Rohaïr

ZOHAÏR, fils d'ABOU-SOLMA زهير بن أبي

 

Moallaca

Traduction française : P. CAUSSIN DE PERCEVAL

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

Extrait de Caussin de Perceval, Essai sur l’hist. des Arabes avant l’islamisme, t. II)

 

 

Zohaïr,[1] fils d'Abou-Solma.

 

On regarde généralement Imroulcays, fils de Hodjr, Nâbiga Dhobyâni, et Zohaïr, fils d'Abou-Solma, comme les trois plus grands poètes arabes du temps du paganisme. Zohaïr était Mozani, c'est-à-dire, de la tribu de Mozayna, collatérale des Bènou-Témîm. Les Mozayna sont les enfants d'Amr, fils d'Odd, fils de Tâbikha, fils d'Elyâs, fils de Modhar. Ils sont ainsi appelés du nom de leur aïeule Mozayna, fille de Kelb, fils de Wabra, femme d'Odd et mère d'Amr.[2] Cette tribu, domiciliée dans le Hedjaz, ne fait point partie de celles auxquelles j'ai consacré ce livre; mais comme elle n'a pas joué de rôle important dans l'histoire de l'Arabie, et que, pour cette raison, je n'aurai pas occasion d'en parler ailleurs, si ce n'est d'une manière incidente, j'ai cru devoir placer ici la notice que mérite Zohaïr, parce que ce poète tenait aussi par les liens du sang aux Mourra de Dhobyân, qu'il a vécu dans le Nadjd parmi la race de Ghatafân, et que ses rapports avec plusieurs personnages illustres de la branche des Mourra, dont il a célèbre les vertus dans sa moallaca, sont presque les seuls détails que l'on connaisse sur sa vie.

Abou-Solma, père de Zohaïr, était fils de Rabîa, descendant de Mozayna par Hârith, Mâzin, Thalaba, etc., et d'une femme d'entre les enfants de Mourra, fils d'Auf, fils de Sâd, fils de Dhobyân. Ayant eu quelque sujet de mécontentement contre les gens de sa tribu, les Mozayna, Abou-Solma les quitta, et vint avec sa famille s'établir chez ses oncles maternels les Mourra. Il se fixa ensuite chez les Bènou-Abdallah-ibn-Ghatafân, voisins et parents des Mourra, dans le lieu nommé El-Hâdjiz, où sa postérité a continué de résider longtemps après l'islamisme.[3]

Zohaïr se livra de bonne heure et avec succès au culte de la poésie. Son grand-oncle Béchâma, fils de Ghadîr..., fils de Mourra, frère de la mère de son père Abou-Solma, l'aimait beaucoup, le retenait toujours près de lui, et goûtait fort ses vers. Béchâma était poète lui-même, riche, et très-considéré parmi les Bènou-Ghatafân, qui n'entreprenaient rien sans le consulter. Il n'avait point d'enfants. Se sentant près de mourir, il fit le partage de ce qui lui appartenait entre les gens de sa maison et les fils de ses frères. Zohaïr lui dit : « Ne me donnerez-vous pas quelque chose? — Je te laisse, lui répondit Béchâma, la plus belle portion de mon héritage, mon talent pour la poésie. — Mais, reprit Zohaïr, le talent poétique est un bien que je possède déjà en propre. — Crois-tu donc, dit Béchâma, que tu le tiens des Mozayna ? Non, cela ne peut être. Toute l'Arabie sait que le génie poétique est un apanage de ma famille, et particulièrement de moi ; et c'est de moi qu'il a passé à toi. » Béchâma ajouta cependant à son testament un legs en faveur de son petit-neveu Zohaïr.[4]

La moallaca de Zohaïr a été composée à l'occasion de la paix qui termina la guerre de Dâhis, et en l'honneur des médiateurs qui travaillèrent à conclure cette paix. Les personnages auxquels il adresse spécialement ses éloges sont, suivant l'opinion de l'auteur de l'Aghani[5] et de Zauzéni, Hârith, fils d'Auf, et Harim, fils de Sinân.[6]

Outre sa moallaca, Zohaïr a fait un grand nombre de cacîda à la louange de Harim, de son père Sinân, de ses frères et de toute sa famille.[7] Les bienfaits dont Harim comblait le poète, et les vers que la reconnaissance inspirait à Zohaïr, ont rendu proverbiale chez les Arabes la libéralité de Harim.

