Ibn Haukal

IBN HAUKAL

 

DESCRIPTION DE PALERME

 

Traduction française : MICHEL AMARI

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

IBN HAUKAL

DESCRIPTION DE PALERME

AU MILIEU DU Xe SIÈCLE DE L'ERE VULGAIRE.

 

INTRODUCTION.

La Sicile musulmane est devenue le sujet de recherches très graves, depuis que les études historiques, prenant un caractère nouveau, se tournent vers le moyen âge pour y chercher les éléments de la civilisation actuelle. Personne ne doute que les conquêtes, le commerce et la littérature des Arabes n'aient exercé une grande influence sur les peuples chrétiens. Mais cette influence a été mieux étudiée dans les croisades et dans la navigation de la Méditerranée, que dans les établissements des musulmans en Espagne et en Sicile; et cependant, l'Espagne et la Sicile, ces deux pays de transition entre la nature de l'Europe et celle de l'Afrique, furent aussi les premiers points de contact entre les races du Midi, régénérées et réunies par l'Islamisme et cette nouvelle société chrétienne, qui se développait bien lentement parmi les débris du monde romain.

Ce qui rend la Sicile musulmane aussi importante que l'Espagne dans l'histoire du moyen âge, c'est que la civilisation de l'Italie au xiiie siècle s'accrut à la suite des rapports de l'Italie continentale avec les musulmans de Sicile. Je ne dis pas que d'autres causes, peut-être plus fortes, ne contribuèrent pas à ce développement; mais on ne peut non plus méconnaître l'influence de la Sicile. D'ailleurs, il faut remarquer une grande différence dans ces deux états européens conquis par les Orientaux. L'Espagne, occupée par les. Visigoths, présentait déjà les caractères de la société romano-germanique à l'époque de la conquête musulmane. La Sicile, au contraire, pillée plutôt que conquise par les barbares du Nord, était toujours grecque et romaine lors de l'invasion des Sarrasins. L'élément germanique n'y pénétra qu'après l'élément musulman, quand une poignée de la noblesse normande, que l'on pouvait regarder comme déjà française, vint y fonder un royaume moitié chrétien et moitié musulman.

La civilisation arabe, qui dominait en Sicile, fit tous les frais de ce glorieux gouvernement normand, qui bientôt s'étendit sur l'Italie méridionale. Cette civilisation répandit son éclat sur les cours de Frédéric de Souabe et de Mainfroy. Alors elle changea de devise, elle alla à la messe, elle parla latin et italien, et elle coopéra à la renaissance des sciences, des lettres, des arts et de l'industrie en Italie. Quel était donc ce peuple musulman de Sicile dans ses plus beaux jours ? Qu'est-ce qu'il emprunta à la Sicile gréco-romaine? Quelles furent ses ressources, ses vicissitudes, ses œuvres? Voilà des questions auxquelles répondent fort mal les chroniques musulmanes et chrétiennes qui nous restent; chroniques incomplètes, et écrites pour la plupart aux xiie et хшe siècles.

L'histoire de la Sicile musulmane est donc encore à faire; bien plus, il faut en trouver les matériaux. Il est fâcheux de n'avoir que quelques misérables débris pour nous guider dans la réédification de ce magnifique édifice; et, dans ce cas, toute découverte d'un nouveau fragment devient très importante.

Voilà pourquoi je m'empresse de publier le chapitre suivant de la Cosmographie d'Ibn Haukal, qui promet la description de la Sicile, et ne donne que celle de Palerme. Mais Palerme c'était la Sicile musulmane ; et cette description précède presque de deux siècles nos plus anciens documents sur les Arabes siciliens.

Je dois à l'obligeant et savant baron de Slane la découverte de ce morceau, et à M. Reinaud, membre de l'Institut et professeur d'arabe, l'interprétation des passages les plus obscurs, que les fautes du manuscrit rendaient plus difficiles encore. C'est sous le patronage de l'érudit professeur que j'ose publier, comme un premier essai dans les études orientales. Je texte et la version de ce chapitre d'Ibn Haukal. J'y'ai ajouté des notes. Le texte, copié du manuscrit de la Bibliothèque du roi (suppl. prov. 502), a été collationné sur le manuscrit de la Bibliothèque publique de Leyde (314) par l'obligeance de MM. le docteur Reinhart-Dozy et le docteur Möller. Le manuscrit de Paris n'est qu'une copie fort moderne de celui de Leyde.

Ibn Haukal est un des plus anciens voyageurs arabes. En l'année 33i de l'hégire (94З de J. C.), jeune encore, il partit de Bagdad, probablement pour des affaires de commerce. Il parcourut une grande partie des états musulmans qui existaient de son temps, ayant le soin de prendre des notes topographiques, historiques et statistiques, d'après ses propres observations ou sur les renseignements que lui donnaient des hommes bien informés. Après son retour à Bagdad, et probablement en l'année 366 (976-977 de J. G.), ii arrangea cet amas de faits suivant les notions géographiques du siècle, et il en forma un ouvrage que les orientalistes d'Europe ont appelé Cosmographie. Malgré la critique d'Aboulféda et d'autres géographes arabes des temps plus éclairés, cet ouvrage est très estimé à cause de son antiquité, de l'exactitude des renseignements qu'il fournit, et de la justesse de quelques-unes des observations que l'on y rencontre. Il est encore inédit, à l'exception du chapitre sur l'Irak persan, publié en arabe par M. Vilembröek, avec des fragments d'autres auteurs, une version latine et une savante introduction (Lugduni Batavorum, 1822; 1 vol. in-4°). Les manuscrits mêmes de cette Cosmographie sont très rares. Le major Ouseley donna la version anglaise de l'ouvrage persan que l'on a cru à tort une traduction ou un abrégé d'Ibn Haukal (Oriental Geography of Ibn Haukal, etc. London, 1800; 1 vol. in-4°). Mais c'est une publication dont les savants font très peu de cas. M. Reinaud se prépare à rendre un nouveau service à la littérature orientale, en donnant des notices complètes sur cet auteur arabe, dans la préface qu'il va placer en tête de sa traduction de la Géographie d'Aboulféda.

Il ne sera pas inutile ici de jeter un coup d'œil sur l'histoire de Palerme avant le voyage d'Ibn Haukal. Cette ville, au dire de Thucydide, fut fondée ou augmentée par les Phéniciens au temps où les colonies grecques avaient étendu leur civilisation sur toute la Sicile. En effet, son nom est grec : Πάνορμος (tout port). Les Carthaginois en firent le centre de leur puissance en Sicile pendant ces luttes sanglantes et vaines dans lesquelles ils disputèrent la possession de l'île, d'abord aux colonies grecques, ensuite au peuple romain. Palerme fut prise et reprise pendant les guerres puniques, et c'est ainsi que nous connaissons son ancienne topographie. Ville libre sous les Romains, de l'aveu de Cicéron, elle fut occupée momentanément par les Goths, auxquels Bélisaire l'arracha en 535, après un siège qui donna à Procope l'occasion de nous parler de ses fortifications et de son port. Ce port et la position géographique y avaient attiré les marchands phéniciens et les armes carthaginoises. Les mêmes avantages déterminèrent les conquérants arabes à en faire leur capitale en Sicile.

Les Arabes d'Afrique combattaient en Sicile depuis trois ou quatre ans (ici je suivrai Ibn Alathyr plutôt que Nowaïri) et avaient subi quelques graves échecs, quand de nouvelles forces africaines et une flotte de musulmans espagnols les mirent à même de reprendre l'offensive. Aussitôt ils tombèrent sur Palerme avec toutes leurs forces. La ville se rendit par capitulation en 216 (831 de J. C.), après un siège dont on aurait peu d'exemples dans l'histoire, s'il faut en croire Ibn Alathyr, qui nous dit avec assurance (man. de la Bibl. du roi, 45) que de soixante et dix mille habitants, il n'en survivait que trois mille au moment de la reddition Palerme fut repeuplée de croyants africains et espagnols, qui, d'abord, se brouillèrent entre eux à l'occasion du partage du butin ou des propriétés. Ces troubles apaisés, cette ville devint la résidence des lieutenants des émirs d'Afrique, le quartier général des troupes et la station de la flotte. Les Arabes y établirent la base de leurs opérations pour la conquête de l'île entière, suivant le même plan de guerre que leurs devanciers les Carthaginois, quoique très probablement ils ne s'en doutassent nullement. Ainsi Palerme, un demi-siècle après son occupation, était déjà considérablement augmentée en étendue et en population, et elle excitait vivement la jalousie du moine Théodose, qui, fait prisonnier lors de la chute de Syracuse en 264 (878 de J. C.), fut emmené de l'ancienne métropole grecque à la capitale musulmane. Il est curieux de rapprocher le récit du moine syracusain de celui du marchand de Bagdad.

