan droit de son dolman ; Marko tire un couteau de sa ceinture, et coupe le pan droit du dolman : « Vas t'en, misérable, lui crie-t-il, et sois maudit. » Mais le Turc ne se décourage point, et il saisit le pan gauche du dolman ; Marko tire le couteau de sa ceinture, et coupe le vêtement : « Vas t'en, misérable, que Dieu t'extermine ! » Le Turc ne veut encore en démordre, et saisit la bride de Charatz, la bride de la main droite, et de la gauche la poitrine de Marko. Le héros flambe comme un feu vivant : il se dresse sur le vaillant Charatz, en ramenant la bride, tant que Charatz danse comme un furieux, et que cheval et cavalier bondissent ; puis il appelle le bey Kostadin : « Cours, frère, à ma maison, et apporte-moi une flèche tartare, garnie de neuf plumes de faucon ; pour moi, je vais avec l'aga, chez le cadi, afin que dans son tribunal il confirme notre accord et que plus tard il n'y ait point de querelle. »
Le bey s'éloigne, et Marko se rend avec l'aga chez le cadi. En entrant, Alil-Aga, l'homme du sultan, ôte ses pantoufles, et va s'asseoir près du cadi, auquel il glisse douze ducats sous les genoux. « Efendi, voici des ducats, ne juge point en faveur de Marko, » Mais Marko comprenait le turc : il n'avait point de ducats, mettant donc sa masse en travers de ses genoux : « Ecoute, dit-il, seigneur cadi, rends-moi une juste sentence, car tu vois cette masse aux nœuds dorés ; si j'allais t'en frapper, il ne te faudrait plus d'emplâtre, tu oublierais aussi ton tribunal, et tu ne verrais plus de ducats. » Un frisson s'empare de Fefendi, à voir la masse aux nœuds dorés, il rend sa sentence, tandis que les mains lui tremblent.
Quand ils partirent pour le meïdan, l'aga avait trente janissaires, et Marko n'était suivi de personne, que de quelques Grecs et Bulgares. En arrivant, Alil-Aga dit à Marko : « Déli-bacha, allons, tire le premier, tu te glorifies d'être un guerrier vaillant ; tu te vantes, dans le Divan impérial, de percer une pièce d'or, tandis qu'elle fend l'air. — Oui, Turc, lui répond le Kraliévitch, je suis un guerrier vaillant ; mais tu as le pas sur moi, car à vous appartient la seigneurie et l'empire ; et pour la joute tu as le pas sur moi, car c'est toi qui m'as défié ; tire donc le premier. »
Le Turc décoche une blanche flèche, il la décoche, puis on mesure la distance, elle avait franchi cent vingt archines ; Marko tire une blanche flèche, et l'envoie à deux cents archines…[49] Là-dessus Kostadin arrive, apportant la flèche tartare, garnie de neuf plumes de faucon. Marko la décoche, et le trait s'enfonce dans la poussière et la brume, où les yeux ne peuvent pas la suivre, et comment mesurer la distance en archines ! Le Turc commence à fondre en larmes, et à implorer Marko : « Mon frère en Dieu, Marko Kraliévitch, par le Dieu très haut et par saint Jean, par votre belle religion ! à toi ma blanche maison, et la Turque, mon épouse fidèle, mais grâce, frère, ne me pends point. — Le Dieu vivant t'anéantisse, Turc ! comment m’appelles-tu frère, toi qui me donnes ta femme ? Mais de ta femme je n'ai pas besoin.
Ce n'est point chez nous comme chez les Turcs, la femme d'autrui est comme une sœur. J'ai dans ma maison une épouse fidèle, Iélitza, une noble dame ; et je te pardonnerais tout, frère, si tu n'avais gâté mon dolman ; il faut que tu me donnes trois charges d'or, pour que je fasse réparer les pans de mon habit. » Le Turc saute de joie et de ravissement, il entoure de ses bras le Kraliévitch, il le baise, puis l'emmène à sa riche maison.
Là pendant trois jours il le fêta, lui donna les trois charges, et la dame, en cadeau, ajouta une chemise brochée d'or, et avec la chemise un mouchoir broché d'argent ; puis il lui donna ses trente janissaires, pour l'accompagner jusqu'à sa maison. Et de ce jour, ils gardèrent ensemble le pays pour l'illustre sultan. Partout où il y avait une attaque sur la frontière, Alil-Aga la repoussait avec Marko ; partout où se prenaient des cités, c'était Alil-Aga qui s'en emparait avec Marko.
