ANONYME
LA BATAILLE DE KOSSOVO
Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
LA BATAILLE
DE
KOSSOVO
RHAPSODIE SERBE
Tirée des chants populaires et traduite en français
PAR
ADOLPHE D'AVRIL
Agent et Consul général de France en Roumanie.
PARIS
LIBRAIRIE DU LUXEMBOURG
RUE DE TOURNON, 16
M DCCC LXVIII
Vers le viie siècle de notre ère, les Avares opprimaient cruellement les Slaves du Sud et menaçaient Constantinople. L'empereur grec Heraclius eut l'heureuse inspiration d'attirer, pour lui servir de rempart, quelques autres peuplades slaves alors établies sur le versant septentrional des Carpathes. A son appel, les Croates et les Serbes vinrent se fixer dans les pays qu'ils occupent encore aujourd'hui entre la mer Adriatique et le Danube. En même temps les Slaves occidentaux commençaient à secouer le joug des Avares sous la conduite d'un aventurier français, nommé Samo, natif de Sens, qui est connu par ses démêlés avec le roi Dagobert Ier.
A partir de cette époque, les Avares cessèrent de menacer Constantinople ; mais les populations au milieu desquelles ils étaient établis ne furent délivrées du joug que deux siècles plus tard, lorsque Charlemagne vint détruire définitivement la domination avare.
Au milieu du xive siècle, les Serbes, unis à quelques populations voisines, étaient devenus assez puissants pour inquiéter à leur tour les successeurs d'Héraclius dans la ville impériale.
Survinrent les Turcs. L'État serbe n'était pas de force a leur résister. En 1389, les chrétiens slaves éprouvèrent dans la plaine de Kossovo un immense désastre, dont ils ne se sont relevés qu'au commencement du xixe siècle. Le prince ou empereur serbe Lazare et le sultan des Turcs Mourad périrent tous les deux dans cette lutte suprême, dont les péripéties sont racontées diversement par les historiens.
Le désastre de Kossovo avait frappé profondément l'imagination des Serbes; il est devenu le principal aliment de leur poésie populaire. Comme toujours, cette poésie a transformé l'histoire en l'idéalisant. Les personnages, réels ou fictifs qui figurent dans la légende ont pris des proportions réellement épiques. Lazare y représente la splendeur de la royauté. Son mobile est le sentiment exalté du devoir, la soumission à Dieu, le dévouement absolu. Sous ce rapport, il rappellerait plutôt les héros indiens, français, espagnols, que ceux de la Grèce ou de la Germanie.
Il y a, du reste, une analogie facile à saisir entre les chants relatifs à la bataille de Kossovo et notre Chanson de Roland, non seulement dans les caractères, mais dans la trame même. Ainsi, à côté de Lazare, le Charlemagne serbe, figure son gendre, Milosch Obilitch, qui a beaucoup de rapports avec Roland. L'autre gendre de Lazare, Vouk Brankovitch, représente le traître Gane de la geste française. Les beaux-frères sont ennemis; une querelle est survenue entre leurs femmes : l'inimitié des deux chefs sera le nœud de l'action sur les bords plats de la froide Sitnitza, comme dans les gorges profondes des Pyrénées.
On ne trouvera pas dans le cycle de Kossovo, comme dans d'autres épopées, les splendides éclats d'une grandeur surhumaine ; mais on y rencontrera l'élévation constante, la pureté, la profondeur des sentiments, la simplicité, la dignité et la grâce. Il ne faut pas chercher davantage dans ce cycle l'influence mythique et les traditions communes à toute la race indo-européenne, dont on reconnaît ailleurs les traces plus ou moins nettes.
La légende serbe est, sous une forme idéalisée et populaire, une chronique nationale et religieuse, comme les chants qui se rapportent au Cid Campeador ou à Guillaume au court nez, le héros chevaleresque du midi de la France. Ainsi que ce dernier, Lazare est placé officiellement parmi les saints : sa fête est indiquée au 15 juin, jour anniversaire du grand désastre de la chrétienté au xive siècle. Il est à remarquer, du reste, que presque tous les grands hommes chez les Slaves sont des saints, ou du moins apparaissent à l'imagination des peuples avec une auréole de sainteté.
Sous une forme rapide et saisissante, sortie des entrailles mêmes de la nation, sous une forme pleine de simplicité et de grandeur, que cette simplicité et cette grandeur mêmes rendent accessible à tous, le souvenir de la bataille de Kossovo s'est conservé jusqu'à nos jours chez les Serbes depuis le Danube jusqu'à la mer Adriatique, aussi vivant, aussi frais, aussi poignant que si le désastre avait eu lieu hier. La domination turque, qui a duré plus de quatre cents ans, permettait-elle de l'oublier?
Aujourd'hui encore, et nous en avons été témoin, des rhapsodes mendiants et le plus souvent aveugles, comme Homère, chantent aux paysans attentifs et émus le dévouement de Lazare, l'héroïsme de Milosch Obilitch, la trahison de Vouk Brankovitch. Dans leur vie nomade, ces rhapsodes ont visité tous les lieux consacrés par quelque souvenir national.
Après que l'harmonieux vieillard a abrégé la veille par des récits d'autrefois, les jeunes gens, qui ont encore les larmes aux yeux, s'écrient : « Vous avez été à Kossovo, père ! vous y avez été ! »
Le lendemain, on déterre un vieux fusil, et la nation serbe verse son sang jusqu'à ce qu'elle ait reconquis l'indépendance perdue à Kossovo.
Le fait de cette transmission, déjà quatre fois séculaire, serait moins remarquable si les Serbes n'avaient pas de littérature proprement dite; mais ils ont vu fleurir dans la république de Raguse des poètes, des lettrés, qui leur ont donné une littérature classique justement appréciée de ceux qui ont pu lire, par exemple, le poème d'Osman. Eh bien ! il n'en a pas été là-bas comme dans d'autres pays : la littérature n'y a pas tué la poésie populaire. Non seulement les vieilles productions relatives aux exploits et aux malheurs des ancêtres sont encore chantées sous l'ancienne forme, mais la forme de ces chants, qui est celle d'une épopée vraiment populaire, s'impose aussi aux poètes contemporains qui traitent les mêmes sujets; elle est devenue, en quelque sorte, sacramentelle, et ce serait presque une profanation d'appliquer aux triomphes ou aux désastres de la nation les procédés de la littérature artificielle. J'ai sous les yeux deux compositions modernes sur la bataille de Kossovo, l'une intitulée Lazaritza3 l'autre Chant sur la bataille de Kossovo, en 1389, cette année désastreuse. Ils sont écrits tous deux, surtout le premier, dans la forme des anciens chants et sur le même ton.