Théodose parle d'abord de cette ville « très renommée et très peuplée, » de laquelle était sortie une foule de musulmans, venant à la rencontre du convoi de prisonniers en chantant des hymnes et en poussant des cris de joie. Il fait mention de quelques chrétiens, qui plaignaient le sort de leurs coreligionnaires, et des captifs de toutes nations et de toutes croyances, avec lesquels il fit connaissance dans les prisons de Palerme. « A notre entrée dans la ville, dit-il, nous trouvâmes enfin une immense population de citoyens et d'étrangers. Elle n'était pas au-dessous de sa renommée ni de notre attente. On aurait dit que toute la race des Sarrasins affluait dans cette ville, de l'est à l'ouest, du nord à la mer, pour me servir des expressions du bienheureux David. La ville ne suffisant plus au nombre de ses nouveaux habitants, on commença à construire des maisons en dehors de ses murailles. Ainsi il se forma tout près d'elle plusieurs autres villes non moins puissantes et non moins bien fortifiées. Cette cité perverse s'étant emparée de tout, trouva que sa juridiction restait au-dessous de sa gloire, tant qu'elle ne nous (les Syracusains) aurait pas asservis. Maintenant, elle se promet de réduire sous son empire les peuples les plus éloignés, sans en excepter celui de la ville impériale (Constantinople), et elle menace déjà de mettre à exécution ses projets. »

Lors de l'arrivée d'Ibn Haukal à Palerme, c'est-à-dire un siècle après la captivité de Théodose, cette ville recueillait les fruits d'une lutte bien plus glorieuse que celle que lui reprochait le moine de Syracuse; et, nonobstant les calamités attirées sur elle par cette lutte, Palerme avait atteint un haut degré de prospérité. Au ni° siècle de l'hégire, le morcellement de l'empire des califes n'avait point affaibli l'esprit guerrier des musulmans. En même temps, le commerce, l'agriculture, les sciences, les lettres et les arts offraient des voies nouvelles à un peuple rajeuni et entreprenant. Sa colonie militaire de Sicile portait en elle-même les germes d'un accroissement rapide et d'une division précoce. Elle avait à exploiter un pays fertile, supérieurement placé pour le commerce, et dépeuplé plutôt par la guerre et l’émigration, que par des causes économiques. L'activité arabe ne pouvait manquer d'y parvenir à la prospérité matérielle et à la culture de l'esprit. Quant à l'état politique, l'aristocratie arabe de la tribu et du camp, s'établissant dans quelques villes du pays conquis, devait passer bientôt à l'état d'aristocratie municipale. Cette nouvelle position et la diversité des races, poussèrent les musulmans de Sicile à se diviser entre eux et à se rendre indépendants de l'Afrique. En même temps, ils ne pouvaient pas rester en paix avec les chrétiens leurs voisins. Les voilà donc faisant tour à tour la guerre sacrée et la guerre de l'indépendance et livrés en même temps à la guerre civile. Au milieu de cette triple guerre, ils s'avançaient toujours dans la civilisation-, car c'est l'oisiveté qui rend les peuples malades ; le sang répandu dans les combats ne tarde pas à se reproduire. Or la puissance vitale de ce peuple arabe-sicilien, comme il devait arriver, se manifesta dans sa capitale plus fortement qu'ailleurs. Palerme fut le théâtre de ses progrès matériels et de ses progrès moraux. L'indépendance fut son premier besoin, de même que, pour toute société qui commence à sentir ses forces. Ibn Haukal atteste l'état florissant de cette ville, précisément quand l'écrit d'indépendance venait de triompher de la jalousie de la royauté africaine.

Pour se persuader qu'ici on n'envisage guère le passé avec les passions du présent, il suffit de connaître que, dans l’espace de cinquante ans, Palerme avait été prise trois fois par les troupes africaines, après autant de révolutions et je ne sais combien d'émeutes.

Le gouvernement tyrannique d'Ibrahim-ben-Ahmed, émir d'Afrique, avait occasionné le premier de ces mouvements en l'année 287 (900 de J. C.), lorsque Abou el-Abbas Abd-Allah, fils d'Ibrahim, occupa la Sicile avec une flotte et une armée. La ville de Palerme se trouva assez forte pour envoyer contre lui une flotte qui, malheureusement, fut dispersée par la tempête, et des troupes qui lui livrèrent trois combats sanglants en trois semaines. Le prince africain n'entra à Palerme que de vive force ; et certes il se flatta d'avoir étouffé la révolution en dispersant les citoyens les plus notables, qui en partie furent déportés en Afrique, et en partie se réfugièrent dans les pays chrétiens.

Mais voilà, treize ans après, un mouvement bien plus important. La dynastie des Fatimides ayant remplacé les Aglabites en Afrique, Obeïd Allah, le méhédi, voulut introduire en Sicile un nouveau système d'administration, qui révolta les Siciliens. Ceux-ci chassèrent le lieutenant du méhédi, et se choisirent pour chef Ahmed-Ibn Korheb, qui aspira à la souveraineté de l'île. Dans ce but, il fit reconnaître les califes Abbassides qui, étant très éloignés, n'auraient pu jamais exercer qu'une autorité nominale, et il porta la guerre en Afrique contre ses premiers maîtres. La perte d'une flotte, qui avait été d'abord victorieuse, et les divisions intérieures firent tomber bientôt Ibn Khoreb, et firent rentrer volontairement les Siciliens sous l'obéissance du méhédi. Mais quand celui-ci, persistant dans son nouveau mode de gouvernement, envoya des forces considérables pour appuyer ses injonctions, la révolte se ralluma en Sicile. Elle était hors de saison : c'était le gouvernement d'Ibn Khoreb qu'il aurait fallu soutenir. Abou-Saïd-Moussa, général du méhédi, parvint encore une fois à dompter la révolution en 305 (917-918 de J. C.). Il reprit Palerme après une vive résistance et il abattit ses portes.

Nous voyons la capitale occupée une troisième fois en 325 (967 de J. C.), par les troupes d'Al-Kaïm-Biamr-Illah, émir d'Afrique, sous lequel l'indomptable désir des Siciliens avait produit une autre tentative. Al-Raïm essaya, en dernière ressource, de contenir Palerme par des fortifications. La Khalessah de Palerme, bâtie ou fortifiée par les ordres de ce prince, devint une citadelle où l'on pouvait mettre, à l'abri des tumultes, le personnel et le matériel de l'administration. Cela n'empêcha pas une quatrième révolution d'éclater quelques années après, presque dans toute la Sicile, et enfin dans la capitale en l'année 335 (946-947 de J. C.). Alors l'émir d'Afrique, qui venait à peine d'apaiser des troubles chez lui, se vit forcé de céder aux Siciliens.

En effet, le peuple arabo-sicilien n'avait été dompté, pendant ces luttes, que par ses propres divisions. Les villes principales des musulmans, surtout Palerme et Girgenti, rivalisaient entre elles. Il paraît qu'une grande influence était exercée dans ces villes par leurs notables, les scheiks, c'est-à-dire anciens, titre de même origine que celui de sénateur, et qui remonte, chez tous les peuples, au premier degré de leur civilisation. Cette aristocratie municipale était redoutable. A Palerme, elle chassait par voie de fait les lieutenants qui lui déplaisaient, et que le gouvernement d'Afrique ne se hâtait pas de remplacer. Nous voyons des députations des scheiks de Palerme et de Girgenti qui intriguent, l'une contre l'autre, auprès d'un commandant des troupes africaines ; nous voyons les deux villes se faisant la guerre : ce ne serait pas une conjecture trop hasardée que de dire qu'il y avait, de droit ou de fait, une municipalité aristocratique. Or ces deux villes, ces deux corps de noblesse, finirent par s'entendre. Il est à remarquer, pour l'honneur des Girgentins, que la construction de la citadelle à Palerme les poussa à se révolter contre le gouvernement et à se réunir avec la capitale. Ainsi, quand les Siciliens eurent acquis assez d'expérience pour sacrifier les petites passions à l'intérêt général, l'indépendance fut gagnée. Al-Mansour, émir d'Afrique, se persuadant qu'il ne pourrait plus garder le gouvernement, se contenta de la suzeraineté. La concession qu'il fit de cette île en 335 à El-Haçan-ben-Ali-ben-abi-Hoçaïn-el-Kelbî, son général et son favori, peut bien se nommer concession féodale, si on ne veut pas se borner à la valeur légale de ce terme chez les chrétiens d'Occident. La seigneurie de l'île resta dans la famille des Kelbites et elle ne changea de forme qu'un siècle après, quand l'aristocratie, devenue territoriale, morcela le pays et l'ouvrit aux étrangers.