La mère de Marko Kraliévitch lui demandait : « Pourquoi, mon fils, bâtis-tu tant de pieux édifices ? As-tu donc commis de si grands péchés envers Dieu, ou acquis tant de biens sans peine ? — Ma vieille mère, lui répondit Marko de Prilip, un jour que j'étais dans le pays des Maures, je me levai de bonne heure pour aller à la citerne y abreuver mon Charatz. Or, quand j'arrivai à la citerne, il y avait là douze Maures. Je voulus avant mon tour abreuver Charatz, mais ils s'y opposèrent, et une querelle, ma mère, s'éleva entre nous. Ayant pris ma masse, j'en frappai un noir Arabe, moi un seul, et les onze autres me (frappèrent) ; moi deux et les dix autres me (frappèrent). Les six restant vinrent à bout de moi, me lièrent les mains derrière le dos, et me menèrent au roi des Maures. Le roi me fit jeter au fond d'un cachot, et j'y languis pendant sept ans. Quand l'été était venu ou quand l'hiver était arrivé, par ceci seul je le savais : c'est quand les filles jouant avec des balles de neige, m'en lançaient, ou en été se jetaient des rameaux de basilic. Lorsque la huitième année commença, ce n'était plus la prison qui me pesait, mais j'étais tourmenté par la fille du roi des Maures qui, venant soir et matin, me criait par le soupirail du cachot : « Ne te laisse point pourrir, Marko, dans ta prison, mais engage-moi solennellement ta foi, que tu me prendras pour femme, et je te délivrerai de prison ; je tirerai ton bon Charatz de son écurie, et je prendrai des jaunes ducats, autant, pauvre Marko, que tu le pourras désirer. » Me voyant, ma mère, dans cette nécessité, j'ôtai mon bonnet, le plaçai sur mes genoux, puis je jurai, m'adressant à ce bonnet : Sur ma foi ! je ne t'abandonnerai point ; sur ma foi, je ne te tromperai pas, et le soleil manquant à la sienne, cessât-il de luire, hiver comme été, je ne manquerai point à ma foi. Ainsi la Mauresque crut que c'était à elle que j'avais fait ce serment.
« Un soir, la nuit tombée, elle m'ouvrit la porte du cachot, me fit sortir, et m'amena l'ardent Charatz, et pour elle un meilleur coursier encore : tous deux avec des bissacs pleins de ducats. Elle m'apporta un sabre forgé, et montés sur nos chevaux, nous partîmes et traversâmes le pays des Maures. Un matin, le jour se levait, je m'étais assis pour reposer quand la fille maure me saisit et m'entoura de ses noirs bras. Lorsque je vis, ma mère, ce noir visage avec ces dents blanches, cela me fit horreur. Je tirai mon sabre, et l'en frappai à la ceinture, tant que le sabre la traversa ; je remontai sur mon Charatz pendant que la tête de la Mauresque parlait encore, et disait : mon frère en Dieu, Marko Kraliévitch, ne m'abandonne pas ! Voilà comment, ma mère, j'ai péché envers Dieu, et pourquoi du grand bien que j'ai acquis, je fais bâtir tant de pieux édifices. »
Mouça l'Albanais boit du vin à Stamboul, dans une blanche taverne. Quand de vin Mouça se fut saoulé, alors dans l'ivresse il se met à dire : « Voilà dix ans que je sers le sultan à Stamboul, mes services ne m'ont valu cheval ni sabre, pas même un dolman neuf ou à moitié usé ; mais, j'en jure par ma foi ! je refuse obéissance, je m'en vais sur le littoral uni, je fermerai les échelles de la mer et les chemins qui y mènent ; je me bâtirai sur la plage une tour, avec des crochets de fer tout autour, et je pendrai au sultan ses hodjas et ses pèlerins. »
Ce que dans son ivresse le Turc avait dit, sorti de la crapule il le fit ; il devint brigand, s'en alla sur le littoral uni, et commença à fermer les échelles de la mer et les chemins qui y aboutissent ; partout où passe l'argent du tribut impérial, trois cents charges par an, il l'arrête et s'en empare ; Mouça s'est bâti une tour sur le rivage, à la tour sont fixés des crochets de fer, où il pend hodjas et pèlerins.
Quand le sultan fut fatigué des plaintes qui lui arrivaient, il envoya contre Mouça le vizir Kuprilitch[51] et avec lui trois mille soldats ; à peine arrivés au littoral, Mouça battit tout ce monde, prit le vizir Kuprilitch, et après lui avoir lié les mains derrière le dos, le renvoya au sultan à Stamboul.