Il en est de même des chants destinés à célébrer des faits de guerre plus récents. Non seulement la forme antique a été conservée, mais le grand souvenir national de 1389 y est souvent rappelé. L'un des plus nouveaux s'est assis au foyer serbe et qui y a été cordialement accueilli. Mais j'ai ressenti, comme Français, un attrait particulier à fouiller d'une main curieuse et sympathique dans le passé héroïque d'une population qui a entendu retentir le nom de la France à tous les moments solennels de sa tragique histoire. Nos relations, en effet, ne se sont pas arrêtées aux temps où Samo électrisait les Slaves occidentaux, où Charlemagne saccageait les rings des Avares oppresseurs.
Les Croates se plaisent quelquefois à rattacher leur renaissance au séjour des Français en Illyrie, et Napoléon Ier a donné un sabre à Tserny-Georges, le premier libérateur des Serbes. En 1803, un officier français, nommé Félis de Laprade, amenait à Paris le neveu du vladika du Monténégro pour nouer des relations avec l'Empereur; mais bientôt, faute de s'entendre, il éclatait une lutte malheureuse et impolitique autour de Cattaro et de Raguse. Les chants populaires en retracent quelques épisodes, où les ennemis momentanés des Monténégrins sont loués pour leur valeur et leur générosité….
Les chants relatifs à la bataille de Kossovo sont des pièces détachées, et même de simples fragments qui ne se relient pas d'eux-mêmes les uns aux autres : telles furent les premières cantilènes qui ont précédé nos chansons de geste. Le travail que j'ai entrepris est celui de la rhapsodie; j'ai essayé, suivant l'expression grecque, de coudre ces fragments pour en faire un tout. Il n'y a rien d'ajouté au fond ni de changé dans la forme : j'ai seulement extrait quelques vers d'une pièce pour les intercaler dans une autre, afin de ne pas perdre un trait intéressant, tout en évitant une répétition oiseuse.
La traduction est faite vers par vers, et aussi rigoureusement que possible.
J'ai manqué quelquefois aux règles ordinaires de la versification française, quand j'y étais forcé, pour rester fidèle au texte serbe.
Le vers de dix pieds que j'ai employé est celui de nos grandes chansons de geste, et en particulier de la Chanson de Roland.
Ce mode m'a paru d'autant mieux approprié ici, que le vers serbe est aussi décasyllabique avec une césure après le quatrième pied, et qu'il n'est pas rimé régulièrement. Les vers suivants montreront combien on peut se tenir près du texte par ce genre de traduction :
Fala Bogou, — fala istinome!
Merci à Dieu, — merci au Véritable!
Ch'nima pije — otats Dimitrije
Avec eux boit — le père Dimitri.
Ils étaient là à boire le vin frais.
Des plus hauts crus il y a l'abondance,
Et ils parlaient de mainte bonne chose,
Lorsque la dame Militza est entrée.
Elle s'avance doucement vers le trône.
Elle portait à son corps neuf ceintures,
Elle portait neuf colliers à son cou,
Et sur. la tête elle portait neuf voiles,
Par-dessus tout une couronne d'or,
Où il y a trois pierres précieuses,
Brillant la nuit comme au jour le soleil.[1]
Militza dit au glorieux Lazare :
Glorieux prince Lazare, mon seigneur,
Je ne devrais lever les yeux sur toi,
Encore moins t'adresser la parole.
Ça ne peut être, et il faut que je parle.[2]
Tous, tant qu'ils furent, les anciens Némanitch,[3]
Ils ont régné, puis ils ont trépassé.
Ils n'avaient pas entassé leurs richesses,
Mais en bâtirent des fondations pies.[4]
Ils ont bâti beaucoup de monastères,
Ils ont bâti une église élevée
A Detchani, dominant Djakovitz,
Et à Ipek celle du patriarche ;
A Drénitza, la blanche Dévitcha ;
Et sous Bazar l'église de Saint-Pierre;
Et, au-dessus des colonnes Saint-Georges,
Sopotchani sur la froide Raschka ;
La Trinité, dans la Herzégovine,
Avec Sainte-Anne en Koutzo-Valachie;[5]
Et, au-dessous d'Iadovnik, Saint-Paul;
Stoudénitza au-dessous de Bervnik;
Et, dominant Karanovatz, Gitcha;
Et, dans Prisrend, la Sainte-Vendredi;[6]
Gratchanitcha à Kossovo l'unie.[7]
Tout cela fut leurs fondations pies.
Et toi, Lazare, tu sièges sur leur trône,
Et tu entasses en monceau les richesses,
Et ne bâtis nulle fondation.
N'aurons-nous pas bien assez de richesses
Pour la santé, pour le salut des âmes
Et pour nous-mêmes, ainsi que pour les nôtres ?
Alors parla le glorieux Lazare :
Vous entendez, vous, tous les seigneurs serbes,
Ce que ma dame Militza vient de dire,
Que je ne fais nulle fondation?
J'en veux bâtir une à Ravanitza,
A Ressava, près de la Ravana.
J'ai des trésors tout autant qu'il me plaît :
Je poserai les assises en plomb ;
Puis de l'église je bâtirai les murs,
En argent blanc je bâtirai les murs.
En or brillant je la recouvrirai.
De fines perles je la revêtirai,
Et broderai de pierres précieuses.
Tous les seigneurs se lèvent sur leurs pieds,
Avec respect s'inclinent vers le prince :
Prince, bâtis ; ce sera pour ton âme
Et la santé de Son Altesse Etienne[8] !
Le voïévode Milosch était assis,
Etait assis au bas bout de la table.
Il reste assis, Milosch, et ne dit rien.