Harim avait juré non seulement d'accorder à Zohaïr toutes ses demandes, quelles qu'elles pussent être, et de lui faire des cadeaux toutes les fois qu'il serait loué dans ses vers, mais encore de lui donner un esclave mâle ou femelle, ou bien un cheval, chaque fois que Zohaïr le saluerait. Zohaïr était confus de tous les dons qu'il recevait de Harim ; et, pour se soustraire à cet excès de générosité, il avait coutume de dire, lorsqu'il se présentait dans un cercle où était Harim : « Je vous offre à tous le salut, excepté à Harim; et celui que j'excepte est le meilleur d'entre vous. »

Dans la suite, un fils de Harim ayant un jour récité une cacîda de Zohaïr en l'honneur de sa famille devant Omar, alors calife, Omar s'écria : « Il a dit de vous de bien belles choses! — Mais aussi, répartit le fils de Harim, nous lui faisions de bien beaux présents. — Ce que vous lui donniez, ajouta Omar, a été détruit par le temps; ce qu'il vous a donné est impérissable.[8] »

Oumm-Aufa, que Zohaïr nomme au commencement de sa moallaca, était la première femme de ce poète. Plusieurs enfants qu'il avait eus d'elle étant morts en bas âge, il avait pris une seconde épouse,[9] qui fut mère de ses deux fils Câb et Bodjayr. La jalousie ayant porté Oumm-Aufa à faire des querelles à son mari, Zohaïr l'avait répudiée, et avait ensuite éprouvé d'amers regrets de s'être séparé d'elle.[10]

A l'époque de la fin de la guerre de Dâhis, quand Zohaïr composa sa moallaca, il touchait à sa quatre-vingtième année, comme l'indique le vers quarante-septième de ce poème. On prétend que, vers l'année 627 de J. C, âgé de près de cent ans, il rencontra Mahomet, qui dit en le voyant : « Mon Dieu, préserve-moi du démon qui inspire cet homme! » Zohaïr mourut bientôt après, sans avoir prononcé un seul vers depuis cette prière de l'apôtre musulman.[11] Ses deux fils Câb et Bodjayr, et son petit-fils Moudharrib, fils de Câb, furent des poètes distingués.[12] Bodjayr et Câb se convertirent à l'islamisme en l'an 630.


 

Moallaca de Zohaïr.

 

Sont-ce des traces du séjour d'Oumm-Aufa, ces restes muets d'un campement sur le sol pierreux de Darrâdj et de Motethallem?

Oumm-Aufa a-t-elle habité, entre les deux Racma, cette demeure, dont les vestiges paraissent comme des stigmates nouvellement retouchés sur les chairs du bras?

Là viennent errer tour à tour des troupes de gazelles blanches et de vaches sauvages aux grands yeux; les petits, sortant de leurs retraites, s'élancent en bondissant vers les mères.

Je me retrouve dans ces lieux, que je n'ai pas vus depuis vingt années. A peine puis-je les reconnaître. Enfin mes doutes se dissipent :

ces pierres noircies par le feu servaient de soutiens aux chaudières; cette rigole circulaire, non encore dégradée, qui ressemble à la forme d'un bassin, entourait la tente d'Oumm-Aufa.

Oui, je reconnais celte place, et je m'écrie : « Demeure de ma bien-aimée, puisse cette aurore l'annoncer un beau jour ! puisse le ciel te conserver ! »

Regarde, ami, ne vois-tu pas des femmes dans leurs litières passer sur cette colline qui domine l'étang de Djorthom?

Elles sont à l'abri sous de riches tentures, sous des draperies garnies de bordures rouges, couleur de sang.

Les voilà qui ont laissé derrière elles la vallée de Soubân, et qui franchissent les hauteurs qui la terminent. Elles ont cet air de fierté que donne l'opulence.

Elles se sont mises en route dès l'aurore, et se dirigent vers la vallée de Rass, qu'elles vont atteindre avec autant de certitude que la main atteint la bouche.

Elles permettent à l'homme aimable de badiner avec elles; l'œil curieux qui les examine découvre en elles mille charmes séducteurs.

Partout où elles ont fait halte, de petits flocons de laine rouge, détachés de leurs litières, couvrent le sol, et semblent des baies de fana encore dans leur entier.

Lorsqu'elles trouvent une source d'eau limpide, elles se reposent à loisir sur ses bords, avec la même sécurité que le voyageur de retour à son domicile.

Elles ont laissé a leur droite la chaîne du Kenân. Si nous avons des amis dans ces montagnes, combien n'y avons-nous pas aussi d'ennemis !

Déjà elles ont traversé une fois la vallée sinueuse de Soubân; elles la traversent encore dans un de ses détours, portées sur des sièges larges, neufs, et artistement travaillés.

J'en jure par le temple sacré, restauré et desservi successivement par les enfants de Djorhom et par ceux de Coraych,

oui (Harim et Hârith), vous avez déployé le caractère de nobles et généreux chefs, dans les petites comme dans les grandes choses.

Dignes descendants de Ghayzh, fils de Mourra, vous avec fait d'utiles efforts pour réunir deux tribus de même origine, divisées par l'effusion du sang.

