Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Extraite de l'ouvrage intitulé, Khélassat-oul-akhbar, et traduite du persan de
par Julien Dumoret.
Extrait du Journal Asiatique de janvier-juin 1834.
Le petit ouvrage que j'offre au public est extrait d'un historien persan qui jouit d'une réputation juste et méritée. Khondémir, fils de Mirkhond, auteur du Raoudhat-al-Séfa, à composé son histoire d'après celle de son père. Le Khélassat-oul-Akhbar (ou la crème des histoires) traite de l'histoire du monde depuis la création jusqu'à l’année 875 de l'hégire (de J. C. 1471 environ). Ayant parcouru en partie ce manuscrit important, dont je dois la communication à l'obligeance de feu M. Abel Rémusat, je pensai à en faire quelques extraits, et je m'arrêtai à l’Histoire des sultans Seldjoukides. Cette dynastie, qui a élevé sa puissance sur la ruine des Bouides et des Gaznévides, qui a porté l'empire de la Perse à un si haut point de gloire et de splendeur et qui a fini par dominer les khalifes eux-mêmes, m'a offert un intérêt tout particulier. Souvent la famille de Seldjouk fut en guerre avec les empereurs de Constantinople.
Le premier prince de la dynastie des Seldjoukides Togrul-Beg, son neveu Alp-Arslan et le fils de ce dernier, Malek-Schah, sont par leurs vertus et leurs talents, supérieurs peut-être aux souverains qui ont régné en Perse. Alp-Arslan surtout joignait à un grand courage une âme noble et belle. La manière dont il traita Romain, empereur des Grecs, vient à l'appui de ce que nous avançons. Le sultan Malek-Schah était aussi un prince doué de grandes qualités. On ne peut lui reprocher que la faute grave, il est vrai, d'avoir prêté l'oreille aux discours de sa femme Turkan-Khatoun et d'avoir ôté le ministère à Nizam-el-Mulk, vizir probe et distingué. Le sultan Sandjar, sans aucun doute, est le plus illustre de tous les monarques sortis de cette famille. Lorsqu'il revint de sa captivité chez les Turcomans, il trouva son royaume ravagé et dévasté par ces hordes barbares. Cette vue fit sur lui une impression telle qu'il mourut de chagrin, peu de temps après sa délivrance. Ce seul trait fait l'éloge de toute sa vie, et montre combien ce grand prince était digne de commander à des hommes.
Nous allons donner une courte notice de la vie du fondateur de la dynastie des Seldjoukides. Nous suivrons l'ouvrage de Khondémir. Les sultans de cette famille tirent leur nom d'un homme appelé Seldjouk, lequel était fils de Décak, officier principal de Bigou, sultan de la race turque qui demeurait dans la campagne de Khozar, située au-dessus de la mer Caspienne. Après la mort de son père, Seldjouk fut élevé par Bigou, qui en prit un soin tout particulier. Mais, incapable de reconnaître tant de bontés, Seldjouk se révolta contre son bienfaiteur, et s'enfuit du côté de Samarcande, suivi des personnes qui lui étaient dévouées. Ayant alors augmenté ses troupes, il attaqua Bélil-Khan, gouverneur de Samarcande et le battit plusieurs fois. Seldjouk eut quatre enfants mâles, nommés Mikaïl, Israïl, Moussa et Bigou. Mikaïl laissa deux fils, Mohammed et Daoud, lesquels sont Togrul-Beg et Djafar Beg.
Il me reste à parler maintenant de ma traduction. Mon travail, je l'avoue, n'est pas d'une grande importance: en le publiant j'ai voulu seulement payer à la littérature orientale le faible tribut de mes veilles. J'aime à croire qu'on me tiendra compte de mes efforts et qu’on ne jugera pas avec trop de sévérité l'ouvrage d'un jeune homme qui ne cherche qu'à bien taire et qu'à mériter l'estime des orientalistes.