Le sultan se mit en quête de champions, promettant des trésors infinis à qui tuerait Mouça le coupe-jarret ; mais qui allait là ne revenait plus à Stamboul. Le sultan en avait conçu un grief souci, lorsque le hodja Kuprilitch lui dit : « Seigneur, empereur de Stamboul ! si Marko Kraliévitch vivait encore, il viendrait à bout de Mouça le coupe-jarret. » Le sultan le regarde de côté, et les larmes coulent de ses yeux : « Laisse-moi, hodja Kuprilitch ? pourquoi faire mention de Marko ? Jusqu'à ce jour ses os sont déjà pourris ; voilà trois ans entiers que je l'ai jeté en prison, sans qu'on en ait jamais ouvert les portes. — Pardon, seigneur sultan, dit le hodja Kuprilitch, que donnerais-tu à celui qui te ferait voir Marko vivant ? » Le seigneur sultan lui répond : « Je lui donnerais le vizirat de la Bosnie, il ne serait pas changé de neuf ans, et je n'exigerais de lui aucun tribut. » Le hodja saute sur ses pieds légers, il court ouvrir la porte de la prison, il en fait sortir Marko Kraliévitch et le mène devant le noble Sultan ; sa chevelure tombe jusqu'à la terre noire, la moitié il écarte et de l'autre moitié il se couvre ; ses ongles sont tels qu'il en pourrait labourer la terre ; l'humidité du cachot l'a émacié, il est devenu noir comme une pierre brune. « Se peut-il bien que tu sois en vie, Marko ? demande le Sultan. » — « J'y suis, seigneur, mais cela va mal.[52] »
Marko monte le vaillant Charatz, il va tout droit au littoral uni, et va errant de tous côtés, s'enquérant de Mouça. Un matin qu'il était entré de bonne heure dans le périlleux défilé de Katchanik, voici venir Mouça le brigand. Il tient les jambes croisées sur son moreau, lance sa masse jusqu'aux nues, et la reçoit dans ses blanches mains. Marko dit à Mouça le brigand : « Vaillant Mouça, écarte-toi de mon chemin, écarte-toi ou soumets-toi. » Mais l'Albanais lui répond : « Passe ton chemin, Marko, n'entame point de querelle, ou bien démonte, et buvons du vin. Quant à me soumettre à toi, je ne le ferai pas, encore qu'une reine t'ait enfanté, dans un château, sur un mol matelas, t'ait enveloppé dans des langes de soie, liées avec une cordelette d'or, nourri de miel et de sucre ; tandis que moi, une farouche Albanaise m'a mis au monde sur une pierre froide, enveloppé dans une noire strouka, liée avec un rameau de ronce, nourri de bouillie d'avoine ; mais souvent aussi elle m'a adjuré de ne plier le genou devant personne. »
Quand Marko de Prilip a entendu ce discours, il allonge sa lance de guerre entre les oreilles de Charatz, en la dirigeant contre la poitrine du vaillant Mouça. Mouça para le coup avec sa masse, et détourna la lance par dessus son épaule, puis il mit en arrêt sa lance de guerre, pour frapper Marko Kraliévitch. Mais Marko a reçu la lance sur sa masse, et du coup l'a brisée en trois morceaux. Tous deux dégainèrent leurs sabres forgés, et s'élancèrent l'un sur l'autre ; Marko brandit son sabre, Mouça sa masse et le brise en trois morceaux, puis il lève lestement son cimeterre, afin d'en frapper Marko, mais le Kraliévitch, lançant sa masse, du coup le brisa au ras de la poignée. Alors levant leurs masses noueuses, ils commencèrent à s'asséner des coups, et les nœuds étant brisés, ils les jetèrent dans l'herbe verte, sautèrent à bas de leurs chevaux, s'étreignirent en faisant craquer leurs os robustes et luttèrent sur l'herbe verte. Ils se pressent héros contre héros, le vaillant Mouça contre Marko Kraliévitch, mais il ne peut le renverser. Mouça non plus ne se laisse pas jeter par terre. Ainsi dura-t-il toute une matinée d'été jusqu'à midi[53] ; de la bouche de Mouça sortait une écume blanche ; de celle de Marko, une écume blanche et sanglante. Mouça le brigand se mit à dire : « Pousse-moi, Marko, ou que je te pousse.