Vous avez réconcilié Abs et Dhobyân, que leur rage avait failli anéantir, et dont les guerriers semblaient s'être parfumé les mains avec les aromates du Menchem, en faisant serment de combattre jusqu'à la mort

Vous avez dit : « Si nous pouvons obtenir une paix durable en prodiguant nos richesses et en portant des paroles d'amitié, nous serons heureux de l'acheter à ce prix. » Vous avez réussi à conclure cette paix, vous qui étiez étrangers aux hostilités, aux fureurs des deux tribus.

Vous vous êtes illustrés entre les plus illustres rejetons de Maâdd. Puisse le ciel diriger toutes vos actions ! Celui qui, comme vous, acquiert un trésor de gloire, devient grand parmi les mortels.

Pour guérir les cruelles blessures du fer, des centaines de chameaux étaient données, à des termes fixés, par des hommes dont les mains étaient innocentes et pures.

Ceux qui payaient ainsi le prix du sang n'en avaient point répandu une goutte.

Vous avez livré aux familles des victimes de la guerre les biens que vous teniez de vos pères, des troupeaux nombreux de jeunes chameaux marqués des signes de la noblesse.

Ami, transmets ces conseils aux Dhobyân et à leurs alliés ; dis-leur : « N'êtes-vous pas engagés, par les serments les plus forts, à observer la paix ?

« Ne tentez pas de dérober aux regards de Dieu vos secrets sentiments ; Dieu connaît tout ce qui est caché.

« Si quelquefois il diffère sa vengeance, il l'inscrit sur le livre de ses décrets, et la réserve pour le jour où il tiendra compte à chacun de ses actions; souvent aussi il punit le crime par un châtiment soudain.

« Vous connaissez les maux de la discorde ; vous en avez fait la dure expérience, et ce n'est point sur des rapports douteux que vous vous en formez une idée.

« Si vous ranimez la guerre, vous attirerez sur vous l'ignominie; la guerre, comme un animal féroce, s'acharnera sur vous, si vous l'excitez ; comme le feu, elle vous embrasera ;

« comme la meule qui broie le grain, elle vous écrasera ; comme la chamelle qui conçoit chaque année et produit chaque fois des jumeaux, elle sera féconde en malheurs.

« Les enfants qui naîtront pendant sa dorée recevront le jour sous des auspices aussi funestes que l'homme roux de Thamoud;[13] par elles ils seront allaités et sevrés.

« La guerre sera pour vous un champ dont vous recueillerez plus de maux que les cultivateurs de l'Irak ne recueillent de mesures de grains dans leurs plaines fertiles. »

Par ma vie! elle est grande et noble cette tribu compromise par l'attentat de Hoçayn, fils de Dhamdham, qui n'entra point dans les sentiments pacifiques de ses frères.

Il avait enveloppé dans les replis de son cœur ses coupables desseins; il n'en laissa rien paraître, il n'en précipita pas l'exécution.

Il se disait à lui-même : « Je satisferai mon ressentiment, ensuite je ferai face à l'ennemi à la tête de mille cavaliers. »

Enfin, sans donner l'alarme à personne, il s'est jeté sur une victime, dans le temps où la guerre reposait endormie.

Il a provoqué un lion aux armes terribles, aux membres vigoureux, à l'épaisse crinière, aux ongles longs et redoutables;

un lion intrépide, prompt à repousser l’insulte, et qui souvent attaque avant qu'on l'ait attaqué.

Les guerriers avaient interrompu les combats ; mais quand la paix a été violée, ils se sont élancés de nouveau vers les abîmes de la discorde, qui vomissent les armes et le sang.

Ainsi, après tant de massacres, la tranquillité que commençaient à goûter les deux tribus n'était qu'un fruit perfide et empoisonné!

Non, vos lances (Hârith et Harim) n'avaient point trempé dans le sang du fils de Nahîk, ni du guerrier tue à Mothallam;

elles n'étaient point complices de la mort de Naufal, de Wahb, et du fils de Mohazzam;

et pourtant c'est vous qui, pour acquitter le prix des meurtres, avec envoyé à travers les montagnes des chamelles exemptes de tout défaut

à cette tribu (d'Abs), qui sait défendre ses alliés lorsque le malheur fond sur eux dans l'ombre des nuits;

tribu vaillante qui déjoue les projets de ses ennemis, et qui, lorsqu'elle est compromise par un de ses membres, ne livre point le coupable à la vengeance des offensés.

Pour moi, je suis fatigué du poids de la vie. Oui, certes, on doit être las de l'existence quand on compte quatre-vingts années.

Je sais ce qui était hier, je connais ce qui est aujourd'hui ; mais j'ignore ce qui m'attend demain.