Ibn Haukal visita Palerme, quelque temps après la concession d'Al-Mansour, sous le règne d'Ahmed-Abou-el-Haçan, successeur de cet Haçan dont nous venons de faire mention (343 à 359 de l'hégire, 954 à 970 de J. C.), ou dans les premières années du règne d'Abou'l Kassem, frère d'Ahmed (359 à 372, 970 à 982 de J. C.). Les effets de la lutte politique d'un demi-siècle étaient visibles encore; Ahmed avait bien pu reconstruire, comme Ibn Haukal nous l'apprend, les portes de la ville abattues par Abou-Saïd ; son gouvernement devenu national avait pu encourager l'industrie et les lettres, réparer les arsenaux, améliorer l'administration; mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût abaissé le pouvoir de l'aristocratie, à la fois cause et effet des guerres civiles. La voilà isolée, retranchée dans ses palais et dans ses mosquées avec une morgue qui devait bien choquer le marchand arabe de Bagdad. Nous ne répéterons pas, avec celui-ci, que l'habitude de manger de l'oignon était la cause de l'abrutissement qu'il observait dans la populace de la ville ; mais nous ne pourrions attendre un meilleur tableau de la moralité de ce peuple abandonné, pendant un siècle, à un gouvernement étranger et hostile, sans autre remède que les émeutes. Le pays cependant avait aussi son bon côté, sur lequel Ibn Haukal ferme un peu les yeux. Les deux cents mosquées, rendez- vous ordinaire des hommes de lettres et des savants, ne donnent pas une idée médiocre de la culture intellectuelle de l'île. Cet Abou-Mohammed, auquel le voyageur reproche qu'ayant une mosquée à lui, il en bâtit une autre pour son fils, ne le fit qu'afin que son fils y donnât des leçons de droit. Ce n'est pas, à coup sûr, le plus mauvais usage que l'aristocratie pouvait faire de ses richesses : et la remarque d'Ibn Haukal, que Palerme, proportion gardée, avait plus de mosquées que toute autre ville musulmane, à l'exception peut-être de Cordoue, montre la magnificence et la culture de cette aristocratie non moins que son orgueil. Les observations mêmes que l'auteur fait sur les pédagogues de la ville, adonnés à ce métier, dit-il, pour se soustraire à la guerre sacrée, prouvent quel esprit militaire animait les autres citoyens. En somme, l'aperçu d'Ibn Haukal, corrigé par une saine critique, montre très bien l'état moral et social de Palerme tel qu'il devait être après de tels événements, et il est un document nouveau pour l'histoire.

Les faits matériels qu'il raconte peuvent servir aussi bien à la curiosité de l'antiquaire qu'à la divination de l'historien. Ibn Haukal offre une donnée très sûre pour évaluer la population de Palerme à cette époque ; il nous apprend l'existence d'un quartier d'Esclavons à Palerme, et par conséquent le mélange de la race slave avec les habitants arabes et africains de la ville. Il donne aussi quelques détails sur l'industrie. On doit lui savoir gré de la précision de langage avec laquelle il nomme sultan le nouveau prince de la Sicile et walis les anciens lieutenants des émirs d'Afrique, car c'est une lumière de plus pour le droit public du temps. L'exactitude des faits que nous avons pu contrôler est une garantie pour les autres, et tout cela nous fait regretter d'autant plus vivement la perte de cette histoire de Sicile qu'Ibn Haukal assure, à la fin du chapitre, avoir composée.

Voici le fragment que je présente au public. J'ai l'intention d'en donner d'autres tirés de tous les auteurs arabes qui ont parlé de la Sicile, aussi bien qu'une collection de poésies d'Arabes siciliens, et j'espère fournir ainsi de nouveaux matériaux pour l'histoire de la Sicile au moyen âge, à laquelle je travaille avec cet amour de la patrie qui ne s'affaiblit pas dans l'exil.


 

TRADUCTION DU MORCEAU PRÉCÉDENT..

DE LA SICILE.

C'est une île de sept journées de chemin en long sur quatre en large ; elle est couverte de montagnes, de châteaux et de forteresses ; habitée et cultivée partout. Palerme, la ville la plus peuplée et la plus renommée de cette île, est aussi sa métropole. Située sur les bords de la mer du côté du nord, Palerme se divise en cinq quartiers, très distincts entre eux, quoique peu éloignés l'un de l'autre. Le premier est la cité principale, proprement dite Palerme, entourée d'une muraille de pierre très élevée et formidable. (1) Ce quartier est le séjour des marchands. Ici se trouve la grande mosquée du Vendredi, autrefois église des chrétiens, où l'on remarque une grande chapelle, à propos de laquelle j'ai entendu dire par un dialecticien, qu'on prétend que le sage de l'ancienne Grèce, c'est-à-dire Aristote, est suspendu dans une caisse, dans cette même chapelle que les musulmans ont convertie en mosquée. Les chrétiens, dit-on, montraient une grande vénération pour ce personnage, et lui adressaient leurs prières pour avoir la pluie, à cause du talent extraordinaire et des mérites éminents que les Grecs anciens avaient reconnus en lui. On ajoute que la cause de cette suspension entre le ciel et la terre était que l'on cherchait sa protection pour obtenir la pluie, ou la guérison des maladies, et pour toute autre grave circonstance qui force les hommes à implorer Dieu (qu'il soit exalté!) et à lui faire des offrandes dans les temps de misère, de mortalité ou de guerre civile. En effet, j'ai vu en cet endroit une grande caisse, qui contenait probablement le cercueil (2).

L'autre cité, nommée Khalessah, a aussi sa muraille bâtie en pierre, mais différente de la première (3).

La Khalessah est le séjour du sultan et de sa suite; on n'y voit ni marchés, ni magasins de marchandises, mais des bains, une mosquée du Vendredi de grandeur moyenne, la prison du sultan, l'arsenal (4) et les bureaux des administrations. Cette cité a quatre portes du côté du midi ; et du côté de l'est, du nord et de l'ouest, la mer et une muraille sans portes.

Le quartier appelé Sacalibah est plus peuplé et plus considérable que les deux cités dont j'ai fait mention. Ici est le port maritime. Des ruisseaux coulent entre ce quartier et la cité principale, et les eaux servent de division entre l'un et l'autre (5).

Le quartier de la mosquée, qui prend son nom de la mosquée dite d'Ibn-Saclab, est considérable aussi. Les cours d'eau y manquent tout à fait, et les habitants boivent l'eau des puits (6).

Au sud de la ville coule une rivière appelée Oued- Abbas, grande rivière, sur laquelle se trouve une quantité de moulins, de vergers et de jardins d'agrément qui ne donnent aucun revenu. Le quartier est considérable, et il touche de près le quartier de la mosquée. Entre les deux il n'y a ni séparation ni distinction (7).

Le quartier Sacalibah n'est entouré d'aucune muraille.

Les plus grands marchés, tels que celui de tous les vendeurs d'huile, se trouvent entre la mosquée d'Ibn-Saclab et le quartier El-Jadid (8). Les changeurs de monnaie et les droguistes sont en dehors de la muraille. Les tailleurs, les armuriers, les ouvriers de cuivre et les marchés de blé restent tous en dehors de la muraille; et de même les autres ouvriers, partagés selon leurs divers métiers. En dedans de la ville, les bouchers occupent cent cinquante boutiques et même davantage, où l'on vend la viande. Cependant ici il n'y a que le plus petit nombre des bouchers. Cette circonstance fait comprendre quel est leur nombre et leur importance. La grandeur de leur mosquée montre encore les profits de leur industrie. En effet, un jour que cette mosquée était pleine de ses habitués, je calculais que la foule montait au delà de sept mille individus ; car plus de trente-six rangs assistaient à la prière, et chaque rang ne dépassait pas le nombre de deux cents personnes (9).