Lorsque ce prince eut placé la couronne royale sur sa tête, il tourna ses regards vers l'administration des affaires de l’empire et de la religion. Il envoya Djafar-Beg (son frère) du côté de Hérat. Après la soumission de cette ville, Togrul-Beg y établit son oncle en qualité de gouverneur, et s'avança vers Mérou. C’est là qu'il s'assit sur le siège du commandement et qu'il détruisit la tyrannie et l’injustice.[1]
Cette même année, le sultan Massoud, le Gaznévide, marcha sur le Khorassan à la tête d'une nombreuse armée. Les deux frères (Togrul et Djafer) ayant réuni leurs forces, présentèrent le combat au sultan et remportèrent la victoire. Après la mort de Massoud, la ville de Balkh, qui était la capitale de l'empire, et la province du Kharezm tombèrent entre les mains de Togrul-Beg et de Djafar-Beg, et furent soumises à leur autorité. Togrul-Beg partit alors pour le Djordjan, se rendit de là dans la ville de Reï, et s'empara en moins d'une année de toutes les villes de l'Irak Persique. En l’année 447 de l'hégire (de J. C. 1055), il alla à Bagdad, appelée Dar-ul-Sêlam (c'est-à-dire la maison de la paix), Caïm-Biamr-Allah, khalife Abbasside lui donna le surnom de Rokn-ed-din (la colonne de la foi), bras droit du commandeur des fidèles et prononça son nom dans la Khotba.[2] Djafar-Beg étant mort dans le Khorassan en l'année 453 de l'hégire (de Jésus-Christ, 1061), son fils, le sultan Alp-Arslan, s'assît à la place de son père. En l'année 454 de l'hégire (de Jésus-Christ, 1062), Ibrahim-Inal, qui était oncle maternel de Togrul-Beg, ayant levé l'étendard de la révolte, partit de Fïrak-Arabique et s'avança vers, la ville de Hamadan. Togrul-Beg vola à sa poursuite. Après que le sultan Alp-Arslan, venu du Khorassan dans l’Irak Persique avec une nombreuse armée, eut réuni ses troupes à celles de son oncle, ce dernier livra bataille à Ibrahim-Inal, et remporta la victoire. Ibrahim, ayant été fait prisonnier, fut mis à mort. Ensuite Togrul-Beg, ayant envoyé son neveu dans le Khorassan, s'avança du côté de Bagdad. Il délivra le khalife Caïm des mains de Bessassiri et le fit asseoir de nouveau sur le trône du khalifat.[3]
En l’année 455 de l'hégire (de J. C. 1063), Togrul-Beg, ayant obtenu la main de la fille du khalife, s'avança vers la ville de Reï pour y célébrer son mariage. Mais à peine y fut-il arrivé qu'il fut atteint tout à coup d’une hémorragie qui causa sa mort dans le mois de Ramadhan de cette même année, et ses noces furent changées en funérailles.[4] Togrul-Beg avait régné l'espace de vingt-six ans, et avait vécu soixante-dix ans.
Aboul-Cassem Kermani et Amid-el-Mulk Kendéri furent successivement ses vizirs.
Il fut surnommé Adhad-eddin et la splendeur du Commandeur des fidèles. Alp-Arslan, après la mort de son oncle Togrul-Beg, se rendit en grande pompe dans l’Irak-Persique : l'autorité de ce prince s'étendait depuis les bords du Djihoun (l'Oxus) jusqu’aux rives du Tigre, près de Bagdad. Ayant fait saisir, au commencement de son règne, Amid-el-Mulk-Nasr-Kendéri,[5] vizir de Togrul-Beg, il le fit mettre en prison par Nizam el-Mulk Hassan ben Ishak Taussy. Plus tard il le fit périr. Ensuite Nizam el-Mulk étant devenu puissant, administra avec sagesse et justice les affaires de la religion et de l'empire.
Parmi les grands événements qui ont signalé le règne d'Alp-Arslan, on doit remarquer celui-ci : le roi de Roum Ormanus, à la tête de trois cent mille cavaliers, et traînant à sa suite un grand appareil de guerre, s'avança avec l'intention d'envahir les pays de l'islamisme.[6] Le sultan Alp-Arslan, mettant sa confiance en celui qui est le dispensateur des grâces et des bienfaits, ordonna que douze mille hommes courageux et aguerris se levassent pour arrêter l'empereur, et se hâta d'aller à sa rencontre pour le combattre. Lorsque les deux armées furent en présence, et que la poussière du combat et de la guerre s'éleva dans l’air, conformément à cette belle parole : « Combien de fois une grande armée n’a-t-elle pas été vaincue par une petite! » le vent de la victoire produit par cette parole : « On ne doit attendre de secours que de Dieu seul, » le vent de la victoire, dis-je, ayant soufflé sur l’étendard du sultan, qui est l’asile de la religion, les soldats de l'empereur furent vaincus et mis en fuite. Alp-Arslan ayant envoyé en toute hâte, Djeweher à la poursuite de son ennemi, ce général l'atteignit. Alors un simple soldat fit prisonnier le roi de Roum, et le conduisit à la tente suprême.