Quand voit cela, le glorieux Lazare,
Et que Milosch ne lui dit pas un mot,
Il boit à lui dans une coupe d'or.
A ta santé, voïévode Milosch!
Et toi aussi, dis-moi donc quelque chose.
Dois-je bâtir la fondation pie?
Saute Milosch de terre sur les pieds,
De sa tête ôte le kalpak à aigrette ;
Puis il salue le prince avec respect.
On lui apporte la coupe d'or remplie.
Milosch reçoit la coupe d'or remplie.
Il ne la vide et commence à parler :
Prince, merci pour ce que tu m'as dit.
Tu veux bâtir des fondations pies ?
Mais ce n'est pas le temps, et ne peut l'être.
Glorieux prince, prends les Livres anciens,[9]
Regardes-y et vois ce qu'ils nous disent :
Est arrivé le temps, le temps suprême ;
De notre empire les Turcs vont s'emparer;
Les Turcs bientôt vont régner en Serbie ;
Ils détruiront nos fondations pies;
Ils détruiront nos monastères saints.
Ils détruiront aussi Ravanitza,
Déterreront ses assises de plomb ;
Ils les fondront en boulets de cation
Pour fracasser les remparts de nos villes.
Ils feront fondre l'argent de ses murailles
Pour en orner leurs destriers arabes.
Ils tireront l'or du toit de l'église
Pour en forger des colliers à leurs femmes.
Ils tireront les perles de l’église
Pour entourer les colliers de leurs femmes.
Et ils prendront les pierres précieuses
Pour enchâsser sur la garde des sabres,
Pour enchâsser sur les anneaux des femmes.
Ecoute-moi, ô glorieux Lazare :
Enfouissons des assises de marbre
Et bâtissons l'église tout en pierre.
Les Turcs viendront; ils nous prendront l'empire;
Mais servira notre fondation
De ce jourd'hui jusqu'au grand jugement.
Avec des pierres ils n'auront que des pierres !
Le glorieux Lazare a entendu,
Et il a dit à Milosch Obilitch :
Merci à toi, voïévode Milosch,
Merci à toi, merci pour tes paroles :
La vérité est comme tu as dit.
Sultan Mourad à Kossovo survient.
Il écrit vite une lettre menue;[10]
A Krouchévatz, à la ville il l'envoie
Sur les genoux de l’empereur Lazare :
A toi, Lazare, tête de la Serbie !
Ce qui ne fut jamais et ne peut être,
C'est deux seigneurs pour une seule terre
Qu'un même serf donne deux fois tribut.
Régner tous deux, nous ne le pouvons pas.
Fais-moi porter les clefs et les tributs,
Les clefs dorées de toutes tes cités
Et les tributs pour sept ans à venir.
Si tu refuses de me les envoyer,
Alors arrive aux champs de Kossovo :
Qu'avec le sabre nous partagions la terre !
Lorsqu'à Lazare arrive cette lettre,
Il la regarde et pleure amèrement.
Il faut entendre comment Lazare alors
A durement adjuré tous les Serbes :
Celui qui est Serbe et de père serbe,
Qui est de sang et de famille serbe,
S’il ne vient pas combattre à Kossovo,
Que, sous sa main, il ne lui pousse rien !
Que le froment ne pousse dans son champ !
Sur la colline que sa vigne ne pousse !.
Un oiseau gris, un faucon a volé;
Il a volé depuis Jérusalem.
Le faucon gris tenait une hirondelle.
Ce n'était pas un faucon, l'oiseau gris,
Mais il était le saint prophète Elie.
Ce qu'il tenait n'est pas une hirondelle,
Mais une lettre de la Mère de Dieu.
A Krouchévatz il la porte à Lazare;
Sur ses genoux il la laisse tomber.
A l'empereur cette lettre disait :
Prince Lazare, prince d'illustre race,
Lequel royaume est-ce que tu préfères ?
Préfères-tu le royaume du ciel ?
Préfères-tu le royaume terrestre ?
Si tu préfères le royaume terrestre,
Braves guerriers ! allez ceindre vos sabres
Sellez chevaux en serrant bien les sangles,
Et sur les Turcs chargez à fond de train;
Toute l'armée des Turcs y périra.
Si tu préfères le royaume du ciel,
A Kossovo fais dresser une église.
N'y pose pas des assises de marbre,
Mais seulement de soie et d'écarlate.[11]
Fais à l'église communier l'armée
Et range-la en ordre de bataille.
Toute l'armée des Serbes périra.
Tu périras aussi, prince, avec elle.
Quand l'empereur a entendu ces mots.
Il pense, il pense et de toute façon :
Mon Dieu ! que faire et comment dois-je faire ?
Pour quel royaume dois-je me décider?
Ce sera-t-il le royaume terrestre ?
Si je décide de préférer le règne
De préférer le règne sur la terre,
Il sera court, le règne sur la terre
Mais dans le ciel, pour les siècles des siècles.
Il a choisi le royaume du ciel;
Il le préfère à celui de la terre.
A Kossovo il élève une église ;
Il n'y met pas des assises de marbre,
Mais seulement de soie & d'écarlate.
Puis il convoque le patriarche serbe
Et douze grands évêques avec lui.
Il fait alors communier Farinée.
A peine a-t-il mis son armée en ordre,
Celle des Turcs fondait sur Kossovo.
Lazare fête sa tête patronale
A Krouchévatz, place fortifiée.
Il fait asseoir à table les seigneurs,
Tous les seigneurs et les fils des seigneurs.
A sa main droite est le vieux Joug Bogdan,
Et après lui ses neuf fils Jougovitch.
Vouk Brankovitch est à gauche du prince.
Tous les seigneurs sont placés à leur rang.
A l'autre bout est Milosch Obilitch.
A ses côtés deux voïévodes serbes :
L'un des héros est Ivan Kosantchitch,
L'autre héros est Milan Toplitza.
Lazare prend une coupe dorée,
Et parle ainsi à tous ses seigneurs serbes :
A la santé de qui boire la couper
Si je veux boire la coupe à la vieillesse,
Je dois la boire au vieillard Joug Bogdan.
Si je la veux boire à la seigneurie,
Je dois la boire à Vouk, à Brankovitch.