[54] » Marko fit un effort, mais il perdit sa peine ; alors Mouça le brigand fit un effort à son tour, renversa Marko dans l'herbe verte, et s'assit sur la poitrine du héros. Mais voilà que Marko appelle d'une voix plaintive : « Où es-tu en ce jour, Vila ma sœur ? où es-tu en ce jour ? puisses-tu n'être nulle part ! Tu mentais, quand tu jurais, toutes les fois que je me trouverais en danger, de venir à mon secours ? » La Vila lui répond, d'un nuage : « Pourquoi, frère, Marko Kraliévitch ? Ne t'avais-je pas dit de te garder de toute querelle le jour du dimanche[55] ? C'est une honte que deux se mettent contre un ; n'as-tu pas de vipères cachées ? » Mouça leva la tête vers le nuage, d'où la Vila parlait ; Marko tira son couteau caché, et fendit Mouça du bas de la poitrine jusqu'à son blanc gosier ; Mouça en expirant a serré Marko, qui a peine à se retirer de cette étreinte. Marko s'était mis à traîner le cadavre, il voit que Mouça avait trois cœurs héroïques,[56] trois côtes l'une sur l'autre ; un des cœurs était mort, l'autre s'agitait fortement, et dans le troisième un serpent était endormi ; quand le serpent se réveilla, le corps de Mouça se mit à sauter sur le gazon. Et le serpent dit à Marko : « Remercie Dieu, Marko Kraliévitch, que je ne me sois pas réveillé alors que Mouça était encore en vie, autrement c'en était fait de toi. »
Cette merveille fait couler les larmes sur le blanc visage de Marko : « Hélas, dit-il, que Dieu m'ait en grâce ! car j'ai donné la mort à plus vaillant que moi. » Puis ayant coupé la tête de Mouça, il la fourra dans la musette sur Charatz et la porta au blanc Stamboul. Quand il la jeta devant le glorieux Sultan, de frayeur le Sultan sauta sur ses pieds et Marko Kraliévitch lui dit : « Sois sans crainte, sire empereur ! si tu fais un pareil bond devant une tête morte, comment aurais-tu tenu tête à Mouça vivant ? » Le Sultan lui donna trois charges d'or. Marko s'en alla à son blanc Prilip, Mouça resta au-dessus de Katchanik.
Marko Kraliévitch était parti de bonne heure, un dimanche ; avant le lever du soleil, il était au pied du mont Ourvina. Tandis qu'il le gravissait, Charatz, sous lui, commença à chopper, à chopper et à verser des larmes. Cela causa à Marko un grand trouble : « Qu'est cela, Charatz ? dit-il ; qu'est-ce, mon bon cheval ? Voilà cent cinquante années que nous sommes ensemble ; jamais encore tu n'avais bronché, et voilà que tu commences à broncher et à verser des larmes ! Dieu le sait, il n'arrivera rien de bon ; il va y aller de quelque tête, soit de la tienne, ou de la mienne. »
Marko ainsi discourait, quand la Vila s'écrie du milieu de la montagne, appelant Marko : « Mon frère, dit-elle, Marko Kraliévitch, sais-tu pourquoi ton cheval bronche ? Charatz s'afflige sur son maître, car vous allez bientôt vous séparer. » Mais Marko répond à la Vila : « Blanche Vila, puisse ton gosier devenir muet ! Comment pour-rais-je me séparer de Charatz, quand j'ai parcouru la terre à ses côtés, que je l'ai visitée de l'orient à l'occident, et qu'il ne s'y trouve point un meilleur coursier ni un héros qui l'emporte sur moi ? Je ne pense point quitter Charatz, tant que ma tête sera sur mes épaules. — Mon frère, reprend la blanche Vila, personne ne t'enlèvera Charatz ; et pour toi, tu ne peux mourir, ni de la main d'un guerrier, ni sous les coups du sabre tranchant, de la massue ou de la lance de guerre ; car tu ne crains sur la terre aucun guerrier. Mais tu dois mourir, Marko, de la main de Dieu, l'antique tueur. Si tu veux me croire, quand tu seras au sommet de la montagne, regarde de droite à gauche ; tu verras deux sapins élancés, qui surpassent en hauteur la forêt que pare leur vert feuillage. Entre eux est une fontaine. Pousse de ce côté Charatz, et, mettant pied à terre, attache-le à un des sapins ; ensuite penche-toi au-dessus de la fontaine, et dans l'eau tu apercevras ton visage, et tu connaîtras quand tu dois mourir. »