Voici un événement extraordinaire. Lorsque le sultan forma le projet de combattre l'empereur, il annonça qu'il passerait la revue de son armée. Ayant remarqué la mauvaise mine de ce soldat, il donna l’ordre de rayer son nom de la liste des troupes. Alors Sa'ad-ed-daoulat prenant la parole : « Pourquoi le rayer? dit-il ; ce sera peut-être lui qui de sa main fera prisonnier le roi de Roum. » Et sa prédiction fut accomplie. Lorsque l’empereur parut devant le sultan victorieux, il inclina jusqu'à terre son front avili, adressa des excuses à son vainqueur et implora son pardon. Alp-Arslan ayant tiré la ligne du pardon sur toutes ses fautes, lui demanda sa fille en mariage pour son fils Malek-Arslan.[7]
Vers la, fin de l'année de l'hégire 457 (de J. C. 1065), le sultan marcha contre Khaza'a, qui s'était révolté dans la province du Kharezm. Apres son arrivée dans ce pays, Khaza'a étant venu à sa rencontre à la tête de trente mille cavaliers, le feu de la guerre et des combats fut allumé. Le vent de l’infortune et de l'adversité ayant soufflé sur les soldats de Khaza'a, ce malheureux fut obligé de prendre la fuite. L’armée victorieuse passa au fil de l'épée un grand nombre d'ennemis, et le sultan Alp-Arslan confia le gouvernement du Kharezm à son fils Arslan-Schah. A son retour de cette province il alla visiter le tombeau béni du huitième Iman Aly-Ridha-Ben-Moussa (que Dieu soit content d'eux). Il partit de là pour se rendre à Radékan, et s'arrêta dans un lieu dont l'air était frais et agréable. Il envoya alors des courriers dans toutes les parties de son empire, pour engager les gouverneurs et les seigneurs à venir le trouver. Lorsqu'ils furent tous assemblés auprès de lui, il fit élever un trône d'or sur lequel il fit asseoir Malek-Schah, le plus juste de ses enfants. Il ordonna à tous les grands (de sa cour) de jurer fidélité et soumission à ce prince et de le reconnaître pour l'héritier présomptif de sa couronne.
Tous les historiens racontent que vers la fin de sa vie et de son règne, le sultan Alp-Arslan partit pour faire la conquête du Mawerennahar (la Transoxiane). Il arriva sur les bords du Djihoun en l’année 465 (de J. C, 1072). Son armée victorieuse ayant emporté d'assaut la citadelle de Nezrem, qui était située sur les bords du fleuve, on amena Yousouf-Kutwal devant le trône du sultan.[8] Alp-Arslan lui ayant demandé raison de sa conduite, Yousouf lui répondit avec fierté et insolence. Aussitôt le monarque ordonna qu'on mit à mort ce rebelle ; mais Yousouf, se délivrant des mains de ceux qui le retenaient, tira un couteau de sa botte et voulut tuer le sultan. Les gardes et les officiers voulaient le déchirer, semblables à des loups, mais Alp-Arslan les arrêta. Ce prince comptant sur son adresse et sou habileté à lancer les flèches, en prit une, la posa sur son arc, et la dirigea contre ce misérable. Mais par un effet de la volonté divise la flèche du sultan, qui pendant sa vie avait toujours atteint le but vers lequel il la lançait, se détourna cette fois, et Yousouf, se précipitant à l'instant sur cet homme illustre, le frappa d'un coup mortel. Près de deux mille gardes, qui se tenaient debout à la porte de la tente, s'étant dispersés, Yousouf sortit son poignard à la main; mais tout à coup un valet de chambre le frappa avec un pieu et l'étendit par terre.[9]
Alp-Arslan était né dans la nuit du vendredi, le second jour du mois de Moharrem de l’année 421 (de J. C. 1030), et avait commandé dix ans dans le Khorassan en qualité de lieutenant de son oncle Togrul-Beg. Après la mort de ce dernier, il régna dix autres années en maître absolu dans le Khorassan, dans l’Irak Arabique et l'Irak-Persique.