Si je veux boire la coupe à l'amitié,
Je dois la boire aux frères de ma femme,
Mes neuf beaux-frères, les neuf fils Jougovitch.
Si je veux boire la coupe à la beauté,
Je dois la boire à Ivan Kosantchitch.
Si je veux boire la coupe à la stature,
Je dois la boire à Milan Toplitza.
Si je veux boire la coupe à l'héroïsme,
Je dois la boire à Milosch Obilitch.
A aucune autre ici je ne veux boire
Qu'à la santé de Milosch Obilitch :
A ta santé, Milosch, fidèle ou traître !
D'abord fidèle, traître au dernier moment !
Tu vas demain trahir à Kossovo;
Tu vas passer au sultan turc Mourad !
A ta santé ! tu vas boire le vin,
Et je t'honore du présent.de la coupe.
Milosch sauta dessus ses pieds légers ;
Puis vers la terre noire il s'inclina :
A toi merci, glorieux empereur,
A toi merci, prince, pour la santé,
Pour la santé, prince, et pour ton présent.
Je ne dis pas merci pour tes paroles.
Puisse la foi ne pas me faire perdre !
Un traître, moi ! jamais je ne le fus,,
Je ne le fus et je ne le serai.
Demain je pense mourir à Kossovo,
A Kossovo pour notre foi chrétienne.
A ton côté, il est assis, le traître,
Sous ton manteau, lui qui boit le vin frais.
C'est le maudit Vouk, c'est Vouk Brankovitch.
De saint Vitus[12] demain est le beau jour.
Nous verrons bien au champ de Kossovo
Quel est le traître et quel est le fidèle.
Oui, je le jure par Dieu le Tout-Puissant,
J'irai demain au champ de Kossovo.
Je percerai Mourad, le sultan turc,
Et sur sa gorge je poserai mon pied.
Si le bon Dieu et la fortune donnent
Qu'à Krouchévatz je retourne vivant,
Je saisirai alors Vouk Brankovitch;
Je le lierai à ma lance de guerre,
Comme une femme du lin à sa quenouille ;
A Kossovo je le rapporterai.
Frère adoptif,[13] mon Ivan Kosantchitch,
Au camp des Turcs n'as-tu pas pénétré ?
Il y a-t-il chez eux beaucoup de troupes ?
Contre les Turcs pouvons-nous bien lutter ?
Et pouvons-nous les vaincre en combattant?
Ivan répond à Milosch Obilitch :
Parmi l'armée des Turcs, j'ai pénétré.
Oui, cette armée des Turcs est innombrable.
Si nous tous Serbes étions changés en sel,
Nous ne pourrions leur saler un repas.
Sans arrêter, pendant quinze jours pleins,
J'ai cheminé le long des hordes turques,
Sans en trouver ni la fin ni le nombre.
Du bloc de marbre jusques au sycomore,
Du sycomore, frère, jusqu'à Sazlié,
Et de Sazlié jusqu'au chemin du pont,
De ce chemin jusqu'au fort de Zvécchane,
Depuis Zvétchane, frère, jusqu'à Tchétchane,
Et au-dessus de Tchétchane jusqu'aux pics,
Tout par les Turcs a été occupé:
Homme contre homme, cheval contre cheval ;
Les lances sont comme une forêt noire ;
Des étendards partout comme un nuage ;
Leurs tentes sont comme un voile de neige.
Du ciel la pluie, tombât-elle serrée,
Ne tomberait nulle part sur la terre,
Mais sur les bons chevaux et les guerriers.
Mourad commande le Lab, la Sitnitza.
Il a fondu sur les champs de Mazguite.
Alors Milosch Obilitch lui demande :
Frère adoptif, mon Ivan Kosantchitch,
Où est la tente de ce puissant Mourad?
Car j'ai promis au glorieux Lazare
Que je tuerai Mourad, le sultan turc,
Et poserai sur sa gorge mon pied.
Alors Ivan Kosantchitch lui répond :
Frère adoptif, est-ce que tu es fou ?
Où est la tente de ce puissant Mourad ?
C'est au milieu du puissant camp des Turcs.
Quand tu aurais les ailes du faucon,
Si tu fondais du haut du ciel serein,
Tes ailes même n'en tireraient ton corps.
Alors Milosch adjure Ivan ainsi :
O mon Ivan, qui n'es pas mon vrai frère,
Mais cher à moi comme l’est un vrai frère !
Ne parle pas ainsi à notre prince,
Car notre prince se découragerait ;
Toute l'armée aussi s'effraierait.
A notre prince voici ce qu'il faut dire ;
Y a beaucoup de troupes chez les Turcs ;
Mais nous pouvons bien combattre avec eux.
Et nous pouvons facilement les vaincre
Car ce n'est pas une troupe de guerre :
De vieux imans et de vieux pèlerins
Des ouvriers, et de jeunes marchands,
Qui de leur vie n'ont pas vu un combat,
Qui sont venus pour du pain à manger.
Et leur armée, elle est toute malade
Terriblement de la dysenterie.
Leurs bons chevaux sont malades aussi.
Lazare a fait communier l'armée
A Samodrège, dans une belle église,
Par trente moines et pendant trois dimanches.
Toute l'armée des Serbes communie,
Trois chevaliers belliqueux les derniers.
L'un des héros, c'est Milosch Obilitch,
Et le second, c'est Ivan Kosantchitch,
Et le troisième est Milan Toplitza.
Près de l'église est une jeune fille.
Lorsque sortait le chevalier Milosch,
Il se retourne, il regarde vers elle ;
Il se dévêt de son beau manteau rond,
Il s'en dévêt, et le donne à la fille :
Tiens, jeune fille, voici un manteau rond.
Par ce manteau de moi qu'il te souvienne,
Qu'il te souvienne de moi et de mon nom. !
Voici, chère âme, que je m'en vais mourir
Avec l'armée du. prince glorieux;
Prie, ô chère âme, prie Dieu le Très-Haut
Que sain et sauf je retourne du camp.
Il te viendra lors une bonne chance
Je te prendrai pour femme de Milan,
Milan, mon frère adoptif devant Dieu,
Que j'adoptai devant Dieu et saint Jean.