Marko obéit à la Vila. Quand il fut au sommet de la montagne, il tourna ses regards de droite à gauche et aperçut les deux sapins élancés, qui surpassaient en hauteur la forêt, que paraît leur vert feuillage. Il poussa de ce côté son cheval, et, mettant pied à terre, il l'attacha à un des sapins ; après quoi il se pencha au-dessus de la fontaine, et, dans l'eau considéra son visage ; et, quand il eut considéré son visage, il connut quand il devait mourir, et, versant des pleurs, il se mit à dire » : Monde menteur ! ô ma belle fleur ! tu étais beau, et moi je t'ai parcouru peu de temps ! peu de temps : trois cents années ! Le moment est venu où je vais me séparer du monde. »
Marko alors tire son sabre de sa ceinture, s'avance vers son cheval, et d'un coup abat la tête de Charatz, de crainte qu'il ne tombe aux mains des Turcs, et qu'il ne fît pour eux la corvée et ne portât l'eau dans les seaux ; et, quand il eut ainsi tué son cheval, il l'enterra mieux qu'il n'avait enterré son frère André.[57]
Il brisa en quatre son sabre tranchant, de peur qu'il ne tombât aux mains des Turcs, et qu'ils ne s'enorgueillissent en portant ce qui leur serait resté de Marko, et que les chrétiens ne le maudissent. Son sabre tranchant brisé, il rompit en sept sa lance de guerre et la jeta dans les branches des sapins ; puis, de la main droite, saisissant sa masse noueuse, il la précipita du haut de l'Ourvina dans la mer grise et profonde, en disant ces mots : « Alors que cette masse sortira de la mer, alors qu'il naisse un héros tel que moi ! »
Quand Marko se fut ainsi défait de ses armes, il tira de sa ceinture un papier où rien n'était écrit, et il traça cette lettre : « Quiconque, passant par l'Ourvina, arrivera à la fraîche fontaine entre les sapins et y trouvera le hardi Marko, qu'il sache que Marko est mort. Sur lui sont trois mesures d'or, et quel or ! tous jaunes ducats. Je lui en accorde une mesure, afin qu'il ensevelisse mon corps ; j'en donne une autre mesure pour orner les églises, et la troisième aux manchots et aux aveugles, afin que les aveugles aillent par le monde et qu'ils chantent et célèbrent Marko. » La lettre terminée, il la plaça sur une branche de sapin, où on pouvait l'apercevoir du chemin, et, ayant jeté l'encrier d'or[58] dans la fontaine, il ôta son dolman vert, l'étendit sur l'herbe au-dessous d'un sapin ; se signant, il s'assit sur le dolman, rabattit le bonnet de martre sur ses yeux, se coucha et ne se releva plus.
Marko mort resta au bord de la source, de jour en jour tout une semaine. Quiconque par le chemin passait et voyait Marko Kraliévitch le croyait endormi et faisait un long détour, de peur de l'éveiller. Où est le bonheur, là aussi est le malheur, et, là où est le malheur, il y a aussi du bonheur ; et ce fut une bonne fortune qui amena l'higoumène Vaço, de la blanche église de Vilindar,[59] sur la sainte Montagne, avec son diacre Isaïe. Quand l'higoumène aperçut Marko, il fit signe de la main au diacre : « Doucement, mon fils, dit-il, prends garde de le réveiller ; car Marko, troublé dans son sommeil, est enclin au mal, et il pourrait nous tuer tous les deux. » Pourtant le moine, le regardant dormir, vit au-dessus de lui la lettre, et il la parcourut, et la lettre lui apprit que Marko était mort. Alors il descendit de cheval et toucha le hardi guerrier, mais il y avait longtemps qu'il n'était plus. Les larmes coulent des yeux de l'higoumène Vaço, tant il regrette Marko. Il lui ôte sa ceinture avec les trois mesures d'or, et l'attache autour de son corps. Puis, songeant où il enterrera Marko, il prend cette résolution. Sur son cheval il charge le corps sans vie, et le porte sur le rivage de la mer. Avec lui il s'assied dans une barque, le conduit droit à la Montagne sainte, et le transporte à l'église de Vilindar.[60] Là il lit sur Marko les prières des morts, puis dépose le corps en terre au milieu de la blanche église. Là où le vieillard avait enseveli Marko, il ne lui éleva aucun monument, afin que l'on ne reconnût point sa tombe et que ses ennemis ne pussent y exercer de vengeance.