Le sultan Alp-Arslan est célèbre par sa justice, son courage et sa générosité ; sa figure était noble et belle, et son caractère doux et bon. Il était affable envers tout le monde. Il avait de longues moustaches et portait un turban fait en forme de couronne. Depuis le commencement de son règne jusqu'à la fin de ses jours, aucun autre prince ne fut plus grand que lui. Sa gloire et sa puissance étaient parvenues à un tel point qu'on vit douze cents rois ou princes réunis autour de son trône. Et Dieu connaît ce qui est meilleur.
[1] Khondémir veut parler ici des soins que le sultan Togrul apporta pour la réforme des abus qu'on commettait avant lui dans le Khorassan. En effet ce prince établit de bonnes lois dans cette province.
[2] Caïm Biamr-Allah est le vingt-sixième khalife de la maison d’Abbas. Ce prince était fort savant et très versé dans les lettres qu'il encouragea beaucoup.
[3] Bessassiri était un grand capitaine, Déïlémite de nation, et qui était au service de Beha-ed-daoulat, onzième sultan de la dynastie des Bouïdes. Ce général s'étant emparé de Bagdad, enleva le khalife Caïm de son palais, l'enferma dans une prison et fit proclamer Mostanser le Fathémite pour chef unique des musulmans. Caïm avant trouvé le moyen de faire connaître à Togrul-Beg ce qui lui était arrivé, ce dernier se hâta de venir au secours du khalife, et le replaça sur le trône.
[4] La fille du khalife Caïm Biamr-Allah se nommait Seîdat.
[5] Daoulet-Schah, auteur du Tezkeret-al-Schoara, nomme aussi ce vizir Kendéri. Cet écrivain ajoute que ce ministre ordonna qu’à l'avenir tous les ordres émanés de la cour seraient écrits en langue persane, ce qui n'avait pas encore été fait depuis la conquête de la Perse par les Arabes.
[6] C’était l'empereur grec connu sous le nom de Romain-Diogène, qui avait épouse Eudoxie, femme de Constantin Ducas, dixième du nom.
[7] A cette occasion M. Malcolm rapporte un fait qui est passé sous silence par l'auteur persan. Il dit que lorsque Romain parut devant le sultan, ce dernier demanda a son captif ce qu'il aurait fait si la fortune l’avait favorisé : « Je t'aurais donné cent coups d'étrivière », répondit l’empereur. Khondémir prétend que la conduite de Romain fut alors basse et soumise. Nous croyons, comme M. Malcolm, que ce prince, dont le caractère et le courage sont bien connus, ne s'abaissa pas jusqu'à implorer le pardon de son vainqueur. D'ailleurs voyez à ce sujet ce que raconte Le Beau dans son Histoire du Bas-Empire, vol. XVII, p. 285 et suiv.
[8] Yousouf-Kutwal était gouverneur de la citadelle de Nezrem. M. Malcolm le nomme Yousouf et de Guignes, Yousouf-Kutwal, comme Khondémir. Aboulféda rappelle Yousouf le Kharezmien.
[9] D'Herbelot raconte la mort de Yousouf-Kutwal de la même manière que Khondémir. M. Malcolm, dont le récit diffère de celui de ces deux auteur», prétend que lorsqu'il eut frappé le sultan, Yousouf reçut la mort de mille mains.
Voici comment Aboulféda rapporte cet événement : « Le sultan ayant fait venir Yousouf, qui avait commis une faute dans l'administration de la citadelle, ordonna qu'on l'attachât par les quatre membres à quatre pieux. Yousouf lui dit: O homme lâche! est-ce qu'un être comme moi mourra de cette mort? Le sultan indigné prit alors son arc et ses flèches, et dit aux deux esclaves qui le gardaient de le mettre en liberté. Il dirigea sa flèche vers lui, mais elle se détourna, elle qui avait toujours atteint le but. Yousouf s’élança sur le sultan avec un couteau qu'il avait. Le sultan se leva de sa place, mais il tomba sur le visage, et Yousouf le frappa, encore avec son couteau. Il blessa ensuite une autre personne nommée Saad-ed-daoulat qui était auprès du sultan. Ensuite un chambellan ayant frappé Yousouf sur la tête avec une clef, le tua. » Voy ex Aboulféda, Annales musulmanes, tom III, p. 222 et 224 du texte arabe.