Je serai, moi, le parrain de ces noces.
Après Milosch marche Ivan Kosantchitch.
Il se retourne, il regarde la fille
Et de son doigt il ôte l'anneau d'or,
Du doigt il l'ôte et le donne à la fille :
Tiens, jeune fille, voici un anneau d'or,
Par cet anneau de moi qu'il te souvienne,
Qu'il te souvienne de moi et de mon nom
Voici, chère âme, que je m'en vais mourir
Avec l'armée du prince glorieux.
Prie, ô chère âme, prie Dieu le Très-Haut
Que sain et sauf je retourne du camp.
Il te viendra lors une bonne chance :
Je te prendrai pour femme de Milan,
Milan, mon frère adoptif devant Dieu
Que j'adoptai pour frère devant Dieu,
Que j'adoptai devant Dieu et saint Jean.
Je serai, moi, le garçon de tes noces.
Cil qui le suit, c'est Milan Toplitza.
Il se retourne, il regarde la fille
Et de son bras ôte le bracelet,
Du bras il l’ôte et le donne à la fille :
Tiens, jeune fille, tiens ce bracelet d'or,
Et que par lui de moi il te souvienne,
Qu'il te souvienne de moi et de mon nom !
Voici, chère âme, que je m'en vais mourir
Avec l'armée du prince glorieux.
Prie, ô chère âme, prie Dieu le Très-Haut
Que sain et sauf je retourne du camp.
Il te viendra lors une bonne chance :
Je te prendrai pour ma femme fidèle.
Les trois héros belliqueux sont partis.
Est l'empereur assis à son souper,
L'impératrice Militza près de lui.
L'impératrice parle ainsi à Lazare :
Prince Lazare, couronne d'or des Serbes,
Tu vas partir demain pour Kossovo,
Et emmener serviteurs et guerriers.
A la maison, ô empereur Lazare,
Tu ne me laisses aucun homme avec moi,
Qui puisse à toi apporter-une lettre
A Kossovo et m'en rapporter une.
Et tu m'emmènes mes neuf frères chéris,
Tous mes neuf frères, tous les neuf Jougovitch.
Laisse à la sœur, laisse un de ses neuf frères,
Un seul par qui elle puisse jurer.
Le prince serbe, Lazare dit alors :
Impératrice, ma dame Militza,
De tes neuf frères, lequel préfères-tu
Que je te laisse dans la blanche maison ?
— Cil que je veux, c'est Boschko Jougovicch.
Le prince serbe, Lazare dit alors :
Impératrice, ma dame, Militza,
Lorsque demain le jour blanc paraîtra,
Que le soleil demain se lèvera,
Lorsque ouvriront les portes de la ville,
Avance-toi : reste auprès de la porte
Par où l'armée en ordre sortira,
Tous les guerriers sous leurs lances de guerre.
Boschko sera le premier en avant :
C'est lui qui porte l'étendard de la croix.
Tu lui diras, le saluant pour moi,
Que l'étendard il donne à qui lui plaît
Et qu'avec toi il reste à la maison.
Le lendemain lorsque parut le jour
Et que s'ouvrirent les portes de la ville,
L'impératrice Militza est sortie.
Elle se tient tout auprès de la porte :
Voici venir les troupes bien rangées,
Les cavaliers sous leurs lances de guerre,
Et devant eux est Boschko Jougovitch.
Son alezan est tout couvert d'or pur.
Et l'étendard de la croix le couvrait
Oui, mes amis,[14] jusque sur l'alezan.
Sur l'étendard est une pomme d'or,
Sont accrochées des croix d'or à la pomme,
De chaque croix pendent de longs glands d'or ;
Les franges flottent sur le dos de Boschko.
L'impératrice Militza se rapproche ;
Elle saisit l'alezan par la bride ;
Joignant ses bras sur le cou de son Frère,
Elle commence à lui dire tout bas :
Frère Boschko, mon frère Jougovitch,
A moi Lazare l'empereur t'a donné,
A Kossovo pour que tu n'ailles pas.
Il te salue et par moi te fait dire
A qui te plaît de donner l'étendard
Et de rester avec moi dans la ville,
Afin que j'aie un frère pour jurer.
Mais à sa sœur Boschko a répondu :
Va-t'en, ma sœur, va vers ta blanche tour.
Je ne voudrais retourner en arrière,
Moi, ni laisser l'étendard de la croix,
Dût l'empereur me donner Krouchévatz !
Pour que de moi les autres, puissent dire :
Voyez Boschko, le. lâche Jougovitch !
Il n'ose pas aller à Kossovo
Verser son, sang pour-notre sainte croix,.
Et pour sa.foi mourir à Kossovo,
Alors il pousse son cheval vers la porte.
Voici venir le vieillard Joug Bogdan.
Derrière lui marchent sept Jougovitch.
Tous à la suite elle les arrêtait :
Aucun des sept ne veut la regarder.
Un peu de temps se passe après cela.
Voici le jeune Voïna Jougovitch.
C'est lui qui mène les destriers du prince,
Tout recouverts d'ornements en or pur.
Le cheval gris elle arrête sous lui,
Et, lui joignant les bras autour du cou,
Elle commence à lui parler ainsi :
Mon jeune frère, Voïna Jougovitch,
A moi Lazare l'empereur t'a donné.
Il te salue et par moi te tait dire
A qui te plaît de donner les chevaux
Et de rester avec moi dans la ville,
Afin que j'aie un frère pour jurer.
Mais Voïna Jougovitch lui répond.:
Va-t'en, ma sœur, va dans ta blanche tour.
Je ne voudrais, moi guerrier, retourner
Ni laisser là les destriers du prince,
Quand je saurais que je devrai périr.
Je vais, ma sœur, aux champs de Kossovo,
Verser mon sang pour notre sainte croix
Et pour la foi mourir avec mes frères.
Alors il pousse son cheval vers la porte.
L'impératrice, quand elle vit cela,
Elle tomba dessus la pierre froide,
Elle tomba et perdit connaissance.
Voici venir le glorieux Lazare.
Quand il a vu sa dame Militza,
Les pleurs coulèrent le long de son visage.