Dans la cité il se trouve un nombre considérable de mosquées, aussi bien que dans la Khâlessah et dans le quartier qui l'entoure, espace derrière lequel s'élève une muraille. Ces mosquées, dont la plupart sont fréquentées, et debout avec leurs toits, leurs murs et leurs portes, dépassent le nombre de trois cents. Elles servent de rendez-vous aux hommes instruits dans les sciences du pays, qui s'y rassemblent pour se communiquer leurs lumières et les augmenter (10). Au dehors de la ville, tout cet espace qui l'entoure et qui en forme la continuation, espace compris entre les tours et les jardins, est occupé par des mehall, (11) qui se rattachent aux environs. Les environs sont sur la rivière dite Oued-Abbas. Ils avoisinent l'endroit appelé Maascar (12), traversent la campagne et s'arrêtent sur les bords de la rivière. Une autre ligne d'habitations se prolonge jusqu'à l'endroit dit Baïda. Baïda est un village qui s'élève au-dessus de la ville à la distance d'une parasange à peu près (13). Cette ville fut ravagée autrefois et ses habitants furent victimes de catastrophes politiques : ce qui est connu de tout le monde à Palerme et personne ne le conteste (14). Maintenant, elle a au delà de deux cents mosquées : nombre que je n'ai jamais vu, même dans les villes d'une dimension double, et que je n'ai même jamais entendu citer, si ce n'est pour Cordoue. Je ne réponds pas de la vérité de ce fait quant à Cordoue, et je l'ai raconté en lieu tout en doutant de ce que je disais; ma quant à Palerme, je m'en suis assuré, en voyant moi-même la plus grande partie de ces mosquées. Un jour que je me trouvais dans le voisinage de la maison d'Abou Mohammed-el-Cafsî el-Ouathaïkî, le jurisconsulte, j'observai, de sa mosquée, dans l'espace d'une portée d'arc, une dizaine d'autres mosquées rangées sous mes regards, l'une vis-à-vis de l'autre, et ayant une rue entre elles. Je demandai pourquoi cela, et l'on me répondit que, ici, par excès d'orgueil, chacun voulait une mosquée qui fût exclusivement à lui, pour n'y admettre que sa famille et sa clientèle ; et qu'il n'était pas rare que deux frères qui avaient leurs maisons contiguës, en sorte que les murs se touchaient, se fissent bâtir chacun une mosquée à soi, pour s'y tenir tout seul. Du nombre de ces dix était la mosquée où faisait la prière Abou-Mohammed el-Cafsî ; et, du même côté, à une vingtaine de pas, se trouvait une mosquée de son fils. Abou-Mohammed l'avait bâtie afin qu'il y donnât des leçons de droit; car tout le monde avait la manie de faire dire : c'est la mosquée d'un tel et elle n'est qu'à lui. Ce fils d'Abou-Mohammed avait une très grande opinion de lui-même et s'exagérait beaucoup ses propres qualités. Il était si présomptueux et si content de sa belle figure, qu'il paraissait le père de son père, ou un homme qui n'eût pas de père.

.Le long du rivage de la mer se trouvent plusieurs rabats (15) remplis de braves, de mauvais sujets, hommes effrénés, vieillis dans le désordre, et de jeunes gens corrompus, qui ont appris à jouer le rôle de dévots et restent là pour attraper les pieuses largesses et pour insulter les femmes honnêtes. Ce sont, la plupart, des entremetteurs de débauche, et des gens adonnés à un vice infâme. Ils ne viennent dans les rabats que parce qu'ils sont des misérables qui ne sauraient où trouver un gîte et qui sont méprisés de tout le monde.

J'ai parlé de la Khalessah, de ses portes et de tout ce qu'elle contient. Quant au Kassar, c'est Palerme proprement dite, ou la cité ancienne. La plus célèbre de ses portes c'est la Bab el-Bahr, ainsi nommée à cause de son voisinage de la mer (16). A côté d'elle se trouve une autre porte élégante et neuve, bâtie par Abou el-Haçan-Ahmed, fils d'Haçan, fils d'Abou el- Hoçein, parce que les citoyens le lui avaient demandé. Il la construisit sur une éminence qui domine le ruisseau et la fontaine dite Aïn-Schaaàet c'est aussi le nom de cette porte aujourd'hui. Cette porte et cette fontaine sont fort commodes pour la population (17). Ensuite vient la porte dite de Sainte-Agathe, qui est une porte ancienne (18). A côté d'elle se trouve une porte dite Bab-Rutuh; car Rutuh est un grand ruisseau vers lequel on descend de cette porte et qui prend sa source sous la porte même. Son eau est saine, et plusieurs moulins y sont établis à la file l'un de l'autre (19). Ensuite vient la porte Er-Riadh, qui est neuve aussi et qui a été bâtie par Abou el- Haçan (20). Tout près d'elle se trouvait la porte dite d'Ibn Korheb, dans un endroit non fortifié. La ville anciennement était découverte de ce côté, en sorte que les eaux des torrents entraient par là, au grand dommage de la population. En conséquence Abou el-Haçan transféra la porte de cette position dangereuse à une autre mieux choisie (21). En continuation se trouve la porte El-Ebnâ, qui est la plus ancienne porte de la ville (22); ensuite la porte Es-Soudan (23), vis-à-vis de la porte des marchands de fer (24); ensuite la porte El-Hadid, de laquelle on sort vers le quartier des juifs (25). A côté, il y a une porte, bâtie de même par Abou el-Haçan, à laquelle on ne donne aucun nom et par laquelle on sort vers le quartier d'Abou-Hamez (26). Il y a en tout neuf portes.

Cette ville est de forme oblongue; elle renferme un marché qui s'est prolongé de l'est à l'ouest et qui s'appelle Es-Samat; il est pavé en pierre et habité d'un bout à l'autre par différentes espèces de marchands (27). «

La ville est entourée de plusieurs ruisseaux qui coulent de l'ouest à l'est et qui sont de force à faire aller deux meules de moulin. Des moulins nombreux sont établis le long de leur cours. Les bords de ces ruisseaux depuis leurs sources jusqu'à leur embouchure dans la mer sont environnés de plusieurs terrains marécageux, où croît le roseau persan; cependant, ni les étangs, ni les lieux secs ne sont malsains.

Dans le milieu du pays il y a une vallée couverte, en grande partie, de papyrus, qui est le roseau dont on fait des rouleaux à écrire. Je ne sache pas que le papyrus d'Egypte ait son égal sur la face de la terre si ce n'est en Sicile. La plus grande partie de ce papyrus est tordue en cordes pour les navires ; le reste est employé à faire du papier pour le sultan, et le produit ne dépasse pas ce qui est nécessaire à son usage (28).

Une partie des habitants de la cité, c'est-à-dire ceux qui se trouvent près des murailles entre les environs de la porte Er-Riadh et les environs de la porte Schaa boivent l'eau des ruisseaux dont nous avons fait mention ; le reste, aussi bien que les habitants de la Khalessah, et tous ceux des quartiers se servent de l'eau des puits de leurs maisons, laquelle, soit légère ou lourde, leur plaît plus que les eaux douces et courantes de la ville. Les habitants du Maascar boivent l'eau de la source appelée le Gherbal, qui est bien saine (29). On trouve encore près du Maascar la source appelée Aïn es-Sabou, moins abondante que le Gherbal (30), et la source dite Aïn-Abi-Saïd. Abou-Saïd, qui fut un des gouverneurs du pays, donna son nom à cette fontaine (31).

Les habitants du côté occidental boivent de la source dite Aïn-el-Hadid. Ici, en effet, se trouve une mine de fer, propriété du sultan, qui se sert de ce métal pour sa flotte (32). Cette mine appartenait à un individu de la famille d'Aglab ; et elle est près du village appelé Balhara, dans lequel jaillissent des sources d'eau et un ruisseau qui atteignent le Oued-Abbas et le grossissent. Les jardins et les vignobles sont en grand nombre près de ce village (33).

La ville est entourée d'autres ruisseaux considérables, de l'eau desquels on tire un grand parti, tels que l'Aadus (34) et les autres du côté méridional, tels que la petite Fawarah et la grande Fawarah, qui jaillit au bout de l'angle saillant de la montagne et qui est la plus abondante de toutes les sources du pays (35). Toutes ces eaux sont employées dans les jardins. A Baïda il y a une belle source appelée Baïda aussi, non éloignée du Gherbal et située à l'ouest. Les habitants de la contrée que l'on nomme Burj'el-Battal boivent l'eau de la source dite Aïn-Abi-Malek (36). La plupart de l'eau employée dans leurs jardins est conduite par des canaux. Ils ont des jardins nombreux et des champs non arrosés, comme en Syrie et autre part (37).

La plus grande partie de l'eau consommée dans les quartiers et dans le pays c'est de l'eau de pluie lourde et malsaine. Ce qui a porté les habitants à boire de cette eau, c'est uniquement le manque d'eau courante et douce, leur irréflexion, l'abus qu'ils font de l'oignon et le mauvais goût dérivant de leur habitude de manger excessivement de cet oignon tout cru; car entre eux il n'y a personne, à quelque classe qu'il appartienne, qui n'en mange tous les jours dans sa maison matin et soir. Voilà ce qui a corrompu leurs intelligences, altéré leurs cerveaux, abruti leurs sens, changé leurs facultés, rétréci leurs esprits, gâté le teint de leurs visages et changé tout à fait leur tempérament, au point qu'ils voient tout, ou du moins la plupart des choses, autrement qu'elles ne sont en réalité.