La mort est une aveugle qui frappe au hasard; celui qu'elle atteint de ses coups succombe, celui qu'elle manque parvient à l'extrême vieillesse.

En mille circonstances, l'homme qui ne cherche point à se concilier la bienveillance des autres est déchiré par leurs dents ou foulé sous leurs pieds.

Répandre des bienfaits pour soutenir sa considération, c'est le moyen de vivre honoré. On devient en butte aux discours injurieux quand on ne les prévient pas par la noblesse de sa conduite.

Le riche dont la main avare ne fait point partager aux siens ses richesses, est abandonné par eux et livré au mépris.

Satisfaire à ses obligations, c'est se mettre à l'abri du reproche. Celui qui porte dans son cœur le calme de la vertu ne se trouble ni ne balbutie jamais.

Le lâche qui craint la mort ne peut lui échapper, quand même il monterait avec une échelle jusque dans les cieux.

Faire du bien à des gens indignes, c'est encourir le blâme au lieu de mériter des éloges, c'est s'exposer au repentir.

Le présomptueux qui se refuse à la paix quand on lui présente le talon de la lance, est bientôt contraint de s'humilier devant les pointes de fer.[14]

Quiconque ne défend pas les armes à la main l'approche de la citerne qui lui appartient, finit par la voir détruite. A moins d'être quelquefois oppresseur, on est souvent opprimé.

L'imprudent qui va vivre loin des siens croit trouver un ami dans un étranger, qui est peut-être pour lui un ennemi dangereux. Celui qui ne se respecte point lui-même n'est pas respecté par les autres.

L'homme faible qui sans cesse courbe le dos sous les outrages, et ne tente jamais de s'affranchir des humiliations, se repentira un jour cruellement de s'être avili.

En vain espérerait-on cacher son caractère; quel qu'il soit, il se découvre toujours.

Combien de fois, en voyant une personne qui garde le silence, ne se sent-on pas prévenu en sa faveur? Dès qu'elle parle, son mérite perce, ou sa nullité se décèle.

La langue et le cœur sont les deux moitiés de l'homme; le reste n'est rien qu'une vaine forme de sang et de chair.

Si la vieillesse est folle, elle ne peut plus devenir sage; chez la jeunesse seulement, la raison peut remplacer la folie.

Je vous fais une première demande, vous me l'accordez; j'en fais une seconde, vous me l'accordez encore : mais qui se rend importun finit par éprouver un refus.

 

 


 

[1] Zuhayr, écrit aussi Zouhaïr, (arabe : زهير بن أبي سلمة) était un poète de l'époque préislamique ayant vécu de 530 à 627 après J.-C. environ. Il est décrit comme quelqu'un de bon et de généreux, qui aimait faire de ses poèmes des louanges pour les hommes, pour la paix.

[2] Aghani, II, 345 v°.

[3] Aghani, II, 346, 349 v°.

[4] Aghani, II, 350.

[5] Aghani, II, 346 v°.

[6] Suivant Nowaïri, ce sont Auf et Makil ; mais le vers 18e de la moallaca de Zobayr contredit ce sentiment, puisque le poète y désigne les médiateurs, objets de ses éloges, comme issus de Ghayzh, fils de Hourra, et qu'Auf et Makil n'étaient point de cette famille, mais de celle de Thalaba, fils de Sâd.

[7] Aghani, II, 347 v°.

[8] Aghani, II, 348 v°.

[9] Son nom était Kebché, fille d'Ammâr, issue d'Adi, fils de Souhaym, de la tribu de Hanîfa (Aghani, III, 479).

[10] Aghani, II, 350.

[11] Aghani, II, 346.

[12] Aghani, II, 350 v°. Solma, sœur de Zohaïr, avait aussi du talent pour la poésie ; elle fut mère d'El-Khansâ, femme poète qui a été nommée précédemment dans la notice sur Nâbiga, et dont il sera encore question plus loin.

[13] C'est-à-dire, Codâr-el-Ahmar. Le texte porte : l’homme roux d'Ad. C'est une erreur commise par le poète, suivant plusieurs commentateurs ; d'autres justifient Zohaïr en disant que les peuplades d'Ad et de Thamoud étaient appelées collectivement les deux Ad, et qu'ainsi le nom d'Ad comprend les Thamoudites.

[14] Allusion à un usage des Arabe, de ce temps. Lorsque deux troupes de cavaliers se rencontraient par hasard, elle, s’arrêtaient en se présentant l’une à l’autre le talon des lances, en signe d’intentions pacifiques; quelques individus se détachaient de chaque côté pour s’aboucher ensemble: si la conférence n’amenait pas un accord, les deux troupes tournaient l’un, contre l’autre la pointe de leurs lances, et combattaient.