Il regarda et à droite et à gauche,
Son serviteur Goluban appela :
Mon serviteur fidèle, Goluban,
Tu vas descendre de ton cheval de cygne.
Sur tes bras blancs viens prendre ta maîtresse
Et porte-la dans la tour élancée.
Au nom de Dieu, c'est moi qui te pardonne
Si tu ne vas te battre à Kossovo ;
Mais reste ici, reste à mon blanc palais.
Quand Goluban a entendu ces mots,
Les larmes coulent le long de ses joues blanches,;
Puis il descend de son cheval de cygne,
Il prend la dame, la prend sur ses bras blancs,
Et il la porte dans la tour élancée.
Mais à son cœur il ne peut résister,
A Kossovo pour aller au combat.
Il se retourne vers son cheval de cygne,
Monte dessus et va à Kossovo.
Le lendemain quand le jour a lui,
Deux noirs corbeaux arrivent en volant
De Kossovo, cette plaine étendue.
Ils s'arrêtèrent au-dessus de la tour,
La blanche tour du glorieux Lazare.
L'un d'eux croasse ; le second parle ainsi :
Est-ce la tour du glorieux Lazare?
Dans le palais n'y a-t-il donc personne ?
Dans le palais personne n'entendit;
Mais la princesse Militza entendit.
Elle sortit devant la blanche tour
Et demanda à ces deux noirs corbeaux :
Au nom de Dieu, ô vous deux, noirs corbeaux.
D'où ce matin êtes-vous envolés ?
Arrivez-vous du champ de Kossovo ?
Avez-vous vu les deux fortes armées ?
Les deux armées se sont-elles choquées ?
Laquelle armée a-t-elle été vainqueur?
Mais les deux noirs corbeaux lui répondirent :
Au nom de Dieu, princesse Militza,
De Kossovo nous venons ce matin.
Nous avons vu les deux fortes armées.
Les deux armées hier se sont rencontrées.
Il est resté quelque chose des Turcs,
Aussi des Serbes, mais de ce qu'il en reste,
Tout est blessé, tout est ensanglanté.
L'impératrice errait hors de la ville,
Sous les remparts de Krouchévatz la blanche.
Sont avec elle ses deux filles chéries,
Voukossava et la belle Marie.
Le voïévode Vladète arrive à elles,
Sur son cheval, le bon cheval bai brun.,
Il avait mis en sueur le cheval,
Qui d'une blanche écume est tout couvert.
L'impératrice Militza lui demande :
Au nom de Dieu, voïévode du prince,
Pourquoi as-tu tant mouillé ton cheval}
Ne viens-tu pas des champs de Kossovo }
N'as-tu pas vu l'empereur honoré,
Qui est seigneur et de moi et de toi?
Le voïévode Vladète lui répond :
Au nom de Dieu, princesse Militza,
Oui, moi, j'arrive des champs de Kossovo.
Je n'ai pas vu l'empereur honoré ;
Mais j'y ai vu son cheval pommelé;
À Kossovo, les Turcs courent après.
Je pense bien que le prince a péri.
L'impératrice, quand elle entend cela,
Les larmes coulent le long de ses joues blanches.
Elle demande encore à Vladéta :
Dis-moi encore, voïévode du prince,
Quand tu étais aux champs de Kossovo,
N'as-tu pas vu là les neuf Jougovitch,
Et le dixième, le vieillard Joug Bogdan ?
Le voïévode répond à Militza :
En traversant la plaine à Kossovo,
J'ai vu tes frères, tous les neuf Jougovitch
Et le dixième, le vieillard Joug Bogdan
A Kossovo, dans la plaine ils sont là,
Jusqu'aux épaules les bras ensanglantés
Et leurs épées jusques à la poignée.
Hélas ! déjà leurs mains sont fatiguées
De massacrer des Turcs à Kossovo.
L'impératrice dit alors à Vladète :
Ecoute encore, voïévode du prince,
N'as-tu pas vu aussi là mes deux gendres,
Vouk Brankovicch et Milosch Obilitch ?
Le voïévode Vladète lui répond :
En traversant la plaine à Kossovo,
J'ai vu ton gendre voïévode Milosch ;
A Kossovo dans la plaine il était,
Il s'appuyait sur sa lance de guerre.
Sa lance était brisée en deux morceaux.
J'ai vu les Turcs qui se jetaient suc lui :
Je pense bien qu'il est mort maintenant.
Mais je n'ai pas aperçu Brankovitch.
Lazare était avec le gros des Serbes,
Soixante-dix et sept mille guerriers,
Qui dispersaient les Turcs à Kossovo,
Ne laissant pas les Turcs les regarder,
Encore moins se mesurer à eux.
Certes, Lazare aurait vaincu les Turcs;
Mais Brankovitch, Dieu veuille l'écraser!
Il a trahi Lazare à Kossovo :
Il est parti avec douze mille hommes,
Douze mille hommes armés de pied en cap.
Alors les Turcs ont pu vaincre Lazare ;
Le prince serbe alors a succombé.
Toute l'armée aussi a succombé ;
Soixante-dix et sept mille guerriers.
Tons aujourd'hui sont saints et honorés.
Ils sont admis tous auprès du bon Dieu.
A Kossovo Vouk a trahi Lazare,
Il a trahi le prince glorieux.
Que le soleil n'éclaire plus sa face !
Vouk a trahi son seigneur} son beau-père.
Maudit soit-il et qui l’a engendré !
Maudites soient sa tribu et sa race !
Comme Vladète parlait à Militza,
Le serviteur Miloutine arriva.
De sa main droite il porte sa main gauche ;
Il a sur lui dix-sept blessures vives
Et son cheval est ruisselant de sang.
L'impératrice Militza lui demande :
Quoi, malheureux ! serviteur Miloutine.
Aurais-tu donc abandonné Lazare ?
Le serviteur Miloutine répond :
Fais-moi descendre de mon cheval vaillant,
Et lave-moi, maîtresse, avec l'eau froide.
Rafraîchis-moi avec du vin vermeil.
Elles sont graves, mes blessures reçues.
L'impératrice le descend de cheval;
L'impératrice le lave avec l'eau froide,
Le rafraîchit avec du vin vermeil.