[1] Il s'agit de plusieurs documents publiés par la Société de littérature serbe, de Belgrade, dans ses mémoires (Glasnik drouchtva serbské Slovésnosti), et qui consistent :
1° Dans le fac-similé d'une monnaie d'argent, portant cette inscription : u hrista boga blagovèrni Kral Marko, t le roi Marko dévot à Dieu le Christ » (tome VII, p. 217, 1855). 2° Une inscription de l'église du monastère de Zerza, en Albanie, où il est fait mention de Marko, comme d'un des rois serbes. Voici un passage de cette inscription : préyé gospodstvo séyé zemlié (sou primili) blagoverni Kral Velkachin i sin iégo Kral Marko, « auparavant la souveraineté de cette terre a appartenu au pieux roi Velkachine (Voukachine), et à son fils le roi Marko. » (Glasnik, tome VI, p. 186.) 3° Une peinture qui se trouve dans l'église de l'archange saint Michel à Prilip, connue parmi le peuple sous le nom d'église de Marko Kraliévitch, et où l'on voit la figure de Marko accompagnée de l'inscription précitée, et placée à côté de la figure de son père, le roi Voukachine. Marko y est représenté, vêtu du manteau royal, avec la couronne et le sceptre, il est jeune et porte une barbe noire. (Glasnik, ibid.) 4° Enfin une ancienne chronique rédigée par un moine du couvent de Tronochki, et qui sous le nom de rodosloviyé serbskoyé, ou généalogie serbe, renferme une histoire abrégée des rois, tzars et despotes serbes. (Glasnik, tome V.) Des paroles de cet annaliste, comparées avec les monuments figurés, M. Chafarik, professeur d'histoire à Belgrade, conclut : « qu'après la mort de Voukachine, Marko fut reconnu roi dans les contrées soumises à celui-ci, et qu'il y régna pendant plusieurs années, c'est-à-dire tant que le knèze Lazare n'eut pas achevé de réduire sous son obéissance tous les autres knèzes serbes, ce qui eut lieu en 1371 et 1374 ; que Lazare ayant été sacré, à Prizren, roi de Rascie par l'archevêque Ephren en 1377, ce fut en 1378, ou peut-être plus tard, c'est-à-dire après cinq ou six ans de règne au moins, que Marko Kraliévitch, vaincu par lui et dépossédé, dut se réfugier après de Murad et lui demander protection.
« C'est après cette époque, continue-t-il, que se place sa vie aventureuse au service des Turcs, que, suivant le chroniqueur de Tronochki, il excita à faire la guerre aux Serbes…, et qu'il guida avec son frère André, vers le champ de bataille de Koçovo. Là ils rentrèrent en possession de leurs domaines, et les gardèrent en qualité de vassaux des Turcs, peut-être jusqu'à leur mort, car on sait que Marko périt, en 1394, dans une grande bataille livrée au voïvode valaque Mirtcha par Bajazet, qu'il avait accompagné à la tête de ses troupes serbes. » (Glasnik, tome VII.)
Comme il s'agit d'un fait historique peu connu, et que les documents originaux sont accessibles à peu de personnes, j'ai cru devoir m'étendre sur ce sujet.
[2] Saint-Albin, le poème du Cid, t. I, p. 6, note.
[3] On dit que les ruines du castel de Momtchilo se voient encore aujourd'hui sur le Pirlitor.
[4] Scutari n'est pas au bord de la mer, mais à sept ou huit heures de là, près de l'endroit où la Boïana sort du lac. Dans la région intermédiaire, encore aujourd'hui, la population est serbe et non albanaise.
[5] Hyperbole conventionnelle.
[6] Ces yeux sont peut-être des damasquinures, ou bien quelque trait de merveilleux, aussi explicable que les ailes du cheval.
[7] Iézéra, pluriel de iézéro, lac.
[8] Koum, compère.
[9] Ouroch V (le dixième des Némanides), le même qui figure au n° III, et que la légende représente comme un enfant, était déjà, du vivant de son père, marié à une princesse valaque, Hélène, et avait le commandement de la vieille Serbie, avec le titre de roi.
[10] Après ce fragment, suivi d'une lacune, en vient un autre, fort court, où l'on voit Ouroch réclamer à sa mère la royauté que Voukachine détient depuis seize ans.
[11] Les Mèrniavtchevitch (ou Mèrliavtchévitch), c'était Voukachine et ses deux frères, Ougliécha et Goïko. « Voukachine Mèrniavtchevitch résidait à Prichtina, et son autorité s'étendait sur tous les pays environnants ; il avait donné à son frère Ougliécha le titre de despote, avec le commandement de Drama, de Serrés et des lieux avoisinants jusqu'à Salonique. » Istoria Tzèrne Gore, napisao Milakovitch, 1856, page 20.