Une circonstance qui mérite d'être remarquée, c'est qu'on compte à Palerme au delà de trois cents mohallems qui élèvent les enfants. Ils s'estiment les plus braves et dignes sujets de la ville et se croient des hommes de Dieu. Ils sont les notaires et les dépositaires du pays, nonobstant ce qui se dit partout de leur manque d'intelligence et de la légèreté de leurs cerveaux. Ils professent l'enseignement public dans le seul but de se soustraire aux expéditions militaires et de fuir la guerre sacrée. Sur cette population j'ai composé un livre qui donne un exposé complet de ses histoires.


 

NOTES DE LA TRADUCTION.

(1) Le plan de la ville de Palerme présente aujourd'hui un carré un peu allongé, posé sur le rivage de la mer par un de ses plus petits côtés, en face du nord-est. En des temps très anciens, la mer pénétrait dans cet emplacement par une lagune divisée en deux branches, dont l'une allait en ligne droite au sud-ouest et l'autre, plus tortueuse, après s'être dirigée vers le sud-est, devenait presque parallèle à la première. La ville gréco-phénicienne fut bâtie sur la langue de terre comprise entre les deux branches de la lagune. La lisière qui restait entre la mer et la lagune du sud-est offrit la place à un nouveau quartier, qui existait déjà au temps de la première guerre punique. C'est la Néapolis de Polybe, la Khalessah des Arabes et la Kalsa ou Gausa, d'aujourd'hui. La ville ancienne, la Palépolis de Polybe, fut appelée par les Arabes El-Kassar, le château ou palais; c'est le centre de la ville actuelle. La rue principale, qui partage la ville en deux parties égales, s'appelle toujours le Cassaro, malgré le nom officiel de Toledo que lui donna la vanité d'un vice-roi espagnol du même nom.

Du temps d'Ibn Haukal, nous voyons la ville composée de cinq harets ou quartiers, dont les deux plus anciens, qui étaient fortifiés, sont appelés cités par Ibn Haukal, le Kassar et la Khalessah. Mais un autre quartier, plus vaste que les deux cités, s'était formé déjà au nord-ouest; deux plus petits au sud-est. Quant aux lagunes, elles étaient fort raccourcies. Celle du côté gauche, devenue un terrain marécageux où coulaient quelques petits ruisseaux, n'offrait plus qu'une embouchure, encore assez grande et assez profonde pour former le grand port. De la branche sud-ouest il ne restait, à ce qu'il paraît, qu'un bassin pour l'arsenal. Ce bassin occupait probablement cette partie de la ville qui se trouve entre la place dite encore de la Marine et la paroisse de Saint-Antoine. Aujourd'hui ces deux branches ont tout à fait disparu et il ne reste que le tronc principal de l'ancienne lagune, c'est-à-dire le petit port appelé Cala, près de l'angle septentrional de la ville.

Je ne suivrai pas les changements de l'enceinte de la ville. Dans le xiie siècle, le géographe arabe-sicilien Edrisi et l'historien normand Hugo Falcand nous montrent Palerme comme divisée en deux ou trois grandes parties. Ils parlent avec admiration de la hauteur des murailles du Kassar, la cité ancienne, alors le quartier central.

Ses murailles étaient bâties de ces énormes cubes de pierre de taille très compacte que l'on tire toujours des carrières des environs. Du temps de l'historien Fazzello, au xvie siècle, on en voyait encore quelques restes qui ont disparu presque tout à fait aujourd'hui.

(2) Cette grande mosquée occupait très probablement la même place que la cathédrale d'aujourd'hui, ou plutôt la même place que la chapelle de Sainte-Marie l'Incoronata, qui se trouve vis-à-vis de la cathédrale du côté du nord, et qui était destinée au couronnement des anciens rois de Sicile. Une colonne du portique méridional de la cathédrale, avec son inscription coufique tirée du verset 52 de la surate 7 du Coran, appartenait peut-être à la mosquée. Gaufred Malaterra, écrivain du xie siècle, dit que le duc Robert et le comte Roger (d'Hauteville) rétablirent à Palerme l'église de Sainte-Marie, jadis archevêché chrétien, profané ensuite par les musulmans, qui en avaient fait un temple de leur superstition.

Mais notre curiosité n'est pas aussi facile à satisfaire quant au personnage que l'on vénérait dans cette chapelle, dans ce temple grec devenu église chrétienne, ensuite mosquée, ensuite église encore. Le cercueil d'Aristote suspendu entre le ciel et la terre est là pour braver les antiquaires. Était-ce le tombeau d'un martyr chrétien auquel on attribuait la même antiquité que celle de l'édifice grec ou romain changé en église ? Était-ce le simulacre d'un héros ou d'un demi-dieu ? Je pencherais pour cette opinion. Le mélange d'anciennes superstitions, surtout du culte des divinités tutélaires, avec la nouvelle foi, n'est pas rare dans l'histoire des anciens temps de l'Eglise; et il est possible que les musulmans, dans leur haine contre tout culte d'images, aient couvert de planches la statue placée en haut dans l'ancien édifice. Quant au sage, au demi-dieu représenté dans ce simulacre, je n'hésiterais pas à y reconnaître Empédocle. Il ne faut pas s'arrêter un moment au nom d'Aristote; car, dans la vie du stagyrite, pas une circonstance ne pourrait se rapprocher du récit d'Ibn Haukal, et les autres Aristotes, même l'orateur sicilien de ce nom, semblent trop obscurs pour avoir mérité des autels. Empédocle, au contraire, le grand philosophe sicilien, pouvait bien y aspirer. Homme politique, orateur, poète, musicien, physicien, anatomiste, médecin, il enveloppait la pratique de cet art des mystères de la théurgie : tout le monde le croyait un magicien. L'histoire nous le représente comme le restaurateur de la paix et de la justice, et le fondateur de la démocratie à Agrigente, sa patrie. Il prêche et pratique la bienfaisance, l'hospitalité, le culte des bons dieux, c'est-à-dire des vertus. Il assainit Agrigente en bouchant un ' défilé de montagnes ; il rappelle à la vie une femme tombée en asphyxie et morte aux yeux du vulgaire. On suppose qu'il commandait aux vents et aux tempêtes ; il délivre Sélinonte d'une épidémie en détournant à ses frais les cours de deux petites rivières dans les marais des environs de la ville. Non-seulement en Sicile, mais dans les jeux olympiques, en présence de toute la Grèce, Empédocle était l'objet de l'admiration universelle. Les Sélinontins lui rendirent des honneurs divins; à sa mort, on prétendit qu'il avait disparu dans les gouffres de l'Etna. Voilà donc, dans la vie d'Empédocle, toutes les qualités attribuées par les Palermitains à ce sage qui intercédait en leur faveur auprès des dieux immortels. Il n'est guère improbable que la ville gréco-phénicienne de Palerme eût adopté une superstition qui du moins avait pour objet un homme de génie. Du reste, l'équivoque du nom paraît fort simple : Aristote était, pour ainsi dire, le mythe de la science chez les Arabes. L'érudit du xe siècle qui raconta la légende de cette chapelle, disait qu'elle était jadis à l’hakim (le sage, le philosophe, le médecin par excellence) de la Grèce ancienne. Il ajouta tout simplement le nom d’Aristote, ou Ibn Haukal l'ajouta pour lui, comme le fait croire sa phrase « le hakim de la Grèce ancienne, c'est-à dire Aristote. »

Je dois avertir que ce passage d'Ibn Haukal se trouve dans l'Histoire des médecins célèbres par Ibn Abou-Oseiba, à l'article Aristote (man. arabes de la Bibl. du roi, n° prov. 504, fol. 34, r. et n° 157 Saint-Germain, fol. 62, r.) Il est faussement attribué à Maçoudi ; car on l'annonce comme tiré d'un ouvrage que Maçoudi n'écrivit jamais. Le titre de cet ouvrage, au contraire, est celui de la Cosmographie d'Ibn Haukal, et le passage cité correspond littéralement au texte que nous publions.

(3) Khalessah (la pure, l'exquise, l'excellente). Ibn Haukal l'appelle medinet, cité, parce qu'elle était entourée de murs. Nous avons mentionné dans l'introduction dans quelle occasion le gouvernement africain en fit une citadelle. Voici ce qu'en dit Nowaïri, dans son Encyclopédie, man. de Leyde, n° 273, p. 57 :

« Cette ville (Palerme) est la résidence du roi ; elle est la capitale de la Sicile depuis l'occupation des musulmans. Les habitants passèrent ensuite dans la Khalessah, qui est toute neuve et qui fut bâtie sous le règne d'Al-Kaïm, fils du méhédi l'Obeïdite, en l'année 325. Enfin la population revint à Palerme, et la Khalessah resta comme un de ses faubourgs. » Je dois ce morceau inédit, ainsi que bien d'autres, à l'obligeance du Dr Reinhart-Dozy, de Leyde.