Quand Miloutine est un peu revenu,
Alors la dame Militza lui demande :
A Kossovo, qu'y a-t-il, serviteur ?
Où est tombé le glorieux Lazare ?
Où est tombé le vieillard Joug Bogdan ?
Où sont tombés les frères Jougovitch ?
Où est tombé voïévode Milosch ?
Où est tombé aussi Vouk Brankovitch?
Le serviteur commence à raconter :
Tous sont restés, maîtresse, à Kossovo.
Où est tombé le glorieux Lazare,
Beaucoup de lances ont été là brisées,
Beaucoup de lances de Serbes et de Turcs,
Mais plus de lances à nos Serbes qu'aux Turcs,
Pour la défense de ton seigneur, maîtresse.
De ton seigneur, le glorieux Lazare.
Ton père Joug, maîtresse, a succombé
Dès le début, à la première charge.
Tombés aussi sont huit des Jougovitch.
Aucun des frères n'abandonnant les autres
Aussi longtemps qu'un seul frère vivait.
Le seul Boschko Jougovitch reste encore.
Son étendard flotte sur Kossovo.
Par troupe encore il disperse les Turcs,
Comme un faucon disperse les colombes.
Que parles-tu du maudit Brankovitch ?
Il a trahi Lazare à Kossovo ;
Il a trahi son seigneur et le tien !
Milosch ton gendre, maîtresse, a succombé
Auprès des eaux froides de Simitza.
C'est là qu'il a péri beaucoup de Turcs !
Milosch a tué Mourad, le sultan turc,
Et douze mille de ses Turcs avec lui.
Dieu ait pitié de qui l'a engendré !
Il restera en souvenir aux Serbes
Pour être dit et chanté si longtemps
Que dureront Kossovo et les hommes !
A Kossovo, de bonne heure une fille
S'était levée de bonne heure un dimanche,
S'était levée avant le clair soleil.
La jeune fille a retroussé sa manche,
L'a retroussée jusqu'à son coude blanc.
Sur son épaule elle porte du pain
Et de ses mains elle porte deux vases :
Dans le premier il y a de l'eau fraîche ;
Dans le second elle a du vin vermeil.
Elle s'en va aux champs de Kossovo.
La fille errait au milieu du désastre,
Le grand désastre du glorieux Lazare.
Quand elle trouve un des héros en vie,
La jeune fille le lave avec l'eau fraîche,
Avec le vin elle le désaltère,
Avec le pain elle le réconforte.
Elle arriva auprès du héros Paul,
Paul Orlovitch, porte-étendard du prince.
Elle trouva le jeune Paul en vie;
Mais au héros la main droite est coupée,
La jambe gauche aussi jusqu'au genou.
Le héros Paul a les côtes brisées ;
Dans sa poitrine on voit le poumon blanc.
La jeune fille le lave avec l'eau fraîche
De tout le sang qu'il avait sur le corps.
Avec le vin elle le désaltère,
Avec le pain elle le réconforte.
Lorsque le cœur a battu au héros,
Paul Orlovitch dit à la jeune fille :
O chère sœur,[15] fille de Kossovo,
O chère sœur, dis-moi ce qui t'oblige
A retourner les héros dans le sang.
Qui cherches-tu sur le champ de bataille ?
Est-ce ton frère, ou le fils de ton frère ?
Ou ton vrai père[16] que tu cherches ici ?
La jeune fille de Kossovo répond :
Frère chéri, chevalier inconnu,
De ma famille je ne cherche personne :
Ce n'est mon frère, ni le fils de mon frère,
Ni mon vrai père que je cherche partout.
Rappelle-toi, chevalier inconnu !
Lazare a fait communier l'armée
A Samodrège, dans une belle église,
Par trente moines et pendant trois dimanches.
Toute l'armée serbe a communié,
Trois voïévodes belliqueux les derniers.
L'un des héros, c'est Milosch Obilitch,
Et le second, c'est Ivan Kosantchitch,
Et le troisième est Milan Toplitza.
Trois beaux héros, s'il en est dans le monde!
Sur le pavé les sabres leur traînaient ;
Bonnet de soie, une aigrette enchâssée;
Sur leurs épaules un manteau rond pendait ;
Autour du cou un beau mouchoir en soie.
Lorsque passa le chevalier Milosch,
Il me fît don du manteau qu'il portait.
Après Milosch s'avançait Kosantchitch ;
Il me donna l'anneau d'or de son doigt.
Cil qui suivait, c'est Milan Toplitza;
Il me fit don d'un bracelet d'or pur
Et me prendra pour sa femme fidèle.
Paul Orlovitch dit à la jeune fille :
O chère sœur, fille de Kossovo,
Vois-tu. mon âme, ces lances de combat.
Où c'est le plus haut et le plus épais :
Là a coulé le sang de nos héros
A la hauteur du poitrail d'un cheval,
Jusqu'au poitrail et jusqu'aux étriers,
Et jusqu'à la ceinture des héros.
C'est là qu'ils ont succombé tous les trois.
Mais, toi, retourne vers ta blanche maison;
Ne rougis plus tes manches et ta robe.
La jeune fille entendit ces paroles :
Les larmes coulent le long de ses joues blanches.
Elle retourne vers sa blanche maison
Et de sa gorge blanche elle criait :
Quel sort te suit, hélas ! ô malheureuse !
Si malheureuse, hélas ! que si je touche
Un pin tout vert, le pin vert se dessèche.
Quand on coupa la tête de Lazare
A Kossovo, sur le champ de bataille,
Aucun des Serbes n'était auprès de lui.
Là se trouvait un jeune garçon turc.
C'était un Turc, mais né d'une captive ;
Il était né d'une captive serbe.
Il s'écria, le jeune garçon turc :
Ohé! mes frères, vous les Turcs, mes amis,
Cette tête est la tête d'un seigneur.
C'est un péché devant le Dieu unique,
Que les corbeaux, les aigles la becquettent,
Que les chevaux et les guerriers la foulent.
De saint Lazare il prend alors la tête ;
Il l'enveloppe dedans son manteau rond,
Porte la tête près d'une source fraîche
Et dans la source il la laisse tomber.