[12] Chacun des trois autres princes écrit une lettre semblable et l'expédie pour la même destination.
[13] Le texte porte : starostavné knigué : livres anciennement composés, mais, d'après une leçon que propose l'éditeur (Dictionnaire serbe, p. 713), je lis tzarostavné, (lettres) impériales, ce qui offre un sens plus convenable. En somme, il paraît s'agir d'un testament.
[14] Za iounatchko se pitayou zdravlié, littéralement, ils s'enquièrent (l'un à l'autre) de leur santé de braves, héroïque, expression qui revient constamment.
[15] C'est-à-dire : Puisses-tu en être dépouillé !
[16] Ravioïla. Ce mot ne paraît pas être serbe, et c'est, je crois, le seul exemple d'un nom donné à une Vila.
[17] Fondations pieuses.
[18] Dans un romance espagnol, le prieur de Saint-Jean, placé dans un extrême péril, promet à son cheval, s'il le sauve, de lui mettre des fers d'or. Damas Hinard, t. II, p. 246.
[19] Ces deux, pièces ne sont en réalité que de ces contes où figurent des animaux bienfaisants, et qu'on a fait remonter aux légendes bouddhiques (Th. Benfey, Einleitung zum Pantchatantra. Voyez-en aussi plusieurs exemples dans mes Contes albanais). Le curieux, c'est de voir un tel trait de merveilleux localisé et incorporé à un des grands événements de l'histoire. On en trouvera d'autres dans la suite.
[20] D'après ce chant, qui contredit l'histoire, Marko n'aurait pas été l'auxiliaire, mais l'adversaire des Turcs ; les pesmas suivantes établissent au contraire, et bien nettement, son rôle de « courtisan », de vassal et d'auxiliaire militant des sultans.
[21] Léka, forme albanaise du nom d'Alexandre. C'était probablement quelqu'un des vassaux qui s'étaient rendus indépendants après la mort de Douchan.
[22] Nouvelle précaution contre le mauvais œil, les sorts.
[23] Valaque, c'est-à-dire chrétienne orthodoxe, suivant l'appellation usitée en Bosnie parmi les musulmans et les catholiques.
[24] Gynécée, dans l'original kavez, en turc « cage », parce qu'en effet l'appartement des femmes est entouré de grillages en bois à losanges, qui le font ressembler à une cage. Ce début rappelle d'ailleurs celui de plusieurs contes.
[25] On voit encore aujourd'hui des valets (en prenant le mot dans son ancienne signification) de cette espèce, chez les beys albanais. Ces trim (trime), ainsi qu'on les appelle, sont des gens armés, qui vivent chez un grand, pour avoir sa protection, le servent, l'escortent, et au besoin le défendent.
[26] Ce costume est à peu près le même que celui de Marko.
[27] Supprimé l'itinéraire, hérissé de noms propres.
[28] Longue-vue, détail moderne.
[29] L'entremetteur, chargé de négocier un mariage, porte une gourde ou une bouteille de bois remplie de vin, et l'affaire est considérée comme conclue, quand le père de la fille a accepté de boire à cette bouteille. La rupture d'une promesse de mariage est chose grave, et qui plus d'une fois a amené des représailles sanglantes.
[30] Miloch a pour patronymique, tantôt Obilitch, et tantôt Kobilitch « fils de jument ». C'est sur cette dernière forme que joue Roçanda.
[31] Egyptienne, je ne connais pas d'autre exemple de l'emploi de ce mot, pour Tzigane.
[32] Etienne Zemlitch, personnage inconnu.
[33] Ici le rôle du dévèr ou paranymphe est bien précisé. Le beau-père met les points sur les i. J'ai rendu, faute de mieux, par protégée, le mot snaha, qui marque la relation entre la fiancée et le dévèr, sous la garde duquel elle se trouve placée.
[34] Au gîte suivant, troisième proposition du doge accompagnée de l'offre de trois bourses, c'est-à-dire bottes.
[35] La loi chrétienne, la cérémonie du mariage.
[36] Aujourd'hui encore, mettre la veste à l'envers est la manière de porter le deuil parmi les paysans.
[37] Les Serbes ont bien perdu, en 1365, une bataille contre les Turcs sur les bords de la Maritza, l'Hèbre des anciens, mais ce n'est pas là qu'a péri Voukachine, qui fut assassiné en 1371 par un valet, à la suite d'un autre engagement avec les Turcs. (Davidovitch, Istoriya Sèrbskog naroda). La pièce est toute de fantaisie.