(4) L'impasse dite du Tarzanà (dar al-sanah en arabe, tarsianatus dans la latinité du moyen âge, arzanà dans le Dante, arsenale, arsenal) reste aujourd'hui à une centaine de pas loin de la mer, derrière le quartier de la gendarmerie à pied. L'élévation du terrain depuis l'église de Porto-Salvo jusqu'à Porta- Felice, l'existence de quelques anciens édifices, et enfin ce nom de Tarzana, prouvent que la langue de terre de la Khalessah, après avoir coupé à angle droit la ligne de prolongation du Cassaro actuel, rentrait un peu vers le sud-ouest, laissant un canal ou bassin entre son côté sud-ouest et l'extrémité nord-est de la ville ancienne. Ainsi l'arsenal était à l'extrémité de la Khalessah, sur un bassin parfaitement à l'abri des vents. Je crois que maintenant il ne reste plus aucun fondement aux conjectures de l'érudit P. Morso, qui, dans son ouvrage Palermo antico (Palerme 1827, p. 107, sqq.) rejette l'arsenal à un kilomètre loin du rivage et en dehors de la Khalessah.

(5) Le nom de Sacalibah donné à un des quartiers principaux de la ville prouve qu'il était habité par un grand nombre d'Esclavons. Nous savons que l'Esclavon Massoud vint d'Afrique en Sicile en l'année 312 (924 et 925 de J.C.) et prit le château de Sainte- Agathe, et que, quatre ans après, Sareb al-Saclabi (l'Esclavon) conduisit en Afrique et de là en Sicile trente vaisseaux de corsaires esclavons. Salem Ibn Assad, ou Ibn Raschid, émir de Sicile, les ayant réunis à sa flotte, ravagea pendant quelques années la Calabre et ensuite la Sardaigne et Gênes. A la fin de chaque expédition, il rentrait à Palerme; et ces auxiliaires finirent probablement par s'établir dans la ville, tout près du port. Ce quartier était déjà entouré de murailles an temps d'Hugo Falcand, et on l'appelait aussi Transpapiretum, à cause de sa position au delà du ruisseau Papireto. Le nom de Sacalibah, défiguré dans les mots de seralcadi, scebalcar, cibalcar, a donné lieu aux étranges étymologies dans lesquelles s'égara le P. Morso. On peut consulter sur les Esclavons et le rôle qu'ils jouaient au xe siècle, dans toutes les guerres d'invasion, l'ouvrage de M. Reinaud intitulé : Invasions des Sarrasins en France, et de France en Savoie, en Piémont et en Suisse, p. 233 sqq.

(6) Le quartier de la Mosquée restait au sud-est de l'ancienne ville. Une petite place derrière l'église de San-Niccolo-Tolentino s'appelle toujours place de la Moschitta; et les circonstances locales ne laissent aucun doute sur la position de ce quartier.

(7) La petite rivière Oreto est le Oued-Abbas des Arabes. Elle s'appelait Habes du temps des Normands, comme cela résulte des chartes citées par Fazzello (De rebus siculis, dec. I, lib. VIII, p. 350, 351, édit. Catane, 1749).

(8) El Jadid (le nouveau).C'était le cinquième quartier delà ville, car ceux de la mosquée et du Oued-Abbas n'en formaient qu'un seul. C'est aujourd'hui l’Albergaria ou, sous un autre nom, l'arrondissement du Palais-Royal.

(9) Cette donnée statistique sur la consommation d'un objet de première nécessité nous met à même de déterminer à peu près la population de Palerme dans le xe siècle. Nous établissons notre calcul sur les éléments analogues de la statistique de Palerme d'aujourd'hui, afin d'avoir du moins l'identité du climat et de la position topographique au milieu des différences nombreuses qui existent entre le xe et le xixe siècles sous les rapports des habitudes, de l'état social, des pratiques religieuses, du système des impôts, etc.

On compte aujourd'hui, dans l'enceinte de l'octroi de la ville de Palerme, cent une boutiques de bouchers pour toute sorte de viande, et à peu près cinquante tripiers. Voilà un peu moins que la moitié des boutiques de viande dont parle Ibn Haukal. Mais nous ne devons pas conclure, d'après une simple règle de proportion, que la population de Palerme, en 350, était double de l'actuelle. Il faut peut-être en rabattre beaucoup. La nourriture des peuples du moyen âge était moins variée que la nôtre; et les Arabes africains, qui composaient la majorité de la population de Palerme, devaient retenir beaucoup des habitudes de leurs ancêtres nomades.

Il est vrai qu'Ibn Haukal restait fort scandalisé de la grande consommation d'oignons que l'on faisait à Palerme; mais, nonobstant cette remarque, nous pouvons toujours supposer que la consommation de la viande, proportion gardée, était bien plus considérable qu'aujourd'hui. A part la différence des goûts et à part l'observance des nombreux jours maigres, qui est presque générale en Sicile, il faut se rappeler que ce peuple, plein d'esprit et de vie, mais empoisonné par ses institutions politiques et économiques, languit dans la misère, sur un sol de fertilité proverbiale. En général, à Palerme, les classes indigentes ne mangent de la viande que deux fois par semaine : du reste, elles doivent s'estimer heureuses quand elles ont à leur table du pain, du vin et un plat de pâte ou de légumes ; mais les habitants de cette florissante capitale musulmane du xe siècle ne partageaient pas très probablement le même sort. Enfin, il faut ajouter que le système des abattoirs a diminué beaucoup le nombre des bras employés à la boucherie et un peu aussi celui des boutiques.

A tout prendre, je crois que si la population actuelle est à peu près de cent soixante et dix mille, comme on le voit sur les tableaux statistiques, on pourrait calculer à un peu au-dessous de trois cent mille âmes la population de Palerme vers le milieu du xe siècle, sans y comprendre les habitants des villages. L'étendue de la ville actuelle comparée à celle du temps d'Ibn Haukal ne démentirait pas cette conjecture. La ville a occupé à l'intérieur et au nord-ouest des terrains qui, au xe siècle, étaient des canaux ou des marécages; mais elle a perdu davantage au sud-est. D'ailleurs, la ville d'aujourd'hui, où plusieurs maisons se trouvent abandonnées, faute de locataires, pourrait contenir une population bien plus nombreuse que ses cent soixante et dix mille habitants.

Quant au nombre des personnes employées à la boucherie, leurs familles y comprises, on peut compter aujourd'hui trois hommes par boutique de boucher, c'est-à-dire               303

Les trois quarts d'entre eux étant mariés, on ajoute pour leurs familles, à raison de cinq individus par famille             1030

Employés à l'abattoir         100

Leurs familles                    380

Tripiers                                50

Leurs familles                     160

Total                                  2023

Voilà un nombre inférieur à la moitié des individus que notre voyageur compta dans la mosquée des bouchers. Cependant, le chiffre qu'il il donne n'est pas incompatible avec un nombre de boutiques double de l'actuel. D'abord l'institution des abattoirs qui, à consommation égale, a rendu nécessaire un moindre nombre de boutiques, a dû diminuer dans une proportion plus forte les bras employés à la boucherie. La polygamie et l'état économique dépayserions rendent compte du reste. La polygamie, que l'on a reconnue comme défavorable aux progrès de la population dans le cours de quelques siècles, ne pouvait qu'augmenter le terme moyen des individus de la famille chez une colonie musulmane récente et florissante comme Palerme au xe siècle.

Avant de terminer cette note, il faut prévenir le lecteur qu'ici on n'a tenu nul compte du dénombrement de la population de la Sicile sous les musulmans, qui parut il y a trois ou quatre ans dans l'excellent Journal de statistique de la Sicile. Cette pièce, tirée des manuscrits de la Bibliothèque communale de Palerme et publiée par un économiste fort distingué, est toutefois très suspecte ; car elle appartient aux manuscrits de l'abbé Vella, ce Maltais qui ; sachant à peine quelques principes d'arabe, s'amusa, vers la fin du siècle dernier, à forger toute une correspondance officielle des émirs de Sicile. On sait qu’il extorqua, par ce moyen, une grosse pension, et qu'enfin il fut condamné par un tribunal à cause de ses impostures, que l'on parvint à découvrir

(10) Je dois tout à fait à M. Reinaud l’interprétation de ce passage, qui est très obscur à cause des fautes du copiste ou du style peu soigné d'Ibn Haukal. Le passage devient très important; car ce grand nombre des mosquées de Palerme est une preuve de la culture des sciences plutôt que de la bigoterie des habitants. On sait que les mosquées sont aussi les lycées des musulmans. Le nombre de trois cents mosquées que l'auteur marque ici ne se trouve pas en contradiction1 avec celui de deux cents qu'il donne ensuite. Ici, en effet, il parle du nombre total des mosquées, dont la plupart se trouvaient en bon état! Dans le passage suivant, il parle des mosquées, en activité.