Est demeurée la tête dans la source,
Pendant longtemps, pendant quarante années,
Tandis qu'était le corps à Kossovo,
Où ni corbeaux ni aigles ne le mangent,
Où ne le foulent ni hommes ni chevaux.
En toute chose rendons grâce au bon Dieu !
Alors survinrent trois jeunes muletiers ;
De Scopia, de la blanche cité,
Ils conduisaient des Grecs et des Bulgares,
Et ils allaient à Niche et à Vidin.
A Kossovo ils ont fait leur étape.
Ils ont soupe, les jeunes muletiers ;
Ils ont soupe, après quoi ils ont soif.
Lors ils allument d'un genévrier sec,
Lors ils allument entre eux la claire torche.
A Kossovo ils vont cherchant de l'eau.
L'heur (un bon heur !) conduit les muletiers,
L'heur les conduit vers cette même eau fraîche.
Alors un d'eux dit à ses compagnons :
Voyez dans l'eau comme la lune brille !
Mais le second muletier lui répond :
Ce n'est pas, frères, la lune qui luit.
L'autre se tait ; il ne dit pas un mot.
Vers l'orient le jeune homme se tourne
Et il s'adresse à Dieu le Véritable,
A notre Dieu et à saint Nicolas :
Aidez-nous, Dieu et père Nicolas !
Ainsi dit-il ; il entre dans l'eau fraîche
Et il retire de l'eau fraîche la tête
De saint Lazare, de l'empereur des Serbes.
Sur l'herbe verte il dépose la tête.
Ensuite ils puisent de l'eau dans une coupe
Jusqu'ils aient bu tour à tour à leur soif.
Quand ils se tournent pour regarder la terre,
Sur l'herbe verte il n'y a plus de tête !
La tête allait, seule, à travers la plaine,
La sainte tête seule jusqu'au saint corps ;
Elle s'y soude comme elle avait été.
Quand au matin le jour blanc apparaît,
Les jeunes gens portèrent la nouvelle,
Ils la portèrent au vieux prêtre de là.
A Kossovo beaucoup de prêtres vinrent ;
Trois cents vieux prêtres vinrent à Kossovo
Ensemble avec les douze grands évêques
Et les anciens quatre grands patriarches,
D'abord d'Ipek, puis de Constantinople,
D'Alexandrie et de Jérusalem.[17]
Ils sont vêtus de leurs plus blancs habits,
Ils ont en tête leurs calottes à voile
Et à leurs mains les vieilles Ecritures.
Ils récitèrent les plus grandes prières ;
Ils célébrèrent l'office des vigiles.
Pendant trois jours et pendant trois nuits sombres
Ils ne s'assirent, ils ne se reposèrent,
Ne se couchèrent, ni eurent de sommeil.
Ils demandaient au saint prince où veut-il,
Veut-il aller ? Quelle fondation ?
A Oppovo ou bien à Krouchédol ?
Est-ce à Jassak ou bien à Béchenov ?
A Rakovatz ou à Chichatovatz ?
Est-ce à Tchivcha ou à Kouvejdina ?
Ou bien veut-il aller en Macédoine ?
Le saint ne veut fondations d'autrui ;
Mais le saint veut sa fondation propre.
Lazare veut son beau Ravanitza
Sous la hauteur, sous le mont de Koutchal,
Là où Lazare a bâti une église
Lorsqu'il était encore de cette vie,
Où il s'est fait une fondation
Avec son propre pain et son trésor,
Sans qu'il en coûte de larme aux malheureux.
FIN.
[1] Les femmes des paysans, dans cette partie de l'Europe, ont conservé l'usage de porter sur elles tout ce qu'elles possèdent.
[2] On trouvera, dans l'hésitation de l'impératrice, un effet des habitudes données aux Serbes par la domination turque. Ce n'est, du reste, qu'une formule : Militza entre comme une femme turque; mais elle parlera comme une héroïne Scandinave et comme une sainte. Cette scène rappelle l'apparition de la reine, couverte d'or et de chaînes précieuses, au banquet des guerriers que préside son époux, dans le poème anglo-saxon de Beowulf.
[3] Dynastie des princes serbes.
[4] Za-dujbine, c'est-à-dire pour l'âme. L'énumération qui suit intéressera peu les étrangers. Pour les Serbes, ce sont des annales ecclésiastiques et historiques. Voir l'Introduction.
[5] C'est-à-dire le pays des Valaques du Pinde.
[6] En grec, Sainte-Paraschève.
[7] C'est-à-dire dans une plaine.
[8] Un fils de Lazare.
[9] On ne connaît pas bien ce qu'étaient ces livres. Il en est fait mention dans d'autres chants, notamment dans Ourosch et les Mernavtchievitch.
[10] C'est-à-dire écrite en caractères fins.
[11] C'est-à-dire, fais une tente.
[12] Saint Vite ou Vid, apôtre des Slaves; sa vie n'est pas connue, mais sa mémoire occupe une grande place dans l'imagination populaire. Un roi de Bohême, entendant une nuit des chants dans l'église, s'y rendit et vit une procession de tous les saints slaves portant le corps de saint Vid. Il fut tellement frappé du chant qu'il put le retenir, et depuis cette époque une procession avait lieu chaque année, la même nuit, en l'honneur de saint Vid, dans la cathédrale de Prague. On y chantait l'hymne nocturne. L'anniversaire de Kossovo est appelé ordinairement par les Serbes Vidov-dan, c'est-à-dire le jour de saint Vid. Le même jour, on célèbre la fête du prophète Amos.
[13] C'est un usage chez les Serbes de contracter des fraternités d'adoption, qui ont un caractère religieux. Saint Jean préside à ces adoptions.
[14] Ceci s'adresse aux auditeurs. Le texte dit : mes frères d'adoption.
[15] C'est l'usage chez les Serbes d'employer ces appellations amicales qui n'impliquent aucune idée de parenté.
[16] Le texte dit : ton père par le péché.
[17] Le quatrième ancien patriarche est celui d'Antioche. Celui d'Ipek est mis ici et en tête parce qu'il était le chef de l'Église serbe ou le plus rapproché. J'ai traduit par Alexandrie le mot Basilitch qui peut signifier Alexandrie ou Antioche.