[38] On connaît assez l'étiquette turque, pour comprendre ce que cette action avait d'outrageant.
[39] Tzaré pootchimé. Pootchim signifie quelque chose comme père d'adoption, ou de choix. C'est le nom que Marko donne ordinairement au sultan, qui lui répond par celui de poçinko, de sin fils. Tous ces mots, ainsi que celui de pomaïka (de maïka, mère), que l'on rencontre aussi, et qui sont également intraduisibles, sont dérivés des noms de parenté avec l'addition de la particule po.
[40] Déli (T.), brave ; garde du corps, homme d'escorte.
[41] Les pays habités par les Serbes sont en général si montueux et si boisés, qu'ils distinguent mal les idées de montagne et de forêt, exprimés à peu près indifféremment toutes deux par les mots gora et planina, mons saltosus.
[42] Aventures, tchetovanié. Ce mot s'applique, par exemple, aux pillages, ou razzias, commis réciproquement par les bandes monténégrines et turques sur le territoire ennemi. Ces bandes s'appellent tchétas.
[43] Slava.
[44] Récits, en termes identiques, de ce qui s'est passé avec les Turcs.
[45] Poids usité en Turquie, en Égypte, etc. et valant 1 kg 250.
[46] Le chanteur paraît bien ignorant des mœurs turques.
[47] Répétition identique de ce qui précède.
[48] Kostadin, pour Constantin. Le titre turc de bey a été, et est souvent, porté par des chrétiens. On appelle en turc les Consuls étrangers « Konsolos-bey ». Ce Constantin, qui était seigneur de Kustendil, s'était soumis aux Turcs encore avant la bataille de Koçovo.
[49] L'épreuve se renouvelle deux fois encore, toujours à l'honneur de Marko.
[50] Le mot Arapin, toujours précédé de tzèrni, noir, désigne et les Arabes, et les nègres ou Maures. Il y a peut-être dans ces campagnes lointaines de Marko une réminiscence historique, car on assure que Bajazet, dans la bataille où il fut défait par Timour, en 1402, avait parmi ses troupes vingt mille auxiliaires serbes. Le n° XI le confirme, en disant que Marko a « servi le Sultan en Syrie. » Ces peuples de nègres n'en conservent pas moins, ici et ailleurs, quelque chose de fort énigmatique.
[51] Il y a eu plus d'un grand vizir du nom de Kuprili, quelques-uns étaient des Bosniaques, d'où la forme slave Kuprilitch. Il pourrait se faire que quelqu'un d'eux eût appartenu au corps des hodjas, qui représente plus ou moins, chez les musulmans, le clergé.
[52] Marko, mis au courant de la situation et de ce que le sultan espère de lui, se fait fort de venir à bout du brigand ; mais il lui faut trois mois entiers, passés au cabaret à « boire du vin », pour se refaire et rétablir ses forces. Cela fait, il part pour courir l'aventure.
[53] On retrouve des expressions de ce genre dans les chants grecs sur Xaros (Passow, n° 431).
[54] Termes employés par les lutteurs.
[55] Remarquez la bizarrerie, assez fréquente, qui fait de la Vila la gardienne des observances chrétiennes. — Les vipères (gouya), dont elle parle, sont évidemment les couteaux cachés dans la ceinture.
[56] Dans une chanson bulgare (Milad., n° 122), un héros, tué par « Marko Kralé », a douze cœurs, dont onze étaient endormis. Et, par un singulier rapprochement de temps et de lieu, ce héros n'est autre que Grouitza Novagov, c'est-à-dire Grouitza Novakovitch, le bandit bosniaque dont les exploits sont racontés plus loin.
[57] Od Boga, od starog kèrvnika, v. 42.
[58] On a vu, dans la Notice, la mention d'un chant où est raconté le meurtre d'André par Marko, à la suite d'une querelle.
[59] On sait que, dans le Levant, les gens qui savent écrire, chrétiens ou musulmans, portent à leur ceinture une longue écritoire en cuivre, composée d'un encrier et d'un compartiment qui renferme le qalam, le roseau tenant lieu de plume. C'est apparemment un usage dérivé de l'antiquité. Marko, dit le n° III, avait été scribe du tzar Douchan.
[60] Vilindar. Comment Marko est arrivé jusqu'à la mer, et si près de l'Athos, la « Sainte Montagne », c'est ce qu'il est difficile de comprendre.