(11) Mehall peut signifier rues, promenades, lieux d’amusement, pavillons. J'ai traduit le mot  par environs. En effet, le sens n’est pas douteux, et la concordance de ce mot avec les adjectifs au féminin me fait croire qu'il ne s'agit pas d'un comparatif, mais d'un pluriel irrégulier de , quoiqu'on ne le trouve pas dans les dictionnaires.

(12) El-Maascar (le quartier de l'armée). Ce n'est plus un des harets, ou quartiers de la ville, et cependant il renferme une population considérable; car Ibn Haukal, dans la suite, parle des eaux dont se servaient les gens du Maascar. Cette circonstance topographique détermine la position du Maascar à l'ouest de la ville ancienne et précisément dans le même endroit qui est occupé aujourd'hui par le quartier militaire de San-Giacomo. Il semble que les rois normands, ayant fixé leur résidence dans le palais actuel, aient voulu fortifier le Maascar et en faire une citadelle, comme dit le contemporain Edrisi. Les chartes royales du xiie siècle, citées par Fazzello (op. cit. p. 343), appellent cet endroit Mahassar. Les Normands y bâtirent encore 1ез églises de Sainte-Marie et de Saint-Jacques, dites l'une et l'autre de la Mazara. Le clocher de Saint-Jacques présente une inscription coufique dont quelques fragments sont publiés par Morso (op. cit. p. 137, sqq.) et il doit être rangé, par conséquent, parmi les édifices des temps arabes ou normands.

(13) Le village de Baïda (blanche) conserve le nom et la position que lui assigne Ibn Haukal. Il s'y trouve, en effet, une terre très blanche, qui est un mélange de carbonate de chaux, carbonate de magnésie, oxyde de fer et alumine. (Scinà, Topografia di Palermo, Palerme, 1818, p. 41, sqq.) Ce village, habité par des musulmans, fut donné à l'archevêque de Morreale par une charte de Guillaume II, datée du mois de mai 1177 et publiée dans Pirri, Sicilia sacra, p.124.

(14) Ces expressions d'Ibn Haukal, auteur d'une histoire de Sicile, font croire que les ravages endurés par la ville de Palerme dans les luttes politiques dont j'ai parlé dans l'introduction, furent bien plus graves qu'on ne le supposerait d'après nos chroniques.

(15) Rabat (hospice, couvent).Dans les villes frontières des musulmans, les rabats étaient la caserne ou plutôt le tripot de cette milice indisciplinée de volontaires dont Ibn Haukal fait un portrait si affreux. Ils menaient une vie d'oisiveté, de misère et de vice dans les intervalles des expéditions, en attendant l'occasion de se livrer à des excès plus grands encore dans les pays ennemis. A Palerme, le nombre de ces troupes irrégulières devait être considérable lors du séjour d'Ibn Haukal ; car, dans ce temps-là, la guerre sacrée était très active sous le nouveau gouvernement national.

(16) Bab el-Bahr (porte de la mer). C'est la Babilbakar dont nous parle Fazzello, qui avait trouvé ce nom dans les chartes anciennes, et croyait que cette porte était différente de la porte des Patitelli, abattue en 1564 pour aligner la grande rue du Kassar. Les antiquaires siciliens se sont livré des combats acharnes pour soutenir l'origine chaldéenne de cette porte, dite encore la tour de Baych; mais l'inscription coufique, qui les avait déroutés, avec ses caractères que personne ne connaissait alors en Sicile, nous garantit que cette porte fut bâtie par les Arabes. Nous renvoyons nos lecteurs à Gregorio (Rerum arabicarum, etc. Pan. 1790, p. 139), et à Morso (op. cit, p. 46, sqq.) pour le texte de cette inscription et pour la polémique à laquelle elle donna lieu ; seulement nous nous permettrons de faire observer que le témoignage d'Ibn Haukal fait douter de la date de l'inauguration que le professeur Tychsen avait placé en 331. Ibn Haukal alla à Palerme quelques années après cette époque. Il parle avec précision de toutes les portes bâties récemment, et cependant il ne met pas dans le nombre cette porte, qu'il appelle la plus fameuse de la ville.

(17) Au lieu de , qui ne donne aucun sens raisonnable, on pourrait lire  ou . Ce serait, dans le premier cas, Aïn-Schagan, la source du stillicide; dans le second cas, Aïn-Schafan, la source du bout, de l'extrémité; et dans le dernier, Aïn- Schafâ, la source de la guérison ou de la médecine. Cette porte appelée ensuite la porte Obscure, et abattue en 1542, était bâtie sur cette légère élévation de terrain qui domine la place de la Conceria ou Piazza-Nuova. Le couvent de filles dit Monastere delle Vergini occupe cet endroit, et la source d'eau forme un petit étang dans le jardin du cloître. Une inscription coufique tirée du verset 256, sur. 2 du Coran, et placée dans l'église de ce couvent, appartenait à l'ancienne porte ou à quelque édifice du voisinage. (Voyez Grégorio, op. cit. p. 138.) Au temps des Normands, il existait dans cet endroit un palais des Arabes et une place des Sarrasins. Une ruelle, qui mène du Cassaro à la place de l'église de ce couvent, s'appelle toujours vico de Mori, rue des Maures.

(18) M. Reinaud n'a pas tardé à reconnaître le nom de sainte Agathe dans le mot arabe où sainte est écrit chante. A mon tour, je n'ai pu douter un moment que ce ne fût la porte de Sant'-Agata-la-Guilla, cette porte à laquelle aboutissait, au temps des Normands, la via Coperta, ou portique, partant du palais royal. C'est très probablement la même porte que, dans le xve siècle, on appelait des Esclavons. En effet, elle était vis-à-vis du quartier Sacalibah ou des Esclavons.

(19) Voilà la porte de Rota, placée près du Maascar, et fermée déjà au temps de Fazzello. Les murs de la ville de ce côté et un moulin dans le voisinage se nommaient aussi de Eoda (Fazzello, op. cit. p. 343). La source dont parle Ibn Haukal est peut-être l'eau dite de San-Giovanni-la-Guilla. Il paraît, d'après Fazzello, que les Arabes appelaient aussi cette source Aïn-Romé, ou source des Grecs modernes.

(20) Bab er-Riadh (la porte des jardins ou des marais). Elle était, sans doute, sur la place actuelle du Palais-Royal ou très près d'elle.

(21) Les Siciliens, après avoir chassé les deux premiers lieutenants du méhédi, choisirent pour leur chef Ahmed-Ibn Korheb dont j'ai dit quelques mots dans l'introduction. Je ne traduis pas sans quelque hésitation ce passage. Le mot que M. Reinaud a remplacé si bien par  est peu lisible dans le texte. Le mot  signifie dommage, combat sans la permission du commandant, etc. Je serais tenté de le lire ; mais ce mot, qui, d'après sa forme et sa racine, pourrait signifier aussi inondation, ne se trouve pas dans les dictionnaires. Cette porte était sans doute près de la porte actuelle di Castro. Les inondations que la ville a éprouvées plusieurs fois de ce côté m'ont déterminé à traduire comme j'ai fait. Sans parler des ravages de 1557 et 1667, la chronique de Cambridge (Gregorio rer. arab. p. 47) dit que Palerme fut ravagée par une inondation en l'année 935 de J. C. c'est-à-dire vingt ans avant le gouvernement d'Ahmed Abou-el-Haçan.

(22) Bab el-Ebnâ (la porte des fils, des enfants ou des barbares). Il est fait mention de cette porte dans une charte arabo-latine de l'année 1187, publiée par Morso (op. cit. p. 356 sqq.). Je ne sais pas pourquoi le P. Morso a traduit par édifices le mot , qui est le pluriel de , et non de , ni de tout autre substantif qui signifie édifice.

() Bab es-Soudan (la porte des nègres) devint ensuite Busouun, Busuem. On en voit les restes dans la maison du comte Federico, près l'hôpital des Benfratelli.

(24) Je serais tenté de substituer le mot , maison, atelier, ou , rue, quartier, à , porte; ou de corriger par  le nom de la porte qui suit, qu'on lit . Dans le premier cas, on dirait que la porte des nègres restait vis-à-vis le quartier des marchands de fer.

(25) Bab el-Hadid (la porte du fer).De là on sortait vers le quartier des juifs. Elle fut appelée ensuite la porte des Juifs dans les chartes dont parle Fazzello (op. cit. p. 827), et elle était à quelques pas du coin méridional de l'hôtel de ville d'aujourd'hui. Fazzello nous assure avoir vu une tour et la moitié d'un arc appartenant à cette porte.

(26) Fazzello (ibid.) parle d'une porte dite Trebucchetto qui existait en 1332, entre la porte des Juifs et la porte de la Mer.

Voilà donc trois portes, sur neuf, bâties déjà par Ahmed Abou el-Haçan dans quelques années de gouvernement, dans lesquelles il avait pris la forte ville de Taormina et repoussé les armées byzantines. Quelle énergie ne déployait-il pas ce nouveau gouvernement national ! Ahmed, par ordre de son suzerain El-Moez, s'empressa de restaurer la capitale, dont les fortifications avaient été, en partie, abattues pendant la guerre de l'indépendance. Il fortifia, d'après les mêmes ordres, plusieurs autres villes pour résister aux efforts que faisait la cour de Constantinople contre la Sicile. Une inscription arabe sur la porte méridionale du château de Termini, publiée par Gregorio (op. cit. p. 167), porte le nom d'Ahmed et l'année 34… de l'hégire.

(27) Es-Samat (la série, la file). Voilà la Via Marmorea d'Hugo Falcand, ainsi dite parce qu'elle était pavée en marbre ou en pierre; c'est le Cassaro d'aujourd'hui, qui a été un peu aligné et un peu prolongé.

(28) Cette place que l'on appelle Papireto, à l'extrémité sud-ouest de la ville, n'était jusqu'à 1591 qu'un vaste marais couvert de papyrus. On appelait aussi Papireto le ruisseau qui, en sortant du marais, coulait le long des murs de la ville ancienne. Les eaux de l'Aïn-Saïd et de l'Aïn-Rutuh formaient d'abord le marais, ensuite la petite rivière Papireto. En 1591, pour assainir l'air, on combla le marais et on fit couler dans des canaux souterrains l'eau du Papireto, qui, depuis la réunion du quartier Sacalibah au Kassar, traversait la ville.

(29) Les détails d'Ibn Haukal sur les sources d'eau de Palerme sont de la plus grande exactitude. Ces trésors devaient bien frapper son imagination. La source Gherbal (le crible) s'appelle aujourd'hui Gabriele ou Garbieli, avec une petite inflexion ; et son nom est écrit Cribel dans une charte du xiiie siècle citée par Fazzello (op. cit. p. 347).

(30) Ain Sabou (la fontaine du lion) est très probablement la source du jardin de Colonna-Rotta. Ce jardin reste en bas du chemin qui côtoie les murs de la ville entre Porta-Nuova et Porta-d'Ossuna.

(31) L'Aïn-abi-Saïd, et avec la nunnation Aïn-abi-Saïdin, après avoir subi la transformation en Ain-Seïtim dont parle Fazzello, est devenu aujourd'hui Annisinni ou Dannisinni. C'est une source abondante qui jaillit dans une grotte à un demi-kilomètre sud-ouest de la ville. Dans une charte latine de janvier 1213, publiée par Mortillaro (Catalogo de Diplomi della cattedrale di Palermo, Palerme, 1842, p. 55), cette source est appelée Ain-Scindi. Je n'ai pas sous les yeux cette charte; mais, d'après la forme des caractères du хшe siècle, je crois qu'on pourrait lire aussi bien Aïn-Saïdi. Abou-Saïd Mouçaben-Ahmed, lieutenant du méhédi en Sicile, prit Palerme en l'année 300, comme nous l'avons dit dans l'introduction. Il est probable que la vanité du lieutenant ou quelque anecdote du siège, laissa à cette fontaine le nom odieux d'Abou-Saïd.

(32) Aïn-el-Hadid (la fontaine du fer.) C'est probablement la source d'Algaria ou de Santa-Dominica. L'existence de cette ancienne mine de fer a été tout à fait ignorée.

(33) Balhara qui, est écrit Balarah dans les chartes latines, jusqu'au temps de Guillaume II, dans le xiie siècle, était un village de musulmans près de l'endroit où ce monarque bâtit la magnifique cathédrale de Morréale (Fazzello, op. cit. p. 347). Une ville se forma autour de l'église royale, siège d'un archevêque, et absorba le hameau musulman. La Cannizzara et d'autres sources d'eau arrosent la vaste et charmante vallée d'orangers et d'autres arbres fruitiers qui se trouve au-dessous de Morréale, au fond de laquelle coule l'Oreto ou Oued-Abbas.

Un des marchés de Palerme, dans le quartier le plus rapproché de Morréale, s'appelle Ballaro. Fazzello nous assure que, quelques siècles avant lui, on le nommait Segeballarat. Était-ce le marché où les jardiniers de Balhara venaient vendre leurs produits, Sauku, (c'est-à-dire le marché Balhara) ? Je m'arrête là, car il est dangereux de trop se livrer aux étymologies quand on doit deviner la prononciation arabe par nos lettres, qui la rendent si mal.

(34) Je ne saurais reconnaître cet Aadus. Peut-être c'est l'eau dite d'Ambreri ou la source appelée par le nom évidemment arabique de Sciarabbu.

(35) Fawarah (source bouillonnante, eau qui jaillit) est toujours le nom d'une campagne près de Palerme et d'une abondante source d'eau, la petite Fawarah d'Ibn Haukal. La grande Fawarah qui, pour traduire Ibn Haukal à la lettre, « jaillit sur le nez de la montagne, » s'appelle aujourd'hui S. Ciro ou Mare dolce; et elle jaillit, en effet, sous un angle saillant que le mont Grifone projette en cet endroit dans la plaine de Palerme. Du reste, le château des rois normands, à une centaine de pas de cette source de Mare dolce, s'appela la Favara jusqu'à la fin du xiie siècle, comme on voit par une lettre de Charles d'Anjou. Le mur d'enceinte, les tourelles, les bains, sont encore debout. Le nom de Mare dolce, mer douce, est dû à un vaste étang qu'on avait formé entre la source et le château, et qui, devenu marais infect, est maintenant desséché et converti en jardin.

Il n'est pas improbable que le nom de mer lui ait été donné par les Arabes et que cet étang soit l'Albeïra de Benjamin de Tudèle, voyageur juif du xiie siècle. J'ajouterai deux circonstances aux raisons par lesquelles le P. Morso (op. cit. p. 149 sqq.) a soutenu cette opinion : 1° le nom d'Al-Haçina, que Benjamin donne à cette maison royale  (le château), nom évidemment arabe, convenait plutôt au bâtiment de Mare dolce qu'aux autres résidences royales la Cuba et la Zisa; 2° la nouvelle traduction anglaise de Benjamin de Tudèle par M. Asher, publiée avec le texte hébreu (London, Berlin, 1840) a fait disparaître une phrase de la traduction latine d'Aria Montanus qui embarrassa beaucoup le P. Morso. Benjamin, selon M. Asher, dit qu'un grand vivier appelé Albeïra appartenait au palais Al-Haçina. Aria Montanus, qui, selon la remarque du savant traducteur anglais, devinait plus qu'il ne traduisait, ajoute ici gratuitement intra urbem, au dedans de la ville. D'après cette traduction, le P. Morso accusa Benjamin d'inexactitude et il fut même tenté de prolonger les faubourgs méridionaux de Palerme de deux bons tiers de lieue, jusqu'au pied de la montagne, afin que l'Albeïra pût se trouver, en quelque manière, au dedans de la ville.

M. le baron de Slane a publié des vers arabes inédits sur les jardins de la Fawarah de Palerme, Journal Asiatique d'avril 1841, p. 369.

(36) Burj’l-Battal (la tour du brave). Je n'en saurais déterminer la position. Évidemment il s'agit ici d'un hameau; car l'auteur se sert du même terme côté, contrée, pays, par lequel il vient d'indiquer les campagnes de la Fawarah. Nulle source d'eau que je me rappelle ne porte un nom semblable à celui d'Aïn-Abi-Malek. Peut-être eût-elle un autre nom du temps des Arabes mêmes, et est-elle le Ambreri ou le Sciarabbu dont nous avons fait mention à la note (34).

(37) L'auteur se sert ici du pluriel du mot sackya, canal d'irrigation, aqueduc. De là le mot espagnol açeqma, canal. Du même radical vient le mot sicilien sicchia, ital. secchio, secchia, seau. Une source d'eau dans les campagnes dites Mezzo-Morreale, près de Palerme, s'appelle Sicchiaria. Elle jaillit à la profondeur d'une douzaine de mètres, et on peut croire qu'elle doit son nom à quelque machine ou construction hydraulique au moyen de laquelle on arrosait les jardins des environs. Les canaux, surtout ceux des moulins, s'appellent, à Palerme, saïa, et les roues à godets s'appellent senia, mots dérivés l'un et l'autre de l'arabe, mais de tout autre radical que de celui de sackya. Du reste, l'irrigation des nombreux jardins des environs de Palerme se fait toujours par un système de canaux fort bien arrangé, profitant de l'élévation de la plupart des sources ; et ce n'est que dans quelques endroits des campagnes occidentales de la ville que l'on tire un peu de parti des eaux souterraines, en les faisant monter par des roues à godets.

FIN.